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Cahiers de la Méditerranée no 93 - décembre 2016 Les études consulaires à l’épreuve de la Méditerranée Sous la direction de Silvia Marzagalli et Jörg Ulbert L’histoire de la fonction consulaire jusqu’au début de la première guerre mondiale : une bibliographie Sous la direction de Jörg Ulbert, avec le concours de Matthias Manke et Gustaf Fryksén Cahiers de la Méditerranée 6IZYIWGMIRXM½UYIJSRHqIIRTYFPMqITEVPI'IRXVIHIPE1qHMXIVVERqIQSHIVRIIXGSRXIQTSVEMRI 9RMZIVWMXq2MGI7STLME%RXMTSPMW  Directeurs .IER4EYP4)00)+6-2)88-IX&EVFEVE1)%>>Anciens directeurs %RHVq2397',-6SFIVX)7'%00-)64MIVVI=ZIW&)%96)4%-6)7MPZME1%6>%+%00Comité de rédaction 3PMZMIV&3959)8 9RMZIVWMXq4EVMW:--(MHIVSX 1EVGS'-2- 9RMZIVWMXqHI4MWI (EZMH(34%e3 -RWXMXYX9RMZIVWMXEMVI)YVSTqIRHI*PSVIRGI 1EVME*97%63 9RMZIVWMX]SJ)\IXIV %RXLSR].32)7 ,EVZEVHIX2SVXLIEWXIVR9RMZIVWMX] ;SPJKERK/%-7)6 9RMZIVWMXqHI4EVMW4ERXLqSR7SVFSRRI IX),)77  1EVG0%>%6 -RWXMXYXH´fXYHIW4SPMXMUYIWHI4EVMW  0YGE03&%773 9RMZIVWMXqHI +sRIW *VqHqVMG63977)%9 9RMZIVWMXqHI1SRXTIPPMIV--- 1EVMI'EVQIR71=62)0-7 -RWXMXYX 'EXLSPMUYIHI4EVMWIX),)77 Secrétariat de rédaction %HIPMRI&)%96)4%-6),)62%2()>.qVqQ]+9)(.1EXXLMIY1%+2)1EVMIOI430*0-)8 %PEMR631)= Secrétaire d’édition 'PEMVI+%9+%-2 Comité de lecture &IVREVH%2(6)7 95%1'EREHE 1EYVMGI%=1%6( 1EMWSRHIW7GMIRGIWHIP´,SQQI4EVMW  )VMG&%-00=,IVZq&%6)00- 2MGI(MVIGXMSRHIPE'YPXYVI %VREYH&%683031)-4MIVVI=ZIW &)%96)4%-6)%RRI&63+-2-.IER4MIVVI(%62-7%RRI0EYVI(94328 9RMZIVWMXqHI4EVMW-: 7SVFSRRI ,EWWIR)0%22%&- ')6)78YRMW 6SFIVX)7'%00-)6.EGUYIW*6)1)%9< 9RMZIVWMXq HI4EVMW-:7SVFSRRI /EXWYQM*9/%7%;% 9RMZIVWMXqHI8|O]| &IVREVH,)=&)6+)6 ),)77  1EVME+,%>%0- ,qPSxWI,)61%28 <EZMIV,9)8>()0)147 'EXL]1%6+%-00%2 0YMW4 1%68-2.SWITL1%68-2)88-7MPZME1%6>%+%00-:qVSRMUYI1)6-)9<.IER1EVMI1-377)' 9RMZIVWMXq4EYP:EPqV]1SRXTIPPMIV 1SRMGE13''%(ERMIP236(1%2 '2674EVMW .IER 4MIVVI4%28%0%''-6SQEMR6%-2)63 9RMZIVWMXqHI1MPER (MHMIV6)= 9RMZIVWMXqHI'SVWI  +MYWITTI6-'94)6%8- 9RMZIVWMXqHI8YVMR %PEMR69++-)63 叮 &MEKMS7%0:)1-2- 9RMZIVWMXq HI&EVM .IER'LEVPIW7'%+2)88-6EPTL7',36 Les opinions exprimées dans les articles n’engagent que leurs auteurs Les Cahiers de la Méditerranée en ligne LXXTGHPQVIZYIWSVK 'SRXEGXIVPEVqHEGXMSR 'IRXVIHIPE1qHMXIVVERqIQSHIVRIIXGSRXIQTSVEMRI 6qHEGXMSRHIW'ELMIVWHIPE1qHMXIVVERqI 9RMZIVWMXqHI2MGI7STLME%RXMTSPMW FSYPIZEVH)HSYEVH,IVVMSX&4*2MGIGIHI\ 8qP   'ELMIVW1IHMXIVVERII$YRMGIJV Soumettre une proposition d’article 0IWTVSTSWMXMSRWH´EVXMGPIWHSMZIRXsXVIEHVIWWqIWHMVIGXIQIRXkPEVqHEGXMSRHIPEVIZYIWSYW JSVQIRYQqVMUYI JSVQEX68* EGGSQTEKRqIWH´YRITVqWIRXEXMSRFMSFMFPMSKVETLMUYIHIP´EYXIYV H´YRVqWYQqIXH´YRIPMWXIHIQSXWGPqW8SYXEYXIYVEGGITXIPEQMWIIRPMKRIHIWSREVXMGPIHrW PSVWUY´MPIWXTYFPMqTEVPEVIZYI 6IZYIWSYXIRYITEVP´-RWXMXYXHIW7GMIRGIW,YQEMRIWIX7SGMEPIWHY'267 Sommaire Dossier : Les études consulaires à l’épreuve de la Méditerranée Silvia Marzagalli et Jörg Ulbert, 4VqWIRXEXMSR  Silvia Marzagalli, fXYHIWGSRWYPEMVIWqXYHIWQqHMXIVVERqIRRIWfGPEMVEKIWGVSMWqW TSYVPEGSQTVqLIRWMSRHYQSRHIQqHMXIVVERqIRIXHIP´MRWXMXYXMSRGSRWYPEMVIk P´qTSUYIQSHIVRI  Mathieu Grenet, 'SRWYPWIX§REXMSRW¨qXVERKrVIWqXEXHIWPMIY\IXTIVWTIGXMZIW HIVIGLIVGLI  Pierre-Yves Beaurepaire, 6q¾I\MSRWWYVPIW§PSMWMVW¨ERXMUYEMVIWHIWGSRWYPW  Arnaud Bartolomei, (qFEXWLMWXSVMSKVETLMUYIWIXIRNIY\WGMIRXM½UYIWEYXSYVHI P´YXMPMXqGSQQIVGMEPIHIWGSRWYPW  Ferry de Goey, 0IWGSRWYPWIXPIWVIPEXMSRWMRXIVREXMSREPIWEYXIX WMrGPI  e Bibliographie : L’histoire de la fonction consulaire jusqu’au début de la première guerre mondiale Jörg Ulbert, avec le concours de Matthias Manke et Gustaf Fryksén  Comptes-rendus Annie Duprat, 7XqTLERI0EQSXXIL’affaire Girard-Cadière. Justice, satire et religion au XVIIIe siècleTVqJEGIHI.StP*SYMPPIVSR%M\IR4VSZIRGI4VIWWIWHIP´9RMZIVWMXq HI4VSZIRGIT  Pierre Guillaume, 2MGSPEW&SYVKYMREX HMV L’invention des Midis. Représentations de l’Europe du sud, XVIIIe-XXe siècle7XVEWFSYVK4VIWWIWYRMZIVWMXEMVIWHI7XVEWFSYVK T  Maurice Vaïsse, .IER4EYP4IPPIKVMRIXXM HMV La Méditerranée en passion, Mélanges offerts à Ralph Schor4EVMW'PEWWMUYIW+EVRMIVT  Philippe Foro, (IFSVEL4EGMCorsica fatal, Malta baluardo di romanità. L’irredentismo fascista nel mare nostrum (1922-1942)*PSVIRGI0I1SRRMIV  Jérémy Guedj, 0EYVE,SFWSR*EYVIUn « Plan Marshall juif ». La présence américaine en France après la Shoah, 1944-19544EVMW%VQERH'SPMRT  Nicolas Badalassi, *VqHqVMG&S^SHistoire secrète de la crise irakienne. La France, les États-Unis et l’Irak, 1991-20034EVMW4IVVMRT  Résumés et mots clés  Les auteurs  Dossier Les études consulaires à l’épreuve de la Méditerranée 'SSVHSRRqTEV7MPZME1EV^EKEPPMIX.}VK9PFIVX Consuls et « nations » étrangères : état des lieux et perspectives de recherche Mathieu GRENET Les récents travaux consacrés à la fonction consulaire aux époques moderne et contemporaine ont indéniablement permis de clariier la généalogie, les formes et les grandes évolutions de cette institution, ainsi que d’en interroger les missions, les pratiques et les limites1. En s’eforçant de réinsérer la fonction consulaire et ses titulaires dans leur environnement social, économique et politique, ils ont également permis de penser à nouveaux frais les multiples liens qui unissent les consuls aux « nations » placées sous leur juridiction. De même que ces dernières ont souvent pu être réduites à leur seule composante négociante, l’étude de ces liens s’est longtemps trouvée phagocytée par celle des interdépendances entre monde marchand et sphère du pouvoir. Le redéploiement de cette dialectique complexe entre consuls et « nations » ne saurait pour autant se limiter à la seule remise en cause du proil marchand de ces colonies étrangères : il invite également à interroger le paradigme d’une institution consulaire comprise comme « service de l’État », en étudiant la manière dont les consuls opèrent sur le terrain dans la négociation qu’ils mènent au quotidien entre autorités locales et ressortissants « nationaux ». Bien que de manière très diférente d’un espace à l’autre (et l’on se souvient de la distinction désormais classique entre Méditerranée occidentale et Levant ottoman), l’institution consulaire se trouve en efet contrainte en permanence de composer avec les incessantes remises en cause dont elle fait l’objet, aussi bien de la part des autorités locales que de ceux dont elle est censée assurer la protection. L’action des consuls dans ce double processus de médiation ne se borne pas à la stricte mise en œuvre d’une norme métropolitaine aux dépens des pouvoirs autochtones, pas plus qu’elle ne s’abolit dans une connivence avec des « intérêts 1. Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’airmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 ; Jörg Ulbert et Lukian Prijac (dir.), Consuls et services consulaires au XIXe siècle / Consulship in the 19th Century / Die Welt der Konsulate im 19. Jahrhundert, Hambourg, DobuVerlag, 2010 ; Marcella Aglietti, Manuel Herrero Sánchez et Francisco Zamora Rodríguez (dir.), Los cónsules de extranjeros en la Edad Moderna y a principios de la Edad Contemporánea, Madrid, Ediciones Doce Calles, 2013 ; Silvia Marzagalli (dir.), Les consuls en Méditerranée, agents d’information (XVIe-XXe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. Consuls et réseaux consulaires en Europe et dans le monde méditerranéen (XVIIe-XIXe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, à paraître.  LES ÉTUDES CONSULAIRES À L’ÉPREUVE DE LA MÉDITERRANÉE marchands » dont il conviendrait par ailleurs de mieux déinir la nature comme le périmètre. Mieux, une étude ine des relations entre consuls et « nations » vient quasiment systématiquement déjouer le scénario paresseux d’une opposition front à front entre les deux, et pointe la complexité comme la ductilité des liens qui les unissent. Sans chercher d’aucune manière à en établir ici l’inventaire, nous avons choisi de proposer une brève synthèse – forcément partiale et nécessairement partielle – de cette historiographie qui, depuis une dizaine d’années, a fait des consuls une entrée par laquelle repenser non seulement les « nations » comme acteurs historiques, mais plus largement aussi la catégorie de « national ». 4VS½PWGSRWYPEMVIW L’étude des liens entre consuls et « nations » apparaît indissociable d’une tradition historiographique consistant à penser les deux comme un couple, au sein duquel les premiers constitueraient les « chefs naturels » des secondes. Il convient ici de revenir rapidement sur la constitution d’un tel binôme, à partir des deux idéauxtypes de la igure consulaire autour desquels s’est articulée la majeure partie de la production historiographique sur la question2. Le premier, celui du consul « élu » (electus), renvoie à une forme supposément primitive d’organisation des colonies marchandes : le consul electus n’était alors qu’un marchand nommé par ses pairs pour les représenter auprès des autorités locales, et trancher à l’occasion les différends susceptibles d’éclater entre eux. Autorisé à poursuivre son activité commerciale en parallèle de ses nouvelles attributions, le consul élu est ainsi supposé défendre en priorité les intérêts des marchands qui l’ont élu, plutôt que ceux d’un souverain. À l’inverse, le consul « envoyé » (missus), dont l’origine remonterait aux tentatives françaises d’institution et de stabilisation de son réseau consulaire au cours du xviie siècle, incarnerait plus distinctement une logique de service de l’État, à travers sa nomination et sa rétribution par le pouvoir, la stricte déinition de ses missions et de ses attributs par les ordonnances royales, et l’interdiction de poursuivre ses activités commerciales durant sa mandature3. Si l’on constate une prévalence croissante des consuls missi à partir de la seconde modernité, et plus encore à l’époque contemporaine, l’opposition stricte de ces deux idéaux-types se heurte aux enjeux d’une lecture plus attentive des sources. Chronologiquement, tout d’abord, puisque les consuls missi apparaissent bien avant le xviie siècle, et que les deux types de consuls ont donc cohabité durant des siècles. Mieux, cette cohabitation a parfois impliqué la coexistence (sur fond de concurrence) des deux types de représentants au sein d’un même réseau : ainsi des Pisans d’Alexandrie qui, déjà au xiiie siècle, disposent d’un consul missus 2. Sur ce point, voir Arnaud Bartolomei, « Entre l’État, les intérêts marchands et l’intérêt personnel : l’agency des consuls », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit. 3. Jörg Ulbert, « La fonction consulaire à l’époque moderne : déinition, état des connaissances et perspectives de recherche », dans Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne…, op. cit., p. 9-20, ici p. 16. CONSULS ET « NATIONS » ÉTRANGÈRES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE  venu de la « métropole », et d’un autre electus choisi localement par les résidents4 ; de même à Lyon au xvie siècle, où les négociants suisses sont représentés simultanément par des « agents de commerce » nommés par les chambres de commerce des diférentes villes suisses, et par des « syndics » désignés parmi les marchands installés sur place5. Mais ce sont surtout les pratiques et les modes opératoires de ces consuls qui viennent mettre en échec toute opposition simpliste entre electi et missi, et incitent au contraire à distinguer plus inement ce qui, dans l’action de tel ou tel agent consulaire à tel ou tel moment, procède de logiques parfois divergentes, voire contradictoires. De fait, la déconstruction de l’opposition entre ces deux grandes igures invite à interroger la distinction autrement plus puissante (et historiographiquement hégémonique) entre le service de l’État et celui des colonies marchandes installées localement. Car si l’institution consulaire dans son ensemble adopte certes au cours de l’époque moderne une forme de plus en plus centralisée et hiérarchisée, une telle inlexion ne signiie pas nécessairement une mainmise croissante de l’État sur la fonction consulaire elle-même. D’une part car il reste à mieux déinir ce que l’on qualiie d’ « État », et que les sources font apparaître comme un écheveau complexe d’intérêts, mais également d’instances, de corps et d’individus. Les historiens du réseau consulaire français le savent bien : ils ont en efet progressivement appris à mieux distinguer les prérogatives de l’administration ministérielle sous la tutelle de laquelle les consuls étaient placés, de celles d’une Chambre de commerce marseillaise au fonctionnement nettement plus corporatiste, mais dont le rôle n’en était pas moins essentiel à l’exercice de leurs activités comme à l’avancement de leurs carrières6. D’autre part, car les exemples abondent aux époques moderne et contemporaine de ces consuls freeriders qui, tout en s’intégrant pleinement (et parfois même sur plusieurs générations) à des réseaux consulaires étroitement structurés et de plus en plus centralisés, ne continuent pas moins de jouir localement d’une remarquable autonomie et de mettre leur charge au service quasi exclusif de leurs propres intérêts économiques et sociaux7. Il convient enin de tenir compte de trois autres types de situations, fréquemment mises en évidence dans la recherche récente sur la fonction consulaire. 4. Louis Dermigny, « Escales, échelles et ports francs au Moyen Âge et aux temps modernes », dans Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, t. 34, Les grandes escales, Bruxelles, Éditions de la Librairie Encyclopédique, 1974, p. 213-644, ici p. 260. 5. Marco Schnyder, « Une nation sans consul. La défense des intérêts marchands suisses à Lyon aux xviie et xviiie siècles », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit. 6. Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, Ministère des Afaires étrangères, 1997, p. 16-23. 7. Voir notamment les contributions de Pierre-Yves Beaurepaire et Silvia Marzagalli (« El consulado sueco en Marsella en el siglo XVIII : un cónsul, ¿para qué? »), Catia Brilli (« La nación genovesa de Lisboa y sus cónsules en el último cuarto del siglo XVIII ») et Klemens Kaps (« Entre el servicio estatal y los negocios transnacionales : el caso de Paolo Greppi, cónsul imperial en Cádiz (17741791) »), dans Marcella Aglietti, Manuel Herrero Sánchez et Francisco Zamora Rodríguez (dir.), Los cónsules de extranjeros…, op. cit., p. 81-94, 213-223 et 225-235.  LES ÉTUDES CONSULAIRES À L’ÉPREUVE DE LA MÉDITERRANÉE t Celles dans lesquelles un même individu se retrouve simultanément consul de plusieurs « nations » étrangères, généralement dans la même ville portuaire : alors que le cas de igure a jusqu’ici essentiellement été envisagé sous l’angle du « cumul de fonctions » de la part d’individus parfois peu scrupuleux, il conviendrait également d’en prendre la mesure en termes juridiques, et notamment lorsque de tels consuls se trouvent sollicités dans des afaires opposant des ressortissants de diférentes « nations » placées sous leur juridiction. t Les situations dans lesquelles la présence d’un consul se trouve momentanément retardée ou empêchée (par exemple en cas de décès d’un titulaire et de nomination de son successeur, la procédure pouvant prendre plusieurs mois), voire entravée par les autorités locales : c’est ainsi le cas à Bilbao et à Saint-Sébastien, où l’interdiction faite aux « nations » étrangères d’entretenir localement des consuls conduit les marchands français à n’être représentés que par de simples « députés »8. t Les situations dans lesquelles les marchands étrangers sont amenés à évoluer à l’écart de la tutelle consulaire – que ce soit du fait de leur faible nombre, d’un désintérêt de tel ou tel État pour les proits de l’économie marchande, ou plus simplement parce que ces marchands exercent dans une ville et/ou un port dont l’importance est jugée secondaire. Le fait que ces diférentes conigurations n’aient pas nécessairement pénalisé les afaires des marchands étrangers a ainsi conduit certains historiens à interroger frontalement l’eicacité même de l’institution consulaire dans la défense des intérêts marchands, voire à pointer son caractère contre-productif face à des formes plus informelles ou plus transversales d’organisation des activités négociantes (voir infra). Encore faudrait-il bien sûr mieux déinir ce que l’on qualiie ici d’« intérêts marchands », les « nations » étrangères se présentant comme des espaces socialement et économiquement hétérogènes, au sein desquels l’élément négociant ne constitue pas le seul interlocuteur de l’institution consulaire. Ce rapide tour d’horizon s’articule autour d’archétypes dont il conviendrait d’opérer une appréciation chronologique plus ine pour en saisir les mutations sur le temps long. Il permet néanmoins de prendre acte de la diversité des situations rencontrées par la recherche actuelle, et qui complexiient l’analyse classique des liens entre consuls et « nations » étrangères. À l’évidence, l’époque est révolue qui permettait d’opposer ces deux entités de manière binaire, et les historiens nous invitent désormais à les penser comme participant de dynamiques complexes qui interrogent en retour les contours mêmes de ces objets. Les « nations » étrangères, entre hétérogénéité sociale et action collective Les travaux récents autour de la fonction consulaire invitent en premier lieu à s’afranchir d’un certain paradigme du consul comme « chef » ou comme représentant de la « nation », pour mieux saisir l’étendue et la variété de ses missions. 8. Anne Mézin, Les consuls de France…, op. cit., p. 25. CONSULS ET « NATIONS » ÉTRANGÈRES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE  Outre la protection des intérêts des ressortissants de son pays contre les prétentions des autorités locales, le consul est ainsi fréquemment chargé d’assurer la juridiction contentieuse des afaires mettant en cause des « nationaux », la certiication de leurs transactions et de leurs procédures, ainsi que la collecte d’informations commerciales et politiques à l’intention du pouvoir qui les mandate comme des marchands placés sous leur juridiction. Quoique de manière plus occasionnelle, il est également amené à jouer un rôle clé dans l’encadrement des mobilités transnationales, dans la protection des minorités confessionnelles, ou encore dans les négociations diplomatiques internationales9. Prises ensemble, ces missions et attributions semblent dessiner le proil d’un personnage à la fois omniprésent et omnipotent : ce serait pourtant méconnaître les conditions mêmes dans lesquelles les consuls sont alors amenés à exercer, au sein desquelles les limites entre le « national », le « local » et l’« étranger » apparaissent extrêmement ténues. Lui-même ne jouit d’ailleurs que tardivement (la première fois en Espagne, en 1659) d’immunités qui le protègent dans l’exercice de ses fonctions, tout en le distinguant des ressortissants placés sous sa juridiction10. Plus que comme un chef, le consul apparaît donc comme un médiateur entre les diférents groupes qui gravitent dans son environnement proche, et qui échappent en grande partie aux tentatives de saisies totalisantes qu’impose le recours à une grammaire du même et de l’autre. Un second enjeu de l’historiographie actuelle consiste à interroger la structuration des « nations » étrangères, ain de mieux discerner comment elles opèrent en tant qu’ « êtres collectifs »11. L’étude classique de la structure démographique et socio-économique de ces « nations » s’enrichit ainsi des analyses en termes de réseaux ou de coalitions, permettant de mieux distinguer les dynamiques sociales et politiques en son sein12. L’analyse de l’orientaliste Volney est restée célèbre, qui, à la in du xviiie siècle, estimait que « chaque échelle [du Levant] est une coterie où règnent les dissensions, les jalousies, les haines d’autant plus vives qu’elles y sont sans distraction. Dans chaque échelle on peut compter trois factions habituellement en guerre par la mauvaise répartition des pouvoirs entre les trois ordres qui les composent, et qui sont le consul, les négociants et les interprètes »13. Il n’en reste pas moins qu’une telle lecture dissimule plus qu’elle ne révèle, en caractérisant grossièrement des conlits qui, observés « au ras du sol », mettent en jeu des oppositions et des alliances qui transcendent largement ce type de catégorisations sociales et professionnelles. Le fameux « corps de la nation » – au sein duquel se trouvent habituellement regroupés les principaux négociants étrangers de la place – n’échappe pas à la règle : la prétendue homogénéité sociale et économique 9. Jörg Ulbert, « La fonction consulaire à l’époque moderne… », art. cit. 10. Arnaud Bartolomei, « L’institution consulaire française à Cadix et en Espagne au xviiie siècle : un “modèle” ? », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit. 11. Cette notion a récemment fait l’objet d’un riche numéro thématique de la revue Tracés, dirigé par homas Angeletti et Aurélien Berlan (no 29, 2015, « L’action des êtres collectifs »). 12. Voir sur ce point les travaux désormais classiques de l’anthropologue Jeremy Boissevain, Friends of Friends : Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford, Basil Blackwell, 1974. 13. Constantin-François Volney, « Considérations sur la guerre des Turks, en 1788 », dans id., Œuvres complètes de Volney, Paris, Firmin Didot, 1843, p. 752-774, ici p. 766.  LES ÉTUDES CONSULAIRES À L’ÉPREUVE DE LA MÉDITERRANÉE de ce type d’instance ne saurait en efet faire oublier qu’il se construit fréquemment sur l’exclusion des éléments les plus modestes, et que sa prétendue représentativité se révèle donc toute relative. Rapportant les mésaventures d’un marchand français du Levant ayant refusé de se plier à la pratique majoritaire de la vente par commission14, le naturaliste et voyageur Sonnini relevait ainsi à l’extrême in du xviiie siècle qu’ « on l’a vu […] essuyer des tracasseries incroyables de la part de ses compatriotes, et n’être pas admis dans ce qu’ils appelaient le corps de la nation, titre fastueux qui paraîtra extrêmement ridicule, quand l’on saura que ce corps de nation était composé de cinq à six facteurs »15. Au cliché de « nations » indociles voire franchement rétives à l’autorité du consul, les historiens ont récemment cherché à substituer une lecture plus ine des logiques et des dynamiques qui structurent l’action collective, quitte à interroger frontalement la supposée cohérence socio-économique comme l’unanimisme de façade que donnent volontiers à voir les sources que ces mêmes corps produisent. C’est la direction que pointe par exemple Arnaud Bartolomei dans son étude du cas gaditan, lorsqu’il relève que non seulement les petits marchands français sont tenus à l’écart du « corps de la nation » jusqu’à la Révolution, mais que, au cours du xviiie siècle, ceux-ci se montrent aussi nettement plus loyaux envers le consul que ne le sont leurs plus fortunés collègues16. Une telle démarche ne saurait bien sûr nous amener à conclure à une vision irénique des rapports entre les consuls et les nationaux placés sous leur juridiction. On sait ainsi combien les « nations » étrangères se trouvent régulièrement traversées par de profonds conlits, dont une partie prend notamment comme prétexte les innombrables contentieux qui découlent de l’efort de perception des droits consulaires par les consuls ; à l’occasion, les négociants vont même jusqu’à refuser de s’acquitter de ces droits, mettant ainsi en péril le inancement de l’institution consulaire. Mais il faut également faire la part des cas qui témoignent d’un attachement de ces négociants à « leurs » consulats : c’est le cas à Cadix où, sous le Directoire, les marchands acceptent de s’appliquer de nouveaux droits consulaires ain de recruter du personnel au service d’une institution dont les services leur paraissent indispensables17. Quant aux nombreux conlits qui éclatent au tournant des xviiie et xixe siècles à Marseille et à Livourne entre d’un côté les marchands et capitaines grecs, et de l’autre les consuls ottomans nouvellement appointés dans ces villes, ils révèlent fréquemment de fortes tensions intra-communautaires. Mais s’ils portent occasionnellement sur la levée de droits consulaires dont les Grecs étaient jusqu’alors 14. À l’inverse de la vente directe, la vente par commission (ou « à la commission ») implique le recours à un marchand intermédiaire, chargé d’écouler les produits pour le compte d’un marchand en amont. 15. Charles-Sigisbert Sonnini, Voyage en Grèce et en Turquie, fait par ordre de Louis XVI, et avec l’autorisation de la cour ottomane, Paris, chez F. Buisson, 1801, p. 280. 16. Arnaud Bartolomei, « Les relations entre les négociants français de Cadix et le pouvoir : comportements collectifs et stratégies individuelles », dans Michel Bertrand et Jean-Philippe Priotti (dir.), Circulations maritimes : l’Espagne et son empire (XVIe-XVIIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 117-133. 17. Arnaud Bartolomei, « L’institution consulaire française à Cadix… », art. cit. CONSULS ET « NATIONS » ÉTRANGÈRES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE  dispensés, ils ne mènent quasiment jamais à la remise en cause de la légitimité des consuls ottomans à opérer en cette qualité18. Une fois encore, les divers exemples que nous mobilisons ici mériteraient d’être replacés dans une perspective de temps long, qui permette de saisir les inlexions de cette relation complexe entre consuls et « nations » dans la durée. On sait par exemple qu’à Cadix les négociants français prennent l’habitude, au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, de ne plus fréquenter qu’épisodiquement les assemblées de la « nation », ain de manifester leur autonomie vis-à-vis tant de la monarchie que de celui qu’ils considèrent comme son représentant local19. Est-ce pour autant suisant pour conclure à une déiance de ces négociants à l’égard du système consulaire ? Il nous semble au contraire que cela traduit la longue idélité des « nations » étrangères à des modes d’organisation et d’action collectifs dont elles ne s’émancipent que tardivement – et qui plus est de manière incomplète. Perspectives de recherche Trois grands types d’enquête ont récemment permis de dépasser une opposition entre consuls et « nations » dont on vient de souligner le caractère quelque peu artiiciel, voire analytiquement stérile. Par-delà leurs diférences, et témoignant d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire de l’institution consulaire, ces approches ont d’ailleurs en commun de s’appuyer sur la prise en compte de plus en plus systématique d’une large documentation, composée non seulement de la correspondance des consuls avec leurs autorités de tutelle, mais également des autres types de sources produites par les consulats, ainsi que des correspondances marchandes ou encore des archives des diférentes institutions dans lesquelles se trouvent représentées tout ou partie des colonies étrangères (associations, confréries, lieux de cultes, cercles de sociabilité, etc.). Un premier axe concerne l’implantation de postes et de réseaux consulaires des « nouvelles » puissances qui s’airment sur la scène internationale aux xviiie et xixe siècles. Les cas suédois, prussien, états-unien, ottoman, serbe, ionien, grec ou encore japonais ont ainsi conduit les historiens à penser l’essor et le développement de l’institution consulaire à bonne distance d’une « matrice française » – en l’occurrence colbertienne – marquée par l’action stratégique et régulatrice de l’État20. Au modèle d’une institution consulaire procédant d’une politique 18. Mathieu Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, v. 1770 v. 1840, Rome, École française de Rome, à paraître. 19. Arnaud Bartolomei, « L’institution consulaire française… », art. cit. 20. Leos Müller, Consuls, Corsairs, and Commerce. he Swedish Consular Service and Long-distance Shipping, 1720-1815, Uppsala, Uppsala Universitet, 2004 ; Jörg Ulbert, « Les services consulaires prussiens au xviiie siècle », dans Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne…, op. cit., p. 317-332 ; Gelina Harlaftis et Sophia Laiou, « Ottoman State Policy in Mediterranean Trade and Shipping, c. 1780 - c. 1820 : the Rise of the Greek-owned Ottoman Merchant Fleet », dans Mark Mazower (dir.), Networks of Power in Modern Greece. Essays in Honor of John Campbell, New York, Columbia University Press, 2008, p. 1-44 ; Erik W. Esselstrom,  LES ÉTUDES CONSULAIRES À L’ÉPREUVE DE LA MÉDITERRANÉE hyper-rationnelle des États, on peut opposer le cas du réseau prussien, dont la constitution s’opère dans la seconde moitié du xviiie siècle « au gré des demandes, de manière quasi aléatoire, sans dessein particulier », et en dépit des fortes réticences de Frédéric II 21. Entre ces deux extrêmes se déploie toute une gamme de conigurations diférentes, qui conduisent à interroger les logiques et les stratégies à l’œuvre dans la structuration des réseaux consulaires. À rebours des représentations classiques du consul comme chef et protecteur des « nationaux », de nombreuses candidatures à des charges consulaires n’apparaissent aucunement motivées par le souci de préserver les intérêts d’une quelconque colonie étrangère. On peut ainsi légitimement se demander de quelle « nation » le nommé Henry Poppe, marchand brêmois établi à Lisbonne, entend défendre les intérêts lorsqu’il se présente en 1806 – et sous la plume de son interprète grec – en qualité de « consul du pavillon ottoman »22. Trente ans plus tard, c’est avec une candeur pour le moins désarmante que le négociant niçois Jean-Pierre Mages présente à la monarchie athénienne sa candidature à un poste de consul de Grèce qu’il souhaiterait voir créé pour lui : Je dois vous avouer que je sollicite cette place non pour en retirer le moindre lucre, mais dans le seul but de proiter des mêmes avantages que trouvent chez vous les consuls des autres nations, en recevant librement livres et journaux, pouvant sortir et entrer dans l’État sans passeport, assister aux réunions, avoir libre entrée chez le gouverneur, pouvoir étendre mes rapports commerciaux avec les négociants grecs établis à Gênes, Livourne, Trieste, Marseille, et enin allier ce consulat à celui de Bavière, si la chose est possible23. Parce qu’il interroge le rôle des stratégies individuelles dans la constitution des réseaux consulaires, cet exemple vient mettre en échec une interprétation exclusivement centrée sur l’État, et nous conduit à nous demander avec Silvia Marzagalli si « les hommes au pouvoir ne suivent pas, plus qu’ils ne les commandent, les logiques négociantes »24. Or il ne fait guère de doute que si l’opposition stricte 21. 22. 23. 24. « he Consular System of Japan during the Late 19th Century », dans Jörg Ulbert et Lukian Prijac (dir.), Consuls et services consulaires…, op. cit., p. 477-484 ; Djordje Lopicic, « Les relations consulaires de la Serbie (1804-1918) », dans ibid., p. 319-328 ; Silvia Marzagalli, « Les États-Unis en Méditerranée. Modalités et enjeux d’une nouvelle présence atlantique dans la Mer intérieure », Revue d’histoire maritime, no 13, 2011, p. 71-100 ; Gerassimos Pagratis, « Le funzioni mercantili dei consoli della Repubblica Settinsulare, 1800-1807 », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit. ; Mathieu Grenet, « Pétitions marchandes autour de la fonction consulaire : la diaspora grecque et la naissance de la diplomatie néohellénique », dans ibid. Jörg Ulbert, « Les services consulaires prussiens… », art. cit., p. 329. Mathieu Grenet, La fabrique communautaire…, op. cit. Mathieu Grenet, « Pétitions marchandes autour de la fonction consulaire », art. cit. La demande relative au consulat bavarois fait suite à un accord établi en novembre 1832 entre les cours de Bavière et de Grèce, autorisant les consuls de la première à veiller sur les intérêts des sujets de la seconde. Silvia Marzagalli, « Le réseau consulaire des États-Unis en Méditerranée, 1790-1815 : logiques étatiques, logiques marchandes ? », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit. CONSULS ET « NATIONS » ÉTRANGÈRES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE  entre intérêts étatiques et marchands a fait long feu, les diférentes conigurations d’une « fabrique consulaire » à l’autre inluent profondément sur les équilibres politiques, économiques et sociaux de chaque « nation » étrangère. Un second type d’enquête recoupe le premier sur la question de la protection des intérêts marchands, en cherchant plus spéciiquement à faire la part du discours hégémonique sur l’« utilité » de l’institution consulaire25. Là où d’importants travaux ont conduit à considérer les consuls comme des acteurs essentiels de l’expansion du commerce international depuis la seconde modernité26, d’autres ont – à partir de terrains diférents – pointé l’inutilité de l’action consulaire dans la défense des intérêts marchands, et dénoncé son rôle de contrôle voire de prédation bien plus que de défense ou d’encouragement des activités marchandes27. Plus récemment, cette relecture critique du paradigme de l’utilité économique de l’institution consulaire s’est trouvée revitalisée par l’apport des travaux consacrés à la réussite des réseaux informels et des stratégies interstitielles des « petits » acteurs historiques contre l’hégémonie des grandes puissances mercantilistes. Car c’est justement l’absence de recours à l’outil consulaire qui a permis à Catia Brilli et Óscar Recio Morales d’arguer de manière tout à fait convaincante que le succès de plusieurs colonies marchandes étrangères (notamment les Génois et les Irlandais) dans l’Espagne des réformes carolines passait par des stratégies d’intégration « silencieuses » aux privilèges autochtones, plutôt que par la défense frontale de leurs privilèges « nationaux » face aux autorités locales28. Mais si l’opposition dialectique entre « diasporas silencieuses » d’une part et « nations » structurées autour d’une présence consulaire de l’autre paraît particulièrement féconde du point de vue analytique, on ne dispose pas encore d’études empiriques conséquentes sur le passage des premières aux secondes, qui permettraient d’interroger à la fois l’eicacité économique de l’institution consulaire en tant que telle, et la manière dont se recomposent les logiques communautaires autour d’elle29. Quant à l’argument avancé par Francesca Trivellato d’une contribution décisive de l’institution consulaire à l’établissement d’un climat de coniance et de procédures de sécurisation des échanges propices à l’essor du commerce international, il mériterait également d’être testé à l’aune de cette opposition, dans la mesure où les « diasporas silencieuses » pourraient avoir proité indirectement de ces bienfaits tout en 25. Pour une synthèse sur cette question, voir Arnaud Bartolomei, « Introduction », dans ibid. 26. Leos Müller, Consuls, Corsairs, and Commerce…, op. cit. ; Anne Mézin, Les consuls de France…, op. cit. 27. Jean-François Labourdette, La nation française à Lisbonne de 1699 à 1790, entre colbertisme et libéralisme, Paris, Éditions de l’EHESS, 1988. 28. Catia Brilli, « Mercaderes genoveses en el Cádiz del siglo XVIII. Crisis y reajuste de una simbiosis secular », dans Ana Crespo Solana (dir.), Comunidades transnacionales : colonias de mercaderes extranjeros en el Mundo Atlántico (1500-1830), Madrid, Ediciones Doce Calles, 2010, p. 83-102 ; Óscar Recio Morales, « Las reformas carolinas y los comerciantes extranjeros en España : actitudes y respuestas de las “naciones” a la ofensiva regalista, 1759-1793 », Hispania, vol. 72, no 240, 2012, p. 67-94. 29. Nous avons exploré ce second enjeu dans le cas grec, mais beaucoup reste à faire en la matière, en particulier dans une perspective comparatiste plus large entre diférentes « nations » étrangères ; Mathieu Grenet, La fabrique communautaire…, op. cit.  LES ÉTUDES CONSULAIRES À L’ÉPREUVE DE LA MÉDITERRANÉE conservant des marges de manœuvre supérieures aux « nations » instituées dans la conduite de leurs afaires30. Un troisième type d’enquête concerne enin la manière dont les relations entre consuls et « nations » participent d’une « fabrique du national » à l’aube de l’ère des nationalismes. Une telle problématique invite à s’émanciper plus franchement d’une caractérisation étroitement marchande des colonies étrangères, pour s’intéresser à la manière dont les consuls – à travers leurs multiples attributions, que ce soit en matière d’encadrement social, de juridiction contentieuse ou de certiication des procédures – contribuent à la formulation et à la négociation du « national ». Alors qu’une abondante littérature historique a classiquement envisagé la igure du consul comme un simple relais voire une « courroie de transmission » des ordres du pouvoir central en direction des colonies marchandes31, des travaux plus récents ont permis d’envisager la manière dont ces normes se trouvaient négociées sur le terrain par les diférents acteurs – les consuls et leurs « nationaux », bien entendu, mais également les pouvoirs locaux, les protégés et autres barataires, ou encore les ressortissants des autres « nations » étrangères. Ainsi du cas tunisien, pour lequel Christian Windler a montré comment les « interprétations divergentes des privilèges de la “nation” » ofraient à l’occasion à certains individus gravitant dans l’orbite française (protégés, négociants protestants, intermédiaires issus des minorités ethnos-confessionnelles) des marges de liberté tout à fait substantielles dont les aurait privés l’application rigoureuse des ordonnances de Marine32. En retour, ces marges de manœuvre ont pleinement participé de formulations du « national » diférentes voire concurrentes des déinitions promues par la métropole. Ce qui est vrai des protestants français dans les échelles du Levant ou de Barbarie au xviiie siècle l’est également un siècle plus tard de cette diaspora grecque dont tous les membres ne répondent pas – loin s’en faut – aux critères juridiques de nationalité mis en place par le gouvernement néohellénique33. Une fois encore, l’étude à la fois locale et comparée des tensions que ces conlits de légitimité font apparaître au sein des diférentes colonies étrangères permettrait de reformuler plus largement la question des liens entre consuls et « nations » à l’aune d’une « fabrique du national » dont la « fabrique consulaire » constitue à la fois une pièce essentielle et un observatoire de choix. 30. Francesca Trivellato, he Familiarity of Strangers : he Sephardic Diaspora, Livorno, and Cross-Cultural Trade in the Early Modern Period, New Haven et Londres, Yale University Press, 2009 (trad. fr. : Corail contre diamants. De la Méditerranée à l’océan Indien au XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 2016). 31. Dans le cas français, voir notamment Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1896 ; id., Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1911. 32. Christian Windler, « Du privilège à la souveraineté : les ressortissants français et leurs consuls dans les échelles du Levant et du Maghreb (1700-1840) », dans Claudia Moatti (dir.), La mobilité des personnes en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identiication, Rome, École française de Rome, 2004, p. 699-722, ici p. 708. 33. Mathieu Grenet, La fabrique communautaire…, op. cit.