Éric Sabourin
Marcel Djama
Pratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien
et Nouvelle-Calédonie
In: Économie rurale. N°273-274, 2003. La multifonctionnalité de l'activité agricole. pp. 120-133.
Abstract
Peasants practices of multifonctionnality. Two no european cases: northeast of brazil and new Caledonia - This paper considers
how multifunctional aspects of agriculture still remains in countries where public or private resources allocation for multifonctionality are not available. After discussing the problems raised by supporting multifonctionality as a national policy in many
developing countries, it investigates the way multifonctionality works at the community level. Examples from peasants
communities in Brazil and New Caledonia are analysed to illustrate the social, environmental, but also economical integration
capacity of non market relationship, generally governed by reciprocity rules. They illustrate, on a local level, the apprehension of
agriculture as a public good.
Résumé
L'article concerne l'agriculture des pays où existent des limites à l'allocation de ressources et au recours au marché pour
rémunérer d'autres éléments que la production agricole. Le changement d'échelle dans l'analyse de la multifonctionnalité permet
d'observer comment les pratiques des agricultures familiales, au Brésil et en Nouvelle-Calédonie, témoignent de la capacité
d'intégration, sociale, environnementale, mais aussi économique des prestations non marchandes souvent régies par des règles
de réciprocité. Cette approche permet de préciser, au niveau local, l'appréhension de l'agriculture comme un bien public.
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Sabourin Éric, Djama Marcel. Pratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie. In:
Économie rurale. N°273-274, 2003. La multifonctionnalité de l'activité agricole. pp. 120-133.
doi : 10.3406/ecoru.2003.5394
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ecoru_0013-0559_2003_num_273_1_5394
ratiques paysannes
de la multifonctionnalité
Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie
Eric SABOURIN,
Programme
agricultures
Marcel DJAMA
familiales
• cirad,
et mondialisation
département Territoires, environnement et acteurs.
Cet article propose de discuter des pro
blèmes
que soulève dans un certain nombre
de « pays en développement », la mise en
œuvre d'une politique de soutien à la mul
tifonctionnalité
de l'agriculture. En contre
pointdes difficultés posées à l'échelon des
politiques publiques, nous envisageons les
modalités pratiques de traitement des
diverses fonctions de l'agriculture par les
acteurs ruraux. Ces modalités sont abor
dées à travers la présentation de situations
empiriques issues des zones rurales écono
miquement
marginales du Nordeste brésilien
et de la Province Nord de Nouvelle-Caléd
onie.
La notion de multifonctionnalité de
l'agriculture promue par l'Union euro
péenne
et un groupe de pays1 principal
ement
dans le cadre des négociations
conduites à l'Organisation mondiale du
commerce (omc), pose un certain nombre
de problèmes.
En premier lieu, elle est associée à une
stratégie d'allocation contractuelle de re
ssources
publiques aux agriculteurs afin de
rétribuer des fonctions d'intérêt collectif
ou public, autres que la production (fao,
1999 ; Laurent, 1999). La situation des
« Pays des Suds »2 est certes très hétéro
gène, mais pour nombre d'entre eux, une
telle proposition est difficilement justifiable
1 . Le groupe dit des « amis de la multifonctionnalité »
regroupe l'Union Européenne, le Japon, la Corée
du Sud, la Norvège, l'Ile Maurice, la Suisse.
120
Économie Rurale 273-274/Janvier-avbil 2003
et applicable dans le cadre des politiques de
développement rural.
Par ailleurs, les débats suscités par la
multifonctionnalité de l'agriculture por
tent essentiellement sur les objectifs des
politiques et sur les instruments de sa prise
en compte mais pas sur les catégories qui
structurent le débat. Les discussions sur les
instruments économiques de reconnais
sance
de la multifonctionnalité conduisent
notamment à isoler les fonctions les unes
des autres, à distinguer les productions
marchandes des « considérations non mar
chandes
» et à rechercher les modes de
valorisation marchande de ces dernières.
Ces « lieux communs »3 contribuent à l'él
aboration
d'une vision désincarnée sinon
virtuelle de l'activité agricole, éludant les
principes sur lesquels elle repose. De fait,
toutes les fonctions auxquelles les agri
culteurs
concourent n'ont pas vocation à
être traitées selon la même logique mar
chande
que celle de la production de biens
2. Nous emploierons par commodité la notion floue
de « Pays du Sud » pour qualifier les Etats qui rele
vaient jusque-là du Tiers-Monde, une autre notion
floue. Ces catégories englobantes recouvrent, de fait,
des trajectoires économiques et politiques très divers
ifiées. Les études de cas présentées ici n'ont donc pas
de valeur paradigmatique.
3. Nous reprenons ce terme dans le sens « aristotéli
cien
» que lui donne Bourdieu et Wacquant (1998 ),
lorsqu'ils évoquent ces « notions ou thèses avec le
squelles
on argumente mais sur lesquelles on argu
mente pas, ou, en d'autres termes, ces présupposés de
la discussion qui restent indiscuté... ».
alimentaires pour le marché, car pour une questionnement sur les rôles et les fonc
grande part d'entre elles, ces fonctions relè tions de l'activité agricole nous invite à
vent d'un autre type de rationalité socio- aborder différentes dimensions, ayant trait
économique. De surcroît, l'opération aux ressources que les ruraux sont à même
logique consistant à isoler les fonctions les de mobiliser, et qui excèdent souvent la
unes des autres est, pour une large part, simple production de biens alimentaires ou
artificielle, dans la mesure où, dans nombre les revenus qui en découlent ; à la constitu
de situations agricoles et rurales, ces fonc tion
d'un autre rapport à l'activité agricole
tions sont étroitement articulées de sorte que celle privilégiée par les pouvoirs
que le fonctionnement même de l'activité publics ; aux réseaux sociaux et aux insti
agricole repose sur l'hybridation de re tutions dans lesquelles ces activités de pro
ssources
marchandes et non marchandes. duction
et de circulation des biens se trou
Opposer les modalités pratiques de tra vent insérées.
itement
des différentes fonctions de l'agri
culture par les acteurs ruraux, aux dimen
La multifonctionnalité à l'épreuve
sions proprement institutionnelles et
des politiques publiques
économiques de sa reconnaissance par les
politiques publiques, peut donner à croire
que l'on confronte des registres incom 1. Les limites des allocations de ressources
mensurables
de la multifonctionnalité. Or, publiques ou privées spécifiques
la vision strictement institutionnelle de la On peut difficilement aborder la problémat
multifonctionnalité est précisément une ique
de la multifonctionnalité de l'agricul
conséquence du biais instrumental à tra ture
à partir de localisations et de contextes
économiques
qui n'ont pas grand chose à
vers lequel elle est imposée dans le débat.
Il nous semble, à l'inverse, important de voir avec la situation des pays (souvent
convoquer d'autres registres de faits, en industrialisés) qui en font la promotion.
rappelant notamment que pour la grande Pour la majorité de pays du Sud, il est dif
majorité des agriculteurs de la planète, le ficile
d'invoquer l'octroi de ressources
caractère multifonctionnel de l'agriculture publiques aux fonctions non directement
demeure une évidence (Losch et Bonnal, productives quand les aides à la production
2000). Que cette multifonctionnalité vécue en faveur des agricultures familiales ou pay
soit paradoxalement absente des débats qui sannes
sont déjà rares, qui plus est dans des
régions
où l' autosuffisance agricole et al
confrontent « les amis de la multifonctionn
alité
» à ses détracteurs dans les négocia imentaire
n'est pas garantie.
tions
internationales, constitue une illus
Dans nombre de ces pays, les politiques
tration des asymétries qui caractérisent les d'ajustement structurel et financier ont
positions des acteurs dans ces négociations. conduit au désengagement de l'État de l'ap
Dans cette perspective, la problématique pui à l'agriculture, du soutien aux filières
de la multifonctionnalité appréhendée dans agricoles, voire à la privatisation des ser
ses dimensions empiriques offre l'oppor vices (Sabourin, 1999). Quand il subsiste
tunitéde réinvestir un champ de réalité que une politique d'aide à l'agriculture famil
les approches strictement sectorielles de iale, la multifonctionnalité n'est pas recon
l'agriculture ne permettent pas de couvrir. nue,l'accent étant mis sur l'appui aux fonc
En effet, dans les pays du Sud, il convient tions productives.
de s'interroger sur les conditions de péren
Les propositions liées à l'allocation de
nitéde l'activité agricole dans un environ ressources spécifiques aux fonctions non
nement économique et politique extrême productives de l'agriculture achoppent ainsi
ment
défavorable. Poser en ces termes, le sur des impasses diverses (idéologiques,
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
logistiques ou stratégiques) quand elles ne à même de mobiliser des avantages comp
reposent pas sur des fondements théoriques aratifs
de nature productiviste et comm
et donc politiques, explicites. L'invocation erciale.
de comportements éthiques universalistes
Cette réalité à laquelle se heurte la mise
mais souvent déconnectés des réalités ou en œuvre d'une démarche de valorisation
des valeurs des populations locales ne du caractère multifonctionnel de l'agri
constitue plus une alternative crédible. Dans culture dans nombre de pays du Sud, ne
beaucoup de pays du Sud, dix ans de dis remet pas en cause les principes et les
cours
bien pensants sur le développement enjeux liés à la rémunération des fonctions
durable ont souvent contribué à habiller, non strictement agricoles. A défaut d'en
voire à déguiser sous de nouveaux atours, les cerner les modalités d'application, elle
mêmes propositions monétaires libérales invite à s'interroger sur les justifications de
dictées par les institutions de financement cette allocation de ressources.
multilatérales.
Par ailleurs, la mobilisation de ressources 2. L'agriculture comme un bien public ?
privées en substitution des ressources Pour justifier l'allocation de ressources aux
publiques n'est pas chose aisée. L'accès à
fonctions non productives, Bindraban et al.
ces ressources, en particulier collectives (1999)4 proposent de considérer l'agriculture
ou associatives à travers les fondations, comme un bien public.
les organisations non gouvernementales et
La production d'externalités positives
les organisations de producteurs, suppose
(gestion des ressources naturelles, séques
des formes de coordination là où règne tration de co2) de même que la création
souvent la dispersion. Certes, des initia ou la prévention d'externalités négatives
tives existent à diverses échelles - inte
(coûts d'entretien des biens publics, coûts
rnationales
(Via Campesina, Réseau Agri de la lutte contre les pollutions..) sont
culture paysanne et mondialisation, Forum autant de fonctions sociales, écologiques,
social mondial), nationales, régionales - et économiques « globales » qui confèrent
mais elles ont un impact relativement à l'agriculture un caractère public qui
limité, et elles ne constituent pas, pour implique : a) l'accès non exclusif aux biens
l'heure, un palliatif pérenne à l'absence et services publics - c'est-à-dire la géné
de financements publics.
ralisation
de la redistribution et la recon
Face à ces contraintes, les perspectives naissance
du caractère inaliénable des res
que l'on présente souvent comme des alte
sources
publiques - ; b) l'indivisibilité des
rnatives
aux aléas de la production agri
effets induits (positifs ou négatifs) de la
cole renvoient à des stratégies de divers production agricole à l'ensemble des popul
ification d'activité et de conquête de ations rurales ou urbaines environnantes.
nouveaux segments de marchés diversif
Bindabran et al. (op. cit.) confirment
iés
à partir de la valorisation d'attributs te qu'une généralisation du principe de librerritoriaux
ou d'avantages spécifiques : tou échange condamnerait de vastes pans de
risme
rural, agrobiologie et produits l'agriculture mondiale, sans offrir d'alter
fermiers, production et commercialisation native. De fait, la concurrence ne renforce,
de biomasse, etc. En pratique, ces opport
à terme, la baisse tendancielle des prix
unités restent souvent limitées à des niches
ou segments de marchés très spécifiques et
sont de ce fait réservées à une minorité de 4. Bindraban P., Griffon M., Jansen H. The Multiof Agriculture : Recognition of Agri
producteurs très concurrentiels. Comme le fonctionality
culture as a Public Good or Position Against Trade
rappelle Bartra (2000), toutes les formes Liberalization. Cirad Ecopol, Nogent-sur-Marne,
d'agricultures ne sont pas compétitives ou 1999, 8 p., papier non publié.
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
agricoles que si la libéralisation ne
concerne que les zones à haut potentiel
agricole. Ils proposent donc de ménager
la redistribution de la production tout en
valorisant les avantages comparés ou spé
cifiques,
non directement productifs, des
zones à potentiel agricole limité. En
revanche, ces auteurs n'explicitent pas la
question de l'interface entre les zones ou
les systèmes de production « à protéger »
du libre-échange (selon quels méca
nismes ?) et celles où celui-ci pourrait se
développer (et dans quelles limites ?).
Ce postulat théorique souffre certes du
caractère flou de la notion de bien public,
notamment parce que cette notion peut se
décliner à différents niveaux, du bien public
mondial au bien public local -avec tous les
problèmes d'articulation afférents (Kaul,
1999). C'est pourquoi il nous semble per
tinent
de prolonger l'examen des compos
antes « biens publics et biens communs »
de l'activité agricole et paysanne, aux
échelles locales et régionales.
La proposition resterait à compléter, en
termes de principes et de valeurs capables
de dessiner l'interface des différents
niveaux. Nous proposons, à cet effet, d'exa
miner les pratiques économiques de deux
formations sociales rurales, issues de
contextes latino-américains et océaniens, en
considérant la valeur économique et sociale
des biens, de leurs transactions, des pres
tations
de services, ainsi que des rapports
sociaux qui les fondent. Cette approche
nous semble importante afin de replacer
au centre de la question de la multifonctionnalité dans les pays du Sud un certain
nombre de pratiques qui ne sont pas prises
en compte dans le débat tel qu'il est abordé
par les pays du Nord : à savoir une poli
tique publique de reconnaissance de fonc
tions non marchandes (« considérations
non commerciales » de la conférence de
Doha), non distorsive sur les marchés de
produits agricoles, comme le fait par
exemple I'ocde (2001).
Études de cas : Nordeste du Brésil
et en pays Kanak (Nouvelle-Calédonie)
Notre démonstration s'appuie sur deux situa
tions empiriques bien distinctes en termes
d'échelles géographiques, de poids démog
raphiques
et économiques et de structura
tions
socio-économiques de l'activité agri
cole, notamment du point de vue de
l'articulation aux marchés agricoles natio
naux et internationaux. D ne s'agit pas tant de
développer une analyse comparative entre
le Nordeste du Brésil et la Nouvelle-Caléd
onie,
mais d'illustrer comment, dans ces
deux cas, l'activité agricole constitue un
domaine autour duquel viennent s'actuali
ser
d'autres dimensions de la vie sociale,
économique ou religieuse. Ce sont autant de
fonctions sociales, identitaires, culturelles,
environnementales et économiques associées
à l'activité agricole et à la gestion d'espaces
ruraux, qui présentent souvent un caractère
socio-économique ou agro-écologique essent
ielaux niveaux local et régional.
1. Au Nordeste du Brésil,
une agriculture paysanne
Le Nordeste, une des cinq régions admin
istratives
du Brésil réunit neuf Etats5 pour
une superficie de 1 542 000 km2 et une
population de 47 millions sur les 169 mil
lions de Brésiliens (ibge, 2001). La popu
lation de la zone intérieure semi-aride
(937 000 km2) constitue cependant 33 %
de ce total. L'agriculture familiale et pay
sanne y représente plus de 2,5 millions de
familles organisées en communautés rurales,
soit environ 40 % des exploitations agri
coles de l'ensemble du Brésil (fao-incra,
1996). Dans ces communautés, les relations
familiales et inter-familiales, les prestations
d'entraide et la gestion des ressources com
munes
sont encore et souvent organisées
ou régulées par une logique non marchande
de réciprocité (Caron et Sabourin, 2001).
S.Alagoas, Bahia, Cearâ, Maranhâo, Paraiba, Pernambouc, Piaui, Rio Grande do Norte et Sergipe.
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
o
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1
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Nous entendons par réciprocité la dyna
mique de reproduction du don et de redis
tribution,
génératrice de lien social, identi
fiéepar Mauss (1924) et Polanyi (1944)
puis vérifiée dans toutes les sociétés
humaines, depuis que Lévi-Strauss (1947,
1950) a montré que les structures élément
airesde parenté sont ordonnées au prin
cipe de réciprocité (Temple, 1997).
La réciprocité paysanne :
une fonction sociale et économique
de sécurité alimentaire
La majeure partie des agriculteurs du Nordeste semi-aride vit aujourd'hui dans des
villages ou hameaux appelés sitios ou
comunidades. La comunidade, traditio
nnellement dirigée par un conseil de chefs
de famille, régit l'accès aux ressources
collectives (terres, pâturages communaux,
eau) et aux équipements communs. Elle
traite les litiges dans les cas de métayage
et règle les pratiques de redistribution et de
partage de travail ou de solidarité inter
familiale.
Cette solidarité se manifeste à
travers des dons d'aliments, d'intrants
(semences, etc) et des aides de travail sans
retour systématique, en cas de mauvaise
récolte, de maladie ou d'accident dans une
des familles. Il s'agit-là de gestion de la
sécurité alimentaire familiale, locale, voire
régionale (via les réseaux de parents et
alliés ayant migré en ville) mais égale
ment de la sécurité en eau. Chez les pay
sans du Sertâo, on ne refuse jamais l'accès
à l'eau, qui tout comme l'hospitalité, peut
être étendu aux troupeaux de tiers en cas
de sécheresse prolongée.
ta gestion des ressources naturelles
La gestion des ressources naturelles concerne
traditionnellement les parcours collectifs sur
forêt sèche (caatingd) et les réserves d'eau qui
profitent à tous les membres de la commun
auté.En contrepartie, ceux-ci doivent assu
mer certains devoirs : participer à l'entretien
et au nettoyage, respecter les différents usages
des divers points d'eau.
124
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
Cette forme de gestion des ressources
collectives et des biens communs relève
d'une structure de réciprocité plus comp
lexe qu'une entraide ou qu'un simple par
tage. En effet, la taille des troupeaux variant
selon les familles, la ponction qu'ils opèrent
sur la ressource commune : eau, pâturages
ou travail collectif est différente d'une
famille à l'autre. Comment éviter que cer
tains ne s'approprient l'essentiel de la res
source
au détriment des autres ? Contrair
ement
aux prophéties de Hardin (1968)
proclamant la dégradation inévitable des
biens communs par excès d'usage, les pay
sans du Sertâo ont su trouver des modes de
gestion des réserves d'eau ou des vaines
pâtures, sans en compromettre systémat
iquement ni l'accès, ni la reproduction. Us
exercent une régulation collective des pr
élèvements
à partir de comportements
humains marqués par des normes de réci
procité,
de confiance et de prestige (Ostrom,
1998). Cette régulation est d'autant plus
efficace qu'elle s'exerce à l'échelle de l'e
nsemble
d'une petite région. Les alliances
distantes (mariages exogamiques et compérages) facilitent une répartition des trou
peaux sur l'ensemble du territoire régional.
La répartition des animaux entre les des
cendants,
dès leur naissance et lors des
mariages (via dotation et dot) limite l'a
ccumulation
au niveau d'une génération. Il
s'agit là de mécanismes devant permettre à
chacun (chaque famille qui participe de ce
système de réciprocité) de consommer selon
ses besoins tout en préservant le renouvel
lementou la conservation de la ressource
(terroir cultivé, parcours sur forêt sèche,
biodiversité végétale, points d'eau, etc.) Ces
pratiques de gestion de l'eau et surtout de la
forêt sèche ayant permis de maintenir la
reproduction de ces ressources, les utilisa
tionsproductives (pâturages, abreuvement
des troupeaux) ne peuvent être dissociées
des fonctions sociales (accès à l'eau) et
environnementales (conservation de la forêt
sèche et des réserves en eau).
Développer une gestion multifonctionnelle
des ressources
Dans le Sertâo brésilien, l'accès gratuit à
l'eau des retenues collinaires, aux terres de
décrue, aux pâturages communs, à la maind'œuvre de la communauté constitue à la
fois un partage et une redistribution des fac
teurs de production et des ressources. Ces pra
tiques
contribuent à la fois à la production
agricole et à d'autres fonctions d'intérêt col
lectif : sécurité alimentaire, équité sociale et
réduction des différenciations socio-écono
miques,
mais aussi préservation et gestion des
ressources naturelles. Reconnues et valori
sées,ces pratiques de réciprocité et redistr
ibution peuvent s'articuler en complémentar
ité
avec la fonction productive marchande et
être maintenues y compris sous des formes
actualisées. Ignorées, combattues, voire
même partiellement déstructurées, elles di
sparais ent
sans être substituées par une prise
en charge privée (individuelle), marchande ou
publique des fonctions d'intérêt collectif,
productives ou non productives. De même,
les biens collectifs issus de donations qui ne
s'inscrivent pas dans la logique des struc
tures de réciprocité deviennent difficiles à
gérer. Les redistributions publiques (État,
coopération internationale) ou privées
(églises, ong) peuvent engendrer des conflits
quant aux droits d'usage et aux devoirs d'en
tretien,
quand elles ne détruisent pas les pra
tiques de réciprocité en les dévalorisant ou les
soumettant à la dépendance de pouvoirs ou
d'obligations externes. Il y a alors confusion
en matière de responsabilité, sur l'origine et
le sens du don et donc sur celui du partage de
ces biens communs. Par exemple, depuis
l'intervention de l'église et de l'État (19701980), les puits, pompes et barrages dits
« communautaires » se sont multipliés dans
les communautés rurales. L'organisation de
leur entretien était auparavant assurée par le
propriétaire de lafazenda ou par le patriarche
de la communauté, moyennant une forme
spécifique d'entraide. Avec la distribution
clientéliste de citernes et de barrages, la
rigueur et la motivation pour ces travaux
sont souvent moindres ou donnent lieu à dis
cussion.
Les conflits et négociations concer
nant
leur entretien sont apparus entre usagers,
mais surtout, entre les communautés et les
pouvoirs publics. Selon les paysans, l'État
devrait assumer le fonctionnement des équi
pements
collectifs qu'il a construit pour un
usage public. Ce type d'infrastructure pas
serait de l'Etat de bien commun à celui de
bien public au sens donné par Ostrom et
Ostrom6(1978) ; ce qui met les autorités inca
pables de garantir leur entretien en difficulté.
Le statut de ces infrastructures est ainsi
devenu ambigu en matière de droits d'usage
et de responsabilités.
Favoriser les conditions juridiques d'une
reconnaissance publique des pratiques de
réciprocité paysanne et des valeurs qui leur
sont associées facilite leur reproduction ou
leur modernisation, et la préservation des
ressources communes ou publiques concer
nées.C'est par exemple de cas avec les
pâturages communs sur forêt sèche dans la
vallée du Rio Sâo Francisco. Suite aux inva
sions illégales et à l'appropriation privée
de leurs vaines pâtures (liées à la spéculation
foncière dans les zones d'irrigation), les
communautés paysannes ont négocié avec
l'État de la Bahia, l'attribution de titres col
lectifs
de propriété de ces communs (Caron
et Sabourin, 2001). Cette législation a per
mis de reconstituer un corps de règles col
lectives
de partage et de responsabilité, via
une forme d'organisation nouvelle, l'asso
ciation communautaire. Il y a bien modern
isation, non pas tant des structures, mais du
cadre (du réceptacle) de la réciprocité
(Sabourin, 2000) qui a permis d'éviter le vol,
la privatisation et le déboisement total des
aires communautaires de forêt sclérophylle.
Il en est de même, au Nordeste, avec les
programmes de construction de réserves
d'eau multiusages, barrages, citernes, mais
6. Ostrom et Ostrom (1978) définissent les biens
publics par leur accès libre à tous et les biens com
muns comme des biens publics soumis à des res
trictions
d'accès ou à des droits d'usage.
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surtout retenues collinaires, qui associent
des utilisations productives agricoles (abreuvement des troupeaux, irrigation), des usages
économiques non-agricoles (pisciculture,
pêche, artisanat) et des utilisations sociales
(adduction d'eau et usages domestiques et
publics) (Caron et Sabourin, 2001).
Calédonie mais l'ensemble de ces exploita
tions
n'occupent que 22 % de la surface
agricole utilisée. En dépit d'une faible contri
bution à la production agricole marchande de
la Nouvelle-Calédonie - qui témoigne son
articulation marginale au marché - l'acti
vitéagricole reste un vecteur fort de l'ancrage
rural et de l'enracinement culturel des
Kanaks (Djama, 1999).
2. En pays Kanak : résistances paysannes
à la marginalisation économique
Dans une économie pourtant fortement
administrée
et qui accorde d'importants
La Nouvelle-Calédonie est une collectivité
française du Pacifique jouissant depuis soutiens au secteur agricole (Djama, 1997)
quelques années d'un large statut d'autono l'allocation de ressources publiques aux
mie
interne. L'archipel qui s'étend sur une fonctions non productives de l'agriculture
superficie de 18 575 km2 est composé d'une n'est pas à l'ordre du jour. Elle ne fait pas
Grande Terre (environ 16 000 km2) et d'îles débat au sein d'une profession agricole peu
mineures. Au recensement de 1996, il compt organisée, ni parmi une administration qui
ait197 000 habitants, composés pour près reste largement campée sur une vision techde la moitié (44 %) de mélanésiens autoch niciste et productiviste de l'agriculture. Les
tones: les Kanaks. Le territoire se caractérise principales dispositions de la Loi d'Orient
agricole (loa) en vigueur en France
par une faible densité de population (moins ation
de 10 habitants/km2) et par de grandes dis métropolitaine depuis 1999 ne sont pas
parités
économiques et spatiales que peine à appliquées en Nouvelle-Calédonie.
résorber une politique volontariste de rééqui
Toutefois, le caractère dual du secteur
librage mise en œuvre par l'Etat français agricole et les enjeux en terme de cohésion
depuis 1988. A la fin des années 1990, 60 % sociale et d'aménagement du territoire qui
de la population est établie dans la capitale en découlent, justifie une meilleure prise
- Nouméa - et sa périphérie. Ce pôle urbain en compte et une valorisation des modalités
concentre l'essentiel des activités écono particulières à travers lesquelles les ruraux
miques et les principales infrastructures kanaks abordent l'activité agricole dans sa
(industrielles, services, équipements sociaux dimension multifonctionnelle. Celle-ci
et culturels). Ces disparités économiques et intègre, en particulier, des fonctions éco
spatiales reposent aussi sur une base eth nomiques
dans leur double dimension mar
nique.
En effet, si la population autochtone chande
(commercialisation des produits) et
kanake représente 44 % de la population, non marchande (sécurité alimentaire, dons
elle ne rassemble que 34 % des actifs. Les et échanges non marchands de produits) ;
Kanaks résident dans leur grande majorité au mais également des fonctions culturelles
sein de « tribus »7 situées en zone rurale. ou patrimoniales (inscription identitaire des
Celles-ci accueillent 84 % des « exploita groupes sociaux et des individus) et des
tions
» agricoles recensées en Nouvelle- fonctions environnementales (gestion des
territoires et des ressources naturelles).
7. La « tribu » est une entité administrative et terr
itoriale reconnue. Créée par l'administration colo te caractère multifonctionnel
niale à la fin du XIXe siècle, elle est encore présentée de l'agriculture kanake
comme la reconnaissance administrative de l'orga Les sociétés kanaks pré-européennes ont
nisation mélanésienne. En tant que cadre de rés
idence et d'appartenance sociale, elle constitue par été décrites dans la littérature ethnologique
ailleurs une réalité sociologique significative pour la comme un archétype de société agraire
population kanak.
(Haudricourt, 1964 ; Bensa, 1990).
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
Bien qu'ayant subi d'importantes tran
sformations
qualitatives (Barrau, 1956 ;
Doumenge, 1982), les systèmes horticoles
kanaks contemporains conservent leurs
principales caractéristiques. L'igname y
occupe, aujourd'hui encore, une place tout
à fait prééminente d'un point de vue al
imentaire
et cérémoniel. Plante de pres
tige, elle est au cœur du système de pro
duction
et constitue un élément majeur
des biens mis en circulation dans le cadre
des prestations entre groupes sociaux. Sa
plantation, échelonnée entre les mois de
juillet et décembre, commande le calen
drier agricole. Les moyens techniques
mobilisés sont aujourd'hui encore souvent
manuels. La tenure foncière est lignagère.
Chaque famille étendue dispose de son
propre accès foncier et de ses propres
outils. Les activités de production agri
cole s'organisent à l'échelle de la famille
étendue (lignage), voir du groupe de rés
idence.
Elles font intervenir plusieurs
niveaux de coopération : si le travail dans
les jardins s'effectue de manière indivi
dualisée (chaque membre adulte de la tribu
cultivant seul les parcelles qui lui sont
affectées), les travaux lourds (défonçage
des billons, préparations des tarodières...)
sont effectués dans le cadre de prestations
d'entraides qui mobilisent souvent des
jeunes du même groupe d'âge. La finalité
marchande de la production agricole est
loin d'être dominante. Une part de la pro
duction
est régulièrement commercialis
ée,
souvent sur des marchés de proxi
mité, mais l'essentiel de celle-ci est affecté
à la consommation des unités domestiques
et à des échanges non monétarisés. Ces
échanges prennent deux formes : il s'agit
d'abord d'échanges séculiers de produits
agricoles (sous la forme de dons - contre
dons) ; ou dans le cadre de trocs (produits
agricoles contre poissons par exemple).
L'autre forme d'échange est cérémonielle :
elle intervient à l'occasion des temps forts
de la vie sociale (naissances, mariages,
deuils) et constitue, au plan des volumes
mis en circulation, l'une des principales
affectations de produits agricoles.
L'hybridation de ressources marchandes
et non marchandes comme condition
de reproduction de l'activité agricole ?
La valorisation marchande des produits
agricoles ne constitue donc qu'un aspect
de la finalité de l'activité de production.
Par ailleurs, les producteurs mélanésiens
recourent aux marchés locaux pour l'écou
lement de ces produits, plutôt qu'aux cir
cuits de commercialisation institutionnali
sés
qui commandent l'accès au principal
marché de consommateurs que constitue
le pôle urbain de Nouméa. Cette orientation
peut s'expliquer en partie par de multiples
contraintes liées à l'éloignement et aux
aléas d'un marché dont les modalités d'ac
cèsne sont pas toujours transparentes. Mais
cette explication reste partielle : ces marchés
locaux ne constituent pas un échelon loca
lisédes circuits territoriaux de distribution.
Ils ne sont pas davantage réductibles à une
fonction unique de commercialisation. Ils
sont aussi (et sans doute avant tout) un
espace de sociabilité, d'expression des soli
darités
locales et donc de réactualisation
et de renforcement de la cohésion sociale.
Le marché local (en Nouvelle-Calédonie
comme ailleurs) est probablement le mode
de transaction marchande le moins imper
sonnel qui soit.
Certains marchés en tribu peuvent appa
raître également comme le support de
formes de redistribution monétaire. Sur les
marchés municipaux, la politique de prix
parfois proposée par les équipes munici
pales
- et qui est basée sur les mercuriales
de Nouméa - est souvent ignorée et réajus
tée
par les vendeuses (cette activité se
décline souvent au féminin) afin de la rendre
accessible à une clientèle locale que l'on
côtoie en dehors de la scène du marché.
Les femmes de la Province Nord expliquent
qu'elles pratiquent des prix différents selon
le client (occasionnel ou de proximité),
selon le lieu et les circonstances (marché en
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
1
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tribu, marché municipal, foire provinciale).
C'est la nature de la relation sociale qui
détermine la valeur de la transaction et non
pas uniquement la valeur marchande du pro
duit. Car une autre caractéristique majeure de
ces marchés de proximité est la quasi-indif
férenciation entre vendeurs et clients : les
rôles sont interchangeables dans la mesure où
les vendeurs sont avant tout des producteurs
ruraux (Djama et Tyuienon, 2001).
Le fonctionnement des marchés de proxi
mité met en relief le caractère artificiel et
incomplet de l'opposition entre les dimens
ionsmarchandes et non marchandes de la
circulation des biens agricoles. Il faut
d'abord rappeler que le modèle abstrait de
l'économie de marché et du libre-échange
relève plus de la rhétorique que de la réalité,
en particulier dans un système économique
aussi administré que celui en vigueur en
Nouvelle-Calédonie. Dans cette collectivité
française d'Outre-Mer comme ailleurs, les
subventions agricoles et les aides publiques
diverses sont essentiellement captées par
une poignée d'agriculteurs, généralement
adossés aux pouvoirs locaux et disposant
d'un accès privilégié aux réseaux princ
ipauxde commercialisation.
Les producteurs agricoles kanaks restent
pour la majorité d'entre eux en marge de ce
système clientéliste, de sorte que le recours
aux marchés de proximité qu'ils animent
et investissent pour l'écoulement de leur
production, peuvent apparaître comme un
palliatif de cette situation d'exclusion.
Toutefois, si les producteurs kanaks ven
dent régulièrement une partie de leur pro
duction
sur ces circuits de proximité, cela ne
signifie pas pour autant que les logiques
qui commandent leur pratique sont régies
par les règles du marché.
En effet, cette circulation marchande
monétarisée n'alimente pas une dynamique
d'accumulation : outre le fait de permettre le
maintien d'une activité agricole et d'un
ancrage rural en constituant une alternative
pour l'écoulement des produits agricoles,
elle semble destinée pour une grande part à
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
supporter des activités à caractère social et
d'intérêt général. Les marchés de proximité
s'intègrent dans des dynamiques de déve
loppement
local plus larges, dont la clef de
voûte repose sur un foisonnant mouvement
associatif. Celui-ci assume des services qui ne
sont pas pris en charge par la collectivité,
ou seulement partiellement, qu'il s'agisse de
l'entretien des territoires ruraux mélanésiens
(les réserves tribales), de l'entretien des lieux
de culte, mais aussi de l'aide aux personnes
âgées, de l'encadrement des jeunes, du sou
tien scolaire, etc. D offre des modalités d'en
cadrement
social et permet d'atténuer les
frustrations que la persistance des inégalités
économiques, ethniques, et régionales peu
vent engendrer, malgré dix années d'une
« politique de rééquilibrage » en NouvelleCalédonie.
Il faut également préciser que les circula
tionset redistributions monétaires qui al
imentent
les marchés de proximité provien
nent
pour une large part des revenus salariaux
des membres de la tribu disposant d'un
emploi (non agricole pour la plupart), ou des
transferts au sein du groupe domestique du
salaire des travailleurs kanaks établis en ville.
De ce point de vue, les réseaux de solidarité
mobilisés constituent une réponse originale
aux limites des lois de l'économie de marché
ou au modèle paternaliste et inégalitaire en
vigueur en Nouvelle-Calédonie. Ces dyna
miques signalent aussi un phénomène qui
semble bien dépasser le seul contexte kanak :
à savoir le fait que, pour nombre d'agricul
teurs
confrontés au déclin du revenu de l'ex
ploitation
et à l'absence de soutien public, la
reproduction de l'activité agricole repose,
pour une large part, sur la mobilisation de
solidarités économiques familiales ou terr
itoriales
et l'hybridation de ressources mar
chandes
et non marchandes.
Quels dispositifs de prise en compte
de la mutifonctionnalité ?
Par rapport aux critères de multifonctionnalité habituellement reconnus dans les pays
du Nord, ces deux exemples, dans des alimentaires et identitaires (habillement,
contextes extrêmement différents, montrent artisanat, art, habitat). C'est la politique de
l'existence de fonctions non productives ou qualification (de label) qui garantit un pro
non agricoles, indissociables des fonctions cédé, des normes de qualité, l'origine (le
productives, ce qui élimine l'hypothèse du nom du producteur) et limite les effets de la
découplage entre fonction productive agri concurrence et de la spéculation. Comme le
cole et autres fonctions (Shobayashi et propose Temple (1999), il s'agirait égale
ment de préciser la construction d'équiva
Moreddu, 2000).
Par ailleurs, contrairement à la situation lences
de produits et services (entre divers
des agricultures des pays du Nord, ces pres systèmes de réciprocité, comme cela existe
tations
ne peuvent être circonscrites à déjà sur les marchés de proximité des pays
l'échelle de pratiques individuelles ou rele du Sud, mais aussi entre systèmes de réci
vant d'une seule unité de production, puis procité
et systèmes d'échange, marchand
qu'elles
concernent des dispositifs collectifs, ou non).
Ce rapide survol de deux contextes ruraux
inter-familiaux, communautaires ou en
réseaux, ce qui limite également le recours du Sud, par-delà leurs différences, met bien
à des systèmes de compensation à l'échelle en évidence le caractère artificiel de la notion
d'exploitations agricoles (Léger, 2000 ; d'irréductibilité entre prestations écono
Rémy, 2000).
miques marchandes et non marchandes et la
L'hypothèse de l'évaluation individuali nécessité de catégories explicatives des
sée
de ces prestations ou de leur monétari- logiques socio-économiques qui soient plus
sation, risque de condamner la reproducti- opérationnelles. Inscrits, quoique de façon
bilité de ces prestations fondées sur des périphérique, dans un environnement éco
modes de gestion collectifs (Rémy, op. cit.). nomique
capitaliste, les acteurs ruraux orga
Leur maintien ou leur actualisation nisent leurs activités et leurs relations autour
dépend donc essentiellement de proposi de deux logiques qui combinent chacune
tions
à une échelle territoriale du type des des dimensions marchandes et non mar
Opérations groupées d'aménagement foncier chandes
: l'une est gouvernée par le principe
(ogaf) comme c'est le cas en Nouvelle- de l'échange, l'autre par celui de la réci
Calédonie ou d'intervention facilitant la procité
ou du don. Godbout (2000) et Caillé
continuité des modes de gestion collectifs à (2001) ont illustré comment l'économie du
l'exemple de la reconnaissance de la pro don pouvait s'appliquer également aux
priété collective des parcours ou des réserves sociétés modernes occidentales. On retrouve
hydriques au Nordeste, ou encore des tr ces deux logiques économiques dans l'e
avaux d'entraide collective pour l'entretien nsemble
des sociétés humaines, chacune y
des biens communs.
étant plus ou moins développée selon les
On se trouve donc confronté à des hypo buts que l'homme se propose : l'intérêt privé
thèses de reconnaissance de fonctions d'in ou les valeurs humaines. On peut donc asso
térêt collectif associées à la gestion de biens cier des valeurs spécifiques à chacune de ces
communs ou de bien publics.
deux logiques économiques. On a bien sûr
Les mesures de protection ou de differen recours à la valeur d'échange, mesurée par
tiationdes marchés et des productions agri l'équivalent monnaie dans le cadre des pres
coles préconisées par Brindraban et al. tations d'échange et à d'autres valeurs (res
(1999), pourraient ainsi correspondre à une ponsabilité,
équité, prestige, amitié, hon
articulation entre les systèmes de réciprocité neur)
engendrant diverses formes
et celui de l'échange marchand. Concer d'équivalences (matérielles, symboliques)
nant
la question de leur interface, une pro dans le cas de relations dominées par la
position
existe déjà pour le marché des biens réciprocité (Temple et Chabal, 1995).
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
Tout en postulant l'agriculture comme bien
public, productrice d'externalités positives
ou négatives, éventuellement rémunérées/
De même, pour prétendre renforcer la légi taxées par le marché, les politiques publiques
timité et les capacités des organisations des ou par la communauté internationale, il serait
producteurs, en particulier pour la gestion donc pertinent de promouvoir la capacité des
de ressources communes, il serait souhai agricultures paysannes et familiales à garant
tableque celles-ci puissent choisir entre ir
a) la sécurité et la qualité alimentaire ; b) la
les deux logiques, entre le modèle de gestion partagée et la reproduction de res
l'échange qu'il soit marchand (la coopér sources
naturelles communes ou publiques ;
ative, l'entreprise) ou non marchand (troc, c) la production du lien social à travers des
systèmes d'échanges locaux, économie soli modes d'organisation locale et des marchés de
daire, etc.) et celui de la réciprocité. Nous proximité conformes aux structures et aux
avons vu que la logique de réciprocité peut valeurs de ces sociétés et de leurs territoires
engendrer des formes d'organisation et de spécifiques.
représentation issues de la tradition (conseil
On retrouve bien la nécessité de confront
des anciens, conseil de clans, communauté er
plusieurs niveaux de compréhension de
villageoise ou lignagère, etc.), mais elle la notion de multifonctionnalité de l'agri
peut aussi s'actualiser via des institutions culture : la communauté économique inter
nouvelles (groupements, associations, etc.) nationale,
support de la libéralisation ; la
C'est souvent le cas en matière de réparti communauté nationale, support de poli
tion
et de gestion des ressources naturelles tiques agricoles productivistes ou protec
ou des biens communs. Il s'agit, par tionnistes
et le niveau où se nouent les pra
exemple, des relations entre structures fon tiques
à la base de la multifonctionnalité :
cières
et structures de réciprocité, thème la famille et la communauté locale. Le dia
brûlant s'il en est, au Brésil comme en logue social entre ces niveaux a besoin de se
Nouvelle-Calédonie, source de conflits par construire à partir de réalités et d'espaces qui
excellence, dans la mesure où il cristallise soient cohérents et de se fonder, si possible,
les réactions identitaires.
en premier lieu sur des pratiques et des
Les pratiques et logiques de réciprocité de valeurs qui ont du sens à l'échelle des popul
la majorité des sociétés rurales concernant ations concernées.
la gestion des milieux naturels et la pro
duction
agricole ne dissocient pas la fonction
Conclusion
de production des conditions (physiques,
agro-écologiques, humaines, techniques, Autour de la question de la multifonctionn
se nouent plusieurs registres d'intelli
etc.) de cette production, de sa re-production alité
et de la re-distribution (économique, sociale gibilité, qui dépendent pour une large part des
et identitaire) des ressources ou des pro échelles d'analyse et des jeux d'intérêt pri
duits à la collectivité humaine. Affirmer et vilégiés
: les modes de régulation du com
merce
international
; l'avenir des politiques
appuyer le caractère multifonctionnel de
l'agriculture et des espaces ruraux peut donc publiques nationales de soutien à l'agricul
passer par la préservation des conditions ture
; enfin les formes concrètes à travers les
quelles
cette multifonctionnalité s'exprime à
politiques, juridiques et techniques permett
ant
l'actualisation de la réciprocité pay l'échelle locale, chez les agriculteurs ou au
sanne dans les pays du Sud, mais aussi, la sein des communautés paysannes.
Face aux débats largement ethnocenmise en place de nouvelles formes de réci
procité
entre ruraux et agriculteurs, entre triques et souvent désincarnés que susci
tentles modalités de reconnaissance de la
urbains et ruraux.
Réciprocité
de et
l'agriculture
multifonctionnalité
"«5
O
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Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
multifonctionnalité de l'agriculture par les voie à l'importance des diverses formes
politiques publiques, il nous semble import de solidarité (familiales, territoriales ou
ant
de rappeler ici que la multifonctionnal inter générationnelles) dans ces formations
ité
demeure, pour de larges composantes de sociales, notamment pour pallier les risques
la population agricole mondiale, une réalité économiques ou les défaillances de l'Etat.
vécue, ne serait-ce que parce dans bien des La notion d'économie solidaire peut être,
situations, la production de biens aliment dans ce contexte, mobilisée à dessein. Enfin
airesmarchands n'est pas la seule finalité de un troisième élément renvoie à la ques
l'activité agricole. Dans nombre de contextes tiondes ressources qui rendent possibles à
agricoles et ruraux, les dispositifs qui orien la fois le caractère multifonctionnel de
tentle caractère multifonctionnel de l'agr l'agriculture et les dynamiques de déve
iculture s'inscrivent dans des institutions loppement
local sur lesquelles elles repos
sociales qui, à l'instar des exemples brésiliens ent. En l'absence d'allocations publiques
et kanaks, organisent et donnent sens aux ou privées spécifiques, ces ressources pro
rapports sociaux de production et aux méca viennent
simultanément des revenus tirés
nismes de circulation des biens agricoles. de l'activité agricole, de la contribution
Il ne s'agit pas ici de réifier l'image du bénévolat (notamment pour l'animat
d'Épinal de communautés rurales homog ion
de services d'intérêt général), et de
ènes et consensuelles. Encore moins d'oc revenus provenant d'activité extra-agri
culter le développement de phénomènes cole
(salariat intermittent ou rapatriement
de pauvreté rurale liés principalement aux en zones rurales de salaires de travailleurs
déclins des filières agricoles et aux condi migrants).
tions d'insertion des paysans des pays des
Aussi, avant d'envisager l'allocation de
Sud sur le marché international.
nouvelles ressources publiques rares ou
Le concept de multifonctionnalité peut dépendantes de tutelle, il semble import
toutefois à certains égards permettre d'élar ant
de valoriser les pratiques et ressources
gir
la problématique de la « lutte contre la existantes : les ressources naturelles com
pauvreté » rurale, en relativisant la question munes,
les biens communs, les valeurs et
du soutien à la seule production agricole. connaissances humaines communes et
A partir des situations observées au Nor- d'éviter le piège de la monétarisation ou de
deste du Brésil et en Nouvelle-Calédonie, la marchandisation de ces prestations auquel
il est possible d'isoler trois éléments carac risquent de conduire des définitions trop
téristiques
des modalités qui contribuent à rapides de la notion de multifonctionnalité
l'expression du caractère multifonctionnel et des propositions de politiques publiques
de l'agriculture en l'absence de tout soutien associées au découplage des fonctions ■
public. Le premier élément concerne l'a
rticulation
entre les sphères économiques Cet article reprend le texte, après expertise
marchandes et non marchandes. Dans la et améliorations, de la communication
plupart des manuels d'économie ou d'an « Approche de la multifonctionnalité de
thropologie
économique, ces deux sphères l'agriculture à travers deux exemples non
sont généralement abordées comme étant européens : Nordeste brésilien et Nouvelleirréductibles. Or, en pratique, les forma Calédonie », présentée au colloque SFER
tions sociales décrites nous signalent la « La multifonctionnalité de l'activité agri
capacité à faire coexister ces deux dimen cole et sa reconnaissance par les politiques
sions du marchand et du non marchand publiques » (Paris, mars 2002). Les info
selon un modèle que nous pourrions pro rmations
originales sont issues des travaux
visoirement
définir sous le vocable d'éco de recherche conduits par les auteurs au
nomie plurielle. Le deuxième élément
Brésil et en Nouvelle-Calédonie.
Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003
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