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Pratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie

2003, Économie rurale

Éric Sabourin Marcel Djama Pratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie In: Économie rurale. N°273-274, 2003. La multifonctionnalité de l'activité agricole. pp. 120-133. Abstract Peasants practices of multifonctionnality. Two no european cases: northeast of brazil and new Caledonia - This paper considers how multifunctional aspects of agriculture still remains in countries where public or private resources allocation for multifonctionality are not available. After discussing the problems raised by supporting multifonctionality as a national policy in many developing countries, it investigates the way multifonctionality works at the community level. Examples from peasants communities in Brazil and New Caledonia are analysed to illustrate the social, environmental, but also economical integration capacity of non market relationship, generally governed by reciprocity rules. They illustrate, on a local level, the apprehension of agriculture as a public good. Résumé L'article concerne l'agriculture des pays où existent des limites à l'allocation de ressources et au recours au marché pour rémunérer d'autres éléments que la production agricole. Le changement d'échelle dans l'analyse de la multifonctionnalité permet d'observer comment les pratiques des agricultures familiales, au Brésil et en Nouvelle-Calédonie, témoignent de la capacité d'intégration, sociale, environnementale, mais aussi économique des prestations non marchandes souvent régies par des règles de réciprocité. Cette approche permet de préciser, au niveau local, l'appréhension de l'agriculture comme un bien public. Citer ce document / Cite this document : Sabourin Éric, Djama Marcel. Pratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie. In: Économie rurale. N°273-274, 2003. La multifonctionnalité de l'activité agricole. pp. 120-133. doi : 10.3406/ecoru.2003.5394 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ecoru_0013-0559_2003_num_273_1_5394 ratiques paysannes de la multifonctionnalité Nordeste brésilien et Nouvelle-Calédonie Eric SABOURIN, Programme agricultures Marcel DJAMA familiales • cirad, et mondialisation département Territoires, environnement et acteurs. Cet article propose de discuter des pro blèmes que soulève dans un certain nombre de « pays en développement », la mise en œuvre d'une politique de soutien à la mul tifonctionnalité de l'agriculture. En contre pointdes difficultés posées à l'échelon des politiques publiques, nous envisageons les modalités pratiques de traitement des diverses fonctions de l'agriculture par les acteurs ruraux. Ces modalités sont abor dées à travers la présentation de situations empiriques issues des zones rurales écono miquement marginales du Nordeste brésilien et de la Province Nord de Nouvelle-Caléd onie. La notion de multifonctionnalité de l'agriculture promue par l'Union euro péenne et un groupe de pays1 principal ement dans le cadre des négociations conduites à l'Organisation mondiale du commerce (omc), pose un certain nombre de problèmes. En premier lieu, elle est associée à une stratégie d'allocation contractuelle de re ssources publiques aux agriculteurs afin de rétribuer des fonctions d'intérêt collectif ou public, autres que la production (fao, 1999 ; Laurent, 1999). La situation des « Pays des Suds »2 est certes très hétéro gène, mais pour nombre d'entre eux, une telle proposition est difficilement justifiable 1 . Le groupe dit des « amis de la multifonctionnalité » regroupe l'Union Européenne, le Japon, la Corée du Sud, la Norvège, l'Ile Maurice, la Suisse. 120 Économie Rurale 273-274/Janvier-avbil 2003 et applicable dans le cadre des politiques de développement rural. Par ailleurs, les débats suscités par la multifonctionnalité de l'agriculture por tent essentiellement sur les objectifs des politiques et sur les instruments de sa prise en compte mais pas sur les catégories qui structurent le débat. Les discussions sur les instruments économiques de reconnais sance de la multifonctionnalité conduisent notamment à isoler les fonctions les unes des autres, à distinguer les productions marchandes des « considérations non mar chandes » et à rechercher les modes de valorisation marchande de ces dernières. Ces « lieux communs »3 contribuent à l'él aboration d'une vision désincarnée sinon virtuelle de l'activité agricole, éludant les principes sur lesquels elle repose. De fait, toutes les fonctions auxquelles les agri culteurs concourent n'ont pas vocation à être traitées selon la même logique mar chande que celle de la production de biens 2. Nous emploierons par commodité la notion floue de « Pays du Sud » pour qualifier les Etats qui rele vaient jusque-là du Tiers-Monde, une autre notion floue. Ces catégories englobantes recouvrent, de fait, des trajectoires économiques et politiques très divers ifiées. Les études de cas présentées ici n'ont donc pas de valeur paradigmatique. 3. Nous reprenons ce terme dans le sens « aristotéli cien » que lui donne Bourdieu et Wacquant (1998 ), lorsqu'ils évoquent ces « notions ou thèses avec le squelles on argumente mais sur lesquelles on argu mente pas, ou, en d'autres termes, ces présupposés de la discussion qui restent indiscuté... ». alimentaires pour le marché, car pour une questionnement sur les rôles et les fonc grande part d'entre elles, ces fonctions relè tions de l'activité agricole nous invite à vent d'un autre type de rationalité socio- aborder différentes dimensions, ayant trait économique. De surcroît, l'opération aux ressources que les ruraux sont à même logique consistant à isoler les fonctions les de mobiliser, et qui excèdent souvent la unes des autres est, pour une large part, simple production de biens alimentaires ou artificielle, dans la mesure où, dans nombre les revenus qui en découlent ; à la constitu de situations agricoles et rurales, ces fonc tion d'un autre rapport à l'activité agricole tions sont étroitement articulées de sorte que celle privilégiée par les pouvoirs que le fonctionnement même de l'activité publics ; aux réseaux sociaux et aux insti agricole repose sur l'hybridation de re tutions dans lesquelles ces activités de pro ssources marchandes et non marchandes. duction et de circulation des biens se trou Opposer les modalités pratiques de tra vent insérées. itement des différentes fonctions de l'agri culture par les acteurs ruraux, aux dimen La multifonctionnalité à l'épreuve sions proprement institutionnelles et des politiques publiques économiques de sa reconnaissance par les politiques publiques, peut donner à croire que l'on confronte des registres incom 1. Les limites des allocations de ressources mensurables de la multifonctionnalité. Or, publiques ou privées spécifiques la vision strictement institutionnelle de la On peut difficilement aborder la problémat multifonctionnalité est précisément une ique de la multifonctionnalité de l'agricul conséquence du biais instrumental à tra ture à partir de localisations et de contextes économiques qui n'ont pas grand chose à vers lequel elle est imposée dans le débat. Il nous semble, à l'inverse, important de voir avec la situation des pays (souvent convoquer d'autres registres de faits, en industrialisés) qui en font la promotion. rappelant notamment que pour la grande Pour la majorité de pays du Sud, il est dif majorité des agriculteurs de la planète, le ficile d'invoquer l'octroi de ressources caractère multifonctionnel de l'agriculture publiques aux fonctions non directement demeure une évidence (Losch et Bonnal, productives quand les aides à la production 2000). Que cette multifonctionnalité vécue en faveur des agricultures familiales ou pay soit paradoxalement absente des débats qui sannes sont déjà rares, qui plus est dans des régions où l' autosuffisance agricole et al confrontent « les amis de la multifonctionn alité » à ses détracteurs dans les négocia imentaire n'est pas garantie. tions internationales, constitue une illus Dans nombre de ces pays, les politiques tration des asymétries qui caractérisent les d'ajustement structurel et financier ont positions des acteurs dans ces négociations. conduit au désengagement de l'État de l'ap Dans cette perspective, la problématique pui à l'agriculture, du soutien aux filières de la multifonctionnalité appréhendée dans agricoles, voire à la privatisation des ser ses dimensions empiriques offre l'oppor vices (Sabourin, 1999). Quand il subsiste tunitéde réinvestir un champ de réalité que une politique d'aide à l'agriculture famil les approches strictement sectorielles de iale, la multifonctionnalité n'est pas recon l'agriculture ne permettent pas de couvrir. nue,l'accent étant mis sur l'appui aux fonc En effet, dans les pays du Sud, il convient tions productives. de s'interroger sur les conditions de péren Les propositions liées à l'allocation de nitéde l'activité agricole dans un environ ressources spécifiques aux fonctions non nement économique et politique extrême productives de l'agriculture achoppent ainsi ment défavorable. Poser en ces termes, le sur des impasses diverses (idéologiques, Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 logistiques ou stratégiques) quand elles ne à même de mobiliser des avantages comp reposent pas sur des fondements théoriques aratifs de nature productiviste et comm et donc politiques, explicites. L'invocation erciale. de comportements éthiques universalistes Cette réalité à laquelle se heurte la mise mais souvent déconnectés des réalités ou en œuvre d'une démarche de valorisation des valeurs des populations locales ne du caractère multifonctionnel de l'agri constitue plus une alternative crédible. Dans culture dans nombre de pays du Sud, ne beaucoup de pays du Sud, dix ans de dis remet pas en cause les principes et les cours bien pensants sur le développement enjeux liés à la rémunération des fonctions durable ont souvent contribué à habiller, non strictement agricoles. A défaut d'en voire à déguiser sous de nouveaux atours, les cerner les modalités d'application, elle mêmes propositions monétaires libérales invite à s'interroger sur les justifications de dictées par les institutions de financement cette allocation de ressources. multilatérales. Par ailleurs, la mobilisation de ressources 2. L'agriculture comme un bien public ? privées en substitution des ressources Pour justifier l'allocation de ressources aux publiques n'est pas chose aisée. L'accès à fonctions non productives, Bindraban et al. ces ressources, en particulier collectives (1999)4 proposent de considérer l'agriculture ou associatives à travers les fondations, comme un bien public. les organisations non gouvernementales et La production d'externalités positives les organisations de producteurs, suppose (gestion des ressources naturelles, séques des formes de coordination là où règne tration de co2) de même que la création souvent la dispersion. Certes, des initia ou la prévention d'externalités négatives tives existent à diverses échelles - inte (coûts d'entretien des biens publics, coûts rnationales (Via Campesina, Réseau Agri de la lutte contre les pollutions..) sont culture paysanne et mondialisation, Forum autant de fonctions sociales, écologiques, social mondial), nationales, régionales - et économiques « globales » qui confèrent mais elles ont un impact relativement à l'agriculture un caractère public qui limité, et elles ne constituent pas, pour implique : a) l'accès non exclusif aux biens l'heure, un palliatif pérenne à l'absence et services publics - c'est-à-dire la géné de financements publics. ralisation de la redistribution et la recon Face à ces contraintes, les perspectives naissance du caractère inaliénable des res que l'on présente souvent comme des alte sources publiques - ; b) l'indivisibilité des rnatives aux aléas de la production agri effets induits (positifs ou négatifs) de la cole renvoient à des stratégies de divers production agricole à l'ensemble des popul ification d'activité et de conquête de ations rurales ou urbaines environnantes. nouveaux segments de marchés diversif Bindabran et al. (op. cit.) confirment iés à partir de la valorisation d'attributs te qu'une généralisation du principe de librerritoriaux ou d'avantages spécifiques : tou échange condamnerait de vastes pans de risme rural, agrobiologie et produits l'agriculture mondiale, sans offrir d'alter fermiers, production et commercialisation native. De fait, la concurrence ne renforce, de biomasse, etc. En pratique, ces opport à terme, la baisse tendancielle des prix unités restent souvent limitées à des niches ou segments de marchés très spécifiques et sont de ce fait réservées à une minorité de 4. Bindraban P., Griffon M., Jansen H. The Multiof Agriculture : Recognition of Agri producteurs très concurrentiels. Comme le fonctionality culture as a Public Good or Position Against Trade rappelle Bartra (2000), toutes les formes Liberalization. Cirad Ecopol, Nogent-sur-Marne, d'agricultures ne sont pas compétitives ou 1999, 8 p., papier non publié. Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 agricoles que si la libéralisation ne concerne que les zones à haut potentiel agricole. Ils proposent donc de ménager la redistribution de la production tout en valorisant les avantages comparés ou spé cifiques, non directement productifs, des zones à potentiel agricole limité. En revanche, ces auteurs n'explicitent pas la question de l'interface entre les zones ou les systèmes de production « à protéger » du libre-échange (selon quels méca nismes ?) et celles où celui-ci pourrait se développer (et dans quelles limites ?). Ce postulat théorique souffre certes du caractère flou de la notion de bien public, notamment parce que cette notion peut se décliner à différents niveaux, du bien public mondial au bien public local -avec tous les problèmes d'articulation afférents (Kaul, 1999). C'est pourquoi il nous semble per tinent de prolonger l'examen des compos antes « biens publics et biens communs » de l'activité agricole et paysanne, aux échelles locales et régionales. La proposition resterait à compléter, en termes de principes et de valeurs capables de dessiner l'interface des différents niveaux. Nous proposons, à cet effet, d'exa miner les pratiques économiques de deux formations sociales rurales, issues de contextes latino-américains et océaniens, en considérant la valeur économique et sociale des biens, de leurs transactions, des pres tations de services, ainsi que des rapports sociaux qui les fondent. Cette approche nous semble importante afin de replacer au centre de la question de la multifonctionnalité dans les pays du Sud un certain nombre de pratiques qui ne sont pas prises en compte dans le débat tel qu'il est abordé par les pays du Nord : à savoir une poli tique publique de reconnaissance de fonc tions non marchandes (« considérations non commerciales » de la conférence de Doha), non distorsive sur les marchés de produits agricoles, comme le fait par exemple I'ocde (2001). Études de cas : Nordeste du Brésil et en pays Kanak (Nouvelle-Calédonie) Notre démonstration s'appuie sur deux situa tions empiriques bien distinctes en termes d'échelles géographiques, de poids démog raphiques et économiques et de structura tions socio-économiques de l'activité agri cole, notamment du point de vue de l'articulation aux marchés agricoles natio naux et internationaux. D ne s'agit pas tant de développer une analyse comparative entre le Nordeste du Brésil et la Nouvelle-Caléd onie, mais d'illustrer comment, dans ces deux cas, l'activité agricole constitue un domaine autour duquel viennent s'actuali ser d'autres dimensions de la vie sociale, économique ou religieuse. Ce sont autant de fonctions sociales, identitaires, culturelles, environnementales et économiques associées à l'activité agricole et à la gestion d'espaces ruraux, qui présentent souvent un caractère socio-économique ou agro-écologique essent ielaux niveaux local et régional. 1. Au Nordeste du Brésil, une agriculture paysanne Le Nordeste, une des cinq régions admin istratives du Brésil réunit neuf Etats5 pour une superficie de 1 542 000 km2 et une population de 47 millions sur les 169 mil lions de Brésiliens (ibge, 2001). La popu lation de la zone intérieure semi-aride (937 000 km2) constitue cependant 33 % de ce total. L'agriculture familiale et pay sanne y représente plus de 2,5 millions de familles organisées en communautés rurales, soit environ 40 % des exploitations agri coles de l'ensemble du Brésil (fao-incra, 1996). Dans ces communautés, les relations familiales et inter-familiales, les prestations d'entraide et la gestion des ressources com munes sont encore et souvent organisées ou régulées par une logique non marchande de réciprocité (Caron et Sabourin, 2001). S.Alagoas, Bahia, Cearâ, Maranhâo, Paraiba, Pernambouc, Piaui, Rio Grande do Norte et Sergipe. Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 o "D 1 o Nous entendons par réciprocité la dyna mique de reproduction du don et de redis tribution, génératrice de lien social, identi fiéepar Mauss (1924) et Polanyi (1944) puis vérifiée dans toutes les sociétés humaines, depuis que Lévi-Strauss (1947, 1950) a montré que les structures élément airesde parenté sont ordonnées au prin cipe de réciprocité (Temple, 1997). La réciprocité paysanne : une fonction sociale et économique de sécurité alimentaire La majeure partie des agriculteurs du Nordeste semi-aride vit aujourd'hui dans des villages ou hameaux appelés sitios ou comunidades. La comunidade, traditio nnellement dirigée par un conseil de chefs de famille, régit l'accès aux ressources collectives (terres, pâturages communaux, eau) et aux équipements communs. Elle traite les litiges dans les cas de métayage et règle les pratiques de redistribution et de partage de travail ou de solidarité inter familiale. Cette solidarité se manifeste à travers des dons d'aliments, d'intrants (semences, etc) et des aides de travail sans retour systématique, en cas de mauvaise récolte, de maladie ou d'accident dans une des familles. Il s'agit-là de gestion de la sécurité alimentaire familiale, locale, voire régionale (via les réseaux de parents et alliés ayant migré en ville) mais égale ment de la sécurité en eau. Chez les pay sans du Sertâo, on ne refuse jamais l'accès à l'eau, qui tout comme l'hospitalité, peut être étendu aux troupeaux de tiers en cas de sécheresse prolongée. ta gestion des ressources naturelles La gestion des ressources naturelles concerne traditionnellement les parcours collectifs sur forêt sèche (caatingd) et les réserves d'eau qui profitent à tous les membres de la commun auté.En contrepartie, ceux-ci doivent assu mer certains devoirs : participer à l'entretien et au nettoyage, respecter les différents usages des divers points d'eau. 124 Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 Cette forme de gestion des ressources collectives et des biens communs relève d'une structure de réciprocité plus comp lexe qu'une entraide ou qu'un simple par tage. En effet, la taille des troupeaux variant selon les familles, la ponction qu'ils opèrent sur la ressource commune : eau, pâturages ou travail collectif est différente d'une famille à l'autre. Comment éviter que cer tains ne s'approprient l'essentiel de la res source au détriment des autres ? Contrair ement aux prophéties de Hardin (1968) proclamant la dégradation inévitable des biens communs par excès d'usage, les pay sans du Sertâo ont su trouver des modes de gestion des réserves d'eau ou des vaines pâtures, sans en compromettre systémat iquement ni l'accès, ni la reproduction. Us exercent une régulation collective des pr élèvements à partir de comportements humains marqués par des normes de réci procité, de confiance et de prestige (Ostrom, 1998). Cette régulation est d'autant plus efficace qu'elle s'exerce à l'échelle de l'e nsemble d'une petite région. Les alliances distantes (mariages exogamiques et compérages) facilitent une répartition des trou peaux sur l'ensemble du territoire régional. La répartition des animaux entre les des cendants, dès leur naissance et lors des mariages (via dotation et dot) limite l'a ccumulation au niveau d'une génération. Il s'agit là de mécanismes devant permettre à chacun (chaque famille qui participe de ce système de réciprocité) de consommer selon ses besoins tout en préservant le renouvel lementou la conservation de la ressource (terroir cultivé, parcours sur forêt sèche, biodiversité végétale, points d'eau, etc.) Ces pratiques de gestion de l'eau et surtout de la forêt sèche ayant permis de maintenir la reproduction de ces ressources, les utilisa tionsproductives (pâturages, abreuvement des troupeaux) ne peuvent être dissociées des fonctions sociales (accès à l'eau) et environnementales (conservation de la forêt sèche et des réserves en eau). Développer une gestion multifonctionnelle des ressources Dans le Sertâo brésilien, l'accès gratuit à l'eau des retenues collinaires, aux terres de décrue, aux pâturages communs, à la maind'œuvre de la communauté constitue à la fois un partage et une redistribution des fac teurs de production et des ressources. Ces pra tiques contribuent à la fois à la production agricole et à d'autres fonctions d'intérêt col lectif : sécurité alimentaire, équité sociale et réduction des différenciations socio-écono miques, mais aussi préservation et gestion des ressources naturelles. Reconnues et valori sées,ces pratiques de réciprocité et redistr ibution peuvent s'articuler en complémentar ité avec la fonction productive marchande et être maintenues y compris sous des formes actualisées. Ignorées, combattues, voire même partiellement déstructurées, elles di sparais ent sans être substituées par une prise en charge privée (individuelle), marchande ou publique des fonctions d'intérêt collectif, productives ou non productives. De même, les biens collectifs issus de donations qui ne s'inscrivent pas dans la logique des struc tures de réciprocité deviennent difficiles à gérer. Les redistributions publiques (État, coopération internationale) ou privées (églises, ong) peuvent engendrer des conflits quant aux droits d'usage et aux devoirs d'en tretien, quand elles ne détruisent pas les pra tiques de réciprocité en les dévalorisant ou les soumettant à la dépendance de pouvoirs ou d'obligations externes. Il y a alors confusion en matière de responsabilité, sur l'origine et le sens du don et donc sur celui du partage de ces biens communs. Par exemple, depuis l'intervention de l'église et de l'État (19701980), les puits, pompes et barrages dits « communautaires » se sont multipliés dans les communautés rurales. L'organisation de leur entretien était auparavant assurée par le propriétaire de lafazenda ou par le patriarche de la communauté, moyennant une forme spécifique d'entraide. Avec la distribution clientéliste de citernes et de barrages, la rigueur et la motivation pour ces travaux sont souvent moindres ou donnent lieu à dis cussion. Les conflits et négociations concer nant leur entretien sont apparus entre usagers, mais surtout, entre les communautés et les pouvoirs publics. Selon les paysans, l'État devrait assumer le fonctionnement des équi pements collectifs qu'il a construit pour un usage public. Ce type d'infrastructure pas serait de l'Etat de bien commun à celui de bien public au sens donné par Ostrom et Ostrom6(1978) ; ce qui met les autorités inca pables de garantir leur entretien en difficulté. Le statut de ces infrastructures est ainsi devenu ambigu en matière de droits d'usage et de responsabilités. Favoriser les conditions juridiques d'une reconnaissance publique des pratiques de réciprocité paysanne et des valeurs qui leur sont associées facilite leur reproduction ou leur modernisation, et la préservation des ressources communes ou publiques concer nées.C'est par exemple de cas avec les pâturages communs sur forêt sèche dans la vallée du Rio Sâo Francisco. Suite aux inva sions illégales et à l'appropriation privée de leurs vaines pâtures (liées à la spéculation foncière dans les zones d'irrigation), les communautés paysannes ont négocié avec l'État de la Bahia, l'attribution de titres col lectifs de propriété de ces communs (Caron et Sabourin, 2001). Cette législation a per mis de reconstituer un corps de règles col lectives de partage et de responsabilité, via une forme d'organisation nouvelle, l'asso ciation communautaire. Il y a bien modern isation, non pas tant des structures, mais du cadre (du réceptacle) de la réciprocité (Sabourin, 2000) qui a permis d'éviter le vol, la privatisation et le déboisement total des aires communautaires de forêt sclérophylle. Il en est de même, au Nordeste, avec les programmes de construction de réserves d'eau multiusages, barrages, citernes, mais 6. Ostrom et Ostrom (1978) définissent les biens publics par leur accès libre à tous et les biens com muns comme des biens publics soumis à des res trictions d'accès ou à des droits d'usage. Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 o o ■s o 3 I 1 126 surtout retenues collinaires, qui associent des utilisations productives agricoles (abreuvement des troupeaux, irrigation), des usages économiques non-agricoles (pisciculture, pêche, artisanat) et des utilisations sociales (adduction d'eau et usages domestiques et publics) (Caron et Sabourin, 2001). Calédonie mais l'ensemble de ces exploita tions n'occupent que 22 % de la surface agricole utilisée. En dépit d'une faible contri bution à la production agricole marchande de la Nouvelle-Calédonie - qui témoigne son articulation marginale au marché - l'acti vitéagricole reste un vecteur fort de l'ancrage rural et de l'enracinement culturel des Kanaks (Djama, 1999). 2. En pays Kanak : résistances paysannes à la marginalisation économique Dans une économie pourtant fortement administrée et qui accorde d'importants La Nouvelle-Calédonie est une collectivité française du Pacifique jouissant depuis soutiens au secteur agricole (Djama, 1997) quelques années d'un large statut d'autono l'allocation de ressources publiques aux mie interne. L'archipel qui s'étend sur une fonctions non productives de l'agriculture superficie de 18 575 km2 est composé d'une n'est pas à l'ordre du jour. Elle ne fait pas Grande Terre (environ 16 000 km2) et d'îles débat au sein d'une profession agricole peu mineures. Au recensement de 1996, il compt organisée, ni parmi une administration qui ait197 000 habitants, composés pour près reste largement campée sur une vision techde la moitié (44 %) de mélanésiens autoch niciste et productiviste de l'agriculture. Les tones: les Kanaks. Le territoire se caractérise principales dispositions de la Loi d'Orient agricole (loa) en vigueur en France par une faible densité de population (moins ation de 10 habitants/km2) et par de grandes dis métropolitaine depuis 1999 ne sont pas parités économiques et spatiales que peine à appliquées en Nouvelle-Calédonie. résorber une politique volontariste de rééqui Toutefois, le caractère dual du secteur librage mise en œuvre par l'Etat français agricole et les enjeux en terme de cohésion depuis 1988. A la fin des années 1990, 60 % sociale et d'aménagement du territoire qui de la population est établie dans la capitale en découlent, justifie une meilleure prise - Nouméa - et sa périphérie. Ce pôle urbain en compte et une valorisation des modalités concentre l'essentiel des activités écono particulières à travers lesquelles les ruraux miques et les principales infrastructures kanaks abordent l'activité agricole dans sa (industrielles, services, équipements sociaux dimension multifonctionnelle. Celle-ci et culturels). Ces disparités économiques et intègre, en particulier, des fonctions éco spatiales reposent aussi sur une base eth nomiques dans leur double dimension mar nique. En effet, si la population autochtone chande (commercialisation des produits) et kanake représente 44 % de la population, non marchande (sécurité alimentaire, dons elle ne rassemble que 34 % des actifs. Les et échanges non marchands de produits) ; Kanaks résident dans leur grande majorité au mais également des fonctions culturelles sein de « tribus »7 situées en zone rurale. ou patrimoniales (inscription identitaire des Celles-ci accueillent 84 % des « exploita groupes sociaux et des individus) et des tions » agricoles recensées en Nouvelle- fonctions environnementales (gestion des territoires et des ressources naturelles). 7. La « tribu » est une entité administrative et terr itoriale reconnue. Créée par l'administration colo te caractère multifonctionnel niale à la fin du XIXe siècle, elle est encore présentée de l'agriculture kanake comme la reconnaissance administrative de l'orga Les sociétés kanaks pré-européennes ont nisation mélanésienne. En tant que cadre de rés idence et d'appartenance sociale, elle constitue par été décrites dans la littérature ethnologique ailleurs une réalité sociologique significative pour la comme un archétype de société agraire population kanak. (Haudricourt, 1964 ; Bensa, 1990). Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 Bien qu'ayant subi d'importantes tran sformations qualitatives (Barrau, 1956 ; Doumenge, 1982), les systèmes horticoles kanaks contemporains conservent leurs principales caractéristiques. L'igname y occupe, aujourd'hui encore, une place tout à fait prééminente d'un point de vue al imentaire et cérémoniel. Plante de pres tige, elle est au cœur du système de pro duction et constitue un élément majeur des biens mis en circulation dans le cadre des prestations entre groupes sociaux. Sa plantation, échelonnée entre les mois de juillet et décembre, commande le calen drier agricole. Les moyens techniques mobilisés sont aujourd'hui encore souvent manuels. La tenure foncière est lignagère. Chaque famille étendue dispose de son propre accès foncier et de ses propres outils. Les activités de production agri cole s'organisent à l'échelle de la famille étendue (lignage), voir du groupe de rés idence. Elles font intervenir plusieurs niveaux de coopération : si le travail dans les jardins s'effectue de manière indivi dualisée (chaque membre adulte de la tribu cultivant seul les parcelles qui lui sont affectées), les travaux lourds (défonçage des billons, préparations des tarodières...) sont effectués dans le cadre de prestations d'entraides qui mobilisent souvent des jeunes du même groupe d'âge. La finalité marchande de la production agricole est loin d'être dominante. Une part de la pro duction est régulièrement commercialis ée, souvent sur des marchés de proxi mité, mais l'essentiel de celle-ci est affecté à la consommation des unités domestiques et à des échanges non monétarisés. Ces échanges prennent deux formes : il s'agit d'abord d'échanges séculiers de produits agricoles (sous la forme de dons - contre dons) ; ou dans le cadre de trocs (produits agricoles contre poissons par exemple). L'autre forme d'échange est cérémonielle : elle intervient à l'occasion des temps forts de la vie sociale (naissances, mariages, deuils) et constitue, au plan des volumes mis en circulation, l'une des principales affectations de produits agricoles. L'hybridation de ressources marchandes et non marchandes comme condition de reproduction de l'activité agricole ? La valorisation marchande des produits agricoles ne constitue donc qu'un aspect de la finalité de l'activité de production. Par ailleurs, les producteurs mélanésiens recourent aux marchés locaux pour l'écou lement de ces produits, plutôt qu'aux cir cuits de commercialisation institutionnali sés qui commandent l'accès au principal marché de consommateurs que constitue le pôle urbain de Nouméa. Cette orientation peut s'expliquer en partie par de multiples contraintes liées à l'éloignement et aux aléas d'un marché dont les modalités d'ac cèsne sont pas toujours transparentes. Mais cette explication reste partielle : ces marchés locaux ne constituent pas un échelon loca lisédes circuits territoriaux de distribution. Ils ne sont pas davantage réductibles à une fonction unique de commercialisation. Ils sont aussi (et sans doute avant tout) un espace de sociabilité, d'expression des soli darités locales et donc de réactualisation et de renforcement de la cohésion sociale. Le marché local (en Nouvelle-Calédonie comme ailleurs) est probablement le mode de transaction marchande le moins imper sonnel qui soit. Certains marchés en tribu peuvent appa raître également comme le support de formes de redistribution monétaire. Sur les marchés municipaux, la politique de prix parfois proposée par les équipes munici pales - et qui est basée sur les mercuriales de Nouméa - est souvent ignorée et réajus tée par les vendeuses (cette activité se décline souvent au féminin) afin de la rendre accessible à une clientèle locale que l'on côtoie en dehors de la scène du marché. Les femmes de la Province Nord expliquent qu'elles pratiquent des prix différents selon le client (occasionnel ou de proximité), selon le lieu et les circonstances (marché en Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 1 "«5 "5 128 tribu, marché municipal, foire provinciale). C'est la nature de la relation sociale qui détermine la valeur de la transaction et non pas uniquement la valeur marchande du pro duit. Car une autre caractéristique majeure de ces marchés de proximité est la quasi-indif férenciation entre vendeurs et clients : les rôles sont interchangeables dans la mesure où les vendeurs sont avant tout des producteurs ruraux (Djama et Tyuienon, 2001). Le fonctionnement des marchés de proxi mité met en relief le caractère artificiel et incomplet de l'opposition entre les dimens ionsmarchandes et non marchandes de la circulation des biens agricoles. Il faut d'abord rappeler que le modèle abstrait de l'économie de marché et du libre-échange relève plus de la rhétorique que de la réalité, en particulier dans un système économique aussi administré que celui en vigueur en Nouvelle-Calédonie. Dans cette collectivité française d'Outre-Mer comme ailleurs, les subventions agricoles et les aides publiques diverses sont essentiellement captées par une poignée d'agriculteurs, généralement adossés aux pouvoirs locaux et disposant d'un accès privilégié aux réseaux princ ipauxde commercialisation. Les producteurs agricoles kanaks restent pour la majorité d'entre eux en marge de ce système clientéliste, de sorte que le recours aux marchés de proximité qu'ils animent et investissent pour l'écoulement de leur production, peuvent apparaître comme un palliatif de cette situation d'exclusion. Toutefois, si les producteurs kanaks ven dent régulièrement une partie de leur pro duction sur ces circuits de proximité, cela ne signifie pas pour autant que les logiques qui commandent leur pratique sont régies par les règles du marché. En effet, cette circulation marchande monétarisée n'alimente pas une dynamique d'accumulation : outre le fait de permettre le maintien d'une activité agricole et d'un ancrage rural en constituant une alternative pour l'écoulement des produits agricoles, elle semble destinée pour une grande part à Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 supporter des activités à caractère social et d'intérêt général. Les marchés de proximité s'intègrent dans des dynamiques de déve loppement local plus larges, dont la clef de voûte repose sur un foisonnant mouvement associatif. Celui-ci assume des services qui ne sont pas pris en charge par la collectivité, ou seulement partiellement, qu'il s'agisse de l'entretien des territoires ruraux mélanésiens (les réserves tribales), de l'entretien des lieux de culte, mais aussi de l'aide aux personnes âgées, de l'encadrement des jeunes, du sou tien scolaire, etc. D offre des modalités d'en cadrement social et permet d'atténuer les frustrations que la persistance des inégalités économiques, ethniques, et régionales peu vent engendrer, malgré dix années d'une « politique de rééquilibrage » en NouvelleCalédonie. Il faut également préciser que les circula tionset redistributions monétaires qui al imentent les marchés de proximité provien nent pour une large part des revenus salariaux des membres de la tribu disposant d'un emploi (non agricole pour la plupart), ou des transferts au sein du groupe domestique du salaire des travailleurs kanaks établis en ville. De ce point de vue, les réseaux de solidarité mobilisés constituent une réponse originale aux limites des lois de l'économie de marché ou au modèle paternaliste et inégalitaire en vigueur en Nouvelle-Calédonie. Ces dyna miques signalent aussi un phénomène qui semble bien dépasser le seul contexte kanak : à savoir le fait que, pour nombre d'agricul teurs confrontés au déclin du revenu de l'ex ploitation et à l'absence de soutien public, la reproduction de l'activité agricole repose, pour une large part, sur la mobilisation de solidarités économiques familiales ou terr itoriales et l'hybridation de ressources mar chandes et non marchandes. Quels dispositifs de prise en compte de la mutifonctionnalité ? Par rapport aux critères de multifonctionnalité habituellement reconnus dans les pays du Nord, ces deux exemples, dans des alimentaires et identitaires (habillement, contextes extrêmement différents, montrent artisanat, art, habitat). C'est la politique de l'existence de fonctions non productives ou qualification (de label) qui garantit un pro non agricoles, indissociables des fonctions cédé, des normes de qualité, l'origine (le productives, ce qui élimine l'hypothèse du nom du producteur) et limite les effets de la découplage entre fonction productive agri concurrence et de la spéculation. Comme le cole et autres fonctions (Shobayashi et propose Temple (1999), il s'agirait égale ment de préciser la construction d'équiva Moreddu, 2000). Par ailleurs, contrairement à la situation lences de produits et services (entre divers des agricultures des pays du Nord, ces pres systèmes de réciprocité, comme cela existe tations ne peuvent être circonscrites à déjà sur les marchés de proximité des pays l'échelle de pratiques individuelles ou rele du Sud, mais aussi entre systèmes de réci vant d'une seule unité de production, puis procité et systèmes d'échange, marchand qu'elles concernent des dispositifs collectifs, ou non). Ce rapide survol de deux contextes ruraux inter-familiaux, communautaires ou en réseaux, ce qui limite également le recours du Sud, par-delà leurs différences, met bien à des systèmes de compensation à l'échelle en évidence le caractère artificiel de la notion d'exploitations agricoles (Léger, 2000 ; d'irréductibilité entre prestations écono Rémy, 2000). miques marchandes et non marchandes et la L'hypothèse de l'évaluation individuali nécessité de catégories explicatives des sée de ces prestations ou de leur monétari- logiques socio-économiques qui soient plus sation, risque de condamner la reproducti- opérationnelles. Inscrits, quoique de façon bilité de ces prestations fondées sur des périphérique, dans un environnement éco modes de gestion collectifs (Rémy, op. cit.). nomique capitaliste, les acteurs ruraux orga Leur maintien ou leur actualisation nisent leurs activités et leurs relations autour dépend donc essentiellement de proposi de deux logiques qui combinent chacune tions à une échelle territoriale du type des des dimensions marchandes et non mar Opérations groupées d'aménagement foncier chandes : l'une est gouvernée par le principe (ogaf) comme c'est le cas en Nouvelle- de l'échange, l'autre par celui de la réci Calédonie ou d'intervention facilitant la procité ou du don. Godbout (2000) et Caillé continuité des modes de gestion collectifs à (2001) ont illustré comment l'économie du l'exemple de la reconnaissance de la pro don pouvait s'appliquer également aux priété collective des parcours ou des réserves sociétés modernes occidentales. On retrouve hydriques au Nordeste, ou encore des tr ces deux logiques économiques dans l'e avaux d'entraide collective pour l'entretien nsemble des sociétés humaines, chacune y des biens communs. étant plus ou moins développée selon les On se trouve donc confronté à des hypo buts que l'homme se propose : l'intérêt privé thèses de reconnaissance de fonctions d'in ou les valeurs humaines. On peut donc asso térêt collectif associées à la gestion de biens cier des valeurs spécifiques à chacune de ces communs ou de bien publics. deux logiques économiques. On a bien sûr Les mesures de protection ou de differen recours à la valeur d'échange, mesurée par tiationdes marchés et des productions agri l'équivalent monnaie dans le cadre des pres coles préconisées par Brindraban et al. tations d'échange et à d'autres valeurs (res (1999), pourraient ainsi correspondre à une ponsabilité, équité, prestige, amitié, hon articulation entre les systèmes de réciprocité neur) engendrant diverses formes et celui de l'échange marchand. Concer d'équivalences (matérielles, symboliques) nant la question de leur interface, une pro dans le cas de relations dominées par la position existe déjà pour le marché des biens réciprocité (Temple et Chabal, 1995). Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 Tout en postulant l'agriculture comme bien public, productrice d'externalités positives ou négatives, éventuellement rémunérées/ De même, pour prétendre renforcer la légi taxées par le marché, les politiques publiques timité et les capacités des organisations des ou par la communauté internationale, il serait producteurs, en particulier pour la gestion donc pertinent de promouvoir la capacité des de ressources communes, il serait souhai agricultures paysannes et familiales à garant tableque celles-ci puissent choisir entre ir a) la sécurité et la qualité alimentaire ; b) la les deux logiques, entre le modèle de gestion partagée et la reproduction de res l'échange qu'il soit marchand (la coopér sources naturelles communes ou publiques ; ative, l'entreprise) ou non marchand (troc, c) la production du lien social à travers des systèmes d'échanges locaux, économie soli modes d'organisation locale et des marchés de daire, etc.) et celui de la réciprocité. Nous proximité conformes aux structures et aux avons vu que la logique de réciprocité peut valeurs de ces sociétés et de leurs territoires engendrer des formes d'organisation et de spécifiques. représentation issues de la tradition (conseil On retrouve bien la nécessité de confront des anciens, conseil de clans, communauté er plusieurs niveaux de compréhension de villageoise ou lignagère, etc.), mais elle la notion de multifonctionnalité de l'agri peut aussi s'actualiser via des institutions culture : la communauté économique inter nouvelles (groupements, associations, etc.) nationale, support de la libéralisation ; la C'est souvent le cas en matière de réparti communauté nationale, support de poli tion et de gestion des ressources naturelles tiques agricoles productivistes ou protec ou des biens communs. Il s'agit, par tionnistes et le niveau où se nouent les pra exemple, des relations entre structures fon tiques à la base de la multifonctionnalité : cières et structures de réciprocité, thème la famille et la communauté locale. Le dia brûlant s'il en est, au Brésil comme en logue social entre ces niveaux a besoin de se Nouvelle-Calédonie, source de conflits par construire à partir de réalités et d'espaces qui excellence, dans la mesure où il cristallise soient cohérents et de se fonder, si possible, les réactions identitaires. en premier lieu sur des pratiques et des Les pratiques et logiques de réciprocité de valeurs qui ont du sens à l'échelle des popul la majorité des sociétés rurales concernant ations concernées. la gestion des milieux naturels et la pro duction agricole ne dissocient pas la fonction Conclusion de production des conditions (physiques, agro-écologiques, humaines, techniques, Autour de la question de la multifonctionn se nouent plusieurs registres d'intelli etc.) de cette production, de sa re-production alité et de la re-distribution (économique, sociale gibilité, qui dépendent pour une large part des et identitaire) des ressources ou des pro échelles d'analyse et des jeux d'intérêt pri duits à la collectivité humaine. Affirmer et vilégiés : les modes de régulation du com merce international ; l'avenir des politiques appuyer le caractère multifonctionnel de l'agriculture et des espaces ruraux peut donc publiques nationales de soutien à l'agricul passer par la préservation des conditions ture ; enfin les formes concrètes à travers les quelles cette multifonctionnalité s'exprime à politiques, juridiques et techniques permett ant l'actualisation de la réciprocité pay l'échelle locale, chez les agriculteurs ou au sanne dans les pays du Sud, mais aussi, la sein des communautés paysannes. Face aux débats largement ethnocenmise en place de nouvelles formes de réci procité entre ruraux et agriculteurs, entre triques et souvent désincarnés que susci tentles modalités de reconnaissance de la urbains et ruraux. Réciprocité de et l'agriculture multifonctionnalité "«5 O u I 130 Économie Rurale 273-274/Janvier-avril 2003 multifonctionnalité de l'agriculture par les voie à l'importance des diverses formes politiques publiques, il nous semble import de solidarité (familiales, territoriales ou ant de rappeler ici que la multifonctionnal inter générationnelles) dans ces formations ité demeure, pour de larges composantes de sociales, notamment pour pallier les risques la population agricole mondiale, une réalité économiques ou les défaillances de l'Etat. vécue, ne serait-ce que parce dans bien des La notion d'économie solidaire peut être, situations, la production de biens aliment dans ce contexte, mobilisée à dessein. Enfin airesmarchands n'est pas la seule finalité de un troisième élément renvoie à la ques l'activité agricole. Dans nombre de contextes tiondes ressources qui rendent possibles à agricoles et ruraux, les dispositifs qui orien la fois le caractère multifonctionnel de tentle caractère multifonctionnel de l'agr l'agriculture et les dynamiques de déve iculture s'inscrivent dans des institutions loppement local sur lesquelles elles repos sociales qui, à l'instar des exemples brésiliens ent. En l'absence d'allocations publiques et kanaks, organisent et donnent sens aux ou privées spécifiques, ces ressources pro rapports sociaux de production et aux méca viennent simultanément des revenus tirés nismes de circulation des biens agricoles. de l'activité agricole, de la contribution Il ne s'agit pas ici de réifier l'image du bénévolat (notamment pour l'animat d'Épinal de communautés rurales homog ion de services d'intérêt général), et de ènes et consensuelles. Encore moins d'oc revenus provenant d'activité extra-agri culter le développement de phénomènes cole (salariat intermittent ou rapatriement de pauvreté rurale liés principalement aux en zones rurales de salaires de travailleurs déclins des filières agricoles et aux condi migrants). tions d'insertion des paysans des pays des Aussi, avant d'envisager l'allocation de Sud sur le marché international. nouvelles ressources publiques rares ou Le concept de multifonctionnalité peut dépendantes de tutelle, il semble import toutefois à certains égards permettre d'élar ant de valoriser les pratiques et ressources gir la problématique de la « lutte contre la existantes : les ressources naturelles com pauvreté » rurale, en relativisant la question munes, les biens communs, les valeurs et du soutien à la seule production agricole. connaissances humaines communes et A partir des situations observées au Nor- d'éviter le piège de la monétarisation ou de deste du Brésil et en Nouvelle-Calédonie, la marchandisation de ces prestations auquel il est possible d'isoler trois éléments carac risquent de conduire des définitions trop téristiques des modalités qui contribuent à rapides de la notion de multifonctionnalité l'expression du caractère multifonctionnel et des propositions de politiques publiques de l'agriculture en l'absence de tout soutien associées au découplage des fonctions ■ public. Le premier élément concerne l'a rticulation entre les sphères économiques Cet article reprend le texte, après expertise marchandes et non marchandes. Dans la et améliorations, de la communication plupart des manuels d'économie ou d'an « Approche de la multifonctionnalité de thropologie économique, ces deux sphères l'agriculture à travers deux exemples non sont généralement abordées comme étant européens : Nordeste brésilien et Nouvelleirréductibles. Or, en pratique, les forma Calédonie », présentée au colloque SFER tions sociales décrites nous signalent la « La multifonctionnalité de l'activité agri capacité à faire coexister ces deux dimen cole et sa reconnaissance par les politiques sions du marchand et du non marchand publiques » (Paris, mars 2002). Les info selon un modèle que nous pourrions pro rmations originales sont issues des travaux visoirement définir sous le vocable d'éco de recherche conduits par les auteurs au nomie plurielle. 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