École des Hautes Études en Sciences Sociales
Ecole doctorale de l’EHESS
Centre d’études des normes juridiques
(CENJ – Centre Yan-Thomas; UMR 8178 CNRS/EHESS)
Doctorat
Discipline : doctorat transdisciplinaire
SAMSON DAVID
LA CRISE ENVIRONNEMENTALE
(tome I).
Critique historique et philosophique
des notions de conscience écologique et
de rationalité instrumentale
Thèse dirigée par: M. Paolo NAPOLI, directeur d’études de
l’EHESS
Date de soutenance : le 22 mai 2019
Rapporteurs
Jury
1
2
3
4
1 M. Saverio ANSALDI
2 Mme. Catherine LARRÈRE
M. Saverio ANSALDI, maître de conférences (HDR) de l’Université
Reims-Champagne-Ardennes.
M. Pierre-Benoît JOLY, directeur de recherche de l’Institut national
de la recherche agronomique – Ifris.
Mme. Catherine LARRÈRE, professeur émerite de l’Université Paris-I
Panthéon Sorbonne.
Mme. Christine NOIVILLE, professeur des universités de l’Université
Paris-I Panthéon Sorbonne.
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
REMERCIEMENTS
Je tiens à exprimer ma gratitude à toutes celles et ceux qui ont participé à l’élaboration de
cette thèse, qui n’aurait pas pu être rédigée sans cette intelligence et cette empathie collective.
Je remercie en premier lieu Paolo Napoli et Marie-Angèle Hermitte, ainsi que les membres
du CENJ (Centre d’études des normes juridiques). Je remercie également l’école doctorale pour
m’avoir accordé un contrat doctoral et en général l’administration compréhensive de l’EHESS, et
en particulier Claudine Raymond du Bureau de soutenance des thèses.
Sans l’appui et la confiance inébranlable de P. Napoli et de M.-A. Hermitte, la décision
d’entamer ce doctorat n’aurait pas eût lieu. Outre l’apport théorique et les précieux conseils
fournis tout au long de ce travail, leur exemple d’ethos académique, de rigueur et d’honnêteté,
ainsi que la nature particulièrement amicale de nos rapports m’a permis de mener à bien ce
projet.
Je remercie chacun des membres du jury, Saverio Ansaldi, Pierre-Benoît Joly, Catherine
Larrère et Christine Noiville, pour avoir accepté de lire mon travail ; je leur suis d’avance
reconnaissant pour les observations et les critiques qui permettront de l’enrichir.
Je remercie l’ensemble de ma famille, mes amis, intimes ou plus éloignés, et mes
collègues : leur soutien, autant émotionnel que théorique, a été décisif. Ma gratitude ne saurait
combler ma dette envers Muriel Cahen, mes parents et mes frères et sœurs. Leur patience et leur
fidélité, leur soutien constant à tous les niveaux, la richesse des discussions, l’admiration pour la
science et la passion de la nature, de la montagne, des voyages… tout cela forme une part
intégrale de ce travail.
Je remercie aussi les différents chercheurs et professeurs que j’ai rencontré au cours de
mes études, dont Bertrand Ogilvie et Etienne Balibar qui ont supervisé deux mémoires antérieurs.
De l’école à l’université, de Toulouse à Nanterre puis à l’EHESS, beaucoup d’entre eux ont joué
un rôle important dans ma décision de m’engager dans la recherche.
Je remercie enfin l’accueil chaleureux de Hamid Ouahioune, Christine Noiville, Martin
Rémondet et de façon générale de l’ensemble du CEES du Haut Conseil des Biotechnologies, sans
lequel je n’aurai pas été témoin de la qualité des débats de cette instance.
1
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
RESUME ET MOTS CLES
Résumé
En partant de la « crise environnementale », ce travail empirique et théorique
interroge deux notions qui structurent les études environnementales et la philosophie de
la technique : la « conscience écologique » et la « rationalité instrumentale ». Il met en
œuvre une réflexion sur les rapports entre philosophie et sciences sociales et sur
l’interdisciplinarité qui caractériseraient tant la « postmodernité » que le « règne de la
technique ». Pour ce faire, il s’appuie sur des sources diverses (juridiques, politiques,
médiatiques et académiques) et plusieurs expériences d’observation participante de
dispositifs de démocratie participative (notamment au Haut Conseil des Biotechnologies).
En prolongeant la critique du paradigme d’une « Modernité réflexive », la première
partie analyse la problématisation de l’ « environnement » en France (1870-1945) et en
Allemagne (1900-1945). Cette généalogie de la gouvernementalité environnementale et
de l’expertise conduit à interroger l’opposition entre « anthropocentrisme » et
« biocentrisme » et à reconceptualiser l’idée d’une « prise de conscience
environnementale ». Nous concevrons plutôt l’ « environnement » comme un agencement
composite, variable, hétérogène et potentiellement contradictoire.
Dès lors, nous substituons au triangle conceptuel « technique-environnementModernité » un losange « technique-environnement-Modernité-nazisme ». Outre le rôle
de la technique dans l’Holocauste et le statut d’Heidegger, le nazisme conduit en effet à
s’interroger sur l’équivocité des appels à vivre « en harmonie » avec la nature et à
« maîtriser la technique » et sur l’idée qu’on pourrait déterminer un « rapport occidental
à la nature ».
Dans notre seconde partie, le commentaire d’Heidegger puis de l’école de
Francfort permet d’analyser la notion de « rationalité instrumentale » et l’idée selon
laquelle l’anthropocentrisme serait la cause de la crise environnementale. En faisant
appel tant à l’histoire de la philosophie qu’à la problématisation de cas historiques et
juridiques, nous analysons ainsi des problèmes communs à la critique de la technique et à
l’éthique environnementale, dont celui de « conversion écologique » ou d’indétermination
des techniques. Nous y traiterons en particulier du projet de démocratie technique et
environnementale et de ses limites. Il s’agit de penser autrement notre rapport à
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’environnement, aux techniques et aux sciences, mais aussi la manière dont le droit et la
politique les régulent et peuvent faire face à la crise environnementale.
Mots clés Philosophie et sciences sociales. Histoire, droit et philosophie de
l’environnement. Philosophie de la technique. Philosophie politique. Sociologie des
controverses. Biotechnologies. Démocratie participative. Démocratie technique. Ecole de
Francfort. Expertise. Heidegger. Modernité. Nazisme. OGM. Transition écologique.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ABSTRACT AND KEYWORDS
Abstract This theoretical and empirical work aims to question two concepts which
structure
environmental
studies
and
philosophy
of
technology:
“ecological
consciousness” (or “environmental awareness”) and “instrumental rationality”. In itself,
it is also a reflexion on the relations between philosophy and social sciences and on
transdisciplinarity, often considered as a central trait of “postmodernity” and of the
“rule of technology”. In order to do so, il uses various sources (legal, political, mediatics
and academics) and several experiences of participant observation to participative
democracy apparatuses (in particular at the French High Council of Biotechnologies).
By furthering the criticism of the “reflexive Modernity” paradigm, the first part
analyzes the problematization of the “environment” in France (1870-1945) and in
Germany (1900-1945). The genealogy of environmental governability and of expertise
leads to question the opposition between “anthropocentrism” and “biocentrism” and to
reconceptualize the idea of a sudden “environmental awareness”. We will rather
conceptualize the “environment” as a composite, variable, heterogene and potentially
contradictory agencement.
This will also lead us to substitue to the conceptual triangle “TechnologyEnvironment-Modernity” a four terms diamond, “Technology-Environment-ModernityNazism”. Notwithstanding the role of technology in the Holocaust and Heidegger’s
particular status, the analysis of nazism leads us to question the equivocity of calls to live
“in harmony with nature” and to “control technology” as well as the idea that we could
identify an “occidental relation to nature”.
In our second part, the commentary of Heidegger and of the Frankfurt School
allows us to analyze the notion of “instrumental rationality” and the idea that
anthrpocentrism would be the cause of the environmental crisis. Calling on history of
philosophy as well as on the problematization of historical and legal cases, we will
henceforth analyze common problems to the critique of technology and environmental
ethics, in particular the notions of an “ecological conversion” and of the indermination
of technology . We will in particular treat of the project of a technical and environmental
democracy and of its limits. The main aim of this work is henceforth to think differently
the environment, technology and sciences, but also law and politics which aims to
regulate them and thus confront the environmental crisis.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Keywords Philosophy and Social Sciences. Environmental Studies. Philosophy of
Technology. Political Philosophy. Sociology of Controversies. Biotechnologies.
Ecological transition. Expertise. Frankfurt School. GMO. Heidegger. Modernity. Nazism.
Participative Democracy. Technical Democracy.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
SOMMAIRE SIMPLIFIE
TOME I
REMERCIEMENTS..................................................................................................................... 1
RÉSUMÉ ET MOTS CLÉS .......................................................................................................... 3
ABSTRACT AND KEYWORDS .................................................................................................. 5
SOMMAIRE ............................................................................................................................. 7
TABLE DES MATIERES DETAILLEE ........................................................................................ 8
INTRODUCTION GENERALE .......................................................................................... 15
I. LA CRISE ENVIRONNEMENTALE COMME FONDEMENT DU POLITIQUE .............................. 15
II. METHODOLOGIE ET PLAN GENERAL ....................................................................... 63
PREMIERE PARTIE : LA CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE ......................... 71
INTRODUCTION : L’ECOLOGIE ENTRE ANTHROPOCENTRISME ET BIOCENTRISME ................. 73
I. LES PARCS NATURELS, ENTRE WILDERNESS ET PAYSAGE ............................................ 91
II. LES PECHERIES, UNE VIEILLE PREOCCUPATION ...................................................... 121
III. LA CHASSE ET LA PROTECTION DES OISEAUX, ENTRE NUISIBLES ET UTILES ................. 129
IV. L’INVENTION DE LA POLICE PHYTOSANITAIRE....................................................... 145
V. LE REGIME DES INSTALLATIONS CLASSEES ET LA POLLUTION DE L’AIR ...................... 185
VI. PEUT-ON GENERALISER A PARTIR DU CAS FRANÇAIS ? ............................................ 199
VII. LE NAZISME, MOMENT INCONTOURNABLE DU DEBAT SUR LA TECHNIQUE ET
L’ENVIRONNEMENT ................................................................................................ 203
VIII. CONCLUSIONS : LE GRAND RECIT DE L’EMERGENCE DE LA CONSCIENCE ECOLOGIQUE 261
TOME II
SECONDE PARTIE:
LA RATIONALITÉ INSTRUMENTALE .............................. 305
INTRODUCTION : LE CONSTRUCTIVISME THEORIQUE .............................................. 307
I. DE L’ENVIRONNEMENT COMME FONDEMENT A L’ECOLOGIE COMME VALEUR ................ 339
II. HEIDEGGER ENTRE POLITIQUE ET ETHIQUE DE LA TECHNIQUE ................................... 377
III. LA CRITIQUE DE FRANCFORT FACE A LA « TECHNOCRATIE » .................................... 567
IV. LE DROIT ET LES TECHNIQUES ............................................................................ 677
CONCLUSION : SCIENCE ET POLITIQUE ................................................................. 765
L’ENVIRONNEMENT ENTRE AGENCEMENT ET IDEOLOGIE .............................................. 765
LA DISSOLUTION DE LA COUPURE ENTRE RAISON PURE ET PRATIQUE .............................. 778
TABLE DES ABREVIATIONS ................................................................................................ 795
INDEX .................................................................................................................................... 796
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................... 811
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
TABLE DES MATIERES DETAILLEE
REMERCIEMENTS ..................................................................................................................... 1
RÉSUMÉ ET MOTS CLÉS ........................................................................................................... 3
ABSTRACT AND KEYWORDS .................................................................................................. 5
SOMMAIRE SIMPLIFIE ........................................................................................................ 7
TABLE DES MATIERES DETAILLEE ........................................................................................ 8
INTRODUCTION GENERALE ................................................................................. 15
I. LA CRISE ENVIRONNEMENTALE COMME FONDEMENT DU POLITIQUE.......... 15
I. 1 DEMONSTRATION ........................................................................................................... 15
I.1.a Principe d’économie et méthode positiviste ..................................................................... 16
I.1.b L’absence de fondement et l’a priori historique ............................................................... 18
I.1.c Les objections de fait : climatoscepticisme et résignation ............................................... 23
I.1.d L’objection misanthrope .................................................................................................. 24
I.1.d.i La polémique sur la deep ecology ....................................................................................... 26
I.1.d.ii Ecocentrisme et libération animale ................................................................................... 28
I.1.d.ii.1 Næss : un écocentrisme humaniste ?......... ................................................. ………….28
I.1.d.ii.2 L’anti-spécisme : un anti-humanisme anthropocentrique ? .................................... 30
I.1.d.ii.3 L’objection hyperbolique et la critique néo-luddiste ............................................... 31
I.1.e L’objection transhumaniste .............................................................................................. 33
I.1.f Les objections théoriques .................................................................................................. 38
I.1.f.i Les notions de fondement et de principe ............................................................................ 39
I.1.f.ii Fondation et constructivisme de Hobbes ........................................................................... 40
I.1.f.iii Le « principe responsabilité » ............................................................................................ 44
I.1.f.iv Fondement et principe de légitimité : Hobbes contre les autres ...................................... 46
I.1.f.v Le « raisonnement apocalyptique » .................................................................................... 47
I.1.f.vi L’apocalypse théorique et pratique ................................................................................... 52
I.1.f.vii L’objection optimiste et le scepticisme envers « l’apocalypse ». ..................................... 54
I.1.f.viii Le passage du constat au fondement............................................................................... 56
I.1.f.ix La complexité de la crise (droit des femmes)..................................................................... 57
I.1.f.x L’objection démocratique et pragmatique ......................................................................... 59
I.2 DE L’IMPORTANCE D’UN FONDEMENT OBJECTIF........................................................... 60
II. METHODOLOGIE ET PLAN GENERAL ............................................................ 63
PREMIERE PARTIE : LA CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE ...... 71
INTRODUCTION : L’ECOLOGIE ENTRE ANTHROPOCENTRISME ET BIOCENTRISME............ 73
I.1 L’EMERGENCE ALLEGUEE D’UNE « CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE » : LES
ANNEES 1970 ............................................................................................................................ 80
I.1.a Du Printemps silencieux au sommet de Rio ..................................................................... 80
I.1.b L’écologie politique, un nouveau mouvement social....................................................... 82
I.1.c Les Etats se mobilisent ..................................................................................................... 84
I.2 LA PREHISTOIRE DE L’ECOLOGIE ? ............................................................................... 87
I. LES PARCS NATURELS, ENTRE WILDERNESS ET PAYSAGE ...............................91
I.1 LES PREMIERS PARCS ..................................................................................................... 91
I.1.a La mise en réserve de la nature et la protection des entités discrètes et individuelles ..... 91
8
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.b La création des premières réserves et associations en France .......................................... 94
I.1.c Les colonies, un terrain d’expérimentation....................................................................... 97
I.1.d Un bilan contrasté ............................................................................................................. 99
I.2 WILDERNESS ET PAYSAGE ............................................................................................ 100
I.2.a La wilderness entre le sauvage et le domestique ............................................................ 101
I.2.a.i La wilderness chez Aldo Leopold ....................................................................................... 102
I.2.a.ii Le concept de wilderness aujourd’hui .............................................................................. 107
I.2.a.iii Des terres incultes ou la wilderness renversée ............................................................... 108
I.2.b Le paysage entre l’art et l’automobile ........................................................................... 109
I.2.b.i Hegel et le paysage ........................................................................................................... 110
I.2.b.ii Accéder au paysage par l’automobile ? ........................................................................... 111
I.2.c Un paysage plus ou moins anthropisé ............................................................................ 113
I.2.c.i Landschaft, Urlandschaft, Naturlandschaft, Kulturlandschaft… ....................................... 114
I.2.c.ii De l’art à la géographie, mutations d’un concept ............................................................ 116
I.3 CONCLUSIONS ............................................................................................................... 117
II. LES PECHERIES, UNE VIEILLE PREOCCUPATION ....................................... 121
II.1 LES PECHERIES AVANT 1945, ENTRE SCIENCE ET DROIT INTERNATIONAL ..................... 122
II.2 APRES 1945 : LA REDECOUVERTE DE L’ENVIRONNEMENT ? .......................................... 125
II.3 UN PROBLEME DE CONSCIENCE OU D’ACTION ? ............................................................ 127
III. LA CHASSE ET LA PROTECTION DES OISEAUX, ENTRE NUISIBLES ET UTILES 129
III.1 LES OISEAUX SAUVAGES PRIS DANS LE DROIT FRAGMENTE DE LA CHASSE ............. 133
III.2 DE LA LOI DE 1888 A LA CONVENTION DE 1902 ....................................................... 136
III.2.a Rétablir l’équilibre de la nature : la loi de 1888........................................................... 136
III.2.b La Convention de 1902 et les techniques « traditionnelles » de chasse ...................... 138
III.3 CONCLUSION PARTIELLE .......................................................................................... 140
III.3.a Anthropocentrisme et écocentrisme ............................................................................. 140
III.3.b Lutte biologique ou chimique ? ................................................................................... 141
IV. L’INVENTION DE LA POLICE PHYTOSANITAIRE ........................................ 145
IV.1 DU PHYLLOXERA A L’ARSENIC .................................................................................. 146
IV.1.a L’hygiénisme ........................................................................................................... 146
IV.1.b L’arsenic, une substance polyvalente et persistante .................................................... 149
IV.2 L’ORGANISATION DE LA POLICE PHYTOSANITAIRE DU XIXE SIECLE A VICHY ....... 152
IV.2.a L’obligation d’échenillage ........................................................................................... 153
IV.2.b La crise du phylloxéra (1878-1888) ............................................................................ 155
IV.2.c La loi de 1888 et l’institutionnalisation d’une police phytosanitaire ........................... 156
IV.2.d Vichy : la lutte phytosanitaire permanente .................................................................. 159
IV.2.e Contrôle et traçabilité des substances toxiques ............................................................ 160
IV.2.e.i La loi sur la santé publique de 1902 ................................................................................ 161
IV.2.e.ii Le décret de 1916 sur les substances vénéneuses ......................................................... 162
IV.2.e.iii Notes pour une généalogie de la traçabilité ................................................................. 166
IV.2.e.iv D’un contrôle hygiéniste à un contrôle de l’efficacité .................................................. 167
IV.3 UNE POLICE PHYTOSANITAIRE MONDIALE ............................................................... 173
IV.3.a Libre échange et surveillance phytosanitaire : la Convention internationale de
protection des plantes de 1929 ................................................................................................ 173
IV.3.b La Convention internationale de protection des plantes aujourd’hui .......................... 174
9
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.4 CONCLUSIONS SUR LES PESTICIDES, LES INSECTES ET LES OISEAUX ....................... 175
IV.4.a Il faudrait que « les cultivateurs se liguassent » .......................................................... 175
IV.4.b Destruction de la nature ou rétablissement de son équilibre ? .................................... 178
IV.4.c Naissance de l’expertise : la police phytosanitaire ...................................................... 179
V. LE REGIME DES INSTALLATIONS CLASSEES ET LA POLLUTION DE L’AIR .. 185
V.1 LES INSTALLATIONS CLASSEES : LE BOURGEOIS COMME ENTREPRENEUR...................... 187
V.2 LA LOI CORNUDET : LE BOURGEOIS COMME CONSOMMATEUR ...................................... 191
V.3 LA POLLUTION ENTRE POELES ET USINES ...................................................................... 192
V.4 DE LA LOI MORIZET A LA LOI DE 1961 .......................................................................... 193
V.5 UNE INERTIE EXPLIQUEE DES 1899 ............................................................................... 196
V.6 CONCLUSIONS ............................................................................................................... 197
V.6.a Smog et air pur ou l’aménagement du territoire ........................................................... 197
V.6.b Quelques « taches délébiles » sur le territoire ? ........................................................... 198
VI. PEUT-ON GENERALISER A PARTIR DU CAS FRANÇAIS ? ............................ 199
VII. LE NAZISME, MOMENT INCONTOURNABLE DU DEBAT SUR LA
TECHNIQUE ET L’ENVIRONNEMENT .................................................................. 203
VII.1 LA QUESTION ALLEMANDE, ENTRE ENVIRONNEMENT, TECHNIQUE ET MODERNITE . 203
VII.1.a La singularité du nazisme........................................................................................... 203
VII.1.b Le nazisme et l’environnement : présentation générale du débat .............................. 206
VII.2 DE L’EMERGENCE DU NATURSCHUTZ A SON INTEGRATION INSTITUTIONNELLE
ET AU TOURNANT RACIALISTE DE L’HEIMATSCHUTZ ............................................................ 211
VII.2.a Le Naturschutz de la fin du XIXe siècle à 1914 ......................................................... 211
VII.2.b Le Naturschutz sous la République de Weimar ......................................................... 217
VII.3 LES NAZIS ENTRE UTOPIE RURALISTE,MODERNISME REACTIONNAIRE ET POST-INDUSTRIALISME. 220
VII.3.a Le losange Technique-Modernité-Environnement-Nazisme ..................................... 222
VII.3.b Les nazis, « modernistes » ou « réactionnaires » ? .................................................... 226
VII.3.c Les réalisations concrètes de la « politique nazie sur l’environnement » .................. 229
VII.3.c.i L’aménagement du territoire et la loi de protection sur la nature de 1935 .................. 229
VII.3.c.ii L’Autobahn ou le triomphe de la « technique allemande » .......................................... 234
VII.3.c.iii La pitié et la cruauté : les animaux sous le nazisme ..................................................... 239
VII.3.c.iv Au sujet de la Volksgemeinschaft, du Lebensraum et du Generalplan Ost.................. 242
VII.3.c.v L’agriculture biodynamique et l’influence anthroposophique sur le nazisme.............. 246
VII.4 LE BILAN ENVIRONNEMENTAL DU NAZISME ............................................................ 248
VII.4.a « Bilan environnemental » et « potentiel environnemental »..................................... 248
VII.4.b De l’Amazonie au Sahara : impacts internationaux des politiques environnementales .. 250
VII.4.c La responsabilité du nazisme dans l’accélération du « thanatocène » ....................... 253
VII.4.d Le mythe de l’harmonie aryenne avec la Nature ....................................................... 254
VII.4.e Un débat citoyen, plutôt que d’historiens .................................................................. 258
VIII. CONCLUSIONS (1E PARTIE) : LE GRAND RECIT DE L’EMERGENCE DE
LA CONSCIENCE ECOLOGIQUE .......................................................................... 261
VIII.1 WILDERNESS, PAYSAGE, PRIMITIVISME ...................................................................... 264
VIII.2 LA MODERNITE ET LE PROGRESSISME CONTRE LA NATURE ? .................................... 268
VIII.3 L’ANTHROPOCENTRISME ET L’UTILITARISME FACE A LA PATRIMONIALISATION DU PAYSAGE 272
VIII.4 LE MYTHE DE L’EMERGENCE DE L’ECOLOGIE ............................................................ 275
VIII.5 UNE CONSCIENCE SCINDEE ....................................................................................... 277
10
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VIII.6 L’INVENTION DE L’ENVIRONNEMENT COMME CATEGORIE JURIDICO-ADMINISTRATIVE . 279
VIII.7 L’ENVIRONNEMENT COMME AGENCEMENT FLUCTUANT ........................................... 296
VIII.8 SYNTHESE ................................................................................................................ 300
SECONDE PARTIE (T. II) : LA RATIONALITÉ INSTRUMENTALE.... 305
INTRODUCTION : LE CONSTRUCTIVISME THEORIQUE ............................ 307
I.1 PREOCCUPATIONS ENVIRONNEMENTALES .................................................................. 307
I.2 THEORIE, SOCIETE, IDEOLOGIE ................................................................................... 311
I.2.a Théorie, droit et société .................................................................................................. 312
I.2.b Sociologie et philosophie ............................................................................................... 315
I.2.c Transversalité, transdisciplinarité et agencements.......................................................... 318
I.3 L’EXPLOITATION DE LA NATURE ENTRE CONDORCET ET MARX ............................... 320
I.3.a Les deux voies de la Modernité ...................................................................................... 322
I.3.b La bestialisation et la mécanisation de l’homme ............................................................ 324
I.3.c Le machinisme et la fin du travail .................................................................................. 328
I.3.d L’exploitation de la nature chez Marx ............................................................................ 331
I.3.e La rationalité instrumentale et l’Etat comme machine ................................................... 333
I. DE L’ENVIRONNEMENT COMME FONDEMENT A L’ECOLOGIE COMME VALEUR . 339
I.1 LA QUESTION MORALE ................................................................................................. 340
I.1.a Le caractère épistémique, politique et moral du concept d’agencement ........................ 340
I.1.b Raisons publiques au HCB ............................................................................................. 341
I.1.c Ecologie scientifique et politique ................................................................................... 342
I.2 FONDEMENT, VALEURS ET CRITERES D’EVALUATION................................................. 344
I.2.a Le passage du fondement à la valeur .............................................................................. 345
I.2.b Les valeurs auto-contradictoires ..................................................................................... 346
I.2.c Les différents critères d’évaluation................................................................................. 347
I.3 FONDER LA DEMOCRATIE ENVIRONNEMENTALE ........................................................ 350
I.3.a La démocratie environnementale et technique ............................................................... 352
I.3.b Hegel et la Charte de l’environnement ........................................................................... 354
I.4 DE L’ENVIRONNEMENT A LA TECHNIQUE .................................................................... 359
I.4.a Les agencements onto-anthropologiques ........................................................................ 359
I.4.b L’autonomie de la technique .......................................................................................... 360
I.4.b.i L’hétérogénéité des appels à « maîtriser la technique » .................................................. 361
I.4.b.ii Mitterrand et la sédimentation des couches ................................................................... 364
I.4.b.iii La rationalité de la guerre froide ..................................................................................... 366
I.4.b.iv La critique d’Arendt ......................................................................................................... 370
I.4.b.v L’engrenage de Cuba ........................................................................................................ 370
I.4.b.vi L’Etat face à Deep Blue .................................................................................................... 374
II. HEIDEGGER ENTRE POLITIQUE ET ETHIQUE DE LA TECHNIQUE .............. 377
II.1 HEIDEGGER, PENSEUR DE LA TECHNIQUE ?............................................................... 377
II.1.a Penser la technique ou son essence ? ............................................................................ 377
II.1.b L’influence d’Heidegger et la polémique sur l’eugénisme entre Sloterdijk et Habermas .. 381
II.1.c Heidegger critique-t-il la technique ? ............................................................................ 383
II.2 LIRE HEIDEGGER........................................................................................................ 387
II.2.a Méthode et controverses ................................................................................................ 388
11
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.2.a.i Le principe d’autonomie du texte, la signification et le « vouloir-dire » ......................... 388
II.2.a.ii L’idéologie, la philosophie et la technique ...................................................................... 390
II.2.b Pour une lecture contextuelle ....................................................................................... 396
II.2.b.i Le modernisme réactionnaire et le nazisme .................................................................... 396
II.2.b.ii E. Kapp et Erewhon : l’anthropologie de la technique .................................................... 399
II.2.c Trois conceptions heideggériennes de la technique ..................................................... 402
II.3 HEIDEGGER ET LE MODERNISME REACTIONNAIRE.................................................... 404
II.3.a La technique, l’esprit et le démonique .......................................................................... 404
II.3.a.i Le « démonisme » de la technique .................................................................................. 405
II.3.a.ii Carl Schmitt transhumaniste ? ........................................................................................ 407
II.3.a.iii Carl Schmitt et le télégramme Kennan de 1946-47 ....................................................... 411
II.3.a.iv Retour à l’Introduction… et analyse des discours de 1934............................................. 412
II.3.b Une métaphysique de la guerre froide ? ....................................................................... 414
II.3.b.i La « voie allemande » vers la technique .......................................................................... 414
II.3.b.ii La technique et l’Occident............................................................................................... 417
II.3.b.iii Diagnostiquer la mondialisation, de Heidegger à la société de la connaissance ........... 419
II.3.b.iv Les cours sur Nietzsche ou l’apologie de la technique ................................................... 427
II.3.c La critique du logos, entre technosciences, anthropocentrisme et artisanat ................ 431
II.3.c.i Une auto-justification auto-accusatoire ........................................................................... 432
II.3.c.ii Le renvoi à « L’époque des « conceptions du monde » » ............................................... 433
II.3.c.iii La déchéance du logos en logique .................................................................................. 433
II.3.c.iv Une pseudo-apologie de l’artisanat ? ............................................................................. 441
II.3.c.v La chose, l’artisanat et la différence ontologique ........................................................... 444
II.3.c.vi Heidegger face à l’« idéalisme » de la science ............................................................... 452
II.3.d Conclusions: technique et « nihilisme » ....................................................................... 454
II.3.d.i Le nihilisme de l’Occident : de Heidegger au XXIe siècle .................................................. 456
II.3.d.ii Le nihilisme est-il catastrophique ?................................................................................. 462
II.3.d.iii Technique, extermination, mythologie .......................................................................... 467
II.3.d.iv L’Holocauste et le progrès, ou Sade et les techniques................................................... 475
II.4 L’APRES-GUERRE : DU GESTELL A L’AUTRE USAGE DE LA TECHNIQUE .................... 485
II.4.a Le Gestell : Heidegger critique de la Modernité ? ....................................................... 486
II.4.b La vache est une usine à lait : la transformation de l’Etre et la fin de la nature ......... 491
II.4.b.i L’essence de la technique, l’intention, l’animal ............................................................... 492
II.4.b.ii Les exemples : philosophie ou sciences sociales ? .......................................................... 496
II.4.b.iii Le rejet du dualisme entre nature et artifice ................................................................. 498
II.4.b.iv Heidegger et la biologie.................................................................................................. 500
II.4.b.v La pensée face à la technique ......................................................................................... 501
II.4.c De la critique de la maîtrise à l’ « autre » usage ......................................................... 502
II.4.c.i L’abandon du projet de maîtrise de la technique ............................................................ 502
II.4.c.ii Un usage « autre » de la technique : Gelassenheit ......................................................... 509
II.4.c.iii La conversion et le transhumanisme d’Heidegger ......................................................... 516
II.4.c.iv La métapolitique, le néofascisme et la mondialisation .................................................. 522
II.4.c.v De l’autre usage des choses aux franciscains .................................................................. 527
II.5 HEIDEGGER, LA POSTMODERNITE ET LA TRANSITION ECOLOGIQUE ........................ 531
II.5.a Entre modernisme, modernisme réactionnaire et postmodernisme .............................. 533
II.5.b La philosophie, les sciences sociales et la cité .............................................................. 542
II.5.c La conversion, un modèle pour la transition écologique ?............................................ 550
II.5.d La fin de la tradition et l’inadaptation à la technique ................................................... 554
12
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III. LA CRITIQUE DE FRANCFORT FACE A LA « TECHNOCRATIE » ................ 567
III.1 INTRODUCTION .......................................................................................................... 567
III.1.a La théorie habermassienne comme paradigme ........................................................... 568
III.1.b La théorie de Francfort : au-delà de la critique de la consommation......................... 571
III.1.b.i Nihilisme, ennui et révolte dans la société de consommation ....................................... 572
III.1.b.ii Francfort, la Kulturkritik et le productivisme ................................................................. 573
III.1.b.iii Francfort, l’hypostase de la technique et les sciences sociales .................................... 574
III.1.c Pour une philosophie démocratique de la technique ................................................... 576
III.2 MARCUSE ET L’EVALUATION DES TECHNIQUES ....................................................... 579
III.2.a Trois sens de la neutralité des techniques ................................................................... 580
III.2.b Le double-bind de l’évaluation des techniques ............................................................ 584
III.2.c Comment évaluer des techniques indéterminées ?....................................................... 588
III.2.c.i Des techniques sans finalité ?Big Data et nanotechnologie ........................................... 590
III.2.c.ii L’oscillation des techniques entre pôles autoritaires et démocratiques ....................... 592
III.2.c.iii Des pesticides à la Shoah : le « paradigme de l’extermination » .................................. 593
III.2.c.iv Les dispositifs techniques abstraits ............................................................................... 604
III.2.c.v L’évaluation face à l’indétermination ............................................................................. 606
III.2.c.vi Le critère de « techno-diversité » .................................................................................. 606
III.2.c.vii La géo-ingénierie : un cas d’évaluation......................................................................... 607
III.2.c.viii Des techniques ambivalentes ...................................................................................... 608
III.2.c.ix L’élaboration des critères d’évaluation axiologique ...................................................... 609
III.3 L’OPERATIONNALITE DES SCIENCES ........................................................................ 609
III.3.a L’opérationnalité, un critère de modernité ?............................................................... 610
III.3.a.i L’image de la science antique comme contemplation .................................................... 610
III.3.a.ii Marcuse et la distinction entre science moderne et antique ........................................ 612
III.3.a.iii La nostalgie de la science « désintéressée » ................................................................. 613
III.3.b L’opérationnalité, un concept monolithique ................................................................ 617
III.3.b.i Le privilège de la physique .............................................................................................. 617
III.3.b.ii Machines molaires et entités moléculaires.................................................................... 619
III.4 CONTROLER LA RATIONALITE INSTRUMENTALE PAR LA RATIONALITE
COMMUNICATIONNELLE ?..................................................................................................... 624
III.4.a Lecture de La Technique et la science comme « idéologie » ...................................... 626
III.4.a.i La solidarité entre le décisionnisme et la technocratie................................................... 626
III.4.a.ii Les sphères du social et la distinction entre technique et politique .............................. 628
III.4.a.iii Domination et conditionnement ................................................................................... 630
III.4.a.iv Conclusion provisoire .................................................................................................... 634
III.4.b La « démocratie technique » : encadrer la technique par la politique ? .................... 634
III.4.b.i Le double projet d’une « démocratie technique » chez Habermas ................................ 635
III.4.b.ii Conditionnement et gouvernementalité : le soja OGM................................................. 639
III.4.b.iii Habermas et le « coup d’Etat permanent » de la science............................................. 645
III.4.b.iv Technique, automation et rationalité instrumentale.................................................... 646
III.4.b.iv.1 De la rationalité instrumentale à la rationalisation........................................... 646
III.4.b.iv.1.1 De Kant à Habermas, une neutralisation et une institutionnalisation de
l’impératif hypothétique .................................................................................................... 646
III.4.b.iv.1.2 La rationalisation du travail, préalable de l’automatisation .......................... 651
III.4.b.iv.1.3 La rationalisation comme fragmentation du social et bureaucratisation ...... 652
III.4.b.iv.2 Rationalisation et sphères sociales dans la Théorie de l’agir communicationnel......... 655
III.4.b.iv.2.1 De la « pensée mythique » au consommateur .............................................. 656
13
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.4.b.iv.2.2 Modes de rationalisation et sphères sociales ................................................ 658
III.4.b.iv.2.3 Normes techniques et délibératives .............................................................. 665
IV. LE DROIT ET LES TECHNIQUES .................................................................. 677
IV.1 LE PARADIGME HABERMASSIEN FACE A LA TRANSITION ECOLOGIQUE ................... 677
IV.1.a Habermas et la participation: les années 1970 ............................................................ 677
IV.1.b Eviter une nouvelle « guerre froide » .......................................................................... 680
IV.1.c Ré-évaluer Habermas .................................................................................................. 684
IV.2 LES APORIES DE LA TOLERANCE OU L’IMPOSSIBILITE DU DEBAT ETHIQUE ............ 687
IV.2.a L’opposition entre la théorie économique et la théorie politique ............................... 688
IV.2.b Le décisionnisme paradoxal de Rawls et d’Habermas ................................................ 689
IV.2.b.i Quatre (ou cinq) conceptions de la tolérance ................................................................ 690
IV.2.b.ii La valorisation du pluralisme irréductible des valeurs .................................................. 691
IV.2.b.iii L’adhésion sincère à la démocratie face à l’intolérable ................................................ 694
IV.2.b.iv Fonder la délibération sur l’impossibilité de délibérer ................................................. 696
IV.2.b.v Le clivage entre science et politique, cause de l’impossibilité de délibérer ? ............... 698
IV.3 L’EVALUATION POLITIQUE ET JURIDIQUE DES TECHNIQUES ................................... 700
IV.3.a Mettre en perspective les techniques : de la CNIL à l’agriculture .............................. 703
IV.3.b L’évaluation au Haut Conseil des Biotechnologies..................................................... 709
IV.3.b.i La genèse du HCB et le nouveau régime d’objectivité ................................................... 709
IV.3.b.ii La composition du HCB : porteurs d’intérêts et idéologie ............................................. 719
IV.3.b.iii L’ingénierie économico-politique de la coexistence : un modèle débattu ................... 722
IV.3.b.iv Entre casuistique et évaluation holistique .................................................................... 726
IV.3.b.v Dossiers d’importation................................................................................................... 728
IV.3.b.vi Les œillets transgéniques : quelle évaluation éthique ? ............................................... 731
IV.3.c Transgenèse et mutagenèse : le droit entre nature et artifice...................................... 749
IV.3.c.i L’arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018................................................................................ 753
IV.3.c.i.1 Conséquences juridiques immédiates .................................................................. 754
IV.3.c.i.2 Safe food et « technique traditionnelle » ............................................................. 755
IV.3.c.i.3 Droit, temps, technique et nature ........................................................................ 759
CONCLUSION : SCIENCE ET POLITIQUE.................................................... 765
L’ENVIRONNEMENT ENTRE AGENCEMENT ET IDEOLOGIE ................................... 765
LA DISSOLUTION DE LA COUPURE ENTRE RAISON PURE ET PRATIQUE ................. 778
TABLE DES ABREVIATIONS ............................................................................................ 795
INDEX ................................................................................................................................... 796
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 811
Articles et ouvrages .............................................................................................................. 811
Films
.......................................................................................................................... 842
Presse (y compris historique) ............................................................................................... 843
Presse scientifique y compris historique (Nature, etc.) ........................................................ 848
Débats politiques et scientifiques au JORF .......................................................................... 850
Textes réglementaires & arrêts ............................................................................................. 851
14
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
INTRODUCTION GENERALE
I. LA CRISE ENVIRONNEMENTALE COMME
FONDEMENT DU POLITIQUE
La crise environnementale constitue le problème fondamental pour l’humanité du XXI e
siècle : y répondre conditionne l’ensemble des autres questions qu’elle doit affronter. Dans la
mesure où la philosophie peut encore espérer fonder son discours et viser l’universel, cet
énoncé constitue son point de départ. A une époque où la possibilité même d’un fondement
est mise en doute, il possède une valeur d’universalité plus forte que n’importe quel
fondement idéaliste ou transcendantal. Il constitue en effet le seul et unique axiome qui puisse
être reçu par l’ensemble des êtres humains : tout autre postulat, portant par exemple sur la
conscience, la raison ou le réel succombe sous les coups de la critique anthropologique. Bien
que fondé sur le constat empirique selon lequel « il y a une crise environnementale », cet
énoncé en est distinct : il affirme la nécessité, de droit, de reconnaître la vérité et l’importance
de ce constat et d’en tirer les conséquences théoriques et pratiques. On ne peut donc lui
opposer aucun contre-exemple : le climatoscepticisme, l’indifférence, la résignation ou le
cynisme sont impuissants à remettre en cause ce fondement nécessaire de la réflexion
théorique et pratique. On est ainsi face au paradoxe d’un fait qui constitue l’unique fondement
a priori et universel pour une philosophie et une époque dont tous les autres fondements
semblent avoir été irrémédiablement minés. Cela reste vrai, quelles que soient les raisons par
lesquelles on prétend expliquer cette « crise des valeurs » diagnostiquée sous le nom de
« nihilisme » et même si l’on remet en cause la légitimité de ce diagnostic. La crise
environnementale constitue donc le seul fondement possible pour la philosophie politique et
morale.
I. 1 DEMONSTRATION
On abrègera par « l’énoncé de l’anthropocène » l’énoncé selon lequel « la crise
environnementale constitue le problème fondamental pour l’humanité du XXIe siècle : y
répondre conditionne l’ensemble des autres questions qu’elle doit affronter ». En tant que la
« crise environnementale » est constituée en fondement du politique et que donc cet énoncé,
portant sur l’ « anthropocène », constitue le fondement de la philosophie politique et morale,
« l’énoncé de l’anthropocène » ne revient pas à dire, comme le fait le discours écologique
ou/et environnementaliste, que l’environnement est important voire fondamental. Nous
essaierons ici, au sens strict, de constituer cet énoncé du langage vernaculaire comme
fondement du politique et de la philosophie – ou d’en faire un méta-énoncé. En outre, cette
15
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
abréviation ne préjuge ni des débats qui entourent la notion d’anthropocène, ni ne devrait
mener à penser qu’ « anthropocène » et « crise environnementale » sont des concepts
identiques. En effet, l’anthropocène en tant que tel – ou les discours et les controverses qui
l’entourent1 – ne constitue pas, en tant que tel, l’objet de notre travail, bien que ce concept soit
lié, dès l’origine, à la question philosophique de la « fin de la nature » qu’on interrogera, de
même que la contemporanéité de la « crise environnementale ». Comme nous l’expliquerons
lors du commentaire détaillé de notre plan, nous déploierons la complexité de cette crise à
travers l’analyse de deux notions majeures, tant sur le plan philosophique qu’historique,
sociologique ou juridique, à savoir la « conscience environnementale » (1e partie) et la
« rationalité instrumentale » (2e partie). Pour l’instant, nous essaierons de montrer pourquoi et
comment « l’énoncé de l’anthropocène » peut et doit être constitué en tant que fondement du
politique et de la philosophie politique. Cet essai de fondation nous amènera à évoquer la
complexité de la crise environnementale, à présenter un certain nombre de thématiques que
nous aborderons en problématisant ces deux notions ainsi qu’à introduire notre perspective
méthodologique et théorique. Nous indiquerons ainsi le cadre dans lequel s’insère notre
recherche : la complexité de la crise justifie à la fois le choix de notre fil rouge – les deux
concepts de « conscience environnementale » et de « rationalité instrumentale » –, notre
approche transdisciplinaire qui tente une mise en dialogue de la philosophie et des sciences
sociales, et la problématisation d’un certain nombre de cas et de thèmes apparentés, ce qui
permet d’éviter de basculer dans la simplification ou la généralisation abusive.
I.1.a PRINCIPE D’ECONOMIE ET METHODE POSITIVISTE
Notre démonstration suit une méthode philosophique stricte, ce qui n’exclut pas, au
contraire, qu’elle n’ait des conséquences politiques, juridiques et économiques. Elle s’astreint
au principe d’économie. Nous ne recourons qu’en cas de nécessité aux koinai doxai, ces
convictions communes indispensables à tout discours2. Si le passage de l’ « événement
anthropocène »3, ou du fait, au constat empirique et scientifique repose sur un mélange de
sens commun ou de sentiment confus et sur un savoir scientifique élaboré, nous limiterons ce
savoir au minimum – qu’il relève des « sciences de la nature » ou des « sciences sociales ».
Nous éviterons donc les controverses en ne recourant qu’à une conjonction de bon sens et
d’un savoir minimal4 . On s’inspire ainsi de Hobbes et de Kelsen pour démontrer que la crise
1
Pour une analyse de ceux-ci, cf. en part. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement
anthropocène : La Terre, l’histoire et nous (2013; Seuil, 2016); Frédéric Neyrat, La Part inconstructible de la
Terre. Critique du géo-constructivisme (Paris: Le Seuil, 2016).
2
Aristote, Métaphysique, III, 2; Seconds Analytiques, I, 2.
3
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz , L’événement anthropocène : La Terre, l’histoire et nous (2013;
Seuil, 2016).
4
En cela, nous suivons la méthode de John Rawls (cf. par ex. Political Liberalism, 2e éd. (1993; Columbia Univ.
Press, 1996), 224 (chap. VI, §4).).
16
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnementale constitue le fondement du politique et par conséquent de la philosophie
politique et morale5. Nous montrerons que, quel que soit l’Etat, le régime ou la nature du
gouvernement, l’énoncé selon lequel « la crise environnementale constitue le problème
fondamental » qui « conditionne l’ensemble des autres questions » politiques demeure vrai –
même et surtout si cet Etat se désintéresse de l’environnement. Dans la mesure où l’intérêt de
notre démonstration est aussi pratique, on devra aussi démontrer que contrairement à ce
qu’affirme Kelsen, il est possible de lier théorie du droit (et de l’Etat, les deux concepts
désignant chez Kelsen la même chose) et philosophie politique et morale. Certes, celle-ci n’a
pas la même « objectivité », ou le même statut scientifique que la théorie du droit : il n’en
demeure pas moins qu’elle n’est pas uniquement d’ordre idéologique ou politique, ce qui,
pour Kelsen, revient à affirmer son irrationalité. On devra ainsi démontrer qu’il y a un lien
entre le fait de poser l’énoncé de l’« anthropocène » comme fondement du politique et celui
d’affirmer la cause environnementale en tant que valeur. Toutefois, on se contentera pour
l’instant de montrer que ce lien nécessaire ne conduit qu’à poser l’environnement en tant que
valeur purement formelle et générale, en restant sur un plan positiviste. Il ne s’agit pas de
démontrer que l’environnement constituerait la valeur suprême à l’aune de laquelle toutes les
autres devraient être sacrifiées – ou qu’il faudrait sauver l’environnement à tout prix. Il ne
s’agit pas non plus de démontrer que l’environnement constituerait une valeur supérieure à
celles, notamment, de la justice, de la liberté ou de la démocratie. On remarquera d’ailleurs
que – outre la formulation même de l’énoncé –, par son procédé même, cette démonstration
théorique constitue en elle-même l’affirmation d’une valeur autre que celle de
l’environnement, à savoir celle de la raison, de la logique et de la science : cette précision
pointe d’ores et déjà vers l’une des idées majeures de ce travail, mettant en cause la
distinction tranchée entre la technique et/ou des sciences qui seraient « éthiquement neutres »
d’un côté et la morale et la politique de l’autre. La question morale de la hiérarchisation des
valeurs ne sera abordée qu’après l’enquête historique menée dans notre première partie : on se
contentera ici de souligner l’impasse des théories de la délibération ou/et de la justice qui
conduisent à relativiser l’environnement.
5
A l’évidence, on s’inspire aussi de Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation
technologique (1979; Paris: Flammarion, 1990). On verra toutefois que nous divergeons de lui.
Toutefois, outre notre méthode, notre objectif et nos résultats diffèrent profondément de Jonas sur de nombreux
aspects.
17
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.b L’ABSENCE DE FONDEMENT ET L’A PRIORI HISTORIQUE
« Qu’ils nettoient le fleuve avec cet argent sale qui détruit tout, y compris leur propre futur 6. »
L’absence de fondement constitue l’un des problèmes majeurs de la philosophie du XXe
siècle. On se limitera à un rappel explicatif et simplifié7. Après la tentative
phénoménologique, qui aboutit – nonobstant Heidegger – à une « philosophie du sujet »
centrée sur le « corps propre » d’un côté et le langage de l’autre, on a cherché à fonder la
philosophie politique et morale sur l’intersubjectivité. Cela donne d’un côté Rawls, qui
présuppose la « rationalité des partenaires » et se fonde sur une théorie du choix rationnel qui
permet aux sujets de délibérer a priori (sous le « voile d’ignorance ») des principes de la
justice, et de l’autre Apel et Habermas qui élaborent une philosophie du langage et de la
délibération intersubjective. Rawls, Apel et Habermas proposent ainsi des fondements de
droit – des principes – qui reposent, en dernière instance, sur la raison, laquelle demeure, pardelà les assauts de la critique du sujet, l’instance fondatrice ultime de toute philosophie. Leur
différence d’approche consiste uniquement en ce que Rawls part d’une position originelle qui
n’est qu’une fiction théorique (le « voile d’ignorance ») tandis que l’ « éthique
communicationnelle » ou l’ « agir communicationnel » dégagent la structure transcendantale
(donc de droit) de toute délibération empirique. Bref, pour Rawls la délibération s’effectue
dans une sphère a priori fictive, tandis que pour Habermas elle a réellement lieu, dans le
cadre des institutions démocratiques et des exigences minimales que la raison impose ; ou
encore : Rawls essaie de légitimer a priori la politique, tandis qu’Habermas le fait a
posteriori, bien qu’en se fondant, lui aussi, sur une structure transcendantale (dans cette
mesure, Rawls est « plus idéaliste » qu’Habermas, puisqu’Habermas se réfère à une
délibération empirique).
L’énoncé de l’anthropocène possède une valeur d’universalité plus forte que n’importe
quel fondement idéaliste ou transcendantal. En effet, les tentatives de fondation d’Apel,
Habermas et Rawls reposent toutes sur des présupposés culturels : bien qu’elles visent
l’universel, elles exigent de partager les valeurs de la démocratie libérale mais surtout une
ontologie ou une cosmologie « occidentale » – nonobstant le choix même de la raison, que
l’on peut considérer comme étant en-deçà de la distinction entre « rationnel » et
« irrationnel » et qui fonde la philosophie contre les sophistes8. Elles s’exposent donc
6
Hayo Ha-ha-hae, cacique Pataxo, cité in Anne Vigna, « La peur des Brésiliens à l’ombre des barrages », Le
Monde, 5 février 2019.
7
Pour ce qui est de l’impossibilité de fonder les droits de l’homme, cf. Norberto Bobbio, Le futur de la
démocratie (Seuil, 2007) (en part. chap. I). Comme on le verra, notre essai de fondation (qui ne porte
qu’indirectement sur l’environnement comme valeur) mêle trois méthodes que Bobbio considère comme
distinctes et séparées : le recours au fait, à l’évidence et au consensus (chap. II, 45-47). Cf. aussi Hilary Putnam,
Le réalisme à visage humain (Paris: Gallimard, 2011).
8
Cela est explicitement affirmé pour ce qui est d’Apel et de Habermas, dans la mesure où ils en appellent à une
rationalité capable de poser des valeurs (cf. aussi Bobbio, op. cit.). Rawls, lui, partait au départ d’une théorie du
18
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
simultanément aux critiques anti-libérales ou/et anti-démocratiques et aux coups de la critique
anthropologique9. Seul l’énoncé de l’anthropocène peut, en droit, être partagé par tous les
êtres humains. Contrairement aux théories de la justice et/ou de la délibération (qu’on
abrègera par « théories démocratiques »10) nous ne partons pas de principes idéaux, mais
d’une situation factuelle et historique : la crise environnementale. On prend acte de
l’hétérogénéité culturelle qui résiste à la « mondialisation » ; même le « désir de biens
d’agrément », dit illimité11, n’est pas universel ni homogène12. En revanche, « le seul présent
collectif, c’est celui de l’état de la planète », même s’il « n’a pas la même force, la même
pertinence et la même urgence pour tout le monde »13. Notre fondation se rapproche de celles
qui prolongent la justification kantienne du cosmopolitisme14, et qui sont conscientes de la
difficulté de son implémentation15. Elle en diffère toutefois. L’essai de fonder le
cosmopolitisme sur la « globalisation » en général ne peut qu’être dérivé de la fondation
choix rationnel (TCR), qu’il considérait comme une perspective descriptive plausible de la « nature humaine ».
C’est ainsi au nom de la « rationalité des partenaires » qu’il parvenait à exclure les principes justifiant le racisme
en tant qu’ « irrationnels ». Dès lors que la TCR n’est plus considérée comme une description réaliste du sujet –
fût-ce sous « voile d’ignorance » –, cela exige de fonder la rationalité comme désirable. Rawls concèdera alors
que « la théorie de la justice comme équité prend […] son essor dans une intuition dont nous pensons qu’elle est
implicite dans la culture publique d’une société démocratique » ; par ailleurs, il refusera désormais de fonder la
justice ou ce qu’il appelle le « raisonnable » sur la « rationalité » ou la TCR. Il finit ainsi par rejoindre Kelsen,
selon qui « l’adoption d’une valeur supérieure repose toujours sur un jugement de valeur subjectif et irrationnel ».
Mais ce qu’oublie Kelsen, c’est que cela s’applique aussi au choix de la raison elle-même en tant que valeur :
même la méthode positiviste repose sur cette conviction. S’il est peut-être vrai, comme le dit Rawls, qu’on ne
pourrait dériver le « raisonnable » du « rationnel », en revanche le « rationnel » repose nécessairement sur le
choix de la raison. Le fondement de la raison est donc en-deçà de la distinction entre « rationnel » et
« irrationnel » ; ou encore la raison se fonde sur une « décision métaphysique ».
Nous interprétons et reprenons ici : Aristote, Métaphysique, livre Gamma, IV (sur les sophistes) ; E. Husserl, La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (Gallimard, 1976) (chap. I); Max Weber,
Le savant et le politique (La Découverte, 2003), 90‑91; John Rawls, Théorie de la justice (1971; Paris: Points,
1997) (§25); Political Liberalism (II, §1, en part. note p.53); « La théorie de la justice comme équité : une théorie
politique et non pas métaphysique », in Individu et Justice sociale. Autour de John Rawls, Seuil, 1988, p.288, cité
in Sylvain Dzimira, « Une critique de la théorie de la justice de John Rawls », Revue du MAUSS, no 12 (1998);
Hans Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit et Société 22, no 1 (1992): 551‑68; sur Aristote et
Habermas (et implicitement Rawls): Barbara Cassin, « Exclure ou inclure l’exception? », in L’exception dans tous
ses états (éd. Parenthèses, 2007), 13‑25.).
9
Cf. par ex. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2e éd. (2004; Folio, 2015).
10
On évoquera en particulier Habermas ainsi que Rawls, mais nous incluons dans ce terme l’ensemble des
« théories de la justice » ainsi que les travaux de toute nature portant sur la délibération et la « démocratie
participative ».
11
A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), cité in David Ricardo,
« Chap. XXXI: Des machines », in Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 3e éd. (1821) (Paris:
Flammarion, 1992), 399‑410.
12
Même Ph. Descola tend à l’ériger en désir universel, en dépit de sa connaissance des communautés autochtones
(cf. citation en exergue du cacique cité in Vigna, « La peur des Brésiliens à l’ombre des barrages »; Philippe
Descola et Nicolas Truong, « Il faut une révolution mentale », Le Monde, 31 janvier 2019.).
13
Descola et Truong, « Nuit des idées 2019 ».
14
E. Kant, « Vers la paix perpétuelle [PPP] », in Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée?
Qu’est-ce que les Lumières? (1795; GF Flammarion, 1991); Cette perspective est reprise par Habermas et U.
Beck; cf. par ex. Ulrich Beck et Catherine Halpern, « Le nouveau visage du cosmopolitisme. », Sciences
Humaines, novembre 2006.
15
Cf. entre autres Jean Baudrillard, « Violence de la mondialisation », Manière de voir, juin 2004; et les travaux
de M. Delmas-Marty, dont: Le pluralisme ordonné (Les forces imaginantes du droit, tome II) (Seuil, 2006);
Libertés et sûretés dans un monde dangereux (Seuil, 2010).
19
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
première sur « l’énoncé de l’anthropocène » et n’admet pas le même degré d’universalisation.
Certes, la « crise environnementale » s’insère dans la globalisation qui conduit au constat
kantien selon lequel « toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous »16.
Mais on écarte, pour l’instant, le « terrorisme global » ou l’interconnexion du marché global :
on ne supposera pas, comme Habermas ou Beck, que ces phénomènes soient universels et
qu’ils concernent tout le monde. Des îles Andaman à l’Amazonie, l’isolationnisme radical de
certaines tribus qui ne sont guère concernées par le « djihadisme international » et qui
refusent toutes formes d’échanges avec l’extérieur montre les limites de ce cosmopolitisme.
Celui-ci n’est que la réponse juridique nécessaire à l’extension indéfinie du capitalisme
décrite par Marx. Certes, celui-ci essaie de s’infiltrer au sein de toutes les sociétés et les
affectent toutes, d’une manière ou d’une autre. Mais « l’économisation du monde », tout
comme « l’humanisation de la nature », se heurte à un Dehors qui résiste envers et contre
tout17, comme le soulignent les défenseurs de la « nature sauvage ». De plus, le
cosmopolitisme ne se contente pas d’un constat de fait, mais affirme que la « mondialisation »
exige une réponse globale et multilatérale, ce qui est un jugement politique controversé voire
problématique, puisqu’il tend à présupposer que le multilatéralisme serait nécessairement plus
« juste » que le bilatéralisme – ce qui reste à démontrer, l’expérience de l’OMC tendant au
contraire à montrer que le multilatéralisme n’empêche pas nécessairement les grandes
puissances d’affirmer par la force leurs intérêts. Enfin, le cosmopolitisme présuppose, comme
le fait l’économie orthodoxe, que le « progrès technique » et la « mondialisation » sont
inéluctables18. Or le caractère de nécessité de ces phénomènes peut non seulement être mis en
doute, mais doit l’être, au moins en partie, si l’on veut pouvoir échapper à la crise
environnementale – la version « mature » de Habermas qui défend le cosmopolitisme
contredit ainsi le « jeune Habermas » qui rappelait sans cesse cela. En mélangeant des
phénomènes nécessaires (le réchauffement climatique) et conjoncturels (la « mondialisation »
économique ou le « terrorisme mondial »), le cosmopolitisme révèle non seulement les
présupposés culturels et ontologiques qui le fondent tout autant qu’ils fondent les « théories
démocratiques », mais aussi son caractère contradictoire puisqu’il postule simultanément
l’inéluctabilité du « progrès technique » et la nécessité de répondre à la « crise
environnementale », laquelle exige de questionner ce « progrès ». Nous devons donc réduire
le constat kantien de l’interconnexion globale des atteintes au droit à la seule question
16
Kant, « PPP », 96 (IIe section, art. 3).
On soulèvera à nouveau ce point lors de notre critique d’Heidegger.
18
Pour cette conception « orthodoxe », cf. Angus Deaton, « « Il faut une politique en faveur des consommateurs
et des travailleurs » », Le Monde.fr, 16 décembre 2017; Pour la remise en cause du caractère « naturel » de la
« globalisation »: Saskia Sassen, La ville globale. New York, Londres, Tokyo (1991; Descartes & Cie., 1996);
Saskia Sassen, La globalisation. Une sociologie (Gallimard, 2009); Donald MacKenzie, Fabian Muniesa, et Lucia
Siu, éd., Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics (Princeton Univ. Press, 2007).
17
20
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnementale afin de respecter notre principe d’économie. A lui seul, le constat
scientifique du réchauffement climatique indique une tendance nécessaire et inéluctable qu’on
ne peut que freiner et limiter, puisque les changements actuels sont l’effets d’événements
passés. Ce constat d’une tendance nécessaire est bien plus fondamental que celui portant sur
le « progrès technique » ou la « mondialisation ».
Nous posons donc un a priori historique, c’est-à-dire un fondement qui se constitue à
partir d’une situation contemporaine (la nôtre et celle de la Terre)19. Il s’agit d’abord d’un
fait : la crise environnementale – qui, en dépit de son caractère anthropique, est « naturel », si
on le compare à la globalisation des marchés ou du terrorisme. Il s’agit ensuite d’un constat
« empirique », c’est-à-dire objectif et scientifique : la reconnaissance de l’existence de cette
crise. Il s’agit enfin d’un énoncé fondamental : cette crise constitue le « problème
fondamental » duquel tous les autres problèmes (politiques) découlent. C’est ce troisième
énoncé qui constitue le fondement du politique d’une part, de la philosophie politique et
morale d’autre part. Nous faisons donc appel à la raison à un autre titre, en présupposant la
science : la philosophie ne peut faire autrement, ou alors elle bascule dans l’obscurantisme.
C’est bien pour cela qu’elle doit engager une démarche de collaboration réciproque avec les
sciences sociales. Aussi, il ne s’agit pas de fonder la science sur l’énoncé de l’anthropocène
(ce qui serait absurde) : celle-ci reçoit ses fondements ailleurs. L’énoncé de l’anthropocène
fonde le politique et la philosophie politique et morale : il ne fonde pas la science, qui relève,
sur le plan philosophique, de l’épistémologie et de la raison pure. Cela est vrai, quelle que soit
la manière dont on conçoit le travail scientifique, c’est-à-dire d’une perspective plutôt
« internaliste » (ou « idéaliste ») ou d’une perspective « externaliste » (ou « sociologique »).
Même si l’on adopte – ce qu’on fera en grande partie – le point de vue des STS (science and
technologie studies, courant représenté par B. Latour, M. Callon, Sh. Jasanoff, etc.) qui
conduit à insister sur l’histoire et la sociologie des sciences, il reste que les sciences
constituent un mode de connaissance théorique, caractérisé par la méthode de la neutralité
axiologique et l’idéal d’objectivité – quand bien même celui-là serait historique20 ou que la
possibilité de rester à un plan strictement descriptif et non normatif serait remise en cause.
Cela vaut y compris si l’on adopte une perspective qui insiste sur les liens entre techniques et
19
Redevable de Foucault et d’Heidegger, « notre » a priori historique diverge évidemment de leurs formulations
(nous analyserons infra la notion heideggérienne de « principe époqual » ; pour un exposé synthétique sur
Foucault et la référence aux occurrences du terme, cf. Mohammed Chaouki Zine, « L’a priori historique et le
diagnostic de l’actualité chez Michel Foucault. », 1libertaire.free.fr, s. d.)
20
Lorraine Daston et Peter Galison, « The Image of Objectivity », Representations, no 40 (Autumn 1992): 81‑
128; Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité (Dijon: les Presses du réel, 2012); voir aussi Steven Shapin, A
Social History of Truth: Civility and Science in Seventeenth-Century England (Chicago: Univ. of Chicago Press,
1995); Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan et la pompe à air: Hobbes et Boyle entre science et politique
(Paris: La Découverte, 1993).
21
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sciences en faisant appel au concept de « technosciences »21, au cœur de la conception de
l’opérationnalité que nous exposerons à partir de l’analyse d’Heidegger et de l’école de
Francfort. Par hypothèse, un tel concept renvoie à une conception sociologique et économique
de la science, qui insiste sur les liens unissant, en particulier, la science à l’Etat d’une part, et
au capitalisme de l’autre22. Il reste que, sur le plan philosophique, la science ressort de la
théorie ou d’une raison qui, d’une manière ou d’une autre, est conçue dans le sillage de la
Critique de la raison pure, tandis que la politique et la morale relèvent d’une raison pratique
et de la faculté de juger. La remise en cause de la philosophie kantienne conduit seulement à
ré-élaborer les rapports entre ces deux modes de la raison ainsi que leur nature plutôt qu’à
dissoudre ces distinctions conceptuelles qui restent nécessaires. De même, alors que la
métaphysique, l’ontologie ou la partie « théorique » de la philosophie peuvent se permettre de
rompre avec le sens commun – y compris dans ses postulats et axiomes qui peuvent être
inspirés, par exemple, de la physique quantique ou de la théorie des cordes –, la philosophie
politique et morale, qui relève de la raison pratique, ne peut s’offrir ce luxe. Ainsi, même en
prenant en compte le débat portant sur la nature de la science et ses rapports avec la société, la
perspective philosophique exige de distinguer, sur un plan conceptuel et au moins en droit,
entre l’épistémologie et la sociologie des sciences. Dit autrement : une théorie philosophique
de la vérité ne peut être de même nature qu’une théorie de la justice, même si elle prend en
compte, à des degrés divers, la sociologie des sciences. La logique n’est tout simplement pas
de même nature que la société. En analysant les rapports entre philosophie et sciences sociales
à travers une enquête historique sur la « conscience environnementale » et une analyse
théorique de la philosophie de la technique, nous serons ainsi amenés à défendre une position
que certains jugeront paradoxale : on fera davantage que défendre le « sociologisme » ou
l’ « externalisme » inhérent au STS, puisqu’on en radicalisera les conséquences théoriques ;
mais on défendra simultanément l’autonomie de la « théorie » à l’égard du « social », c’est-àdire l’indépendance des concepts et de leur plan de construction à l’égard des représentations
subjectives (individuelles ou sociales, c’est-à-dire psychologiques ou sociologiques), et par
suite la perspective « internaliste ».
21
22
On abrègera souvent par « technosciences » bien qu’on maintienne la distinction nécessaire entre les deux.
Cf. l’exposé très clair et concis de Dominique Pestre, Science, argent et politique (Quae, 2003).
22
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.c LES
OBJECTIONS DE FAIT
:
CLIMATOSCEPTICISME ET
RESIGNATION
Revenons à nos trois énoncés : d’abord, le fait de la crise environnementale ; ensuite,
son constat « empirique », objectif et scientifique ; enfin, l’énoncé fondamental selon lequel la
crise constitue le « problème fondamental » de notre époque. Nous avons distingué le constat
« empirique », objectif et scientifique de la crise, de l’énoncé fondamental selon lequel la
crise constitue le « problème fondamental » d’aujourd’hui afin de pouvoir distinguer deux
premières objections.
La première est une objection au constat empirique : c’est le
climatoscepticisme. La seconde vise l’énoncé fondamental en minimisant cette crise : ce sont
les attitudes d’ « indifférence », de « résignation facile »23 ou de cynisme qui n’accordent pas
de reconnaissance suffisante au constat empirique. Notons que cet énoncé fondamental
constitue lui-même un constat objectif et scientifique, qui mêle sciences « naturelles » et
sciences sociales – tandis que le premier ne repose que sur les sciences naturelles. Sauf à nier
l’objectivité des sciences sociales, voire le bon sens selon lequel l’humanité dépend de son
environnement pour la survie, la reconnaissance de l’importance cruciale de cet énoncé est le
résultat d’un constat objectif. Par conséquent, les deux premières objections sont des
objections de fait. Elles ne peuvent donc pas remettre en question notre fondement, qui est de
droit – quoique basé sur un constat scientifique – et qui relève ainsi, d’une manière ou d’une
autre, d’un a priori, bien que celui-ci soit historique et non-kantien. Bien plus, ce sont elles
qui nous conduisent à poser ce fondement. En effet, c’est parce que le constat que
l’environnement constitue un problème fondamental n’est pas universellement partagé, et
qu’il ne s’impose pas à tous avec la même urgence, qu’il s’impose en tant que fondement du
politique24. Autrement l’environnement ne constituerait pas un véritable problème. Il ne
pourrait donc fonder le politique qui, par essence, relève de l’élaboration collective de
résolution des problèmes sociaux. Ainsi, non seulement les contre-exemples ne peuvent
entamer notre fondement, mais ils constituent l’une des causes du constat empirique luimême.
Si le climatoscepticisme, la résignation ou le manque d’importance accordée à ce
problème constituent des objections de fait qui ne peuvent entamer la validité de ce point de
départ, tel n’est pas le cas des objections suivantes, qui sont de droit. Les deux premières
attaquent notre fondement en s’appuyant sur des présupposés moraux qui conduisent à refuser
de donner au constat empirique de la crise une réelle importance : il s’agit de ce qu’on
23
Vatican, « Laudato Si’ », 2015, §14.
Dans sa formalité, ce geste de fondation qui s’appuie sur l’absence de croyance se retrouve, dans un sens très
différent, chez Pascal (Pensées, éd. Sellier, Classiques Garnier, 1999, §304, qu’il faut interpréter avec les §293,
493, 646, 734 et 738).
24
23
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
appellera « l’objection misanthrope » d’une part, et de l’ « objection transhumaniste » d’autre
part. Le troisième groupe d’objections repose sur une série de malentendus qu’il nous faut
dissiper. Elles remettent en cause notre fondement en ne comprenant pas la nature du
« raisonnement apocalyptique » que nous mettons en œuvre. Elles contestent la validité
logique de notre démonstration, ou/et soutiennent qu’en posant la crise environnementale
comme fondement du politique ou/et de la philosophie politique et morale, nous serions
nécessairement amenés à faire de l’environnement une valeur supérieure à toutes autres
valeurs, que ce soit la liberté, la justice, la démocratie, etc. Bref, elles assimilent notre
tentative à la fondation d’une valeur (par exemple les droits de l’homme). Nous montrerons
qu’une telle objection repose sur la confusion très courante entre fondement et valeur. En
réfutant ces différentes objections, nous serons amenés à présenter le caractère complexe de la
crise et certains débats qui relèvent tant de l’éthique de l’environnement ou de l’écologie
politique que de la philosophie de la technique.
I.1.d L’OBJECTION MISANTHROPE
« L’écrivain est un sorcier parce qu’il vit l’animal comme la seule population devant laquelle
il est responsable en droit. Le préromantique allemand Moritz se sent responsable, non pas
des veaux qui meurent, mais devant les veaux qui meurent et qui lui donnent l’incroyable
sentiment d’une Nature inconnue – l’affect25. »
La première objection de droit ne doute pas de la crise environnementale, mais de l’idée
qu’elle constitue un problème fondamental pour l’humanité. Fondée sur le rejet radical de
l’anthropocentrisme, cette position radicale peut aller jusqu’à souhaiter l’extinction de
l’espèce humaine, perçue comme un « parasite », au nom de la préservation de « la vie » sur
Terre – auquel cas on la qualifiera d’ « hyperbolique ». Dans cette « pureté radicale », cette
position extrême constitue une objection fondamentale. On ne peut d’emblée l’exclure au
motif que cette position « nihiliste » qui « néantise » l’humanité serait paradoxale : les lois de
la politique ne sont pas celles de la logique – le paradoxe ne conduit qu’à s’interroger sur le
statut de la wilderness26. Il faut donc détailler cette objection, d’abord par une présentation de
la polémique sur la deep ecology hâtivement associée à ce type de posture – on gardera par
convention le terme de « biocentrisme intégral » pour qualifier cette objection hyperbolique –,
ensuite par une formulation ontologique et abstraite du principe « biocentrique » suivie d’une
interprétation de l’opposition entre A. Næss et P. Singer, théoriciens respectifs de la deep
ecology et de la « libération animale ». On démontrera ainsi que l’objection misanthrope
relève, paradoxalement, d’une perspective anthropocentrique et que l’ « écoterrorisme » soi-
25
26
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (éd. de Minuit, 1980), 294.
Cf. infra, 1e partie, section I.2.c.
24
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
disant « écocentrique » est souvent fondé sur des postulats anthropocentriques. Enfin, on
montrera qu’elle a aussi été défendue du point de vue d’une critique radicale de la technique.
Cette objection est d’autant plus dangereuse qu’elle semble être ultra-marginale et
insensée et qu’on tend à l’associer uniquement aux dérives de l’écologie radicale. En réalité,
le sens de cette position hyperbolique provient de ce qu’elle constitue le pôle radical et le trou
noir du champ de la « théorie critique » : elle incarne le cauchemar ou la perversion de la
critique nécessaire du capitalisme, qu’elle se revendique de l’école de Francfort, de
Heidegger, de Spinoza ou de toute autre pensée. Allant de l’extrême-gauche à l’extrêmedroite, ce champ hétéroclite inclut toute idéologie et tout mouvement qui se revendique de la
lutte pour la Nature ou/et d’une critique radicale de la technique. On n’amalgamera toutefois
pas la critique radicale ou toute forme d’ « action directe » à de l’ « écoterrorisme » ou du
« terrorisme néo-luddique »27. Il s’agit de montrer, d’une part, que la critique néo-luddique du
« système » et la critique « biocentriste » risquent toujours de converger dans une critique
heideggérianisante du « nihilisme » allégué de notre époque. Elle aboutit alors au véritable
nihilisme – au dégoût du monde et de l’humanité –, et bascule dans le terrorisme et
l’objection misanthrope radicale, plutôt que de demeurer dans le cadre d’une théorie
rationnelle de la désobéissance. Ainsi, le devenir-animal de l’homme permet certes
d’échapper à « l’anthropocentrisme » de la condamnation morale de la cruauté vis-à-vis des
animaux, c’est-à-dire du fait de se sentir « responsable […] des veaux qui meurent » plutôt
que « devant les veaux qui meurent ». Mais si Deleuze et Guattari formulent ces devenirs
dans le cadre d’une théorie (certes politique) de la littérature plutôt que dans celui du
politique, c’est aussi parce que la radicalité de ces devenirs-animaux risque toujours, pour
reprendre Lovecraft, de nous mener au « sommet indicible de l’épouvante et de l’agonie »28 ;
ou encore, comme Kurtz dans Le cœur des ténèbres, la fascination pour la « nature sauvage »
et la remise en cause de l’anthropocentrisme risque toujours d’aboutir au néant de l’objection
misanthrope radicale. Les environmental studies préfèrent trop souvent exorciser cette
menace en se moquant des critiques « humanistes » du « biocentrisme », au risque de
fragiliser les fondements du bien public.
Analyser cette objection, c’est donc aussi soulever
27
Pour une analyse juridique et politique, cf. Pauline Milon, « L’écoterrorisme au regard du droit: radicalité et
révolution juridique? », in Révolution juridique, révolution scientifique. Vers une fondamentalisation du droit de
l’environnement? (Presses univ. d’Aix-Marseille, 2014), 205‑41. Pour la théorie et l’histoire de l’anarchisme, cf.
Benedict Anderson, « Rizal’s Worlds (II). In the World-Shadow of Bismarck and Nobel », New Left Review 28
(juillet 2004): 85‑129; Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France (tome I. Des origines à 1914)
(Gallimard, 1992); cf. aussi le travail de M.-A. Hermitte sur les « illégalités créatrices de droit », par ex. in « Les
acteurs du processus de décision: acteurs officiels, acteurs inattendus », in L’expertise scientifique : 20 années
d’évaluation, Rapport de la CGB (Paris, 2006), 80‑85.
28
Cf. citation en exergue ; Lovecraft (mais ni Conrad, ni Céline) est cité in Deleuze & Guattari, op.cit., p.293.
Voir aussi l’analyse éclairante d’A. Beaulieu qui souligne l’importance de Whitehead : « Le rôle critique du
concept d’animal chez Deleuze et Guattari », in Théories et pratiques écologiques: de l’écologie urbaine à
l’imagination environnementale (Presses univ. de Paris Ouest, 2014), 177‑93.
25
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la question du lien entre théorie et pratique ou le problème des rapports entre les discours et
les actes. La question ne porte pas tellement sur la correspondance entre les paroles et les
comportements que sur le problème qui se constitue lorsqu’on s’intéresse au carrefour où se
rencontrent la logique propre et autonome – sinon structurale – des discours, idéologiques
et/ou théoriques, et les pensées et les actes des sujets, qu’ils soient individuels ou collectifs. Il
s’agit ainsi d’éviter que le processus de « civilité » qui préside à l’action militante ne se
transforme en un processus de « bestialisation » sauvage. D’autre part, on montrera que le lien
entre la critique « néo-luddique » de la technique et la critique environnementale n’a rien
d’accidentel29. Au contraire, la lutte contre l’aliénation de l’homme par la technique et la
« bureaucratisation du monde » est théoriquement indissociable de la lutte contre
l’exploitation de la nature – ce que Deleuze et Guattari avaient bien vu, en opposant les
devenirs-animaux de Kafka aux « puissances diaboliques » de la bureaucratie30. Qu’en
pratique « Unabomber », davantage qu’Earth First ! ou que l’Animal Liberation Front,
incarne le mieux le nihilisme radical de l’objection misanthrope radicale n’a ainsi rien d’un
hasard – et que son discours, prétendument incohérent, rejoigne bien des thèmes de la critique
de la technique, de L’obsolescence de l’homme de G. Anders à la Dialectique de la raison
d’Adorno et d’Horkheimer, devrait profondément inquiéter la pensée environnementale plutôt
que d’être écarté comme l’œuvre d’un fou. L’objection misanthrope hyperbolique présente ici
ce paradoxe qu’elle constitue une objection fondamentale à notre projet de fondation du
politique sur « l’énoncé de l’anthropocène », alors même que le champ théorique et politique
qui gravite autour est celui qui reconnaît le plus l’importance de la « crise
environnementale ». En sus et comme on le montrera, elle est aussi paradoxale dans la mesure
où son dégoût du monde et de l’homme et sa surévaluation de la puissance et des effets du
« règne de la technique » la fait converger avec la seconde objection fondamentale, de fait, à
notre fondation, à savoir l’objection transhumaniste.
I.1.d.i La polémique sur la deep ecology
Le champ de l’objection misanthrope a souvent été associé à la deep ecology et au
« biocentrisme ». Bien qu’il soit parfois de bon ton de l’oublier, une partie de ce mouvement
(notamment Earth First !, surtout dans les années 1980) a effectivement tenu des propos
« misanthropes »31 au nom de la « nature sauvage », voire racistes (sur le SIDA en Afrique,
29
On explorera davantage ces problématiques dans notre 2 e partie, notamment en discutant du « nihilisme » et de
la radicalité politique chez Heidegger ainsi que du problème de la tolérance, de la « civilité » (Rawls) et de
l’évaluation des valeurs lors de notre discussion des apories du paradigme habermassien.
30
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (éd. de Minuit, 1975), 23.
31
Cf. William Cronon, « The trouble with wilderness: or, getting back to the wrong nature », in Uncommon
Ground: Rethinking the Human Place in Nature (NY: W. W. Norton & Co., 1995), 69‑90. Selon le philosophe
P. Taylor, « la disparition complète de la race humaine ne serait pas une catastrophe morale » ; « le reste de la
communauté de vie [l’]applaudirait des deux mains » ; plus facétieux, John Muir déclare : « s’il advenait une
26
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
etc.)32 au nom de la Terre en général. Ces propos ont notamment motivé les critiques de L.
Ferry et D. Bourg, quitte à amalgamer ces déclarations à celles du théoricien principal de la
deep ecology, A. Næss33. Toutefois, on ne saurait écarter hâtivement leurs objections, pas plus
que celles de P. Ariès34. Outre l’inanité de l’attaque ad hominem qui les qualifient
d’objections de « droite »35, elles touchent un point sensible. Selon ces critiques, au pire le
discours « biocentrique » modéré dissimulerait des affinités idéologiques avec l’objection
misanthrope radicale ; au mieux il y aurait une « connexion logique » qui conduirait
inéluctablement à verser dans le radicalisme. L’étude du « cas Heidegger » nous permettra
d’analyser en détail cette duplicité du discours théorique, sa rhétorique mensongère et de
s’interroger sur ce que la philosophie, ou la théorie, a le droit de dire et sur ce qui peut se
cacher derrière tel ou tel énoncé « abstrait ». En ce sens, l’argument de la « pente glissante »
de Ferry et Bourg mérite considération, d’autant plus qu’il est précisément ce qui donne son
sens à l’objection misanthrope radicale, celle-ci étant rarement soutenue telle quelle.
Néanmoins, ces critiques courent le risque de toute dénonciation d’une « complicité
objective », à savoir celui de l’amalgame et de la radicalisation de la critique vers la
polémique et l’anathème, qui finit par mettre en cause ce qu’elle prétend défendre : le principe
de pluralisme politique et d’honnêteté du discours. D’autre part, si elles peuvent s’appuyer sur
la théorie des « discours de haine » (hate speech), elles traitent les individus comme des
guerre entre les espèces, je me rangerai du côté des ours ! » (cité in Dominique Bourg, Les scénarios de
l’écologie. Débat avec Jean-Paul Deléage (Paris: Hachette, 1996), 52‑54.). Bien que J. Lovelock représente un
anthropocentrisme exacerbé, il compare (au passé) l’humanité à un « cancer sur cette planète », métaphore prisée
par le biocentrisme radical (in « La Terre est un être vivant: l’hypothèse Gaïa », in Les Grands textes fondateurs
de l’écologie (1979; Flammarion, 2013), 249‑68.). De même, le poète « anarchiste » G. Snyder qualifie
l’humanité d’ « invasion de sauterelles » (in Bill Devall et George Sessions, Deep Ecology (1985), 171, cité in
Murray Bookchin et Dave Foreman, Defending the Earth: A Debate (Black Rose Books, 1991) , chap. VI.).
32
Cf. déclarations d’Edward Abbey contre les « Latinos » ; de « Miss Ann Thropy » (alias de Ch. Manes) sur le
SIDA en Afrique et du co-fondateur d’Earth First ! D. Foreman sur l’Ethiopie, citées in Bookchin et Foreman,
Defending the Earth , chap. VI.
33
Nous citons ces critiques plutôt que celles, mieux informées et plus nuancées, de Cronon (art. cit.) ou de
l’anarchiste Bookchin (op.cit.), précisement en raison de leur caractère radical et de leur nature « plus théorique ».
L. Ferry amalgamait les sources pour extraire un « discours global » ; plus prudent, D. Bourg accusait Næss de
contribuer à l’ « effondrement généralisé de toute morale » en lui faisant dire le contraire de ce qu’il disait. De
même, Ferry prétend citer intégralement la « plateforme » de 1984, mais « oublie » la présentation et les
commentaires qui précisent les principes (et l’article de Næss qui suit la plateforme) ; Bourg s’appuie sur la
critique informée de Nash pour citer J. Baird Callicott (« on peut mesurer le degré de biocentrisme de
l’environnementalisme moderne par l’étendue de sa misanthropie »), en oubliant la phrase qui suit et qui précise
que Callicott modifia sa position pour intégrer la tradition libérale, en affirmant que l’intégrité de l’écosystème est
« essentielle » au « bien-être de l’individu », etc. Cf. Arne Næss et George Sessions, « Basic Principles of Deep
Ecology », Ecophilosophy 6 (mai 1984): 3‑7; Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique (Grasset & Fasquelle,
1992), 107‑47; Bourg, Les scénarios de l’écologie, 52‑56; pour la réfutation de la présentation de Næss par
Bourg, cf. Arne Næss, « The arrogance of antihumanism? », Ecophilosophy, no 6 (mai 1984): 8‑9; Arne Næss,
« The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement. A Summary », Inquiry 16, no 1‑4 (1973): 95‑100;
Roderick F. Nash, The Rights of Nature. A History of Environmental Ethics (Univ. of Wisconsin Press, 1989),
154.
34
Paul Ariès, « J’accuse les végans de mentir sciemment », Le Monde.fr, 7 janvier 2019.
35
On comprend que cette critique ignore l’anarchiste libertaire M. Bookchin (op.cit.), qui émet, sur le fond, les
mêmes critiques, bien que plus nuancées de par sa meilleure connaissance du mouvement.
27
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
agents rationnels qui, pour être « cohérents », seraient conduits à se radicaliser. Enfin, ces
critiques isolent les énoncés misanthropes scandaleux du discours néo-malthusien plus
général36.
I.1.d.ii Ecocentrisme et libération animale
La polémique sur la deep ecology provient aussi de la confusion persistante entre deux
mouvements: le « biocentrisme » et l’ « antispécisme ». S’ils se rejoignent sur le droit ou la
dignité des animaux et sur leur « radicalité », tout les opposent sur le plan théorique.
I.1.d.ii.1 Næss : un écocentrisme humaniste ?
Opposé à l’ « anthropocentrisme » et « donc » misanthrope, le mal nommé
« biocentrisme » (en réalité « écocentrisme ») est en effet, chez Næss, pétri d’un point de vue
anthropocentrique et humaniste assumé37. Ainsi, le texte fondateur sur la deep, long-range
ecology (« écologie profonde » – ou « fondamentale » – et « à long terme ») affirmait que
seule une « écologie superficielle », c’est-à-dire partielle, simpliste et « court-termiste »,
défendrait l’installation de dispositifs anti-pollution coûteux qui conduiraient à augmenter les
inégalités sociales38. L’éthique environnementale de Næss est ainsi une philosophie politique
qui remet en cause les théories libérales justifiant les inégalités et remplace, dans le mot de
Marx sur le « radicalisme », « l’homme » par « l’environnement »39, élaborant une critique
précoce du « développement durable »40. On retiendra trois points : d’abord, le
« biocentrisme » est avant tout une critique du principe d’utilité (« pour les buts humains ») ;
ensuite, il ne disjoint pas l’éthique d’une philosophie politique ; enfin, les termes
« biocentriques » ou « écocentriques » n’ont qu’un « vague » intérêt descriptif ou
métaphorique : ils « n’ont plus lieu d’être utilisés dans des réflexions sérieuses »41. Ces trois
remarques montrent ce qui sépare Næss d’une partie importante de l’éthique
environnementale, qui rejette la philosophie politique et prend au pied de la lettre le
« biocentrisme ».
36
Sur le néo-malthusianisme, cf. infra, note 102, section VIII.6.
Cela l’oppose à d’autres représentants, moins connus, de ce mouvement (comme le philosophe P. Taylor ; cf.
Bourg, Les scénarios de l’écologie, 52‑54.).
38
Næss, « The Shallow and the Deep... »
39
Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843) : « Etre radical, c’est
prendre les choses par la racine […] La critique de la religion […] aboutit donc à l’impératif catégorique de
renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable ». Pour
une présentation critique des théories libérales de la justice (dont Rawls et Nozick), cf. Philippe Van Parijs,
Qu’est-ce qu’une société juste? Introduction à la pratique de la philosophie politique (Paris: Seuil, 1991); Philip
Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997; Gallimard, 2004).
40
Le concept de « sustainable growth » est explicitement mentionné dans Næss et Sessions (1984, art. cit.).
41
Cf. Arne Næss, « Spinoza et le mouvement de l’écologie profonde », in La Réalisation de soi (2005;
Wildproject, 2017), 114, 123‑24.). Publié en 2005 dans son œuvre intégrale, ce texte fut écrit en 1982.
37
28
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En prolongeant la méthode analytique – qui s’approche du « consensus partiel » chez
Rawls42 – conduisant à élaborer une « plateforme des principes fondamentaux » de la deep
ecology43, nous redéfinirons, en partant de ces mêmes textes, l’écocentrisme comme
l’affirmation de la valeur intrinsèque des entités, individuelles et collectives, qui composent
l’environnement – dont l’humanité. Dans cette version minimale et épurée, l’écocentrisme
n’est ni « anti-humaniste », ni « anti-individualiste », ni organiciste, ni holiste, et encore
moins jusnaturaliste – au point que l’encyclique Laudato Si’ ne s’en distingue que par son
aspect théologique. Il n’exclut pas que ce soit les hommes qui attribuent la valeur44; il
n’affirme pas que toutes les « formes de vie » (ce qui inclut les écosystèmes, les virus, les
ammonites, etc.) « se valent » ; enfin, il s’inscrit dans le prolongement de l’ « éthique de la
terre » d’A. Leopold45– voire du cosmopolitisme stoïcien qui pourrait avoir été un authentique
« écocentrisme »46 –, à condition de se rappeler que l’élargissement de la communauté morale
prônée par ce dernier n’implique pas ipso facto l’attribution du statut de sujet aux entités
concernées (on accorde de la valeur à la justice, ce qui n’en fait pas une personne). . On
pourrait croire qu’une telle formulation est si épurée qu’elle en devient « vide de sens » : elle
n’équivaut pourtant pas à la version minimale de l’écologie que l’on formulera plus tard. La
Charte française de l’environnement (2005) ne concorde pas avec cette définition de
l’écocentrisme parce qu’elle n’évoque que la protection de l’environnement en général
(hormis un considérant sur la biodiversité) et n’affirme pas la valeur des entités, individuelles
et collectives, qui composent l’environnement. En revanche, la Charte mondiale de
l’environnement (1982) s’approche de très près de ce principe écocentrique puisque, selon
elle, « toute forme de vie est unique et mérite d’être respectée » et qu’elle affirme le respect
de « la nature » en général tout en formulant des principes visant à protéger les
« écosystèmes », les « organismes » et le maintien de « la population de chaque espèce […] à
un niveau suffisant pour en assurer la survie » ainsi que les « écosystèmes ». Elle proclame
donc la valeur de l’environnement en général et des entités collectives qui le composent, sans
préciser si cela doit s’entendre des entités individuelles : la notion de « forme de vie » pourrait
42
Cf. infra, 2e partie, section I.
Næss (1973, art. cit.) et Næss et Sessions (1984, art. cit.).
44
Næss dit explicitement le contraire (in « The arrogance of antihumanism? », loc.cit.).
45
« L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau,
les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre » (L’Almanach d’un comté des sables (1949), Flammarion,
2000, p.258).
46
En dépit de certaines images stoïciennes (d’élargissement en cercles concentriques de la communauté), il
semblerait qu’ils partent en réalité du monde – qui s’identifie à la nature – pour arriver à la « petite République »
qu’est la cité. Le monde « embrasse les dieux et les hommes » est constitue la seule République « vraiment
publique », selon Sénèque, tandis que nous ne vivons dans la cité que par « le hasard de la naissance ». En bref, ce
ne serait pas le monde qui, par métaphore, serait « politique », mais au contraire la polis qui recevrait son
caractère politique par métaphore avec le monde (cf. l’entrée « Cité » in V. Laurand, Le vocabulaire des stoïciens,
Ellipses, 2002).
43
29
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
désigner aussi bien les entités individuelles que collectives (dont les espèces), mais cela n’est
pas préciser. Le principe minimal de l’écocentrisme que nous formulons à partir des textes
mêmes de Næss et qui pourrait presque être extrait de la Charte mondiale de la nature montre
que l’ « écocentrisme » tel qu’entendu en général, que ce soit par ses soutiens ou ses
adversaires, constitue une interprétation spécifique de ce principe qui y ajoute d’autres
conditions, quand elle ne le contredit pas frontalement (par exemple en affirmant un holisme
anti-individualiste ou en niant la valeur de l’humanité, que ce soit en tant qu’espèce ou en tant
qu’individu humain). Ce principe onto-axiologique minimal, qui s’inspire étroitement de la
démarche de Næss, montre à quel point les préjugés informent la conception de
l’ « écocentrisme », que ce soit pour l’attaquer ou la défendre et que ce soit dans le champ
académique ou politique ; toute autre conception écocentrique est une conception plus
restreinte de ce principe fondamental (quand elle ne le contredit pas, à l’instar d’une
conception holiste qui affirmerait son anti-individualisme).
I.1.d.ii.2 L’anti-spécisme : un anti-humanisme anthropocentrique ?
L’anti-spécisme, considéré en général comme un courant apparenté sinon membre à
part entière de la deep ecology, en diffère en réalité non seulement sur le plan historicopolitique mais surtout par la doctrine philosophique qui l’informe, laquelle s’oppose
frontalement au « biocentrisme ». Dès le départ, les « défenseurs des animaux » furent
choqués par le principe de l’ « égalitarisme biocentrique » formulé par Næss, qui le tempérait
par la clause selon laquelle il s’agissait d’une position de « principe » « puisque toute praxis
réaliste exige en partie de tuer, d’exploiter et de supprimer »47. Réciproquement, depuis que
certains anti-spécistes revendiquent la fin de la domestication de certaines espèces, quitte à ce
que cela entraîne leur extinction, c’est au tour des « écocentristes » de défendre certains
animaux. L’opposition est toutefois plus profonde que ces débats et ce n’est peut-être pas un
hasard si, précisément, P. Singer se fonde sur l’utilitarisme, décrié par la deep ecology en tant
qu’il mènerait d’une part à une quantification du bonheur et d’autre part à
l’anthropocentrisme. Indéniablement, l’ « anti-humanisme » est plutôt du côté du mouvement
« anti-spéciste » et de « libération animale »48 : Singer prétend « démontrer » que la vie de
certains animaux « supérieurs » serait ou pourrait être « plus digne » que celle de certains
handicapés ou personnes en état de coma49. Cette position – qu’il faut rapporter à sa défense
de l’avortement – est le fruit de sa prétention à briser la « différence anthropologique », en
47
H.-S. Afeissa rend « killing » par « meurtre » (murder) alors qu’il s’agit pour Næss d’écarter la connotation
morale et juridique de ces trois termes, dans la mesure où ils résultent d’une nécessité existentielle (cf. trad. in
Hicham-Stéphane Afeissa, éd., Ethique de l’environnement : Nature, valeur, respect (Vrin, 2007), 51‑60.).
48
Pour une esquisse de bibliographie sur le sujet, cf. Ariès, « J’accuse les végans... »
49
Peter Singer, « Speciesism and moral status », Metaphilosophy 40, no 3‑4 (2009): 567–581.
30
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
accordant le statut d’être moral (sinon de sujet de droit) aux « grands singes » (catégorie
extensible sous certaines conditions). Dans la mesure où il reproduit la hiérarchie ontologique
de Th. d’Aquin, la deep ecology peut l’accuser de justifier le désintérêt presque complet à
l’égard des formes de vie « inférieures » – accordant, au mieux, non pas une dignité mais un
respect dû à leur sensibilité à l’égard de certains animaux –, lequel serait camouflé par
l’attention donnée à la souffrance ; les plantes, le non-vivant et les écosystèmes n’ont, dans
son système, aucune « valeur intrinsèque ». Cette position – qui n’est « anti-écologique » qu’à
condition d’affirmer que l’écologie doit être « biocentrique » – est le résultat d’une démarche
anthropocentrique assumée et de sa méthode utilitariste et analytique50. Nuancée par ailleurs,
elle procède d’un « sensibilo-centrisme » associé à une conception minimaliste de la raison51 :
les critères d’évaluation découlent directement de l’Umwelt humain (c’est-à-dire de la
manière humaine d’expérimenter le monde). En prétendant s’élever contre la domination de
l’homme sur les animaux, Singer part en réalité d’un présupposé profondément
« anthropocentrique » qui le conduit, outre à rejeter l’ « écocentrisme », à un anti-humanisme
authentique – si l’humanisme consiste à affirmer la dignité de tout être humain, nonobstant les
débats bioéthiques concernant ces concepts. Ainsi, comparer Næss à Singer conduit à montrer
qu’une position écocentrique n’a rien d’intrinsèquement anti-humaniste, tandis qu’une
position anthropocentrique peut au contraire mener à des affirmations que beaucoup
qualifieraient d’anti-humanistes.
I.1.d.ii.3 L’objection hyperbolique et la critique néo-luddiste
Selon l’interprétation de F. Neyrat, la misanthropie radicale relèverait d’un
anthropocentrisme exacerbé. Elle serait en effet le fruit d’une « hypothèse hyperbolique » de
l’anthropocène, soit la version extrême de l’ « hypothèse anthropogénique précoce »
(défendue par des scientifiques) qui fixe le seuil fatidique du déséquilibre induit par l’homme
au Néolithique. L’objection misanthrope exagère ainsi les effets de l’homme sur la nature, en
en faisant une créature sur-naturelle et entièrement artificielle – ce qui permet,
paradoxalement, de la rapprocher des défenseurs de la technique et même du
transhumanisme52. On peut aller plus loin : en mettant en cause la légitimité de l’homme en
tant qu’espèce, l’objection misanthrope telle que formulée du « point de vue de Gaïa » est
50
Singer essaie donc de construire une morale cohérente, sans reculer devant des résultats choquants. Cette
méthode – contestable – conduit à des articles potentiellement contradictoires, la démonstration pouvant changer.
51
Le critère benthamien de sensibilité à la douleur est associé à celui d’une forme d’intelligence voire de raison,
définie comme la capacité de se projeter dans l’avenir ou d’élaborer un plan de vie (ce qui lui permet tout de
même d’établir une hiérarchie entre les êtres et une différence entre humains et animaux). Cf. Peter Singer,
Practical Ethics, 3e éd. (Cambridge Univ. Press, 2011) , en part. chap. IV (sur la hiérarchie entre les êtres) et X
(refus logique de l’"écocentrisme").
52
Neyrat, La Part inconstructible de la Terre, 71‑72; cf. aussi Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène;
Simon L. Lewis et Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature 519, no 7542 (mars 2015): 171‑80.
31
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
profondément anthropocentrique, dans la mesure où ni les cafards, ni l’Univers ne sont
concernés par l’apocalypse nucléaire.
Si ce paradoxe est réel, il ne constitue pas une réponse à l’objection misanthrope, pas
plus que son caractère auto-contradictoire ou suicidaire. Par ailleurs, en attribuant cette
position au « discours de l’anthropocène », Neyrat éclipse son histoire. Depuis au moins les
mouvements de « retour à la nature » (notamment anarchistes53) du début du XXe siècle, en
passant par certains discours nazi que nous étudierons, Earth First ! et son interprétation du
mythe de la wilderness54, la critique radicale de la civilisation a souvent été attirée par
l’objection misanthrope radicale. On s’intéressera ici à la formulation de cette critique
« primitiviste » d’un point de vue néo-luddique et anti-capitaliste, qui préconisait la
disparition de l’humanité sous sa forme actuelle. Ce débat sur le Néolithique – dénué de toute
pertinence historique ou anthropologique55 – constituait la pierre d’achoppement entre le
terroriste « Unabomber » et le théoricien « anarcho-primitiviste » J. Zerzan56, qui
s’accordaient pour critiquer la civilisation (industrielle pour Unabomber, en général pour
Zerzan). On n’interprètera pas, ici, Zerzan en tant que tel ; bien qu’il mette en scène un
« dialogue » avec « Unabomber », son essai constitue implicitement une attaque contre H.
Bey, un « anarchiste post-moderne » particulièrement lu par les hackeurs et dans les milieux
liés aux rave parties, qu’il accuse de fascination envers la technique et de cynisme
postmoderne57. On attire juste l’attention sur le fait que nombre de thèmes abordés par Zerzan
ou/et Unabomber (outre la technophobie, la critique de la « logique de la domestication »,
l’apologie de la « nature sauvage » ou de la « capture » par la logique juridique ou/et
capitaliste de l’existence, etc.) et qu’on analysera en détail en lisant Heidegger sont repris par
un pan de la critique radicale, qui s’abstient complètement d’évoquer les risques politiques
que cela suscite, tant en ce qui concerne la convergence entre l’extrême-gauche et l’extrêmedroite dans une critique anti-capitaliste du « système techno-capitaliste » que dans l’attirance
pour l’anti-humanisme (au sens littéral) que constitue l’objection misanthrope radicale. Une
critique de la technique ne peut éluder ces dangers et doit montrer en quoi son discours se
53
Voir la réponse formulée dès 1866 par Elisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes »,
Revue des deux mondes, no 63 (1866): 352‑81.
54
Cronon, « The trouble with wilderness ».
55
Pierre Clastres, La société contre l’Etat (éd. de Minuit, 1974) (en part. 171 sq.). Ce n’est pas pour rien que
Zerzan, qui connaît la littérature anthropologique, s’abstient de le citer.
56
Theodore Kaczynski, « The Unabomber Trial: The Manifesto », Washington Post, 22 septembre 1995;
Unabomber, Manifeste: L’avenir de la société industrielle (éd. du Rocher, 1996); John Zerzan, Futur primitif
(1994; L’Insomniaque, 1998) (cf. en part. la conclusion).).
57
Hakim Bey, TAZ. Zone Autonome Temporaire (1991; Éd. de l’Éclat, 1997); John Zerzan, « “Hakim Bey,”
Postmodern “Anarchist” », in Running On Emptiness. The Pathology of Civilization (Feral House, 2002), 144‑47;
Simon Sellars, « Hakim Bey: Repopulating the Temporary Autonomous Zone », Journal for the Study of
Radicalism 4, no 2 (2010): 83‑108; Vivien Garcia, « Du postanarchisme au débat anarchiste sur la
postmodernité », Réfractions, no 21 (2008): 133‑44.
32
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
distingue de la mythologie de Zerzan et surtout de celui d’Unabomber. En l’état actuel, la
critique du projet technicien de maîtrise de la nature ou de l’anthropocentrisme « occidental »
est, dans sa généralité, incapable d’effectuer ces distinctions nécessaires58. Si l’on veut –
comme Heidegger, l’école de Francfort, l’éthique environnementale et le projet de démocratie
technique et participative –, entretenir un « nouveau rapport à la technique » et « à la nature »,
cela exige de repenser de fond en comble la critique générale de la technique. Ainsi, si
l’éthique environnementale ne se disjoint pas de la philosophie politique, pas plus ne peut-elle
faire l’économie d’une théorie rigoureuse de la technique : c’est l’objet ultime de ce travail
que d’essayer de poser les bases d’un tel projet, afin d’éviter de basculer imperceptiblement
du côté de l’objection misanthrope ou de donner prise à de telles lectures.
I.1.e L’OBJECTION TRANSHUMANISTE
« Il s’agit de choisir la société dans laquelle nous vivrons demain, de dessiner la condition
humaine à laquelle nous consentons à nous soumettre et l’humanité que, tout à la fois, nous
voulons transformer. À cet égard, le rapporteur est convaincu qu’il ne faut pas céder aux
sirènes du transhumanisme mais, au contraire, chercher sans relâche notre ressourcement dans
l’hyperhumanisme59. »
On appellera « transhumaniste »60 la deuxième objection majeure à notre fondement,
dont la forme est proche de ce que Neyrat appelle « géo-constructivisme »61. Caractérisé par
son anthropocentrisme radical et son scientisme (auquel se joint souvent une ontologie et une
politique ultra-individualiste), le transhumanisme considère que l’humanité est précisément ce
qui s’agit de « dépasser ». Il partage donc avec l’objection misanthrope hyperbolique le même
refus de concevoir que la crise environnementale constituerait un problème pour l’humanité.
Par rapport à la maxime de Jonas62, le transhumanisme récuse l’impératif de respect d’une
« vie authentiquement humaine » ; lorsqu’il se joint au « géo-constructivisme » identifié par
Neyrat, il refuse aussi l’idée qu’il faudrait préserver celle-ci « sur terre »63. Ainsi, le
58
Ce n’est peut-être pas un hasard si l’irruption des « nouveaux philosophes » fut incarnée en particulier par un
livre critiquant le « nihilisme de la technique » (cf. infra, 2e partie, section II.3.d). Cf. Gilles Deleuze, « A propos
des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », in Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 19751995. (1977; éd. de Minuit, 2003), 127‑34.
59
Nous soulignons. Xavier Breton et Jean-Louis Touraine, « Rapport d’information sur la révision de la loi
relative à la bioéthique » (Assemblée nationale, 15 janvier 2019), 277‑78.
60
Nous revenons sur ce courant en commentant Sloterdijk (2e partie, section II.1.b). Il n’est sans doute pas
nécessaire de le présenter, puisqu’il s’exprime dans de nombreux journaux, à commencer par Le Monde (via la
tribune régulière du chirurgien L. Alexandre, président de DNA Vision, qui n’hésite pas à soutenir des thèses
eugénistes ou des conceptions naturalistes sur l’intelligence tout en affectant parfois de prendre ses distances avec
ce discours ; cf. cet exemple typique où il qualifie les conceptions racistes d’un chercheur d’ « intéressantes » :
Laurent Alexandre, « La génétique sur le terrain miné des « races » », Le Monde.fr, 12 avril 2018.). Pour une
présentation du transhumanisme, cf. Jean-Marie Besnier, Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin
de nous? (Paris: Hachette Littératures, 2009).
61
Neyrat, La Part inconstructible de la Terre.
62
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement
humaine sur terre » (Jonas, Le principe responsabilité, 39‑40, chap. I, section 5.).
63
Jonas, qui évoque la menace transhumaniste sans la nommer, s’en tient au premier point (Ibid., 50‑57 (chap. I,
section VII).). Peut-être considère-t-il le second point comme excessivement irréaliste. Mais d’une part il convient
33
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
paléontologue Y. Coppens s’émerveillait des possibilités à venir de reprogrammation
génétique de l’humanité, de la maîtrise du processus de reproduction sexuelle, de la géologie
et du climat, de la colonisation du système solaire et même du transfert de la Terre dans un
autre système planétaire64. Poussé au bout de sa logique – ou tel qu’il est exprimé sous ses
formes les plus radicales – le transhumanisme aboutit donc au même résultat que la critique
radicale de la technique et de la civilisation associée (ou non) au « biocentrisme » intégral ou
misanthrope, à savoir le refus de considérer l’anéantissement de l’humanité sous sa forme
actuelle comme une calamité. Aux côtés de la géo-ingénierie qu’il tend à soutenir (en raison
de son scientisme), il constitue dès lors – pour reprendre l’encyclique Laudato Si’ – l’une des
« attitudes » qui conduisent à rejeter notre point de départ, à savoir celles qui vont de « la
négation du problème jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle
dans les solutions techniques ». Si les trois premiers termes (« négationnisme », indifférence
et résignation) constituent des objections de fait qui ne peuvent entamer la solidité de notre
fondement, le biocentrisme hyperbolique met en cause l’idée que « la crise environnementale
constitue le problème fondamental pour l’humanité du XXIe siècle », tandis que le
transhumanisme remet en cause d’une part l’idée qu’il faudrait préserver l’humanité – bien
que cela s’entende en un sens opposé au biocentrisme – et d’autre part l’idée que
l’environnement constitue un « problème », dans la mesure où il le considère comme réglé en
droit : il ne doute pas de ce que la technique puisse y répondre. Ou encore : le biocentrisme
remet en cause l’idée que la crise environnementale soit le problème, dans la mesure où pour
lui, le problème est celui de l’anthropocène, de l’anthropisation des milieux, de
l’anthropocentrisme et de la civilisation ; au contraire, le transhumanisme dissimule mal ses
affinités avec l’eugénisme, le « darwinisme social » et le scientisme du début du XXe siècle,
ni celles qui l’unissent aux « anthropocénologues »65. La « confiance aveugle envers la
technique » est alors ce qui le conduit à nier le problème, sans que cela n’implique
nécessairement de nier le constat empirique lui-même (le transhumanisme n’est pas
nécessairement un climatoscepticisme).
Ces mouvements divers et hétérogènes que nous avons, de façon idéal-typique, ramenés
à deux formulations principales, le « biocentrisme intégral » et le transhumanisme, présentent
de distinguer l’impératif de préserver la vie humaine et celui selon lequel elle doit demeurer sur Terre, d’autre
part et dans la mesure où Jonas s’intéresse à ce qui excède les capacités de prévision rationnelle et de
planification, rien ne justifie de ne prendre en compte que le premier point. Sur l’évolution du programme de
colonisation de l’espace, cf. aussi Neyrat, La Part inconstructible de la Terre.
64
« L’avenir est superbe. La génération qui arrive va apprendre à peigner sa carte génétique, accroître l’efficacité
de son système nerveux, faire les enfants de ses rêves, maîtriser la tectonique des plaques, programmer les
climats, se promener dans les étoiles et coloniser les planètes qui lui plairont. Elle va apprendre à bouger la Terre
pour la mettre en orbite autour d’un plus jeune Soleil. Elle va comprendre le processus de l’évolution
biologique. » (Yves Coppens, « Une réalité bien vivante », Le Monde, 3 septembre 1996.
65
Nous reprenons le terme de Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène.
34
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ainsi des objections de principe à notre fondement qui peuvent paraître dirimantes. A leur
encontre, nous ne pouvons qu’invoquer l’impératif de Jonas, à savoir que ces deux
conceptions nient l’importance d’une préservation d’une « vie humaine sur terre ». Mais,
contrairement à lui et conformément à notre principe d’économie, nous n’avons nul besoin
d’en appeler à la notion d’ « authenticité » ou d’ « intégrité » de la « vie humaine », c’est-àdire de prétendre définir une « nature humaine » que Jonas essaie de définir de façon
négative66. Nous ne présupposons pas qu’il n’y aurait qu’une « forme de vie »67 (bios)
légitime, c’est-à-dire « authentique ». Dès lors, notre conception peut accueillir en son sein la
conception pragmatique - ou le dilemme –selon laquelle « il s’agit de choisir la société dans
laquelle nous vivrons demain, de dessiner la condition humaine à laquelle nous consentons à
nous soumettre et l’humanité que, tout à la fois, nous voulons transformer »68. Encore moins
sommes-nous tentés, comme l’est Jonas, de nier la diversité culturelle au nom d’une
conception équivoque de la « civilisation », de son « progrès » et de la « responsabilité
d’exploiteur des nations privilégiées »69 – conception qui, certes, n’entretient aucun lien
intrinsèque avec la notion d’ « authenticité » (rien n’empêche a priori d’admettre une
diversité de formes d’authenticité, bien que ce point soit discutable). En nous fondant sur les
koinai doxai, on peut ainsi se contenter d’une définition minimale de la vie humaine, formulée
par inadvertance par Jonas : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de
l’humanité sur terre »70. Notre fondement vaut donc indépendamment des débats culturels,
politiques et moraux sur ces questions : nous ne préjugeons pas de « l’avenir de la nature
humaine »71. Ce fondement accepte tant ceux qui, comme Jonas, considère qu’il y aurait une
façon de déterminer « l’authenticité » de la « nature humaine » et ceux qui, comme le rapport
suscité en exergue, veulent penser un « hyperhumanisme ». Notre énoncé fondamental se
contente d’affirmer que l’environnement est le problème majeur pour l’humanité : il ne dit
rien sur la forme de cette humanité. En tant que fondement du politique, il reste à un niveau
purement positiviste et « pré-politique ». Cela nous distingue de Jonas : comme on le verra,
alors qu’il fonde une éthique, nous fondons la politique d’une part, la philosophie politique
66
C’est « seulement la prévision d’une déformation de l’homme qui nous procure le concept de l’homme qu’il
s’agit de prémunir et nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait
spécifiques de menace – pour nous assurer d’une image vraie de l’homme » (Jonas, Le principe responsabilité, 66
(chap. II, section 1).
67
Le concept de « forme de vie » (bios), contrasté à celui de « vie nue » (zoe), a été extensivement traité par
Agamben, notamment dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (Seuil, 1998). Pour l’une de ses
premières formulations (1993), qui plus est claire et synthétique, cf. Moyens sans fins (Rivages, 2002), 13‑25.
68
Cf. citation supra en exergue.
69
Jonas, Le principe responsabilité, 339, chap. VI, section 1.
70
Ibid., 39‑40, chap. I, section 5. « Par inadvertance » dans la mesure où il ne théorise pas la différence de
formulation entre cet maxime et les autres qui sont proposées, lesquelles font toutes appel à la notion
d’ « authenticité », d’ « intégrité », qu’il renvoie (p.66) à l’idée d’une « image vraie de l’homme ».
71
Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (Paris: Gallimard, 2002).
35
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’autre part (nous parlons de « philosophie politique et morale » simplement parce que nous
ne dissocions pas plus ces aspects, pour l’instant, que ne le faisait Rawls72) – mais notre
fondement n’est ni une valeur, ni un principe. L’emploi de cet impératif éthique minimal dans
le cadre de notre tentative de fondation se justifie du fait que, bien que d’inspiration
positiviste, elle demeure philosophique. Or, la philosophie politique et morale s’appuie
nécessairement sur le sens commun73. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle se conforme à
la doxa, à l’idéologie, aux mœurs ou à la morale dominante, mais que le fondement sur lequel
elle s’élabore devrait concorder avec les koinai doxai qui, en ce qui concerne notre fondement
environnemental, informent effectivement un certain nombre de principes des ordres
juridiques contemporains, à défaut d’orienter effectivement l’ensemble de la politique 74.
A cet égard, l’impératif de Jonas bénéficie, en dépit de son appel à l’authenticité, de son
appui sur le bon sens75 : malgré l’attrait, dans les secteurs les plus divers, des positions
biocentriques intégrales ou transhumanistes, de fait peu de personnes croient en la cryogénie
ou seraient prêtes à télécharger leur cerveau dans une puce censée garantir la conservation de
leur identité personnelle76. Moins encore ne seraient prêts, comme dit Jonas, à confier « notre
sort à l’absence avouée de responsabilité » incarnée par ce nihilisme – au sens nietzschéen –
apparenté à une certaine gnose77 qui tient « le donné pour suffisamment mauvais ou non
valable pour accepter n’importe quel risque au nom de son amélioration potentielle »78.
Ajoutons que, dans la mesure où nous nous contentons d’une définition minimale, on ne
s’intéresse qu’aux positions extrêmes qui pourraient remettre en cause « l’énoncé de
l’anthropocène ». On peut en effet soutenir que le transhumanisme bénéficie d’appuis si
importants qu’il est difficile de le considérer comme « marginal » (cela vaut aussi, dans une
moindre mesure, pour l’ « objection misanthropique », surtout dans sa version « antispéciste »). Mais ces appuis sont variés : les positions transhumanistes « modérées » ne nous
concernent pas, dans la mesure où, en remettant « légèrement » en cause la définition
commune d’une « vie humaine », elle en acceptent toutefois la définition minimale. Pour ce
72
Notre démarche correspond, d’une certaine manière, à la transition effectuée par J. Rawls, qui ne distinguait pas
« philosophie politique et morale » dans la Théorie de la justice puis qui a été amené à le faire dans le Libéralisme
politique afin de penser la tolérance. Notre fondation positiviste constitue une alternative à cette conception
libérale – ce que nous expliquerons plus tard. Cf. Rawls, Political Liberalism (introduction).
73
Cf. aussi Rawls, op.cit.
74
Nous développons la question morale et le rapport de la théorie à l’idéologie infra, 2e partie, section I.3.
75
Dans cette mesure, il ne peut constituer un « axiome universel », mais il est bien un « but souhaitable très
plausible de l’imagination spéculative (aussi plausible et aussi indémontrable que la proposition que l’existence
d’un monde en soi est préférable à l’existence d’aucun monde) » (Jonas, op.cit., 38, chap. I, section 4).
76
Sur ces questions d’identité et de corps, cf. Sylvie Allouche, « Identité, ipséité et corps propre en sciencefiction », Alliages, no 60 (juin 2007); Greg Egan, « The Extra », Eidolon 1‑2 (1990); Paul Ricœur, Soi-même
comme un autre (Le Seuil, 1990) (5e et 6e études). Pour des exemples : Benjamin Bruel, « Nous avons rencontré
le seul Alsacien qui souhaite l’avènement des cyborgs », Rue89 Strasbourg, 23 juin 2016; Pierre Barthélémy,
« Sergio Canavero, l’homme qui veut greffer des têtes », Le Monde, 23 décembre 2018.
77
Sur celle-ci, cf. infra, 2e partie, section II.3.d.ii, sur le mal et l’abîme chez Heidegger.
78
Jonas, op.cit., chap. II, section 2, p. 77-78.
36
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qui est des positions extrêmes, si elles peuvent se prévaloir d’un certain degré de cohérence
théorique, dans la mesure où elles s’éloignent radicalement du sens commun et de la morale
ordinale, elles ne peuvent remettre en cause notre fondement. Nous différons ici l’analyse des
rapports entre les conceptions « modérées » et « radicales »79. Certes, rien n’empêche à
l’avenir que cette situation, qui conduit à rejeter les deux objections mentionnées, ne soit
renversée. On se contente en effet ici d’en appeler à l’opinion et à la version faible de
l’impératif de Jonas. Nous omettons donc délibérément d’invoquer l’instinct de reproduction
ou d’auto-préservation de l’espèce (sur lequel A. Smith s’appuyait encore80) : on ne fondera
pas ce bon sens, qui lui-même fonde l’impératif jonassien, sur une conception naturaliste, la
confiance de Smith (ou d’Aristote) envers l’instinct de reproduction ou d’auto-préservation de
l’espèce n’est plus guère de mise, pas plus que l’idée qu’il y aurait une « sexualité
naturelle »81. Nous n’invoquerons pas plus la religion : prétendre fonder l’impératif minimal
de Jonas sur la foi, c’est substituer à un fondement fort (l’idée que la préservation de
l’humanité sur terre est le seul axiome qui peut être universellement reçu) par un fondement
faible (une foi absente et qui ne peut guère prétendre, sans violence, à une extension
universelle)82.
Nous concevons donc une possible modification des convictions communes, si
improbable fût-elle (l’idée, par exemple, que l’humanité entière décide d’interdire la
reproduction sans même avoir trouvé un moyen alternatif d’existence). Cette crainte conduit à
souligner l’importance de l’éducation à l’environnement afin de favoriser le « sentiment de la
nature »83, pour des raisons pragmatiques – on ne défend que ce que l’on aime – mais surtout
éthiques : si nous-mêmes éprouvons une joie, spinoziste ou non, à contempler la nature et à
s’immerger dans les paysages, il est de notre devoir d’encourager la possibilité
d’expérimenter cette joie à l’avenir84. « Demain, après ma mort, des hommes peuvent décider
d’établir le fascisme, et les autres […] assez lâches et désemparés pour les laisser faire ; à ce
moment-là, le fascisme sera la vérité humaine, et tant pis pour nous ; […] les choses seront
telles que l’homme aura décidé qu’elles soient »85. Or, contrairement à un ethos singulier ou
individuel, toute morale universelle implique de vouloir défendre ces valeurs partout et à
l’avenir. Puisque nous posons ici le fondement minimal de la philosophie politique et morale
79
Cf. infra, 2e partie, section I.3 sur la démocratie et l’éthique environnementales.
A. Smith, The Theory of Moral Sentiments, 2e partie, section 1, chap. V (Prometheus Books, 2010, p.110).
81
Pour une discussion intéressante sur le sujet : Luca Paltrinieri, « Biopouvoir, les sources historiennes d’une
fiction politique », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 60-4/4 bis (2013): 49‑75.
82
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (GF Flammarion, 1992) (IV, 8: « De la religion civile »). Jonas
écarte également la religion pour cette raison, bien qu’il soit tenté d’y recourir et d’adosser la métaphysique à la
théologie (op.cit., chap. I, section 5 et 9, 40-41 et 60-63; chap. II, sect. 3 et 5, 83-87 et 98-99).
83
Reclus, « Du sentiment de la nature... »
84
Sur l’aspect pragmatique, cf. le point 8 in Collectif, « Le cri d’alarme de quinze mille scientifiques sur l’état de
la planète », Le Monde.fr, 13 novembre 2017. Sur l’aspect moral, Singer, Practical Ethics, 244 (chap. X).
85
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945; Gallimard, 1996), 50.
80
37
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dans un cadre universaliste, celui-ci exige de défendre, pour l’avenir, notre conception de
l’homme et de l’environnement. Certes, l’homme pourrait atteindre un « consensus » qui
considèrerait comme acceptable les « modifications définitives de l’espèce humaine par
transgenèse » : mais le concept même de responsabilité exige de refuser la conclusion que tire
de ce constat le chercheur L.-M. Houdebine, à savoir qu’ « il s’agit là de toute évidence d’un
débat qui n’est pas de notre temps »86 – conclusion qui, en différant le débat au moment où la
possibilité technique est concrétisée, remet en cause la nature même de la bioéthique et d’une
techno-éthique. En résumé : notre énoncé fondamental pose les bases minimales menant à
défendre l’homme et l’environnement aujourd’hui ; il se fonde pour cela sur les koinai doxai
de l’humanité entière (et non d’une culture en particulier) ; de cette morale commune (qui
peut être contestée au sein de chaque culture), il tire la conséquence logique qu’elle conduit à
défendre nos valeurs également pour l’avenir. Mais il ne s’agit que d’une conception
minimale : nous établirons, dans notre deuxième partie, une philosophie politique et morale
forte, fondée sur des impératifs plus puissants, en essayant d’identifier les critères
d’évaluation requis pour cela. Celle-ci ne sera pas fondée apodictiquement et a priori comme
c’est le cas ici : elle devra faire appel aux enquêtes empiriques, menées notamment par les
sciences sociales, et s’exposera à des objections politiques et morales autrement plus fortes et
difficiles à contrer que l’objection misanthrope hyperbolique ou l’objection transhumaniste
radicale.
I.1.f LES OBJECTIONS THEORIQUES
Le dernier groupe d’objections ne remet pas en cause l’idée que la crise
environnementale soit fondamentale en général. Il remet en cause l’idée qu’elle pourrait
constituer le fondement du politique en particulier, et par extension du droit et de la
philosophie politique et morale. Il nous conteste donc la possibilité de fonder, au-delà d’une
éthique environnementale, une philosophie politique et morale de l’environnement. Cela
aboutit à faire de « l’énoncé de l’anthropocène », que nous constitutions en méta-énoncé, un
énoncé du discours écologique général, c’est-à-dire un énoncé non-philosophique, et donc à
ôter tout intérêt à notre démarche. A l’exception de la première objection, qui est aussi la plus
faible mais qui permet d’expliciter la nature « apocalyptique » de la crise, ces objections sont
de nature logique, plutôt qu’appuyées sur des convictions biocentristes ou transhumanistes
extrêmes. Elles ne se fondent donc pas sur des convictions qui divergeraient de celles qui
fondent l’impératif minimal de Jonas, ni ne mettent en cause l’objectivité du constat des
scientifiques : elles émettent un doute sur la validité de notre construction logique et sur ses
86
Louis-Marie Houdebine, « Les interventions individuelles et collectives de la génétique sur l’espèce humaine »,
Tumultes 25, no 2 (2005): 111‑30.
38
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
implications éthiques et politiques, soit en partant d’une perspective philosophique soit par le
biais d’explications relevant des sciences sociales.
On ne répondra ici qu’aux objections qui portent sur la possibilité de poser « l’énoncé
de l’anthropocène » en tant que fondement du politique. On réserve en effet la plupart des
réponses aux objections concernant le lien entre le passage de « l’énoncé de l’anthropocène »
en tant que fondement à l’environnement en tant que valeur à l’introduction de notre seconde
partie, dans la mesure où notre première partie, consacrée à une étude historique de la
« conscience écologique », aboutira à un concept de l’environnement en tant qu’agencement,
qui correspond à la logique positiviste de cette fondation et à « l’énoncé de l’anthropocène »
comme fondement plutôt qu’à l’environnement comme valeur. Avant de répondre à ces
objections sur le fondement, on le distinguera soigneusement du principe, ce qui facilitera
l’éclaircissement d’objections qui reposent sur une confusion entre ces concepts. On
expliquera ensuite en quoi l’ensemble de la théorie politique moderne est « hobbesienne »,
c’est-à-dire pourquoi il faut fonder le politique et la philosophie politique et moderne et
pourquoi personne ne peut prétendre avoir « dépassé » Hobbes : on montrera donc la
nécessité de la philosophie politique et du fondement que propose Hobbes, ce qui permet tant
de justifier notre démonstration que d’en souligner la nécessité. Cela éclairera aussi
l’hétérogénéité qui sépare la « théorie » (philosophique ou non) des explications empiriques,
ou ce qui distingue la « philosophie » ou la « théorie pure du droit » des « sciences sociales ».
On exposera enfin le « raisonnement apocalyptique » en tant que tel qui nous permet de
fonder le politique et la philosophie sur « l’énoncé de l’anthropocène », ce qui permettra de le
distinguer de l’éthique de Jonas et d’éliminer les objections faibles.
I.1.f.i Les notions de fondement et de principe
Les objections théoriques, plutôt qu’empiriques, qui peuvent être soulevées à l’égard
de notre projet de fondation relèvent presque toutes (sinon toutes) d’une confusion entre les
notions de fondement, de principe, de légitimité, de condition, de cause, de conséquence, de
fins et de valeurs, laquelle s’explique notamment par l’ambiguïté du terme « fondement ». Un
« fondement » (fundamentum)
ne désigne pas une relation causale, mais d’abord une
condition d’existence : dire que « l’énoncé de l’anthropocène » constitue le fondement du
politique, c’est se référer à ce qui conditionne l’existence du politique. Cela distingue le
« fondement » du « principe » (en vieux français, , « origine » ou « première cause », du latin
principium, du grec Αρχή ou archè), lequel se réfère, comme on le voit, à une relation
causale. Puisque le fondement du politique (ou de l’Etat, ou/et de la société) conditionne son
existence, il est pré-politique (ou pré-social), ce qui explique entre autres qu’il échappe à
toute compréhension empirique ou en termes de sciences sociales. Par ailleurs, « fondement »
désigne, de même qu’un « principe », une proposition (ou un système de propositions)
39
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
permettant de déduire un ensemble de connaissance et de préceptes : si « l’énoncé de
l’anthropocène » fonde la philosophie politique et morale, cela veut dire qu’il en est le
principe ultime à partir duquel il est possible de déduire le reste. En revanche, cela ne veut pas
dire qu’il est le principe unique. Il peut y avoir d’autres principes (notamment un principe de
légitimité politique, ou des différentes valeurs, permettant d’élaborer une théorie morale ou de
la justice), mais ceux-ci ne sont pas ultimes, c’est-à-dire « fondamentaux », puisqu’ils ne
peuvent qu’être dérivés du principe fondamental qu’est « l’énoncé de l’anthropocène ». Enfin,
contrairement au « principe », le terme de « fondement » ne contient pas en lui la notion de
telos ou de « fin ». Dire que « l’énoncé de l’anthropocène » constitue le fondement du
politique, ce n’est pas dire que la fin du politique consiste à résoudre la « crise
environnementale », mais seulement que ce problème (et sa résolution) sont la condition de
possibilité pour que la politique poursuive sa fin propre. Notre fondement diffère ainsi du
« principe époqual »87 d’Heidegger, lequel combine les notions de fondement et de principetelos, donc de valeur et de fin (l’allemand rend « fondement » et « principe » par Grund et
aggrave donc l’équivocité du terme). Au contraire, nous dissocions le fondement de tout telos,
fin ou valeur : le fondement du politique n’est pas identique à sa fin, ni ne constitue-t-il une
valeur, qui ne peut exister que dans la sphère politique, et non pré-politique.
I.1.f.ii Fondation et constructivisme de Hobbes
Aristote88 considérait la polis comme une communauté naturelle, rendant superflu le
besoin de fonder le politique ou la cité. L’homme est par essence un « être vivant politique »
(πολιτιϰòν ζῷον, zôon politikon89) qui tend à vivre en cité. Ceux qui vivent par essence à
l’écart de la polis sont des « êtres surhumains » ou au contraire « dégradés », semblables aux
« bêtes sauvages » (θηϱίον, thêrion) et « féroces » , « avides de guerre » comme le sont les
rapaces ou un pion isolé d’un jeu90. Certes, tous les hommes (notamment les barbares) ne
vivent pas dans une polis, mais ce n’est que par accident : il y a une tendance naturelle qui
87
Cf. infra et Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (1982; Diaphanes,
2013).
88
Selon P. Pellegrin, Aristote est le seul dans l’Antiquité à élaborer une analyse théorique de la polis. Nous nous
appuyons ici sur diverses traductions des Politiques (en part. J. Aubonnet, Belles Lettres, 1960 ; P. Pellegrin, GF,
2015) et sur les interprétations de Michel Crubellier et Pierre Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs (Le
Seuil, 2002), 184‑207; Pierre Pellegrin, Dictionnaire Aristote (Ellipses, 2007); Natalie Depraz, « Animal »,
Dictionary of Untranslatables. A Philosophical Lexicon (Princeton Univ. Press, 2014).
89
Pour la trad. par « être vivant politique » plutôt qu’ « animal politique », cf. Depraz, art. cit. et note suivante.
90
Aristote, Politique, I, 2, 1252a-1253a. Nonobstant la question de la « surhumanité », l’homme ne s’oppose pas
à l’ « animal » (les abeilles sont « sociables », mais moins que les hommes) mais au θηϱίον, qui désigne la
« bestialité », c’est-à-dire la férocité ou le caractère sauvage des prédateurs (sans le sens moral, donc, que lui
donnera le latin). La métaphore du pion ne rend pas compte du caractère féroce; certaines traductions, qui
s’appuient sur « l’un des meilleurs manuscrits », parlent de « rapaces » plutôt que d’un pion (la note de P.
Pellegrin (op.cit., p.108), concernant cette leçon nous conduit à rapprocher cette phrase du calembour nietzschéen
sur le « prince vogelfrei », c’est-à-dire à la fois « hors-la-loi » et « libre comme l’oiseau », in Gai savoir,
« appendice »).
40
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conduit à passer de la « famille » à la polis, communauté autosuffisante et parfaite qui, « se
constituant en vue de vivre […] existe en vue de la vie heureuse (eu zèn) »91. Instituée pour
mieux satisfaire les besoins vitaux, c’est-à-dire économiques, elle introduit les hommes dans
la sphère du bonheur et du politique (en fait, seulement les citoyens vertueux, ce qui exclut,
entre autres, les commerçants qui ne s’occupent que de « chrématistique »). Le législateur
« fondateur (historique) de la cité » ou/et le besoin de survivre expliquent empiriquement la
création de la cité : mais ce ne sont que les causes efficientes d’une tendance politique
naturelle, qui ne « fondent » donc pas la polis. Chez Aristote, ce fondement se confond avec
son telos ou sa fin, c’est-à-dire le bonheur (le « bien vivre »), qui est aussi la fin de
l’éthique92.
En affirmant que, si n’elle n’était mise en échec par la ratiocination (elle aussi
« naturelle »), la tendance naturelle de l’homme le conduirait à sa destruction assurée, Hobbes
révolutionne la politique en lui déniant tout caractère « naturel » pour en affirmer au contraire
et littéralement l’essence artificielle. Cette « décision métaphysique », comme le dira C.
Schmitt93, liera à jamais philosophie politique et philosophie de la technique, conduisant à ce
que toute réflexion sur la politique et l’Etat soit aussi une réflexion sur la technique, et viceversa – même quand les auteurs ne s’en apercevront pas94. Hobbes pose ainsi la nécessité de
fonder la polis par le biais du contrat social, lequel garantit la légitimité et l’existence de
l’Etat, et donc la survie. Si le contrat est ainsi une « fiction juridique » semblable au « voile
d’ignorance » chez Rawls, et que « l’état de nature » n’est qu’une « hypothèse théorique » que
la réalité sociale et historique ne peut approcher que tendanciellement, ce caractère
« théorique » du contrat social et de l’état de nature ne lui ôte en rien sa « réalité ». Depuis
Hobbes, il faut fonder l’Etat – donc « le politique » –, c’est-à-dire non pas tant expliquer sa
genèse empirique et historique mais démontrer sa nécessité ontologique dans la mesure où la
seule « nature humaine » ne peut plus le faire. Le contrat social permet ainsi d’expliquer ce
passage nécessaire de « l’état de nature » à l’ « état civil » (ou « social »), caractérisé par
l’institutionnalisation de l’Etat. S’il faut fonder le politique, c’est parce qu’il est le résultat
d’un artifice.
91
Politique, I, 2, 1252a-b. Fondée sur la nécessité de la reproduction (la « tendance naturelle à laisser après soi un
autre semblable à soi ») et la « sauvegarde » (ou la sphère de l’oikonomikos), la « famille » est la « communauté
constituée selon la nature » pour la vie quotidienne ; le « village » une réunion de familles qui parent aux besoins
non quotidiens mais qui n’atteint pas le caractère parfait de l’ « autarcie complète » (par contraste avec l’autarcie
au sens économique, « pour les choses indispensables (ou nécessaires) », décrite in Politiques VIII, 4, 1326b4).
C’est aussi un monde clôt que dessine Aristote, où chacun se connaît.
92
Ethique à Nico., I, 1, en part. 1094b ; VI, 8, 1141b 23 ; Politiques, I, 1, 1252a 6 ; Crubellier et Pellegrin, op.cit.
93
Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique
(1938; Le Seuil, 2002).
94
Pour un exemple, cf. infra, 2e partie, section I.4.b.vi : « L’Etat face à Deep Blue ».
41
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Hobbes se distingue toutefois par un geste métaphysique radical qui conduit à défendre
un constructivisme, théorique et juridique, sur lequel nous reviendrons95. Selon lui, non
seulement l’Etat doit être fondé, mais il fonde la société. L’état civil est ainsi le résultat d’un
double artifice : le contrat social et l’Etat. La société ne préexiste ni au droit, ni à l’Etat :
l’hypothèse d’une « société contre l’Etat » qui lui préexisterait serait une pure chimère, tout
comme le serait l’idée jusnaturaliste d’un « droit naturel » qui s’opposerait au « droit positif ».
Dès lors, il n’y a pas de « société naturelle »96, ni par conséquent de prééminence ontologique
du « social » ou du « naturel » sur le droit. Au contraire, le social ou/et le politique – l’état
civil, c’est-à-dire la société et l’Etat, dont Hobbes souligne qu’on l’appelle aussi civitas – sont
le résultat d’une construction. L’Etat n’est pas fondé par une vie sociale – ou une « société
civile » – qui existerait de façon spontanée ou « naturelle » et qui pourrait limiter la puissance
de cet Etat : c’est au contraire l’Etat qui fonde le social, ce qui ne veut pas dire que l’Etat (ou
le droit) soit la « cause » du social (ou des phénomènes sociaux). Aussi, Hobbes assimile
littéralement l’Etat à un artefact97. Si l’on admet la puissance de ce que Schmitt qualifia de
« décision métaphysique », on comprend qu’en démontrant la nécessité ontologique de cet
artefact qu’est l’Etat, la philosophie politique garantit la légitimité de l’Etat, donc son
existence empirique. La philosophie politique n’est ainsi pas un « loisir », mais la condition
d’existence a priori de l’Etat et de la vie sociale. Que cette condition soit « théorique », c’està-dire qu’elle diffère des conditions d’existence empiriques et a posteriori ne la rend
nullement « imaginaire ». Affirmer cela, tout comme le fait que l’Etat fonde la société, n’a
rien à voir avec de l’ « idéalisme », lequel confond une relation de fondation avec une relation
de causalité. En l’absence d’une philosophie politique, ou d’une théorie de la justice, personne
ne serait en mesure d’assurer la survie de l’Etat ; cela ne veut pas dire que sans Hobbes ou
tout autre philosophe l’Etat s’effondrerait, mais plutôt que toute idéologie politique secrète
nécessairement une philosophie politique, que les philosophes se chargent ensuite de
distinguer le plus possible de l’opinion (doxa), c’est-à-dire de l’objectiver et de lui donner
ainsi un caractère nécessaire, c’est-à-dire aussi légitime. Lorsque l’on affirme que la
philosophie politique (par exemple Hegel) légitime l’Etat, cet effort théorique vise aussi à
convaincre les citoyens ; mais il justifie aussi l’idéologie. Ce constructivisme ne conduit pas à
une « théorie hors-sol » : celle-ci s’appuie sur le contexte historico-culturel. Rawls légitime
l’idéologie libérale, et plus personne n’essaierait d’établir une philosophie politique sur la
95
Infra, 2e partie, section I.2 : « Théorie, société, idéologie ».
Quentin Skinner, « Hobbes on Representation », European Journal of Philosophy 13, no 2 (août 2005): 155‑84;
cf. aussi Lucien Jaume, « La théorie de la « personne fictive » dans le Léviathan de Hobbes », Revue française de
science politique 33, no 6 (1983): 1009‑35. Nous utilisons la trad. de G. Mairet (Gallimard, 2000) du Léviathan.
97
Nous reviendrons sur ce point (entre autres 2 e partie, section I.3.e) sur lequel C. Schmitt, en particulier, insiste
(Schmitt, Le Léviathan... , chap. III.).
96
42
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
base de la déclaration célèbre : « j’ai le droit de vous persécuter parce que j’ai raison et vous
avez tort » (Bossuet) – bien que cet énoncé soit constamment invoqué, de façon implicite,
dans la sphère politique. Si la philosophie politique est la condition a priori d’existence de
l’Etat, c’est parce qu’elle donne un sens à l’autorité de l’Etat et permet ainsi de justifier
l’obéissance ; mais elle ne peut le faire qu’en partant de l’idéologie dominante qui soutient
déjà l’Etat. Ou encore : « l’Etat est, au sens plein du terme, une idée. N’ayant d’autre réalité
que conceptuelle il n’existe que parce qu’il est pensé […] Il est, lui-même, toute la réalité
qu’il exprime car cette réalité réside entièrement dans l’esprit des hommes qui la conçoivent.
Et, s’ils pensent l’Etat, c’est pour avoir une explication satisfaisante de tous les phénomènes
qui caractérisent l’existence et l’action du Pouvoir politique98. » Ainsi, en l’absence d’une
philosophie politique – ce qui veut dire aussi d’une idéologie –, l’Etat se dissoudrait, soit sous
les assauts de la dissension et de la stasis (la « guerre civile »), soit – mais on peut douter que
cela ne soit jamais arrivé – sous l’effet d’une attaque concertée venant de l’anarchisme. Dans
sa radicalité théorique, celui-ci constitue l’antithèse de la philosophie politique99 plutôt qu’une
idéologie politique parmi d’autres : bien que le geste de Bakounine ou de Stirner soit
entièrement orienté par l’idéal d’émancipation des Lumières, il est analogue en ce sens aux
objections de la misanthropie radicale ou du transhumanisme, qui constituent elles les
antithèses d’une éthique environnementale et d’une philosophie politique et morale de
l’environnement.
Dans la mesure où l’ensemble de la philosophie politique (et de la technique, donc aussi
de l’environnement) reste tributaire de ce geste métaphysique, toute pensée politique – ou
toute théorie de l’Etat – est « hobbesienne ». On peut critiquer l’autoritarisme de cette
théorie ; on peut même sortir du cadre du contractualisme, qui est le seul qui essaie
explicitement de fonder le politique et de légitimer l’Etat (Marx, Rancière, Foucault, Negri,
Deleuze, etc.) ; on peut écarter son positivisme et défendre un jusnaturalisme, fondé sur Dieu,
la nature ou les droits de l’homme. Cependant on ne remettra jamais en cause le caractère
artificiel du politique, qui ne découle pas d’une décision subjective de Hobbes mais constitue
un élément historique qui définit l’Etat moderne et le capitalisme, à savoir son rapport
intrinsèque
avec
100
« époquale »
les
technosciences.
Seule
une
modification
révolutionnaire
ou
du rapport entre Etat, science, économie et « environnement » permettrait
ainsi d’échapper à ce geste fondateur de Hobbes, qui lui assure sa contemporanéité et sa
validité persistante. Cela vaut en dépit de toutes les tentatives de fonder autrement le politique
98
Georges Burdeau, L’Etat (Seuil, 1970), 14.
Toute philosophie politique pense l’Etat, sauf l’anarchisme qui pense une société sans Etat. On pourrait sans
doute lui appliquer, par analogie, la formule de Kant : « toute forme de gouvernement qui n’est pas représentative
est proprement une non-forme » (in « PPP », 87 (2e section, art. 1).
100
Emprunté à Heidegger, le terme « époqual » signifie que ce changement résulte du processus historique plutôt
que d’un acte volontaire et subjectif. Contrairement à lui, nous postulons (après Marx) l’autonomie de l’homme.
99
43
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
et l’Etat, qu’il s’agisse de substituer au fondement factuel mais nécessaire proposé par Hobbes
(la peur) tel ou tel principe de légitimité (la souveraineté populaire et la volonté générale,
« l’ordre divin » ou « naturel », telle ou telle théorie de la justice ou de la délibération) ou
qu’on essaie de substituer à cette démonstration philosophique une explication empirique. Les
premières tentatives, qui relèvent tant de la pensée démocratique et libérale que de
l’autoritarisme, ne font que démontrer la nécessité de fonder l’Etat, c’est-à-dire à la fois son
existence et sa légitimité, et donc acceptent le présupposé constructiviste et artificialiste de la
théorie moderne du politique. Même lorsqu’elles essaient de le remettre en cause par une
approche jusnaturaliste, le simple fait qu’elles se donnent sous la forme de philosophies (ou
d’idéologies : peu importe à ce niveau) visant à justifier, à légitimer ou au contraire à critiquer
l’Etat moderne montre que son existence ne va pas de soi – contrairement à ce qui était encore
le cas pour Aristote. Les explications empiriques proposées par les sciences sociales ne
remettent pas plus en cause la philosophie politique que la sociologie du droit ou la
psychologie sociale ne parviennent à remettre en cause la théorie pure du droit101. Si c’était le
cas, la philosophie politique et les théories de la justice auraient succombé aux assauts des
explications empiriques, qui expliquent la genèse historique de l’Etat ou les raisons
sociologiques, économiques, culturelles de sa persistance ou de son fonctionnement mais ne
peuvent le légitimer et donc en garantir l’existence ; de même, les sciences politiques et la
sociologie du droit peuvent expliquer le fonctionnement de l’Etat et déterminer certaines
causes de ses actions, et même leur signification, mais elles ne parviennent pas à expliquer la
signification normative du droit, qui n’est pas réductible à ces explications empiriques et a
posteriori. Les sciences sociales ne peuvent pas plus se substituer à la philosophie politique et
morale ou/et à la théorie du droit que les interprétations de Zola, Kafka ou Picasso ne
remplacent les sciences et la philosophie.
I.1.f.iii Le « principe responsabilité »
En dépit de sa proximité, notre fondation se distingue nettement de celle de Jonas :
celui-ci se contente d’élaborer une éthique. M. Fœssel rappelle que Jonas « ne manque pas de
rapprocher son « heuristique de la peur » de celle proposée par Hobbes »102 : il oublie de
mentionner le caractère superficiel de ce rapprochement. Il ne s’agit, pour Jonas, que de
soutenir que « le point de départ de sa morale » est la « crainte d’un summum malum » plutôt
que l’amour d’un bien et que ce qui distingue cette « heuristique » de la crainte de la mort
101
Outre la Théorie pure du droit, voir Hans Kelsen, « La notion d’Etat et la psychologie sociale. A propos de la
théorie freudienne des foules », Hermès, no 2 (1998): 134‑65; « L’âme et le droit », Annuaire de l’Institut
international de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1936 1935, 60‑80; « Qu’est-ce que la théorie
pure du droit ? ». Nous reviendrons infra cette question du constructivisme.
102
Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2012), 50.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
violente chez Hobbes, c’est que celle-ci « n’a pas de soi cette influence [immédiate] sur notre
âme » et que « nous devons [au contraire] lui concéder cette influence »103. Ces considérations
psychologiques – importantes du point de vue pratique – n’ont guère d’intérêt pour un essai
de fondation a priori. Ainsi, Jonas n’essaie pas de fonder le politique ou/et la philosophie
politique, mais une « éthique pour la civilisation technologique », ce qu’il effectue non pas en
partant de Hobbes, mais en remplaçant l’impératif catégorique kantien par le « principe
responsabilité ». Cette éthique a des implications politiques et scientifiques : elle propose des
critères pour l’action, qui conduisent par exemple à respecter les générations futures ou à
développer les procédures objectives de planification (scientifique et administrative) afin de
faciliter la prévision des conséquences de nos actions, ce qui conduit en retour à élargir notre
responsabilité pour l’avenir. « L’essence transformée de l’agir humain modifie l’essence
fondamentale de la politique »104 ne s’entend toutefois qu’au sens où la politique doit
désormais poursuivre de nouvelles fins, à commencer par la préservation de la vie
(authentique) sur terre. Ainsi, il ne propose aucun nouveau fondement à la politique, mais
ajoute une nouvelle fin ou valeur à la politique, c’est-à-dire un nouveau principe. S’il incline
à considérer que ce « principe responsabilité » prime sur tous les autres, il s’abstient de le
démontrer sur le plan d’une philosophie politique. On le comprend : dans la mesure où il
considère que le principe responsabilité prime sur tout autre principe, et ambitionne de le
démontrer sur le plan moral, il lui aurait fallu aussi démontrer, sur un plan politique et non
plus moral, que l’environnement primerait sur la démocratie ou la justice. Que ce soit par
méfiance ou doute à l’égard de ses inclinations ou en raison de la difficulté voire du caractère
scandaleux d’un tel projet, il s’est abstenu. On ne trouve ainsi, chez lui, que des indications
éparses qui ne constituent en aucun cas une philosophie politique, mais relèvent de remarques
purement idéologiques et infondées (au sens banal). Mais ce faisant, d’une part Jonas reste
entièrement tributaire de Hobbes, et ne parvient donc pas à remettre en cause son fondement,
d’autre part l’intégralité de son projet échoue. En effet, s’il prétend avoir démontré la
nécessité morale du « principe responsabilité », en disjoignant l’éthique de la philosophie
politique il ne parvient pas à faire de l’environnement un principe fondamental pour le
politique. Celui-ci reste donc fondé par Hobbes et légitimé par d’autres principes, en
particulier ceux de la justice ou de la démocratie, dont les théories n’accordent aucune
prééminence particulière à l’environnement sur d’autres valeurs. En bref et conformément à la
critique hégélienne de Kant105, Jonas n’a élaboré qu’une « moralité subjective », en aucun cas
une « moralité objective » qui pourrait valoir pour l’ensemble de la société et l’Etat. Le
103
Hobbes n’est cité qu’à trois reprises (op.cit., index), ici p.68. La qualification de la philosophie politique de
Hobbes comme constituant une « morale » est évocateur de l’indifférence de Jonas à l’égard de celle-là.
104
Jonas, op.cit., 37, chap. I, section 4.
105
Cf. notamment les Principes de la philosophie du droit.
45
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fondement du politique reste la survie ou/et la liberté, comme il l’a toujours été pour le
contractualisme moderne, et l’environnement ne vient que se surajouter superficiellement en
tant que principe complémentaire mais optionnel. L’échec de Jonas vaut, au-delà de lui, pour
toute éthique environnementale qui s’abstient de se constituer en philosophie politique et qui,
ce faisant, ne parvient pas à mettre en cause les « théories démocratiques » qui délaissent au
choix des agents le soin de hiérarchiser les valeurs.
I.1.f.iv Fondement et principe de légitimité : Hobbes contre les
autres
Si nous partons de Hobbes, ce n’est pas seulement parce qu’il fait appel à ce summum
malum qu’est la crainte de la mort, mais parce que son geste métaphysique de fondation a
conservé toute sa vigueur en dépit de toutes les modifications apportées à sa théorie.
Jusqu’aux théories de la justice du XXe siècle comprises, deux « fondements » ont en effet été
proposés pour le politique et l’Etat : la sécurité (Hobbes) ou la liberté (Rousseau), qu’on peut
reformuler en opposant la crainte pour sa sécurité (qui conduit au contrat social permettant
l’institution du Léviathan) à la crainte pour sa liberté (qui conduit au contrat social instaurant
un Etat démocratique ou libéral avec, le cas échéant, une Déclaration des droits de l’homme
formulant les principes de légitimité de l’ordre juridique). Toutefois, lorsque Rousseau
affirme que les hommes ne sauraient abandonner leur « droit naturel » à vivre libre, il formule
seulement un principe de légitimité pour l’Etat – celui de la souveraineté populaire et de la
volonté générale – puis invente un mécanisme de représentativité, qui est certes imparfait
mais est le seul adapté aux nations modernes. De même, lorsque Rawls établit les principes
minimaux de la justice, ceux-là ne permettent que de légitimer et de distinguer un Etat
démocratique et libéral. En aucun cas ces auteurs ne parviennent-ils à échapper au fondement
métaphysique posé par Hobbes, à savoir que le politique et l’Etat doit d’abord et avant tout
assurer la sécurité avant de pouvoir se proposer d’autres fins (le bonheur, la justice, la liberté,
etc.) : leur fondement (la liberté, la justice) n’est qu’un fondement dérivé qui s’appuie sur le
fondement ultime du politique, la crainte ou la sécurité. En ce sens, la théorie de Hobbes reste
la théorie fondamentale sur laquelle toutes les autres s’appuient. Son caractère positiviste,
c’est-à-dire le fait qu’elle s’applique à tout Etat indépendamment du régime qui le caractérise,
montre son caractère rigoureux et objectif, sinon « scientifique », par rapport à des théories
comme celles de Rousseau ou de Rawls qui, même si elles sont rigoureuses, sont
« subjectives » sinon jusnaturalistes dans la mesure où elles formulent un principe de
légitimité, et non un fondement du politique, et qu’elles visent à départager des régimes
politiques plutôt qu’à démontrer la nécessité de l’Etat en soi (indépendamment de toute
affiliation politique). Hobbes élabore une philosophie politique (ou une méta-théorie du
politique), tandis que Rousseau et Rawls construisent des philosophies politiques et morales
46
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(ou une théorie politique) qui fournissent des critères permettant de distinguer les régimes
politiques et d’en évaluer la légitimité morale ; mais, qu’ils le veuillent ou non, ils
n’échappent pas au fondement du politique qu’est la crainte de la mort.
I.1.f.v Le « raisonnement apocalyptique »
Contrairement à Jonas, nous établirons donc une analogie rigoureuse avec Hobbes, en
remplaçant la crainte individuelle qui est demeurée, jusqu’à notre époque et en dépit de toutes
les philosophies ultérieures, le fondement du politique, par la menace que fait peser la crise
environnementale sur l’humanité, tant dans son existence biologique que dans sa vie sociale.
En continuant le geste positiviste de Hobbes, nous posons donc que la condition, tant de la
survie que de la liberté, c’est la résolution de la crise environnementale, ce pourquoi
l’environnement est le « problème fondamental » qui « conditionne l’ensemble des autres
questions ».
Chez Hobbes, le chaos est la conséquence nécessaire de la raison (objective et
subjective) plutôt que d’un prétendu pessimisme anthropologique106. En l’absence d’Etat, le
« droit naturel » se confond avec la puissance ou le conatus (Lév., XIV). Le droit se confond
avec la force ; il n’y a pas de « droit » puisqu’il n’y a pas d’Etat. En revanche, il y a bien des
« lois de nature », qui sont tirées de la ratiocination (de la raison comme calcul, notion proche
de celle d’ « entendement » et de la « rationalité instrumentale »), dont la première prescrit la
conservation de soi (ib.). Associé à l’arbitraire individuel, cet impératif nécessaire dicté par la
raison conduit inévitablement au chaos. Même si les hommes étaient angéliques, la guerre est
la conséquence nécessaire des catastrophes naturelles, des disettes ou de la famine : sauf à ne
pas respecter la « loi de nature » sur l’auto-conservation – ce qui est impossible – personne ne
pourrait préférer la mort lente à la rapine107. En tant que terre à cultiver, l’environnement est
la condition nécessaire de la survie : c’est pour protéger son droit sur l’environnement, c’està-dire à l’exploiter afin de se nourrir, ou plutôt par crainte de le perdre, que l’inquiétude naît.
L’« anthropocentrisme » du « droit d’exploiter la nature » dénoncé par l’écologie est, chez
Hobbes, le résultat nécessaire de la loi rationnelle dictant l’auto-conservation, c’est-à-dire
aussi du conatus : il ne concerne pas l’espèce, ou la société, mais l’individu à l’ « état de
nature » : il ne s’agit pas d’un anthropocentrisme mais d’un individualisme. Puisqu’aucun
106
« Raison objective » renvoie à la philosophie et « raison subjective » à celle des individus. Hobbes, qui n’est
pas théologien, a nié soutenir une conception pessimiste ou post-lapsaire (Lév., XIII, 226). Prétendre expliquer
Hobbes (ou Rousseau) par sa conception « anthropologique », c’est psychanalyser les philosophes (cf. infra, 2e
partie, section I.2). Par ailleurs, Hobbes parle de « guerre de chacun contre chacun » ou de « tous contre tous »
(chap. XIII et XIV), puisque cette guerre « individuelle » ne cesse de former des ligues éphémères.
107
(Sur les catastrophes, cf. aussi infra, 2e partie, section II.3.b.iii). On objectera que des saint hommes le
pourraient. Outre que cette « loi de nature » constitue une nécessité, qui s’applique à tous les hommes et que la
distinction entre « saints » et « criminels » ne tire son sens que de l’état civil, cette objection reste triviale sauf à
présumer que l’humanité entière pourrait agir de la sorte ; ce qui conduirait à l’objection misanthrope radicale
sinon au nihilisme, puisqu’on affirmerait que l’humanité préférerait se détruire plutôt que de se faire la guerre.
47
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
équilibre de pouvoir n’est possible (les faibles se liguant contre les forts), l’inquiétude – ce
« désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir sur pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la
mort »108 – constitue le trait dominant de la « nature humaine ». Contrairement à l’ambition,
qui constitue un trait idiosyncratique, l’inquiétude ne relève pas de la psychologie individuelle
ou d’une « nature mauvaise » de l’homme : elle est le résultat de la compétition interindividuelle que nulle autorité ne vient brider et la conséquence logique, qui pousse
notamment à se protéger des ambitieux prêts à tout – c’est-à-dire rien d’autre que
l’application de la première « loi naturelle » qui exige de protéger sa vie, donc ses biens. Ce
désir, ou cette inquiétude, provient en effet principalement de la volonté de s’assurer de la
pérennité de ce dont « on dispose dans le présent » plutôt que de l’incapacité de se satisfaire
de ce que l’on détient déjà (Lev., XI et XIII). La peur est donc ce qui motive le passage à
l’état social. En effet, bien que d’autres raisons particulières puissent expliquer le contrat
intersubjectif général, en particulier la quête du confort ou de la connaissance (ib.), seule la
peur est éprouvée par tous : en ceci, elle est le motif universel, et donc le fondement du
politique.
Si l’on admet la puissance métaphysique du geste de Hobbes, jamais dépassé, on
comprend l’importance de l’analogie qui se distingue du rapprochement superficiel opéré par
Jonas. Prise au sérieux, l’ « événement anthropocène » conduit à prendre acte de la menace
existentielle qui pèse sur l’humanité en tant qu’espèce plutôt que sur tel ou tel individu. Elle
constitue donc le fondement nécessaire de la philosophie politique contemporaine. On
comprend alors le caractère radical du changement nécessaire par rapport au contractualisme
de Hobbes. La crainte de l’apocalypse joue le rôle de fondement du politique naguère attribué
par Hobbes à la crainte individuelle de la mort violente. Toutes les « critiques de la raison
apocalyptique » n’y peuvent rien, pour reprendre ce syntagme à la tentative étrange de M.
Fœssel109. Celui-ci rappelle qu’Hobbes envisageait l’hypothèse de la « destruction du genre
humain » au cas où « l’état de nature » se prolongeait110. Mais précisément, il ne s’agissait
que d’une hypothèse logique : l’état de nature constitue une dystopie. Si cette hypothèse suffit
à fonder le politique – l’Etat et le contrat social – chez Hobbes, elle le fonde a fortiori
lorsqu’elle devient plausible : on peut donc affirmer que la crise écologique – ou la menace
que celle-ci représente – remplace aujourd’hui la peur individuelle comme fondement du
politique. Si Jonas s’était contenté de reconnaître l’ « énoncé de l’anthropocène » comme
fondement de l’éthique, la Charte mondiale de la nature l’a reconnu comme fondement du
108
Hobbes, Léviathan, chap. XI.
S’inspirant d’Heidegger et du concept phénoménologique du « monde », celui-ci voudrait nous convaincre que
les « attitudes apocalyptiques » transformeraient « l’indéterminé en exactitude objective », ce qui conduirait à
nous rendre « hostiles » face à l’inattendu et à l’inouï et à nous confronter à l’alternative entre « se perpétuer à
l’identique ou disparaître » (Fœssel, Après la fin du monde, 269.).
110
Hobbes, Du Citoyen, XV, 5 (cité in Fœssel, op.cit., 52-53).
109
48
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politique – « la dégradation des systèmes naturels […] conduit à l’effondrement des structures
économiques, sociales et politiques de la civilisation ». Critiquer la « raison apocalyptique »
revient ici à critiquer la « moralité objective »111.
Constater que l’environnement est le seul fondement du politique, donc aussi de l’ordre
juridique, ce n’est pas valoriser l’environnement, ni justifier tel ou tel régime politique, c’est
constater que sa préservation est la condition sine qua non pour que des valeurs puissent être
posées. Aussi, tel ou tel ordre juridique et politique peut prétendre se fonder sur les valeurs et
les conceptions de la justice qu’il souhaite : en réalité, ces valeurs, qu’elles soient celles de la
République française, de la « démocratie théocratique » iranienne ou de l’administration
Trump ne constituent d’aucune façon un fondement : ce sont soit un principe de légitimité
(républicain, théocratique, etc.), qui repose in fine sur le seul fondement possible qu’est
l’environnement, soit des « valeurs politiques » (le climatoscepticisme) purement subjectives
et qui ne peuvent donc même pas prétendre à l’objectivité du principe de légitimité. Hobbes,
kelsénien avant Kelsen, distingue en effet (ne serait-ce qu’implicitement) le fondement du
principe de légitimité, lequel ne constitue qu’un fondement dérivé. En effet, si la peur et
l’inquiétude sont omniprésentes à l’état de nature, celles-ci ne disparaissent pas à l’état civil :
elles sont simplement limitées – la compétition inter-individuelle étant réglée par les lois – et
continuent à jouer un rôle social. En ce sens, l’état de nature n’est ni « réel » ni « fictif » :
c’est un horizon régulateur négatif – une dystopie – duquel on s’éloigne ou on se rapproche
tangentiellement, ce qui lui donne un certain degré de réalité, d’autant plus que les effets de
ce cauchemar qui se « réalise » ou se « déréalise » sont bien réels112. Dès lors, la crainte est
aussi ce qui légitime l’Etat, puisque celui-ci doit d’abord et avant tout assurer l’ordre. Par
légitimité, Hobbes entend la même chose que Kelsen : il ne s’agit pas d’affirmer que tel ou tel
Etat serait « injuste » puisqu’il n’y a, chez Hobbes, aucun critère transcendant de justice
permettant de juger du dehors l’ordre étatique. Le critère empirique permettant de constater
l’existence de cette légitimité, ou de cette justice minimale, n’est autre que le respect de
l’ordre juridique en général (et non de telle ou telle norme), respect qui garantit l’existence de
l’Etat – la validité de l’ordre juridique dépendant de son efficacité « en gros et de manière
générale » 113 – et donc la sécurité. Faute de cette légitimité, qui fonde l’efficacité, qui ellemême fonde la validité de l’ordre juridique, l’Etat s’effondre – ce qui rendrait illusoire toute
111
Cf. infra, 2e partie, section I.3.
Contra : Fœssel, op.cit., 51 ; sur la notion de « cauchemar », cf. Clastres, La société contre l’Etat; Gilles
Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (éd. de Minuit, 1972) (en part. chap. III, section 2).. Il suffit de voyager
pour voir la réalité de la peur (Hobbes, op.cit., XIII). Sur l’état de nature : « Incidemment, on peut penser qu’il
n’y eut jamais un temps comme celui-ci, non plus qu’un semblable état de guerre. Et je crois que, de façon
générale, il n’en a jamais été ainsi à travers le monde, mais qu’il y a beaucoup d’endroits où l’on vit ainsi. »
(Hobbes, op.cit., chap. XIII – nous soulignons).
113
Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, p. 287.
112
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
résolution de la crise environnementale. Aussi, l’on peut dire que la crainte et la sécurité
légitiment l’Etat – en ce sens elles le fondent – mais cette légitimité est purement immanente
et positiviste : sitôt qu’elle disparaît, l’Etat fait de même, et par suite le peuple redevient
multitude dispersée. Dans ce cadre, le fondement est tout à la fois la condition d’existence
(non sa « cause », celle-ci se trouvant dans l’acte de volonté des agents, motivée par le respect
de la première loi de la raison), et le principe de légitimité de l’Etat. Autrement dit, la crainte
individuelle de la mort violente est à la fois ce qui justifie, explique et légitime le contrat
social et l’Etat chez Hobbes : elle est, en ce sens, le fondement du politique et la condition a
priori de la polis : la recherche individuelle du bonheur, quelles que soient les conceptions
individuelles, ne pouvant se construire que sur ce socle.
De cette conception découle le mot selon lequel « la sécurité serait la première des
libertés »114, ce qui constitue un contre-sens du à l’ambiguïté inhérente à la notion de
fondement. Dire que la sécurité, ou l’environnement, constitue le fondement du politique,
c’est se référer à ce qui conditionne l’existence du politique. Le fondement est pré-politique et
ne se confond ni avec la fin du politique, ni avec une valeur qui ne peut exister que dans la
sphère politique et sociale. On retrouve cette distinction chez Hobbes. D’un côté la crainte est
ce qui assure le passage à l’état civil : elle fonde le politique. De l’autre, la sécurité est la
conséquence empirique de cette fondation. En ce sens, elle n’est pas, stricto sensu, le
« principal bénéfice de l’Etat »115 mais son bénéfice minimal, qui permet à chacun de
rechercher son bonheur116 et à l’Etat de fonder sa légitimité sur des principes
supplémentaires, qui ne sauraient être « fondamentaux » (de la croissance, c’est-à-dire du
devoir d’assurer le bien-être matériel – qui tend à coïncider avec le principe fondamental de la
survie, surtout à l’époque de Hobbes –, à la justice, la liberté ou l’égalité). Réduire l’Etat à la
sécurité, c’est penser que Hobbes confond l’Etat et l’arbitraire. La critique de Fœssel, qui
soutient cette position et prétend s’élever contre l’eschatologie prétendue de la « raison
apocalyptique » relève d’une critique « religieuse » qui réduit l’Etat à la sphère du besoin,
c’est-à-dire à un « régime de violence, d’arbitraire et de passions »117 qui permet ainsi à
l’éthique – ou à la « moralité subjective » – de se prétendre comme seule légitime. On ne peut
donc confondre la sécurité comme conséquence empirique – et nécessairement relative – de
l’existence de l’Etat, avec la sécurité comme principe de légitimité ou de fondation : soit
114
En étudiant la biométrie, nous avions critiqué l’approche de la CNIL qui pondère « sécurité » et « libertés »,
ainsi qu’un discours biométrique général qui prétendrait que cette technologie permettrait de dépasser
l’opposition « sécurité » / « libertés » (in « La biométrie, un cas d’espèce de l’entrelacement entre sécurité et
liberté ? », Implications philosophiques, 25 mai 2010.). Dans la mesure où il porte sur la technique et son
évaluation, ce travail prolonge notre travail antérieur sur la biométrie.
115
Fœssel, op.cit., 54.
116
« La cause finale […] des humains […] en s’imposant à eux-mêmes cette restriction […] est la prévoyance de
ce qui assure leur propre préservation et plus de satisfaction dans la vie » (Lév., XVII, p.281-282).
117
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820; Gallimard, 1940), 271 (§270).
50
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’Etat est légitime, soit il ne l’est pas. Pas plus ne peut-on faire de la sécurité la « première des
libertés », car sécurité et libertés sont radicalement hétérogènes et incommensurables : la
sécurité et la crainte sont fondements, principes de légitimité, conditions et conséquences de
l’Etat et du politique ; les libertés constituent la fin du politique et la conséquence de l’Etat,
mais ne constituent pas sa condition d’existence. Il y a donc une prééminence fondationnelle
de la crainte et de la sécurité sur les libertés, qui répond à la prééminence ontologique du fait
d’être en vie sur celui d’être heureux et libre. En revanche, il n’y aucune supériorité
axiologique de la sécurité sur les libertés, précisément parce que crainte et sécurité ne
constituent pas des valeurs, contrairement aux libertés, mais les conditions de possibilité de
leur existence. Mettre la sécurité sur le même plan que les libertés, ou au-dessus de celles-ci,
c’est commettre une erreur de catégorie et confondre fondement et valeur.
Dans la mesure où la perspective hobbesienne est positiviste, au sens où le critère
d’existence de la légitimité coïncide avec le constat d’une efficacité « en gros et de manière
générale » de l’Etat, répondre à la crise environnementale n’exige pas tant une société juste
« en soi » qu’une société perçue comme étant légitime. Cela n’aboutit pas à dissoudre l’idéal
de la justice, comme le pense ceux qui, comme Jonas, déplorent une « crise des valeurs » qui
expliquerait, selon eux, la crise actuelle118. Cela renvoie simplement au fait empirique qui
permet de constater que cet idéal fait l’objet d’évaluations plurielles – constat de pluralisme
qui est une condition nécessaire de la démocratie119. Ainsi, si l’ensemble de l’humanité
devenait anarchiste, il ne serait possible de résoudre la crise environnementale que dans le
cadre d’une société sans domination120. Aujourd’hui, cette exigence renvoie à une structure de
domination et à un Etat considérés comme « légitimes », et donc aux théories de la justice et
du droit. Puisque les conditions formelles de cette légitimité sont déterminées par les théories
de la justice – qu’elles jouent un rôle « idéologique », c’est-à-dire de légitimation de l’ordre
actuel, aujourd’hui assuré en premier lieu par la théorie de Rawls, ou qu’au contraire elles
jouent un rôle critique, visant à transformer l’ordre actuel121 –, cela démontre que la résolution
de la crise environnementale exige non seulement un Etat, mais aussi une philosophie
politique. Autrement dit, une éthique environnementale est insuffisante. On ne saurait trop
insister sur ce point à une époque où on ne cesse d’invoquer, contre une « politique » devenue
vulgaire, la noblesse de l’« éthique », de la religion ou de l’apolitisme, qui tentent de
contourner le débat politique en affirmant la valeur « absolue » de leurs principes et en
mélangeant allègrement la vox populi et la vox dei (les démocrates devraient se méfier des
118
Jonas, op.cit., préface et chap. I, section 9, 60-63, ainsi que toutes les allusions au « sacré ».
Baruch Spinoza, Traité théologico-politique (GF Flammarion, 1965) (chap. XX); Rawls, Political Liberalism
(introduction).
120
Cf. la conceptualisation de cette notion de « domination » par Ph. Pettit (qui pourrait être utilisée dans une
perspective anarchiste), qui la distingue du concept libéral de « non-interférence » (in Républicanisme...).
121
Nous utilisons ici le concept d’idéologie au sens de Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », 561.
119
51
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
philosophes qui prétendent ne pas parler de politique…). Il ne s’agit pas de remettre en cause
l’éthique, mais l’argument selon lequel une philosophie politique privée de celle-là
(nécessairement biocentrique selon cet argument, qui refuse a priori d’en débattre) souffrirait
d’un « défaut de radicalité »122 : en réalité et comme nous continuerons à le montrer123, c’est
bien plutôt le contraire. Outre que l’éthique doit se faire philosophie politique et morale, notre
argument concerne aussi les critiques « anarcho-heideggériennes » du « système » et de la
technique qui, ramenant le droit à une simple technique, affirment que le droit et la machine
étatique seraient une cause majeure de la crise environnementale. Peut-être : ils n’en restent
pas moins une condition sine qua non de sa résolution – contradiction qu’il s’agit de
comprendre plutôt que d’éluder.
I.1.f.vi L’apocalypse théorique et pratique
Pas plus que chez Jonas, le caractère « apocalyptique » de ce raisonnement ne doit-il
mener à croire que seul « l’apocalypse » ou l’ « anéantissement de l’humanité » ou de
l’environnement est en jeu. S’il ne s’agissait que de penser la « fin du monde » – ce qui est
nécessaire depuis que l’éternité de droit de l’univers et la garantie divine de l’existence de
l’humanité n’est plus assurée – , Jonas n’aurait pas élaboré une éthique, mais une cosmologie.
Dans la mesure où il ne s’agit pas de spéculations – desquelles s’approchent tendanciellement
les réflexions de Jonas sur la très longue temporalité –, mais d’une réflexion sur une crise
actuelle, il faut une philosophie politique. La destruction lointaine du Soleil ne concerne pas
plus la raison pratique que la chute d’une astéroïde, du moins tant que la possibilité d’éviter
ces catastrophes cosmiques demeure de l’ordre de la science-fiction124. En revanche,
l’imminence possible d’une catastrophe apocalyptique d’origine anthropique est avérée et ses
effets actuels largement discutés; outre le climat et la biodiversité, le risque d’un « hiver
nucléaire » suscité par une guerre indo-pakistanaise ou sino-américaine est réel (risque
d’ailleurs ignoré par Jonas)125. En cela, le raisonnement apocalyptique n’a rien
122
Préface in Afeissa, Ethique de l’environnement, 8.
Cf. infra, 2e partie, section I.3.
124
Le Principe responsabilité justifierait le devoir de poursuivre des recherches théoriques qui pourraient
permettre, un jour, d’éviter de telles catastrophes ; la théorie de Jonas pourrait même légitimer, au moins dans un
avenir très lointain, la « conquête spatiale », ce qui conduirait à d’intéressants paradoxes…
125
Le Principe responsabilité est caractérisé par une confiance persistante envers le progrès, trait que Jonas
partage entièrement avec Heidegger (on reviendra souvent sur cette question importante). D’abord, vis-à-vis du
progrès scientifique, dont le « progrès potentiellement infini » est « une donnée univoque » qui « n’est nullement
une simple affaire d’interprétation », mais aussi de la technique qui, malgré sa critique, « partage précisément ceci
[avec la science] que le « progrès » comme tel dans son automouvement est une donnée univoque ». Ensuite visà-vis du « progrès de la civilisation » en général, ce qui inclut « la sécurité et le confort », la « pluralité des buts
culturels et des modes de consommation […] l’Etat de droit […] les « mœurs » ». Dès lors, il n’est guère étonnant
qu’il n’attache pas grande importance au risque nucléaire en tant que tel puisque sa confiance envers les prouesses
de la techniques et du droit, c’est-à-dire envers la rationalité, ne peut que le mener à une attitude de minimisation
sinon de négation de ce risque pourtant bien réel (Le principe responsabilité, 310‑16 (sur le progrès; pour les
rares allusions au risque nucléaire qui est en fait écarté, cf. 115 et 361). Sur la mise en cause du modèle de l’agent
123
52
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’ « hyperbolique ». Néanmoins, il n’a rien d’eschatologique puisqu’il ne concerne ni les fins
dernières de l’homme, ni un au-delà de l’histoire126. D’abord, le « raisonnement
apocalyptique » ne traite pas de l’« apocalypse » en tant que tel, mais de notre présent, qu’il
s’agit de penser de façon pragmatique – au sens noble. S’il s’agit bien d’une « heuristique de
la peur », notamment lorsqu’elle vise à rendre perceptible le temps long, celle-ci ne vise
aucunement à déclencher la panique ou l’angoisse (reproche jadis adressé à l’existentialisme,
qui témoigne de l’indigence voire de la peur que cette « critique » éprouve face à ce qui
menace les conceptions politiques et morales qu’elle défend127). La panique millénariste ne se
prèche pas par un traité de philosophie, mais par des moyens médiatiques et idéologiques qui
cherchent à persuader plutôt qu’à convaincre ou à démontrer. Hobbes s’opposait avec
virulence aux prêcheurs de catastrophe, tandis que la confiance envers la science manifestée
par Jonas et son affirmation de l’obligation morale qu’a la science de penser l’avenir montre
qu’il ne s’agit pas du tout de « catastrophisme ». La panique millénariste, soulignait Hobbes,
conteste la légitimité même de l’Etat : elle conduirait à une « prophétie auto-réalisatrice ».
Des suicides sectaires au « survivalisme » qui tend à rejoindre la misanthropie (radicale ou
non), la panique est non seulement la meilleure amie de la terreur mais aussi le plus sûr
moyen de se réfugier dans l’apathie, le cynisme ou la résignation. Du reste, les sectes
millénaristes veulent accélérer l’apocalypse, non l’empêcher. Bref, on ne confondra pas
l’ « heuristique de la peur » avec la panique millénariste. Celle-là vise au contraire, par des
moyens rationnels plutôt que par une rhétorique enflammée, à déclencher une peur
calculée128. Le raisonnement apocalyptique ne cherche pas, pour autant, à écarter les menaces
apocalyptiques réelles et rationnellement prévisibles, mais les utilisent pour fonder l’éthique –
rationnel qui conduit à écarter le risque nucléaire militaire : Graham T. Allison et Philip D. Zelikow, « L’essence
de la décision. Le modèle de l’acteur rationnel », Cultures & Conflits, no 36 (mars 2000); Lorraine Daston et al.,
Quand la raison faillit perdre l’esprit : La rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide (Zones Sensibles éd.,
2015). Sur le risque d’un « hiver nucléaire » : Catherine Vincent, « Pourquoi n’avons-nous plus vraiment peur de
la bombe ? », Le Monde.fr, 5 octobre 2017; Anonyme, « Le risque nucléaire est avant tout climatique », Le
Monde.fr, 26 janvier 2010; Etienne Dubuis, « Hiver nucléaire », Le Monde.fr, 13 décembre 2012; Olivier
Dessibourg, « Neuf scénarios de “vraies” fins du monde », Le Monde.fr, 13 décembre 2012.)
126
Le philosophe écarte toute dimension eschatologique à son propos (op.cit., chap. I, sect. 6, p.57), ce qui n’est
pas le cas du théologien d’un Dieu impuissant qui retrouverait sa puissance à la fin des temps (H. Jonas, Le
concept de Dieu après Auschwitz). La question des « fins dernières » n’est pas, en tant que telle, liée au
« raisonnement apocalyptique » ; en revanche, on peut s’interroger sur la possibilité d’une convergence entre la
pensée d’une responsabilité envers un avenir lointain (les déchets nucléaires) et l’au-delà de l’histoire. Jonas
semble opposer le temps de la prédiction et celui, très loin, de la prophétie ou de la science-fiction, une
conception qu’on contestera à l’aide du Concept de nature de Whitehead qui superpose ou emboîte des nappes de
temps (ou des « moments ») : en matière de déchets nucléaires, la durée du géologue est très longue : ce qui pose
problème c’est l’interférence avec la prédiction de l’évolution des sociétés, conduisant ainsi à la fois à prédire, sur
le plan géologique, et à prophétiser, sur le plan social.
127
Sartre, L’existentialisme est un humanisme; Albert Camus, Le mythe de Sisyphe (Gallimard, 1942); L’homme
révolté (Gallimard, 1951).
128
Jonas parle d’ailleurs des « calculs de la peur », et lorsqu’il est tenté de faire appel à la « crainte du sacré »,
c’est précisément lorsqu’il s’agit de penser le temps long (celui, par exemple, des déchets nucléaires) qui
hypothèque la rationalité de cette peur contrôlée (op.cit., chap. I, section 9, p.61, et chap. VI, sec. 3, 423).
53
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ici la politique –, ce qui a pour objectif pratique de penser l’ensemble des menaces qui pèsent,
d’une manière ou d’une autre, sur l’humanité et l’environnement, qu’elles puissent ou non le
détruire : par l’alllusion théorique à l’apocalypse, il s’agit de penser en pratique la
dégradation de l’environnement et de l’homme plutôt que son anéantissement ou sa
destruction. En bref, il ne s’agit pas seulement de dire qu’il faut « sauver l’humanité » (dans
le cas contraire, Jonas ne se préoccuperait pas de sauver son intégrité ni le présent…) : un tel
objectif n’a rien de moral ni de politique, il s’agit tout au plus d’un objectif « biologique » ou
« économique », semblable à ce qui pousse les hommes, chez Aristote, à se rassembler (la
satisfaction des besoins) mais tout à fait différent d’un telos ou d’un principe politique ou
moral (qui, par définition, ne peut viser qu’un bien, et non simplement éviter un mal).
Enfin, le « raisonnement apocalyptique » n’a nul besoin d’imaginer l’extinction à très
court terme (par exemple, dans le siècle) de l’humanité. Si nous fondons « l’énoncé
anthropocène » par ce raisonnement, c’est parce qu’à terme, la survie de l’humanité est
effectivement engagée. Il est peu vraisemblable – ou peu probable, ce qui revient au même, et
nonobstant le risque d’un « accident » majeur –, en revanche, qu’elle le soit à court terme.
Cela n’empêche pas de poser « l’énoncé anthropocène » comme fondement ou d’utiliser ce
« raisonnement apocalyptique », dans la mesure où si la perspective d’un anéantissement est
improbable à court terme, il en va tout autrement en ce qui concerne la possibilité d’un
effondrement des sociétés qui rendrait, par suite, impossible toute résolution de la crise : tant
la possibilité de « l’apocalypse » que sa proximité serait grandies, concrétisant toujours
davantage cette menace existentielle. On développera ce point en réfutant l’ « objection
optimiste ».
I.1.f.vii L’objection
« l’apocalypse ».
optimiste
et
le
scepticisme
envers
« Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle
ne sera rétrograde, du moins tant que la terre occupera la même place dans le système de
l’univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe ni un
bouleversement général, ni des changements qui ne permettroient plus à l’espèce humaine d’y
conserver, d’y déployer les mêmes facultés, et d’y trouver les mêmes ressources. 129 »
La première objection à notre fondation est de fait. Elle doute que la résolution de la
crise environnementale soit la condition de la sécurité (ou/et de la liberté) : ne vit-on pas dans
un monde où la sécurité et la liberté sont garanties ? L’objection du « meilleur des mondes »
nie la réalité sociale et le constat empirique de la crise, mais surtout ne comprend pas la nature
apocalyptique de la menace, qui dans l’immédiat ne porte pas sur l’humanité mais sur l’ordre
129
Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, suivie de Réflexions sur
l’esclavage des nègres (1795; Paris: Masson et fils, 1822), 4. Le même constat est effectué par A. Comte
(Georges Canguilhem, « La décadence de l’idée de Progrès », Revue de métaphysique et de morale 92, no 4
(1987): 437‑54.).
54
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
international et la démocratie. Si la crise est perçue à travers le prisme sécuritaire – depuis au
moins les années 1990130 –, c’est parce qu’elle menace la stabilité sociale. A moyen ou long
terme, l’existence de l’humanité est en jeu. Mais d’ici à 2050, outre les risques de mort qui
pèsent sur une partie importante de la population mondiale, c’est la légitimité internationale
qui risque de s’effondrer – et donc, comme le remarquait Condorcet, la possibilité même du
progrès. Prétendre sauvegarder l’ordre international dans un contexte d’effondrement social131
comparable a minima à celui de l’Empire romain relève de l’aveuglement. Toute possibilité
de résoudre, à terme, la « crise environnementale » disparaîtrait alors. Nobostant les liens
éventuels qui attribueraient la faiblesse de la croissance actuelle à la crise environnementale,
certains politistes se demandent si nous ne sommes pas déjà « en train de vivre la perte de
légitimité des idéaux démocratiques »132. L’objection optimiste relève donc d’une objection
de pur fait qui minimise, sinon nie la crise.
Paradoxalement, les discours qui affirment que la « fenêtre d’opportunité » pour
résoudre la « crise » serait déjà « fermée », c’est-à-dire qu’il serait « trop tard » pour agir,
conduisent tant à renforcer cette attitude de résignation que la panique millénariste. Tant
Jonas que Le Monde ont pu céder momentanément à cette panique, ce qui les a conduit à faire
l’apologie plus ou moins explicite d’un « autoritarisme » vert qui constituerait la seule façon
de répondre à la crise133. Il faut ré-affirmer que toute amélioration permet d’améliorer la
stabilité de l’ordre global et que personne ne peut préjuger du point d’effondrement des
sociétés. Ce type de réactions conduit à souligner l’étroite ligne de crête sur laquelle se situe
le « raisonnement apocalyptique » : la peur contrôlée et raisonnable que ce raisonnement vise
à susciter, chez Hobbes ou Jonas, risque toujours de se transformer en panique millénariste –
laquelle, notait Freud134, ne peut mener qu’à la désagrégation immédiate des sociétés.
130
W. Ophuls (Ecology and the Politics of Scarcity, 1977) est cité, parmi d’autres, in Thomas F. Homer-Dixon,
« On the Threshold. Environmental Changes as Causes of Acute Conflict », International Security 16, no 2
(1991): 76‑116; cf. aussi Robert D. Kaplan, « The Coming Anarchy », The Atlantic, février 1994, lequel
popularisa ce cadrage contre les thèses de Fukuyama; Peter Schwartz et Doug Randall, Rapport secret du
Pentagone sur le changement climatique (2003; Paris: éd. Allia, 2006); et la critique du Collectif et C.A.S.E.
Collective, « Critical Approaches to Security in Europe: A Networked Manifesto », Security Dialogue 37, no 4
(décembre 2006): 443‑87. Voir aussi infra, 1e partie, section VII.4.b et notes 223 et 224.
131
Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005;
Gallimard, 2006). Ce thème donne lieu à un ensemble de travaux se désignant par le nom de « collapsologie » (de
collapse, « effondrement » en anglais).
132
Yascha Mounk, « La popularité des populistes grimpe partout, c’est sans précédent », Le Monde, 31 janvier
2019.
133
Pour une formulation malheureuse de cette thèse, qui admet, un peu tard, qu’il n’est « jamais trop tard pour
agir », cf. Stéphane Foucart, « Climat : « Il est parfaitement illusoire de demeurer sous le seuil des 1,5 °C » », Le
Monde.fr, 13 octobre 2018.
134
Sigmund Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi », in Essais de psychanalyse (1921; Payot, 1981),
117‑217; Étienne Balibar, « Psychologie des masses et analyse du moi. Le moment du transindividuel »,
Research in Psychoanalysis 21, no 1 (juin 2016): 43‑53.
55
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.f.viii Le passage du constat au fondement
La première objection importante à notre fondation souligne qu’on ne peut passer du
constat empirique d’un fait – la crise écologique – au fondement de droit. Si l’objection
consiste à invoquer la « loi de Hume » (l’idée qu’on ne pourrait passer du fait au droit ou du
descriptif au normatif), elle confond fondement et valeur (ou principe). Ce qu’elle conteste, ce
n’est pas le passage du constat au fondement, mais de celui-ci à l’institution de
l’environnement comme valeur. On n’y répondra donc qu’au moment de poser cette valeur,
en nous appuyant sur le concept d’environnement comme agencement développé suite à notre
enquête historique135. L’objection que nous traitons ici ne porte que sur le passage du constat
d’un fait à l’établissement de ce constat en tant que fondement : elle revient à refuser l’idée
même d’un fondement a priori historique. On répondra par un raisonnement par l’absurde :
dans la mesure où la possibilité même d’établir un fondement anhistorique a disparu avec
l’événement de la « mort de Dieu », cette position revient à l’abandon de tout fondement –
c’est-à-dire à l’une des formes, dites « passives » par Nietzsche, du « nihilisme », qui conduit
à la résignation de fait – laquelle renforce notre fondement. Une variante « positiviste » de
cette objection (Rawls, Habermas, Bobbio) admettra qu’il n’y a plus de fondement
anhistorique, mais refuse l’idée d’un fondement a priori historique. Mais le seul fondement
que ces auteurs peuvent proposer est relatif au contexte culturel. Il est donc plus faible que le
nôtre.
Ne
pouvant
fonder
l’environnement
comme
valeur,
ces
théories
démocratiques conduisent à minimiser l’importance de la crise. En effet, dans la mesure où
l’environnement n’est qu’une valeur parmi d’autres, elles laissent aux acteurs le soin de la
situer dans la hiérarchie des valeurs, faisant donc du problème environnemental une question
d’appréciation subjective. Ces théories conduisent donc à relativiser la valeur de
l’environnement en laissant le soin à la délibération d’en décider. D’ailleurs, Rawls exclut
explicitement les questions environnementales de la « raison publique » au motif qu’elles ne
seraient pas « fondamentales » et qu’elles relèveraient de débats politiques ordinaires136. Si
ces théories permettent de fonder la démocratie, elles laissent la défense de l’environnement à
l’éthique. Or, cette disjonction entre éthique et philosophie politique suscite une menace tant
pour l’environnement que pour la démocratie, dans la mesure où aucune des deux ne parvient
à fonder la démocratie environnementale137. Mais si l’on veut fonder une philosophie
politique de l’environnement, on est contraint d’admettre qu’avant de s’intéresser à
135
Cf. infra, 2e partie, section I.3.
Cf. Political Liberalism, 214 (chap. VI, §1; cf. aussi §7, p.244-246, notamment la note qui éclipse le problème,
tout en évoquant implicitement H. Jonas). Cf. 2e partie, section I et IV.2.
137
Sur la démocratie environnementale, cf. infra, 2e partie, section I.3.
136
56
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’environnement en tant que valeur, il faut le traiter comme fondement du politique, ce qui ne
peut se faire qu’à partir d’une perspective positiviste et par le biais d’un a priori historique.
I.1.f.ix La complexité de la crise (droit des femmes)
« Sans cet immense effort de formation […] seul un petit nombre de privilégiés sera à même
de comprendre et d’agir sur le monde, au dépens d’un gaspillage dramatique de la capacité
créatrice des autres. » (F. Mitterrand, 1982138)
Une deuxième objection consisterait à affirmer que notre fondation aboutit
nécessairement à poser la prééminence de l’environnement en tant que valeur (c’est-à-dire de
la « cause environnementale ») sur toutes les autres (hormis « l’humanité », constitutive de
l’énoncé, ou la raison, intrinsèque à la démarche). Ecartons d’abord une confusion concernant
le sens du terme « crise environnementale » et de notre énoncé selon lequel elle est le
problème fondamental pour l’humanité. En lui-même, « l’énoncé anthropocène » implique
que cette crise ne concerne pas seulement l’environnement mais aussi la société. Refuser cela,
c’est soit défendre une conception écologiste faible (qu’on qualifiera de « conception
environnementale », « naturaliste » ou « conservationniste »), qui ne s’intéresse qu’aux
plantes, aux animaux, aux parcs naturels, etc., bref, qu’à « la nature » ; soit, au contraire,
défendre un écocentrisme hyperbolique, selon lequel seul l’environnement importe,
l’humanité n’important pas – ainsi, la position extrême (misanthropie radicale) rejoint de
facto la démarche « faible » (conservationnisme traditionnel) puisqu’elle ne pense que
l’environnement. Le premier cas relève de l’attitude de minimisation de la crise
environnementale : c’est donc une objection de fait. Le second cas relève de l’objection
misanthrope, de droit, que nous avons repoussée. En elle-même, la notion de crise
environnementale implique ainsi qu’elle concerne la société (c’est, par définition, une notion
« anthropocentrique »139) et fait référence à sa complexité. Par là, nous ne désignons, pour
l’instant, que l’enchevêtrement des causes à l’origine de cette crise. Cette complexité renvoie
ainsi à la multiplicité des causes « physiques » et « naturelles » ainsi que « sociales », à
l’interaction entre ces causes naturelles et sociales, voire « matérielles » et « idéelles », et aux
différents processus de rétroaction ou de feedback entre ces différentes « causes ». Prenons
l’exemple des femmes : de celles-ci dépend en grande partie la possibilité de répondre à cette
crise, bien que la communauté internationale disjoint le plus souvent la question des femmes
de celle de l’environnement140. Ainsi, sur un plan positiviste, délier ces deux questions
138
François Mitterrand, « “Technologie, emploi et croissance”, rapport présenté au sommet des pays
industrialisés, Château de Versailles », 5 juin 1982.
139
Comme souligné, Næss ne disait pas autre chose (« The arrogance of antihumanism? », loc.cit.). Cela ne veut
pas dire qu’une position environnementaliste « anthropocentrique » serait meilleure ou plus efficace qu’une
position « écocentrique » pour répondre à cette crise.
140
Ce point est le plus souvent abordé en rapport avec le contrôle des naissances, donc dans une optique néomalthusienne qui demeure controversée (points 8 et 13 in « Le cri d’alarme... » Sur le malthusianisme, cf. infra,
note 102, section VIII.6.). Quoique cela concerne l’émancipation féminine, c’est aussi les cantonner à un rôle de
57
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
constitue a priori un obstacle à sa résolution et une mécompréhension de la crise 141. Aussi,
même si établir la crise environnementale en tant que fondement conduirait à ériger la « cause
environnementale »142 au-dessus de toutes les autres (en l’espèce, celle des femmes),
concessio non dato, cela ne conduirait toujours pas à privilégier l’environnement au dépens
des femmes, cela d’un point de vue non pas axiologique mais positiviste.
Complexifions encore cette complexité : si la crise environnementale (au sens strict) est
– ou exige – une « crise du patriarcat », c’est aussi une crise sanitaire, et ces trois phénomènes
(environnement, femmes, santé) sont synergiques. En effet, du fait du rôle des femmes dans
l’agriculture et l’alimentation, lutter contre l’obésité – qui constitue une boucle rétroactive
avec les transports motorisés – passe par l’éducation des femmes. Une commission ad hoc du
Lancet a ainsi considéré que l’échec des politiques contre l’obésité était dû au cadre trop étroit
d’analyse employé jusqu’à présent143. Elle a donc redéfini son mandat pour traiter de la
« syndémie globale de l’obésité, de la sous-nutrition et du changement climatique » (lui aussi
qualifié de « pandémie » en raison de ses effets sur la santé), c’est-à-dire des synergies entre
ces trois pandémies et de leurs causes communes – dont notamment le modèle agro-industriel,
l’urbanisation et la tertiarisation (sédentarisation144) – toutes liées à la consommation
d’énergies fossiles. La commission suggérait de renforcer le pouvoir de la société civile afin
d’augmenter la « demande » environnementale, de lutter contre l’influence de l’industrie
agro-alimentaire – notamment par le biais d’une Convention-cadre sur les systèmes
alimentaires – ; de favoriser les savoirs traditionnels ou/et autochtones, etc. Soulignant que
l’élévation du niveau de santé obtenue depuis un demi-siècle pourrait être annulée en 2050, ce
rapport montre que la « crise environnementale » est une crise sanitaire. Dès lors, sur un plan
positiviste et axiologiquement neutre, répondre à la crise exige de s’intéresser à la « cause »
des femmes et permet de répondre, au moins partiellement, à la pandémie de la malnutrition.
Inversement, répondre à celle-ci passe par des mesures diminuant l’importance des transports
motorisés. Répondre simultanément à la « syndémie » conduit à favoriser certaines solutions
sur d’autres (la randonnée plutôt que la marche sur tapis roulant).
reproductrices ; on s’intéresse parfois à leur rôle de paysannes, en soulignant qu’elles assurent entre 60 et 80% de
la production alimentaire dans l’ex- « Tiers Monde » et qu’une agriculture durable passe par leur accès à
l’éducation ; de façon stupéfiante, nous n’avons lu aucun commentaire rappelant qu’il est idiot de se priver des
capacités cognitives de la moitié de l’humanité. Selon un rapport de l’UICN de 2015, seul 0,01% des budgets
internationaux consacrés à l’environnement aborderaient la thématique du genre (cité in Sandra Laquelle, « Le
climat, une affaire de femmes ? », We Demain, 2 novembre 2018; cf. aussi « Les femmes, actrices indispensables
dans la lutte contre le réchauffement climatique », France ONU, 19 mars 2018; Louisa Renoux et Isabelle Blin,
« Quel lien entre les femmes, la santé et le climat? », Fondation Jean-Jaurès, 8 mars 2018.).
141
On verra qu’il est possible d’argumenter en faveur d’une plus grande efficacité de la dissociation des enjeux.
142
Nous prenons le terme « cause » pour renvoyer à la sociologie du droit et au cause lawyering (cf. Liora Israël,
L’arme du droit (Paris: Presses de Sciences Po, 2009).).
143
Boyd A Swinburn et al., « The Global Syndemic of Obesity, Undernutrition, and Climate Change: The Lancet
Commission Report », The Lancet, janvier 2019, 1‑56.
144
La médecine du sport qualifie de « sédentarisation » le fait de marcher moins de 30 minutes par jour.
58
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Cette première confusion dissipée, l’objection demeure : il lui suffit de prendre un autre
exemple, qui ne fait pas intervenir, au moins de prime abord, ce type de synergies. La cause
LGBT pourrait-elle soutenir, est moins directement rattachable à la crise environnementale
que ne l’est celle des femmes. Admettons. Puisque nous restons pour l’instant sur un plan
axiologiquement neutre, cela ne peut conduire à en déduire que l’environnement comme
valeur serait « supérieur » à la « cause LGBT », mais simplement à souligner que la « cause
LGBT » entretient un lien moins direct, moins évident et moins assuré à la crise
environnementale que ne le fait la « cause des femmes ». Mais s’il est aisé de rattacher
certaines causes à la crise environnementale, nul ne peut être assuré, au-delà de ses
convictions personnelles, de ce que telle ou telle cause « ne relève pas » de l’environnement.
Si on parle de « personne atteinte d’obésité » plutôt que de « personne obèse », c’est
précisément pour renverser le préjugé qu’il s’agirait d’une propriété intrinsèque et essentielle
de l’individu plutôt que d’une maladie multifactorielle dont on commence à apercevoir la
nature des liens synergiques relatifs à la « crise environnementale ». L’enchaînement
relativement imprévisible des causes et des effets conduit à ôter le caractère de certitude à
toute hiérarchisation objective des « causes » et des phénomènes, qui ne peut être affirmée
que de manière plus ou moins probable (et argumentée)145. Par conséquent, si une « morale
provisoire » pourrait conduire à favoriser certaines « causes » sur d’autres, aucune ne peut a
priori être exclue. La méthode empirique et tâtonnante qui permet de suivre les liens sans a
priori s’applique au-delà de la « sociologie de la traduction »146 à la complexité en général.
I.1.f.x L’objection démocratique et pragmatique
L’objection suivante admet que « la crise environnementale constitue le problème
fondamental » mais non pas qu’« y répondre conditionne l’ensemble des autres questions ».
Ce n’est pas une objection métaphysique – elle ne s’oppose pas à l’idée d’un fondement a
priori historique – mais une objection qui s’appuie sur un raisonnement empirique et/ou sur la
perspective classique de la philosophie politique. Elle soutient en effet que ce qui conditionne
la résolution de l’ensemble des autres questions, c’est avant tout l’établissement d’un Etat
légitime, et ajoute que celui-ci doit donc être juste. Soit cette objection revient à affirmer que
la théorie de la justice prime sur la question environnementale – ce qui revient à la position de
Rawls, Habermas et Apel qui conduit à minimiser la crise et confond fondement, principe de
légitimité et valeur. Soit elle affirme que la justice ne prime pas sur la survie collective, ou
145
L’idée que le critère de la vérité serait la certitude (ou la démonstration d’un lien de causalité) favorise toutes
sortes de scepticismes ainsi que le refus du juge d’imputer la responsabilité d’un événement à un agent ; en sus,
elle conduit à présumer qu’en l’absence de fondement absolu (théologique ou jusnaturaliste), il n’y aurait pas de
« valeur vraie » ou de fondement possible. Cela conduit à inclure l’enseignement des statistiques, de
l’épistémologie et de l’histoire des sciences dans les conditions de résolution de la « crise environnementale ».
146
Cf. par ex. Bruno Latour, Changer de société - Refaire de la sociologie (Paris: La Découverte, 2006).
59
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pose que l’environnement serait une valeur suprême, mais prétend déceler un paradoxe
inhérent à notre fondement : pour répondre à la crise environnementale, il faudrait affirmer
que la théorie de la justice – permettant d’établir la légitimité de l’Etat – prime sur la question
environnementale, au nom même du fondement du politique sur l’ « énoncé de
l’anthropocène » et en raison de la complexité de cette crise. On récuse donc l’antériorité
logique de la crise environnementale (alors même qu’on l’avait admise au début), non par
principe ou parce qu’on considèrerait que la démocratie (ou tel autre régime 147) primerait sur
toute autre forme politique, mais en s’appuyant sur un constat empirique objectif.
L’environnement ne constituerait alors plus qu’un cas particulier du débat et de l’action
politique. Par suite, « l’énoncé anthropocène » ne pourrait être considéré comme le fondement
du politique ou/et de la philosophie politique, et l’environnement devrait être considéré
comme une valeur parmi d’autres. On reviendrait donc à la position de Rawls et d’Habermas,
mais par un raisonnement pragmatique. On répondra à cette objection en la dissociant :
l’argument de la complexité conduit effectivement à soutenir, d’un point de vue empirique,
que la démocratie ou les droits de l’homme sont liés à la résolution de la crise – non
seulement on défendra la démocratie, sur un plan empirique et théorique, au long de ce
travail, mais on essaiera en outre de fonder les droits de l’homme sur l’ « énoncé de
l’anthropocène »148. Sur le plan théorique (et non empirique), ce paradoxe d’auto-circularité
provient de la confusion entre fondement, principe de légitimité et valeur.
I.2 DE L’IMPORTANCE D’UN FONDEMENT OBJECTIF
Si l’environnement en tant que fondement n’implique pas nécessairement de poser
l’environnement en tant que valeur, à quoi toute cette opération a-t-elle servi ? On admettra
que l’environnement constitue le fondement du politique, mais en quoi constituerait-il aussi le
fondement de la philosophie politique et morale ? En réalité, reconnaître « l’énoncé de
l’anthropocène » en tant que fondement a priori historique du politique conduit bien à poser
l’environnement en tant que valeur, mais uniquement de façon formelle, générale et abstraite
– autant dire presque aussi vide qu’un concept sans intuition. Ce geste théorique correspond
en somme à l’indignation citoyenne à l’égard de la passivité générale vis-à-vis de la crise
environnementale. Il permet de montrer que si l’éthique environnementale (Jonas, etc.) ne
pense pas véritablement le politique, la philosophie politique – du moins les théories
démocratiques – ne pense pas, elle, l’écologie. Ainsi, pour Rawls et Habermas,
l’environnement est une question subsidiaire qui n’est aucunement liée, et pour cause, avec la
147
On qualifie ici cette objection de « démocratique » puisque c’est sa forme la plus probable. Mais on pourrait
effectuer une objection analogue en essayant de défendre la « république théocratique » iranienne.
148
Cf. infra, 2e partie, section I.3, « Démocratie et environnement ». Cf. aussi les sections sur le nazisme,
Heidegger et la théorie de Francfort quant à la défense de la démocratie.
60
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorie de la justice ou de la délibération. Celle-ci a autant d’importance que le financement
des musées ou que toute autre question « ordinaire » traitée par le politique. Pour ces théories,
les principes constitutionnels de la démocratie libérale priment sur tout le reste dans la mesure
où l’importance de ce « reste » serait trop subjective pour être fondée en droit. « Relativement
à des questions éthico-politiques » telles que le nucléaire, écrit Habermas, « la formule qui
prévaut c’est « autres civilisations, autres mœurs » »149. Comme on le montrera, la nécessité
de défendre la tolérance et le pluralisme démocratique conduit ces penseurs non seulement à
dissocier l’éthique du politique, mais à prétendre que l’écologie ne serait qu’une forme
d’éthique, d’idéologie ou de « conception du monde » qui ne saurait prétendre à aucun
privilège sur toute autre « vision du monde ». Mais peut-on affirmer que le droit de rouler en
quad dans un parc naturel150 soit une question équivalente au débat sur la taxe foncière, qui
devrait donc être tranchée par une délibération démocratique ? Selon deux des plus grands
théoriciens politiques de notre époque, c’est pourtant le cas – et la quasi-totalité de la
philosophie politique, suivie par l’économie, embraye dans leur paradigme. L’absence de
reconnaissance par les théories délibératives du fait que « l’énoncé de l’anthropocène »
constitue le fondement a priori de notre époque conduit ainsi la revendication écologique à ne
pouvoir se satisfaire du cadre démocratique. Le conflit n’est pas tant entre la justice sociale et
l’écologie qu’entre cette dernière et la démocratie, conflit dont l’une des causes essentielles
réside dans l’incapacité de la philosophie politique à penser l’environnement et l’écologie
autrement que comme une question idéologique. Or, poser l’environnement comme
fondement conduit d’abord à montrer que l’écologie n’a rien d’une « idéologie » comme les
autres, puisqu’elle peut au contraire s’appuyer d’une part sur un constat scientifique, d’autre
part sur la nécessité existentielle pour l’humanité de répondre à la crise environnementale.
Ensuite, cela conduit à prendre acte de la complexité de la crise environnementale. Dès lors, il
est possible d’échapper au cadre idéologique dans lequel demeurent enfermées les théories
démocratiques et qui conduit à un relativisme généralisé. Puisque la crise environnementale
désigne un enchevêtrement complexe de causes, il est possible, dans un cadre délibératif et
avec l’aide des sciences (sociales et naturelles), de les ordonner, et donc de montrer que
certaines « valeurs », comme le féminisme, sont supérieures à d’autres du point de vue
objectif de « l’énoncé de l’anthropocène ». Ainsi, la réelle difficulté, sur le plan théorique, ne
consiste pas à affirmer que l’environnement soit une valeur minimale – qui, aujourd’hui, ne le
reconnaît pas ? – mais à définir quelle(s) valeur(s) il désigne. Afin d’effectuer ce passage de
l’énoncé de l’anthropocène comme fondement et donc comme valeur formelle et abstraite à
l’écologie politique proprement dite, l’enquête historique sur l’émergence de la « conscience
149
150
Habermas, L’avenir de la nature humaine, chap. III, §3.
Cette question juridico-politique s’est posée dans le Champsaur (Ecrins) et se pose partout (au Brésil, etc.).
61
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnementale » qui conduira à remettre en cause ce concept nous permettra d’asseoir le
raisonnement philosophique sur une base solide. Cela nous permettra ensuite de fonder la
démocratie environnementale, plutôt que l’éthique environnementale (Jonas) ou la démocratie
(Habermas, Rawls, etc.). A partir de là, on pourra s’intéresser à la question de l’évaluation des
techniques, problème fondamental auquel se confronte la démocratie environnementale.
62
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II. METHODOLOGIE ET PLAN GENERAL
« Que des mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier un problème d’une toute autre
nature […] signifie […] qu’il comporte une séquence mathématique qui entre en conjugaison
avec d’autres séquences […] chaque domaine […] est déjà fait de tels croisements1. »
La complexité du problème environnemental conduit à une forme de vertige théorique
et moral, susceptible de nourrir la résignation et l’apathie. Tout travail sur cette crise se
heurte, sur le plan théorique et pratique, à la difficulté de hiérarchiser les enjeux et au risque
de la dispersion. Comme l’a souligné Ch. Noiville, cette complexité est simultanément ce qui
menace le caractère rationnel de la décision politique et ce qui justifie l’irréductibilité de cette
dernière tant à l’expertise scientifique qu’au droit2. Or, bien qu’elle écarte désormais
l’approche encyclopédique et surplombante propre à Hegel voire à Heidegger, l’analyse
philosophique se doit de contribuer à éclaircir l’enchevêtrement des problèmes. Pour éviter la
dispersion, nous avons pris comme fil rouge l’élucidation critique de deux notions, celle de
conscience environnementale (1e partie) et de rationalité instrumentale (2e partie). Ces deux
concepts, qui sont utilisés aussi bien en histoire qu’en philosophie et qui sont également de
nature sociologique dans la mesure où ils orientent la réflexion au-delà de la sphère théorique
ou/et académique, constituent en effet l’un des obstacles majeurs à la compréhension de la
crise environnementale et par suite à sa résolution. En articulant une première partie centrée
sur l’histoire et le droit environnemental à une seconde partie centrée sur la philosophie de la
technique, nous proposons de penser ensemble des problèmes trop souvent dissociés en dépit
de leurs liens évidents, tant au niveau empirique que théorique. Longtemps, on a ainsi pu
écrire des histoires de l’industrie chimique sans s’intéresser aux dégâts environnementaux que
celle-ci provoquait3. De même, certains voudraient dissocier l’éthique environnementale de la
philosophie de la technique, réduite à sa dimension, jugée trop « modérée », de « démocratie
technique »4. Outre la complexité des enjeux, une telle dissociation est dû notamment à la
logique de spécialisation et de « rationalisation » qui touche l’ensemble de nos sociétés (la
1
Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes... », 133.
Christine Noiville, Du bon gouvernement des risques (PUF, 2003), 85, 105. La question du « décisionnisme » et
de l’expertise (ou de la « technocratie ») sera élaborée sous de nombreuses formes par la suite. Cf. entre autres, 2 e
partie, la section III.4.a sur la critique par Habermas du « décisionnisme » de C. Schmitt.
3
On reviendra sur l’industrie chimique en étudiant l’Allemagne et le concept de « bilan environnemental » (infra,
section VII.4.a). Cet exemple est tiré du constat de dissociation entre l’environnement et la technique effectué in
Jeffrey K. Stine et Joel A. Tarr, « At the Intersection of Histories: Technology and the Environment »,
Technology and Culture 39, no 4 (1998): 601‑40; Cela, certes, est en train de changer - au risque de considérer, à
l’inverse, la chimie quasi-exclusivement au prisme des dégâts environnementaux. Pour des signes de cette
attention nouvelle, cf. Geneviève Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances industrielles urbaines (18001940) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 64 (octobre 1999): 53‑65; Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse
joyeuse : Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012); Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions
industrielles : Paris, 1770-1830 (Albin Michel, 2011).
4
Préface in Afeissa, Ethique de l’environnement.
2
63
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
science, l’économie et l’Etat) et dont Heidegger assurait, par une formule dont l’ambiguïté
résume à elle seule sa position équivoque sur la technique et la science, qu’elle ne constituait
pas « un mal nécessaire, mais la nécessité essentielle de la science »5. Si tout travail sur la
crise environnementale est menacé par le Charybde de la dispersion, il nous faut ainsi éviter le
Scylla de la simplification, fût-elle due soit à l’adoption d’un point de vue généraliste et
surplombant, se donnant trop vite le nom de « philosophie », soit par une exposition des
problèmes qui ne ferait que reproduire la fragmentation épistémique en traitant uniquement,
dans une première partie, de problèmes historiques et juridiques, et seulement, dans une
seconde partie, d’enjeux philosophiques. Mettre en œuvre une collaboration effective entre
philosophie et sciences sociales exige, dans la mesure du possible, d’aborder chaque problème
dans ses différentes dimensions (philosophiques, juridiques, historiques, sociologiques, etc.).
Il s’agit, en sorte, de fabriquer une « objectivité kaléidoscopique »6, si bien qu’on sera amené
à plusieurs reprises à traiter, explicitement ou non, de thèmes philosophiques dans la première
partie, et inversement à revenir, dans notre seconde partie, sur des enjeux historiques et
juridiques.
Consacrée à une étude essentiellement historique et juridique de la manière dont
l’environnement a été problématisé entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle,
notre première partie vise ainsi principalement à mettre en cause la cohérence théorique et
historique du concept de conscience écologique, qu’on présume souvent être l’héritage des
années 1960-70. S’inscrivant dans la continuité des travaux mettant en cause le paradigme de
la « Modernité réflexive » (Ch. Bonneuil, J.-B. Fressoz, Th. Le Roux et F. Neyrat7), c’est-àdire l’idée que le progrès industriel n’aurait pas fait problème ou qu’à une première modernité
naïve aurait succédé une prise de conscience du « risque » et du problème environnemental,
cette enquête historique s’intéressera à l’hétérogénéité du « rapport occidental à la nature »
par l’étude thématisée de différents lieux où les questions de l’environnement et des
techniques ont été problématisées par la société, le droit et le politique. On proposera, en
conclusion, de substituer au concept de conscience environnementale celui de
l’environnement et/ou de l’écologie comme agencement. Il s’agit ainsi de montrer que
l’environnement a fait l’objet d’une problématisation scientifique et juridico-institutionnelle
5
Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », in Chemins qui ne mènent nulle part (1938;
Gallimard, 1962), 109; voir aussi, entre autres, E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1786;
Delagrave, 1982), 76 (préface).
6
Pierre-Alain Braillard et al., « Une objectivité kaléidoscopique : construire l’image scientifique du monde »,
Philosophie n° 110, no 2 (juin 2011): 46‑71.
7
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène; Fressoz, L’apocalypse joyeuse; Le Roux, Le laboratoire...;
Frédéric Neyrat, « Critique du géo-constructivisme », Multitudes, no 56 (2014): 37‑47; La Part inconstructible de
la Terre.
64
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qui met en échec l’idée d’une « invention de l’environnement »8 dans les années 1960. On
examinera ainsi, successivement, la création des réserves naturelles, les réglementations
concernant les pêcheries et la chasse et la protection des oiseaux, l’invention de la police
phytosanitaire et le régime des installations classées et la pollution de l’air. On sera amené à
interroger, à partir d’une perspective philosophique et historique, les notions de « paysage » et
de « wilderness », tandis que l’ensemble de l’enquête conduira à problématiser l’opposition
entre l’ « anthropocentrisme » et le « biocentrisme ». Par ailleurs, on sera conduit à évoquer
des questions relatives à l’expertise et au principe de précaution (notamment lors de l’examen
des pêcheries ou de la police phytosanitaire) voire même, quoique très brièvement, à la
démocratie participative et au droit international. Centré sur la France, cet examen thématique
qui concerne tant l’élaboration institutionnelle d’un droit de l’environnement que les débats
sociaux et scientifiques ne pourra éviter des comparaisons ponctuelles, dans la mesure où la
question environnementale, en particulier lorsqu’elle est traitée scientifiquement, est
intrinsèquement internationale à la fin du XIXe siècle : vouloir à tout prix conserver un
cadrage nationale ne peut qu’aboutir à tronquer l’analyse portant sur la présence d’une
« conscience environnementale » à cette époque.
On conclura cet examen thématique par l’analyse du cas allemand. Ce comparatisme
historique revêt une dimension philosophique et anthropologique et permet d’introduire à la
« question de la technique ». L’altérité radicale du nazisme conduit en effet à affaiblir les
tentatives qui visent à déterminer la spécificité et l’homogénéité d’un « rapport occidental à la
nature ». Même à concéder que la « conscience occidentale » ou que la « Modernité » se
caractériserait essentiellement par le « grand partage » entre Nature et Culture, fûsse-t-il
récusé en pratique, ou/et par l’attitude « anthropocentrique » de « domination » envers la
« nature » incarnée par le « projet technicien »9, la conception de la Volksgemeinschaft
(« communauté du peuple »), qui inclut dans son orbite tant l’environnement que la technique,
et la signification inouïe des slogans nazis appelant à vivre « en harmonie avec la nature » et à
« maîtriser la technique », incite à penser que la conception nazie de l’environnement et de la
technique est aussi différente de la nôtre que ne l’est la cosmologie des Achuars d’Amazonie.
L’analyse du nazisme nous donnera en sus l’occasion d’interroger la notion de « bilan
environnemental » utilisé pour évaluer le caractère écologique des politiques publiques et la
responsabilité de celles-ci quant à l’ « anthropocène », au « capitalocène » ou au
« thanatocène ». Enfin, en introduisant la notion de « modernisme réactionnaire » élaborée par
8
On discutera en détail la thèse de Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France : Chronique
anthropologique d’une institutionnalisation (La Découverte, 2003).
9
Sur ces thèses connues, cf. en part. Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology, and the Scientific
Revolution (1980; HarperOne, 1990); Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie
symétrique (La Découverte, 1991); Descola, Par-delà nature...; et, plus spécifiquement sur les Achuars, Les
lances du crépuscule, 2e éd. (1993; Pocket, 2006).
65
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
J. Herf10, elle permet de poser les jalons nécessaires à la compréhension de la philosophie
d’Heidegger et, plus généralement, aux questions philosophiques et historiques relatives au
statut de la technique en ce qui concerne l’Holocauste d’une part et la Modernité d’autre part.
On montrera ainsi que l’étude historique et philosophique de trois « triangles conceptuels »
distincts (technique-environnement-Modernité ; technique-Modernité-nazisme ; techniqueenvironnement-nazisme) conduit nécessairement à analyser, au-delà de ces perspectives
partielles, un « losange conceptuel » technique-environnement-Modernité-nazisme. Bref,
l’analyse du rapport moderne à la technique et à l’environnement ne saurait se détourner du
nazisme.
En conclusion de cette première partie, on proposera un concept de l’environnement
en tant qu’agencement composite, hétérogène et variable d’éléments divers qui vise à se
substituer au concept de « conscience environnementale ». Cet outil axiologiquement neutre
doit permettre en premier lieu de répondre aux différentes apories suscitées par l’usage que
font les historiens du concept de « conscience environnementale » – lequel conduit entre
autres à une recherche aporétique de l’origine de cette conscience, que ce soit C. Merchant
qui en détecte la trace au XVIe siècle ou C. Ford qui affirme qu’elle aurait émergé au XIXe
siècle11. Proposé à des fins heuristiques, ce concept s’inscrit aussi dans la continuité de notre
fondation du politique par « l’énoncé de l’anthropocène », laquelle permet seulement
d’accorder une valeur formelle et générale à l’environnement. Aussi, on poursuivra l’enquête
par une analyse philosophique dont l’horizon ultime serait d’élaborer une philosophie
politique et morale de l’environnement et des sciences et techniques. En contestant le dogme
positiviste, constitutif des théories libérales de la délibération et de la justice, qui nie toute
possibilité de débattre rationnellement des valeurs ultimes, nous essaierons au contraire
d’élaborer des critères formels permettant de délibérer sur le caractère éthique, ou non, de
telle ou telle conception de l’environnement et/ou de l’écologie ainsi que du caractère
souhaitable, ou non, de telle ou telle innovation technologique.
Notre seconde partie est ainsi centrée sur la philosophie de la technique, le problème de
l’autonomie et de l’hypostase de la technique et celui de son évaluation, nécessaire mais
impossible. On commencera par formuler le constructivisme théorique qui oriente notre
démarche, en montrant que celui-ci, qui vise à répondre aux problèmes des rapports entre la
10
Jeffrey Herf, Reactionary Modernism: Technology, Culture, and Politics in Weimar and the Third Reich
(Cambridge Univ. Press, 1984).
11
Elle affirme ainsi que « de nombreux historiens ont sous-estimé l’importance du XIXe et du début du XXe
siècle dans la compréhension de l’émergence d’une conscience écologique ». Nous n’avons pas pu prendre en
compte son ouvrage qui vient de paraître. Nonobstant ce point théorique qui concerne l’usage, à de multiples
reprises, de ce concept de « conscience », ce livre peut être lu à la fois comme complément et comme
confirmation de notre enquête historique (Caroline Ford, Naissance de l’écologie. Les polémiques françaises sur
l’environnement, 1800-1930 (Alma éd., 2018) (citation p.286).).
66
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorie, le droit et le social, conduit à réfléchir sur l’imbrication des concepts et des discours.
On montrera ensuite qu’il conduit à reformuler le problème de l’interdisciplinarité et de la
liaison entre des énoncés appartenant à des discours hétérogènes. Le constructivisme
théorique aboutit simultanément à renforcer l’autonomie de la théorie à l’égard du social,
donc du concept de l’environnement à l’égard de la « conscience environnementale », et à
refuser toute approche « internaliste » et idéaliste de la philosophie qui conduirait à croire que
les énoncés philosophiques ne se trouvent que dans le corpus philosophique et qu’il serait
possible d’étudier celui-ci sans le mettre en rapport avec, par exemple, la Charte de
l’environnement, des coupures de presse ou un télégramme diplomatique. On fondera ensuite
la démocratie environnementale et on esquissera une méthode permettant d’élaborer des
critères de distinction entre les différents agencements environnementaux et les conceptions
rivales de l’écologie. Ayant montré l’existence d’une problématisation scientifique et
institutionnelle de l’environnement dès la fin du XIXe siècle, on posera l’hypothèse selon
laquelle la condition a priori d’émergence du problème environnemental dans la philosophie
réside dans la constitution préalable du concept de rationalité instrumentale, qui conduit à
interroger la nature des sciences et des techniques, de l’Etat et de la « bureaucratisation du
monde » et à lier la domination des hommes à l’exploitation de la nature.
Ayant souligné le rôle crucial de l’Allemagne dans l’élaboration de cette problématique
socio-historique et philosophique, on se consacrera au cœur du problème soulevé dans cette
partie, à savoir celui de l’autonomie de la technique ou du « coup d’Etat permanent de la
science »12 et de l’évaluation des techniques. Cette enquête s’effectue d’abord par un
commentaire approfondi de l’élaboration, par Heidegger, d’une métaphysique de la technique
souvent décriée comme « quiétiste ». Contre le cliché faisant d’Heidegger un critique de la
Modernité sinon un penseur écologique, nous montrerons qu’il élabore dans les années 1930
une métaphysique de la guerre froide. Centrée sur l’idée d’une « technique allemande » et
d’un lien intrinsèque entre technique, métaphysique et nihilisme, celle-ci constitue la forme
heideggérienne du « modernisme réactionnaire », à laquelle on peut associer la théorie proche
de C. Schmitt. Cet agencement collectif d’énonciation est aujourd’hui repris, de façon
largement irréfléchie, tant par une partie de la philosophie de l’environnement que par le
transhumanisme. Cela nous conduira à interroger, dans une conclusion provisoire, la nature
des critiques du « nihilisme de la technique » ou de la « société de consommation », leur
caractère démocratique voire les problèmes juridiques qu’elles pourraient soulever, et enfin
les questions relatives à la « banalité du mal », c’est-à-dire à l’irresponsabilité générale
produite par la bureaucratisation du monde. On exposera ensuite ses conceptions d’après12
Marie-Angèle Hermitte, « Qu’est-ce qu’un droit des sciences et des techniques ? À propos de la traçabilité des
OGM », Tracés. Revue de Sciences humaines 1, no 16 (2009): 63‑75.
67
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
guerre, en commençant par le Gestell qui englobe le système technique et juridico-politique
au risque de soutenir la crise de légitimité tant des sciences que de l’Etat. On abordera sa
problématisation du concept d’intention, qui peut se référer tant à une volonté individuelle
qu’à une planification collective et qui est le critère de toute définition de l’homo faber. On
éclairera la notion de « conversion ontologique » de l’ensemble de l’existence que défend
Heidegger et qui ne peut qu’interroger à l’heure des appels à la « conversion écologique ». On
montrera enfin comment il esquisse une éthique abstraite de la technique par la notion
énigmatique d’un « laisser-être » de la technique, souvent interprétée de façon spiritualiste
alors qu’elle pourrait l’être dans une perspective juridique. Outre la notion d’opérationnalité
des technosciences, l’interprétation d’Heidegger conduira à aborder des thèmes comme ceux
de transhumanisme et d’eugénisme, de « fin de la nature », d’anthropocentrisme ou encore la
critique de la « capture » et de la « mise en cage » de la nature. L’idée d’une « fin de la
nature » coïncidant en grande partie avec celle de l’ « anthropocène » et de la « fin de
l’histoire », il nous reconduit de nouveau à la caractérisation de la Modernité, sinon d’une
« postmodernité », que nous discuterons dans la conclusion. On y évoquera aussi le rapport de
la philosophie aux sciences sociales qui constitue, selon Heidegger, l’une des questions
centrales posée par le Gestell. Enfin, on y montrera qu’en dépit de son idéalisme, la théorie
heideggérienne permet d’interroger les limites de la philosophie démocratique des techniques
et des sciences formulée par l’école de Francfort en s’intéressant notamment à la
désadaptation chronique que le progrès technique induit sans que cela ne soit formulé dans le
cadre moderniste opposant les progressistes aux conservateurs, voire la raison à
l’irrationnalité.
L’étude de la théorie de Francfort (en particulier Marcuse et Habermas) ne vise, pas
plus que le commentaire d’Heidegger, à ne constituer qu’un exercice d’histoire de la
philosophie. On sera amené à problématiser des « cas », à les confronter au corpus
philosophique et à tenter de dégager les limites de celui-ci ainsi qu’à proposer d’autres
élaborations conceptuelles. Leur choix s’appuie sur notre première partie : en abordant le
problème de l’indétermination des techniques et de leur ambiguïté inhérente, qui constitue un
défi pour toute évaluation de la technique et un cas de conscience pour tout scientifique, nous
prendrons ainsi le cas des pesticides, en discutant notamment la thèse d’un « paradigme de
l’extermination ». Cette partie conduira à critiquer la notion d’opérationnalité des
technosciences et à mettre en cause la distinction établie par Habermas entre la rationalité
instrumentale et la rationalité communicationnelle. En ayant montré la force du « paradigme
habermassien de la régulation des technosciences », on en soulignera ainsi le caractère
aporétique. Celui-ci aboutit en effet d’une part à une « techno-éthique » qui finit par
hypostasier la technique et à empêcher toute réelle politique des techniques et d’autre part à
perpétuer le décisionnisme qu’Habermas prétend attaquer. Les apories de ce paradigme
68
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
institutionnel conduisent à aggraver la « crise de confiance » envers les sciences et l’Etat de
droit et renforcent paradoxalement la technocratie et les fondamentalismes. Ayant
problématiser ces apories, on analysera deux cas d’évaluation des biotechnologies. En nous
appuyant sur le travail effectué en amont, on montrera comment ces cas conduisent à avancer
la thèse d’un droit constituant les technosciences de façon immanente plutôt que de se
contenter de les réguler de l’extérieur. Après avoir montré comment le droit définit la
différence entre naturel et artificiel, on montrera, par l’analyse d’un dossier portant sur des
œillets transgéniques, qu’il est non seulement possible mais nécessaire de débattre
rationnellement du goût et des couleurs.
On esquissera en conclusion l’évolution historique sinon « époquale » des rapports
entre science et politique qui se dessine à l’horizon. On reformulera ainsi la critique du
paradigme de la Modernité réflexive et les travaux portant sur l’agnatologie, soit la production
de l’ignorance, de l’oubli et de la « désinhibition modernisatrice » qui seraient à l’origine de
la « crise environnementale », en montrant que telle quelle, cette critique demeure encore
dans ce paradigme d’une Modernité réflexive. On formulera ainsi l’hypothèse que le clivage
établi par Kant entre raison pure et pratique, qui est essentiel à notre compréhension du
monde, ainsi que le dispositif juridico-politique établi à l’âge classique garantissant
l’autonomie et l’objectivité de la science et son étanchéité vis-à-vis du politique tendrait de
plus en plus à se dissoudre.
69
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PREMIERE PARTIE :
LA CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE
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INTRODUCTION :
L’ECOLOGIE
ENTRE
ANTHROPOCENTRISME ET BIOCENTRISME
« Les millions, les milliards d’animaux que nous avons massacré à travers le monde pour en
avoir uniquement la peau et les cornes […] n’avaient pas été élevés par nous et nous n’avons
rien fait […] Les indigènes furent massacrés en masse […] sous le seul prétexte qu’ils
n’avaient pas exploité eux-mêmes avant nous les richesses de leurs territoires. […] En
résumé, les puissantes machines modernes permettent d’extraire des richesses et [de] les
transformer plus rapidement qu’autrefois, mais elles appauvrissent la terre et la postérité en
n’enrichissant que les générations qui jouissent du gaspillage de la grande industrie […] La
matière, arrachée au sol, se volatilise comme ces étoiles filantes […] Et nous commençons à
souffrir des premiers troubles causés par les dilapidations de nos prédécesseurs. »
G. Lombroso, La rançon du machinisme (1930)1
Les années 1960-1970 sont généralement considérées comme les années de naissance
de l’écologie et de la prise de conscience, de plus en plus affirmée et généralisée, du caractère
limité des ressources naturelles, notamment des ressources fossiles, sur lesquelles le modèle
industriel de la société de consommation s’est bâti. Du best-seller de G. Lombroso à
Schumpeter qui doit réfuter, en 1943, la thèse d’un épuisement sinon imminent, du moins
inéluctable des ressources2, en passant par E. Renan, Ch. Fourier qui déplore en 1847 la
« détérioration matérielle de la planète » ou A. Cournot qui affirme en 1872 que l’homme,
« de roi de la Création […] qu’il croyait être » est devenu « concessionnaire d’une planète »
aux ressources consommées à un rythme toujours croissant3, un corpus peu connu atteste
pourtant d’une prise de conscience antérieure tant du caractère fini des ressources naturelles
que de la violence de l’exploitation industrielle. Flaubert ne préfigurait-il pas les débats
actuels en opposant Pécuchet qui annonçait « la fin du monde par cessation du calorique » à
Bouvard, selon qui « quand la terre sera usée, l’humanité déménagera dans les étoiles »4 ? Il
faut donc interroger ce paradigme de la « prise de conscience environnementale » ou de
« l’éveil écologique ». Nous n’essayons pas d’assigner une origine, individuelle ou collective,
1
Gina Lombroso, La rançon du machinisme (1930; Paris: Payot, 1931), 226, 235.
Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy (1943; Routledge, 2003), 112‑18 (chap. X). Sur le charbon,
outre W. S. Jevons, The Coal Question; An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable
Exhaustion of Our Coal Mines (1865), cf. P.W. Sheafer, « Coal », Science 1, no 8 (14 août 1880): 88‑89. En
1822, 1829, puis 1866, le Royaume-Uni établit une Coal Commission chargée d’estimer les réserves disponibles
et de s’enquérir des moyens d’éviter les gâchis (Great Britain Coal Commission, Report of the Commissioners
Appointed to Inquire into the Several Matters Relating to Coal in the United Kingdom (Londres: G.E. Eyre and
W. Spottiswoode for H.M. Stationery off., 1871); P.W. Sheafer, « Coal (2e partie) », Science 1, no 9 (21 août
1880): 98‑100; Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 218.). En 1935, le géographe A. Demangeon
affirme précautionneusement que l’approvisionnement en pétrole « n’est pas assuré au-delà de quelques
décades » tout en évaluant les « réserves de charbon » à l’équivalent de « plus de 700 ans, au taux de la
consommation actuelle » (in « L’industrie du pétrole aux Etats-Unis », Annales d’histoire économique et sociale
7, no 34 (juillet 1935): 403‑5.). Pour une discussion synthétique, cf. Bonneuil et Fressoz, L’événement
anthropocène, 206-7; 217-222.
3
Renan et Cournot sont cités in Canguilhem, « La décadence... », 441. Fourier est cité in Bonneuil et Fressoz,
op.cit. ; cf. Charles Fourier, « Détérioration matérielle de la planète », Phalange. Revue de la science sociale 5
(1847): 401‑536.
4
Cité in Canguilhem, « La décadence... », 448.
2
73
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
à l’idée moderne d’écologie. Nous n’essayons pas plus d’identifier les premiers
« mouvements de masse » de protection de la nature qui attesteraient, dit-on, d’une
conscience écologique. Une quête de l’origine renforcerait paradoxalement la thèse de
l’ « émergence de la conscience environnementale » en montrant le décalage entre François
d’Assise et Greenpeace. Bref, il ne s’agit pas de nier la rupture de l’après-guerre, que nous
évoquerons brièvement en premier lieu afin d’en souligner la force et la consistance. Mais
cette rupture se laisse-t-elle penser sur le mode d’une prise de conscience collective ? Quelle
est la valeur de ce concept, tant pour l’histoire que pour la philosophie de l’environnement
ou/et de la technique, qui ne peut se passer, sinon d’une « philosophie de l’histoire », du
moins d’une réflexion sur l’histoire ? Conceptualiser de cette façon les années 1970 ne
conduit-il pas à effacer les conflits sociaux, culturels et politiques qui ont accompagné la
modernisation ? C’est là le fondement de la critique de la thèse de la « modernité réflexive »,
qui viendrait après une « modernité naïve ». Autrement dit, parler d’éveil écologique conduit
à entériner « l’histoire des vainqueurs », comme si le progrès technique et industriel n’avait
fait l’objet d’aucune contestation préalable : « contre l’idée d’une modernité temporellement
scindée, c’est celle d’une modernité politiquement divisée qu’il faut soutenir »5. Outre les
conflits politiques, ce paradigme conduit aussi à essentialiser le progrès technique 6 (comme si
qu’une voie n’avait été à chaque fois possible) et à effacer les responsabilités différenciées
des Etats (en 1913, par exemple, les émissions britanniques de CO2 équivalent à quatre fois
celles de la France, alors que le PNB par habitant n’est que de 20% supérieur7), mais aussi des
entreprises et des individus. Bref, ce paradigme supprime a posteriori l’aspect conjoncturel
des choix techniques effectués, et par conséquent empêche toute attribution de
responsabilités, politiques ou juridiques. C’est ainsi que le parquet français peut affirmer que
« la responsabilité pénale […] obéit à des règles strictes […] qui ne permettent pas de juger de
choix de société tels que celui de l’utilisation massive de l’amiante »8, renvoyant ainsi à une
entité abstraite (la Société) les choix pris par des acteurs déterminés – et déterminables. Le
droit, la philosophie, l’histoire et la sociologie ne cessent ici de se rencontrer.
Un autre point, décisif pour la philosophie, concerne l’importance des enquêtes
historiques sur les mouvements environnementalistes précédant la vague des années 1970. Il
s’éclaire à la lecture du Nouvel ordre écologique (1992) de L. Ferry. L’une de ses thèses
majeures, en effet, est à la fois exprimée noir sur blanc et dans la structure même du livre : on
passe ainsi des procès médiévaux faits à l’encontre d’animaux à l’article inaugurateur de Ch.
5
Neyrat, « Critique du géo-constructivisme ». Sur la remise en cause de ce paradigme, voir Bonneuil et Fressoz,
L’événement anthropocène; Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 11‑20; Le Roux, Le laboratoire...
6
David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale (Paris: Seuil, 2013) (chap. I).
7
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 137.
8
Cité in Patricia Jolly, « L’impossible procès de l’amiante », Le Monde, 30 novembre 2017.
74
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Stone de 1972 sur le statut juridique des arbres puis à celui, de 1988, de M.-A. Hermitte sur le
« statut de la nature ». Ceci permet à l’auteur de s’interroger sur l’humanisme comme
éventuelle « parenthèse » de l’histoire, menacée par une postmodernité incarnée par ces
« nouveaux zélateurs de la nature »9. Une telle argumentation repose sur l’hypothèse de
l’irruption soudaine de l’écologie sur la scène politique. Insister, au contraire, sur les
dispositifs mis en œuvre à partir de la Belle Epoque permet de nuancer ce présupposé. On
pourrait même admettre, concessio non dato, que les dispositifs juridico-politiques institués
dans les années 1970 pour la protection de l’environnement d’une part, et pour la régulation
des techniques et de l’industrie d’autre part, soient radicalement nouveaux, qu’ils diffèrent
tant en degrés qu’en nature des dispositifs antérieurs que nous allons présenter. N’en resterait
pas moins que l’existence de ces derniers témoigne d’une problématisation ancienne des
questions relatives au droit de l’environnement et au droit des sciences et des techniques. Ce
ne seraient alors que les réponses et les solutions apportées qui caractériseraient la nouveauté
des années 1970. Les trois causes qui expliquent, selon A. Rome, pourquoi l’écologie est un
phénomène d’après-guerre, se retrouvent toutes, peu ou prou, au tournant du XXe siècle :
l’obtention d’un confort, sinon moderne, du moins bourgeois, pour une part non négligeable
de la population ; l’importance des progrès scientifiques et techniques ; les progrès de
l’écologie en tant que science10.
Affirmer que les questions environnementales font l’objet de problématisations
rigoureuses au tournant du XXe siècle conduit certes à relativiser la nouveauté absolue de
« l’éveil écologique », mais n’invalide pas la thèse de L. Ferry sur l’humanisme menacé d’une
mise entre parenthèses. L’auteur est conscient de l’existence de dispositifs juridico-politiques
antérieurs (outre que la législation nazie qu’il détaille). Selon Ferry, ce qui caractérise en effet
la rupture de l’écologie moderne (ou d’une partie de celle-ci), c’est l’attribution de droits à
l’environnement en tant que tel, davantage que l’élaboration d’un droit de l’environnement.
Non pas au sens d’un droit subjectif à vivre dans un environnement sain, mais au sens de
l’attribution d’un statut juridique à certaines entités naturelles (animaux, plantes, fleuves ou
biodiversité…), position défendue précisément par Ch. Stone et M.-A. Hermitte, qui résumait
celle-ci sous l’expression « faire de la nature un sujet de droit » (cette thèse, issue de la
doctrine, s’est depuis spectaculairement concrétisée dans certains régimes juridiques ; un
9
Ferry, Le nouvel ordre..., 18‑22; Christopher Stone, « Should Trees Have Standing? Toward Legal Rights for
Natural Objects », Southern California Law Review 45, no 2 (1972): 450‑501; Marie-Angèle Hermitte, « Le
concept de diversité biologique et la création d’un statut de la nature », in L’homme, la nature, le droit (Bourgois,
1988), 238‑86. Cf. aussi Marie-Angèle Hermitte, « La nature, sujet de droit? », Annales. Histoire, Sciences
sociales, no 1 (2011): 173‑212; et la mise au point in Marie-Angèle Hermitte et Francis Chateauraynaud, Le droit
saisi au vif: sciences, technologies, formes de vie (éd. Pétra, 2013).
10
Adam Rome, « “Give Earth a Chance”: The Environmental Movement and the Sixties », Journal of American
History 90, no 2 (septembre 2003): 526.
75
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
exemple récent concerne la reconnaissance par la Nouvelle-Zélande du fleuve Whanganui
comme « entité vivante » dotée de la personnalité morale11). Or, selon nous, le caractère
symbolique et anthropologique que confère Ferry – ainsi que certains juristes ou philosophes
– à ce qu’on appellera « l’écocentrisme juridique » (et que l’on distinguera soigneusement de
l’ « éthique écocentrique ») perd singulièrement de sa force dès lors que l’on insiste sur leur
caractère procédural. On peut en effet remarquer – Ch. Stone ne s’en prive pas – qu’il s’agit
avant tout d’élaborer des procédures juridiques permettant une meilleure protection de
l’environnement. Il est vrai que les juristes, à commencer par Stone, sont souvent tiraillés
entre l’aspect procédural de cette reconnaissance juridique et sa portée anthropologique,
quand ils ne jouent pas sur les deux tableaux pour insister tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre,
minorant ou au contraire majorant son importance symbolique12. Sans nier cette valeur
symbolique, nous soutenons toutefois, contre Ferry (qui, lui, oblitère l’aspect procédural de la
question13), que ces nouvelles formes juridiques sont d’abord et avant tout des outils pour
mieux défendre l’environnement, donc les hommes. Vues ainsi, elles ne se distinguent pas
tellement de la création des réserves naturelles ou des lois sur les monuments, lesquelles ont
aussi été des outils pour protéger des sites et des espaces qui auraient été, sinon, à la merci de
caprices privés – ce que reconnaissait déjà Hegel en évoquant les « monuments publics »14.
En 1908, un auteur proche de la Société royale pour la protection des oiseaux fit un constat
11
Caroline Taïx, « La Nouvelle-Zélande dote un fleuve d’une personnalité juridique », Le Monde.fr, 20 mars
2017. Des dispositifs analogues se retrouvent dans la Constitution de l’Equateur depuis 2008, en Bolivie depuis la
loi du 21 déc. 2010 accordant le statut de personne juridique d’intérêt public à la « Pacha-Mama » (Terre-Mère),
dans la ville de Mexico ou encore en Inde, où le Gange et l’un de ses affluents se sont vus reconnaître une
personnalité morale (Valérie Cabanes, “Le droit est un outil pour reconnaître une personnalité juridique à des
écosystèmes”, entretien réalisé par Weronika Zarachowicz, Télérama, 23 mars 2017; « Ley de Derechos de la
Madre Tierra », Pub. L. No. 71 (2010).).
12
Dans Le Monde (art. cit.), la juriste V. Cabanes insiste sur la modification de la « conception du monde » que la
reconnaissance du fleuve Whanganui induit ; dans Télérama (art. cit.), elle souligne au contraire la dimension
procédurale. Cette oscillation se retrouve chez Ch. Stone (1972, art. cit.), bien que l’aspect procédural l’emporte.
La structure argumentative repose en effet sur l’identification préalable des faiblesses des dispositifs préexistants :
en ce sens, l’idée d’autoriser des entités naturelles à ester en justice via des représentants attitrés (ONG) consiste à
poursuivre par d’autres moyens des fins déjà reconnues par le droit. Certes, l’auteur y voit aussi une dimension
symbolique permettant de favoriser de « nouveaux modes de pensée ». Néanmoins, il demeure sceptique sur
l’idée qu’un changement de mentalité serait suffisant pour limiter les dommages environnementaux, qui sont
d’abord causés par l’augmentation de la population et de ses besoins – d’autant plus, selon Stone, que les
institutions sont possédées par une dynamique propre qui échappe aux consciences individuelles. Comme l’idée
même de « mythe » – sur laquelle il conclut – le laisse entendre, l’aspect « essentiel », c’est-à-dire
anthropologique, relève avant tout d’un espoir, d’ordre quasi-métaphysique ou religieux : c’est presqu’un appel à
une conversion spirituelle, seule apte à engager le processus souhaité de décroissance. Par contraste, l’aspect
procédural est fondé sur une analyse scientifique, c’est-à-dire rationnelle et juridique.
13
Ferry signale que « d’un point de vue pragmatique ou opératoire, l’argumentation de Stone n’est pas dénuée de
cohérence » ; mais, selon lui, « la construction juridique astucieuse [dissimule] un parti pris philosophique
discutable » (Ferry, op. cit., p.21). Or, d’une part il n’y a nulle dissimulation chez Stone ; d’autre part, affirmer
que la perspective procédurale serait seconde par rapport à une conception écocentriste va à rebours de son
argumentation.
14
Il évoque en effet la possibilité inverse de ce qu’une « propriété nationale », sur des « monuments publics » ou
des œuvres d’art, soit déchue au rang d’une « propriété privée contingente » dès lors qu’elle ne serait plus habitée
par la « volonté », « l’âme de souvenir et d’honneur » de la nation ; or, la propriété privée est « essentiellement la
propriété libre et pleine » (Principes de la philosophie du droit , Ie partie, en part. §62-64.).
76
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
analogue à celui de Stone. L’une des manières de défendre les « prétentions des oiseaux sur
l’homme », suggérait-il, serait de les déclarer propriété de l’Etat (en quelque sorte, de
nationaliser ces res nullius)15. L’écocentrisme juridique poursuit ainsi un objectif analogue à
celui visé naguère par d’autres techniques juridiques, dont relèvent en particulier les notions
de bien ou domaine public et de monument – concept extensif qui fut invoqué par Chaptal
pour refuser à la ville de Tours le droit de se prévaloir des cendres de Descartes, cellesci « [appartenant] à la nation »16.
Ainsi, l’argument symbolique invoqué par Ferry – et par tous ceux qui contestent les
modifications « sociétales » du droit, à commencer par la psychanalyse 17 – tombe lorsqu’on
insiste sur la dimension procédurale et donc sur la continuité historique, sur le plan des
objectifs visés, avec les dispositifs antérieurs. Cet argument symbolique ou psychanalytique
se fonde sur l’idée que la structure du droit aurait, en elle-même et par elle-même,
indépendamment de tout effet empirique, des répercussions majeures non pas sur les sujets de
droit (qui ne sont concernés que par l’effectivité juridique) mais sur les consciences. Les
normes abstraites transformeraient, par magie, l’intériorité des âmes, ce qui conduirait en
retour à bouleverser les mœurs. Insister au contraire sur l’aspect procédural conduit à une
conception plus pragmatique – de la même façon que la réforme du droit de la famille, menée
depuis les années 1960, protège certaines personnes sans pour autant menacer « l’intégrité
psychique » des individus ; si ces réformes heurtent les convictions morales de certains,
l’intégrité psychique du reste de la population semble aller très bien : si on pouvait affecter
aussi facilement les consciences, l’histoire aurait dérapé bien avant Staline. En différant
l’examen des rapports entre droit et société18, nous concluons donc que seule l’oblitération de
la dimension procédurale propre à l’écocentrisme juridique permet à Ferry – et à ses
adversaires – de les présenter comme radicalement nouveaux. Ce sont peut-être des
« solutions nouvelles », mais elle répondent à des problématiques antérieures. On le remarque
aisément, d’ailleurs, dans la mobilisation actuelle autour du concept de biens communs, qui
renouvelle cette problématique en voulant substituer une catégorie démocratique de l’usage à
la notion libérale de propriété. La notion de biens communs et l’idée de les ériger en sujets de
15
Essai de G. A. Momber in Arthur Holte MacPherson et Gustavus Albert Momber, Legislation for the protection
of birds (Londres: The Royal Society for the Protection of Birds, 1909), 51‑66. « But the stake in Nature, which
is every man's birthright, must be made clear to him before he will trouble himself to defend it […] The great
majority of offences is unwitnessed; the victims lay no information; and only afterwards the silent groves and
desecrated banks chant a mute threnody to the ornaments they have lost. It is for this reason that the people
require to be told, and often retold, what are the claims of birds on man, and why most birds require to be
jealously guarded against persecution […] Wild birds should be […] the property of the State » (ibid., p.51).
16
François Azouvi, « Descartes », in Les Lieux de mémoire (III) (Gallimard, 1997), 4485.
17
Didier Eribon, « Pour un nouvel Anti-Œdipe », in De la subversion. Droit, norme et politique (éd. Cartouches,
2010), 49‑84.
18
Cf. infra, 2e partie, introduction (« Le constructivisme théorique »).
77
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
droit rompt bien avec des notions antérieures, dont celle de bien ou de service public 19 (à cet
égard, la loi bolivienne sur la Pacha-Mama, qui lui accorde le statut de « sujet collectif
d’intérêt public », s’alimente certes à une conception indigéniste, mais n’a rien de
« traditionnelle » : sous l’empire Inca, l’ensemble des étants – y compris, donc, la terre et les
animaux, mais aussi les hommes – étaient la propriété du souverain20). Toutefois, la
proposition précitée de Momber en 1908 voulant « nationaliser » les oiseaux indique bien
qu’il s’agit de répondre à une problématique commune, quoique transformée. On constate,
d’autre part, que la thèse conservatrice défendant un humanisme menacé par un
« postmodernisme écologique » rejoint la thèse d’une « modernité réflexive » : toutes deux
partagent ce même postulat d’une nouveauté radicale apportée dans le sillage des années
1970, qui conduit à un diagnostic pessimiste d’un côté et optimiste de l’autre.
Notre examen historique permettra, enfin, d’interroger cette concession provisoire que
nous avons faite pour lire Ferry, à savoir le caractère radicalement nouveau de l’écocentrisme
juridique. Nous ne nous placerons plus au niveau théorique de la question du sujet de droit ou
de la personnalité morale, mais à celui des techniques juridiques et administratives élaborées
dès la fin du XIXe siècle, largement orientées par le paradigme de l’hygiénisme. Cette
contribution modeste à l’histoire de la gouvernementalité administrative, qu’on effectuera
conjointement à une histoire plus « sociale » ou « culturelle », doit nous permettre également,
d’un point de vue philosophique, de souligner différentes manières de concevoir
l’environnement, la technique et leurs rapports. Dans cette optique, ce ne sont donc plus les
continuités que nous soulignerons, comme on le fait lorsqu’on insiste sur la persistance des
conflits qui ont traversé la Modernité et qui invalident le paradigme d’une modernité
réflexive. Au contraire, nous mettrons l’accent sur les différences et les ruptures. L’étude des
différentes conceptions (« écocentriques » ou « anthropocentriques ») dans le contexte
français nous a ainsi mené à insister sur le cas allemand, que nous traiterons en dernier. La
conception nazie de l’environnement, qui paraît, dans son discours du moins, tout à fait
étrangère à nos conceptions actuelles, conduit à un dépaysement radical qui rend beaucoup
moins « anti-modernes » et étranges les efforts faits pour conférer un statut juridique à des
entités naturelles (que Ferry tente vainement de raccrocher au nazisme). Au-delà de l’antihumanisme nazi, on éprouvera un sentiment analogue d’altérité lorsque l’on verra comment la
voiture, par exemple, a pu être conceptualisée à la Belle Epoque.
19
Cf. P. Napoli, « Indisponibilité, service public, usage. Trois concepts fondamentaux pour le « commun » et les
« biens communs » », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 27 (2014): 211‑33. Il souligne en outre que seules
les pratiques (sociales) communes peuvent définir et décider de ce qui est commun : on ne peut ainsi tirer de la
nature ou d’une essence alléguée des choses leur propriété de bien commun.
20
Ley de Derechos de la Madre Tierra; Gary Urton et Alejandro Chu, « The Invention Of Taxation in the Inka
Empire », Latin American Antiquity, décembre 2018, 1‑16.
78
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Dans un premier temps, nous rappelerons brièvement la situation des années 1960-70
qui conduit à soutenir la thèse d’une prise de conscience écologique. Nous évoquerons ensuite
certaines régulations environnementales (au sens large) « archaïques ». On développera
ensuite notre recherche visant à s’interroger sur l’existence d’une problématisation sociale,
scientifique et juridico-institutionnelle de l’environnement entre la fin du XIXe siècle et 1945.
On examinera successivement la création des réserves naturelles ; les réglementations
concernant la chasse et la protection des oiseaux ; la régulation des pesticides ; la protection
de l’air ; enfin, la pêcherie. On conclura cet examen thématique, majoritairement centré sur la
France, par l’analyse de l’environnement en Allemagne, notamment sous le nazisme. Cette
recherche à prédominante historique permettra de poser de nombreux jalons philosophiques
pour l’étude de la technique, tandis qu’on s’arrêtera sur des problèmes philosophiques, par
exemple quant aux concepts de wilderness et de paysage. Sous-jacente, la question de la
technique oriente nos choix d’analyse, notamment, par exemple, pour ce qui relève des
pesticides, du rapport de la voiture au paysage, ou encore de l’Autobahn et, plus
généralement, de la conception nazie de la nature, où elle émergera complètement. C’est ainsi
qu’on découvrira, progressivement, les enjeux philosophiques de l’environnement, en partant,
plutôt que du corpus philosophique stricto sensu, de la façon dont les contemporains ont pu
les problématiser. Nous procéderons de la façon inverse dans la seconde partie, à savoir par
une analyse des textes appuyée sur le contexte historique mis en place. De cette façon, nous
espérons pouvoir répondre à la double exigence de travailler à la fois sur le terrain historique
et philosophique, et avec les concepts voisins mais rarement analysés ensemble que sont la
technique et l’environnement. La conclusion de cette première partie, qui expliquera le
concept de l’environnement comme agencement élaboré pour répondre aux limites du concept
de « conscience environnementale », permettra de poser les bases théoriques de la seconde
partie, dont l’introduction conduira en retour à développer, entre autres, le concept
d’agencement, lequel permet de prendre en compte la transversalité des discours et ainsi
d’utiliser des énoncés apparemment hétérogènes qui s’insèrent, de fait, dans des discursivités
complexes qui ne affaiblissent les frontières disciplinaires.
79
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1 L’EMERGENCE
ALLEGUEE
D’UNE
ENVIRONNEMENTALE » : LES ANNEES 1970
« CONSCIENCE
I.1.a DU PRINTEMPS SILENCIEUX AU SOMMET DE RIO
« L’homme a perdu l’aptitude à prévoir et à prévenir. Il finira par détruire la terre. »
Cette phrase d’Albert Schweitzer ouvrait, en tant que dédicace, Silent Spring (1962 ; 1968
pour sa traduction), l’ouvrage de Rachel Carson souvent présenté comme illustration de la
nouvelle conscience environnementale21 – parfois comparé, en raison de son succès
commercial, à Jurassic Park (1993) de Spielberg, qui marqua une nouvelle génération par son
illustration des dérives du génie génétique22. Le caractère de « bombe mentale » du livre de
Carson est indéniable – pour reprendre l’expression de Greenpeace lors de leur action
fondatrice de 1971 contre les essais nucléaires d’Amchitka (Alaska)23. Sa publication tomba à
pic au Royaume-Uni, où une controverse sur la toxicité des semences « enrobées » et leurs
effets sur le faucon pèlerin eût lieu en 1960-6124. Le groupe de chimie Bayer écrivit à ses
actionnaires que « depuis la publication de Silent Spring, ces problèmes ont effectivement
retenu beaucoup plus l’attention et donné lieu à de plus grands efforts » ; en France, le journal
d’extrême-droite Rivarol se moqua des attaques de G. Viel, directeur de phytopathologie de
l’INRA, contre le livre, montrant ainsi qu’il touchait bien au-delà du lectorat écologiste et/ou
de gauche ; le secrétaire général de la FNGPC (Fédération nationale des Groupements de
Protection des Cultures), F. Le Nail, vit dans le livre le moyen de susciter une réflexion sur les
pesticides25. L’interdiction du DDT aux Etats-Unis, en 1972 serait directement liée à Silent
Spring, de même que, selon certains récits, la création de l’Environmental Protection Agency
en 197026. L’écho du livre perdura. Près d’un demi-siècle plus tard, alors que la droite
21
Rachel Carson, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1968. L’ouvrage a été réédité en français en 2009 et 2011
chez Wildproject avec une préface d’Al Gore. A l’époque, il avait été préfacé par Roger Heim, directeur du
Muséum national d’histoire naturelle et président de l’Académie nationale des sciences ; Paris Match en avait
publié des extraits (cf. Nathalie Jas, « Public Health and Pesticide Regulation in France Before and After Silent
Spring », History & Technology 23, no 4 (décembre 2007): 369‑88; pour l’accueil en RFA, Frank Uekötter, The
Greenest Nation? A New History of German Environmentalism (MIT Press, 2014), 78‑80.).
22
La comparaison se trouve par exemple chez Sheila Jasanoff, Science at the Bar: Science and Technology in
American Law, New edition (Harvard University Press, 1997), chap. I. Tiré d’un roman de Michael Crichton –
qui est également l’auteur de La proie, livre ayant popularisé le mythe apocalyptique du « grey goo », sorte de
gelée intelligente formée par l’auto-réplication de nano-robots –, le film de Spielberg a rapporté plus de 900
millions de dollars, ce qui en faisait à l’époque le plus gros « blockbuster ». Cf. l’analyse de Sarah Franklin,
« Life Itself : Global Nature and the Genetic Imaginary », in Global Nature, Global Culture (London: Sage
Publications, 2000), 188‑227.
23
J. Rothwell, Greenpeace – comment tout a commencé, ZDF & Arte, 2015.
24
G. T. Brooks, « Chlorinated Insecticides: Retrospect and Prospect », in Pesticide Chemistry in the 20th Century
(Washington: American Chemical Society, 1977), 10.
25
Rémi Fourche, « Contribution à l’histoire de la protection phytosanitaire dans l’agriculture française (18801970) » (Doctorat en histoire, Université Lyon-II, 2004), 139‑45.
26
Bernadette Bensaude-Vincent, Faut-il avoir peur de la chimie ? (Paris: Les empêcheurs de penser en rond,
2005), 28‑32. En fait, l’EPA est le fruit du NEPA (National Environmental Policy Act) de 1969, dont l’adoption
résulte aussi d’autres phénomènes, dont la marée noire de Santa Barbara en 1969.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
américaine soutenait l’usage du DDT contre la malaria, une lauréate du Pulitzer, Tina
Rosenberg, écrivait que si le DDT avait tué des aigles à cause de sa persistance
environnementale, « Printemps silencieux tue désormais des enfants africains à cause de
l’empreinte qu’il a laissée dans les esprits ». Le livre était décrit comme le « symbole des
effets Frankenstein de la foi incontrôlée dans la technologie » : le DDT était devenu le
« symbole des dangers de jouer à Dieu avec la nature » et l’ « icône de l’arrogance humaine ».
Le romancier M. Crichton fit dire à un de ses personnages qu’ « interdire le DDT a tué plus de
gens qu’Hitler », tandis qu’un think-tank montait un site, RachelWasWrong.org27. Si le livre
de Carson revêt ainsi une importance centrale, une littérature pléthorique témoigne de cette
sensibilité nouvelle, de L’utopie ou la mort (1973) de R. Dumont aux ouvrages du biologiste
B. Commoner, futur opposant aux OGM28. Silent Spring n’en est pas moins resté comme le
symbole – sinon la preuve – de l’émergence soudaine d’une conscience environnementale.
Du côté institutionnel et international, le rapport du Club de Rome, Limits to Growth ?,
interrogeait en 1972 la possibilité d’une croissance continue – rapport auquel B. de Jouvenel,
qui avait évoqué l’« écologie politique » en 1957, participa29. En fait, ce rapport néomalthusien plutôt qu’écologique a été rétrospectivement intégré à la littérature écologique30.
En remettant en débat le problème écarté par Schumpeter, le rapport sur les « limites de la
croissance » reprend la problématique de Condorcet et du XVIIIe siècle qui veut répondre au
« problème de la rareté des ressources » par « le contrôle de la quantité de vie humaine »31,
une continuité qui n’exclut évidemment pas la transformation du problème. Si le rapport du
club de Rome paraît surévalué, on ne peut en dire autant pour la Conférence de Stockholm sur
l’environnement, qui eut lieu la même année – année durant laquelle A. Gorz aurait forgé le
27
Tina Rosenberg, « What the World Needs Now Is DDT », New York Times, 11 avril 2004, sect. Magazine;
Celia W. Dugger, « W.H.O. Supports Wider Use of DDT vs. Malaria », New York Times, 16 septembre 2006;
Aaron Swartz, « Rachel Carson, Mass Murderer? », FAIR, 1 septembre 2007; trad. in Aaron Swartz, Celui qui
pourrait changer le monde (Paris: B42, 2017), 256‑62. Sur Crichton, cf. note 22.
28
Cité par Ch. Aspe, « Environnement, droit et société : entre enjeux économiques et éthiques », in Révolution
juridique, révolution scientifique. Vers une fondamentalisation du droit de l’environnement? (Aix-en-Provence:
Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014), 13‑25, p.18. L’auteur cite aussi B. Commoner, Quelle terre
laisserons-nous à nos enfants ?, Le Seuil, 1969 ; J. Dorst, La nature dé-naturée, Paris, Le Seuil, 1970 ; et P.
Pellerin, L’abondance dévastatrice, Paris, Le Stock, 1972. Voir la bibliographie in F. Charvolin, L’invention de
l’environnement..., 18; et la note pittoresque (n°30), qui rassemble livres, films et chansons, in Michael D. Bess,
« Ecology and Artifice: Shifting Perceptions of Nature and High Technology in Postwar France », Technology
and Culture 36, no 4 (octobre 1995): 830. Commoner a aussi publié L’encerclement (Le Seuil, 1972). Il était l’un
des membres du groupe SESPA (Scientists and Engineers for Social and Political Action) qui vit le jour à la suite
de la manifestation du MIT du 4 mars 1969 (cf. C. Pessis, « Les années 1968 et la science. Survivre ... et Vivre,
des mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme. » (EHESS-Centre A. Koyré, 2009), 57. Sur les OGM :
Barry Commoner, « Unraveling the DNA Myth. The Spurious Foundation of Genetic Engineering », Harper’s
Magazine, février 2002.).
29
O. Dard, « Bertrand de Jouvenel et l’écologie », Ecologie & politique, no 44 (27 février 2012): 43‑54.
30
Paltrinieri, « Biopouvoir... »
31
Canguilhem, « La décadence... », 448.
81
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
terme de « décroissance »32. Un an après Tchernobyl (1986), ce fut à la fois la signature du
protocole de Montréal sur la couche d’ozone et la publication par l’ONU du rapport
Brundtland, base du sommet de la Terre de Rio (1992) qui provoqua un nouveau « choc »,
introduisant au passage l’expression de « développement durable »33, laquelle ne s’imposa
qu’à la fin des années 199034. Rio accoucha de pas moins de trois conventions : la Convention
cadre sur le changement climatique (CCNUCC), la Convention sur la diversité biologique
(CDB) et la Convention sur la lutte contre la désertification (CLD). En dépit de son
ambiguïté, on pourrait aussi citer la Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de
modification de l'environnement à des fins militaires de 1976 (Convention ENMOD). Rédigée
suite aux techniques d’ensemencement de nuages utilisées au Vietnam (« opération
Popeye »)35, cette convention témoigne d’une méfiance envers les utilisations hostiles de ce
qu’on appelle aujourd’hui « géo-ingénierie » ; elle encourage leur usage à des fins pacifiques,
notamment en ce qui concerne la possibilité de « protéger », d’utiliser et d’ « améliorer
l’environnement pour le bien des générations actuelles et à venir »36.
I.1.b L’ECOLOGIE
POLITIQUE,
UN
NOUVEAU
MOUVEMENT
SOCIAL
« En dessous de chez moi le voisin a passé tout son dimanche à raser un important buisson de
ronces, de clématites, d'arbustes divers […] Je dénonce ces pratiques : « tendance vicieuse à
la Simplification » […] le désordre naturel […] contrarie la majorité de nos beaux esprits,
cartésiens, habitués à la ligne droite et à la géométrie. Ce qui n'est pas réglé par le technocrate,
ce qui lui échappe est forcément signe de subversion […] Il faudra bientôt chercher longtemps
pour trouver un ruisseau qui ose serpenter, un arbre qui meurt de vieillesse envahi de lierre,
un roncier impénétrable. Ces symboles de la liberté végétale et animale sont appellés à
disparaître. » (La Gueule ouverte, 197937)
Parallèlement à ces écrits, des groupes « écologistes » se forment. Les politistes les
rangeront souvent dans la rubrique « nouveaux mouvements sociaux », soulignant leur nature
32
Selon S. Lavignotte, « Comment vivons-nous ? », La Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 16, marsavril, 2010 (cité in Luis Martínez Andrade, « Le nain et la nature. Contribution de la théologie de la libération au
débat sur l’écologie », Ecologie politique 42, no 2 (octobre 2011): 105‑13.).
33
« Aujourd'hui, ce dont nous avons besoin, c'est une nouvelle ère de croissance économique, une croissance
vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable » (Commission mondiale sur
l’environnement et le développement, « Notre avenir à tous (Rapport Brundtland) » (ONU, 1987), 4.).
Étant donné l'étendue de notre tâche et la nécessité d'une large perspec
34
Ainsi, le règlement 1467/94 sur les ressources génétiques en agriculture soutient « l'utilisation durable de la
diversité biologique », seule apparition de l’adjectif, qui intervient en revanche douze fois dans le règlement
1590/2004 sur le même sujet (« utilisation durable » six fois, « gestion durable » trois fois, « production agricole
durable » deux fois, « développement durable » une fois).
35
W. Patrick McCray, « Weathering Defeats (Compte-Rendu de Fixing the Sky (2010) de James Rodger
Fleming) », Science 331, no 6014 (14 janvier 2011): 148‑49.
36
Nous soulignons, citation tirée des considérants. Selon l’art. 3, la Convention n’empêche pas « l’utilisation des
techniques de modification de l’environnement à des fins pacifiques », mais favorise « l’échange aussi complet
que possible d’informations scientifiques et techniques » sur ces usages, « en vue de la protection, de
l’amélioration et de l’utilisation pacifique de l’environnement ». En faire « l’assise juridique la plus solide pour
interdire les expériences d’ingénierie climatique actuellement projetées » semble optimiste (Bonneuil et Fressoz,
L’événement anthropocène, 150.).
37
J.-F. Noblet, « Vive le “désordre” naturel! », La Gueule ouverte, 7 mars 1979.
82
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réfractaire, dans un premier temps, aux partis politiques ; même les succès ultérieurs de
certains partis écologistes ne parviendront pas à intégrer complètement ces « OVNI » de la
politique, désormais bien installés – pour certains – en tant qu’ONG « reconnues d’utilité
publique ». Pour s’en tenir à la France, en 1989, la Nouvelle histoire des idées politiques
dirigée par P. Ory – qui, du reste, ne consacre qu’un paragraphe à l’écologie – cite ainsi ces
« groupes écologistes [qui] se multiplient à partir de 1971 : Les Amis de la Terre, Ecologie et
Autogestion, Europe écologie, S.O.S. Environnement, Ecologie 78, le Mouvement d’écologie
politique… » Etoffons cette liste en nommant l’APPA (Association pour la prévention de la
pollution atmosphérique, créée en 1958 et déclarée d’utilité publique en 1964 38) ;
la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN), créée en 1968 à
partir de la Société nationale d’acclimatation et rebaptisée France Nature Environnement
(FNE) en 1990 ; le bulletin Survivre, qui mêle critique de la science, écologisme et pacifisme
et qui jouerait temporairement « le rôle d’organe d’information d’un mouvement écologique
en construction » jusqu’à être remplacé dans ce rôle par l’APRE (Agence de Presse de
Réhabilitation Ecologique), Charlie-Hebdo puis La Gueule Ouverte, journal d’écologie fondé
par Fournier fin 197239 ; ou encore, du côté d’une « écologie conservatrice », l’Institut
européen d’écologie, fondé en 1971 par J.-M. Pelt, ami du biologiste G.-E. Séralini, et qui
fondera en 1999, avec C. Lepage, le CRIIGEN (Comité de recherche et d’information
indépendantes sur le génie génétique)40. La notice signale aussi l’intégration de la dimension
écologique dans les partis de gauche, du PS à l’extrême gauche en passant par le PSU et, au
niveau syndical, la CFDT. L’extrait conclut de façon lapidaire : « La crise et sa durée ainsi
que la mode et l’air du temps réhabilitent la technologie, la grande ville et ses séductions. »41
Si l’attention portée à l’écologie politique n’est pas le point fort de l’ouvrage – les auteurs
étant désemparés par un phénomène marginal selon eux, ce qui est symptomatique de la
fragilité de la « conscience environnementale » alléguée – il est indéniable que l’organisation
d’un réseau dense d’associations date de cette époque. Mais les effectifs des associations du
début du XXe siècle n’étaient pas, non plus, négligeables, s’élevant parfois à plusieurs
dizaines de milliers de membres.
38
Qualifiée de « remarquable » par R. Poujade (Robert Poujade, « Le premier ministère de l’Environnement
(1971-1974) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 113 (janvier 2012): 51‑54.)
39
Survivre est archivé sur http://science-societe.fr/. Cf. C. Pessis (dir. Ch. Bonneuil), « Les années 1968 et la
science... ».
40
Stéphane Foucart, « Jean-Marie Pelt (nécrologie). Figure de l’écologie, biologiste, écrivain », Le Monde, 29
décembre 2015.
41
Ory, P. (dir.), Nouvelle histoire des idées politiques, Hachette, 1987 (éd. revue et augmentée, 1989), p.709.
83
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.c LES ETATS SE MOBILISENT
Portées par ces mouvements, des revendications sociales se concrétisent vite sur le plan
juridico-institutionnel. Le Premier ministre J. Chaban-Delmas crée en 1971 le ministère
chargé de la Protection de la nature et de l’Environnement, dirigé par Robert Poujade 42, en
fusionnant des structures comme la Direction de la protection de la nature du Ministère de
l’Agriculture (créée l’année précédente), quelques personnes du ministère de l’Industrie et des
agents de la DATAR43. Trois ans plus tard, Chirac fusionne l’environnement avec le tourisme,
la jeunesse et les sports dans un ministère de la Qualité de la Vie, inaugurant des
reconfigurations multiples. A ces structures institutionnelles s’ajoutent quelques lois. Yves
Bétolaud, qui avait œuvré à la lutte contre la désertification au Maroc avant l’indépendance,
nommé à la tête de la Direction de la protection de la nature, avait déjà conçu la loi de 1957
sur les réserves naturelles, qui complétait la loi du 2 mai 193044. Après la création du
Ministère, la loi n°76-629 relative à la Protection de la Nature vient compléter la loi sur l’eau
de 1964, qui, elle, avait été principalement voulue par les pêcheurs à la ligne. La France
rattrape ainsi son retard en matière environnementale par rapport aux pionniers qu’étaient la
Suède et les Etats-Unis45.
Dès 1965, le président Johnson avait appelé, lors de son discours sur l’état de l’Union, à
la tenue d’une conférence sur la « beauté naturelle ». Cet événement réunit 800 délégués,
aboutissant à une épaisse publication traitant des paysages ruraux, urbains et rurbains46. La
Maison Blanche publia aussi le rapport Restoring the Quality of our Environment (1965), qui
soulignait le caractère ubiquitaire et global de la pollution, menaçant l’économie et la qualité
42
Poujade, « Le premier ministère... » Il fut ensuite le premier président du Conservatoire du littoral, créé en
1975.
43
Serge Antoine, « De l’interministériel au ministère de l’Environnement », Responsabilité et Environnement, no
46 (avril 2007): 19‑26.
44
On trouvera une entrée biographique sur Yves Bétolaud (1926-2003) sur le site de l’Association pour l’histoire
de
la
protection
de
la
nature
et
de
l’environnement :
http://ahpne.fr/spip.php?article77.http://ahpne.fr/spip.php?article77. Le Ministère de l’Environnement, quant à lui,
présente une chronologie succincte des grandes lois sur l’environnement (de la loi du 2 mai 1930 sur les réserves
naturelles à la loi Barnier de 1995), en précisant qu’avant 1930, « aucun texte juridique n’existait » mais que
« l’idée de réserve naturelle existe déjà : la réserve naturelle des Sept îles a été créée en 1913 »
(http://www.developpement-durable.gouv.fr/L-evolution-de-la-legislation,13062.html). La chronologie omet ainsi
la loi du 21 avril 1906 relative à « la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique » (cf. infra,
citée in Charles-François Mathis, « Mobiliser pour l’environnement en Europe et aux États-Unis », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, no 113 (janvier 2012): 15‑27.). Des arrêtés et circulaires ont précédé ces textes, par
exemple des arrêtés préfectoraux pour la protection des plantes alpines (Hautes-Alpes), des châtaigniers
(Ardèche), ou une circulaire de 1899 pour la préservation des arbres remarquables (cités in Bernard Barraqué,
« Le paysage et l’administration » (Paris: Mission de la recherche urbaine, 1985). La circulaire est publiée in
Bulletin de la Société pour la protection des paysages de 1902).
45
« La Suède passait pour le meilleur exemple en matière d’environnement » déclare a posteriori Robert Poujade,
le premier ministre de l’Environnement en France, tandis que Serge Antoine, alors à la tête de la Direction
générale de la protection de la nature du Ministère de l’Agriculture, insiste plutôt sur les Etats-Unis (Poujade,
« Le premier ministère... »; Antoine, « De l’interministériel... »).
46
Collectif, Beauty for America. Proceedings of the White House Conference on Natural Beauty, Washington, D.
C., May 24-25, 1965 (US Government Printing Offices, 1965).
84
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de vie humaine. Constatant l’altération du taux de CO 2 dans l’air, celle de la concentration de
plomb dans les océans et chez les populations humaines, la présence de résidus de pesticides
chez les « pingouins de l’Antarctique » et les « hiboux de l’Arctique », l’introduction du
rapport affirmait ainsi que « la production de polluants et un besoin croissant de gestion de la
pollution sont une concomitante inévitable d’une société technologique à haut niveau de vie ».
Vint ensuite le National Environmental Policy Act (NEPA) de 1969. Celui-ci reprenait un
certain nombre d’idées à la proposition de loi de 1959, intitulée Resources and Conservation
Act, que le Sénat avait, sans succès, avancé. Il établissait un cadre global pour
l’environnement, qui manquait aux douzaines de lois sectorielles déjà promulguées sur le
sujet (dont le Clean Air Act de 1963, le Wilderness Act de 1964 ou les nombreuses lois sur
l’eau47). Le NEPA instituait notamment le principe des études d’impact environnemental et,
auprès du président, un Conseil pour la qualité de l’environnement – privé par D. Trump de
ses locaux et de son site web.
La loi fut promulguée le 1er janvier 1970 par Nixon, quelques semaines avant son
discours sur l’état de l’Union, véritable apologie d’une « économie verte ». Le nouveau
président mettait au cœur de son adresse inaugurale la qualité de vie : ce « concept »
communicationnel englobait la paix et la Détente, la lutte contre le crime et l’inflation et
l’impératif de « faire la paix avec la nature » (make our peace with nature). L’environnement
– qui occupe le tiers de son discours – pourrait bien devenir, avec la paix, le souci principal
des Américains, annonçait-t-il, bien qu’il ne fasse pas partie des « grandes questions qui
préoccupent les dirigeants mondiaux lors des sommets internationaux ». Il faut passer,
soutenait-il, à une conception qualitative de la croissance: au lieu d’opposer celle-ci à la
qualité de vie, il faut « rediriger la croissance » et mettre autant de « génie inventif » dans
l’effort pour éliminer le smog et la congestion urbaine qu’on en a mis dans leur création. Un
discours qui était au cœur du texte de Næss sur la deep ecology… Nixon mettait ainsi au
centre de son discours les questions sur l’abondance et l’environnement évoquées, en passant,
par Johnson lors de chacun de ses discours analogues (à l’exception du premier, en 1964),
voire par Kennedy, Eisenhower, ou même Truman48. C’était donner une toute autre portée
47
Du Rivers and Harbors Act de 1899 au Water Quality Act et au National Wild and Scenic Rivers Act de 1965,
en passant par le Public Health Service Act de 1912, étendant les missions du US Public Health Service aux
questions d’eaux, l’Oil Pollution Act de 1924, le Fish and Wildlife Coordination Act de 1934 ou le Federal Water
Pollution Control Act de 1948 et de 1956. Le Clean Air Act américain a pu être qualifié de « législation
symbolique » précisément en raison de son aspect intransigeant (cf. Noiville, Du bon gouvernement..., 35.).
48
Les discours d’Eisenhower (1953-61) de 1953, 1954, 1955 et de 1957 accordent une place non négligeable à la
protection des ressources naturelles et à leur gestion, en particulier concernant l’eau, ainsi qu’aux parcs naturels
(quoique de façon moins importante). En fait, Eisenhower, qui se place dès 1953 sous le compagnonnage de Th.
Roosevelt, consacre plus de place à ces questions – lorsqu’il les évoque – que Kennedy, voire que Johnson, mais
l’optique concerne davantage une exploitation raisonnée. Truman, concerné essentiellement par l’URSS et la
croissance, évoque les ressources naturelles dans ses discours de 1948, 1949 et de 1950, et en particulier l’état des
sols et des forêts. En 1950, il déclare ainsi que les ressources naturelles doivent être considérées comme un
85
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aux politiques environnementales initiées par ses prédécesseurs. Parmi les mesures proposées
par Nixon : dix milliards de dollars pour la rénovation des usines de traitement d’eaux (contre
cent millions budgétés en 196549) ; la protection, via des achats fédéraux de terres, des grands
« espaces ouverts [et] sans prix » ; la promulgation de « standards stricts », associés à
l’innovation, pour limiter la pollution automobile ; des réglementations pour éviter la
« tragédie des communs » que sont l’air et l’eau; l’internalisation dans les prix des coûts
environnementaux ; l’encouragement à une évolution des comportements individuels, afin que
chacun, chaque jour, améliore un peu son environnement ; l’orientation de l’aménagement des
infrastructures vers une « croissance équilibrée » ; jusqu’à l’inversion de l’exode rural… Bref,
convertir « les merveilles de la science au service de l’homme », repayer notre « dette envers
la nature », et comprendre que le bonheur et la richesse ne sont pas identiques. « We need a
fresh climate in America, one in which a person can breathe freely and breathe in
freedom50. »
L’Europe des Neuf n’est pas en reste. Avec l’appui décisif de l’Allemagne et de la
France, elle lance, en mars 1972, son premier plan d’action sur l’environnement, suivi d’un
autre en 1977, déclarant que désormais, « l’expansion continue et équilibrée » citée à l’art. 2
du traité de Rome doit « prendre en considération la protection de l'environnement » et
affirmant l’importance de lutter « contre les pollutions et nuisances », d’améliorer le « cadre
de vie » et de sauvegarder « le milieu naturel »51. Tout en reconnaissant que « les problèmes
posés par la protection du milieu naturel […] ne constituent pas, stricto sensu, des problèmes
nouveaux », la Commission considère alors qu’il y a bien une nouveauté, tenant tant aux
consciences qu’au développement technique et social52. Des centaines de textes seront
promulgués dans les décennies suivantes sur le sujet53. Dès le début, la politique
environnementale est considérée (en théorie) comme coextensive aux autres politiques. En
l’absence de mention explicite dans les traités (il faut attendre l’Acte unique de 1986 pour
« public trust » et que « l’investissement gouvernemental dans la conservation et le développement de nos
ressources est nécessaire à l’expansion économique ».
49
Collectif, Beauty for America, 144.
50
Richard Nixon, « Discours sur l’état de l’Union » (Maison Blanche, 22 janvier 1970). Sur la politique
environnementale de Nixon, cf. aussi Rome, « Give Earth a Chance ».
51
Commission européenne, « Communication de la Commission au Conseil pour un programme des
Communautés européennes en matière d’environnement (présentée le 24 mars 1972) », Pub. L. No.
31972Y0526(01) (1972). Voir aussi le 3e considérant de Conseil européen, « Résolution du Conseil des
Communautés européennes et des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil,
du 17 mai 1977, concernant la poursuite et la réalisation d’une politique et d’un programme d’action des
Communautés européennes en matière d’environnement » (1977).
52
Voir la 1e section de la 1e partie, « Nature et importance des problèmes de l’environnement dans la société
industrielle moderne », de la communication du 24 mars 1972 précitée : « la prise de conscience »…, « il n’est
désormais plus possible »…
53
En 2000, on comptait 700 textes, dont 266 directives, 124 règlements et 318 décisions (Direction générale des
Études, Parlement européen, Fiches techniques sur l’UE, 1999‑2002, cité in Nathalie Berny, « Intégration
européenne et environnement : vers une Union verte ? », Politique européenne, no 33 (18 mai 2011): 7‑36.)
86
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
cela), l’intervention de la CEE est justifiée sur le fondement du marché commun. L’Europe
prend en effet acte des mesures de protection mises en place par les Etats, et proclame la
nécessité de les limiter afin d’éviter toute distorsion de concurrence que celles-ci
susciteraient. Enfin, elle met en garde contre « le danger » d’un dumping environnemental ;
autant de questions qui demeurent actuelles54.
I.2 LA PREHISTOIRE DE L’ECOLOGIE ?
« La conservation des forêts est […] l’un des premiers devoirs des gouvernemens [sic]. Tous
les besoins de la vie se lient à cette conservation […] Nécessaires aux individus, les forêts ne
le sont pas moins aux états […] Ce n’est pas seulement par les richesses […] qu’il faut juger
de leur utilité ; leur existence même est un bienfait inappréciable […] soit qu’elles protègent
et alimentent les sources et les rivières, soit qu’elles soutiennent et raffermissent le sol des
montagnes, soit qu’elles exercent sur l’atmosphère une heureuse et salutaire influence. La
destruction des forêts est […] une véritable calamité et une cause prochaine de décadence »
M. de Martignac, commissaire du roi, lors de l’exposé des motifs du projet de loi de 1827 sur
le Code forestier, devant la Chambre des députés
« L’industrie du fer […] avait été interdite plusieurs fois [en Angleterre] parce qu’elle
occasionnait une trop grande consommation de bois […] Mais les bois ne servent pas
uniquement à produire des matériaux […] ils servent à protéger la terre contre le vent ou les
éboulements ; ils jouent […] le rôle de réservoirs naturels en retenant l’eau […] et en
maintenant dans l’air une certaine humidité qui à son tour provoque les pluies […] Les
fleuves pour lesquels les forêts ne jouent plus le rôle de réservoirs voient baisser leur débit
[…] les sources disparaissent, les arbres fruitiers ne donnent plus de fruits […] Par le
déboisement, […] les fleuves débordent […] les neiges […] roulent en avalanches. »
G. Lombroso, La rançon du machinisme (1930)55
Littérature, rapports académiques, mouvements sociaux, textes juridiques et
structuration d’un champ du droit de l’environnement : tout semble confirmer la genèse de
cette conscience écologique lors de ces années 1970. Pourtant, on trouve facilement des
précurseurs et des initiatives éparses qui rendent difficile toute datation précise de
l’émergence de la « crise écologique » ou de la conscience de celle-ci. Dans les prochaines
sections, nous nous concentrerons sur la fin du XIXe siècle. Toutefois, un catalogue historique
de toutes les régulations, initiatives locales et politiques prises en ce domaine remonterait au
moins jusqu’à l’Antiquité. Malgré des succès contrastés, la gestion des forêts et des eaux est
dotée d’une longue histoire, tant en Europe qu’en Asie56 – bien qu’on ne puisse « lier […] la
nécessité de l’irrigation et la naissance de l’État », comme l’avaient fait Engels, Marx puis K.
54
Voir section « Les problèmes de l'environnement au regard des principes et des règles du marché commun », in
communication du 24 mars 1972.
55
Lombroso, La rançon du machinisme, 204, 227‑29.
56
L’Inde, la Chine et le Japon ont tous mis en place, au cours du XVII e siècle, des programmes de conservation
des bois, des sols et de gestion des eaux – la politique forestière du Japon étant, au XVIIIe siècle, particulièrement
efficace. A Formose, au XVIIIe, couper illégalement du bois était sanctionné par la peine capitale… (Richard
Grove, Green Imperialism. Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism,
1600–1860 (Cambridge Univ. Press, 1995), 60‑62; Joachim Radkau, « Germany as a Focus for European
“Particularities” in Environmental History », in Germany’s Nature. Cultural Landscapes and Environmental
History (New Brunswick (NJ) et Londres: Rutgers Univ. Press, 2005), 20‑21.).
87
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Wittfogel dans Le Despotisme Oriental (1957)57. Ainsi, la France ou l’Allemagne ont une
tradition plus ancrée de gestion forestière que leurs voisins, qui s’appuyaient largement sur
l’exploitation des ressources coloniales, ressentant ainsi un moindre besoin de réglementer les
usages de la forêt ou de mettre en place des programmes de reforestation 58. D’un autre côté,
comme l’a montré R. Grove, certaines colonies insulaires ont été, concomitamment au
développement d’une botanique comparée, un terrain d’expérimentation et d’invention de
remarquables programmes forestiers à partir du XVIIe siècle59. En France, après les premières
ordonnances de 1280 (contemporaines de celles sur la forêt de Nuremberg) et la création d’un
corps des Eaux et Forêts en 1318, la « grande ordonnance forestière » de 1669, passée sous
Colbert – qui porte aussi sur la pêche –, est l’un des symboles de cette gestion60. La France
devint alors un pays modèle en matière de foresterie, jusqu’à l’émergence, à la fin du XVIIIe
siècle, du caméralisme allemand, dont la sylviculture constitue l’une des branches majeures61.
Après le rétablissement, en 1801, de l’administration des Eaux et Forêts (supprimée sous la
Révolution), c’est ainsi sur le modèle germanique qu’est créée l’Ecole forestière de Nancy en
1824. Enfin, le Code forestier de 1827 poursuit, comme objectif principal, la « conservation
des forêts » et leur « aménagement ». Parallèlement, on s’intéresse aux « moyens d’empêcher
le dépeuplement des rivières » à l’occasion de la promulgation du Code de la pêche fluviale
en 182962. La gestion des eaux fait en effet elle aussi l’objet d’une attention soutenue et
durable, qui prend en compte l’innovation technique (barrages, forages) 63. Près d’un siècle
après la promulgation de ce Code, en témoigne par exemple le décret de 1935 sur la
protection des eaux souterraines, qui vise à prévenir un « véritable gaspillage » risquant de
« compromettre gravement la conservation d’une richesse des plus précieuses » et de
57
Jean-Louis Huot, « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie », Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e
année, no 5 (2005): 953‑73. On a découvert, en Géorgie, des canaux qui auraient été fabriqués vers – 5 900 av. J.C., au Néolithique – bien que les archéologues soient sceptiques quant à un éventuel usage en vue de l’irrigation
(il se serait plutôt agi de « rapprocher » la rivière afin d’avoir sous la main de l’eau potable, sans être gêné par les
inondations) ; l’histoire se serait achevée en ce qui serait la « première catastrophe d’ingénierie civile » connue au
monde, avec des conséquences potentielles sur l’hydrographie locale jusqu’aujourd’hui… (Vahé Ter Minassian,
« Des canaux antédiluviens dans le Caucase », Le Monde.fr, 25 septembre 2018; V. Ollivier et al., « Neolithic
water management and flooding in the Lesser Caucasus (Georgia) », Quaternary Science Reviews 197 (octobre
2018): 267‑87.)
58
Les Pays-Bas font exception à ce schéma, qui s’applique toutefois très bien au Royaume-Uni, qui abandonna
toute velléité sérieuse de réglementer les usages des bois pour ce motif. Voir en particulier Grove, Green
Imperialism; et Radkau, « Germany as a Focus... », 21‑28.
59
Grove, Green Imperialism.
60
Stéphanie Pincetl, « Some Origins of French Environmentalism: An Exploration », Forest & Conservation
History 37, no 2 (avril 1993): 80‑89. Pour l’Allemagne, Grove, Green Imperialism, 26.
61
Radkau, « Germany as a Focus... »; Ravi Rajan, « Imperial Environmentalism or Environmental Imperialism?
European Forestry, Colonial Foresters and the Agendas of Forest Management in British India 1800-1900 », in
Nature and the Orient (Oxford Univ. Press, 1997), 324‑72.
62
Anonyme, « Histoire des rivières: quand l’urgence était de démanteler les barrages… des pêcheurs »,
Observatoire de la Continuité Ecologique, 11 janvier 2016.
63
On trouvera diverses indications synthétiques in Maurice Hauriou, Précis de droit administratif (Paris: Larose
& Forcel, 1892).
88
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« ressources naturelles qui ne sont pas inépuisables »64. Enfin, le Second Empire initia une
politique importante de reboisement des terrains de montagne ; le grand juriste Hauriou la
commenta ainsi :
« On sait aujourd’hui que les inondations proviennent en grande partie du déboisement des
montagnes ; les terrains boisés retiennent l’eau qui proviennent de la fonte des neiges […], les
terrains déboisés la laissent courir en torrent. De là à songer au reboisement des montagnes
pour prévenir les inondations, il n’y avait qu’un pas65. »
Si ces mesures ont leur place dans une histoire longue de l’environnement, on ne saurait
toutefois aisément les rattacher à la « conscience écologique ». En effet, bien qu’elles
témoignent d’une conscience du caractère épuisable des ressources, voire de la fragilité des
écosystèmes et de l’importance de la biodiversité66, elles s’insèrent dans un cadre utilitaire et
stratégique – qui légitime, le cas échéant, l’envoi de la troupe67. Il peut s’agir, par exemple, de
préserver la possibilité de construire une flotte, et donc de se constituer en puissance
maritime. Dans de nombreux Etats germaniques, il s’agissait de préserver l’industrie minière :
la « protection de l’environnement » prit alors la forme d’une exploitation raisonnée – et
quasiment mathématisée68 – du bois, nécessaire aux exploitations minières, lesquelles ont
dramatiquement altéré l’environnement et le climat local. Il peut encore s’agir, comme au
XVIIIe siècle, de protéger et d’accroître la population, levier de richesse de l’Etat : liée à la
santé par l’hygiénisme, la protection de l’environnement devient ainsi partie intégrante du
biopouvoir69. Ainsi, la subordination complète de ces politiques aux enjeux étatiques et au
64
Selon les mots du rapport au président de la République présentant le Gouvernement français, « Décret du 8
août 1935 sur la protection des eaux souterraines » (1935), JO 11 août 1935, p.8795.
65
Hauriou, Précis de droit administratif, 466‑67.
66
Se félicitant de « l’exploitation des dunes où l’on a employé la charrue », l’ancien haut fonctionnaire de la
division Sciences et Arts du ministère de l’Intérieur, F. J. Grille (1782-1853), note qu’« il faudrait que le
gouvernement, propriétaire des terrains vagues, les concédât par portions à des particuliers, à charge de les semer
et planter en un tems (sic) déterminé. Il ne faudrait pas permettre d’arracher les épines sauvages qui naissent sur
les sommets les plus arides des dunes, et garantissent ce sol mouvant contre les vents impétueux », « non plus que
les hoyas (roseaux des sables) », arrachés par « les pauvres (…) pour la fabrication de vergettes » ; il s’insurge
aussi contre les greffes d’arbre, notant que les ormes plantés en semis sont plus vigoureux (François Joseph
Grille, Description du département du Nord (Paris: Sazerac et Duval, 1830), 93; 116‑17 voir aussi p.162.).
67
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 225‑26, 282‑85, 293‑95.
68
Pincetl, « Some Origins of French Environmentalism »; Rajan, « Imperial Environmentalism... »
69
Botero pense d’ailleurs la politique de la population sur le modèle de l’intervention agronomique et pastorale.
L. Paltrinieri souligne que l’intervention sur les mœurs était d’autant plus importante qu’elle coexistait avec la
thèse médiévale de l’impossibilité d’agir sur la reproduction, domaine réservé de la volonté divine. Elle
constituait donc un moyen indirect d’accroître la population : un constat qu’on peut étendre aux interventions
environnementales. (cf. Botero, Raison et gouvernement d’Estat (1589), VIII, 4, et Luca Paltrinieri, « « Nombre
des hommes » et « populatio » à la fin de la Renaissance : Machiavel, Bodin, Botero », in M. Foucault et la
Renaissance, 4 vol. (Classiques Garnier, 2014), 20.). Le médecin napolitain Baldini, qui s’intéressait à la
pollution de l’air, de l’eau et à l’hygiène alimentaire, justifiait ainsi, à la fin du XVIII e siècle, son travail par un
objectif populationniste : « Il est certain que les citadins forment le nerf principal et constitutif de l’Etat : on
comprend bien par conséquent que plus ils sont nombreux et robustes, plus l’Etat gagne en puissance et en force »
(cité in Brigitte Marin, « La topographie médicale de Naples de Filippo Baldini, médecin hygiéniste au service de
la couronne », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée 101, no 2 (1989): 695‑732.). Le
concept de « biopouvoir » provient de Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, I.
(Gallimard, 1976); Sécurité, territoire, population (cours au Collège de France, 1977-1978) (Seuil, 2004).
89
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
développement économique conduit généralement à les distinguer d’une politique de
protection de l’environnement proprement dite – d’autant plus qu’elles n’ont pas toujours été
bénéfiques, in fine, pour l’environnement70, et qu’elles allaient de pair avec des grands
travaux d’aménagements qui ont durablement altéré l’environnement et détruit de nombreux
écosystèmes, en particulier les zones humides (tourbières, landes, marais, redirection du Rhin,
etc.)71.
. En fait, il s’agit là d’une position très discutable que nous mettrons frontalement en
cause. En revanche, en tant qu’une grande partie de ces initiatives sont antérieures à
l’industrialisation, elles débordent du cadre des débats sur la « modernité réflexive »72, qui
constituent, pour des raisons historiques et philosophiques, les limites temporelles de ce
travail. Nous ne citons donc ces initiatives que pour rappeler l’existence d’une attention
ancienne à l’environnement, quelle que fut sa forme. De plus, elles préfigurent en partie la
création des premières réserves naturelles stricto sensu. Celles-ci mêlent ainsi des objectifs
classiques de gestion des ressources à d’autres finalités, composition qui constitua l’un des
paradigmes de l’environnementalisme moderne.
70
C’est du moins ce qu’affirme l’historien Ramachandra Guha à propos de la « foresterie rationnelle » en Inde
(cité in Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 294‑95.).
71
David Blackbourn, The Conquest of Nature: Water, Landscape, and the Making of Modern Germany (2006;
New York: W. W. Norton & Company, 2007).
72
En nous intéressant, ainsi, essentiellement à la période dite de la « Seconde révolution industrielle » et au
tournant du XXe siècle, nous partageons la perspective de F. Uekötter in The Greenest Nation?, 1‑27.
90
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I
LES
PARCS
NATURELS,
WILDERNESS ET PAYSAGE
ENTRE
« Le plumage bigarré des oiseaux brille, alors même que personne ne le voit, leur chant
résonne, alors même que personne ne l’entend ; il est des fleurs qui ne vivent qu’une nuit et
s’étiolent, sans avoir été admirées, dans les forêts vierges du Sud, et ces forêts luxuriantes,
formant un réseau inextricable de plantes rares et magnifiques, aux arômes délicieux,
dépérissent et parfois disparaissent, sans que personne ait pu en jouir. Mais l’œuvre d’art ne
présente pas ce détachement désintéressé : elle est une question, un appel adressé aux âmes et
aux esprits. »
Hegel, Introduction à l’esthétique1
Les réserves et les parcs naturels, qui demeurent une composante essentielle, tant sur le
plan symbolique qu’administratif, des politiques actuelles de la nature, constituent un
exemple indéniable des initiatives qui précèdent la « prise de conscience » des années 196070. Nous évoquerons rapidement la situation états-unienne et européenne avant de se
concentrer sur la France, en évoquant par exemple le cas des « blocs erratiques ». On
éclaircira ensuite les concepts de paysage et de wilderness au principe de la protection de ces
espaces, mise en œuvre à partir des années 1860. Cela nous permettra une problématisation
philosophique, notamment à partir d’une discussion des thèses du forestier Aldo Leopold, l’un
des fondateurs de l’éthique environnementale, mais aussi de Ph. Descola et d’Hegel. Cela
nous conduira à à nous intéresser à la trajectoire du concept de paysage, né dans l’esthétique
et repris par la géographie. Cette analyse historico-philosophique nous amènera à remettre en
cause la pertinence de l’opposition entre l’anthropocentrisme et le biocentrisme ainsi qu’entre
la wilderness et la « nature domestique ».
I.1 LES PREMIERS PARCS
On rappelle ici quelques acteurs et événements majeurs du mouvement international de
création des réserves, notamment aux Etats-Unis et en Europe. On analyse ensuite la
protection d’entités discrètes (arbres ou rochers individuels), souvent perçue avec
condescendance alors qu’elle manifeste aussi une conscience autre de l’environnement. On
étudie enfin le cas français, d’abord en métropole puis dans les colonies.
I.1.a LA
MISE EN RESERVE DE LA NATURE ET LA PROTECTION
DES ENTITES DISCRETES ET INDIVIDUELLES
Toute histoire de la protection de la nature passe par les précurseurs nord-américains de
l’environnementalisme. Parmi eux, H. D. Thoreau (Walden ou la Vie dans les bois, 1854 ;
traduit en français en 1922), G. P. Marsh (Man and Nature : Or, Physical Geography as
1
G. W. F. Hegel, Introduction à l’esthétique : Le Beau, Champs (Paris: Flammarion, 1979), 107..
91
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Modified by Human Action, 1864), le fondateur du Sierra Club en 1892, J. Muir, A. Leopold,
nommé membre, en janvier 1934, par le président F. D. Roosevelt d’un Comité de
restauration de la vie sauvage (Committee on Wildlife Restoration)2 et cofondateur en 1937 de
la Wildlife Society, ou encore Marjory S. Douglas (1890-1998), écrivaine et fondatrice en
1969 de l’association des Amis des Everglades, qui réussit à empêcher la construction d’un
aéroport dédié aux avions supersoniques – cause liée à la défense de la couche d’ozone3.
Associé à la promotion de la wilderness, ce mouvement mena à l’invention des parcs naturels,
avec le Yosemite, créé par une loi fédérale de 1864, suivi en 1872 du Parc national du
Yellowstone. Ces parcs furent consacrés par le National Park Service Organic Act de 1916
qui en transférait la gestion du Forest Service à un service ad hoc, dépendant de l’Intérieur.
Le rôle pionnier des Etats-Unis, notamment au niveau législatif, ne doit toutefois pas masquer
l’augmentation massive des zones classées à partir des années 1960 4, phénomène analogue à
ce qui se passe en Europe.
En Europe, quelques timides initiatives ont lieu à partir du milieu du XIXe siècle. En
matière de gestion forestière, le Second Empire est d’abord à l’origine de travaux importants
d’aménagement et de reboisement, notamment en montagne, mais aussi dans les Landes, en
Sologne ou en Champagne « pouilleuse », qui visent en premier lieu à combler une balance
déficitaire et à répondre aux besoins économiques5. De telles initiatives de reboisement se
retrouvent ailleurs : à Rio de Janeiro, on plante la forêt de Tijuca (futur Parc national infraurbain) dans les années 1860-70 pour faire face aux pénuries d’eau potable6. Mais le Second
Empire poursuit d’autres finalités, notamment en classant, par décret du 3 août 1861, plus de
1 000 hectares de la forêt de Fontainebleau pour des raisons esthétiques, suite à la
2
Nixon, E.B. (1957) (ed.), Franklin D. Roosevelt & Conservation 1911-1945, General Service Administration,
National Archives and Records Service; Franklin D. Roosevelt Library, Hyde Park, New York, 1957, 2 vol., lettre
n°557 dans le vol. II: “H. P. Sheldon, Chief, Division of Public Relations, Bureau of Biological Survey, to
William D. Hassett, Special Assistant to Stephen T. Earl; Washington D.C., 26 septembre 1936”, accessible sur
https://www.nps.gov/parkhistory/online_books/cany/fdr/part2.htm.
3
Joe Farman, « Hydrocarbures halogénés, couche d’ozone et principe de précaution », in Signaux précoces et
leçons tardives: le principe de précaution 1896-2000 (Office des publications officielles des Communautés
européennes, 2001), 124‑37.).
4
Les Etats-Unis passent de 54 zones protégées, soit environ 3,6 millions d’ha, en 1964 (adoption du Wilderness
Act) à 445 zones, soit un peu plus de 36 millions d’ha, en 1985 (préface in Robert C. Lucas, éd., Proceedings National Wilderness Research Conference: Current Research (Ogden, UT: Intermountain Research Station
(USDA), 1986).).
5
R. Viney, « L’œuvre forestière du Second Empire », Revue forestière française, 1962, 532‑43. La loi du 18 juin
1857 impose, en particulier, aux communes landaises l’assainissement et le reboisement de parcelles.
L’administration forestière devient responsable de la gestion des dunes (loi du 29 avril 1862).
6
La culture de brûlis pratiquée par les monocultures de café avait détruit le couvert forestier protégeant les
sources, d’où l’initiative de reforestation. A la fin des années 1870, Escragnolle, en charge de la forêt de Tijuca
(aujourd’hui grande comme quatre fois Central Park), et le paysagiste Auguste Glaziou aménagèrent celle-ci afin
d’en faire un parc de loisirs. La forêt et ses alentours furent déclarés Parc national en 1961 (José Drummond,
« The Garden in the Machine: An Environmental History of Brazil’s Tijuca Forest », Environmental History 1, no
1 (janvier 1996): 83‑104.).
92
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mobilisation des peintres de l’Ecole de Barbizon7. En Italie, le roi crée la réserve de chasse à
l’ours des Abruzzes, en 1872, qui se dispute le titre de premier parc national en Europe avec
le parc des Grisons8. Mais c’est dans le sillage de la création de la British Ecological Society
(1913), première société consacrée à l’écologie scientifique, qu’un mouvement en faveur de la
création de réserves naturelles se fait jour. La même année est créée, en France, la réserve
naturelle des Sept Iles9 et surtout le parc de La Bérarde, dans les Alpes. Au Royaume-Uni, la
Fondation nationale pour les lieux d’intérêt historique ou de beauté naturelle, créée en 1894,
acquiert des réserves comme celle de Wicken Fen, dans le Cambridgeshire. La fondation
devient d’intérêt public en 1907 et ses acquisitions inaliénables10. Il faut toutefois attendre la
loi de 1949 (National Parks and Access to the Countryside Act) pour que l’Etat intervienne
directement dans la gestion des parcs. En Suisse, H. Correvon et des membres du Club alpin
créent, en 1883, une Association pour la protection des plantes, laquelle s’oppose à la
commercialisation de l’edelweiss et gère des jardins de refuge11.
A l’aube du XXe siècle, le mouvement conservationniste ou de « mise en réserve » de la
nature touche tous les continents. Au-delà des principes généraux, sa mise en œuvre diffère
sur quelques points centraux : l’importance plus ou moins grande de l’Etat et de l’initiative
privée ; l’échelle des lieux protégés, qui dépend entre autres de la géographie du pays ; et
enfin le statut particulier de l’Afrique et plus généralement des colonies. Les Etats-Unis
classent ainsi des grands espaces qui n’ont pas d’équivalent en Europe. La différence entre
l’Amérique et l’Europe ne se limite toutefois pas à ceci : ainsi, en 1908, le président Th.
Roosevelt classe le Grand Canyon comme « monument national ». Cette dénomination, issue
de la réflexion sur le patrimoine historique, est réservée en Europe à des sites beaucoup plus
petits. Cela peut conduire à protéger de simples arbres, comme celui situé sur la frontière
entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie12. « Do rocks have rights ? », demandait en 1977 R.
Nash, suscitant l’indignation de L. Ferry13. Entre 1907 et 1977, on classe en France, près de
7
A. Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national en France. De la protection des paysages à l’expérimentation
coloniale », in Histoire des parcs nationaux : comment prendre soin de la nature ? (Quae, 2009), 43‑59.
8
Le parc national des Grisons (Suisse) a été créé en 1914 (Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... »), celui
des Abruzzes, qui se présente sur Internet comme le premier, en 1922.
9
Citée sur la chronologie du ministère de l’Environnement : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Levolution-de-la-legislation,13062.html
10
National Trust for Places of Historic Interests or Natural Beauty ; National Trust Act de 1907. Cf. Mathis,
« Mobiliser pour l’environnement... », 19; Frank Uekötter, The Green and the Brown. A History of Conservation
in Nazi Germany (Cambridge Univ. Press, 2006), 5.
11
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... »; Tobias Scheidegger, « Edelweiss et lutte des classes dans les
Alpes », Le Monde diplomatique, août 2014. Ce dernier souligne la nature aristocratique du mouvement, qui ne
s’intéresse guère aux conditions de vie locales ni aux grands travaux et s’oppose, en « libéraux intransigeants », à
toute loi. Le Club alpin suisse était fermé aux femmes de 1907 à 1980. A Munich, l’Association germanoautrichienne de l’alpinisme, créée en 1873, fonde une Association pour la protection des plantes des Alpes en
1900, qui se dote, en 1920, d’une milice.
12
Uekötter, The Green and the Brown, 73, chap. VII.
13
Ferry, Le nouvel ordre..., 113.
93
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Gap, sept « blocs erratiques » jugés « extrêmement intéressants » par le préfet (des rochers
abandonnés lors du recul des glaciers et utilisés comme carrières14). Cette distinction ne
relève toutefois pas que d’une question d’échelle. Souvent vue par les historiens comme
l’enfance de la protection des espaces naturels, elle indique aussi une perception différente de
ce qui vaut la peine d’être protégé. Si les associations puis les Etats européens protègeront
aussi des territoires, il s’agit là de protéger des entités discrètes jugées remarquables. Ce mode
de protection, qui peut apparaître comme quelque peu dérisoire et qui est souvent perçu avec
condescendance, invite à s’interroger sur ce que nous ferions aujourd’hui : on peut douter
qu’un préfet, de nos jours, qualifierait ces « blocs erratiques » d’ « extrêmement
intéressants », bien qu’un inventaire national du patrimoine géologique a commencé à être
lancé dans les années 1990. Le classement de ces arbres et de ces blocs invite au moins à un
peu de modestie et à insister sur les différences d’approche plutôt que sur la supériorité de la
« conscience réflexive » propre à la Seconde Modernité.
I.1.b LA CREATION DES PREMIERES RESERVES ET ASSOCIATIONS
EN FRANCE
Malgré ces initiatives, la France de la Belle Epoque n’accorde cependant aucun
véritable statut juridique à ces réserves. Le parc de La Bérarde – qui sera intégré aux Ecrins –
est ainsi géré par l’Association des parcs nationaux de France et des colonies, mise sur pied
en 1913 par le Touring Club de France et le Club alpin français (CAF), qui sont les premiers à
aménager des sentiers de randonnée15. Après la dissolution de l’Association des parcs en
1925, cette réserve passe sous la gestion de l’administration des Eaux et Forêts. Celle-ci
conclut d’ailleurs à un échec à la fin des années 1930 en raison d’une part de son incapacité à
lutter contre le braconnage, d’autre part du primat accordé à l’aménagement touristique sur la
protection de la faune et de la flore – bien qu’on qualifierait aujourd’hui cet aménagement de
« léger »16. Par ailleurs, les sociétés savantes (comptant des membres du Muséum national
d’histoire naturelle, de la Société nationale d’acclimatation ou encore de la Ligue de
protection des oiseaux – LPO), inspirées par le modèle américain de la wilderness qui
cherche à éviter – en théorie – toute empreinte humaine, achètent des terres (principalement
des marais et tourbières) afin de les protéger : « de 1906 à 1930, 459 sites sont institués »17,
14
DIREN PACA, « Bloc erratique de Peyre-Ossel. Catalogue départemental des sites classés, Hautes-Alpes »
(DIREN, 2002).
15
Pincetl, « Some Origins of French Environmentalism »; Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... »;
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... » Le nom de ce qui est d’abord une réserve sans statut juridique
varie : d’abord nommé « parc national de l’Oisans », puis « du Pelvoux », il est ensuite connu sous celui de La
Bérarde.
16
Selmi, A., 2009, art. cit. L’aménagement est limité à l’« ouverture de sentiers et de routes », la « restauration de
cabanes », l’édification « de refuges et d’hôtels », l’« installation d’équipement pour lutter contre les avalanches »
et la « production de guides ».
17
Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... »
94
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dont celui de la Camargue (1927, 10 000 ha), tous dénués de statut juridique spécifique à
l’environnement.
Fondée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en 1854, la Société nationale d’acclimatation
(SNA) est d’ailleurs à l’origine de nombre des initiatives environnementales de ces années et
de plusieurs associations majeures. Ainsi, alors qu’elle s’oriente véritablement vers la
protection de la nature sous la présidence d’Edmond Perrier (1901-1921), elle donne
naissance à la Société des amis de l’éléphant (1906), à la LPO (1912) et, dans le même temps,
à la réserve ornithologique des Sept-Iles (Bretagne). Ces initiatives, qu’on peut rapprocher de
la création, en 1923, de la Société internationale pour la protection du bison d’Europe – qui
compte de nombreux directeurs de zoos – sont centrées sur la protection de la faune. On les
classerait aujourd’hui sous la rubrique « biodiversité », terme qui n’apparaît que dans les
années 1980 (on parlait alors de « biocénose »18). En 1923, c’est le président de la SNA,
Louis Mangin, qui dirige le premier Congrès international pour la protection de la nature.
Après-guerre, la Société est co-fondatrice de l’Union internationale de conservation de la
nature (UICN) en 194819, qu’elle préside lors du premier terme. Rebaptisée Société nationale
de protection de la nature (SNPN) en 1960, elle est à l’initiative de la création de la
Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN) en 1968 – qui s’occupe
alors du dossier de la Vanoise20 –, renommée France Nature Environnement (FNE) en 1990.
A travers ses différents avatars, la SNA incarne donc la continuité entre les mouvements des
années d’avant-guerre et ceux des années 1970, et constitue un acteur majeur – y compris à
18
La « biodiversité » aurait-elle pris la place de la « biocénose », terme introduit par Karl Möbius en 1877 ? Les
deux termes ne sont pas identiques, mais il serait difficile de penser l’un sans l’autre. Le mot « biodiversité »
aurait été forgé par Walter G. Rosen en 1985, en préparant le National Forum on Biological Diversity
(Washington D.C., 1986). Celui de « diversité biologique » serait apparu en 1980 sous la plume d’un spécialiste
de l’Amazonie, Thomas E. Lovejoy. Enfin, c’est Edward O. Wilson qui aurait utilisé le terme biodiversity la
première fois dans une publication scientifique, dans son compte-rendu de la XVIIIe assemblée générale de
l’UICN (1988). La Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992 en a fait un concept. Dès 1983, la FAO
avait adopté la résolution n°8/83 sur les ressources phytogénétiques qui affirmait la nécessité de protéger leur
diversité. Cela aboutit, en 2001, à l’adoption du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour
l'alimentation et l'agriculture (TIRPAA).
Sur l’étymologie du terme : « La biodiversité : un concept récent », 21 déc. 2010 (http://www.developpementdurable.gouv.fr/La-biodiversite-un-concept-recent.html); Hervé Le Guyader, « La biodiversité: un concept flou
ou une réalité scientifique? », Le Courrier de l’Environnement de l’INRA, no 55 (2008): 7–26; Marie-Angèle
Hermitte, L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant (Versailles: Quae, 2016), 54. Le Grand Robert de
la langue française indique qu’il est apparu « vers 1985 ». Sur le changement de paradigme : Catherine Larrère et
Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement (Paris: Flammarion, 2009);
Penser et agir avec la nature (2015; La Découverte, 2018); Christian Lévêque et Jean-Claude Mounolou,
Biodiversité: dynamique biologique et conservation (Paris: Dunod, 2008).
19
Sur l’UICN : Florian Charvolin et Christophe Bonneuil, « Entre écologie et écologisme: la protection de la
nature au Muséum dans les années 1950 », Responsabilité et environnement (Annales des Mines), no 46 (2007):
46–52.
20
Isabelle Mauz, « Espaces naturels protégés : que sont devenus les projets des précurseurs ? Le cas du parc
national de la Vanoise et des réserves naturelles de Haute-Savoie », in Histoire des parcs nationaux (Quae, 2009),
59‑77; Charvolin, L’invention de l’environnement..., chap. III.
95
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’échelle internationale, via sa participation à l’UICN – de la protection de l’environnement
tout au long du XXe siècle.
Malgré les efforts, en particulier, de la SNA, il s’agit là d’initiatives locales et
citoyennes. Des résolutions, comme celle, déposée en 1912, qui demande à l’Etat de créer un
« parc national » pour préserver les gorges de la Loue (Jura), ne sont guère suivies d’effets –
quand bien même on suscite quelques sourires en qualifiant le sous-secrétaire d’Etat aux
Beaux-Arts de « ministre de la Nature »21. Il faut attendre la loi du 2 mai 1930 sur les sites
pittoresques, modifiée, notamment, par la loi de 1957 sur les réserves naturelles, pour qu’une
véritable politique publique émerge, renforcée par l’établissement d’une commission des
sites, perspectives et paysages en 1945. Cette politique mène à la création de la Vanoise, le
premier parc national français, en 1963, fondé sur la loi n°60-708 du 22 juillet 1960 sur les
parcs nationaux. Ce régime de « sanctuarisation » est complété par celui, plus souple, de parcs
régionaux. S’inspirant des Naturparks allemands, ces derniers se fondent sur un décret de
1967 et sur le concept de « périmètre sensible » institué par un décret de 1959 visant la
protection du littoral de la Côte d’azur22. Ainsi, si la création, en métropole, de réserves ou de
parcs publics est relativement tardive, cela n’empêche pas une ébauche de protection de
« sites », dès le début du siècle, via la loi du 21 avril 1906 « organisant la protection des sites
et monuments naturels de caractère artistique », dite loi Beauquier d’après le nom du député
du Doubs, fondateur et président de la Société pour la protection des paysages et de
l’esthétique de la France23.
21
L’affaire des gorges de la Loue, menacées par l’industrie hydro-électrique, donne lieu à un amendement au
budget 1913, voté par la Chambre en deuxième lecture. En modifiant la loi Beauquier de 1906, il aurait permis
l’expropriation du site afin de le protéger (Collectif et Albert Métin, « Séance du 6 décembre 1912. Suite de la
discussion du projet de loi portant fixation du budget général de l’exercice 1913; chapitre 64 (Monuments
historiques - Subventions, etc.). Proposition de résolution de M. Albert Métin et plusieurs de ses collègues. »,
JORF. Débats parlementaires [Chambre], 6 décembre 1912, 3000‑3001. Voir aussi les séances du 13 mars et du
25, 29 et 30 juillet 1913 (JORF. Débats…, 14 mars 1913, p.1019-1024 ; 26 juillet 1913, p.3009-3010 ; 30 juillet
1913, p.3084 ; 31 juillet 1913, p.3145-3146, 3151).).
22
« Décret n°67-158 instituant des parcs naturels régionaux » (1967); A. Soubeiran, « La naissance des parcs
régionaux », Revue forestière française 23, no 2 (1971): 302‑12. L’auteur présente le « premier document officiel
proposant la création de tels parcs en France », qui retrace à la fois le régime juridique suggéré en l’absence d’une
réglementation ad hoc, ainsi que les résultats de la mission d’observation en Allemagne, effectuée en 1964. Le
concept de « périmètre sensible » fut à nouveau adapté, en 1985, devenant un instrument de protection
départemental, sous le nom d’ « espace naturel sensible » (loi n°85-729 du 18 juillet 1985 rel. à la définition et la
mise en œuvre de principes d’aménagement, titre II, chap. II, aujourd’hui codifié à l’art. L.142-1 du code de
l’urbanisme).
23
Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... » Beauquier avait déposé une première proposition de loi en
1901. Répondant au député, qui critique le « vandalisme industriel qui ne respecte aucune des beautés de la
nature », le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, G. Leygues, ajoute que « les réclames les plus
vulgaires déshonorent les plus beaux paysages » (Collectif, « Séance du 4 mars 1902. Discussion du budget.
Beaux-arts. », JORF. Débats parlementaires [Chambre], 4 mars 1902, 1118.).
96
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1.c LES COLONIES, UN TERRAIN D’EXPERIMENTATION
Le véritable terrain d’expérimentation juridique, politique et scientifique pour la
création et la gestion des parcs est celui des colonies24. Auguste Chevalier, directeur du
laboratoire d’agronomie coloniale de l’Ecole pratique des hautes études, préconise ainsi la
création de « réserves forestières » gérées par des techniciens et critique ceux qui considèrent
« comme inépuisables les forêts coloniales ». Constatant en 1922 le retard pris par la France,
il souligne que parmi ses colonies, seule l’Indochine avait mis en place, au début du siècle, de
telles réserves25. Il faut ainsi attendre, dans l’empire français, les années 1920-30 pour que
celles-ci soient instituées.
En 1921, le gouverneur général d’Algérie prend ainsi un arrêté pour la constitution de
parcs nationaux afin d’ « assurer la protection des beautés naturelles de la colonie », de
développer le tourisme et d’encourager la création de centres d’estivage26. Treize parcs
nationaux (sur 27 000 ha) sont créés en Algérie dans les années 1920. Des parcs sont aussi
aménagés en Tunisie et au Maroc (dahir du 11 septembre 1934)27. L’Afrique noire et
Madagascar n’échappent pas à ce mouvement. Dans l’île, un décret de 1927 créé des
« réserves naturelles » « en vue de la protection de la faune et de la flore » et « soustraits à
toute exploitation »28. Elles sont en effet « affranchies de tous droits d’usage » : la chasse, la
pêche, l’exploitation de carrières, la récolte de produits ou la prospection et l’exploitation
minière y étant interdites (sauf exception pour celle-ci) (art. 4). Choisies afin de représenter
un écosystème particulier, ces réserves, gérées par le gouverneur, sont placées sous contrôle
scientifique du Muséum. S’il s’agit, pour les naturalistes, de « sanctuaires » à intérêt
« scientifique » et industriel, rien n’interdit de voir dans cet intérêt pour un « ensemble unique
au monde » une marque autant morale que scientifique : « Le seul moyen efficace de remédier
à l’anéantissement de la Nature malgache était de créer […] des réserves naturelles, véritables
sanctuaires où la flore et la faune seraient respectées en toute intégrité, où se conserveraient
des milliers d’espèces botaniques non encore décrites, […] des essences d’utilité diverses
pour l’industrie, la pharmacie […] sanctuaires où se maintiendraient, d’autre part, les espèces
animales spéciales à une région données, mais qui seraient aussi le centre de dispersion
d’espèces utiles, elles-mêmes en voie de raréfaction, telles que les abeilles, par exemple. »29
24
Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... »
Auguste Chevalier, « La protection des Forêts coloniales », Revue de botanique appliquée et d’agriculture
coloniale 2, no 8 (1922): 157‑59.
26
Arrêté du 17 février 1921, cité par Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... »
27
Ibid.
28
Art. 1 du Gouvernement français, « Décret du 31 décembre 1927 sur la création de réserves naturelles à
Madagascar » (1928) JO, 5 janvier 1928, p.191.
29
G. Petit, « L’Organisation des Réserves naturelles à Madagascar », Revue de botanique appliquée et
d’agriculture coloniale 8, no 80 (1928): 272‑74.
25
97
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En AOF (Afrique occidentale française), le décret du 24 juillet 1935 (qui a valeur de
30
loi ) distingue deux catégories : les « forêts de production » et les « forêts de protection
affranchies de tous droits d’usage, de toute exploitation pour le présent et pour l’avenir »,
destinées à « maintenir la végétation naturelle indéfiniment, pour le rôle utile qu’elle exerce
sur le climat, le maintien des terres ou le régime des eaux »31. Six cents réserves, sur plus de 5
millions d’hectares, sont ainsi établies32. Certes, la bonne gestion de l’exploitation, passant
par un usage raisonné des ressources naturelles – associé à une exclusion forte des colonisés,
de leurs usages et de leurs traditions de gestion des forêts au profit de l’élite urbaine et
commerciale européenne –, est au principe de la première catégorie33. Il faut assurer la
« pérennité de la mine vivante », écrit ainsi le directeur du service forestier d’Indochine34.
Mais la seconde catégorie vise bien une protection par principe de l’environnement, entre
autres en raison du rôle important de la forêt dans l’équilibre climatique. Ici comme ailleurs 35,
la décolonisation voit le retour des fonctionnaires en métropole : l’expertise acquise dans les
colonies fut ainsi réinvestie lors de la création de réserves lors des années 1960. En outre, ces
diverses initiatives coloniales aboutissent à la signature, en 1933, de la « Convention relative
à la conservation de la faune et de la flore à l’état naturel », restreinte à l’Afrique36. Entérinant
le modèle des réserves naturelles et des parcs nationaux, celle-ci est l’issue d’un projet lancé
avant la Première guerre mondiale – avec notamment, en 1923, l’organisation à Paris du
Premier Congrès international pour la protection de la nature, faune et flore, sites et
30
Les décrets pris pour la protection des forêts dans les colonies africaines l’ont été au visa du sénatus-consulte
du 3 mai 1854 (art. 18), qui conférait au président de la République le pouvoir de légiférer par décret. On peut
donc parler de « décret-loi ». Cf. J.-H. Madec, « Retour sur le passé: la législation forestière tropicale française »,
Revue forestière française XLIX, no 1 (1997): 69‑79.
31
Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... », p. 59 (nous soulignons). Le rôle des forêts sur le climat
(local) est un lieu commun qui persiste jusqu’aux années 1930 au moins (quelques exemples : Grille, Description
du département du Nord; Ch. Flahault, « Incendies de Forêts (suite) », Revue de botanique appliquée et
d’agriculture coloniale 4, no 33 (1924): 328; P. Koenig, « Le Reboisement à l’Ile Maurice », Revue de botanique
appliquée et d’agriculture coloniale 6, no 59 (1926): 401‑7; Ernest Lepez, « La question viticole », Cahiers du
bolchévisme, no 50 (31 mai 1926): 1214‑28.). Cette idée, présente dans un ouvrage de 1764, était communément
partagée au XVIIIe siècle dans les milieux de la sylviculture allemande (Rajan, « Imperial Environmentalism... »).
Voir aussi Fourier, « Détérioration matérielle de la planète ».
32
Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national... »
33
L’exclusion des peuples autochtones n’est indiquée qu’en passant par Selmi, mais est davantage notée par
d’autres, qui tendent inversement à laisser de côté les réelles préoccupations de conservation environnementale
(cf. Jesse Ribot, « Historique de la gestion forestière en Afrique de l’Ouest. Ou: comment la “science” exclut les
paysans » (IIED (International Institute for Environment and Development), 2001).)
34
Roger Ducamp, « L’aménagement des Forêts coloniales », Revue de botanique appliquée et d’agriculture
coloniale 2, no 10 (1922): 249‑53.
35
Par exemple en ce qui concerne les foyers de travailleurs immigrés et les centres de rétention (Marc Bernardot,
Camps d’étranger, éd. du Croquant, 2008).
36
Ratifiée par la France en 1938 (JO, 3 juin 1938, p. 6264). Outre la création de réserves, le traité vise en priorité
à réglementer le marché des « trophées ». Il comporte également une disposition quant au « reboisement » (art. 7,
al.5) ainsi qu’une disposition, témoignant d’une perception distincte de la « vie sauvage », encourageant « la
domestication des animaux sauvages susceptibles d’exploitation économique » (art. 7, al.8).
98
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
monuments naturels37 –, et vient compléter la Convention de Londres de 1900 sur la
protection de la faune entre les puissances possédant des colonies en Afrique. En bref, les
efforts nationaux de sanctuarisation et de mise en réserve sont contemporains des essais
d’internationalisation de la protection.
I.1.d UN BILAN CONTRASTE
Le bilan de ces expériences précédant la vague des années 1960-70 est ainsi contrasté.
D’une part, soutenue par les forestiers, la société civile a poussé, dès la fin du XIXe siècle, et
parfois même avant (avec le rôle, par exemple, de l’école de Barbizon), à la création de
sanctuaires naturels. Aux Etats-Unis, cela s’est traduit par le classement et l’achat de terres
fédérales, avec l’élaboration d’un véritable cadre juridique dès 1916. En revanche, les
initiatives sont restées essentiellement d’ordre local et associatif en Europe, et
particulièrement en France. Lorsque la législation s’y intéresse, c’est surtout par le biais de la
protection de sites particuliers (lois de 1906 et de 1930 en France, loi de 1907 en Prusse) –
sauf lorsqu’il s’agit des colonies.
Hormis le cas particulier de l’Allemagne, il faut toutefois attendre, aux Etats-Unis
comme en Europe, les années 1960-70 pour voir une hausse importante du nombre d’hectares
classés – même si aux Etats-Unis les surfaces classées sont dès le départ beaucoup plus
importantes, y compris par rapport à l’Allemagne38. En outre, si la législation évoque souvent
des questions esthétiques, ayant trait au paysage, affirmer que le politique et la société ne
s’intéressent qu’à celles-ci serait trompeur. La création de réserves obéit à des finalités
diverses, parmi lesquelles la gestion raisonnée de ressources (forestières ou cynégétiques),
mais aussi la protection de la faune ou de la flore en tant que telle, ou encore la préservation
d’ « espaces sauvages » (wilderness). Une alliance paradoxale se noue ainsi entre le
mouvement romantique et la sylviculture moderne, qui vise tout autant à protéger la forêt qu’à
rationnaliser la production, notamment par l’aménagement de forêts monospécifiques39.
Avant d’aborder d’autres cas où la protection de la faune joue un rôle, arrêtons-nous sur les
concepts de paysage et de wilderness. D’une part, ceux-ci sont au principe de la création de
ces réserves, et d’autre part, ils font jouer, de façon complexe, le couple Nature/Culture,
essentiel d’un point de vue philosophique. L’analyse de ces concepts permet ainsi
37
Yamani Larabi, Piotr Daszkiewicz, et Patrick Blandin, « Ier Congrès International pour la protection de la
nature, faune et flore, sites et monuments naturels », Courrier de l’environnement de l’INRA, no 52 (2004): 117‑
21.
38
En 1935, soit avant la grande vague de création de réserves en Allemagne, l’environnementaliste W.
Schoenichen indique que les 600 réserves naturelles équivalent à un tiers du Yellowstone (Uekötter, The Green
and the Brown, 6.)
39
Pincetl, « Some Origins of French Environmentalism »; Rajan, « Imperial Environmentalism... »
99
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’approfondir cette question du motif de la protection des espaces naturels : pourquoi, en
effet, protéger les paysages ou/et la wilderness ?
I.2 WILDERNESS ET PAYSAGE
Dès lors qu’on évoque des réserves ou des parcs naturels, les concepts de wilderness et
de paysage deviennent incontournables. Mythe fondateur des Etats-Unis, le premier, qui
légitima la création des parcs, a longtemps constitué le principe directeur de la politique
conservationniste américaine. Nous porterons d’abord l’attention sur cette notion, qui
s’apparente plutôt à une idée générale qu’à un concept précis.
On développera en particulier la conception léopoldienne de la wilderness, en raison de
son rôle central tant du point de vue d’une histoire des idées que de celui d’une histoire de
l’administration. Qu’Aldo Leopold lui-même ait été à la jonction de ces deux champs
explique sans doute une part de son influence. Loin d’être purement idiosyncratiques, ses
conceptions s’intègrent dans un courant culturel dont font partie Thoreau, J. Muir, etc., voire
le président Th. Roosevelt (1901-1909) lui-même. Mais, en forestier avisé, Leopold ne s’est
pas contenté d’un mythe. Il a développé ce qu’on pourrait presque appeler une « conception
scientifique » de la wilderness, qui conduit notamment à mettre en doute l’antagonisme entre
Nature et Culture. On problématisera à cette occasion la question du caractère anthropique, ou
non, de la nature ; du continuum entre espaces « sauvages » et « cultivés » ; et de la nécessité
de disposer de perspectives variables pour débattre, en commun, de la zone-frontière qui
sépare, pour chaque terrain, le sauvage du domestique.
Dans un deuxième temps, on analysera la notion de paysage, qui paraît, à première vue,
s’opposer à la wilderness en ce que le paysage serait nécessairement anthropisé : c’est
précisément ainsi qu’en réponse à une résolution du Parlement européen sur la wilderness ou
« zones de nature vierge », la Commission invoque l’anthropisation du « paysage
européen »40. Si l’une des difficultés de l’analyse de la wilderness réside dans son statut
ambigu entre concept, idée et mythe, celle du paysage concerne d’abord son double emploi,
esthétique et géographique. Or, il faut dissocier ces deux champs bien que ce soit précisément
leur articulation qui constitue l’intérêt de la notion. Plutôt que de présenter le paysage par une
histoire de l’art d’un côté (que ce soit la peinture, l’art des jardins ou le paysagisme), et de la
géographie de l’autre, ou encore par une approche culturaliste d’un côté et fonctionnaliste de
l’autre, comme on le fait souvent41, nous analyserons cette notion en insistant particulièrement
sur deux cas qui font surgir l’imbrication de ces dimensions. Le premier, centré sur
l’appréhension du paysage via l’automobile, nous fera passer d’une dimension contemplative
40
Parlement européen, « Résolution sur les zones de nature vierge en Europe (2008/2210(INI)) », 3 février 2009;
et réponse de la Commission du 18/06/2009 (SP[2009]1843).
41
Pierre Donadieu et Michel Périgord, Le paysage. Entre natures et cultures (Armand Colin, 2007).
100
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aux politiques d’aménagement du territoire. Le second, nous conduira, au contraire, à montrer
comment le couple Naturlandschaft/Kulturlandschaft, hâtivement traduit par « paysage
naturel » et « paysage culturel », ne prend une signification réelle que dans le cadre d’une
analyse géographique, qui n’exclut toutefois pas le passage vers la dimension esthétique.
I.2.a LA WILDERNESS ENTRE LE SAUVAGE ET LE DOMESTIQUE
Souvent traduit par « nature sauvage » – plus rarement par « désert », qui renvoie aussi
à wastelands42 – la wilderness semble s’opposer inévitablement à un environnement
anthropisé, et donc destiné à être subsumé sous le dualisme Nature/Culture. Le mot vient du
vieil anglais wilddēoren, qui désigne les « bêtes sauvages »43, tandis que pristine nature,
traduit par « nature sauvage » ou « vierge », dérive du latin pristinus, qui renvoie au primitif,
mais aussi à la pureté ; une pristine nature n’est toutefois pas nécessairement indemne de
présence humaine : elle est seulement épargnée par les effets les plus dommageables d’une
telle présence. Dès lors, l’épithète renvoie à une évaluation subjective de ce que constitue, ou
non, un effet dommageable. La wilderness, en revanche, semble résolument se situer vers le
sauvage, par contraste, notamment, avec le domestique ou la nature « pacifiée ». Ces deux
termes, aujourd’hui synonymes, étaient quasi-antonymes jusqu’au XVIIIe siècle : la pristine
nature renvoyait vers le jardin d’Eden, la wilderness, notamment dans la traduction King
James de la Bible, aux espaces désertiques et autres wastelands, représentant l’hostilité au
travail pacificateur de l’homme. Ainsi le Paradis perdu (1667) de Milton est-il entouré d’une
wilderness hostile en prohibant l’entrée44. On comprend que le Moyen Age ait utilisé ces
42
Soulignant qu’il s’agissait plutôt de forêts, qui est plus est rarement intégralement privée d’habitants, L. Febvre
jugeait cela malheureux. On a tendance à oublier que le sable et les dunes mouvantes étaient, à certains endroits,
une menace si importante que F. le Grand pouvait comparer la Prusse à la Libye, et F. Engels évoquer le « Sahara
nord-allemand » (Lucien Febvre, « Limites et frontières », Annales 2, no 2 (1947): 201‑7; Blackbourn, The
Conquest of Nature, 46; cf. aussi Hauriou, Précis de droit administratif, 470.). En anglais, quand il n’est pas
traduit littéralement, « désert » est traduit par wastelands ou par wilderness (ce dernier choix étant fait, par
exemple, dans la traduction de De la démocratie en Amérique de Tocqueville). Une wasteland, c’est une étendue
sur laquelle « rien ne pousse » (on étend parfois le terme à des landes, etc., jugées impropres à la culture).
43
Sur la différence entre animalité et bestialité, Tier, Animal ou Bestie, to zôion [τὸ ζῷον] ou to thêrion [τὸ
θηϱίον], voir Depraz, « Animal ».
44
Sur cette évolution, l’usage biblique et celui de Milton : Cronon, « The trouble with wilderness ». L’évolution
décrite par Cronon (qui utilise le syntagme quasi-pléonastique de « pristine wilderness », qui jadis aurait été un
oxymore), d’une wilderness comme lieu théologique où éprouver la tentation du diable, à un endroit paradisiaque,
a été ironiquement décrite par le cinéaste L. Buñuel : à la fin de Simon dans le désert (1965), le stylite du Ve
siècle est transporté dans un concert de rock’n’roll, lieu beaucoup plus approprié à la tentation qu’un désert
aride… Sur la spiritualité ambivalente du désert, mais aussi de l’océan et de la forêt, cf. aussi Jacques Le Goff,
« Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », in L’imaginaire médiéval, 2e éd. (1980; Paris: Gallimard, 1991), 59
‑75. Sur les traces de M. Bloch, Le Goff atténue cependant l’opposition entre le désert-forêt et la culture, en
soulignant que « ni la forêt ni le désert ne sont des sauvageries intégrales, ni des solitudes absolues », mais plutôt
des « lieux de l’extrême marge ». Sur le nouveau regard porté sur la nature « sauvage », cf. aussi Reclus, « Du
sentiment de la nature... »
101
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
étendues comme zones de frontière, permettant de délimiter les communautés, mieux que
toute autre forme de frontière « naturelle »45.
I.2.a.i La wilderness chez Aldo Leopold
« Toutes les erreurs de l’ère de la machine ne peuvent cependant pas être réparées, même
avec le temps. Les marais allemands ont disparu. Les landes allemandes disparaissent
rapidement. Et les rivières allemandes – enfermées dans leurs camisoles de force de béton –
porteront pendant des siècles les cicatrices de cette épidémie de géométrie qui aveugla l’esprit
allemand pendant les années 1800. »46
L’écologue, chasseur et forestier
A. Leopold, principal promoteur de la
wilderness, est présenté comme « le père
fondateur de la deep ecology » et du
biocentrisme47. On ne retrouve pourtant
aucun dualisme entre « sauvage » et
« domestique » ou Nature et Culture
chez
lui.
« La
nature
sauvage
(wilderness) existe à plusieurs degrés »,
écrit-il en 1925. Il faut même, dit-il, une
infrastructure minimale afin de préserver
cette nature : un « réseau de sentiers
modeste et discret, quelques lignes
téléphoniques et quelques observatoires
d’incendie »,
qui,
pour
autant,
ne
« détruisent pas la valeur sauvage de ces
48
territoires » .
Au
même
endroit,
Figure 1: carte des anthromes en 1900 et 2000 (Ellis et al.
(2010).
Leopold définit la wilderness comme « un territoire sauvage, sans routes, permettant à des
personnes qui en ont le goût de voyager et de subsister de façon primitive, par exemple en
menant des explorations avec des animaux de bât ou en canoé ». Il conviendrait donc
d’exclure des réserves situées près des Grands Lacs « les résidences secondaires, les routes et
les bateaux à moteur »49.
45
Paolo Squatriti, « Digging Ditches in Early Medieval Europe », Past & Present, no 176 (août 2002): 11‑65;
Febvre, « Limites et frontières ».
46
Aldo Leopold, « Le Naturschutz: la protection de la nature en Allemagne », in La conscience écologique
(Wildproject, 2013), 55‑66.
47
Bourg, Les scénarios de l’écologie, 35‑39; Ferry, Le nouvel ordre..., 107‑9.
48
Aldo Leopold, « Les réserves de nature sauvage, une forme d’usage de la nature », in La conscience écologique
(1925; Wildproject, 2013), 25‑35.
49
Ibid. Trad. légèrement modifiée.
102
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Leopold admet ainsi une variation de degrés, une pluralité des formes de wilderness
possibles, que l’on retrouve dans des classifications actuelles d’ « anthromes » distincts,
concepts remplaçant les « biomes » dans la mesure où il est désormais difficile, sinon
impossible, de trouver des biomes vierges de toute influence humaine (Figure 150). Son idéal,
toutefois, est plus exigeant que le nôtre : l’urbanisation accélérée de la planète a modifié la
perception générale de ce qui constitue une « terre sauvage ». Si les écologues s’essaient à
une classification objective et graduée de ces terres, reste que la notion de wilderness demeure
avant tout logée dans l’œil de l’observateur. Cela se remarque aisément, par exemple, avec les
protestations d’Aborigènes récusant ce qualificatif qui permet de transformer certaines de
leurs terres en réserves, en affirmant au contraire que cet environnement est « le produit de
l’action humaine », qu’il s’agit « d’une terre façonnée par [eux] au long de dizaines de
millénaires »51 ; ou encore lorsqu’on retrouve du PCB, plus de trente ans après son
interdiction, dans des crustacés de la fosse des Mariannes, à plus de 7 000 km de
profondeur52. En bref, la wilderness n’est pas incompatible avec l’action anthropique, mais
peut-être plutôt avec le paysage, s’il est vrai, comme l’écrit Ph. Descola, que « cultiver la
forêt, même par accident, c’est laisser sa trace sur l’environnement mais non l’aménager de
telle sorte que l’héritage des hommes soit lisible d’emblée dans l’organisation d’un
paysage »53 ; une définition qui reprend celle donnée par le Wilderness Act américain, selon
lequel la wilderness, « par opposition aux espaces où l’homme et ses œuvres dominent le
paysage », est un espace dans lequel « l’empreinte de l’œuvre humaine ne s’y [laisse] pas, en
substance, détecter »54.
Dans le contexte d’une explication sur le couple antagoniste sauvage/domestique,
l’auteur met ici en cause l’idée, répandue par le « façonnage [avéré] de l’écosystème
forestier », selon laquelle la « jungle [serait] un espace aussi domestique que les jardins ». Si
50
Erle C. Ellis et al., « Anthropogenic Transformation of the Biomes, 1700 to 2000 », Global Ecology and
Biogeography 19, no 5 (septembre 2010): 589‑606.
51
Cité par Ph. Descola in Par-delà nature..., chap. II, p.78 et passim; ainsi que Les lances du crépuscule,
notamment chap. V et VIII (sur les jardins et la chasse).
52
Jane Qiu, « Man-made pollutants found in Earth’s deepest ocean trenches », Nature News, 20 juin 2016. Le
PCB a été interdit en 1979 aux Etats-Unis, 1987 dans la CEE, avant la signature de la Convention de Stockholm
sur les polluants organiques persistants (POP) de 2004. On attribue souvent à Rachel Carson (Silent Springs,
1962) l’identification des dégâts des POP (voir par ex. Paul D. Jepson et Robin J. Law, « Persistent Pollutants,
Persistent Threats », Science 352, no 6292 (17 juin 2016): 1388‑89.). Mais Carson se concentrait sur le DDT ; les
dangers particuliers du PCB étaient connus dès la fin des années 1930, à peine une décennie après le début de sa
commercialisation en masse. L’accident de Yusho, en 1968, et les travaux de Søren Jensen montrant sa diffusion
dans la chaîne alimentaire (avec notamment l’article de Nature de 1969), confirmèrent le danger du PCB,
conduisant Monsanto, en 1971, à essayer de limiter la présence des PCB très chlorés, puis, en 1973, l’OCDE à
interdire l’utilisation non confinée de PCB. Cf. la synthèse de Janna G. Koppe et Jane Keys, « Les PCB et le
principe de précaution », in Signaux précoces et leçons tardives: le principe de précaution 1896-2000 (Office des
publications officielles des Communautés européennes, 2001), 102‑23.
53
Descola, Par-delà nature et culture, chap. II, p.88.
54
Il ne s’agit qu’une des conditions permettant de définir la wilderness selon cette loi, citée in Larrère et Larrère,
Penser et agir avec la nature, 33.
103
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
beaucoup de cultures connaissent des « multiples formes de discontinuité graduelle ou
d’englobement dont on trouve ailleurs la trace »55, l’Occident ne peut se passer de ce
dualisme. S’il propose ce critère de distinction, c’est pour éviter qu’au motif de
l’anthropisation universelle de la planète, l’un des termes disparaisse – ou plutôt, qu’on se
flatte de l’avoir fait disparaître, d’avoir enfin réussi à penser « par-delà nature et culture »56.
Lorsque nous opposons la wilderness au paysage, en nous inspirant de ce critère de lecture
suggéré par Descola, c’est donc afin de prendre en compte, en quelque sorte, l’anthropocène,
et par suite la disparition irrémédiable d’une « nature vierge » ou complètement « sauvage »,
tout en conservant, précisément, le couple insurmontable Nature/Culture. Ce critère de
lecture, pour subjectif qu’il soit, ne nous paraît pas moins fragile que d’autres critères
proposés, par exemple la distinction entre action intentionnelle et non-intentionnelle57. Les
crustacés des Mariannes se fichent du caractère intentionnel, ou non, de la modification de
l’environnement que nous leur infligeons. A l’instar du récit pour enfants du médecin belge E.
Candèze, La Gileppe, les infortunes d’une population d’insectes (1879, le nom est celui d’un
barrage dans les Ardennes), on peut certes imaginer qu’ils viennent nous demander des
comptes et plaider leur cause58. Mais il y a fort à parier que, comme dans son histoire, entre
« exit », « voice » et « loyalty », ils choisissent la sortie – ce qui signifie, dans un cadre
darwinien, l’extinction ou l’adaptation (bien que ce modèle standard ait été modifié, certains
suggérant de prendre en compte la capacité du vivant à modifier le milieu, de sorte que
l’action anthropique ne serait pas seule en cause59). « Caution urged over editing DNA in
wildlife (intentionally or not) », titrait Nature en évoquant les techniques d’ingénierie
génétique, et en particulier les projets d’utiliser la nouvelle technique d’édition du génome,
CRISPR-Cas9, afin de modifier les populations de moustiques par gene drive60. La nature n’a
que faire du caractère intentionnel ou non de nos actions. C’est pourquoi nous préférons, à
cette distinction, finalement très subjective et anthropocentrique, le critère de lecture de
Descola ; nous mobiliserons plus tard cette distinction, mais dans le cadre, quelque peu
différent, de la technique. Le caractère « objectif » du critère de lecture est certes fragile61,
55
Descola, Par-delà nature et culture, 99.
« Sans doute parce qu’ils négligent cette impossibilité de penser l’un des termes de l’opposition sans penser
l’autre »… (Ibid., 101.)
57
Critère proposé par Dale Jamieson, repris in Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 49, 205. Nous
avons malheureusement pris connaissance un peu tard de cet ouvrage fondamental.
58
Ernest Candèze, La Gileppe, les infortunes d’une population d’insectes (Paris: J. Hetzel et Cie, 1879); D.
Blackbourn a attiré notre attention sur ce livre qui fut édité à trois reprises, en allemand, entre 1901 et 1914: The
Conquest of Nature. Entomologiste amateur, Candèze est aussi l’inventeur du scénographe.
59
Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 258.
60
Heidi Ledford, « Caution urged over editing DNA in wildlife (intentionally or not) », Nature News 524, no 7563
(6 août 2015): 16.
61
Ce n’est sans doute pas un hasard que la métaphore derridéenne du texte vienne ici surdéterminer tous ces
enjeux, ni qu’on retrouve l’idée du « grand livre de la Nature ».
56
104
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
puisque tout repose sur ce que l’on considère comme « lisible d’emblée ». Sans doute peut-on
tenter, dans un premier temps, d’écarter une lecture par satellite, quoique cela exigerait d’être
fondé sur autre chose que la simple prééminence postulée du « corps biologique ». L’œil nu
lui-même demeure bien subjectif : en fonction de son appartenance culturelle, de son intérêt,
et de sa formation, on pourra « d’emblée » voir, ou non, l’empreinte humaine. Si l’on suit
l’histoire de l’objectivité et des différents modes d’observation qui se sont succédés et
combinés62, ce critère de lecture nous paraît finalement beaucoup plus « objectif » que la
distinction entre l’intentionnel et le non-intentionnel qui, elle, ne prend pas en compte le degré
de modifications effectuées. Mais prendre au plus fidèle la mesure de notre impact exigerait
peut-être de réhabiliter l’ « image » du satellite et son regard « artificiel ». Sans doute n’étaitce pas ce qu’avait Descola en tête. Nous voulons toutefois, par-là, préserver plusieurs
positions contradictoires. D’une part, la distinction suggérée par Descola lui-même, et en
restant fidèle à son texte, indique d’elle-même son caractère irréductiblement subjectif : elle
ouvre donc vers un perspectivisme et un débat sur ce qui relève, ou non, du jardin et de la
forêt. C’est précisément cette controverse qui anime les efforts de « mise en réserve » de la
nature, lesquels connaissent, eux aussi, différents régimes juridiques, plus ou moins souples,
pouvant aller jusqu’à la « réserve intégrale ». D’autre part, nous admettons l’absence d’une
« authentique » wilderness – on sait bien, en effet, que c’est « le romantisme [qui inventa] la
nature sauvage »63. En soulignant ceci, Descola atténue, comme nous le faisons aussi, la
distinction souvent posée entre le concept « européen » du paysage et celui, « américain », de
la wilderness : les inventeurs américains de la wilderness admettaient son caractère partiel, et
les défenseurs européens du paysage reconnaissaient le devoir de protéger les espaces dits
« sauvages ». Enfin, bien qu’il faille inévitablement tracer une ligne – ou plutôt, à la manière
des frontières médiévales, une bordure mobile – entre l’espace « sauvage » et l’espace
« cultivé », qui forment un continuum plutôt qu’un antagonisme radical64, l’habilitation du
regard humain, d’un côté, et la réhabilitation du « regard de la machine », de l’autre, permet
de varier les angles selon lesquels on considère la nature anthropique, ou non, du terrain
présenté. Et cela est sans doute fondamental, car des zones qui peuvent paraître indemnes de
toute intervention sont parfois irrémédiablement contaminées, ce qui n’empêche pas, à
première vue et pour le regard organique, d’avoir l’impression d’une nature « sauvage » ; cela
62
Daston et Galison, Objectivité; « The Image of Objectivity ».
Descola, Par-delà nature et culture, 111.
64
Sur la nécessité de concevoir l’opposition comme un continuum, nous rejoignons complètement, via des
arguments distincts (nous n’avons rien à redire, du reste, à la grande majorité des arguments mobilisés), Larrère et
Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement. Cf., par ex., le très bon exemple du
sapin de Noël (p.206). Cf. aussi E. Katz, qui souligne qu’on ne peut maintenir qu’un « dépôt de déchets
toxiques » soit aussi naturel, ou artificiel, qu’un tas de compost (in « Le grand mensonge: la restauration de la
nature par les hommes », in Ethique de l’environnement : Nature, valeur, respect (1990; Paris: Vrin, 2007), 368.).
63
105
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
vaut aussi pour des parcs naturels, qui ont fait l’objet de nombreuses interventions afin de leur
donner leur visage actuel, si distinct des paysages habités par l’homme (de la ré-introduction
d’espèces au brassage génétique, à l’instar de l’importation, dans le Mercantour, de
bouquetins de la Vanoise, afin de réintroduire une diversité génétique65).
Revenons, pour finir, à Leopold. Si la notion de wilderness admet des gradients, elle
n’exclut pas non plus le social. Au contraire, « c’est un environnement qui véhicule certaines
valeurs sociales, s’il est apprécié à sa juste valeur »66. La wilderness est étroitement impliquée
au mythe américain de la Frontier, de la mise en valeur d’une nature dite inculte, que Leopold
ne conteste en aucune façon : sa mise en garde ne porte pas sur la « conquête de la nature » en
tant que telle (conquest of wilderness) mais sur une conquête intégrale, qui aboutirait à
éliminer la wilderness de notre environnement67. On a souvent reproché aux tenants de la
wilderness de s’insérer dans une conception colonialiste de la terra nullius, qui a permis de
justifier la mise en esclavage voire, dans certains cas, l’extermination délibérée des peuples
autochtones. Il apparaît, à la lecture des textes ici proposés de Leopold, qu’il se situe sur une
crête. En admettant, en effet, le caractère graduel de la wilderness, donc l’idée qu’on ne
puisse l’interpréter que sur le mode du continuum, il appartiendrait plutôt à une génération
ayant précisément pris conscience de la dénégation coloniale. D’un autre côté, Leopold
n’échappe pas à l’attraction de la Frontier et de la légitime « mise en valeur » des terres
« incultes », ni probablement à renvoyer à l’état sauvage et primitif les peuples habitant ces
terres (s’il cédait à ce préjugé, il serait toutefois cohérent avec lui-même en refusant, pour ces
peuples également, une « conquête intégrale »). Enfin, un autre motif de protection de la
wilderness, plus important, selon Leopold, que le loisir, est d’ordre scientifique (ce qui justifie
aujourd’hui la création de « réserves intégrales »68). « Chaque région biotique a besoin de sa
propre nature sauvage », écrit-il, ce qui permet de disposer de laboratoires écologiques visant
à démontrer la complexité des liens écosystémiques et, ainsi, à mieux intervenir en agriculture
et en foresterie. La conclusion de Leopold ne peut être plus claire quant au caractère relatif de
l’opposition Nature/Culture : « En fait, la frontière entre les loisirs et la science, comme les
65
Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 116. L’absence de crainte des bouquetins et des chamois du
Mercantour (que nous avons observé lors de bivouacs) conduit tant à magnifier l’espace « sauvage » du lieu qu’à
en déduire l’importance de l’intervention humaine, précisément sous la forme de l’interdiction de la chasse.
Habitués à l’homme et (partiellement) protégés par lui, ces animaux seraient « moins sauvages » que leurs
homologues des Ecrins. Les animaux ont une histoire… (cf. aussi Mahesh Rangarajan, « Animals with Rich
Histories: The Case of the Lions of Gir Forest, Gujarat, India », History and Theory 52, no 4 (décembre 2013):
109‑27.).
66
Leopold, « Les réserves de nature sauvage, une forme d’usage de la nature ».
67
Ibid.
68
En 2009, le Parlement européen estimait ainsi « qu'il convient d'envisager des modèles dans lesquels les zones
de nature vierge sont pour l'essentiel interdites d'accès (si ce n'est pour des recherches scientifiques autorisées) »
(Parlement européen, « Résolution sur les zones de nature vierge... », § 9.). De telles zones existent en France
depuis 1995 (« Décret n° 95-705 du 9 mai 1995 portant création de la réserve intégrale de Lauvitel dans le Parc
national des Ecrins » (1995), JO, 11 mai 1995; « Charte du Parc national des Ecrins », 2013, 100‑101.).
106
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
frontières entre les parcs et les forêts, entre les animaux et les plantes ou entre le sauvage et le
domestique, n’existe que dans les imperfections de l’esprit humain »69.
I.2.a.ii Le concept de wilderness aujourd’hui
Devenue canonique, la définition léopoldienne de la wilderness a essaimé hors du
champ de l’histoire des idées pour inspirer l’administration de la nature aux Etats-Unis, à
commencer par le Wilderness Act de 1964. Dans les années 1990, des critiques relevaient
qu’une telle insistance sur des sites « sauvages » conduisait d’une part à perpétuer le mythe
colonisateur de la terra nullius, d’autre part à délaisser la « nature ordinaire »70. Ce n’est pas
parce que dès l’administration Johnson, on s’était aussi intéressé à l’embellissement des lieux
quotidiens de l’activité humaine et à l’insertion de la problématique paysagère dans ceux-ci,
que cette critique serait erronée71. Au contraire, le besoin de la réitérer montre la persistance
de la wilderness comme véritable mythe fondateur des Etats-Unis – et au-delà comme
élément décisif de la protection de la nature. On a souligné, par exemple, que si la
construction, après-guerre, du barrage de Serre-Ponçon, près de Briançon, n’avait pas
rencontré d’objection majeure, c’était précisément – outre le discrédit de discours trop liés à
l’idéologie de Vichy – qu’il ne s’agissait pas d’un espace « sauvage » ni, par conséquent, d’un
lieu remarquable72. La wilderness ne saurait ainsi être réduite à son origine américaine, voire
69
Aldo Leopold, « La nature sauvage, un laboratoire écologique », in La conscience écologique (1941;
Wildproject, 2013), 124‑26 (coquille corrigée). Descola souligne que cela n’empêche pas Leopold d’adhérer au
schème naturaliste et moderne : « La nature vierge est le matériau brut dans lequel l’homme a péniblement taillé
cet artifice qu’on appelle civilisation […] La nature était extrêmement diverse, et les artifices qui en ont résulté
sont, eux aussi, très divers. Ces différences dans le produit fini s’appellent cultures » (in L’almanach d’un comté
des sables, 1949, cité in C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement,
276; Descola, Par-delà nature et culture, 343‑45.). Ce genre de contradictions est complexe à analyser, comme le
remarque sur un autre sujet Macpherson (par ex. à propos des Levellers qui affirmaient que le droit de vote devait
être accordé à tous les hommes sauf aux serviteurs et aux mendiants ; cf. C. B. Macpherson, La théorie politique
de l’individualisme possessif, Gallimard, 2004, introduction (p.25-26).
70
La définition de Leopold est par exemple reprise trait pour trait par un fonctionnaire du département de
l’Agriculture en 1987 : George H. Stankey, « Scientific Issues in the Definition of Wilderness », in Proceedings—
National Wilderness Research Conference: Issues, State-of-Knowledge, Future Directions (Ogden, UT:
Intermountain Research Station (USDA), 1987), 47–53.). Cf. les critiques de Cronon, « The trouble with
wilderness »; et préface de Ch. Miller in Roderick Nash, Wilderness and the American Mind, 5e edition (1967;
New Haven: Yale University Press, 2014).
71
Collectif, Beauty for America en part. le discours de Johnson au Congrès du 8 fév. 1965, chap. I.
72
Virginie Bodon, « Quand naît la question environnementale ? Proposition d’analyse à partir de l’étude de
l’aménagement du barrage de Serre-Ponçon », Annales historiques de l’électricité, no 3 (août 2005): 35‑47. Cf.
aussi infra, notes 155 et 143. L’auteur n’évoque qu’en passant la législation sur les barrages du début du siècle,
qui a pourtant fait l’objet de véritables controverses. Mais il s’agit, le plus souvent, de défendre des lieux
remarquables, notamment du point de vue touristique. Ainsi, lorsqu’en 1913, le député E. Barthe (SFIO, futur
président de l’INAO - Institut national des appellations d’origine) dépose un amendement exigeant un décret
rendu en Conseil d’Etat lorsque des travaux hydro-électriques pourraient « nuire à la beauté naturelle des sites »,
il ajoute que « lorsqu’on voudra établir une usine dans la plaine qui, au point du tourisme, ne présente aucun
caractère de beauté, il ne s’élèvera aucune protestation » ; ce qui est « évident » pour un autre défenseur du
paysage, le député radical-socialiste du Doubs Albert Métin (Collectif, « Séance du 13 mars 1913. Suite de la
discussion du projet de loi portant fixation du budget général 1913. Amendements après l’article 70 (suite) »,
JORF. Débats parlementaires [Chambre], 14 mars 1913, 1019‑24.).
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
coloniale : elle influença également les conceptions européennes, sous la forme d’une
distinction entre espaces remarquables, ou beaux, et espaces banals.
I.2.a.iii Des terres incultes ou la wilderness renversée
Avant d’évoquer le concept de paysage, soulignons qu’aux Etats-Unis comme en
Europe, l’image, longtemps célébrée – y compris par Johnson lors de son discours sur la
« Great Society »73 –, de l’homme défrichant des terres ingrates, arrachant celles-ci à une
nature sauvage pour les cultiver, peut s’inverser. Une terre inculte n’est pas nécessairement
sauvage, mais peut au contraire être l’effet d’une agriculture excessive, d’un trop-plein
d’artifice. Depuis le Dust-bowl, dépeint par Steinbeck dans les Raisins de la colère (1939) et
adapté à l’écran par J. Ford, les Américains ont parfaitement conscience de ce phénomène.
Nous devons « encourager les fermiers à conserver leurs ressources pédologiques [soil
ressources] et à restaurer la fertilité de la terre », proclamait Truman en 194874. La France
n’est pas en reste, comme le montre cet observateur communiste, en 1926 :
« dans la fièvre de la reconstitution [du vignoble du Languedoc, après la crise du phylloxéra]
en plants américains […] on planta […] en plaine […] on supprima les champs de blé,
d’avoine, on supprima les prairies. Puis on finit par ne plus remplacer les oliviers, amandiers
etc. […] et on termina cette néfaste opération par l’arrachage, à peu près général […] de ces
arbres fruitiers. Et c’est ainsi qu’il existe, présentement […] des centaines de milliers
d’hectares de terres absolument incultes, d’autant plus incultes que le déboisement complet
des montagnes cévenoles proches a changé le climat et fait que […] des mois passent sans
qu’une goutte d’eau tombe […] Le Midi languedocien souffre de la monoculture. Il faut y
multiplier les cultures, et rendre cette région normale. »75
Outre le tableau alarmant des dégâts de la monoculture76, on voit dans ces propos que le
terme de « terres incultes » peut être renversé, ne signifiant plus les terres arides et indemnes
de toute occupation humaine, mais au contraire celles qui ont fait l’objet d’une exploitation
déraisonnable ; plus précisément, il sert dans le même texte les deux acceptions. Cette
ambiguïté est centrale non seulement pour l’environnement, mais aussi pour l’agriculture,
73
Le discours du 4 janvier 1965 s’achève en effet sur le mythe de la transformation, par les Américains, d’une
« terre stérile » (a barren land) en une « terre d’abondance ».
74
Harry S. Truman, « Annual Message to the Congress on the State of the Union », 7 janvier 1948. Il évoque
aussi cette question lors des discours sur l’état de l’Union de 1949, 1950 et 1952, tout comme le fait Eisenhower
en 1953, 1954 et 1957.
75
Lepez, « La question viticole ». Le constat est d’autant plus fort que les marxistes ont tendance à valoriser la
modernisation agricole, bien que l’article de Lepez témoigne d’un soutien nuancé au progrès (contra : Adéodat
Compère-Morel, « Le relèvement de la France par la rénovation agricole », L’Humanité, 30 septembre 1919; M.
Romier, « Le triomphe de l’agriculture socialiste », Cahiers du bolchévisme, no 21 (novembre 1933): 1445‑52.
Voir aussi Édouard Lynch, « Le Parti socialiste et la paysannerie dans l’Entre-deux-guerres : pour une histoire des
doctrines agraires et de l’action politique au village », Ruralia, no 03 (juin 1998); Pierre Barral, « Depuis quand
les paysans se sentent-ils français ? », Ruralia, no 3 (juin 1998).). On trouve déjà de nombreux exemples
similaires, tirés de diverses sources, in Fourier, « Détérioration matérielle de la planète ».
76
On retrouve cette deux décennies plus tard à l’autre bord de l’échiquier politique : « Aux Etats-Unis, un pays
sans traditions, qui se jeta à corps perdu dans les méthodes scientifiques d’agriculture et partout où l’usage des
produits chimiques se généralise, le sol perd sa fertilité au point de devoir être abandonné. » (La Vie Claire, n°44,
juin 1950, cité in Christine César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture biologique. La voix de La
Vie Claire (1946-1981) », Ecologie & Politique, no 27 (juillet 2011): 193‑206.)
108
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
voire même pour l’industrie. Tout au long du XXe siècle, on commence en effet à accepter
l’idée que la mise en culture, au sens littéral ou métaphorique, peut être dévastatrice et aboutir
à de véritables wastelands au cœur même des sociétés et des paysages modernes, des terres
abîmées par l’érosion aux zones et friches industrielles. L’oscillation des significations ne
s’arrête pas là. Certaines friches sont à nouveau colonisées par la flore et la faune, au point de
donner d’étranges images de ruines industrielles ou d’être transformées – lorsqu’elles ne sont
pas devenues irrémédiablement toxiques pour l’homme – en jardins ou réserves plus ou moins
« sauvages »77.
I.2.b LE PAYSAGE ENTRE L’ART ET L’AUTOMOBILE
En Europe, la protection des sites naturels s’est d’abord appuyée sur la notion de
paysage, plutôt que sur le concept de wilderness. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer l’un à
l’autre. D’abord, comme nous l’avons souligné, la distinction entre des espaces remarquables,
dignes d’être protégés, et des lieux ordinaires, se retrouve de part et d’autre de l’Atlantique
(sauf exceptions78). Ensuite, si la wilderness met l’accent sur une « nature sauvage » ou
« vierge », dans une conception imprégnée de la vision colonialiste d’une terra nullius, les
régimes juridiques de protection et de « sanctuarisation » se rejoignent dans une commune
acceptation des activités de loisirs et des finalités esthétiques et scientifiques. Enfin, le débat
sur le caractère anthropisé ou « naturel » du paysage est analogue à celui sur la wilderness.
Davantage qu’une opposition, il s’agit d’une différence de perspective sur un sujet analogue,
le rapport de l’homme à une nature esthétisée voire spiritualisée.
. On remarquera d’abord que le concept de « paysage », souvent utilisé au début du XXe
siècle par les environnementalistes (ainsi, la Société pour la protection du paysage de France),
admet lui aussi un certain nombre de déclinaisons ou de gradations. Celles-ci sont d’abord
esthétiques. Le caractère pittoresque (littéralement, digne d’être peint) est pris en compte par
de très nombreuses législations, la jurisprudence et par les habitants eux-mêmes79. Liée à
77
Sur les sites toxiques, voir la série du Monde (« Contaminations ») publiée début septembre 2018 et Émilie
Hache, « Entre deux histoires. Les ruines de la modernité, vestiges de l’avenir ? », in Théories et pratiques
écologiques: de l’écologie urbaine à l’imagination environnementale (Presses univ. de Paris Ouest, 2014), 177‑
93. L’IndustrieKultur Route, près de Dortmund, fournit un bel exemple de ce type de réhabilitation, transformant
en parc des espaces en friche. Différentes expériences ont aussi été faites à Berlin, comme le projet de
conservation du Südgelände (C. et R. Larrère, Penser et agir..., 91‑98. Voir aussi infra, note 59 in section V.6.a).
Un best-seller des années 1980 raconte aussi comment à Berlin, une friche servant de terrain de jeu pour les
enfants du quartier fut transformée en « zone de protection des oiseaux », rendant l’accès impossible : cet
exemple d’affrontement entre « gestionnaires de la nature » et habitants se termina de façon cynique, l’ « espace
protégé » devenant plus tard « une décharge publique » (Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée...,
Gallimard, 1983).
78
Cf. infra, section « La chasse et la protection des oiseaux, entre nuisibles et utiles » et note 24.
79
Dans les années 1820, le juge refuse une indemnisation aux propriétaires d’une calanque, suite au « dommage
moral » causé par l’établissement d’une fabrique insalubre, car « quel agrément offre une propriété aride remplie
de précipices et d’affreux rochers » ? (Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 185‑86.) Pour un exemple des années
1950, cf. Bodon, « Quand naît la question environnementale ? » On retrouve la même chose en Allemagne, où la
109
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’histoire de l’art – qui trouve souvent son origine (sécularisée) dans La Moisson (1565) de
Pieter Brueghel l’Ancien80 – la notion de paysage porte en elle une dimension esthétique,
voire d’esthétique bourgeoise, ou même aristocratique. Mais, en dehors de la peinture, que
peut signifier une esthétique de la nature ?
I.2.b.i Hegel et le paysage
Contre l’idée d’une esthétique de la nature, on invoque parfois Hegel, qui réserve le
concept de beau aux productions de l’art et de l’esprit. Toutefois, pour cela il doit d’abord
écarter la conception commune selon laquelle le beau naturel serait supérieur au beau
artistique, d’où découlerait l’idée que l’art doit se faire mimesis. Cela fait, il s’incline encore
devant la beauté des « forêts luxuriantes » du Sud et leurs « plantes rares et magnifiques »
(décrites dans l’Hortus malabaricus de van Reede tot Drakenstein à la fin du XVIIe siècle81).
L’ultime raison, peut-être, de l’infériorité – et non de son absence – de la beauté naturelle
résiderait ainsi dans son déploiement possible en l’absence de tout observateur humain, dans
son existence objective en l’absence de tout sujet contemplateur. Dans la mesure où
l’écocentrisme, dans sa formulation minimale, se contente d’affirmer la valeur intrinsèque des
entités qui composent l’environnement82, sans pour autant déclarer qu’elles se valent toutes ou
que l’humanité ne serait pas la condition nécessaire d’attribution de cette valeur,
l’interprétation philosophique qui semblerait la plus opposée à la deep ecology se révèle
pourtant compatible avec son principe écocentrique fondamental.
Chez Hegel, la supériorité de l’art sur la nature – qui constitue donc une hiérarchisation
et non pas une négation – se fonde sur le fait que l’art n’existe qu’intentionnellement, par
l’esprit des hommes83 : ce qui fait de M. Duchamp un hégélien. Ceci dit, même Hegel est
contraint d’accorder une place à la « beauté naturelle », quitte à refuser d’en faire un objet de
l’esthétique – et il ne se prive pas d’évoquer des exemples liés à la peinture de paysage. Si
celle-ci est supérieure au paysage lui-même, c’est par le « sentiment et l’idée » qui « ont
inspiré » le peintre. Et si chez Hegel, cette inspiration ne peut venir que de la conscience ellemême – traversée par le divin, tout comme la nature –, on est frappé du fait que nombre
loi prussienne de 1907 contre l’enlaidissement prévoit, entre autres, la protection « des paysages naturels
particulièrement beaux ».
80
Metropolitan Museum of Art (New York), « The Harvesters, Pieter Bruegel the Elder », Académique, The
Met’s Heilbrunn Timeline of Art History, consulté le 25 novembre 2016. Pour une discussion du paysage en
Chine vers le IIIe et IVe siècle ap. J.-C., partant d’une remarque d’A. Berque : Dinu Luca, « Zong Bing, Xie
Lingyun and the Invention of Landscape », in Paysages d’ici et d’ailleurs. Actes du colloque international
organisé à Bucarest les 26-27 septembre 2003 (Bucarest: Editura Universitatii din Bucuresti, 2005), 35‑54.
81
Voir l’analyse de Grove, Green Imperialism, 73‑90. On peut supputer que Hegel connaissait ce texte célèbre
écrit par le gouverneur de la colonie néerlandaise de Malabar (Inde).
82
Cf. supra, « Introduction générale », « L’objection misanthrope », section I.1.d.
83
Nous fondons ce passage sur Hegel, Introduction à l’esthétique, en part. pp.11-18, 34-41, 59-62, 107-112; Voir
aussi §64 des Principes de la philosophie du droit sur l’œuvre d’art qui perd « l’âme de souvenir et d’honneur qui
les habite ».
110
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’auteurs, de J.-S. Mill84 aux défenseurs de la wilderness, trouvent cette inspiration dans le
paysage plutôt que dans la conscience. L’idée d’une esthétique de la nature, de la beauté d’un
paysage, résiste ainsi – même chez Hegel – à sa réfutation pleine et complète. Du moins a-t-il
attiré l’attention sur le fait que, pour que celle-ci ait un quelconque sens, il lui faut un
observateur. Il faut donc accéder au paysage pour que celui-ci existe, en tant qu’il s’agit d’un
concept esthétique. Divers moyens le permettent : on peut y accéder par la contemplation
artistique (portant sur le paysage lui-même, ou une peinture), par l’écoute de la musique85, par
une forme ou une autre de sport, ou même par un « apprentissage scientifique complet » qui
forme les prolégomènes géographiques de cette contemplation86.
I.2.b.ii Accéder au paysage par l’automobile ?
Ainsi, de la Belle Epoque à aujourd’hui, on a pu opposer la marche au voyage en train,
voire en voiture, en ce qu’elle permettrait de mieux « s’imprégner » du paysage87. Pourtant,
l’automobile a aussi été conçue comme moyen d’être au contact du grand air, que ce soit par
les clubs automobiles ou par l’écrivain Otto Julius Bierbaum (1865-1910). Selon lui, une
conduite à vitesse modérée permettait, en sus, de mettre en exergue la variété régionale des
paysages, le Kulturlandschaft88. En France, en 1907, le journaliste M. Martin proposa, avec le
Touring Club et l’Automobile Club, la construction d’une route entre Arcachon et Biarritz,
qui permettrait de concilier la « vitesse » à la « charmante […] étape, voire [au] camping »,
avec comme arrière-fond un « littoral magnifique »89. Comme le dit un député, « il ne faut pas
seulement fournir aux touristes des hôtels bien aménagés, il faut aussi leur procurer les
84
Mill fait non seulement l’apologie de la contemplation et de la « solitude devant la beauté et la grandeur
naturelle », utile tant pour l’individu que pour la société, mais défend aussi une limitation de la croissance, un
« état stationnaire », afin que « l’activité spontanée de la nature » ne soit pas éradiquée, que des terres non
cultivées continuent à exister, que les espèces non domestiquées et non « utiles » ne soient pas éliminées, que les
« mauvaises herbes » ne soient pas toutes extirpées (Principes de l’économie politique, livre IV, chap. 6).
85
Cf. infra, note 16 (1e partie, section VIII.1) sur l’Oberman (1804) de Senancour.
86
« These writers, écrit le géographe C. Sauer en évoquant Humboldt, Banse, Volz ou Gradmann, seem to have
discovered a symphonic quality in the contemplation of the areal scene, proceeding from a full novitiate in
scientific studies and yet apart therefrom. » (Carl Sauer, « The Morphology of Landscape », in Land and Life. A
Selection from the Writings of Carl Ortwin Sauer (1925; Berkeley: Univ. of California Press, 1969), 315‑50.). De
même, E. Reclus lie contemplation esthétique, sport et science (« Du sentiment de la nature... »).
87
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs (Paris: Gallimard, 2016), récit d’une randonnée à travers la France
hyper-rurale. A la fin du XIXe siècle, on crée de nombreux clubs de randonnée, comme la Société des
excursionnistes de Marseille ; S. de Beauvoir évoque ses balades dans La force de l’âge (1960) (Simone de
Beauvoir, « La carte et le territoire », Revue Wildproject, no 10 (2011).).
88
Rudy Koshar, « Organic Machines. Cars, Drivers, and Nature from Imperial to Nazi Germany », in Germany’s
Nature. Cultural Landscapes and Environmental History (New Brunswick, New Jersey, et Londres: Rutgers
Univ. Press, 2005), 111‑39. Selon l’auteur, Bierbaum n’appartient pas au mouvement de l’Heimatschutz que nous
étudions infra. Il soutient, par ailleurs, que la voiture, individualiste, est supérieure au train, collectiviste. Cet
argument est renversé par Horkheimer et Adorno, qui préfèrent la sociabilité ferroviaire, ajoutant que
l’individualisme allégué ne fait qu’aboutir à l’uniformité (« L’isolement par les communications », in La
dialectique de la raison, 2e éd. (1947/1969) (Gallimard, 1974), p.236-237.). On a là un exemple typique de
dialogue, dans l’école de Francfort, entre la philosophie et la « culture », orientation qui informe notre travail.
89
Bernard Toulier, « Les réseaux de la villégiature en France », In Situ. Revue des patrimoines, no 4 (mars 2004).
111
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
moyens d’accès aux beautés naturelles de notre pays »90 – un argument qu’on retrouvera en
Allemagne91. L’assimilation de la voiture et de la beauté du paysage perdure, notamment aux
Etats-Unis. En témoigne un passage du discours de Johnson sur l’état de l’Union de 1965,
consacré à la « beauté naturelle » et aux efforts de « conservation » en vue de laisser un
« héritage vert pour demain ». Le président y appelle à un « effort » visant à « paysager les
autoroutes » par la création, suppute-t-on, d’aires d’autoroute…92 Landscape, en effet, est un
verbe autant qu’un nom, ce qui permet de passer de la contemplation esthétique du paysage à
l’aménagement paysagiste, et réciproquement. Lors du colloque sur la « beauté naturelle » à
Washington – organisé à la suite de ce discours –, un intervenant contrastait le « charme » des
petites routes aux autoroutes93. L’initiative de Johnson eut un certain écho, au-delà de la loi de
1965 sur l’ « embellissement des autoroutes » ou les dispositions concernant la préservation
de la « beauté naturelle » dans la loi de 1966 créant le Département des Transports94. Cet
effort de conciliation entre l’aménagement du territoire, l’esthétique et le paysage, avait
marqué le programme nazi de construction d’autoroutes et fut aussi théorisé en France et en
Italie au début des années 1980. A cette époque, les deux pays consacraient une part (infime)
de leur budget autoroutier à l’art, aboutissant, au milieu des années 2010, à construire des
bâtiments HQE (Haute Qualité Environnementale) en forme de soucoupes spatiales au toit
végétalisé95. Ces initiatives montrent que l’aménagement du territoire peut favoriser, ou non,
l’immersion dans le paysage. Certes, ni l’automobile, ni la vitesse ne sont nécessaire à la
contemplation du paysage, aussi érigée en ultime loisir d’une vieillesse qui s’ennuierait, faute
d’argent et de loisirs. Ainsi, dans sa description influente et pessimiste de cette étape de la vie,
90
Collectif, « Séance du 19 novembre 1903. Suite de la discussion du budget de l’exercice 1904; chapitre 55 du
budget des travaux publics: “Lacunes des routes nationales et des routes thermales, 600 000 fr.” », JORF. Débats
parlementaires [Chambre], 22 novembre 1903, 2778‑80. Voir aussi la Collectif, « Séance du 14 février 1905.
Discussion du budget, chapitre 54: “Lacunes des routes nationales et des routes thermales, 700 000 fr.” », JORF.
Débats parlementaires [Chambre], 15 février 1905, 320‑22.
91
James D. Shand, « The Reichsautobahn: Symbol for the Third Reich », Journal of Contemporary History 19, no
2 (1984): 189‑200. Cf. infra, section VII.3.c.ii. Nos rapprochements ne visent pas à décrédibiliser le sujet
principal via une reductio ad hitlerum, mais simplement à préparer le terrain.
92
Le passage est difficile à traduire: « A new and substantial effort must be made to landscape highways to
provide places of relaxation and recreation wherever our roads run. Within our cities imaginative programs are
needed to landscape streets and to transform open areas into places of beauty and recreation. »
93
« The question here is the charm of the old small country roads that when one drives over them one is in the
landscape. The trees come right up to the edge of the pavement and you are enveloped by trees and by the
landscape, whereas on our freeways, for safety reasons, we have to set the trees back » (Collectif, Beauty for
America, 192, nous soulignons.).
94
Sections 2 c) et 4 f) de la loi n°89-670 du 15 oct. 1966.
95
Outre cette station-service de l’aire de la Chaponne (A6), voir aussi le parc de 20 ha sur l’aire de la baie de
Somme (A16 ; Olivier Razemon, « L’aire d’autoroute version 2014 : « une invitation au rêve, au bien-être, à la
sérénité » », L’interconnexion n’est plus assurée, 29 juillet 2014.). En 1982, le président de l’Association des
sociétés françaises d’autoroutes citait, devant l’Académie des beaux-arts, l’Italie, où les constructeurs pouvaient
consacrer 2% de leur investissements à la création artistique ; l’arrêté de 1980 limitait en France ce montant à 1‰
(« Des artistes sur l’autoroute », Le Monde, 15 juin 1982, cité in J. Cortazar et C. Dunlop, Les autonautes de la
cosmoroute, ou un voyage intemporel Paris-Marseille, NRF, Gallimard, 1983, p.234).
112
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le psychologue G. Stanley Hall n’incluait en 1922 comme seuls plaisirs que ceux de « vivre »
et de « contempler la nature »96.
I.2.c UN PAYSAGE PLUS OU MOINS ANTHROPISE
En tout état de cause, le paysage, Landschaft ou landscape, est presque par définition
anthropisé, quand il n’est pas « bourgeois », bien que l’admiration du paysage puisse
s’étendre au sublime des montagnes ou se joindre à la terreur de l’orage 97. Toutefois, si l’on
tient à le distinguer, quelque peu artificiellement, d’une wilderness, ce serait surtout par le
degré de lisibilité, ou de visibilité, de cette action anthropique, et donc d’une sensibilité à
celle-ci, accompagnée de sa valorisation, toutes deux variables selon les individus et les
cultures (ainsi le sentiment d’effroi, et même le malaise physique, qui s’empare du héros de
La Montagne magique lorsqu’il monte à Davos… à 1 600 mètres !... qui peut paraître
analogue à certains récits littéraires du Moyen Age 98). Merleau-Ponty ou Horkheimer ne
disent rien d’autre : le premier voit la trace de l’Esprit objectif dans les « vestiges et les
paysages » ; le second, après avoir souligné qu’on perçoit la marque du « travail délibéré »
tout autant sur le bétail que dans les usines, dans les bois que dans les champs ou les villages,
allègue – avec une certaine dose de mauvaise foi quant à la géographie – que les sciences
sociales prennent à tort la nature, humaine et non-humaine, comme un donné, et non comme
le fruit d’un processus historique, donc social. Or, on ne peut tracer précisément de frontière
entre ce qui relève du naturel et ce qui provient du social, puisque même lorsqu’il s’agit de
« faire l’expérience d’objets naturels, leur naturalité même est déterminée par contraste avec
le monde social et dépend, dans cette mesure, de ce dernier »99.
96
Granville Stanley Hall, Senescence : The Last Half of Life (NY, 1922), cité in Frank Trentmann, Empire of
Things: How We Became a World of Consumers, from the Fifteenth Century to the Twenty-First (New York:
Harper, 2016), 501, chap. XI.
97
Rejoignant une longue tradition qui remonte à W. Wordsworth, F. J. Grille (op.cit.), dans son panorama du
Nord qui vante tant les paysages que l’industrie humaine, décrit la vue de Cassel d’abord par temps clair, qui
permet d’admirer villes et clochers, l’azur, la mer, les plaines et les « longues chaussées » et leurs nombreux
voyageurs ; puis sous l’orage, qui ajoute à l’admiration une « sorte de terreur », et permet d’oublier « ces jeux
vulgaires du monde social, si rapetissés auprès de ces décorations, de ces grandes magies de la nature » ; ailleurs,
il suggère divers paysages bucoliques ou « sauvages » au peintre, comme Nieppe ou près de Trélon (Grille,
Description du département du Nord, 125‑26; 140‑41; 318; l’ensemble de l’ouvrage est parsemé de telles
descriptions; sur l’expérience de la traversée des Alpes de Wordsworth, cf. Cronon, « The trouble with
wilderness ».).
98
Ce récit, situé au début du livre de Th. Mann, montre qu’on ne saurait parler d’une simple succession
historique, comme si l’effroi suscité par les montagnes avait complètement disparu avec la Modernité. Pour un
exemple médiéval : Robert Deschaux, « La découverte de la montagne par deux écrivains français du quinzième
siècle », in Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévales, Senefiance (Aix-enProvence: Presses universitaires de Provence, 1976), 61‑71.
99
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Gallimard, 1945), 399‑400; Horkheimer, « Théorie
traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, Tel (1937; Paris: Gallimard, 1996).
113
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.2.c.i Landschaft, Urlandschaft, Naturlandschaft, Kulturlandschaft…
Au risque d’anticiper, attardons-nous sur le terme de Landschaft (« paysage ») dans la
mesure où il soulève la question de la wilderness. Selon l’historien du nazisme J. Chapoutot,
il aurait fallu attendre les années 1970, avec l’usage du mot Umwelt dans son sens
contemporain d’ « environnement », pour que l’allemand ait une notion approchant celle de
« nature » au sens de « paysage naturel ». « Natur est […] définie par [l’édition de 1938 du
dictionnaire Neue Brockhaus] comme étant « la campagne, composée de forêts et de champs
», et n’a rien d’une nature virginale, primale, préservée de toute occupation ou activité
humaine ». Il affirme encore que « notre conception de l’environnement comme système dans
lequel l’homme intervient à titre de paramètre modifiant ou perturbateur est donc absente des
préoccupations des nazis et de ceux qui les précèdent » : le « Natur-und Heimatschutz […] ne
[pense] pas la distinction entre une nature en soi et une nature anthropisée – de même que,
chez les géographes allemands de l’époque, si attachés à la notion de Landschaft (paysage),
l’attention porte sur la Kulturlandschaft (le pâturage bavarois, le bocage du nord, etc.) plus
que sur la Naturlandschaft (la steppe, la lande, etc.) : c’est le paysage auquel le Volk (peuple)
a imprimé sa marque et par lequel il exprime son être, plus que la vierge solitude qui est objet
d’étude ». Il en conclut qu’il ne pouvait donc y avoir de véritable politique de protection de
l’environnement : « comment […] faire preuve de sensibilité à l’environnement, quand aucun
mot [n’est] disponible pour le concevoir »100 ?
Nous ne mettons pas en cause, ici, la thèse principale de l’article de J. Chapoutot101,
mais seulement cette idée. Quelques remarques préalables : d’abord, les Allemands ne sont
pas les seuls à imbriquer Nature et Culture dans leur conception de l’environnement102.
Ensuite, l’argumentation de Chapoutot est fondée sur une conception absolutiste de la
wilderness, qui va au-delà de celle soutenue par A. Leopold, associée qui plus est à une notion
de l’environnement comme « système » qui ne va pas de soi. Enfin, dès les années 1920 pour
ne prendre que cette borne, de nombreux observateurs non-allemands doutent de l’existence
d’une nature « primale »103. La Forêt noire elle-même constitue, à cet égard, un paradoxe.
L’incarnation même, pour les Allemands, de la « nature sauvage » (qui n’existerait pourtant
100
Johann Chapoutot, « Les nazis et la « nature » », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 113, no 1 (janvier 2012):
29‑39. Chapoutot prend le contre-pied de L. Ferry et qui met l’accent sur une « nature sauvage », qui serait le
propre de la « culture »-« race » allemande (Ferry, Le nouvel ordre..., 147‑67.).
101
Nous la discutons – et la confirmons, dans ses grandes lignes – infra.
102
Cf. par ex. David Lowenthal, « British National Identity and the English Landscape », Rural History 2, no 02
(octobre 1991): 205–230.
103
Cf. Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005, et Aldo Leopold, « Nature sauvage », in La
conscience écologique (Wildproject, 2013), 51‑54; Leopold, « Le Naturschutz: la protection de la nature en
Allemagne ». C. Sauer note aussi, en 1925, la rareté d’espaces préservés de toute activité humaine (in « The
Morphology of Landscape ».). De même, en 1922, plaidant pour la « conservation des ressources naturelles », le
directeur du service forestier d’Indochine écrit qu’ « il est peu probable qu’il n’y ait nulle part de forêt vierge »
(Ducamp, « L’aménagement des Forêts coloniales ».).
114
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pas), est quadrillée de rangées d’arbres et de routes aux bords desquelles des auberges
attendent le visiteur104. Au-delà de l’Allemagne, cette conception absolutiste conduirait à nier
la possibilité d’une politique de l’environnement dans tout pays industrialisé… Comme le
résumait Cronon, « si la nature meurt parce qu’on y entre, alors la seule manière de la sauver
est de nous tuer nous-mêmes »105.
Par ailleurs, pour entrer dans le vif du débat, on distingue bien, à l’époque, entre
« nature sauvage » et anthropique, malgré la définition du Brockhaus assimilant l’Umwelt au
« biotope ». Ainsi, l’inventeur du terme de Kulturlandschaft, Otto Schlüter, assigne
essentiellement comme objectif à la géographie celui d’expliquer le changement menant de
l’Urlandschaft, qui désigne une nature indemne d’intervention humaine majeure, à la
Kulturlandschaft : autrement dit, ce concept-là ne se comprend qu’en référence à celui-ci106.
C’est le même genre d’opposition qu’E. Kapp avait en tête en élaborant, en 1845, le concept
de « géographie spirituelle » : dans la mesure où la géographie traite des « déterminations
naturelles particulières de l’Esprit […] nourriture, climat, distance », que « l’espace et le
temps sont les formes sensibles d’apparition de l’Esprit, celui-ci s’efforce constamment […]
de se défaire le plus possible du temps et de l’espace afin de parvenir à sa vérité en
parachevant sa domination sur les choses. On appelle « culture » le domptage de la nature par
l’Esprit […] on peut appeler géographie de la culture la partie de notre science traitant de la
soumission du sol terrestre aux fins de l’Esprit »107. Schoenichen, l’un des animateurs du
Naturschutz rallié au nazisme, s’étonne de l’absence de mot d’origine germanique signifiant
« Nature », bien que le respect de la nature soit intrinsèque aux « peuples nordiques »… Il
propose précisément celui d’Urlandschaft, nature primaire sinon originaire devant être
protégée de toute intervention humaine108, terme en fait repris à Schlüter. Urlandschaft,
Naturlandschaft, Kulturlandschaft… au-delà de la thématique raciale qui contaminera ces
termes, leur diversité indique bien un gradient du paysage et la façon dont celui-ci compose
l’histoire et la « nature » en une seule entité. Et même lorsque le paysage en vint à représenter
le Volk – jusqu’à inclure « les exploits légendaires de ceux qui avaient vécu dans cet
104
Michael Imort, « A Sylvan People. Wilhelmine Forestry and the Forest as a Symbol of Germandom », in
Germany’s Nature. Cultural Landscapes and Environmental History (New Brunswick, New Jersey, et Londres:
Rutgers University Press, 2005), 55‑79.
105
Cronon, « The trouble with wilderness ». Le « paradoxe de la wilderness », c’est que « s’en occuper […] c’est
la détruire » (Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 24.). Cf. aussi les débats autour de la « restauration
de la nature ».
106
Geoffrey J. Martin, All Possible Worlds: A History of Geographical Ideas, 4e edition (New York: Oxford
University Press, 2005), 175‑77. Le géographe O. Schlüter (1872-1959), qui rejoint le mouvement völkisch
pendant la Première Guerre mondiale, semble avoir proposé ces termes lors de sa leçon inaugurale de 1906-1907
(ibid. et Donadieu et Périgord, Le paysage, 16‑17.).
107
E. Kapp, Géographie philosophique ou géographie générale comparée (1845), cité in préface de G. Chamayou
de Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique (1877; Paris: Vrin, 2007).
108
Michael E. Zimmerman, « The threat of ecofascism », Social Theory and Practice 21, no 2 (1995): 207–238.
115
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnement « authentique » pendant des siècles »109 –, on peut se demander dans quelle
mesure une telle racialisation de la nature ne fut pas le résultat d’une perversion de l’esprit, au
sens littéral où le paysage, plutôt que de n’être que la trace matérielle de l’Esprit objectif
devint celle d’un Volksgeist racialisé. La conception allemande de la nature ne se distingue
pas par son absence d’une « nature sauvage », mais par le fait que la nature – qu’elle soit
primale ou cultivée – y est toujours liée au Volk et à la communauté. Au contraire, le mythe
américain de la wilderness s’enracine profondément dans l’individualisme lié au mythe de la
frontier110. On retrouve la même opposition à propos de l’aviation : perçue comme symbole
individualiste aux Etats-Unis, elle est au contraire liée en Allemagne à l’affirmation du Volk
contre le traité de Versailles111. Ainsi, si le paysage allemand constitue la perversion de
l’Esprit objectif, le mythe américain pourrait aboutir à sa dissolution: la nature devient une
tabula rasa vide d’habitants et de traces humaines tandis que la société se décompose dans la
célébration d’innombrables Robinson Crusoé.
I.2.c.ii De l’art à la géographie, mutations d’un concept
L’opposition entre l’idée d’un « paysage sauvage » et d’un Kulturlandschaft provient
sans doute d’une erreur de catégorie favorisée par l’ambiguïté du concept de paysage.
D’origine esthétique, celui-ci joua un rôle central dans la constitution disciplinaire de la
géographie, où il a d’abord le sens de « zone » – area, dans l’article classique de C. Sauer de
1925, « The Morphology of Landscape », qui s’appuie sur la littérature allemande112. Il s’agit
de définir différentes unités de lieux, ou territoires, caractérisées tant par leurs traits physiques
(géologiques, pédologiques, climatiques, entendus en un sens local, hydrographiques…) que
« culturels ». Dans le schéma de Sauer, ces zones désignent la densité démographique, la
mobilité humaine (par exemple les migrations saisonnières), la répartition et la structure des
édifices, les « formes de production » (c’est-à-dire les forêts, les fermes, les mines, et les
terres non utilisées), les réseaux de communication, etc. ; mais pas les croyances ou les us et
coutumes, qui relèvent de l’anthropologie (laquelle, espère-t-il, pourrait à l’avenir fusionner
avec la géographie). Si la géographie s’intéresse à ces différents facteurs, c’est pour fixer son
objet d’étude, mais c’est aussi parce que ces unités territoriales (au sens non étatique, bien que
109
George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande (1964;
Paris: Points, 2006), 60; l’auteur évoque extensivement la conception völkisch du paysage, notamment p.58-73.
110
Marilyn Strather a souligné le rapport de la wilderness avec l’individualisme – qu’on retrouve chez Thoreau ou
dans les Rêveries du promeneur solitaire (cf. le commentaire de C. et R. Larrère, qui cependant semblent poser ce
rapport comme nécessaire ; l’exemple völkisch montre l’inverse – Larrère et Larrère, Penser et agir avec la
nature, 70‑80; Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich.)
111
Joseph J. Corn, The Winged Gospel: America's Romance with Aviation, 1900-1950 (New York, 1983) et Peter
Fritzsche, A Nation of Fliers: German Aviation and the Popular Imagination (Cambridge, Mass., 1992), cités in
Peter Galison, « The Ontology of the Enemy: Norbert Wiener and the Cybernetic Vision », Critical Inquiry 21, no
1 (octobre 1994): 265.
112
Nous suivons pour la suite du paragraphe Sauer (art.cit.), de qui proviennent les citations.
116
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
celui-ci puisse intervenir a posteriori) sont formées par leur conjonction (landschaft et
landscape font intervenir le verbe « former » ou « sculpter »). C’est en ce sens, inaudible en
français, que le landscape peut être dit à la fois « naturel » et « culturel ». Si la « géographie
est distinctement anthropocentrique », c’est parce qu’elle distingue, au sein de la « scène
zonale » (areal scene), les éléments qui concernent l’homme en tant qu’il en fait partie, en vit,
les modifient et parfois « les détruit » : elle laisse à la géologie les éléments qui ne concernent
que l’histoire de la Terre113. C’est une abstraction, disait déjà Vidal de la Blache (cité par
Sauer), que d’exclure l’élément humain de la géographie. La « manière géographique de
penser la culture », c’est précisément de la concevoir comme l’empreinte de l’homme qu’elle
fait sur le territoire – or, la culture évolue à travers l’histoire, quand elle n’est pas remplacée
par une autre. C’est la géologie qui explique la constitution d’un massif ou d’un désert : la
géographie s’en distingue par « l’introduction de l’homme sur la scène zonale ». Le paysage
naturel est ainsi le critère permettant de mesurer l’intervention anthropique, la borne à partir
de laquelle l’étude géographique proprement dite peut commencer. On pourrait reformuler
cette définition : la géographie n’a jamais été concernée que par l’anthropocène. Chapoutot
oppose le Naturlandschaft au Kulturlandschaft comme s’il ne s’agissait que d’une opposition
synchronique entre différents milieux. Or, le Naturlandschaft ou natural landscape « n’existe
plus dans beaucoup d’endroits sur Terre » : on ne peut que le reconstruire historiquement,
comme étape dans la constitution d’une géographie. S’il a jamais existé, le Naturlandschaft
constitue ainsi, pour la géographie, une fiction théorique analogue à l’ « état de nature » :
c’est un critère axiologiquement neutre permettant de juger du degré d’anthropisation d’un
paysage. En aucun cas ne s’agit-il d’un objet d’étude empirique. Enfin, le Kulturlandschaft ne
se réduit pas au « pâturage bavarois », comme l’indique le titre de l’ouvrage sur la
morphologie urbaine de W. Geisler, Die Deutsche Stadt: ein Beitrag zur Morphologie der
Kulturlandschaft (1924). En revanche, le gouffre que nous avons creusé entre le landscape
comme unité territoriale, ou zone, et le paysage comme objet esthétique, n’est pas
nécessairement infranchissable, pour Sauer, mais passer de l’un à l’autre requiert de sortir
d’une réflexion scientifique pour atteindre une autre forme de compréhension.
I.3 CONCLUSIONS
Cet aperçu permet de souligner la difficulté de concevoir une nature hors du social,
indemne non seulement de toute action anthropique mais encore de tout investissement
culturel. Le projet même des fondateurs américains de la wilderness et des parcs naturels
devant préserver celle-ci n’était pas fondé sur une opposition binaire entre la nature et la
113
Les géologues du XIXe siècle n’en considèrent pas moins que l’homme affecte l’histoire de la Terre. Cf. Lewis
et Maslin, « Defining the Anthropocene ».
117
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
culture, le sauvage ou le domestique114. Le récit de l’émergence d’une sensibilité romantique
accentue l’opposition entre le « sauvage » et le « domestique ». Le Paradis perdu de Milton
est certes entouré d’une wilderness hostile, mais on évoque moins la « wilderness of sweets »
du jardin édénique – traduite par Chateaubriand comme un « désert de parfums », alors que
Milton en soulignait la richesse et l’exubérance115. Orienté par la recherche de l’air pur,
l’attrait nouveau de la wilderness est inégal. Les miasmes des marais – presqu’unanimement
dénoncés116 – rencontrent ceux du village; la glèbe vantée par Vichy dégage des « vapeurs
morbifiques » selon un mémoire de 1786. A Paris, « centre de la puanteur »117, les moulins
qui ralentissent la Bièvre rendent l’eau stagnante, si bien qu’elle est aussi nauséabonde que les
marais. En 1789 Hallé propose ainsi de corriger les effets pervers d’un aménagement
irréfléchi en introduisant plus de nature et plus d’artifice : il faut « combler tous les bassins et
canaux latéraux, et en faire refluer l’eau dans le véritable lit » et « paver ou daller le fond du
lit »118. Cette dialectique de la technique constitue une constante des débats sur la nature. On
la retrouvera tant lors de l’analyse de l’émergence de la police phytosanitaire que dans les
projets actuels, où l’on ne se contente pas de reconstituer des « zones humides » mais où on
en créé aussi ex nihilo, fabriquant ainsi des espaces naturels (par exemple dans l’écoquartier
de Pantin119). La perspective de Corbin aboutit ainsi à reconfigurer le dualisme entre le
sauvage et le domestique, en montrant que l’ « antithèse » des « lieux putrides » (les marais
ou les eaux stagnantes et artificielles de la Bièvre) est constituée par le couple
complémentaire du jardin et de la montagne120. La radicalisation de l’opposition entre la ville
et la nature, la nature champêtre et la wilderness ou l’artifice et le sauvage est ainsi le fruit
114
Outre les arguments donnés, voir Roderick Nash, « The Value of Wilderness », Environmental Review I, no 3
(1976): 12‑25. Dans le même sens, mais pour la France, voir: André Micoud, « Aux origines des parcs naturels
français (1930-1960) : ruralisme, naturalisme et spiritualité », Ruralia, no 20 (2007).
115
Milton, Le Paradis perdu, livre V : « Into the blissful field, through groves of myrrh/ And flowering odors,
cassia, nard, and balm; A wilderness of sweets; for nature here / Wantoned as in her prime, and played at will /
Her virgin fancies pouring forth more sweet/ Wild above rule or art, enormous bliss. » (comp. avec la trad. de
Chateaubriand, Paris, Renault & Cie., 1861, p.106 – des erreurs similaires affectent l’ensemble de la traduction).
116
L’image du marais n’est en effet pas toujours négative, notamment du point de vue de ses habitants (cf. Gilles
Perraudeau, L’invention du marais nord-vendéen (Geste éd., 2005).) ! Reste qu’ils n’ont pas bonne réputation (cf.
J.-J. Brieude, « Mémoire sur les Odeurs que nous exhalons, considérées comme signes de la santé et des
maladies », in Histoire et Mémoires de la Société Royale de médecine, X (Paris, 1789), 62; cité in Alain Corbin,
Le miasme et la jonquille (1982; Paris: Flammarion, 2008), 48‑49; cf. aussi Blackbourn, The Conquest of
Nature.°
117
P. Chauvet, Essai sur la propreté de Paris, 1797 ; « l’habitude familiarise les Parisiens avec les brouillards
humides, les vapeurs mal faisantes et la boue infecte », expliqua L.-S. Mercier (cités in Corbin, Le miasme et la
jonquille, 32, 66.)
118
Jean Noël Hallé, « Rapport sur l’Etat actuel du cours de la rivière de Bièvre », in Histoire et Mémoires de la
Société Royale de médecine, X (Paris, 1789), 70‑78.
119
Est Ensemble, « Etude d’impact sur l’écoquartier Gare de Pantin Quatre-Chemins (dossier de création de
ZAC) », mai 2013 (cf. en part. p.34, 190-191, 205, 237); plus généralement, voir Blackbourn, The Conquest of
Nature.
120
Corbin, Le miasme et la jonquille, 26‑27, 32, 40‑41, 94‑96, 179. Intitulé « Recherches sur la nyctalopie », le
mémoire de 1786 est de Chamseru.
118
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’une construction a posteriori et idéologique. Il suffit de faire varier les points de vue et
d’analyser la nature en termes d’odeurs pour montrer le caractère partiel et erroné de ce
dualisme121. Inversement, l’insistance nazie sur le Kulturlandschaft n’empêche pas de le
distinguer d’un espace « plus sauvage » ou, au-delà du nazisme, de mythifier en « nature
sauvage » un territoire artificiel comme la Forêt noire122. Enfin, le fait d’opposer le travail à la
nature comme ce qui conquiert celle-ci, cette « lutte incessante contre les processus […] par
lesquels la nature envahit constamment l’artifice humain » qu’Arendt définit comme seconde
tâche du travail123, peut basculer en son contraire. Le travail, loin de mettre en culture des
terres inhospitalières, conduit alors, par ses excès, à rendre incultes des terres fertiles. En ce
sens, toute nature, qu’elle soit qualifiée de wilderness ou de pristine nature, ou au contraire
ramenée aux campagnes domestiquées et au Kulturlandschaft, peut être considérée comme
paysage, c’est-à-dire imbrication inextricable entre les deux pôles que sont Nature et Culture.
Il ne s’agit pas de dépasser l’antagonisme Nature/Culture en proclamant la « fin de la
nature » ou de proclamer que nous serions ou que nous devrions être « par-delà nature et
culture ». Il s’agit plutôt de montrer le caractère relatif de cette opposition, qui peut prendre
différents sens selon les perspectives adoptées, celles-ci pouvant varier entre les cultures mais
aussi au sein d’une même culture. Comme le remarquait Horkheimer, la nature n’est pas un
donné mais bien le fruit d’un processus historique et sociologique. Dès lors, une nature
déterminée ne peut être posée comme « hors culture », que ce soit de façon absolue ou
relative, qu’à partir d’une perspective singulière, enracinée dans une culture particulière et
portant un projet (politique, esthétique, moral ou autre). D’où, précisément, l’insistance
américaine sur la préservation de la wilderness, idée qui s’est combinée avec la tradition
européenne du paysage et des sites pittoresques pour créer ce coup de force qu’est un « parc
naturel », syntagme aussi oxymorique pour les contemporains que ne l’est celui de « jardin
sauvage »124.
Le jeu complexe de ce couple conceptuel, Nature et Culture, empêche d’opposer un
modèle américain de la wilderness qui aurait été orienté, dès l’origine, vers une protection de
l’environnement en tant que telle, à un modèle européen qui trouverait ses sources autant dans
121
On
reviendra
sur
ce
point
infra
(2e
partie,
section
«
INTRODUCTION : Le constructivisme théorique. »)
122
Chapoutot a toutefois raison de souligner qu’on ne trouve « aucune mystique de la « terre » ou de la « nature »
en soi », au sens où celle-ci est toujours mise en rapport avec le Volk (cf. Mosse, Les racines intellectuelles du
IIIe Reich.) Nous n’excluons pas a priori l’existence d’une « mystique de la « terre » en soi » en Allemagne, mais
celle-ci n’existe ni dans le mouvement völkisch, ni dans le nazisme.
123
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958; Calmann-Lévy, 1961), chap. III, p.146.
124
Nash, « The Value of Wilderness ». Sur le « jardin sauvage », cf. le commentaire de Gilles Clément in Larrère
et Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement, 164‑65; et Joachim WolschkeBulmahn et Gert Gröning, « The Ideology of the Nature Garden. Nationalistic Trends in Garden Design in
Germany during the Early Twentieth Century », Journal of Garden History 12, no 1 (janvier 1992): 73‑80.
119
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le romantisme du paysage que dans la gestion des ressources naturelles, et qui serait, dès lors,
plus anthropocentré. Le Yellowstone n’est pas l’opposé de la réserve de chasse des Abruzzes.
Loin d’être « éco-centrée », la conception de la wilderness est liée à la constitution de la
nation américaine, à l’institution de valeurs morales et à l’invention des loisirs, qu’on
identifiera vite comme trait central des sociétés de consommation; inversement, ce sont bien
dans les domaines de la foresterie, de la chasse, de la pêche et de l’agriculture, qu’on relève
au cours du XIXe siècle une conscience aiguë de la sur-exploitation des ressources et de la
nécessité de les protéger pour éviter l’extinction d’espèces sauvages – au-delà de la gestion
archaïque des forêts et des pâturages. Le domaine de la pêche est particulièrement intéressant,
puisqu’il soulève des questions transfrontalières et participe à la construction du droit
international. En outre, la question de l’expertise scientifique – déjà présente dans la foresterie
– et de son rôle est posée en termes extrêmement clairs.
120
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II. LES
PECHERIES,
PREOCCUPATION
UNE
VIEILLE
« … les chalutiers à vapeur […] labourent maintenant le sol même des plateaux continentaux
en arrachant les herbes marines et en ruinant les fonds qui conviennent le mieux à la
multiplication comme à la conservation d’une foule d’espèces. Si bien que dans quelques
années le gagne-pain dont vivent encore aujourd’hui des centaines de mille [sic] de pêcheurs
avec leurs familles, sur les côtes européennes, aura disparu. »
Prince Albert Ier de Monaco, « Discours sur l’océan » (1921)1
L’idée que les ressources halieutiques ne pouvaient être impactées par la pêche était
soutenue par Montesquieu, Duhamel du Monceau ou Lamarck, au XVIIIe et au début du XIXe
siècle2. Mais celle-ci est mise en cause à la fin du siècle, tant par les pécheurs qui contestent la
concurrence nouvelle des chalutiers que par certains zoologistes, tels Alfred Brehm dans les
années 18603. Londres met ainsi en place deux Commissions royales (en 1863-1865 et 1883),
qui concluent toutefois à l’effet négligeable des chaluts, perçus au contraire comme moyens
avantageux d’approvisionnement alimentaire4. Il devient néanmoins de plus en plus difficile
d’affirmer le caractère inépuisable des ressources halieutiques, sans doute autant en raison de
la concurrence internationale que d’une perception accrue de la sensibilité des stocks –
nonobstant la remise en cause plus générale du progrès liée, selon Canguilhem, à l’élaboration
du principe d’entropie et à la conscience de l’intensification de l’exploitation des ressources5.
De fait, au Royaume-Uni, la pêche avait déjà fait l’objet de nombreuses réglementations ou
demandes de légiférer, dont on peut retenir, notamment, la pétition au parlement de 13761377, qui exige l’interdiction des filets « à mailles très petites », ou le règlement de 1716,
établissant une taille de maille minimale et la définition de la taille minimale des poissons
1
S.A.S. le Prince Albert Ier de Monaco, « Discours sur l’océan », Bulletin de l’Institut océanographique, no 392
(25 avril 1921): 1‑16. La suite dénonce un gaspillage très important et « propose la réunion de conférences
internationales » ainsi que l’adoption du « principe des cantonnements », c’est-à-dire de réserves naturelles où la
pêche serait interdite ou fortement limitée.
2
W. Jeffrey Bolster, “Opportunities in Marine Environmental History,” Environmental History 11 (2006): 574,
cité in Ole Sparenberg, « Perception and Use of Marine Biological Resources under National Socialist Autarky
Policy », in Managing the Unknown: Essays on Environmental Ignorance (Berghahn Books, 2014), 105. Le
naturaliste Duhamel du Monceau tout comme le médecin Tiphaigne de la Roche incriminent spécifiquement le
filet traînant (Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 206‑7.).
3
Sparenberg, « Perception and Use of Marine Biological Resources under National Socialist Autarky Policy »,
105‑6.
4
Callum Roberts, The Unnatural History of the Sea (Washington, DC, 2008), 140–157, cité in Sparenberg, art.
cit., 105. De même, Broch, membre de la Commission internationale du mètre, rejette en 1882 l’origine
anthropique des variations des stocks de hareng (et leur disparition, parfois pendant plusieurs décennies, des côtes
de Norvège), et l’attribue aux courants océaniques et atmosphériques influençant la localisation du plancton
(appelé « animalcules »). Dans les deux cas, l’origine anthropique du phénomène fait donc débat (Académie des
sciences, « Séance du 27 mars 1882. Communication de M. Broch sur les variations observées dans la pêche de
hareng sur les côtes de Norvège », JORF, 31 mars 1882, 1757‑58.).
5
Canguilhem, « La décadence... »
121
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
prélevés6. Le Rhin, lourdement impacté par l’aménagement du fleuve mais aussi par la
pollution industrielle dont on parlait déjà dans les années 1840, ainsi que par l’essor des
bateaux à vapeur, fit l’objet de trois traités sur le saumon, signés par les Etats riverains en
1840, 1869 et 1885 – sans pouvoir endiguer la baisse, aggravée ensuite par les barrages
hydrauliques7. En France, la question du « repeuplement des eaux » se fait pressante, à la fin
des années 18708. Le baron de Rivière, qui forge le mot « pisciculture », initie les premières
expériences de transplantation d’anguilles dans les années 1840. En 1879, un décret
transforme ces initiatives en politique d’Etat : pendant une dizaine d’années, l’administration
encourage le « repeuplement des rivières » et des étangs, et les tentatives d’étendre l’aire de
distribution « naturelle » de ces poissons9. Plutôt qu’une trajectoire de prise de conscience,
l’histoire des pêcheries évoque ainsi un balancier constant : l’idée que l’homme serait
incapable d’impacter les ressources halieutiques ne saurait être considérée comme l’idée « par
défaut », ou celle issue du bon sens que la science devrait combattre. Non seulement l’inverse
serait tout aussi crédible, mais, de Ricardo à Schumpeter, l’économie – pour en rester à cette
science – a tout fait pour écarter les spectres menaçant la croissance10.
II.1 LES PECHERIES AVANT 1945, ENTRE SCIENCE ET DROIT
INTERNATIONAL
A la fin du XIXe siècle, alors que les Etats-Unis disputent à la Grande-Bretagne son
rang, la pêcherie est reconnue comme enjeu primordial par toutes les puissances. Son
importance provient tant de son rôle alimentaire et économique que stratégique, les flottes
commerciales participant de la puissance maritime d’un Etat – autant d’éléments soulignés
par une déclaration officielle des Etats-Unis de 1871. De plus, comme le souligne P. C. Jessup
dans un cours à La Haye de 1929, la question est internationale « parce que le poisson […]
passe librement de la juridiction d’un Etat dans celle d’un autre, et de là vers la haute mer, qui
est communis juris »11. Question internationale, mais aussi scientifique, dès lors que le doute
6
Malcolm MacGarvin, « La pêche: des captures à la prise de conscience », in Signaux précoces et leçons
tardives: le principe de précaution 1896-2000 (Office des publications officielles des Communautés européennes,
2001), 27‑48. Bien que citant ces réglementations anciennes, l’auteur perpétue une histoire en forme de « prise de
conscience ».
7
Blackbourn, The Conquest of Nature, 107‑16.
8
Collectif, « Projet de résolution ayant pour objet la nomination d’une commission chargée d’étudier et de
proposer les mesures à prendre pour empêcher la destruction abusive du poisson et assurer le repeuplement des
eaux », JORF, 15 juillet 1879, 6773.
9
Willem Dekker et Laurent Beaulaton, « Faire Mieux Que La Nature? The History of Eel Restocking in
Europe », Environment and History 22, no 2 (mai 2016): 255‑300. Si les finalités ont changé, les méthodes
utilisées aujourd’hui sont les mêmes, l’avion ayant remplacé, depuis les années 1950, le train pour le transport.
10
On analyse infra le cas de Ricardo.
11
Ph. C. Jessup, « L’exploitation des richesses de la mer », in Collected Courses of the Hague Academy of
International Law, vol. 29, Publications of the Hague Academy of International Law (Boston: Brill, 1929), 407‑
8.
122
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
émerge quant au caractère inépuisable des ressources, ce qui soulève la question de son
partage équitable. Il faut, dit encore Jessup, acquérir une « connaissance scientifique de
l’histoire naturelle des poissons qu’il s’agit de protéger », déterminer si les baisses de
rendement sont d’origine anthropique et donc mener diverses études dans un cadre
scientifique international, celui fournit notamment par le Conseil permanent international
pour l’exploration de la mer (CPIEM), basé à Copenhague et créé en 190212. Avec la
pêcherie, on a ainsi, dès le début du XXe siècle, un exemple remarquable de négociations
internationales, appuyées sur l’expertise scientifique, et qui visent à aboutir à des traités,
relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui le droit de l’environnement.
Les questions commerciales, scientifiques, environnementales et internationales
s’entremêlent dans les différents litiges soulevés avant 1945. Leur importance est soulignée
par l’inclusion du sujet, dès 1924, dans la liste de sept matières susceptibles de codification
internationale, que devait dresser un comité de la Société des Nations (SDN). La proposition
retenue en 1927 visait à établir un prototype de dispositif participatif : il suggère en effet de
convoquer une conférence multipartite, rassemblant « experts en matière de zoologie
maritime appliquée », « industriels en produits marins » et juristes13. A la suite de ce rapport,
l’Assemblée générale de la SDN vote une résolution afin d’évaluer les possibilités d’établir
une « protection internationale de la faune maritime ». La mixité des enjeux, sans parler du
contexte international, ne facilite pas sa mise en œuvre. Ainsi, certaines tentatives de
protection sont rejetées parce qu’apparentées au protectionnisme plutôt qu’à la protection des
ressources halieutiques (ainsi de la tentative d’interdiction, dès le XIXe siècle, des chalutiers
dans la pêcherie de Moray Firth, au large de l’Ecosse : le CPIEM considère en 1925 qu’il
s’agit d’un acte protectionniste qui ne relève donc pas de son mandat scientifique). De plus, le
droit international maritime n’évolue que progressivement, les Etats rechignant à lâcher du
lest souverain. Il faut attendre l’Acte général de Bruxelles de 1890 pour que les vaisseaux de
guerre puissent arraisonner les négriers battant pavillon d’un autre Etat contractant – exemple
que P.C. Jessup propose d’étendre à la protection des baleines14. Les premières conférences
achoppent souvent sur ce sujet. Lors de la Conférence de La Haye d’octobre 1881, la France
accepte avec réticence le droit de visite et de recherche, soit une sorte de police commune des
mers qui vise à régler les questions de police de pêche ; mais elle refuse ensuite sa ratification.
De même, elle refuse de ratifier la Convention de La Haye de 1887 sur les boissons
spiritueuses en mer, visant à limiter les « cabarets flottants » : « Le gouvernement britannique,
12
Les archives du CPIEM, qui a changé plusieurs fois de nom, sont en ligne sur http://www.ices.dk. Le principe
de sa création est retenu dès 1885, mais la première réunion du Conseil a lieu en 1902.
13
P. C. Jessup (1929), p.413-414.
14
P. C. Jessup (1929), p.418.
123
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
avec ses nombreux croiseurs, aurait alors, en réalité, la police de l’Océan », explique un
rapport parlementaire15.
Divers traités de conservation sont néanmoins signés, dont la convention de la mer du
Nord de 1882, le traité de 1911 sur les phoques de la mer de Behring, la Convention du flétan
pour le Pacifique du Nord du 21 avril 1924 (Northern Pacific Halibut Convention), le Traité
pour la préservation et le développement de la pêche du saumon sockeye sur la côté du
Pacifique, du 27 mars 1929, un éphémère traité entre le Mexique et les Etats-Unis, etc. Les
considérations commerciales et morales s’entremêlent. Concernant le litige à propos de la mer
de Behring, le secrétaire d’Etat américain envoie ainsi, en 1887, une lettre à ses représentants,
demandant qu’ils contactent les gouvernements concernés afin d’obtenir leur coopération
dans les mesures prises unilatéralement pour protéger les phoques et limiter la chasse :
« … On sait que le massacre aveugle et non réglementé des phoques… en a grandement
réduit le nombre […] eu égard aux intérêts communs qu’ont tous les pays à empêcher la
destruction inconsidérée et l’extermination inévitable d’un animal qui contribue dans une si
large mesure à la richesse commerciale et aux besoins généraux de l’humanité, vous êtes […]
prié [d’inviter votre Gouvernement] à conclure avec le Gouvernement des Etats-Unis tel
accord qui sera susceptible d’empêcher les citoyens de l’un ou l’autre pays de tuer les
phoques de la mer de Behring, par les moyens actuellement en usage et qui menacent ces
animaux d’une extermination rapide – d’où une perte sérieuse pour l’humanité. »16
L’intérêt général de l’humanité à la protection des espèces maritimes est largement
reconnu et Washington s’en proclame le héraut. Ayant rappelé que les Etats-Unis
revendiquaient la propriété des phoques puisqu’ils détenaient les terres qu’ils occupaient, la
New International Encyclopedia de 1905 conclut : « In view of this right the United States
asserted the claim to protect on the high seas such property from wanton destruction by
individuals, and that it was in a sense, the trustee thereof for the benefit of humanity »17.
Après trente ans de négociations et une sentence rendue par un tribunal arbitral international,
deux Conventions furent signées en 1911, l’une entre les Etats-Unis et Royaume-Uni, l’autre
entre ces mêmes pays ainsi que le Japon et la Russie. Celles-ci prévoyaient l’interdiction de la
chasse au phoque en haute mer au-delà du 30e parallèle nord, appliquée par une police
commune (chaque ressortissant étant remis à son Etat propre pour jugement). Cette North
Pacific Fur Seal Convention conduisit, selon les estimations d’alors, à un succès certain,
puisque la population de phoques estimée passa de 130 000 en 1911 à près de 270 000 en
1913 et plus de 720 000 en 1925. Le sujet était suffisamment important pour que le président
Taft l’évoque dans son adresse au Congrès du 5 décembre 1911, soulignant l’importance de
cette initiative de protection pour le commerce et son caractère innovant en termes de droit
15
P. C. Jessup (1929), cité p.459.
P. C. Jessup (1929), cité p. 463. Nous soulignons.
17
« Sealing », New International Encyclopedia, Dodd, Mead & Company, 1905, en ligne sur
http://en.wikisource.org/wiki/The_New_International_Encyclop%C3%A6dia/Sealing . Nous soulignons.
16
124
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
international, voire sa dimension morale : « In another aspect, also, this convention is of
importance in that it furnishes an illustration of the feasibility of securing a general
international game law for the protection of other mammals of the sea, the preservation of
which is of importance to all the nations of the world »18.
II.2 APRES
1945 :
L’ENVIRONNEMENT ?
LA
REDECOUVERTE
DE
Le caractère partiel, bilatéral et spécifique de ces conventions explique sans doute
l’oubli relatif dans lequel elles ont été tenues depuis19. Lorsqu’en 1960, R.E. Charlier
commente les nouvelles Conventions sur le droit de la mer issues des conférences de Genève
de 1958, il indique ainsi :
« La Convention sur la pêche et la conservation des ressources biologiques de la haute mer
avait certes été précédée par de nombreuses institutions de protection fragmentaires et
spéciales […] Elle a le grand mérite d’ériger en système de dirigisme international d’une
importante activité économique ce qui était sporadique et empirique, de tenter d’en
uniformiser le mécanisme, d’établir un quasi-arbitrage de tous les différends sur la
matière20. »
Une vingtaine d’années plus tard, le juriste J.-P. Beurier constate l’échec de cette
convention, rappelant que les Etats l’ayant ratifié « ne représentaient que 25% des captures
mondiales », et qu’elle « ne [liait] aucun des grands Etats pêcheurs »21. Beurier peut encore
rappeler les travaux de la SDN, en citant le juriste argentin José Suarez, lequel déclarait, en
1927, devant l’Assemblée générale, que « le plus grand attentat contre la liberté de la pêche
c’est de l’exercer de telle sorte que s’épuisent ses richesses ». Mais, pour Beurier, on
distingue trois périodes principales dans le droit de la mer ainsi que dans le droit des
pêcheries : la première, du XVIIe siècle à la Seconde guerre mondiale, fondée essentiellement
sur des considérations commerciales, coloniales ou militaires ; la seconde, post-1945, qui
verrait la « primauté des intérêts économiques sur les intérêts purement commerciaux et
militaires », et la troisième, « qui débuterait à notre époque », qui tiendrait compte de
« données beaucoup plus complexes », signifiant par-là, notamment les données
environnementales. N’en reste pas moins que c’est bien la question de la conservation des
ressources biologiques, certes associée à la gestion des stocks, à la souveraineté alimentaire et
18
Discours cité par P. C. Jessup (1929), en ligne sur http://millercenter.org/president/taft/speeches/speech-3785.
« C’est d’ailleurs dès 1970, lors de la Conférence technique de la FAO sur la pollution des mers et ses effets sur
les ressources biologiques et la pêche […] que les premiers signes de l’impact des pêches sur les stocks et
l’environnement marin furent donnés », lit-on ainsi dans une thèse récente qui soutient que les « Etats prirent
enfin conscience de la fragilité des ressources halieutiques » dans les années 1970 (Diane Vernizeau, « Vers des
pêcheries mondiales durables : contribution de l’Union européenne au concept de pêche responsable » (Droit,
Univ. de Bretagne occidentale, 2013), p.16 et note 9, ibid.).
20
R. E. Charlier, « Résultats et enseignements des Conférences du droit de la mer (Genève 1958 et 1960) »,
Annuaire français de droit international 6, no 1 (1960): 63‑76.
21
Jean-Pierre Beurier, « Ressources halieutiques et droit international », Rapports économiques et juridiques
(Brest: Centre national pour l’exploitation des océans, 1979).
19
125
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aux questions d’inégalités Nord/Sud, qui était au cœur de cette remise en cause historique, en
1955, du principe d’égalité des Etats en haute mer ou encore de la liberté de navigation 22. En
outre, cette convention avait bien été précédée d’une multitude de traités spécifiques et
bilatéraux, témoins d’un intérêt étatique pour la bonne gestion des ressources halieutiques
bien antérieur aux années 1970 – sans compter les dispositions novatrices concernant la
pollution par les hydrocarbures et les déchets radioactifs inclus dans la Convention sur la
haute mer23.
L’approfondissement des questions d’épuisement de stock24, mais aussi des possibilités
d’exploitation des ressources minières sous-marines, ainsi que d’une potentielle militarisation
des fonds marins liée à la guerre froide, bien mise en lumière dans le discours historique, à
l’ONU en novembre 1967, du représentant de Malte, Arvid Pardo25, conduit à la reprise de la
réflexion sur le sujet. Aucune de ces questions, toutefois, n’est nouvelle en soi ; en revanche,
le progrès technique – et les dégâts environnementaux issus du développement - leur donnent
une acuité nouvelle. Ainsi, la question des ressources minières était déjà au cœur de la
Convention sur le plateau continental de 1958 ; les ressources halieutiques sont un enjeu
important depuis la fin du XIXe siècle ; ce n’est que sur le plan militaire qu’un changement
majeur a lieu avec le déploiement sous-marin des missiles balistiques Polaris au début des
années 1960. Ainsi, dans le droit fil de ce qui avait été fait par la SDN, l’ONU institue en
1967 un Comité des fonds marins pour l’évaluation des richesses de la mer. A celui-ci
s’ajoute la résolution 2749 de 1970 qui « va donner le « la » aux négociations qui débouchent,
22
G. Scelle note bien, en 1955, qu’ « on s’aperçoit que les richesses de la mer sont loin d’être inépuisables […] et
que la liberté absolue de l’exploitation de la faune sous-marine et de ses procédés peut entraîner l’extinction
même de certaines espèces » ; et il ajoute, concernant les ressources minières sous-marines, que « nul n’a le droit,
sous des prétextes juridiques, de laisse en jachère des biens indispensables à l’humanité », message toutefois
tempéré, plus loin, par l’insistance sur de possibles accidents (marées noires et ruptures de pipelines), le
conduisant au scepticisme concernant les « avantages problématiques » apportés par ces installations off-shore
(Georges Scelle, « Plateau continental et droit international », RGDIP, 1955, 5‑62, citations pp.6-7 et p.30.). Cf.
aussi Dinh Nguyen Quoc, « La revendication des droits préférentiels de pêche en haute mer devant les
Conférences des Nations Unies sur le droit de la mer de 1958 et 1960 », Annuaire français de droit international
6, no 1 (1960): 77‑110.
23
Tullio Treves, « Les Conventions de Genève sur le droit de la mer, 1958 » (ONU), consulté le 7 novembre
2015.
24
En 1974, un article de Science rappelle qu’au début des années 1960, il y avait « beaucoup de discussions au
sujet de la « nourriture issue de la mer » comme source excitante et encore largement inexploitée de protéines »,
et donne quelques estimations : 21 millions de tonnes métriques pêchées en 1950, contre 40 millions en 1960, et
70 millions en 1970 ; mais 65 millions en 1973 (Luther J. Carter, « Law of the Sea: Fisheries Plight Poses
Dilemma for United States », Science 185 (juillet 1974).).
25
Arvid Pardo, « Discours devant l’Assemblée générale de l’ONU du 1er novembre 1967, “Examination of the
question of the reservation exclusively for peaceful purposes of the seabed and the ocean floor, and the subsoil
there-of, underlying the high seas beyond the limits of present national jurisdiction, and the use of their resources
in the interests of mankind. General debate” » (ONU, 1 novembre 1967); Assemblée générale de l’ONU,
« Résolution 2467 (XXIII). Examen de la question de l’affectation à des fins exclusivement pacifiques du fond
des mers et des océans ainsi que de leur sous-sol, en haute mer, au-delà des limites de la juridiction nationale
actuelle, et de l’exploitation de leurs ressources dans l’intérêt de l’humanité » (1968), 24.
126
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
douze ans plus tard »26, sur la Convention de Montego Bay (1982), elle-même convoquée par
la résolution 3076 de 1976 – preuve de l’influence, sinon de « valeur juridique », des
résolutions de l’ONU, et de la puissance politique d’un discours. Non ratifiée par Washington,
cette convention –
entrée en vigueur 21 ans plus tard27–, dispose que « les Etats ont
l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin » (art. 192). La question fut ensuite
intégrée, en 1992, à l’Agenda 21 pris à l’occasion du Sommet de Rio28, ce qui conduisit à la
mise en œuvre de divers instruments, plus ou moins contraignants, dont la Convention des
Nations Unies sur la gestion des stocks de poisson (1995), qui reprend certaines dispositions
de la Convention de 195529.
II.3 UN PROBLEME DE CONSCIENCE OU D’ACTION ?
« De temps en temps, un baleinier est coulé en Norvège. Pourquoi ? […] Couler des baleiniers
à quai les contraint à contracter une assurance de guerre […]. Nous les amenons
méthodiquement à la faillite […]. Aucune banderole, aucune pétition, aucune manifestation
ne fera taire les harpons explosifs. Il en sera ainsi jusqu’au jour où les nations du monde qui
ont signé les lois et traités de protection des océans daigneront donner pour mission à leurs
marines de faire respecter ces lois qu’ils ont soutenues – sur le papier.30 »
On observe donc un mouvement de consolidation d’un cadre juridique international
ébauché dès la fin du XIXe et visant à garantir la pérennité des ressources naturelles.
L’élaboration de ce cadre passe par l’établissement d’initiatives scientifiques internationales,
notamment au sein du CPIEM (Conseil permanent international pour l’exploration de la mer),
tandis que des initiatives visant à faire dialoguer experts scientifiques, industriels et juristes
sont mises en place. Cela rend difficile de souscrire à l’idée selon laquelle les enjeux
environnementaux n’auraient émergés qu’au cours des années 1960-70. On ne peut retenir la
chronologie suscitée de J.-P. Beurier, fondée sur la distinction entre intérêts économiques,
commerciaux, militaires et environnementaux. Dès la fin du XIX e siècle, ces intérêts
convergent en effet, aux yeux mêmes des principaux acteurs, les Etats. Si l’on suspend la
question de l’efficacité des instruments réglementaires et administratifs mis en place (qui se
pose aussi pour les outils actuels), le principal argument en faveur d’une émergence d’un
intérêt environnemental nouveau s’appuie sur l’opposition entre anthropocentrisme et
écocentrisme. Les Etats n’auraient fait, avant-guerre, que se contenter d’une gestion
utilitariste des ressources. Or, la nature internationale de l’enjeu donne une couleur spécifique
26
Alain Pellet, « L’adaptation du droit international aux besoins changeants de la société internationale », in
Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, tome 329 (tiré à part) (Martinus Nijhoff
Publishers, 2007), 29.
27
Exemple utilisé par A. Pellet pour signaler les difficultés d’adaptation du droit international aux défis présents
(in Ibid., 23.)
28
Une présentation succincte, de Montego Bay à Rio, se trouve chez Vernizeau, « Vers des pêcheries mondiales
durables : contribution de l’Union européenne au concept de pêche responsable ».
29
Treves, « Les Conventions de Genève sur le droit de la mer, 1958 ».
30
Paul Watson, « Extrait de Lamya Essemlali, Capitaine Paul Watson: entretien avec un pirate », in Les grands
textes fondateurs de l’écologie (2012; Flammarion, 2013), 227‑34.
127
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
à cette gestion, qui conduit à questionner cette opposition. Tout comme certains, comme on le
verra, disaient avoir le courage de défendre les oiseaux pour eux-mêmes, les Etats – et en
particulier les Etats-Unis –, n’hésitaient pas à se déclarer officiellement (et juridiquement)
garants des intérêts de l’humanité entière (trustees), et non pas simplement de leurs propres
intérêts nationaux. Cet « idéalisme » humanitariste (et pré-wilsonien) ne contredit certes pas
l’idée d’une position anthropocentriste, pas plus que la « politique des droits de l’homme »
n’exclut le réalisme politique. Cependant, réduire l’humanisme géopolitique des Etats-Unis à
de l’anthropocentrisme ou à une pure politique de puissance relève d’une analyse stratégique
propre à la « rationalité de la guerre froide » qui ne voit dans les jeux d’acteurs que des
stratégies de puissance31. Le langage du président Taft, par exemple, qui invite à voir au-delà
des intérêts nationaux suggère que par « intérêt de l’humanité » les contemporains voyaient
au-delà du seul intérêt économique. On peut supputer, étant donné le rôle de la wilderness aux
Etats-Unis, que la préservation de la faune marine relevait aussi de questions esthétiques et
morales. Qu’elle ait pu relever d’une gestion (plus ou moins) rationnelle en dit plus sur la
science et la technique et sur les modalités de l’action administrative moderne que sur notre
« rapport à la nature ». Si Paul Watson éperonne des baleiniers, ce n’est pas tant parce que
notre conscience aurait « évolué », ni parce que son sentiment de la wild(er)ness32 diffèrerait
de celui de Thoreau. C’est plutôt parce que, bénéficiant d’un appui associatif, il a pris acte de
l’ « industrialisation » de la haute-mer et de la difficulté d’y appliquer des normes. Si Thoreau
se réclamait du droit naturel, Watson, dans un geste inédit, fonde sa désobéissance sur le droit
positif.
31
Nous reviendrons sur cette forme de rationalité constitutive du problème de la « rationalité instrumentale ».
Cf. la citation en exergue de P. Watson, fondateur de Sea Shepherd. « In wildness is the preservation of the
world », disait Thoreau (cf. remarques in Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 29‑32.).
32
128
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III. LA CHASSE ET LA PROTECTION DES
OISEAUX, ENTRE NUISIBLES ET UTILES
« La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la plus sympathique à l’homme, est celle que
l’homme aujourd’hui poursuit le plus cruellement. » (Michelet, L’Oiseau1)
« Il est impossible d’admettre que la déclaration des droits de l’homme ne comprenne pas
celle des droits de l’animal » (H. Salt, 18922)
Pourquoi s’intéresser aux oiseaux ? Pourquoi prendre soin, s’interroge-t-on au XIXe
siècle, d’animaux libres qui ne demandent rien à personne ? Si l’on se penche, nous, sur la
protection des oiseaux sauvages, c’est d’abord parce qu’il s’agit de l’un des domaines les plus
anciens où se font jour des préoccupations écosystémiques. Suite à des plaintes récurrentes
sur la baisse importante des volatiles, les oiseleurs, forestiers et naturalistes vont faire le lien
avec les transformations de l’environnement dues au développement agricole. C’est ainsi
qu’entre empathie pour ces « amis à plumes » et questionnement éthique, tant à l’égard de
notre rapport aux oiseaux qu’à celui d’une éducation morale à apporter à la nation, d’un côté,
et considérations utilitaristes liées à la productivité agricole de l’autre, un cadre juridique se
développe en Europe et aux Etats-Unis3.
Ainsi, si les lois s’essaient à distinguer entre « oiseaux utiles »4 et « nuisibles », elles
prennent aussi en compte le caractère « cruel » de certains procédés, interdits en tant que tels.
C’est le cas des pièges à grive interdits en Allemagne en 1908. Le chancelier précise alors
qu’au-delà de l’amour de la nature, il s’agit de l’éducation morale des hommes5. La cruauté
vis-à-vis des animaux est liée, dans ce contexte, à la dignité de l’homme. En France, cet
argument – lié, en outre, à la crainte des masses, de leur brutalité et de leurs velléités
insurrectionnelles –, avait été à l’origine de la loi Grammont de 1850 et de la jurisprudence
1
Cité en exergue in Emile Oustalet, La protection des oiseaux (Paris: Jouvet & Cie., 1893).
Henry Salt, « Les droits de l’animal considérés dans leur rapport avec le progrès social », Le Débat, no 27
(novembre 1983): 143‑51.
3
Friedemann Schmoll, « Indication and Identification: On the History of Bird Protection in Germany, 1800–
1918 », in Germany’s Nature. Cultural Landscapes and Environmental History (New Brunswick, New Jersey, et
Londres: Rutgers Univ. Press, 2005), 161‑82; Arthur Holte MacPherson, « Comparative Legislation for the
Protection of Birds », in Legislation for the Protection of Birds (Londres: The Royal Society for the Protection of
Birds, 1909), 1‑50.
4
L’expression est ancienne. A la fin du XVIIIe siècle, Bury évoque ainsi, parmi les divinités égyptiennes, les
« animaux domestiques et utiles » (Richard de Bury, Histoire abrégée des philosophes et des femmes célèbres, 2
vol., Paris, Monory, 1773, vol. 1, p.21). Le rapprochement avec la domesticité est intéressant : on peut spéculer
sur une conception ternaire, plutôt que binaire, des animaux, qui les diviserait en « domestiques » / « utiles » /
sauvages nuisibles ou dangereux, plutôt que sauvages (utiles ou nuisibles)/domestiques : les « sauvages utiles » se
rapprocheraient plus de la domesticité que ce que l’on pourrait penser à première vue.
Par ailleurs, certains oiseaux ne rentrent clairement dans aucune des catégories, pouvant être par exemple utiles
en s’attaquant aux ravageurs, mais nuisibles lorsqu’ils se portent sur les grains (« Rapport fait au nom de la
commission chargée d’examiner la proposition de loi de MM. de la Sicotière, Grivart et le comte de Bouillé,
relative à la destruction des insectes nuisibles et à la conservation des oiseaux utiles à l’agriculture, par M. de la
Sicotière, sénateur » (Journal officiel, 12 janvier 1878). Ci-après « Rapport de La Sicotière et al., 1878 »).
5
MacPherson, « Comparative Legislation for the Protection of Birds », 8.
2
129
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conséquente concernant les combats d’animaux6. Tenue de façon contestable pour la première
loi française protégeant les animaux puisque la loi de 1791 sur la police rurale évoquait des
question analogues7, la loi Grammont interdisait en effet les mauvais traitements, mais
seulement sur les animaux domestiques et en public. Cependant, cette question d’élévation
spirituelle de l’homme est aussi – voire avant tout – utilisée comme argument pour défendre
ce que d’aucuns considèrent comme un sentiment « naturel » ou « spontané » de sympathie
envers d’autres espèces (bien que cette ouverture soit – aujourd’hui comme hier – sélective)8.
Ainsi, le président de la Société de zoologie, E. Oustalet, qui parle de plus d’un millions
d’ « oiseaux détruits en Meurthe-et-Moselle en deux mois de chasse », s’émeut de la cruauté
des pièges9. En 1891, l’ornithologiste K. T. Liebe, fondateur d’une association allemande
pour la protection des oiseaux, s’insurge lors d’un congrès international contre le « principe
d’utilité » comme seul fondement de la protection des oiseaux. Selon lui, celle-ci se justifie
par la « compassion », et c’est à juste titre que le « sens de la beauté inhérent à tout homme »
s’éveille devant ces créatures vivant en liberté10. La thèse selon laquelle la protection des
animaux relevait alors d’une conception anthropocentrique, liée à la dignité de l’homme, se
heurte à deux objections : la première, historique, que nous venons d’évoquer (l’élévation
spirituelle étant souvent utilisée comme argument dans le débat) ; la seconde, philosophique :
dans la mesure où le débat sur le bien-être animal est posé en termes de « cruauté », il est
inéluctable que cela renvoie à la dignité humaine, puisque parler de « cruauté » c’est attribuer
une propriété (que l’on estime) négative au sujet humain. Défendre une protection des
animaux qui se voudrait « non-anthropocentrique » reviendrait à éliminer la question de la
cruauté, et sans doute à affaiblir la cause animale.
6
Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXème
siècle », Romantisme 11, no 31 (1981): 81‑110. Nous suivons ainsi, partiellement, l’auteur lorsqu’il dit que la
protection des animaux était « un problème de relation à l'humanité, et non de relation à la nature », mais il se
trompe lorsqu’il pense que cette protection ne s’adressait qu’aux animaux domestiques, et que « nul ne songeait à
critiquer la guerre naturelle alors établie entre l'humanité et la faune sauvage. » L’argumentation de L. Ferry est
en partie fondée sur les thèses d’Agulhon.
7
« Toute personne convaincue d’avoir, de dessein prémédité, méchamment, sur le territoire d’autrui, blessé ou
tué des bestiaux ou chiens de garde, sera condamné à une amende (…) Le délinquant pourra être détenu un mois,
si l’animal n’a été que blessé, et six mois, si l’animal est mort (…) ou en est resté estropié », etc. (« Loi
concernant les Biens et Usages ruraux, et la Police rurale, du 6 octobre 1791 (décret de l’Assemblée nationale, du
2 septembre 1791) », Bulletin des lois de la République française, août 1791, 367. Titre II, art. 30). On pourrait
dire que la loi de 1791 ne faisait que protéger le bien d’autrui ; mais cet argument s’applique aussi à la loi
Grammont. Par ailleurs, insistons sur l’épithète « méchamment ». Indiquons enfin que la loi Grammont fait partie
des attributions de la Direction de la sûreté générale de l’Intérieur citées par Hauriou ; qu’elle est donc comprise
comme encadrant le pouvoir de police générale (Hauriou, Précis de droit administratif, 438.).
8
Concernant le Royaume-Uni, si, au début du XIXe siècle, les arguments « anthropocentrés » sont plus fréquents
(bien que déjà mis en cause par Wilberforce, le célèbre abolitionniste), ils sont de moins en moins utilisés au
cours du siècle, la cause animale ne requérant plus cette « justification oblique » (Brian Harrison, « Animals and
the State in Nineteenth-Century England », English Historical Review 88, no 349 (1973): 786‑820.)
9
Oustalet, La protection des oiseaux, 6‑8, 23, 44.
10
Cité in Schmoll, « Indication and Identification... », 169.
130
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
On n’a pas attendu non plus l’introduction, en 2015, de l’art. 515-14 du Code civil
déclarant que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité »11 pour que des
juristes s’intéressent à cette question. Ainsi, Carré, qui commentait la toute récente loi du 4
avril 1889 sur les « animaux employés à l’exploitation des propriétés rurales », pièce détachée
d’un « Code rural » rénové, précisait que « dans le langage académique, bestiaux offre un
sens beaucoup plus restreint que animaux. Bestiaux s'entend spécialement des bœufs, des
vaches, des moutons, des chèvres, des cochons; animaux comprend les êtres organisés et
doués de sensibilité12. » On perçoit donc, ici ou là, des signes d’une certaine attention portée
aux animaux, quoique très inégale13.
S’agissant des oiseaux, une grande campagne internationale mène à limiter fortement
l’usage des plumes – voire d’oiseaux empaillés14 – pour les chapeaux féminins. En
Angleterre, la Société royale pour la protection des oiseaux est fondée en 1889 en vue de cette
cause. Le succès est tel que la reine-mère en prohibe l’usage à sa cour, tandis que les EtatsUnis restreignent fortement le commerce de plumes 15. Dès 1865, un chroniqueur français
s’était indigné du « carnage » d’ « innocents oiseaux », opposés aux « animaux nuisibles »
tels que « punaises » ou « hannetons »16. Les habitudes alimentaires se modifient aussi,
certaines espèces d’ « oiseaux chanteurs » devenant, ici ou là, taboues17. La protection des
oiseaux fournit donc un lieu d’observation où s’imbriquent d’une part l’émergence d’une
sensibilité nouvelle – quoique sélective, et dont il ne faut pas exagérer l’aspect inédit18 – à
11
Jean-Pierre Marguénaud, « Une révolution théorique : l’extraction masquée des animaux de la catégorie des
biens », La Semaine Juridique, éd. gén., no 10‑11 (9 mars 2015): 305. Cf. aussi, sur les différents régimes
juridiques applicables aux animaux, Marie-Angèle Hermitte, « Le droit est un autre monde », Enquête, no 7
(1999): 17‑37.
12
N. Alfred Carré, Animaux employés à l’exploitation des propriétés rurales, commentaire de la loi du 4 avril
1889. Insectes et cryptogames nuisibles à l’agriculture, commentaire de la loi du 24 décembre 1888., Marchal et
Billard (Paris, 1889).
13
L’un des arguments des adversaires d’une législation sur le bull-baiting, au Royaume-Uni, consiste à souligner
que le « sport » n’est plus pratiqué, à la fin du XVIIIe siècle, que dans deux endroits (Harrison, « Animals and the
State... », 813‑14.). Cf. aussi infra, notes 18 et 23.
14
Oustalet, La protection des oiseaux, 36.
15
Schmoll, art. cit. ; cf. la remarque de Leopold sur le « boycott très efficace des plumes d’oiseau » comme
exemple d’une « éducation à l’écologie » plus large (in Aldo Leopold, « L’éthique de la protection de la nature »,
in La conscience écologique (1933; Wildproject, 2013), 97‑113, p.112.). En France, l’usage demeure jusqu’aux
années 1950 ; la controverse incite toutefois à la fondation, en 1908, du Comité de défense des industries
plumassières, qui répond par différents moyens, dont l’élevage (par exemple de l’autruche) ou la recherche de
soutiens scientifiques (dont des ornithologues du Muséum d’histoire naturelle) (Renaud Bueb, « Le droit et la
plume. Linéaments d’une histoire de la protection juridique des oiseaux au XIXe siècle », associatif, Association
pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement, (s. d.); Anne Monjaret, « Plume et mode à la
Belle Époque », Techniques & Culture, no 50 (2008): 228‑55. ).
16
Cité in Monjaret, « Plume et mode... »
17
Schmoll, art. cit.
18
Pour un exemple tiré de l’Antiquité, cf. le Traité sur les animaux de Plutarque et Liliane Bodson, « Le
témoignage de Pline l’Ancien sur la conception romaine de l’animal », in L’animal dans l’Antiquité (Paris: Vrin,
1997), 325‑54. Cf. aussi Jacques Berlioz, « Les animaux ont-ils des droits? (Recension de P. Serna, L’Animal en
République. 1789-1802, Genèse du droit des bêtes, Toulouse: Anarchasis, 2016) », L’Histoire, décembre 2016.
Au XVIIe siècle, les puritains anglais interdirent certains jeux d’animaux (utilisant des ours ou des taureaux),
131
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’égard d’animaux sauvages, et d’autre part la conceptualisation d’un équilibre de la nature,
première idée d’un « écosystème » (le terme d’écologie est inventé en 1866 par E. Haeckel).
Certes, les mesures législatives, ainsi que la Convention de 1902 sur les « oiseaux utiles à
l’agriculture », visent un objectif utilitariste et anthropocentriste. Mais cela n’empêche pas
une partie importante du mouvement de protection des oiseaux d’ « avoir le courage de dire
que nous voulons les oiseaux pour eux-mêmes » (E. Hartert, 190019), et d’utiliser un
vocabulaire moralisateur qui va au-delà d’un pragmatisme utilitaire : « carnage »,
« massacre », voire « véritable guerre d’extermination »20, etc. Ainsi, un fournisseur de
plumes précise, en 1912, qu’il n’utilise plus que des oiseaux tués pour l’alimentation21 : même
en l’absence de lois spécifiques sur le commerce des plumes, la France n’échappe pas au
mouvement international d’empathie. Certains soulignent, en sus, le caractère relatif et
ponctuel de la classification en termes d’utiles et de nuisibles, ce dont prend acte la
Convention de 1902 (art. 6). D’autre part, contrairement à l’intérêt porté à des espèces
remarquables ou à la « nature sauvage », il s’agit, dans la protection des oiseaux en général,
de défendre un élément tout à fait banal22. D’ailleurs, dans un premier temps, ce sont même
des espèces que nous avons tendance aujourd’hui à considérer comme « remarquables », à
savoir les rapaces, qui sont exclues de cette protection.
Il s’agit donc bien d’un champ d’études privilégié, qui met en question deux
conceptions largement partagées, quoique potentiellement contradictoires. D’une part, en
concernant des animaux sauvages, n’appartenant à personne, il met en cause la thèse –
abusivement généralisée à partir du cas français – selon laquelle la protection des animaux ne
s’intéressait, au XIXe siècle, qu’au rapport de l’homme aux animaux domestiques23. D’autre
durant les guerres civiles et pendant la période du Commonwealth (1642-1660) (voir l’entrée « bull-baiting » de
l’Encyclopedia Britannica). Frédéric le Grand n’appréciait pas le bear-baiting, ce qui ne l’empêchait pas de
prôner, comme tant d’autres, l’extermination des bêtes sauvages, et de promulguer des édits à cet effet
(Blackbourn, The Conquest of Nature, 45‑50.).
19
Cité in Schmoll, art. cit.
20
Cette expression est utilisée par de La Sicotière, qui parle aussi de « massacre des innocents ». Et de citer
Rousseau, concernant la chasse pratiquée par les enfants (« Ce plaisir endurcit le cœur, il accoutume au sang et à
la cruauté »), puis Buffon, Lamartine, Cormenin et même le Deutéronome, XXII, 6 (citation tronquée à
propos)… (in « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ».). Cf. aussi Oustalet, La protection des oiseaux.
21
Monjaret, « Plume et mode... »
22
La même chose ne peut être dite de la condamnation de l’usage vestimentaire des plumes (voir la notice
« Plume » du Larousse Ménager de 1926, reproduite in Monjaret, art. cit., remarquable exemple d’intrication
entre la science – l’ornithologie – et la mode).
23
C’est la thèse de M. Agulhon, reprise telle quelle par L. Ferry et centrale dans son argumentation (Agulhon,
« Le sang des bêtes... »; Ferry, Le nouvel ordre..., 63‑65.). Contestable pour la France, comme nous allons le voir,
elle est évidemment fausse en ce qui concerne le Royaume-Uni : le bull-baiting et autres combats d’animaux,
« whether of domestic or wild Nature or Kind » (qu’ils soient domestiques, sauvages ou apparentés), sont interdits
dès la loi de 1835 sur la cruauté envers les animaux, qui reprend les dispositions d’une loi plus générale de 1833.
Si l’ordre public est l’une des motivations de cette interdiction, elle va de pair avec l’indignation à l’égard de la
cruauté, qui fait l’objet d’une campagne de la Société de la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA),
fondée en 1826. Par une campagne mêlant éducation et répression, menée tout au long du siècle, la SPCA –
fondée en 1826 (bien avant son homologue pour la « cruauté envers les enfants », fondée en 1884), et entretenant
des contacts avec son homologue français, la SPA – parvient à étendre largement la protection des animaux,
132
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
part, en s’intéressant à des animaux le plus souvent banals, il contraste avec les discours sur la
wilderness ou la législation sur les sites et paysages remarquables, qui mettent l’accent sur le
caractère exceptionnel d’un lieu voire d’une espèce. D’ailleurs, la création même des réserves
a pu être justifiée, à l’époque, comme moyen de préserver une avifaune certes banale, mais
menacée par la destruction de son habitat, ce qui tend à mettre en question l’opposition établie
entre sites remarquables et lieux communs24. Par ailleurs, la combinaison de problématiques
sentimentales, esthétiques voire morales à des enjeux utilitaires nuance deux autres
conceptions communes, mais contradictoires. D’une part, en effet, les défenseurs des oiseaux
soulèvent des considérations écosystémiques, dont l’importance économique est perçue par
tous les acteurs, ce qui empêche de réduire leur cause à un sentimentalisme naïf, auquel on
réduit parfois le droit des animaux. Dans cette mesure, le débat n’a rien perdu de son
actualité, comme nous le verrons à l’occasion de l’examen de la loi de 1888 sur les insectes
nuisibles, loi amputée du volet de protection sur les oiseaux utiles qu’elle devait comporter.
En effet, alors que tous souhaitent établir ou rétablir un « équilibre de la nature », le débat
parlementaire oppose à l’époque partisans du laisser-faire, pour qui nos connaissances et nos
capacités d’action sont trop faibles pour pouvoir espérer agir avec efficace, et ceux qui
pensent, au contraire, que même en situation d’incertitude, il faut utiliser les moyens dont on
dispose. D’autre part, ces « amis des oiseaux » invoquent aussi des considérations esthétiques
et morales, qui conduisent à interroger l’opposition entre écocentrisme et anthropocentrisme.
III.1 LES OISEAUX SAUVAGES PRIS DANS LE DROIT
FRAGMENTE DE LA CHASSE
Dans la France du XIXe siècle, toute mesure de protection des animaux nondomestiques vise d’abord un objectif cynégétique : il s’agit principalement de réguler les
populations de gibiers. Cet objectif demeura longtemps primordial : en 1941, le ministre P.
Caziot introduisait une loi sur la chasse en affirmant que « le gibier constitue une richesse
nationale qui doit être développée par un effort collectif »25. Ceci n’exclut pas la présence
d’autres préoccupations : comment interpréter cette disposition sur les abeilles, insérée dans la
loi rurale de 1791 et reprise par la loi du 4 avril 1889, qui interdit, « même en cas de saisie
qu’ils soient de ferme, domestique, sauvages ou même utilisés dans le cadre d’expériences scientifiques, pour
lesquelles un cadre réglementaire est instauré par la loi sur la cruauté envers les animaux de 1876. (Cf.
notamment « 1835 Cruelty to Animals Act (An Act to Consolidate and Amend the Several Laws Relating to the
Cruel and Improper Treatment of Animals, and the Mischiefs Arising from the Driving of Cattle, and to Make
Other Provisions in Regard Thereto) » (1835); Harrison, « Animals and the State... »). De façon étonnante, Baird
Callicott a repris, en 1989, cette distinction entre animaux sauvages et domestiques pour affirmer qu’on ne devait
à ceux-ci aucune considération morale, car il ne s’agissait que d’ « artefacts vivants », dénués d’autonomie (il est
revenu, depuis, sur cette thèse ; cf. commentaire in Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 191, 209.).
24
MacPherson et Momber, Legislation for the protection of birds, 24, 61. Au Royaume-Uni, le Wild Birds
Protection Act de 1896 autorise les conseils des comtés à créer des « sanctuaires » pour oiseaux.
25
Rapport présentant la « Loi du 28 juin 1941 rel. à l’organisation de la chasse », JORF, 30 juillet 1941, 3182.
133
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
légitime », le déplacement des ruches en hiver, en précisant que « pour aucune raison, il n’est
permis de troubler les abeilles dans leurs courses et dans leurs travaux »26 ? Passons ce cas
exceptionnel et difficile à interpréter. Le droit distingue animaux domestiques, considérés
dans le Code civil et le droit de l’agriculture, et animaux sauvages, relevant du droit de la
chasse27. Parmi ces derniers, il distingue les « bêtes fauves », dénuées de toute protection –
quand on n’encourage pas leur destruction, à l’instar du loup28 –, des « nuisibles », qui
relèvent d’une réglementation préfectorale29. Paradoxalement, le classement des rapaces et
des oiseaux sauvages au sein de cette dernière catégorie plutôt que parmi les bêtes fauves leur
assure ainsi une protection relative30.
Celle-ci est d’abord prise en charge par la loi du 3 mai 1844 sur la chasse 31, ou « code
de la chasse », première grande loi prise depuis le décret du 4 mai 181232 et la loi du 30 avril
1790, qui elles-mêmes régulaient le principe général de liberté de la chasse proclamé lors de
la nuit du 4 août 1789. Cadre général du droit de la chasse pendant plus d’un siècle, la loi de
1844 n’autorise que « la chasse à tir, à courre, à cor et à cris », à l’exception de l’usage de
« furets et de bourses » pour les lapins (les filets et autres pièges, désignés comme « engins de
destruction », sont interdits). Elle prohibe la chasse aux oiseaux autre que « de passage »,
c’est-à-dire les oiseaux migrateurs en période de migration33. Comme le dit R. Bueb, si ce
26
Carré, Animaux employés à l’exploitation... L’auteur est imprécis ; il ne s’agit pas d’une loi ad hoc, mais de la
section III, art. 3, de la « Loi sur la police rurale du 6 oct. 1791... »). L’art. 4 étend la disposition aux vers à soie.
27
Sauf mention contraire, nous suivons ici la synthèse de Bueb, « Le droit et la plume ».
28
Si le loup fait l’objet d’une règlementation spécifique depuis au moins l’ordonnance de 1393 de Charles VI, sa
destruction s’accélère à la fin du XIXe siècle avec l’augmentation considérable des primes versées par la loi du 3
août 1882 relative à la destruction des loups (JO 4 août 1882, p.4213). Malgré l’ordonnance du 20 juin 1814
autorisant quiconque à tuer les loups – en toutes circonstances et y compris en la propriété d’autrui –, la faiblesse
des primes antérieures à 1882 fait dire à l’historien J.-M. Moriceau que « l’État ne cherche pas [alors] à éradiquer
rapidement le fléau mais à le contenir en limitant les dépenses au minimum » (Jean-Marc Moriceau, « Histoires
des loups. La nationalisation des primes: une politique générale d’éradication (1789-1928) », Homme et loup. 2
000 ans d’histoire, consulté le 3 octobre 2017.). Cf. aussi Alain Molinier et Nicole Molinier-Meyer,
« Environnement et histoire : les loups et l’homme en France », Revue d’histoire moderne et contemporaine 28,
no 2 (1981): 225‑45.
29
Arrêté relatif à la chasse des animaux nuisibles du Directoire du 19 pluviôse an IV, encore en vigueur (cf. « Loi
du 10 mars 1930 rel. à la protection des cultures contre les ravages des lapins de garenne », JORF, 12 mars 1930,
2754. Cf. aussi http://www.oncfs.gouv.fr/Fiches-juridiques-chasse-ru377/Qui-peut-participer-aux-destructionsadministratives-ar1106 et L.427-6 et L.427-7 du Code de l’environnement).
30
La mauvaise réputation des rapaces est durable. En 1905, un agriculteur est nommé chevalier du Mérite
agricole, pour l’introduction de « céréales à grand rendement », la « mise en valeur de terrains tourbeux » et la
« propagation d’un mode de destruction des oiseaux de proie » (JO 19-06-05, p. 3754). Toutefois, la liste des
oiseaux utiles annexée à la Convention de 1902 contient certains rapaces, tandis que des espèces aujourd’hui
emblématiques, comme l’aigle ou le gypaète barbu, sont classées « nuisibles ».
31
MacPherson, « Comparative Legislation for the Protection of Birds ».
32
Ce décret « réglementait la police de la chasse avant la loi du 3 mai 1844 », mais « n'exigeait le permis de
l'autorité compétente que pour la chasse au fusil » ; la loi de 1844 remplace le permis de port d’armes par un
permis de chasse, sans lequel il est interdit de chasser (Bertrand, Loi du 3 mai 1844 sur la police de la chasse
modifiée par la loi du 22 janvier 1874, annotée et commentée par M. Bertrand, procureur de la République, à
l’usage de la gendarmerie., 4e éd. (Paris: Imprimerie et librairie militaires Henri Charles-Lavauzelle, 1891).).
33
Cf. arrêt de la cour d’appel de Nîmes du 5 janvier 1860, cité in R. Bueb (art. cit.) : « on ne doit ranger dans
cette classe que les oiseaux, qui à des époques déterminées, se transportent par troupe dans des pays lointains; (...)
l'on ne peut regarder comme oiseaux de passage ceux qui vont d'un département à l'autre et restent toujours, en
134
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« droit vise moins à protéger les espèces qu'à réguler la richesse en gibier, garantir les
équilibres naturels et assurer le peuplement »34, il n’en fait pas moins du préfet le garant de
cet équilibre. C’est lui qui détermine les périodes d’ouverture de la chasse, ainsi que la liste
des « espèces d’animaux malfaisants ou nuisibles que le propriétaire, possesseur ou fermier,
pourra, en tout temps, détruire sur ses terres […] sans préjudice du droit […] de repousser ou
de détruire […] les bêtes fauves qui porteraient dommage à ses propriétés » (art. 9 de la loi de
1844). Son pouvoir s’arrête à la propriété : chez soi, chacun peut détruire en toute liberté.
Suite à un arrêt de cassation, une loi de 1874 ajoute, notamment, la possibilité d’émettre un
arrêté préfectoral non seulement « pour prévenir la destruction des oiseaux », mais aussi
« pour favoriser leur repeuplement »35. Ce rôle du préfet fut finalement transféré, en 1941, au
ministre36.
« Petit à petit, on se rend compte que l'utilité des oiseaux sauvages dépasse les
nécessités de la chasse », indique R. Bueb37. En fait, dès la promulgation de la loi de 1844, on
prête attention au rôle des oiseaux vis-à-vis des insectes. Après Oustalet, qui appelle
« économie rurale » ce que nous désignons comme écosystème38, c’est ce que souligne
MacPherson, en 1909. Alors qu’il dresse un tableau comparatif – après avoir souligné un
degré moindre de protection, en pratique, des oiseaux en France qu’ailleurs –, il précise que
deux circulaires du 8 et du 20 mai 1844 :
« montrent que même à cette époque des peurs importantes étaient entretenues […] quant au
résultat de la persécution à laquelle les oiseaux de France étaient soumis. Ces circulaires
attiraient l’attention sur le fait […] [que] l’augmentation des insectes était telle que des zones
entières étaient dévastées, et que ce fait était attribuable à la destruction des oiseaux 39. »
Des mesures, dispersées, sont prises par les préfets. En décembre 1880, par exemple,
aux côtés de l’arrêté annuel sur la chasse, le Bulletin de la ville de Paris rappelle qu’est
interdite toute « prise ou destruction » des œufs, couvées ou « nids d’oiseaux de pays »40.
Finalement, une loi est votée ; mais cette loi du 24 décembre 1888 « concernant la destruction
des insectes, des cryptogames et autres végétaux nuisibles à l'agriculture » constitue une
plus ou moins grand nombre, sous le ciel de France ». Pour une idée de la complexité de ce droit: Ch. Estève « La
chasse au gibier d’eau en France au 19e siècle », Ruralia, no 18/19 (2006).
34
Bueb, art. cit.
35
Art. 9, al. 4. Cf. Macpherson, op. cit., et Bertrand, op. cit. Sur l’arrêt de cassation, cf. R. Bueb, art. cit.
36
« Loi du 28 juin 1941 rel. à l’organisation de la chasse »; Paul Colin, « La législation en matière de chasse
depuis 1939 », Le Chasseur français, no 607 (avril 1946): 131.
37
Bueb, art. cit.
38
Oustalet, La protection des oiseaux, 9. Ce terme provient vraisemblablement de Linné, qui parlait
d’ « économie de la nature » : « si même un seul lombric manquait, l’eau stagnante altérerait le sol et la
moisissure ferait tout pourrir » (Larrère et Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de
l’environnement, 75.).
39
MacPherson, « Comparative Legislation for the Protection of Birds ».
40
Anonyme, « Conservation des oiseaux. Extrait de l’ordonnance du 31 janvier 1862, art. 8 (circulaire
ministérielle du 13 juillet 1877) », Bulletin de la Ville de Paris, no 46 (20 décembre 1880): 382.
135
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
occasion manquée. Aboutissement de plus de cinquante ans de projets inaboutis, elle aurait
due, en principe, comporter un volet sur la « conservation des oiseaux utiles à l’agriculture ».
III.2 DE LA LOI DE 1888 A LA CONVENTION DE 1902
III.2.a RETABLIR L’EQUILIBRE DE LA NATURE : LA LOI DE 1888
En effet, un projet de loi sur « la destruction des insectes nuisibles à l’Agriculture » fut
déposé dès 1839, avant d’être oublié, suivi d’une succession de propositions, en 1849 et 1851,
puis de nombreuses pétitions, sous le Second Empire, portant sur la protection des « oiseaux
utiles »41. En 1861, G. Saint-Hilaire et F. Prévost participent à la rédaction de la partie
scientifique d’un rapport présenté au Sénat sur la question, montrant ainsi l’importance de ce
thème qui agite les plus hautes sphères du droit et de la science42. Après l’échec d’une
nouvelle proposition de loi en 1872, visant également le phylloxéra, le sénateur de La
Sicotière déposa en 1876 une proposition de loi « relative à la destruction des insectes
nuisibles et à la conservation des oiseaux utiles à l’agriculture »43.
La commission chargée de l’examen de cette proposition souligne dès le départ la
nature indissociable des deux volets (insectes et oiseaux), et rappelle in fine qu’on en avait
conscience au milieu du siècle44. Elle cite la possibilité, évoquée par certains naturalistes, que
la multiplication des ravageurs soit, au moins partiellement, dû à l’emprise croissante de
l’usage des « systèmes modernes de culture » et notamment des engrais ; à l’inverse, « la
diminution des oiseaux progresse constamment » et « il n’en reste presque plus dans
beaucoup de nos campagnes »45. Mais bien qu’une « culture plus prudente » pourrait
« diminuer » l’étendue de ce « mal », qui « oserait » conclure « qu’il faut renoncer aux
grandes cultures » ? Du reste, cela n’éliminerait pas complètement ces ravageurs. Ceux-ci
prospèrent parce que « l’équilibre général » de la nature, entre oiseaux insectivores et
parasites, a été « rompu » par « l’homme imprudent et ingrat ». Afin de rassembler le plus
large possible, la commission prend soin de s’opposer au sentimentalisme 46 et d’affirmer
l’utilité économique des oiseaux :
41
Journal officiel du 13 février 1878, p.1490. Cf. aussi « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ». Les propositions et
projets de loi antérieurs, ainsi qu’une étude des lois à l’étranger sur les oiseaux, se trouvent aussi in « Séance du
10 déc. 1877, rapport de la Sicotière et al sur les insectes nuisibles et les oiseaux utiles », JO, 16 janvier 1878, 358
‑63.
42
Cité in « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ».
43
JO, 10 nov. 1876, p. 8094. Le gouvernement répond par un projet de loi.
44
« Rapport de la Sicotière et al., 1878 ». Sauf mention contraire, nous suivons ici le rapport.
45
Voir aussi l’intervention de la Sicotière in Sénat, « Deuxième délibération sur la proposition de loi relative à la
destruction des insectes nuisibles à l’agriculture et à la conservation des oiseaux utiles », JORF, 13 février 1878,
1487‑93; et Oustalet, La protection des oiseaux, 46‑50, sur la destruction des milieux de vie de la faune aviaire.
46
On voit dans cet exemple que l’affirmation de la position anthropocentriste vise souvent à rallier une majorité –
elle n’est pas contradictoire avec une réelle sympathie, « biocentriste ».
136
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« Il ne s'agit pas ici, — bien que, même réduite à ces termes, la question de la conservation
des oiseaux ne fût pas indigne de l'attention des hommes sérieux, — de plaider, au nom du
sentiment, la cause d'une classe d'êtres vivants, voués à une destruction que ne légitime pas
pour l'homme le besoin de sa propre défense; d'êtres charmants, délices du regard et de
l'oreille, ornement et joie de la nature; d'êtres sensibles à leur manière, et qui, par la douceur
de leurs mœurs, leur familiarité, leur adresse et surtout leur tendresse pour leurs petits,
devraient, ce semble, désarmer les cœurs les plus durs. Il s'agit uniquement d'une question
d'intérêt, de doit (sic) et avoir. L'oiseau rapporte-t-il à l'homme plus qu'il ne lui coûte? Est-il
pour lui un auxiliaire utile, indispensable même? Tout est là. »
Malgré une adoption en première lecture, en 1878, le Sénat se rendit aux arguments du
sénateur Testelin et bloqua le projet. Citant longuement plusieurs savants, dont Darwin, celuici considérait qu’il était inutile de légiférer sur les insectes nuisibles, et se révéla de plus un
« éloquent défenseur » des 99% d’insectes qui « ont pour mission de nous faire du bien », et
d’abord de polliniser les plantes47. L’argument était imparable:
« Que se proposent-ils [les auteurs du projet] ? Ils veulent détruire les insectes nuisibles et
conserver les oiseaux insectivores. Qu’en résultera-t-il ? Ces malheureux oiseaux ne peuvent
pas cependant mourir de faim. Quand vous aurez détruit les insectes nuisibles, sur quoi se
rejetteront-ils ?48 »
Le même Testelin considérait, en revanche, les oiseaux comme des voraces
consommateurs de grain, bien qu’il soit convaincu de « l’importance que ces animaux jouent
dans la nature ». De façon générale, il considérait inutile de légiférer en l’absence de moyen
efficace de lutte, rappelant que « s’il s’agit de faire une simple déclaration […] la loi de
ventôse an IV est suffisante ». Le projet, amputé de son titre sur les insectes, fut renvoyé en
commission, et oublié.
Ce n’est que dix ans plus tard, sur l’initiative du ministre Méline, que la loi – amputée
cette fois de la partie sur les « oiseaux utiles » – fut adoptée. En raison de cette suppression,
nous l’examinerons en détail dans la section suivante, concernant les phytosanitaires. Son
rapporteur – qui était à nouveau de La Sicotière – avait, en vain, plaidé en faveur des
« oiseaux insectivores », dont le « nombre va toujours en diminution », tandis que « celui des
insectes, ravageurs, croît en proportion »49. Les débats de 1878, durant lesquels on rappelle
que la Belgique, l’Italie, l’Angleterre, la Suisse, l’Allemagne et les Etats-Unis ont adopté des
« mesures protectrices des petits oiseaux insectivores », montrent bien que la loi de 1888
« concernant la destruction des insectes, des cryptogames et autres végétaux nuisibles » vise
clairement la protection de l’agriculture50. Toutefois, le vrai débat porte sur la possibilité de
l’intervention humaine pour établir un équilibre écosystémique entre les insectes d’une part,
les oiseaux d’autre part, et au sein de chaque classe entre les « nuisibles » et les « utiles ».
47
Carré, Animaux employés à l’exploitation... La séance est transcrite dans le JO du 13 février 1878 (avec en
prime une recette de potage aux hannetons).
48
Journal officiel du 13 février 1878 suscité, p.1487.
49
JO. 13-02-1878, p. 1492
50
Ibid.
137
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Alors que Testelin pense qu’il vaut mieux « laisser faire » la nature, ou au mieux déployer des
solutions passant par l’usage, par exemple, de la chaux, La Sicotière veut « rétablir
l’équilibre » perdu en raison, notamment, de l’excès de chasse vis-à-vis de la faune aviaire51.
En d’autres termes, même amputée de son volet sur les « oiseaux utiles », la loi de 1888
concerne directement l’écosystème, certes appréhendé principalement d’un point de vue
utilitariste. Tous veulent atteindre un équilibre de la nature : le débat oppose partisans du
laisser-faire aux interventionnistes. Les premiers soulignent les dangers de l’intervention en
raison du manque de connaissances et des possibilités efficaces d’intervention. Les seconds
mettent en exergue un équilibre déjà rompu par l’homme. Ils soutiennent donc qu’il convient
de rétablir cet équilibre dans les plus brefs délais, même si la connaissance, limitée, ne peut
assurer aucune certitude de réussite. En cela ils reprennent un motif connu: lorsque l’homme
déséquilibre la « balance naturelle », il lui faut la rétablir, quitte à contre-balancer un effet
« artificiel » par un autre artifice. « Assécher la ville par le drain », écrit A. Corbin, c’est
« assurer, par la technique, la régulation que la nature, seule, ne saurait opérer dans ces lieux
d’entassement artificiel »52. Ici, dans la mesure où la loi perd son volet « oiseaux », il est
difficile de désigner le vainqueur, entre ceux qui veulent ré-équilibrer la nature et ceux qui
doutent de l’efficace de l’action et du savoir humain. Le laisser-faire l’emporte par l’exclusion
même de ce volet ; mais les interventionnistes marquent un point en autorisant l’intervention
vis-à-vis des insectes.
Au final, la protection des oiseaux « utiles » demeure sous l’autorité du préfet, malgré
de nouvelles tentatives visant à fournir un cadre national unifié. Dès 1890, par exemple, le
sénateur Bizot de Fonteny propose une loi afin de prendre en compte l’« oubli » du volet sur
les oiseaux. La loi de 1888 ne clôt donc pas le débat. Celui-ci perdure, y compris par la
licence fournie à la destruction des animaux nuisibles, qui peut être considérée comme un
autre versant de l’interventionnisme53.
III.2.b LA CONVENTION DE 1902
« TRADITIONNELLES » DE CHASSE
ET
LES
TECHNIQUES
Le mouvement de protection des oiseaux s’intensifie au tournant du siècle, tant en
France qu’à l’étranger. Ainsi, Paris pousse à la signature, en 1902, d’une « Convention sur les
oiseaux utiles à l’agriculture » – dont l’idée est évoquée par de La Sicotière dès 1878, tandis
qu’Oustalet soulignait la nécessité d’une protection internationale54 –, laquelle interdit ou
51
Ibid.
Corbin, Le miasme et la jonquille, 108. Cf. aussi Hallé, « Mémoire sur les Odeurs... » (cité note 118).
53
La loi du 23 juillet 1907 autorise la destruction des corbeaux et des pies là où leur présence en trop grand
nombre gêne l’ensemencement ; sur celle-ci, et la proposition de 1890, cf. Bueb, op. cit.
54
Pour de La Sicotière, JO 13-02-1878, p. 1492 ; Oustalet, La protection des oiseaux, 11.
52
138
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
limite fortement les méthodes de chasse et de capture des oiseaux « utiles ». De nouveau, la
faune est distinguée selon un axe quasi-militaire ; néanmoins, la Convention ouvre la voie à
une certaine gestion de la biodiversité, bien que celle-ci soit soumise à l’objectif
productiviste, la protection s’adressant principalement aux « insectivores » (art. 1). L’idée de
« repeuplement », qui avait été ajoutée en 1874 à la loi de 1844 sur la chasse, est ici évoquée à
l’art. 7.
Ratifiée en 1903, la Convention entre en vigueur deux ans plus tard55. Une exception,
durable, fut aménagée pour la tenderie aux grives, coutume principalement pratiquée dans les
Ardennes et à laquelle la loi de 1844 interdisait toute innovation technologique, si simple fûtelle – remarquable exemple d’une technique congelée par le droit : le crin de cheval ne fut pas
remplacé, malgré les revendications, par le fil de nylon, et le caractère obligatoire de son
usage resta précisé dans les arrêtés successifs56 ; le sujet demeura controversé au moins
jusqu’à la fin des années 198057. En 1989, le Conseil d’Etat annulait ainsi pour excès de
pouvoir un arrêté de 1984 autorisant cette pratique dans les Ardennes, rappelant les termes
mêmes de la loi de 1844, à savoir l’interdiction d’utilisation des pièges58 ; trois ans plus tard,
il entérinait deux arrêtés de 1989, l’un autorisant dans certaines communes la « capture des
grives […] dans les conditions strictement contrôlées définies ci-après afin de permettre la
capture sélective et en petites quantités de ces oiseaux, puisqu'il n'existe pas d'autre solution
satisfaisante »59, l’autre portant sur la tenderie aux vanneaux60. Entre temps, le législateur
modifiait l’art. 383 du Code rural (ancien), qui codifiait les dispositions de la loi de 1844, en
ajoutant une exception ad hoc au nom de « l'utilisation des modes et moyens de chasse
consacrés par les usages traditionnels »61. Il confirmait ainsi les prévisions de l’ethnologue J.
Jamin en 1982, et permettait la promulgation d’une série d’autres arrêtés portant sur la capture
55
Loi du 30 juin 1903 portant approbation de la convention pour la protection des oiseaux…, JO, 3 juil. 1903,
p.4061 et décret du 12 déc. 1905 portant promulgation de la convention pour la protection des oiseaux utiles à
l’agriculture signée à Paris, le 11 mars 1902, JO 19 déc. 1905, p. 7395-7396.
56
Arrêté spécial relatif aux tenderies à grives dans le département des Ardennes, 27 juillet 1971 ; « Arrêté du 17
août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes », Pub. L. No. PRME8961375A
(1989).
57
« Une coutume eût disparu ou se fût transformée, voire adaptée à de nouvelles techniques. La tenderie, elle,
était restée placée sous une surveillance légale dont un des paradoxes (et non des moindres) était de « folkloriser »
ses procédés et son dispositif – c’est-à-dire de les figer une fois pour toutes, conformément à la tradition – tout en
actualisant chaque année le droit de l’exercer. » (in Jean Jamin, « Deux saisons en grivière. De la tradition au délit
de tradition », Études rurales 87, no 1 (1982): 41‑62.)
58
CE, 22 novembre 1989, n° 68562. Mentionné aux tables du recueil Lebon.
59
Art. 1 de l’ Arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes.
60
Conseil d’Etat, 6 / 2 SSR, du 16 novembre 1992, 110966, inédit au recueil Lebon (s. d.); Conseil d’Etat, 6 / 2
SSR, du 16 novembre 1992, 110987, inédit au recueil Lebon (s. d.).
61
Art. 55 de la loi n° 88-1202 du 30 déc. 1988 relative à l'adaptation de l'exploitation agricole à son
environnement économique et social, qui modifie l’art. 383 du Code rural en ajoutant : « Pour permettre, dans des
conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la chasse de certains oiseaux de passage en petites
quantités, le ministre chargé de la chasse autorise, dans les conditions qu'il détermine, l'utilisation des modes et
moyens de chasse consacrés par les usages traditionnels, dérogatoires à ceux autorisés par l'alinéa précédent. »
139
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de l’alouette des champs, la capture de grives à l’aide de gluaux, etc., toujours en vigueur 62.
En matière de chasse comme de biotechnologies, le droit entérine ainsi certaines techniques
en les qualifiant de « traditionnelles »63.
III.3 CONCLUSION PARTIELLE
III.3.a ANTHROPOCENTRISME ET ECOCENTRISME
L’examen de la protection des oiseaux à la fin du XIXe siècle et au début du XXe fait
ainsi surgir un certain nombre de questions ; toutefois, en raison de la liaison étroite de ce
thème avec celui des insectes ravageurs, nous ne pouvons véritablement conclure ici. Par
conséquent, rappelons ici simplement quelques points établis. Le premier concerne celui
d’une protection des animaux qui s’étend d’une part au-delà des seuls animaux domestiques,
et d’autre part au-delà des seules espèces dites « remarquables ». Le second concerne
l’entrelacement entre des considérations utilitaires, anthropocentriques ou productivistes,
fondées sur une
connaissance
des relations écosystémiques ;
des considérations
« humanitaires » ou « moralisantes » (concernant l’homme lui-même et son éducation) ; et
des sympathies bien réelles vis-à-vis de ces êtres « libres comme l’air ». L’approche juridique,
qui conduit à des classements multiples, et notamment à l’opposition entre les « nuisibles » et
les « utiles », tend à accréditer l’idée que la protection serait uniquement d’ordre
anthropocentrique. Mais l’attention aux débats politiques, scientifiques et sociaux montre
qu’il s’agit là en grande partie d’un effet d’optique. La considération utilitaire n’est pas seule
en jeu : elle est liée, au contraire, à des conceptions esthétiques et morales. On pourra toujours
souligner que chacune tente d’enrôler l’autre à son profit. Il paraît toutefois bien difficile
d’affirmer que l’une prédomine de façon exclusive sur l’autre, sans se fonder sur un postulat
préalable concernant les rôles et la puissance respectifs dans l’histoire de l’utilité et de
l’intérêt économique d’un côté, de la beauté et de la morale de l’autre. L’enquête historique
ici ne permet pas d’éclaircir les positions philosophiques, si l’on entend par
« éclaircissement » l’établissement de distinctions nettes. Au contraire, elle montre
précisément que ces distinctions n’existent guère dans la pratique, ou que les passerelles sont
bien plus importantes que ce que le débat moral, arc-bouté sur des oppositions dualistes, laisse
croire. En bref, si nous pouvons attendre d’elle, d’un point de vue philosophique, un
éclaircissement, c’est par la complexification des problèmes. Le troisième point, enfin,
62
Jamin, art. cit. Cf. JO 13-09-1989. Lorsqu’elle porte sur des espèces protégées, la tenderie s’insère aujourd’hui
dans des réseaux de criminalité organisée, parfois liés au terrorisme. Cela conduit à une reconfiguration
surprenante du réseau sociologique de cette pratique. Cf. Marie-Béatrice Baudet, « Le chardonneret, un oiseau à
10 euros le gramme », Le Monde.fr, 2 mai 2016.
63
Cf. infra, 2e partie, section IV.3.c.
140
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
concerne la place respective de la lutte biologique et de la lutte chimique, qu’on ne peut
opposer que de façon rétrospective et quelque peu anachronique.
III.3.b LUTTE BIOLOGIQUE OU CHIMIQUE ?
Si tous s’accordent, à la fin du XIXe siècle, sur la nécessité de rétablir un équilibre
perdu, les moyens pour se faire divergent. Outre le débat entre partisans du laissez-faire et
interventionnistes que nous avons exposé, et celui entre défenseurs de la protection des
« oiseaux utiles » (voire de la faune aviaire en général) et partisans de la destruction des
insectes ravageurs, le progrès de l’industrie chimique et la généralisation des produits
phytosanitaires contraint les acteurs à se positionner sur ces nouvelles méthodes. Or, étant
donné le rôle actuel des pesticides, et l’opposition souvent posée aujourd’hui entre « lutte
biologique » et « lutte chimique », il est tentant de considérer la première partie du XXe siècle
comme l’époque de l’émergence d’un paradigme de lutte chimique. Une telle perception
relève cependant de l’anachronisme.
En effet, si la lutte insecticide gagne du terrain (cf. infra), la lutte biologique n’est pas
abandonnée, montrant la prégnance de ce cadre de pensée. Au contraire, si fin 1877, de La
Sicotière affirmait encore que « la propagation par des moyens artificiels » des « insectes
chasseurs » est « à peu près impossible », des essais dans les décennies qui suivent réfutent ce
point de vue : dès 1884, la première fabrication industrielle de champignons
entomopathogènes a lieu en Ukraine64. R. Fourche montre bien la conception pragmatique qui
anime les défenseurs des cultures. Ceux-ci n’hésitent pas, jusqu’à la fin des années 1930, à
conseiller différents types de lutte en fonction des cas particuliers65. Même l’échenillage – le
ramassage manuel des parasites – ne disparaît pas complètement : une telle opération est
organisée sur l’île d’Oléron pendant la Première Guerre mondiale. Au Congrès de la défense
sanitaire des végétaux, tenu à Paris en 1934, Paul Vayssière (1889-1984), membre dirigeant
de la Ligue nationale contre les ennemis des cultures, professeur au Muséum et directeur
adjoint de la station entomologique de Paris, affirme que les écoles doivent apprendre « aux
enfants à aimer la nature, à protéger les insectes utiles » et renouer, pour cela, avec la leçon de
choses66. On retrouve ainsi des arguments utilisés plus d’un demi-siècle plus tôt, avec en outre
une composante affective et pédagogique, qui cadre mal avec une conception strictement
utilitariste67. Vingt ans plus tard, Vayssière prône encore l’ « harmonie entre les procédés
64
Pour la citation de de La Sicotière, « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ». Pour l’Ukraine, Fourche,
« Contribution... », 204.
65
Fourche, « Contribution... » Sur la lutte biologique et intégrée, p.150-266 et 277-280.
66
Ibid., 306.
67
A moins de postuler que l’usage des affects est exclusivement instrumental.
141
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
artificiels et la lutte biologique »68. H. Stehlé, qui commence sa carrière aux Antilles dans les
années 1930, ne voit, lui aussi, aucune contradiction entre lutte biologique et usage de
pesticides (y compris de DDT)69. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Royal Society for
the Protection of Birds fait des oiseaux des alliés patriotes dans la « guerre contre les
insectes » ravageurs70. On retrouve des appréciations similaires, aux Etats-Unis, jusqu’à la fin
des années 1950, même si, entre la fin des années 1930 et le début des années 1950, les
auxiliaires biologiques attirent beaucoup moins l’attention71. Ce pragmatisme, à l’origine de la
notion de « lutte intégrée », n’exclut toutefois pas certaines tensions. « Combien de fois si
nous savions tout ce que nous détruisons, nous serions plus circonspects dans l’application
des traitements », écrit ainsi le directeur de la station entomologique de Rouen, Robert
Régnier, en 192372. Ou encore, en 1905, Vigier, de la Société nationale d’agriculture, s’élève
contre l’usage d’agents toxiques contre les campagnols ou les corbeaux, qui ont des effets sur
des espèces non-cibles, en particulier des « oiseaux utiles » : « le remède étant pire que le mal,
les maires furent obligés de prendre des arrêtés pour proscrire » la noix vomique. En
revanche, il se prononce pour la poursuite des essais concernant la propagation du virus
Danysz via des animaux préalablement inoculés, qui pourraient conduire à une alternative aux
grains arseniqués, trop chers73. A la fin des années 1920, confrontée à une importante
population de campagnols, le département de Seine inférieure diffuse un film sur les
différentes méthodes de lutte contre ce « ravageur redoutable » qui « s’attaque
68
Paul Vayssière, « Les dangers pour les insectes indifférents ou utiles, les moyens de luttes biologique », La
défense des végétaux, juillet-août 1954, pp. 11-12, cité par Fourche, op. cit., p. 218.
69
Henri Stehlé, « Les insectes nuisibles à la Canne à sucre. Leurs parasites naturels et la lutte biologique aux
Antilles françaises », Journal d’agriculture tropicale et de botanique appliquée 3, no 1 (1956): 60‑81. Stehlé
(1909-1983), agronome de l’INRA co-fondateur de l'École d'agriculture de Pointe-à-Pitre, présida dans les années
1960-70 le comité scientifique de SOS Vie-Nature-Environnement et fut administrateur des parcs nationaux de
Port-Cros et du Mercantour. En 1972, sa préface d’Un autre jardin par Ida et Jean Pain témoigne de son
ralliement à la lutte contre les pesticides : il y critique le « monde surindustrialisé » et la « course à l’humus »
menaçant son « épuisement irrémédiable (…) après une substitution totale par des engrais minéraux, des
amendements synthétiques, des pesticides, des herbicides, qui portent la mort à l’ivraie, certes, mais aussi trop
souvent au blé et à l’Homme » (Henri Stehlé, « Préface », in Un autre jardin, par Ida Pain et Jean Pain, 1972.) .
70
Chris Pearson, « Environments, states and societies at war », in The Cambridge History of the Second World
War, vol. 3 (Cambridge Univ. Press, 2015), 241.
71
« En dépit des développements récents de beaucoup de nouveaux insecticides (…) le contrôle biologique
continuera à gagner du soutien en tant que contribution importante pour le contrôle des insectes » (John E. Graf et
Dorothy W. Graf, « Leland Ossian Howard, 1857-1950 » (National Academy of Sciences, 1959), 96.). Mais une
revue du Journal of Economic Entomology montre que la proportion d’articles traitant de la lutte biologique passe
de 33% en 1937 à 17% en 1947, tandis que les articles consacrés à des tests sur les insecticides passent de 58 à
76% du total (John H. Perkins, « Reshaping Technology in Wartime: The Effect of Military Goals on
Entomological Research and Insect-Control Practices », Technology and Culture 19, no 2 (avril 1978): 184.)
72
Il faut donc appliquer avec précaution les traitements : Régnier ne s’oppose pas, loin de là, à la chimie. Sa
conclusion est éloquente, puisqu’il reprend celle d’un autre auteur, affirmant qu’il faut « détruire par tous les
moyens possibles » les parasites, « même au détriment des entomophages qu’ils hébergent », mais respecter ces
dernier « toutes les fois qu’on peut le faire sans aider à la propagation du phytophage non parasité » (Robert
Régnier, « De quelques grands ennemis du Pommier et de leurs Parasites », Revue de botanique appliquée et
d’agriculture coloniale 3, no 19 (1923): 169‑85.).
73
Société nationale d’agriculture, séance du 4 janvier 1905, in JO 18-01-1905, p. 492.
142
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
indifféremment à toutes les plantes cultivées »74. Le film, qui bénéficie des conseils de R.
Régnier, présente aux villageois différentes techniques : des « pièges » (en fait des trous
creusés dans la terre) ; l’introduction de dioxyde de soufre (SO2) dans les terriers, via une
espèce de « ventilateur » portable ; l’utilisation d’appâts empoisonnés, présentée toutefois
comme dangereuse et difficile à manier ; enfin, la diffusion du virus de Danysz, qui occupe la
majeure partie du film. Or, celui-ci, qui loue l’efficacité de ce procédé, certes plus complexe à
mettre en œuvre puisqu’il exige l’assistance des laboratoires (alors que les appâts peuvent
facilement être fabriqués par l’agriculteur lui-même), insiste aussi sur le fait que les poisons
sont « efficaces, mais dangereux pour l’homme, les animaux domestiques et le gibier, et
exigent de grandes précautions d’emploi ».
La position de Vigier, hostile aux appâts empoisonnés mais favorable à la « lutte
biologique », montre qu’il n’y a pas de position de principe en faveur de tel ou tel type de
lutte, mais que des conflits peuvent s’élever sur des cas particuliers. De même, la présentation
pédagogique du film sur la « destruction des campagnols » ne prend ouvertement parti pour
aucune méthode en particulier, bien que le temps consacré à exposer les méthodes de
fabrication et d’usage du virus de Danysz constitue un parti-pris indéniable. Dans tous les cas,
il s’agit, pour ces savants, de favoriser le développement agricole. Mais cela n’exclut pas, au
contraire, la conscience d’enjeux écosystémiques (et notamment l’intérêt porté pour la
question des espèces « non-cibles »), ni même un spectre empathique assez large, et qu’il est
difficile de préciser.
Cette « lutte biologique » peut prendre l’aspect d’une véritable guerre bactériologique.
C’est ce que montre, outre cet exemple concernant le virus de Danysz (découvert en 1893 et
populaire jusqu’au milieu, voire la fin des années 1950), l’emploi de la myxomatose contre
les lapins de garenne75. Bref, la lutte biologique menée dans ce cadre n’a qu’une ressemblance
lointaine avec les procédés utilisés en agriculture biologique, défendus en France par quelques
pionniers dès les années 1930 et 194076. Elle heurte en effet un principe central de la morale
écologique, qui refuse, sauf exception, l’extermination d’une espèce 77. Pour autant, elle
74
Jean-Benoît Lévy, La destruction des campagnols (Edition française cinématographique, 1927).
Sur ces deux exemples, voir Fourche, « Contribution... », 173‑200; « Loi du 10 mars 1930 rel. à la protection
des cultures contre les ravages des lapins de garenne »; modifiée par la « Loi du 28 juin 1941 rel. à l’organisation
de la chasse »; pour les campagnes d’éradication des lapins au Royaume-Uni entre 1939 et 1945, cf. Pearson,
« Environments, states and societies at war », 231.
76
Le mouvement « bio » en France émerge dès les années 1940-50 avec l’Union des cercles bio-dynamistes en
Alsace et le Groupement des agriculteurs biologiques de l’Ouest (GABO) – qui comprend d’ailleurs un inspecteur
de la Protection des végétaux, J. Boucher, ainsi que R. Lemaire, qui ouvre en 1931, à Paris, la première
boulangerie fabriquant du « pain naturel ». Proche de l’extrême-droite (Lemaire fut vichyssois puis poujadiste), le
GABO donna naissance d’un côté à l’Association française de l’agriculture biologique (AFAB), de l’autre à
l’association « Nature et Progrès ». Voir César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture
biologique ».
77
Voir le dilemme posé, par exemple en Nouvelle-Zélande, concernant les espèces invasives : faut-il, ou non, les
exterminer, afin de protéger les espèces endémiques ?
75
143
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
témoigne d’un savoir écosystémique, d’une connaissance de l’environnement et de ses
relations internes, qui peut favoriser des rapprochements avec les conservationnistes et les
mouvements de protection des oiseaux. Cela, d’autant plus que les nécessités même de la lutte
biologique ou intégrée requièrent, finalement, d’accepter un certain niveau de parasites,
pouvant permettre à la population d’auxiliaires biologiques de se maintenir. En d’autres
termes, des raisons intrinsèques à ce type de lutte l’incitent à s’éloigner d’un idéal
d’éradication pour y substituer le concept de seuil de tolérance. Cela soulève la question du
rapport entre savoir et éthique, et notamment entre science écologique et éthique
environnementale. Si elle n’est pas inexistante, l’opposition entre lutte biologique et lutte
chimique relève ainsi principalement de la seconde moitié du XXe siècle, le livre de R. Carson
marquant à cet égard une borne indéniable78.
78
Fourche, « Contribution... », 278‑80.
144
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV. L’INVENTION
PHYTOSANITAIRE
DE
LA
POLICE
« Dans la Cyrénaïque il y a une loi qui ordonne de faire la guerre aux sauterelles trois fois
l’année ; la première fois, en détruisant leurs œufs ; la seconde, en tuant les petits ; la
troisième, en exterminant les grandes. Et celui qui manque à ce devoir, est puni comme un
soldat déserteur. Dans l’île de Lemnos il y a une certaine mesure établie, et chacun doit
apporter aux magistrats cette mesure pleine de sauterelles tuées. Aussi adore-t-on les choucas
dans cette île, parce qu’ils volent au-devant des sauterelles, et les détruisent. En Syrie on lèvre
des troupes de gens de guerre pour les exterminer ; car cette peste est répandue dans presque
toutes les contrées du globe. »
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XI.
« Aux États-Unis, un pays sans traditions, qui se jeta à corps perdu dans les méthodes
scientifiques d’agriculture et partout où l’usage des produits chimiques se généralise, le sol
perd sa fertilité au point de devoir être abandonné. […] En France, le paysan a la tradition de
ses ancêtres : il faut la respecter » (La Vie Claire, n° 44, juin 19501)
La loi de 1888 « concernant la destruction des insectes, des cryptogames et autres
végétaux nuisibles à l'agriculture » pouvait avant tout être caractérisée par ce qu’elle ne
comportait pas, à savoir le volet sur les « oiseaux utiles » qu’elle aurait due inclure.
Promulguée afin de lutter contre le phylloxéra qui ravage les vignes depuis les années 1860,
cette loi témoigne de la volonté de moderniser l’agriculture, quitte à remettre en cause les
principes du libéralisme et à empiéter sur la propriété privée. Annonciatrice des progrès de la
chimie et de la biologie, il est tentant d’en faire la première pierre juridique de l’édifice ayant
soutenu l’essor du paradigme de la lutte chimique. Mais celle-ci ne s’est pas développée dans
le vide. Ce n’est pas contredire l’influence accordée à Silent Spring de R. Carson et l’attention
subséquente portée sur les pesticides que de souligner qu’un cadre de régulation de leur usage
fut bâti dès le début du XXe siècle, soit au moment même de leur essor.
Certes, la réglementation des insecticides, pour utiliser le terme de l’époque 2, vise la
protection des plantes, voire la santé du consommateur, mais non la préservation de
l’environnement en tant que tel. Ce serait donc un contre-sens que de faire de cette
1
Cité in César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture biologique ».
Nous utilisons indifféremment divers termes, sauf lorsque le contexte exige des distinctions (le préfixe « phyto »
permet ainsi de souligner qu’il s’agit de traitement des plantes). « Pesticides » serait un anglicisme datant de
1960, « phytosanitaires » un néologisme du milieu du XXe siècle ; en revanche, « insecticides » daterait de 1838
et « fongicide » de 1867 (Grand Robert de la langue française ; d’autres étymologies existent pour « pesticide »,
qui serait formé sur le latin pestis, désignant un « fléau en général, et, particulièrement, [une] maladie dangereuse
et commune à beaucoup » selon le Littré – cité in Gaël Thévenot, « De la prévention des risques au changement
des pratiques agricoles : les limites du droit de la protection phytosanitaire » (Droit, Univ.Nice Sophia Antipolis,
2014), 17, note n°15.). Notre corpus fait apparaître d’autres termes, signe d’une stabilisation non fixée, tels
qu’ « insectivore », ou, en 1977, « xénobiotique » pour marquer le caractère artificiel (in Jack Plimmer et al., éd.,
Pesticide Chemistry in the 20th Century (Washington: American Chemical Society, 1977), viii.). Les termes en
« phyto » sont souvent considérés comme émanant de l’industrie, tandis que « pesticides » et « biocides »
semblent, aujourd’hui, dotés d’une connotation péjorative (ce qui n’était pas nécessairement le cas à l’époque
étudiée). Sur cette controverse, cf. Nicole Bonnefoy, « Pesticides : vers le risque zéro » (Paris: Sénat, 10 octobre
2012), 14, section « (3) La philosophie des pesticides : conçus pour tuer ».).
2
145
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réglementation un indice de « conscience écologique », d’autant plus qu’à partir de la fin du
XIXe siècle, elle a tendance à imposer, plutôt qu’à restreindre, l’usage de la chimie, en raison
de considérations commerciales. Au cours du XIXe siècle, on passe en effet d’une obligation
d’échenillage, qui va de pair avec une réglementation de l’usage de l’arsenic – interdit par
exemple en ce qui concerne le chaulage3 des grains – à une obligation d’utiliser les outils de la
chimie moderne. Celle-ci est renforcée par la contrainte économique, qui culmine avec le
Plant Quarantine Act américain (1912), dont les conséquences se font sentir en France, et la
Convention internationale de protection des plantes (1929). Toutefois, les débats – tant des
médecins que du législateur – font apparaître une claire conscience d’enjeux écosystémiques,
par exemple sur les rapports entre faune aviaire et insectes. Celle-ci se concrétise dans
différentes préconisations d’usages tandis que certains scientifiques s’alarment. On objectera
là encore qu’il s’agit d’une finalité hygiéniste et non environnementale ; qu’en outre,
l’agrochimie aurait remporté la partie. Peut-être, mais cela ne suffit-il pas à montrer
l’existence de cette « conscience » que R. Carson et d’autres n’auront finalement
qu’actualisée ? Le nier, n’est-ce pas présumer qu’il n’y a de « conscience écologique » qu’en
dehors de l’anthropocentrisme ? Le débat est ici tributaire de l’éthique environnementale de
l’historien.
IV.1 DU PHYLLOXERA A L’ARSENIC
IV.1.a L’HYGIENISME
Indubitablement, l’hygiénisme joue un rôle central et ambigu dans la problématisation
de la question des pesticides. Transformé par l’évolution scientifique (notamment les
découvertes de Pasteur, qu’on tente parfois de concilier avec les théories anciennes sur la
saleté4), celui-ci trouve une nouvelle vigueur avec la prise en compte de la « question
urbaine » et de la « question sociale ». L’hygiénisme moderne est ainsi une composante
fondamentale de l’édification d’un Etat social, qui prend en main, notamment à travers la
police administrative, la santé de la population, bourgeoise et prolétaire5. La « reproduction de
la force de travail » est la condition sine qua non de la puissance économique, la démographie
un facteur-clé de la puissance militaire – depuis 1871, les Français ont le regard rivé vers la
3
Le « chaulage » (on parle aujourd’hui d’enrobage de semences) consistait à enduire de chaux les semences,
notamment pour lutter contre la carie du blé, procédé préconisé dès 1755 par Mathieu Tillet devant l’Académie de
Bordeaux (Manuela Canabal, « De la découverte scientifique à l’occultation du savoir : Isaac-Bénédict Prévost et
la carie du blé (1798-1807) », Revue d’histoire des sciences 63, no 2 (2011): 501‑27.).
4
Naomi Rogers, « Dirt, Flies, and Immigrants: Explaining the Epidemiology of Poliomyelitis, 1900–1916 »,
Journal of the History of Medicine and Allied Sciences 44, no 4 (1989): 486‑505; Naomi Rogers, « Germs with
Legs: Flies, Disease and the New Public Health », Bulletin of the History of Medicine 63, no 4 (1989): 599‑617.
Malgré les particularités nationales, l’hygiénisme est une « science » largement internationalisée, et en matière de
phytopathologie, scientifiques comme législateurs ne cessent de se référer à ce qui se fait ailleurs.
5
Paolo Napoli, Naissance de la police moderne (La Découverte, 2003), 292.
146
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« ligne bleue des Vosges ». Aussi, l’hygiénisme s’intéresse aux campagnes ; la paysannerie
est à la fois méprisée et magnifiée par la IIIe République6. On pourrait faire le même reproche
à l’hygiénisme que celui adressé ci-dessus quant à la finalité anthropocentriste de la
réglementation des pesticides : il ne s’intéresserait pas plus aux populations en soi que celle-ci
ne serait concernée par l’environnement en soi – ce qui nous paraît erroné dans les deux cas.
Remarquons d’ailleurs l’asymétrie de traitement : personne n’a mis en doute la réalité des
politiques sanitaires alors mises en œuvre au motif de leurs finalités.
Lorsqu’il se penche sur la question agro-alimentaire, l’hygiénisme identifie trois
problèmes majeurs. Le premier concerne une hygiène insuffisante, propice au développement
de germes, de mycotoxines, etc. – c’est le développement, notamment, de l’entomologie
médicale et de la phytopathologie des plantes, qui se croise avec la révolution pastorienne et
des préoccupations archaïques concernant la saleté, l’odeur, etc. Le second concerne l’usage
croissant d’insecticides. Après une double crise, de l’oïdium dans les années 1850 puis du
phylloxéra à partir des années 1860 – laquelle donne naissance à la Convention de Berne de
18787–, les expérimentations concernant les méthodes de lutte contre les ravageurs se
multiplient. Alors qu’outre-Atlantique, l’entomologiste J. Fletcher se plaint, en 1891, de la
difficulté de convaincre le public et les politiques de l’importance de la lutte contre les
ravageurs8, celle-ci est largement admise en France : seul le choix des méthodes fait débat. Le
troisième problème concerne la croissance et l’internationalisation du marché agroalimentaire, qui diffuse des produits nouveaux et souvent frelatés : cela motivera la loi de
1905 sur les fraudes. Ces trois problèmes résultent donc partiellement les uns des autres. Cette
cohérence d’ensemble peut seulement être reconstruite a posteriori : rien ne permet d’affirmer
que ce soit les mêmes individus qui s’intéressent à ces problèmes distincts 9, pas plus qu’on ne
peut considérer qu’ils résultent exclusivement, ni même principalement, les uns des autres.
Par ailleurs, contrairement au modèle popularisé par I. Illich, ils ne s’ordonnent pas
séquentiellement, mais sont problématisés au cours de la même période 10 : en ce sens, on ne
6
Pour des illustrations de cette ambivalence, cf. Lynch, « Le Parti socialiste et la paysannerie dans l’Entre-deuxguerres ». Sur la saleté perçue des villages, cf. Corbin, Le miasme et la jonquille.
7
Convention internationale phylloxérique relative aux mesures à prendre pour combattre le Phylloxéra, signée par
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Espagne, la France, l’Italie et la Suisse (Fourche, « Contribution... », 32; sur
l’oïdium: Lepez, « La question viticole ».).
8
James Fletcher, « Agricultural Losses From Insects », Science 18, no 461 (1891): 316‑18.
9
Si les trois problèmes identifiés sont avérés, on ne dispose en revanche d’aucune donnée sociologique sur le
sujet. La littérature sur l’hygiénisme ignore, en général, les questions phytosanitaires – champ d’étude encore
émergent (cf. Gilles Denis, « Représentations savantes des maladies des plantes à l’époque moderne;
Professionnalisation des sciences agricoles et de l’agronomie (France et Etats-Unis) » (Univ. Lille I, 2011), 59
sq.).
10
On peut considérer que le « premier problème », qui résulte du développement de l’entomologie médicale et de
la phytopathologie, apparaît après les deux autres.
147
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
demande pas à la technique de résoudre un problème préexistant, lui-même causé par la
technique.
Prenant donc en compte l’importance de l’hygiénisme dans l’élaboration d’un cadre
réglementant les phytosanitaires, l’analyse d’un corpus essentiellement scientifique, juridique
et politique doit nous aider à comprendre la façon dont les pesticides et la réglementation
afférente ont été problématisés, et par suite la manière dont les rapports entre environnement
et technique ont été conçus. Après une présentation de l’usage de l’arsenic comme composant
fondamental de la lutte insecticide jusqu’à l’invention du DDT, on analysera l’évolution du
cadre juridique français au cours du XIXe siècle, jusqu’à la loi sur la santé publique de 1902 et
la règlementation de 1916 sur les substances vénéneuses. Cette présentation abordera d’abord
l’institutionnalisation d’une police phytosanitaire qui deviendra, sous Vichy, permanente, et
ensuite la réglementation sanitaire et commerciale des pesticides – qui culmine, elle aussi,
sous l’Occupation. On ne peut en effet pas comprendre l’émergence du « droit des
pesticides » sans s’intéresser à son préalable, l’organisation de la police phytosanitaire,
laquelle apparaît comme une branche de la police sanitaire, attribut essentiel des
municipalités11. Enfin, on évoquera brièvement la dimension internationale de cette
réglementation, afin de mettre en lumière les liens que la police phytosanitaire entretient avec
le libre-échange et le commerce mondial. Insister sur la dimension juridique de la lutte
chimique nous permettra de montrer l’émergence d’un certain nombre de principes et de
règles au cœur de la réglementation contemporaine des pesticides, de l’expertise et plus
largement des questions de sécurité sanitaire12. On verra que le cadre réglementant l’usage des
pesticides a été construit en même temps que leur généralisation, voire même avant. Dès
l’origine, ce cadre prend en compte l’environnement – fût-ce à partir d’une perspective
hygiéniste, « anthropocentriste » –, ainsi que le besoin, largement partagé, de développer des
outils nouveaux. Il fallait faire face aux « effets pervers » de la modernité. La crise du
phylloxéra fut le signe univoque du fléau constitué par les ravageurs. Mais ces calamités
n’étaient pas perçues comme de simples catastrophes naturelles : on en attribuait la
responsabilité à l’intensification de l’agriculture et à la généralisation des monocultures, elles11
Pour une présentation historique du droit des pesticides qui ignore la police phytosanitaire, cf. Bonnefoy,
« Pesticides : vers le risque zéro ». Pour un regard contemporain sur l’élaboration de la police sanitaire, Hauriou,
Précis de droit administratif; et pour une conceptualisation historique, Napoli, Naissance de la police moderne.
12
La thèse de R. Fourche (« Contribution… »), commentée in Jas (« Public Health and Pesticide Regulation… »),
a constitué un point d’appui incontournable à cette section. Toutefois, portant davantage sur les milieux agricoles
et techniques de l’administration que sur le droit, nous avons consulté en outre la littérature juridique, politique,
hygiéniste et agricole. Pour une présentation de la réglementation (plus ou moins) actuelle, cf. Michel Prieur, « La
législation sur les pesticides en France », Revue juridique de l’environnement 12, no 2 (1987): 201‑20; Gaël
Thévenot, « Le régime d’autorisation des produits phytopharmaceutiques face aux révolutions scientifiques et
agro-écologique: quel positionnement? », in Révolution juridique, révolution scientifique: vers une
fondamentalisation du droit de l’environnement (Presses univ. d’Aix-Marseille, 2014), 275‑99; Thévenot, « De la
prévention des risques... »; Bonnefoy, « Pesticides : vers le risque zéro ».
148
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mêmes liées à l’essor du commerce mondial. Si l’on considérait que « l’équilibre de la
nature » avait été rompu – comme nous l’avons montré lors de l’examen des débats
parlementaires de 1878 – il apparaissait tout aussi évident que l’accroissement de la
productivité agricole était un bienfait. L’hécatombe de 1914-18, qui aggrava décisivement les
effets de l’exode rural, en fit une nécessité. Dans un contexte politique marqué par les
atermoiements dus à la volonté conjointe de moderniser le pays et de défendre la petite
exploitation agricole, le droit devait permettre cet essor technologique. Cela n’implique
cependant pas qu’on l’ait laissé se déployer de façon anarchique ou sans s’occuper d’effets
environnementaux ou sanitaires collatéraux. Le cadre réglementaire que nous présentons met
en question deux conceptions répandues : la première, selon laquelle le droit ne ferait
qu’encadrer de l’extérieur le développement des techniques plutôt que de participer
pleinement à leur essor ; la seconde, selon laquelle les pesticides n’auraient été problématisés
en tant qu’enjeu environnemental qu’à partir des années 1960 et de Silent Spring, et que
l’expertise sanitaire et environnementale aurait succédé au contrôle de l’efficacité des
produits. C’est le contraire qui a eu lieu ; tout, ou presque, semblait déjà en place, au niveau
réglementaire, en 1916. Ce n’est pas tant l’insouciance de nos aïeux, ou leur absence
supposée de « conscience écologique » qui devrait nous interpeller mais pourquoi ces outils
réglementaires se sont révélés insuffisants.
IV.1.b L’ARSENIC,
UNE
SUBSTANCE
POLYVALENTE
ET
PERSISTANTE
Dans la lutte chimique contre les ravageurs, l’arsenic prend une place centrale. Ses
propriétés insecticides sont depuis longtemps reconnues. Existant à l’état naturel sous
différentes formes, il se prête facilement à la synthèse, permettant de créer de nombreux
dérivés. Ses usages, très variés, contribuent à la fascination qu’il exerce. On l’utilise comme
pigment de peinture, comme insecticide contre les moustiques, comme poison, excitant ou
médicament – la solution de Fowler développée à la fin du XVIIIe siècle, le Salvarsan inventé
par P. Ehrlich en 1910 contre la syphilis, aujourd’hui en cancérologie, etc. En tant que
phytosanitaire, le vert de Paris est progressivement remplacé par l’arséniate de cuivre, moins
toxique pour les plantes mais largement suffisant pour certains ravageurs13. Sa polyvalence
13
L’arsenic, sous forme minérale (réalgar, etc.) est utilisé en Chine, au IX e siècle ap. J.-C., et en Europe à la fin
du XVIIe. Le vert de Paris (ou acéto-arsénite de cuivre, distinct de l’arséniate de cuivre, aussi appelé vert de
Scheele) fut utilisé comme phytosanitaire aux Etats-Unis dès 1867. Cf., pour ce bref historique, Francis J. Peryea,
« Historical use of lead arsenate insecticides, resulting soil contamination and implications for soil remediation »
(16th World Congress of Soil Science, Montpellier, 1998); Michael F. Hughes et al., « Arsenic Exposure and
Toxicology: A Historical Perspective », Toxicological Sciences 123, no 2 (octobre 2011): 305‑32; Fletcher,
« Agricultural Losses From Insects »; Rosa Michel, « Pourquoi luttons-nous contre la rationalisation
capitaliste? », Cahiers du bolchévisme, no 61 (27 novembre 1926): 2019‑31; Lewis Mumford, Technique et
civilisation (1934; Marseille: Parenthèses, 2016), 322. Pendant la Seconde guerre mondiale, l’administration
149
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fascine, son faible coût en fait une substance de choix; pendant la Seconde Guerre mondiale,
on se bat contre la malaria avec du DDT et… du vert de Paris. Certains imaginent d’utiliser
l’arséniate pour baisser l’acidité des pamplemousses14.
La généralisation de l’usage agricole – pas seulement phytosanitaire – de cette
substance miraculeuse n’est pas sans revers. Pendant près d’un demi-siècle, au minimum, la
presse se fait l’écho d’affaires retentissantes. A Hyères, en 1877, on déplore onze morts et des
centaines d’empoisonnements dus à du vin malencontreusement plâtré avec de l’acide
arsénieux. Vers 1900, l’affaire de Manchester fait 75 morts et 6 000 empoisonnements, dus à
la contamination de bière. Deux décennies plus tard, une « nouvelle maladie », due à
l’empoisonnement chronique à l’arsenic utilisé sur vigne, est identifiée à Kaiserstuhl et à
Markgrüflerland. La toxicité de l’arsenic, pour les hommes comme pour les abeilles, est
reconnue15. En 1931, l’épandage aérien d’arsenic sur plus de 5 000 hectares au sud de
Nuremberg conduit à la destruction d’un millier de colonies d’abeilles, vraisemblablement
l’accident apicole le plus grave de l’entre-deux-guerres16. Associé aux découvertes montrant
que les résidus ne peuvent véritablement être lavés – ce qui conduit à des velléités
« protectionnistes » –, ce contexte explique qu’on se mette en quête d’une alternative à
l’arsenic dès 191917. Toutefois, faute de substitut aussi « efficace », l’arsenic demeura en
usage avant d’être progressivement supplanté, après 1945, par le couple DDT-toxaphène18.
Avec la bouillie bordelaise, utilisée comme fongicide19, l’arsenic ainsi est l’une des
américaine envisage encore l’usage de vert de Paris pour détruire les larves de moustique (Perkins, « Reshaping
Technology in Wartime », 176.)
14
Jean Lhoste, « Les traitements insecticides et leur incidence secondaire sur la Physiologie des Plantes et des
Animaux », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée 3, no 5 (1956): 274.
15
Sur Hyères, cf. V. Cougit, « Affaire des vins empoisonnés d’Hyères », Annales d’hygiène et de médecine
légale, no 20 (1888): 348‑60; « Une ville empoisonnée », Journal de la Société nationale d’hygiène publique, mai
1888, 9‑10; H. Bertin-Sans et V. Ros, « L’emploi de l’arsenic en agriculture. Ses dangers. Etude expérimentale et
critique. Projet de réglementation », Revue d’hygiène et de police sanitaire XXIX, no 3 (1907): 197; Fourche,
« Contribution... », 69.). Sur Manchester, Kaiserstuhl et Markgrüflerland, cf. Jas, « Public Health and Pesticide
Regulation... » Sur les abeilles, cf. E. B. Holland, « Detection of arsenic in bees », Journal of economic
entomology 9, no 3 (1916): 364‑66 (commenté in Fourche, op.cit., 92).
16
Fourche, « Contribution... », 93.
17
H.H. Shepard, The chemistry and toxicology of insecticides (Burgess, MN, USA, 1939), cité in Peryea,
« Historical use of lead arsenate... ». Cf. aussi tableau des résistances in Fourche, « Contribution... », 119.)
18
Cf. par ex. Stehlé, « Les insectes nuisibles à la Canne à sucre. Leurs parasites naturels et la lutte biologique aux
Antilles françaises ». Cf. aussi notes 69 sur Stehlé et 52 sur le DDT. Le toxaphène, souvent utilisé en association
avec le DDT, a été définitivement interdit dans l’UE en 1984 et aux Etats-Unis en 1987, avant de faire l’objet
d’une procédure mondiale de phase-out dans le cadre de la Convention de Stockholm sur les polluants organiques
persistants (POP) de 2001 (Brooks, « Chlorinated Insecticides: Retrospect and Prospect »; « PIC - Document
d’orientation de décision pour un produit chimique interdit ou strictement réglementé (toxaphène) » (Convention
de Rotterdam, s. d.).
19
Il s’agit d’un mélange de sulfate de cuivre et de chaux, surtout utilisé sur vigne, souvent en association avec des
mélanges arsenicaux. Cf. Jérôme Poulenard et Pierre Sabatier, « Le glyphosate ressuscite le DDT », La
Recherche, mars 2016; Fourche, « Contribution... », 30, 65.
150
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
substances les plus utilisées en agriculture, pendant près d’un siècle – ce qui, curieusement,
semble avoir été oublié20.
Si la toxicité motive les premières recherches sur une alternative à l’arsenic,
l’identification de résistances apparues chez les ravageurs les accélèrent21. Le déclin de
l’arsenic ne conduit pas, toutefois, à sa disparition. On continue de l’utiliser, entre autres afin
de lutter contre les résistances développées à l’égard des nouveaux insecticides22. La « course
contre la nature » à laquelle se livre l’industrie chimique ne conduit pas seulement à
remplacer les « techniques archaïques » par des « techniques nouvelles » : celles-là font
systématiquement leur réapparition en cas d’émergence de résistances aux nouveaux produits,
ce que montre également l’exemple du glyphosate23. La France finit toutefois par interdire
l’arsénite de sodium en 1973 ; la viticulture obtient une dérogation jusqu’en 200124. Malgré
cela, l’arsenic demeure répandu dans les exploitations : l’UE, qui initia une procédure de
phase-out de l’arsenic en 1976 – soit après l’interdiction du DDT –, l’autorisa jusqu’en 2006
pour traiter le bois25. Qu’on se mette en quête, dès 1919, d’une alternative à l’arsenic pour des
raisons sanitaires, sans que cela n’empêchât la persistance de l’arsenic jusqu’à aujourd’hui,
résume le cœur du problème : dès la Première guerre mondiale, la confiance accordée aux
insecticides à base d’arsenic est toute relative26. En aucun cas ne peut-on parler d’une
adoration aveugle envers ces bienfaits de la science, qui ne sont utilisés que « faute de
mieux » ; les tracteurs et autres machines agricoles sont, en cela, bien plus propices à réveiller
la foi au progrès, à fasciner les esprits et à susciter l’enthousiasme des campagnes. A ce titre,
l’usage de l’aviation pour l’épandage aérien joue un rôle certain dans la popularisation de la
20
On a pu faire l’hypothèse qu’en 1903, les produits cupriques étaient les seuls alors utilisés, hormis les
« pesticides naturels » (Bonnefoy, « Pesticides : vers le risque zéro », 116.).
21
Fourche, « Contribution... », 119.
22
Peryea, « Historical use of lead arsenate... ». On l’utilise sur pommier, au Royaume-Uni, en 1966, ainsi qu’en
France dans les années 1970; au Canada, on l’utilisait encore en 1981.
23
Pour une critique générale du schéma d’un progrès technique linéaire qui abandonnerait les techniques
archaïques, cf. Edgerton, Quoi de neuf ? Sur les résistances au glyphosate et l’usage de phytosanitaires ancien :
Emily Waltz, « Glyphosate resistance threatens Roundup hegemony », Nature Biotechnology 28, no 10 (octobre
2010): 1129‑1129; David Mortensen et al., « Navigating a Critical Juncture for Sustainable Weed
Management. », BioScience 62, no 1 (janvier 2012): 75‑84; Natasha Gilbert, « Case studies: A hard look at GM
crops », Nature News 497, no 7447 (2 mai 2013): 24; Emily Waltz, « Monsanto Adds Dicamba to Its Cache to
Counter Weed Threat », Nature Biotechnology 33, no 4 (avril 2015): 328‑328; Poulenard et Sabatier, « Le
glyphosate ressuscite le DDT ».
24
Patricia Jolly, « Le lien entre le cancer d’un ouvrier viticole et son exposition aux pesticides rejeté en appel »,
Le Monde.fr, 22 septembre 2017, sect. Planète. Un arrêté du 29 oct. 1981 autorise l’arsénite de sodium pour le
traitement d’hiver des vignes, à condition qu’y soit ajouté un répulsant pour les animaux. L’INERIS évoque un
avis du 23 nov. 2001 (INERIS et A. Gouzy, « Données technico-économiques sur les substances chimiques en
France : Arsenic et composés inorganiques : Panorama des principaux émetteurs », 2008, 35.)
25
« Directive 2006/139/CE de la Commission du 20 décembre 2006 modif. la directive 76/769/CEE du Conseil,
en ce qui concerne la limitation de la mise sur le marché et de l’emploi des composés de l’arsenic, en vue
d’adapter son annexe I au progrès technique » (2006).
26
Cf. notamment Charles Mourec et al., « Rapport sur l’emploi des composés arsénicaux en Agriculture
considéré au point de vue de l’hygiène publique », Bulletin de l’Académie nationale de médecine LXI (1909): 17‑
57.
151
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« lutte chimique » ; son coût la restreint aux grandes cultures et aux entreprises spécialisées.
Le lien émotionnel qui peut exister entre l’agriculteur et le tracteur, etc., qu’il peut
s’approprier (fût-ce dans le cadre d’une coopérative), est plus intense27. Malgré l’apparition
de produits plus « performants » que l’arsenic, ce scepticisme de bon aloi envers les
merveilles de la « révolution chimique » n’empêchât pas la persistance de l’arsenic
jusqu’aujourd’hui, fût-elle cantonnée à certaines niches comme le traitement du bois ou la
viticulture.
IV.2 L’ORGANISATION DE LA POLICE PHYTOSANITAIRE DU
XIXE SIECLE A VICHY
Quel est donc l’état de la réglementation lorsque les usages agricoles de l’arsenic se
généralisent, en France à partir des années 1880 ? Les « phytosanitaires », dont l’arsenic, sont
pris en compte en tant que « substances vénéneuses » par la loi du 21 Germinal an XI (1803),
cadre général de la profession pharmaceutique jusqu’à sa rénovation en 194128. L’ordonnance
du 29 octobre 1846 sur les substances vénéneuses élargit la possibilité de vente, hors usage
médicinal, à quiconque se déclare et s’inscrit sur un registre public. Elle interdit expressément
la vente et l’usage de l’arsenic pour le « chaulage des grains » et la « destruction des
insectes » (art. 10). En revanche, il est autorisé, en formulation (c’est-à-dire sous forme
mélangée29), pour le « traitement des animaux domestiques » et la « destruction des animaux
nuisibles » (art. 8) : on peut l’utiliser comme biocide, mais non comme phytosanitaire. A la
Belle Epoque, le statut juridique de cette ordonnance est obscur : toujours est-il qu’elle ne fut
pas utilisée pour s’opposer aux usages agricoles, y compris phytosanitaires, de l’arsenic30.
27
Sur l’épandage aérien, cf. Edmund P. Russell, « “Speaking of Annihilation”: Mobilizing for War Against
Human and Insect Enemies, 1914-1945 », The Journal of American History 82, no 4 (mars 1996): 1514‑15, 1519,
1524‑25; Fourche, « Contribution... », 113‑14, 147‑49, 315 (« le Limousin n’est pas le Vietnam », entend-on en
1975).
28
Art. 34 et 35 de la loi. Cf. Eric Fouassier, « Le cadre général de la loi du 21 Germinal An XI », in Bicentenaire
de la loi du 21 Germinal An XI (Ordre national des pharmaciens, 2003); Christine Debue-Barazer, « Le
médicament, 1803-1940 » (Ordre national des pharmaciens, 2003).
29
La forme mélangée permet de diluer la matière active, de la renforcer (à l’aide d’adjuvants), mais aussi de
colorer le produit. Les hygiénistes de la fin du XIXe proposèrent ainsi d’ajouter des colorants ; l’arrêté du 29 oct.
1981 sur l’usage de l’arsénite de sodium en vigne conditionna celui-ci à l’ajout d’une substance répulsive pour les
animaux. Cf. infra, section « Le décret de 1916 sur les substances vénéneuses ».
30
Il s’agit là d’une question d’interprétation du droit, voire de théorie et d’histoire du droit. Il s’agirait d’une
« substance illégale dès 1846 » (Fourche, op.cit., 55, repris par Jas, art. cit., qui s’appuient en particulier sur des
hygiénistes (Bertin-Sans et Ros, « L’emploi de l’arsenic... »; Paul Cazeneuve, « Sur les dangers de l’emploi des
insecticides à base arsenicale au point de vue de l’hygiène publique », Bulletin de l’Académie nationale de
médecine, no 59 (4 février 1908): 133‑54; cf. aussi Mourec et al., « Rapport sur l’emploi des composés
arsenicaux... »). En fait, l’art. 8 autorise la « destruction des animaux nuisibles », l’art. 10 interdit celle des
insectes. Mais on peut se demander si cette interdiction ne visait pas plutôt le papier « tue-mouches », l’usage
agricole direct ayant été généralisé plus tardivement (selon Bertin-Sans et Ros, art. cit., il est utilisé depuis le
milieu du XIXe en Amérique, depuis les années 1870 dans certains comtés anglais, mais seulement depuis la fin
des années 1890 en France et en Algérie; ces dates sont grosso modo confirmées in Peryea, « Historical use of
lead arsenate... »). Aux interpellations d’hygiénistes invoquant une illégalité supposée de l’usage d’arsenic,
l’administration répond de façon lacunaire. La norme est-elle, ou non, tombée en désuétude ? Interdisait-elle, ou
152
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.2.a L’OBLIGATION D’ECHENILLAGE
Si l’ordonnance de 1846 implique l’existence d’un usage ancien, voire traditionnel, de
l’arsenic en agriculture, soit celui-ci est peu répandu, soit il n’est guère problématisé. Les
savants semblent, à cette époque, sceptiques quant à l’efficacité de tels procédés
« chimiques ». V. Audouin, du Muséum, préconise plutôt l’échenillage traditionnel et
souligne l’importance des auxiliaires biologiques, ce qui lui permet de mettre en garde contre
une chasse trop importante des oiseaux31. L’échenillage était également la méthode
privilégiée par le droit. Sous l’Ancien Régime, certains textes le rendaient obligatoire ; il
s’agissait toutefois autant d’assurer la propreté de l’air que la santé des plantes32. En 1791, on
remplaça l’obligation par des mesures d’incitation. Mais dès mars 1796, on rétablit celle-là
(sous peine d’amendes), limitée toutefois aux chenilles33. Ces obligations furent-elles
appliquées ? « Un demi-résultat est toujours un succès », se félicite, en 1800, une
administration départementale34. Aux dires des parlementaires de 1878, la loi était peu
applicable (Audouin l’avait remarqué, pour la pyrale, dès 1842), et serait progressivement
tombée en désuétude35 – ce que Hauriou conteste formellement36. A vrai dire, son intérêt
non, l’arsenic en tant que produit phytosanitaire ? Est-elle appliquée de façon uniforme ? Toujours est-il qu’une
circulaire du 21 décembre 1899 (citée in Fourche, op.cit., 58) préconise de n’appliquer l’ordonnance de 1846
qu’ « avec la plus grande circonspection, et sans heurter les intérêts commerciaux des détenteurs de substances »
utilisées sur vigne : s’il s’agit d’ « illégalisme », il est autorisé ! En 1916, le rapport ministériel qui introduit la
nouvelle réglementation réaffirme que l’art. 10 de l’ordonnance interdisait l’usage « agricole » d’arsenic (JO 19
sept. 1916).
31
Victor Audouin, Histoire des insectes nuisibles à la vigne, et particulièrement de la pyrale qui dévaste les
vignobles des départements de la Côte-d’Or, de Saône-et-Loire, du Rhône, de l’Hérault, des Pyrénées-Orientales,
de la Haute-Garonne, de la Charente-Inférieure, de la Marne et de Seine-et-Oise; avec indication des moyens
qu’on doit employer pour la combattre (Paris: Fortin, Masson et Cie, 1842).
32
Selon une décision de police de 1738, « ce défaut d’échenillage cause un tort considérable tant aux arbres
qu’aux fruits de la terre (…) la plupart des arbres et des haies étant couverts de nids de chenilles, qui venant à
éclore, peuvent non seulement infecter l’air, mais encore ôter l’abondance et la salubrité des fruits et légumes les
plus utiles à la vie » (Louis XV, « Sentence de police, qui ordonne l’exécution de l’Arrêt du Parlement du 4
février 1732... », in Recueil des principaux édits, déclarations, ordonnances, arrêts, sentences & réglemens,
concernant la justice, police & finances, depuis le 29 septembre 1722 jusqu’au 4 juin 1726, vol. IX (Paris: Claude
Girard, 1759), 440.). Cf. aussi l’arrêt de la cour du parlement du 4 février 1732 et l’ordonnance de l’intendant de
Paris du 2 mars 1738 (cités in Jean Baptiste Joseph Paillet, Manuel du droit français, Paris, 1832, pp.957-958 ; il
se trompe sur les dates : cf. J.-N. Guyot, « arbre », Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile,
criminelle, canonique et bénéficiale. T2, 1775-1783 ; « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ».).
33
Loi du 6 octobre 1791 et loi du 26 ventôse an IV (mars 1796 ; reproduite in Bulletin des lois de la République
française, an IV, n°33 ; copie in Audouin, Audouin, Histoire des insectes nuisibles, 344; et in « Rapport de la
Sicotière et al., 1878 », 249.) La loi sur la police rurale de 1791 (IV, art. 20) disposait : « Les corps administratifs
emploieront constamment les moyens de protection et d’encouragement qui sont en leur pouvoir pour la
multiplication des chevaux, des troupeaux, et de tous les bestiaux de race étrangère qui seront utiles à
l’amélioration de nos espèces […] Ils encourageront les habitants des campagnes […] à la destruction des
animaux malfaisants qui peuvent ravager les troupeaux, ainsi qu’à la destruction des animaux et des insectes qui
peuvent nuire aux récoltes. »
34
Seine Maritime, Seine Maritime, Compte de l’administration centrale du département de la Seine-Inférieure,
depuis le premier brumaire an IV, jusqu’à l’organisation du nouveau système administratif, établi par la loi du
28 pluviôse an VIII (Rouen: F. Baudry, 1799), 239‑40.
35
Audouin, Histoire des insectes..., 202. Les chenilles de la pyrale sont trop petites pour être enlevées à l’époque
préconisée. Sur les débats : JO 13-02-1878, p.1489-1490 et « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ».
153
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
même était discuté : si Audouin prônait l’échenillage, d’autres, avant lui, considéraient cette
pratique irrationnelle, en se fondant sur un calcul coût-bénéfices37.
Sur le plan juridique, l’enjeu concerne la possibilité de contraindre les propriétaires à
lutter contre les parasites : cela demeura controversé jusqu’à Vichy. Ainsi, en 1832, le juriste
Paillet reprend à son compte les explications formulées dans les arrêtés et circulaires
promulgués pendant la période révolutionnaire38. On feint ainsi de s’étonner du caractère
inédit des mesures de police de l’Ancien Régime, qui ne peuvent s’expliquer que par la
« négligence de quelques-uns » : « Il a donc fallu que la loi s’occupât d’un soin dont il
semble, au premier coup d’œil, qu’il aurait pu reposer sur l’intérêt privé. » Cela conduit à
justifier l’obligation phytosanitaire administrative, et à prôner une lutte tous azimuts. Les
textes appellent ainsi à ce que « les cultivateurs se liguassent » pour faire « une guerre
commune » aux nuisibles : chenilles, insectes, taupes, mulots, et surtout « le hanneton, […] le
plus malfaisant des animaux, puisque, pendant toute sa vie, et dans tous ses états, il existe aux
dépens du règne végétal. » Sans doute pour se protéger de toute accusation d’atteinte à la
Création, les textes ajoutent que « ce ne sont pas, au reste, des soins [sic] minutieux qui
tendent à anéantir ces races prodigieusement fécondes d’insectes destructeurs ».
Dans les normes, sinon les pratiques, l’obligation de combattre les parasites est ainsi
admise depuis l’Ancien Régime, mais remise en cause par le libéralisme. Malgré les velléités
de légiférer depuis les années 1840, il faut atteindre la crise du phylloxéra d’une part, le
renforcement de l’Etat d’autre part, pour que cette question soit remise sur le tapis. La police
phytosanitaire s’affirme alors, avec un retard certain : en matière de logement insalubre, on
admettait depuis la loi de 1850 « l’intervention de la police dans ce domaine crucial où
l’intérêt social recouvre l’intérêt privé »39. La crise du phylloxéra est ainsi à la police
phytosanitaire ce que les épidémies de choléra (1832, 1849 et 1854) furent à la police
urbaine40. Amputée, donc, de son volet sur les « oiseaux utiles », la loi de 1888 sur « la
36
C’est pour lui un des rares domaines d’exercice de la police rurale municipale : « Aux termes de la loi du 26
ventôse an IV, art. 7, [le maire] fait procéder d’office à l’échenillage » (Hauriou, Précis de droit administratif,
453.). Hauriou ne semble pas avoir pris en compte, dans son ouvrage, la loi de 1888, bien qu’il fasse référence
aux autres lois récentes composant le nouveau « Code rural ».
37
Jean-Etienne Guettard, « Mémoire sur l’échenillage », in Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle
et sur les arts (Paris: Ruault, 1778), 230‑47.Cet académicien cite notamment l’Histoire des insectes de Réaumur,
et affirme que les paysans ont d’autres chats à fouetter.
38
Jean Baptiste Joseph Paillet, « Echenillage (note) », in Manuel du droit français, 8e éd. refondue (Paris: V. Th.
Desoer, 1832), 957‑58. Les citations qui suivent semblent provenir d’un arrêté préfectoral de l’an XI ; mais on
retrouve exactement la même formulation dans la « Circulaire du ministère de l’Intérieur sur l’échenillage du 10
mars 1799 (20 Ventôse an VII) », Circulaires, instructions et autres actes émanés du Ministère de l’intérieur, ou
relatifs à ce département, de 1797 à 1821 inclusivement, 1797, 60.
39
Napoli, Naissance de la police moderne, 296.
40
Sur l’importance du choléra en matière de salubrité et de mesures de police : Ibid., 300. Cf. aussi les
ordonnances prescrivant des mesures sanitaires lors de l’épidémie de 1831, in Office national d’hygiène de
France, Recueil des textes officiels concernant la protection de la santé publique. Tome II (1831-1870) (Paris:
154
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
destruction des insectes » dispose que le préfet « [prescrit] les mesures nécessaires »41. Il
s’agit là d’une avancée majeure, encore refusée par le gouvernement dix ans plus tôt42.
IV.2.b LA CRISE DU PHYLLOXERA (1878-1888)
La loi de 1888 sur les insectes fut en effet préparée par celle de 1878 sur le
phylloxéra43. S’il s’agissait du « pouvoir de traiter les vignes malades même contre le gré du
propriétaire », l’administration demeurait hésitante. Ainsi, le gouvernement avait rejeté les
propositions accordant au préfet l’initiative sur le sujet, réservant celle-ci au ministre – ce qui,
de son point de vue, était déjà beaucoup. Par ailleurs, à la fin des années 1870, l’intérêt des
pesticides est relatif. « Les insecticides essayés avec le plus de succès n’ont jusqu’ici obtenu
que des résultats partiels », précise le ministre44. En outre, qu’en 1878, le Parlement ait
examiné le projet de loi sur les insectes en y incluant un volet sur les oiseaux, montre
l’importance que la lutte biologique revêtait encore. Droit de propriété oblige, l’arrachage
obligatoire des vignes n’est guère envisageable : aussi, malgré un certain scepticisme,
l’administration donne-t-elle des conseils de traitements chimiques, lesquels s’ajoutent aux
méthodes traditionnelles. Une circulaire précise ainsi les dates de traitement – reconnaissant
donc le caractère dangereux des produits –, tout en donnant le choix au vigneron d’adopter,
ou non, des méthodes chimiques. Concernant celles-ci, elle se contente de préconiser « ceux
qui ont à la fois la propriété de tuer l’insecte et de donner de la vigueur à la vigne »45. La
distinction entre pesticides et engrais n’est pas encore claire… Si la loi de 1878 introduit ainsi
le principe de l’obligation phytosanitaire, celle-ci reste soumise à la décision du ministre. Par
ailleurs, le législateur refuse d’imposer une méthode en particulier, et cela « afin de réserver
Imprimerie nationale, 1939). Le cadre général est fixé par la loi du 3 mars 1822 sur la police sanitaire, puis le
décret du 24 décembre 1850 sur la police sanitaire (ibid.).
41
Article 1er. Sur les débats ayant mené à cette loi depuis la fin des années 1840, cf. supra, section III.2.
42
Refusant de suivre l’avis de la commission du phylloxéra, le gouvernement déclare qu’il est « impossible
d’introduire des prescriptions dont l’utilité pût être établie en prévision d’un danger dont on ignore la nature, la
forme et l’origine » (JO 11-02-1878 précité).
43
Gouvernement français, « Loi du 15 juillet 1878, relative aux mesures à prendre pour arrêter les progrès du
phylloxera et du doryphora » (1878). JO 18 juillet 1878 ; Gouvernement français, « Loi du 2 août 1879 ayant
pour objet de modifier plusieurs dispositions de la loi du 15 juillet 1878, relative aux mesures à prendre pour
arrêter les progrès du phylloxera et du doryphora » (1879). JO 4-08-1979. Une première loi, du 22 juil. 1874,
avait instauré une commission supérieure du phylloxéra, chargée de trouver des méthodes contre le fléau. Pour
des indications sur les quantités déversées : E. Tisserand, « Le phylloxéra », Journal de la société statistique de
Paris XXI (1888): 182‑90. Tisserand (1830-1925) fut le premier directeur de l’Institut national agronomique de
Paris, directeur de l’agriculture au ministère, président de la Société d’agriculture et membre de l’Académie des
sciences ainsi que de celle de l’Agriculture. Pour une recension des propositions de loi visant le phylloxéra,
effectuée en déc. 1877, voir « Rapport de la Sicotière et al., 1878 ».
44
Teisserenc du Bort, ministre de l’agriculture et du commerce, « Exposé des motifs du projet de loi relatif aux
mesures à prendre pour arrêter les progrès du phylloxéra et du doryphora », séance au Sénat du 23 janvier 1878,
JO 11-02-1878, p.1420-1423. Celui-ci cite, pour l’Autriche, la loi du 8 avril 1878 concernant les mesures à
prendre contre l’extension du phylloxéra ; un projet de loi suisse ; et « des lois ou des ordonnances » prises contre
le doryphore en Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne et Pays-Bas.
45
de Meaux, C., Ministre de l’agriculture et du commerce, « Circulaire du 6 mars 1876 relative au phylloxera »,
Journal des débats politiques et littéraires, 11 mars 1876.
155
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’une façon absolue la liberté de l’avenir », dixit le ministre46. L’ampleur de la crise conduisit
toutefois le ministère à utiliser son nouveau pouvoir, y compris en ordonnant à
l’administration de procéder à des épandages de sulfocarbonate47. De la fin des années 1870 à
la loi de 1888, on observe ainsi une progression d’une part dans l’usage de pesticides, d’autre
part dans l’acceptabilité d’une police phytosanitaire, qui avait été remise en cause par la
Révolution. Il ne faut toutefois exagérer ni l’une ni l’autre. Pour le doryphore, également
concerné par la loi de 1878, on brûle les pommes de terres, moyen jugé « infaillible »48 – et
sans doute acceptable, comparaison faite avec la perte que représente un pied de vigne
arraché.
IV.2.c LA
LOI DE
1888
ET L’INSTITUTIONNALISATION D’UNE
POLICE PHYTOSANITAIRE
« Il ne faut pas se laisser abuser par le mot « prévenir » et croire qu’il autorise [le maire à
prendre] des mesures préventives permanentes ; le sens de ce mot « prévenir » est déterminé
par les mots qui suivent : « accidents et fléaux calamiteux ». Dans l’opinion courante, au
moment où ces [arrêtés municipaux] ont été rédigés, l’épidémie était un pur accident, qui ne
devait préoccuper que lorsqu’il y avait menace actuelle ; il s’agit donc de précautions
immédiates à prendre contre une épidémie déjà déclarée. On ne pensait pas que l’épidémie fût
appelée pour ainsi dire par les mauvaises conditions sanitaires, et par conséquent qu’il y eût à
prendre des mesures permanentes. Il y a là sans doute une fâcheuse manière de comprendre le
problème sanitaire », etc. (M. Hauriou49)
En accordant au préfet – et non plus seulement au ministre – un pouvoir de police
phytosanitaire, la loi de 1888 constitue un jalon important de l’émergence du pouvoir de
police phytosanitaire moderne. Mais celui-ci reste soumis à une condition préalable : le
« caractère envahissant ou calamiteux » des parasites (végétaux, ravageurs, et, à partir de
1927, animaux)50. Par ailleurs, sauf urgence, le préfet consulte le Conseil général du
département51. Enfin, ces mesures ne deviennent exécutoires qu’ « après l’approbation du
ministère de l’agriculture qui prend, sur les procédés à appliquer, l’avis d’une commission
technique instituée par décret ». Ce n’est donc qu’avec prudence qu’on limite le droit de
propriété : le pouvoir de police phytosanitaire ne peut être utilisé qu’en cas de calamité,
46
JO 11-02-1878 précité.
Cf. supra, note 43 et notamment Tisserand.
48
Loi du 15 juillet 1878 précitée, art. 10. Sur la nature « infaillible » de ce procédé, résumée par la phrase
« Connu, le doryphore est un insecte mort », voir JO 20-08-1878, p.8742-8743.
49
Maurice Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929. Tome 2 (Paris: Sirey, 1929), 560.
50
« Les préfets prescrivent les mesures nécessaires pour arrêter ou prévenir les dommages causés à l'agriculture
par des insectes, des cryptogames ou autres végétaux nuisibles, lorsque ces dommages se produisent dans un ou
plusieurs départements ou seulement dans une ou plusieurs communes et prennent ou peuvent prendre un
caractère envahissant ou calamiteux. » (al. 1 de l’art. 1 de la loi du 24 déc. 1888 ; le passage rayé fut supprimé
dans la formulation donné à l’art. 76 de la loi du 21 juin 1898 ; la loi du 3 juin 1927 remplace « ou autres
végétaux nuisibles » par « et tous autres animaux ou végétaux nuisibles »)
51
Art. 1, al. 2. L’art. 76 de la loi du 21 juin 1898 sur la police rurale reprend telles quelles les dispositions de cet
article, en ajoutant à l’avis du Conseil général celui de la chambre consultative d’agriculture.
47
156
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
actuelle ou prévisible ; il demeure subordonné à l’autorité finale du ministère, lui-même
s’appuyant sur l’avis des spécialistes.
Avec la grande loi du 21 juin 1898 – l’une des onze lois formant le « code rural » avant
sa codification de 1955 et portant en particulier sur la « police rurale concernant les
personnes, les animaux et les récoltes »–, le maire se voit en outre octroyé une compétence (et
une obligation) subsidiaire en matière de police sanitaire, y compris phytosanitaire 52. Il doit
notamment « prévenir les accidents et les fléaux calamiteux et, s’il y a lieu, provoquer
l’intervention de l’administration supérieure » (art. 2) et assurer « l'exécution des
prescriptions relatives à la destruction des animaux, des insectes et des végétaux nuisibles à
l'agriculture » (art. 73). Une chaîne allant du maire au ministère, en passant par le préfet et
une commission spécialisée, est formée afin d’organiser le pouvoir phytosanitaire, qui peut
toujours prendre la forme de « l’échenillage » (art. 80) – une pratique qui n’est donc pas jugée
archaïque53. Mais si la police phytosanitaire s’impose malgré la conception quasi-absolutiste
du droit de propriété, elle demeure astreinte à la condition de calamité, certes mitigée par
l’action préventive qu’on exige du préfet ou du maire. Comme le constate Hauriou, en matière
de police sanitaire le maire ne peut faire guère plus que prendre des mesures temporaires, tant
que la loi demeure la même54. La catastrophe, ou son proche horizon, demeure longtemps une
condition de mise en œuvre de ces mesures exceptionnelles. Ainsi, une loi du 3 juin 1927
ajoute une nouvelle circonstance exceptionnelle, qui autorise les « syndicats de défense » à
prendre les mesures nécessaires, y compris contre la volonté de particuliers, « sous le contrôle
technique du service compétent du ministère » – mais uniquement si les dommages
« présentent un caractère particulièrement calamiteux, nécessitant l’application de mesures
urgentes et généralisées »55.
Ces « groupements de défense » s’appuient sur la loi modifiée de Waldeck-Rousseau
(1884) autorisant les syndicats56. Désormais, celle-ci leur permet de se transformer en
véritables coopératives d’achat et de vente. Une disposition autorise l’achat en vue d’un usage
52
Loi sur le code rural du 21 juin 1898 (livre III: de la Police rurale - Titre Ier: Police administrative), JO 23 juin
1898, pp. 3861-3866. En matière d’épizooties, le maire est compétent en vertu de la loi du 21 juillet 1881 sur la
police sanitaire des animaux, qui remplace et abroge tout le cadre réglementaire préexistant et permet l’abattage
d’office d’animaux infectés (JO 24 juillet 1881, p.4068-4070). Cf. aussi Hauriou, Précis de droit administratif,
442‑43.
53
On verra, infra, qu’elle fut largement employée aux Etats-Unis lors de la campagne « Swat the fly » (cf. 2e
partie, section III.2.c).
54
Cf. supra, exergue et note 49.
55
Gouvernement français, « Loi du 3 juin 1927, étendant aux animaux nuisibles certaines dispositions de la loi
sur la police rurale concernant les récoltes et prévoyant, dans certains cas, l’exécution d’office, par un syndicat de
défense, des moyens de protection » (1927). JO 4 juin 1927, p. 5826. La loi ajoute un art. 79 bis à la loi de 1898.
56
Gouvernement français, « Loi du 12 mars 1920 sur l’extension de la capacité civile des syndicats
professionnels » (1920). JO 14 mars 1920, p. 4179.
157
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
commun des objets nécessaires à la profession57. On ne faisait là que reconnaître un état de
fait : dès 1908, 4 000 syndicats agricoles groupant près d’un million de chefs d’exploitation se
partageaient engrais, semences et machines agricoles58. Une seconde disposition leur permit
de « faciliter » et d’organiser la vente de produits fabriqués par les syndicats, ainsi que de
déposer « leurs marques ou labels » qui pourront ensuite « être apposés sur tout produit ou
objet de commerce pour en certifier l’origine et les conditions de fabrication », complétant
ainsi la loi de 1919 sur les appellations d’origine59. Ainsi, si l’Etat organise d’un côté la police
phytosanitaire (loi de 1878 sur le phylloxéra et le doryphore, loi de 1888 sur les insectes
nuisibles et loi de 1898 sur la police rurale), il favorise de l’autre l’organisation collective des
agriculteurs (loi Waldeck-Rousseau de 1884 modifiée par la loi de 1920). La loi de 1927 sur
les syndicats de défense60 opère la jonction entre les deux plans, en autorisant d’une part ces
derniers à mettre en œuvre les mesures préconisées par l’administration, et en les plaçant,
d’autre part, sous l’égide de la loi de 1920, ce qui leur permet d’acheter collectivement du
matériel de traitement, encore fort coûteux. Mais si la dimension collective de la lutte contre
les ravageurs est centrale, les agriculteurs rechignent à s’organiser pour celle-ci.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les groupements de défense demeurent très
souvent temporaires voire éphémères, malgré la création, à la fin des années 1920, d’une
Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures, qui s’essaie à les fédérer61. C’est
d’autant plus étonnant que de nombreux syndicats agricoles furent formés dès 1908. Mais
l’organisation, administrative et sociale, de la lutte contre les ravageurs est conçue comme
quelque chose de temporaire, visant à éviter les calamités. Même si on assigne au maire et au
préfet un pouvoir préventif, qui va de pair avec une mission continue de surveillance, les
mesures sont conçues comme exceptionnelles. Il faut attendre la rationalisation de l’Etat
57
L’article précise : « tous les objets nécessaires à l’exercice de leur profession, matières premières, outils,
instruments, machines, engrais, semences, plants, animaux et matières alimentaires pour le bétail ».
58
J. Ruau, « Discours prononcé à Blois le 5 juillet 1908 par M. J. Ruau, ministre de l’agriculture, à l’occasion du
2e congrès national du crédit mutuel et de la coopération agricoles », Journal officiel, 7 juillet 1908, 4573‑79.
59
Gouvernement français, « Loi du 6 mai 1919 rel. aux appellations d’origine » (1919). JO 8 mai 1919.
Gouvernement français, « Loi du 22 juillet 1927 tendant à compléter la loi du 6 mai 1919 relative à la protection
des appellations d’origine » (1927). JO 27 juillet 1919. Cf. Marie-Angèle Hermitte, « Les appellations d’origine
dans la genèse des droits de propriété intellectuelle », Etudes et recherches. Systèmes agraires et développement,
no 32 (2001): 195‑207.
60
Cf. note 55.
61
Fourche, « Contribution... », en part. p.288 (l’auteur consacre toute une section aux travaux de la Ligue). La
Ligue est créée en 1926 par la Société nationale d’encouragement à l’agriculture en tant que section spécifique
(p.268), mais les statuts en faisant une entité autonome ne sont déposés qu’en 1931. C’est aussi en 1927 qu’est
fondé le Syndicat national de propagande pour développer l’emploi des engrais chimiques, bien moins
utilisés en France qu’en Allemagne (Alain Caubet, « Plusieurs siècles de progrès et de craintes pour
l’environnement » (Evolutions environnementales et santé. Et en agriculture? XXXVe Symposium de l’INMA,
Tours, 2008), 7‑19; Jean-Claude Flamant, « Une brève histoire des transformations de l’agriculture au XXe
siècle » (INRA (Mission Agrobiosciences), 2010).).
158
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
opérée sous Vichy, poussé par l’Allemagne qui veut s’assurer un approvisionnement
alimentaire62, pour modifier cette attitude.
IV.2.d VICHY : LA LUTTE PHYTOSANITAIRE PERMANENTE
La loi de 1941 sur la protection des végétaux permet d’exiger la création de ces
groupements, rebaptisés « syndicats de défense permanente »63. En les assujettissant aux
corporations, elle en fait les bras armés d’une lutte phytosanitaire étatisée. Ce caractère
permanent de la police phytosanitaire est accentué pour les parasites les plus graves. La loi
prévoit, après avis du Comité consultatif de la protection des végétaux, la promulgation
d’arrêtés ministériels fixant « la liste des parasites animaux ou végétaux […] contre lesquels
la lutte est obligatoire ». Un arrêté imposant la « lutte » contre certains parasites « dès leur
apparition » est ainsi pris en 1942 194264. Sauf exception, il interdit en outre toute importation
de végétaux en provenance de pays où ces parasites sont présents. Conformément à la loi du
25 mars 1941, l’arrêté dispose enfin qu’ « en vue d’éviter toute invasion de caractère
calamiteux, les syndicats de défense contre les ennemis des cultures sont chargés en
permanence de l’organisation locale de la lutte et de l’application des traitements contre les
parasites » listés.
De la loi de 1878 sur le phylloxéra à Vichy, un cadre réglementaire concernant la police
phytosanitaire est ainsi institué. Celui-ci vise d’abord à permettre des mesures potentiellement
« attentatoires » à la liberté individuelle, puisqu’elles empiètent sur le droit de propriété
(d’autant plus que la loi de 1941 réserve encore à l’administration la possibilité de détruire, en
cas de besoin, les végétaux infectés65). Il s’agit aussi d’organiser collectivement la lutte contre
les ravageurs, ce qui passe par la constitution de syndicats et de « groupements de défense »,
ainsi que par la transmission de l’information, tant réglementaire que scientifique. Toutefois,
ce dispositif reste ouvert : s’il autorise un certain nombre de mesures, celles-ci ne sont pas
nécessairement de nature chimique. Malgré ce cadre, qui bénéficie déjà d’une certaine solidité
avec la loi de 1888 sur les insectes et celle de 1898 sur la police rurale, on peut dire, d’une
certaine façon, que les insecticides émergent dans un relatif « vide juridique ». La loi de 1888
62
Sur ce point, outre Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944 (1972; Paris: Seuil, 1973); voir Fourche,
« Contribution... », 123, 343‑45, 401; et Lizzie Collingham, « The human fuel. Food as global commodity and
local scarcity », in The Cambridge History of the Second World War, vol. 3, 3 vol. (Cambridge Univ. Press,
2015), 149‑73, en part. p.160.
63
Gouvernement français, « Loi du 25 mars 1941 organisant la protection des végétaux » (1941); voir aussi la
Gouvernement français, « Loi du 25 mars 1941 portant organisation des services extérieurs de la protection des
végétaux » (1941). JO 29 mars 1941, pp. 1347-1349. Sur Vichy, voir aussi Fourche, « Contribution... », 336‑47.
64
« Arrêté du 23 janvier 1942 rel. à la lutte obligatoire contre les parasites animaux ou végétaux des cultures »
(1942). JO 24 jan. 1942, p. 345 (commenté in Fourche, « Contribution... », 339.).
65
En cas de destruction, l’indemnisation prévue est subordonnée à la déclaration préalable, par l’agriculteur, de la
présence de parasites, au syndicat de défense local : les deux lois de 1941 précitées prévoient ainsi un régime
bidirectionnel d’information, l’administration vulgarisant les méthodes de traitement préconisées par le Comité
consultatif de la protection des végétaux tandis que les agriculteurs doivent signaler toute présence de parasites.
159
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ne dit en effet rien ni de l’arsenic, ni de quelque autre substance 66. Il faut attendre les grandes
lois de 1903, 1905 et 1916, portant sur la fraude d’une part, les substances vénéneuses d’autre
part, mais traitant spécifiquement de leur usage agricole, pour que les pesticides soient pris en
compte dans leur composante sanitaire. Ces lois constituent l’autre versant de la police
phytosanitaire. Il s’agit de concevoir celle-ci non plus dans la perspective de l’organisation de
la lutte contre les ravageurs, mais dans celle du contrôle de substances toxiques, c’est-à-dire
dans le cadre de préoccupations liées aux droits des consommateurs et de la santé publique.
IV.2.e CONTROLE ET TRAÇABILITE DES SUBSTANCES TOXIQUES
La généralisation de l’épandage d’arsenic, qui fait rapidement sa preuve par rapport au
sulfure de carbone – parfois encore préconisé aujourd’hui67 –, a eu lieu en dehors d’un cadre
sanitaire et commercial clair, la polyvalence de la substance n’aidant vraisemblablement pas à
la fixer. Finalement, c’est par le biais de la grande loi de 1905 sur la répression des fraudes
que le sujet des phytosanitaires est abordé pour la première fois dans sa dimension
commerciale, hormis le cas de la vigne, réglementée par une loi de 190368. La « loi sur la
répression des fraudes dans le commerce des marchandises et des falsifications des denrées
alimentaires et des produits agricoles » sanctionne toute tromperie « sur la nature, les qualités
substantielles, la composition et la teneur en principes utiles de toute marchandise », ce qui
concerne directement les phytosanitaires et l’expertise qui se développe autour. Toutefois, si
dès 1903 la mention de la teneur en cuivre est obligatoire pour les produits
anticryptogamiques, utilisés essentiellement en vigne, il faut attendre 1922 pour qu’elle soit
obligatoire sur les emballages et 1935 pour qu’une loi impose une telle étiquette sur tout type
de pesticide. En pratique, cela ne fut mis en œuvre qu’après la Seconde Guerre
mondiale69 (Marx déjà moquait la « sophistique » de la loi anglaise de 1860 sur les
« falsifications de la nourriture »70…).
Au niveau sanitaire, c’est le décret de 1916 sur les substances vénéneuses qui fixe le
cadre de vente des pesticides – un point parfois oublié. Celui-là découle de la loi du 12 juillet
1916 sur les substances vénéneuses, qui rénove le cadre hérité de l’ordonnance de 1846, dans
66
Cf. supra, note 30 sur l’interprétation de l’ordonnance de 1846.
Voir par ex. le blog http://jardinage.provence.free.fr/sulfure_de_carbone.htm.
68
Loi du 4 août 1903 réglementant le commerce des produits cupriques [à base de cuivre] anticryptogamiques, JO
7 août 1903 (modif. par la loi du 18 avril 1922, JO 25 avril 1922, qui ajoute une mention sur les emballages). Les
engrais étaient pris en charge par la loi de 1888 sur la répression des fraudes dans le commerce des engrais (JO 7
fév. 1888). Les produits cupriques (dont la « bouillie bordelaise » ou « bourguignonne ») sont « essentiellement
destinés à combattre les maladies cryptogamiques de la vigne », commente R. Fourche (« Contribution... », 42.)
69
Loi du 4 août 1903 réglementant le commerce des produits cupriques anticryptogamiques, modif. par la loi du
18 avril 1922 pour les produits anti-cryptogamiques ; loi du 10 mars 1935 sur la répression des fraudes dans le
commerce des produits utilisés pour la destruction des ravageurs des cultures (insecticides, anticryptogamiques,
etc.), JO 11 mars 1935 ; décret du 11 mai 1937 in JO 15 mai 1937. Cf. aussi Ibid., 42‑45; Jas, « Public Health
and Pesticide Regulation... »
70
Karl Marx, Le Capital, livre I (PUF, 1993), 278 (chap. VIII).
67
160
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
une prise en compte explicite de l’évolution de la science mais aussi des usages, à commencer
par celui des « abus » du « commerce des stupéfiants », motif d’ « intérêt national ». En bref,
il s’agit de répondre « tant aux développements scientifiques actuels qu’au souci de protéger
la santé publique et la race, sans porter atteinte aux nécessités légitimes du commerce, de
l’agriculture et de l’industrie »71. Les ministres ne manquent pas de souligner « l’une des
innovations les plus intéressantes » du décret de 1916, à savoir « la réglementation de
l’emploi des arsenicaux en agriculture »72. Avant d’examiner la loi et le décret afférent, nous
évoquerons toutefois la loi sur la santé publique de 1902 qui constitue le cadre général et
hygiéniste dans lequel s’insèrent les dispositions spécifiques aux pesticides.
IV.2.e.i La loi sur la santé publique de 1902
Issue d’un projet de 1891, la loi sur la santé publique du 15 janvier 1902 est un vademecum juridique de l’hygiénisme qui combine dispositions liées à la lutte contre les
épidémies, à l’urbanisme, ainsi qu’à la « santé environnementale »73. Elle oblige chaque
mairie à promulguer un règlement sanitaire prévoyant notamment « les précautions à prendre
[…] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles »; les « procédés de désinfection
devront être approuvés par le Ministre de l’Intérieur, après avis du Comité consultatif
d’hygiène publique » (art. 1 et 7). Si la police phytosanitaire demeurait subordonnée aux
circonstances de calamité, la police sanitaire, attribut essentiel des municipalités, devenait
ainsi constante ; elle devait prévoir des mesures de désinfection, pour lesquels les insecticides,
etc., joueront un rôle crucial. Citons aussi, parmi les « mesures sanitaires générales » le droit
d’une commune de « garantir contre toutes les causes de pollution »74 la source d’eau
municipale et d’établir un « périmètre de protection » autour de celle-ci, dans lequel il est
« interdit d’épandre […] des engrais humains » (art. 10) ; des peines sont prévues pour toute
dégradation d’ouvrages liées aux « eaux d’alimentation » (art. 28). Reprenant des dispositions
analogues de la loi sur la police rurale, ce texte réprime « l’abandon de cadavres d’animaux,
de débris de boucherie, fumier, matières fécales et, en général, de résidus animaux
71
Rapport ministériel au président du 14 septembre 1916, introduisant le décret du 14 septembre 1916 sur les
substances vénéneuses (JO 19 sept. 1916). L’allusion à la « race » est évidemment liée à la dénonciation de
l’usage de stupéfiants. Trois décennies plus tard, on retrouve dans La Vie Claire ce souci hygiéniste concernant la
« dégénérescence de la race », liée aux « produits nocifs qu’on a laissé répandre […] alors que les biologistes en
ont, depuis longtemps, signalé le danger » (in César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture
biologique ».).
72
Rapport ministériel au président du 14 sept. 1916 (JO 19 sept. 1916). Cf. supra, note 30 sur l’interprétation de
l’ordonnance de 1846.
73
Cf. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929. Tome 2, 561‑99. Sur les épidémies, cf. titre I,
chap. I de la loi – la loi sur la police rurale de 1898 s’était déjà largement intéressé aux épizooties. En 1907, le
Ministère de l’Agriculture se dote d’une inspection centrale des services départementaux des épizooties, avec une
décennie de retard (décret du 11 jan. 1907 relatif à l’inspection des services des épizooties, JO 10 fév. 1907 ; cet
organisme avait été prévu par la loi de finances de 1897). Sur l’urbanisme, cf. titre I, chap. II de la loi.
74
Soulignons l’apparition de ce terme notamment eu égard à Charvollin, L’invention de l’environnement.
161
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
putrescibles dans les failles, gouffres, bétoires ou excavations de toute nature autres que les
fosses nécessaires au fonctionnement d’établissements classés ». Ces dispositions viennent
renforcer la jurisprudence sur l’usage des cours d’eaux75. Jusqu’ici, le droit des eaux pouvait
se heurter au régime des installations classées conformément à la logique inaugurée par
Chaptal et Guyton dans leur rapport de 1804, qui distinguait les matières végétales et
animales, « sales », des produits chimiques, « inoffensifs ». C’était même parfois
l’impossibilité pour une fabrique de déverser ses déchets dans un cours d’eau qui justifiait son
interdiction – la jurisprudence avait toutefois commencé à évoluer sur ce point au tournant du
XXe siècle76. En 1917, Hauriou constate l’existence des pouvoirs étendus de la police
sanitaire municipale s’agissant de « l’évacuation des matières usées et [de] l’alimentation en
eau potable »77. Par ailleurs, l’art. 9 de la loi de 1902 établit un bench-marking avant la lettre :
si « pendant trois années consécutives » le taux de mortalité municipal dépasse la moyenne
nationale, le préfet ordonne une enquête suivie, le cas échéant, des travaux appropriés78.
Enfin, la loi évoque le cadre administratif général des commissions d’hygiène, entérinant les
conseils départementaux d’hygiène et le Conseil consultatif d’hygiène de France et autorisant
les municipalités à se doter de conseils (art. 19, 20 et 25), à l’instar de celui créé au Havre en
1879 ; un décret de 1848 avait déjà créé des conseils d’hygiène dans chaque
« arrondissement » de France79.
IV.2.e.ii Le décret de 1916 sur les substances vénéneuses
Lorsque le décret de 1916 sur les substances vénéneuses est promulgué, le cadre
réglementaire sanitaire a très peu évolué depuis la Révolution. La loi de 1916 s’était contentée
d’interdire les stupéfiants, complétant la loi de 1845 sur les substances vénéneuses qui, elle,
75
Cass. civ., 16 janvier 1866 : « Le droit d’user de l’eau implique pour le riverain l’obligation de ne point la
rendre impropre, soit à l’irrigation, soit aux usages ordinaires de la vie » (cité in Conseil d’Etat, « L’eau et son
droit », 2010, 304.).
76
L’idée générale, identifiée par A. Corbin (op.cit.), tenait au danger allégué de l’eau stagnante par rapport à un
cours d’eau, qui permettrait d’évacuer les pollutions. Cf. Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles,
416‑17; Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 156‑57; Léopold Magistry et A. Magistry, Traité général sur
l’application de la nouvelle législation des établissements classés (Paris: Association des établissements classés,
1923), 113‑14 (cite CE, 10 jan. 1821). Contra : CE, Bourgain-Sellier, 28 juin 1911 (Lebon, 1911, p.745, 1348 ;
cité in Magistry, op.cit., 130, avec une coquille sur la date de l’arrêt) : refus d’autoriser un atelier de fabrication de
superphosphate azoté pouvant contaminer les eaux de source destinées à l’alimentation ; CE, Legrand, 4 nov.
1927 (Lebon, 1927, p.1012) : un maire peut interdire à un négociant en vin de laver ses tonneaux dans un aqueduc
à ciel ouvert situé dans sa cour, celui-ci servant à l’alimentation municipale.
77
Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929. Tome 2, 598 (comm. des Affaires Borel, Tenand,
Lecourtois et Auvray, Sirey, 1917) .
78
En 1908, un sous-secrétaire d’Etat déplore le manque d’application de cette disposition importante (« Discours
prononcé par M. Maujan, sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur, à l’assemblée générale du Conseil
supérieur d’hygiène publique de France, le 20 janvier 1908 » (Journal officiel, 21 janvier 1908).
79
Napoli, Naissance de la police moderne, 291. Les « arrondissements » correspondent aux sous-préfectures (cf.
Hauriou, Précis de droit administratif, 277‑78.). La composition du Conseil consultatif d’hygiène de France fut
modifiée à plusieurs reprises (cf. loi du 19 déc. 1921 in JO 24-12-1921).
162
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
avait uniquement modifié la loi du 21 germinal an XI en prescrivant les peines encourues 80.
C’est donc ici le décret seul qui nous intéresse. Celui-ci édicte un régime des substances
vénéneuses, distinguée en trois classes : les substances vénéneuses (A), les stupéfiants (B) et
les substances dangereuses « moins toxiques » (C). L’importation, le commerce, la détention
et l’usage sont soumis à réglementation. Cette tripartition faite sur la base du produit est
redoublée par une distinction fondée sur l’usage, en distinguant au sein des produits vénéneux
les usages généraux, c’est-à-dire destinés au « commerce, à l’industrie ou à l’agriculture » des
usages médicinaux et vétérinaires.
S’agissant des usages généraux, le décret met en place un système de traçabilité
relativement rigoureux, fonctionnant sur deux axes, l’un suivant les individus, l’autre les
produits. Ainsi, le premier axe est composé d’une déclaration obligatoire faite au maire,
inscrite sur registre et qui donne lieu à un récépissé81. Par ailleurs, tout acheteur, qui doit être
« [connu] du vendeur » ou justifier « de son identité », délivre un « reçu daté et signé […]
mentionnant sa profession et son adresse », qui doit être conservé trois ans par le vendeur ; si
la profession de l’acheteur « n’implique pas l’emploi des substances demandées, le reçu […]
doit mentionner l’usage » prévu. Le second axe impose aux commerçants la tenue d’un
registre contrôlé par le maire ou le commissaire de police, sur lequel toute vente doit être
enregistrée et numérotée ; ce numéro est en retour transcrit sur les étiquettes apposées sur
chaque lot. Le registre « doit être conservé pendant dix ans » au cas échéant d’un contrôle. A
cette traçabilité s’ajoutent des réglementations concernant les conditions de stockage
(« armoires fermées à clef », etc.), de conditionnement et d’étiquetage strictes : une
inscription en « caractères noirs très apparents sur une étiquette rouge orangé, fixée de telle
sorte qu’elle ne puisse être involontairement détachée », « accompagnée de la mention
« Poison » sur une bande de même couleur faisant le tour de l’enveloppe ou du récipient ». En
bref, ce décret adapte à une logique sanitaire et commerciale le couple registre-passeport mis
en place dès l’Ancien Régime, mais qui connaît une nouvelle vie à la fin du XIX e siècle, en
instaurant l’obligation pour l’acheteur de justifier son identité alors même qu’il n’existe pas
de carte d’identité (sauf pour les « nomades » depuis 1912, les travailleurs étrangers devant se
faire immatriculés depuis 1893)82.
Les pesticides, ou produits destinés « à la destruction des parasites nuisibles », sont
assujettis à un cadre plus rigoureux. Montrant le chemin parcouru depuis 1888, le rapport
ministériel annexé au décret précisait en effet que si la science avait montré qu’on ne pouvait
80
Loi du 12 juillet 1916 concernant l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances vénéneuses,
notamment l'opium, la morphine et la cocaïne, JO 14 juil. 1916, p. 6254 ; Loi du 19 juil. 1845 sur la vente des
substances vénéneuses, Bulletin des lois du Roy. de France, t. XXI, p.302.
81
Art. 2. Ceci s’applique à toute personne voulant « faire le commerce » ou « exercer une industrie » qui
« nécessite l’emploi » de ces substances : a priori, cela n’exclut pas les agriculteurs.
82
Cf. notamment les travaux de Vincent Denis, Gérard Noiriel, Pierre Piazza, John Torpey.
163
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
compter que sur les « composés arsenicaux » dans la lutte contre les parasites, leur emploi
comme « insectivores » (sic) n’était « pas sans danger ». Toutefois, en l’absence de
« méthodes plus inoffensives », l’ « intérêt économique » commande « d’autoriser l’usage des
arsenicaux », sous réserve de le réglementer « et de lui imposer toutes les garanties
nécessaires à la sauvegarde de la santé publique ». On peut voir dans cette formule une
préfiguration du concept actuel de « meilleures techniques disponibles »83. C’est un régime
d’interdiction générale qui prévaut : tout emploi requiert une autorisation par arrêté
ministériel qui fixe les « conditions » d’autorisation, « les époques de l’année » concernées,
et, « après avis du conseil supérieur d’hygiène publique […] les précautions » à prendre pour
l’emploi des « produits arsenicaux » (art. 9). D’autre part, les « substances ne peuvent être
vendues en nature » mais uniquement suivant une formulation établie par arrêté ministériel,
qui impose l’adjonction de « matières odorantes et colorantes » ; le conditionnement se fait en
« récipients métalliques » (art. 8). Ceci aboutit à interdire de fait la préparation à la ferme de
formules utilisant des substances du tableau A, ce qui inclut, outre l’arsenic, la nicotine et la
noix vomique – mais autorise les préparations-maison utilisant d’autres substances84.
Les articles 10 à 12 renforcent et modulent l’interdiction générale en fonction d’usages
autres : l’art. 10 interdisant la vente hors des conditions précisées ci-dessus ; l’art. 11
interdisant l’usage et la vente de « composés arsenicaux solubles » pour les parasites et pour
les mouches ; ainsi que des « produits contenant de l’arsenic, du plomb ou du mercure […]
pour le chaulage des grains […] l’embaumement des cadavres […] la destruction des
mauvaises herbes dans les allées des jardins, dans les cours et les terrains de sport » ; et l’art.
12 oblige à diluer fortement ces substances lorsqu’elles « sont destinées à la destruction des
sauterelles, des rongeurs, des taupes et des bêtes fauves », en restreignant en sus la vente aux
pharmaciens. Enfin, une autorisation ministérielle ad hoc peut être demandée « en vue
d’expériences scientifiques » (art. 8).
83
Selon la directive 2008/1 du 15 janvier 2008 (qui remplace la directive IPCC de 1996 – « Integrated Pollution
Prevention and Control »), les MTD définissent « le stade de développement le plus efficace et avancé des
activités et de leurs modes d'exploitation, démontrant l'aptitude pratique de techniques particulières à constituer,
en principe, la base des valeurs limites d'émission visant à éviter et, lorsque cela s'avère impossible, à réduire de
manière générale les émissions et l'impact sur l'environnement dans son ensemble » ; par « meilleures », « on
entend les techniques les plus efficaces pour atteindre un niveau général élevé de protection de l'environnement
dans son ensemble » et par « disponibles », « les techniques mises au point sur une échelle permettant de les
appliquer dans le contexte du secteur industriel concerné, dans des conditions économiquement et techniquement
viables, en prenant en considération les coûts et les avantages, que ces techniques soient utilisées ou produites ou
non sur le territoire de l'Etat membre intéressé, pour autant que l'exploitant concerné puisse y avoir accès dans des
conditions raisonnables ». Le concept des MTD n’est pas réservé aux installations industrielles.
84
Petite erreur sur ce point in Jas, « Public Health and Pesticide Regulation... ». C’est vraisemblablement l’une
des raisons, non explicitée, pour lesquelles le film de 1927 sur les campagnols passe rapidement sur l’arsenic et la
strychnine, mais détaille la manière de fabriquer à la ferme des pains barytés (le carbonate de baryte n’est inscrit
dans aucun des tableaux). Cf., vers 8’50’’, Lévy, La destruction des campagnols.
164
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
On a donc un cadre très strict, établissant une traçabilité et un étiquetage rigoureux,
avec des préconisations d’emploi et de formulation également détaillées. Hormis la question
de l’application des normes, qui demeure actuelle, celui-ci ne diffère guère sur la forme de la
législation actuelle ; certaines exigences sont même plus rigoureuses85. En revanche,
l’apparente clarté du décret dissimule mal le balancement entre une réglementation fondée sur
la nature du produit (tableau tripartite) ou sur l’usage (agricole, commercial, sanitaire,
« récréatif » et même cosmétique) ; cela pourrait apparaître comme une « confusion », mais
on pourrait aussi considérer, notamment en observant l’existence de distinctions semblables
aujourd’hui86, qu’il s’agit d’une force. Au sein même de l’usage agricole, où les produits à
base d’arsenic demeurent majoritaires, le décret établit de nouvelles distinctions : l’usage
contre les ravageurs de culture (dont les sauterelles) est autorisé, le cas échéant, par arrêté
ministériel ; en revanche, l’usage en désherbage (y compris hors cadre agricole) et en
chaulage de grains est interdit ; enfin, l’usage contre des bêtes est régi de façon ad hoc, c’està-dire qu’il obéit au régime général mais en interdisant la vente « en nature », toute vente
devant être faite sous formule diluée délivrée par le pharmacien – ce qui démontre une
différenciation entre les « êtres inférieurs »87 et les animaux. Enfin, l’absence parmi les visas
du décret de la loi de 1888 sur les insectes et de celle de 1898 sur la police rurale, qui
donnaient respectivement au préfet et au maire le rôle d’édicter les mesures nécessaires contre
les ravageurs, tend à dénoter un manque de coordination et la difficulté de spécifier un régime
propre aux phytosanitaires.
L’arrêté de 1938 concernant la « désinfection » de locaux et de produits végétaux à
l’aide d’acide cyanhydrique, utilisé principalement contre la cochenille (et mieux connu sous
sa formule de Zyklon B), fournit un exemple des modalités d’emploi de substances classées
A. Il détaille les lieux de fumigation (qui s’effectue pour les « produits végétaux » dans des
« stations officielles ») ; le mode de production et de conditionnement de l’acide (ajout d’un
« parfum », emballage dans des « récipients métalliques, hermétiquement clos, revêtus
d’étiquettes » rédigées conformément aux décrets de 1916 et de 1937) ; ses modalités
d’application (affichage public en mairie, information du voisinage, supervision par des
fonctionnaires du service de police phytosanitaire, exigence de qualification des travailleurs,
usage de « masque à gaz » agréés, installation d’un matériel sanitaire et de respiration
artificielle, jusqu’à détailler les mesures à prendre en cas d’intoxication, dont « une injection
85
Le décret de 1916 oblige par exemple le commerçant à conserver dix ans le registre des achats ; le règlement
(CE) n° 1107/2009 impose une durée de cinq ans ; l’utilisateur ne garde cette trace que trois ans, ce qui empêche
ultérieurement de faire le lien entre un ouvrier agricole et un cancer. Le Parlement européen avait réclamé 30
ans… Cf. Thévenot, « De la prévention des risques... », 292‑96.
86
Cf. dans un autre domaine le règlement n°98/2013 sur les « précurseurs d’explosifs ».
87
Terme utilisé par Cazeneuve, « Sur les dangers... »
165
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
intraveineuse de caféine ») ; et enfin la « fin de vie » du produit : « les emballages vides et
inutilisables devront être recueillis, mis hors de la portée du public et enfouis dans le sol. En
aucun cas, ils ne devront être jetés sur les bas-côtés des routes, les fossés, mares ou ruisseaux
ni dans les boîtes à ordures »88. L’environnement n’est pas nommé : c’est bien « la protection
de la santé du personnel et de l’hygiène publique » qui est recherchée ; l’arrêté relève du droit
du travail plus que de l’environnement. Toutefois, l’environnement est perçu comme milieu
d’accumulation de toxiques et de transmission, ce qui devrait suffire à s’interroger sur
l’étanchéité respective de ces deux branches du droit.
IV.2.e.iii Notes pour une généalogie de la traçabilité
Si le dispositif présenté de traçabilité est spécifique aux produits toxiques, on retrouve
ailleurs des formes proches de surveillance. Ainsi, un règlement de police maritime
sanitaire de 1876 impose d’inscrire sur registre spécial les faits concernant « l’état de santé
des personnes ou du navire », lequel est présenté à l’administration portuaire, tandis que
chaque année, un rapport est envoyé au ministre et soumis au Comité consultatif d’hygiène89.
La Troisième République remet ainsi au goût du jour une technique juridico-administrative
utilisée sous l’Ancien Régime, tant pour les personnes que pour les choses90 : l’Etat régulateur
est un Etat surveillant, qui n’encourage la libre-circulation qu’à condition de pouvoir la
contrôler. Des édits du début du XVIIe siècle obligaient en effet les maréchaux-ferrants, les
boulangers et les fabricants de cartes à jouer à inscrire des marques sur leurs produits, afin
qu’on puisse les retrouver en cas de fraude ; les potiers d’étain devaient, en outre, déposer un
modèle de la marque au greffe91. La traçabilité actuelle92 apparaît ainsi comme l’extension du
régime né au début du XXe siècle, qui lui-même, consciemment ou non, reprenait en les
généralisant des instruments juridiques balayés par la dérégulation de la première révolution
industrielle.
88
« Arrêté du 20 juillet 1938 et instructions concernant l’utilisation en agriculture de l’acide cyanhydrique pour la
désinfection » (1938). JO 24-07-1938. Comp. avec « Arrêté du 4 août 1986 relatif aux conditions générales
d’emploi de certains fumigants en agriculture et dispositions particulières visant le bromure de méthyle, le
phosphure d’hydrogène et l’acide cyanhydrique » (1986). JO 22-08-1986. Sur les chambres de fumigation et
l’acide cyanhydrique, Fourche, « Contribution... », 230‑33.
89
E. Vallin, « La police sanitaire maritime, d’après le règlement du 4 janvier 1896, par le Dr. Henry Thierry
(compte-rendu) », Revue d’hygiène et de police sanitaire, no 19 (1897): 327‑30.
90
Sur les passeports, etc., cf. travaux des auteurs cités supra in note 82.
91
Luc Bihl et Luc Willette, Une histoire du mouvement consommateur. Mille ans de luttes (Aubier, 1984), 64.
92
Didier Torny, « La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses », Politix 11, no 44
(1998): 51‑75; Philippe Pedrot, éd., Traçabilité et responsabilité (Economica, 2003); Hermitte, « Qu’est-ce qu’un
droit des sciences et des techniques ? »; David Samson, « Contrôles d’accès et systèmes d’informations
biométriques. Des identités de papier à l’identification biométrique (mémoire) » (EHESS, 2009).
166
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.2.e.iv D’un contrôle hygiéniste à un contrôle de l’efficacité
La loi et le décret de 1916 sur les substances vénéneuses se présentent ainsi comme une
réglementation pharmaceutique, qui rassemble la vente de toutes sortes de substances
indépendamment de leur usage, avant de différencier les règles en fonction de ces usages.
L’objectif est indissolublement sanitaire et moral, voire productiviste, l’hygiénisme tendant à
assimiler ces aspects – ce que tend à dissimuler l’opposition, souvent faite aujourd’hui, entre
contrôle de l’efficacité et contrôle sanitaire et environnemental 93. Cette police sanitaire est
concernée d’abord par la santé et la salubrité publique : le régime des substances vénéneuses
s’inscrit ainsi dans la continuité de la loi sur la santé publique de 1902. Mais elle s’inscrit
aussi autour du droit émergeant de la consommation, lequel demeure indissociable d’enjeux
sanitaires (par exemple avec le débat persistant autour de l’absinthe94, ou celui, dans les
années 1860-1880, concernant la trichinose qui mène à un embargo durable du porc
américain95). Ainsi, le décret de 1916 porte à son visa la loi du 1er août 1905 sur la répression
93
Voir par ex. Maujan, « Discours à l’assemblée générale du Conseil supérieur d’hygiène publique ». Celui-ci fait
appel à l’intérêt du patron avant cette exhortation enthousiaste : « Quand on assure à une population de l’eau
abondante et pure, quand avec vigilance on protège les denrées alimentaires […] contre les fraudes, quand on fait
pénétrer partout les rayons purificateurs du soleil, quand on inspecte les écoles, quand au premier cas de maladie
transmissible on prend les mesures de prophylaxie nécessaires pour étouffer le germe du mal, quand on développe
dans tous les milieux, par une inlassable propagande, les notions d’hygiène individuelle, quand on prépare ainsi
des générations saines et robustes, on fait un acte de haute prévoyance sociale, on assure la permanence de la
cité, de la race et de la nation. » (nous soulignons).
94
Loi du 26 mars 1872 sur les liqueurs et l’absinthe (JO 7 avril 1872), débats à l’Assemblée in JO 27 mars 1872,
p. 2159 sq. ; loi sur le budget du 30 jan. 1907, art. 15 sq., JO 31 jan. 1907 ; décret du 12 décembre 1907 relatif à
la fabrication et au commerce de l'essence ou huile essentielle d'absinthe (JO 19 déc. 1907).
95
La trichinose (ou trichinellose) est provoquée par la consommation de viande parasitée, en particulier crue. De
1976 à 2006, c’était la principale cause d’intoxication alimentaire en Europe (J. Dupouy-Camet, « Trichinellosis:
Still a Concern for Europe », Eurosurveillance 11, no 1 (janvier 2006): 3‑4; T. Ancelle, « Historique des
épidémies de trichinellose liées à la consommation de viande chevaline, 1975-1998 », Eurosurveillance 3, no 8‑9
(1998): 86‑89.). Comme mesures préventives, Dupouy-Camet (art. cit.) conseillait de « bien former les
techniciens » (chargés des contrôles) et d’« éduquer les consommateurs » (à ne pas manger de viande crue). De
façon quasi-identique, en 1881, dans l’attente de la mise en place d’un contrôle aux frontières et de l’élaboration
de méthodes de contrôle efficaces, le ministre de l’agriculture demandait à ce que le public soit informé du risque
à consommer de la viande crue « par tous les moyens de publicité, et notamment par des affiches » (Ministère de
l’Agriculture et du Commerce, « Circulaire du 14 février 1881 au sujet du danger que peut faire courir la
consommation de viandes de porcs trichinées » (1881). JO, 15-02-1881, p.835).
Identifiée en particulier par R. Owen, la trichinose suscita « une grande et légitime émotion provoquée par ses
fréquentes manifestations dans divers pays d’Europe centrale » dans les années 1860, selon l’Académie de
médecine. Facilement confondue avec la fièvre typhoïde, cette maladie provoqua de nouveau une « véritable
panique » après une intoxication à Crépy-en-Valois en 1878, suivie d’une détection de trichines, à Lyon en février
1881, dans de la viande de porc américaine. La France n’est pas isolée. A l’exception du Royaume-Uni et de la
Belgique, la plupart des pays européens (ainsi que la Russie et la Turquie) mettent, au tournant des années 1880,
le porc américain sous embargo. Paris fait de même, début 1881, faute de pouvoir inspecter au microscope toutes
les cargaisons ; l’échantillonnage, susceptible aux yeux de l’administration de produire une confiance mal fondée
chez les consommateurs, est jugé dangereux. L’embargo ne fut levé qu’en 1891.
Cf. « Décret du 18 février 1881 interdisant l’importation de viande de porc salée provenant des Etats-Unis
(accompagné du rapport au président) » (1881), in JORF, 19 février 1881, p.913; Académie de médecine,
« Séance du 15 février 1881. Communication de M. Laboulène sur les trichines et les trichinoses. », JORF, 19
février 1881, 918‑19; « Nouvelles et correspondances étrangères. Angleterre, Chambre des communes: séance du
22 février 1881 [sujet: trichinose] », JORF, 24 février 1881, 1027‑28; Académie de médecine, « Séance du 22
février 1881. Trichines et trichinose », JO, 26 février 1881, 1071‑72; « Séance du 21 février 1882. Rapport de M.
167
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
des fraudes, ce « bouclier d’airain de la santé publique » qui « protège le consommateur
contre le poison des produits sophistiqués »96.
La loi de 1905 sur les fraudes fut précédée par la réglementation sur les engrais, l’un
des premiers domaines où s’organise l’expertise. Après la loi sur la répression des fraudes
dans la vente des engrais de 1867, punissant la tromperie sur la marchandise, une loi de 1888
obligeait à préciser la teneur en azote, acide phosphorique ou potasse, dès lors qu’il ne
s’agissait pas d’engrais « traditionnels »97. Ces lois elles-mêmes sont le résultat d’un arrêt de
Cassation de 1862, qui annula une série d’arrêtés préfectoraux prescrivant l’étiquetage des
engrais – y compris en spécifiant s’ils provenaient, par exemple, de la combustion de bois ou
de varech – ainsi que des échantillonnages afin de valider le nom des produits vendus. La
promulgation, et l’application de ces arrêtés – qui étaient plus stricts que la loi de 1867 sur les
engrais –, devait beaucoup à P.-A. Bobierre, qui établit en 1864 un « laboratoire public pour
l’analyse des engrais et des matières utiles à l’agriculture », soit la première station
agronomique de France98.
Si la fraude est la principale préoccupation qui régit la réglementation sur les engrais, le
souci hygiéniste est omniprésent en matière de phytosanitaires. Les médecins s’inquiètent des
effets toxiques des substances, chimiques ou non, tant sur les travailleurs que sur les
consommateurs via la contamination du sol et de la chaîne alimentaire 99 ; en raison de son
Chatin sur le mémoire de M. E. Decaisne concernant la prohibition des viandes américaines », JORF, 25 février
1882, 1054; « Séance du 28 février 1882. Inspection des viandes porcines de provenance étrangère », JORF, 4
mars 1882, 1207; Collectif, « Discussion des projets de loi relatifs à l’établissement d’un service d’inspection des
viandes salées (séance du 27-03-1882) », JORF. Débats parlementaires [Chambre], 28 mars 1882, 407. Cf. aussi
brève présentation in Jérôme Bourdieu, Laetitia Piet, et Alessandro Stanziani, « Crise sanitaire et stabilisation du
marché de la viande en France, XVIIIe-XXe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine 51, no 3
(2004): 130‑31.).
96
« Discours de Blois, 5 juillet 1908... »
97
Loi du 4 février 1888 concernant la répression des fraudes dans le commerce des engrais, JO 7-2-1888, p. 517518. La loi n’utilise pas le terme d’engrais « traditionnels », mais dresse une liste exhaustive des produits n’ayant
pas à répondre à cette exigence. Elle ne divise pas davantage les engrais selon leur « provenance naturelle ou
industrielle ».
98
Nantes était un centre important de vente d’engrais, d’où la promulgation d’arrêtés, entre 1841 et 1853, visant à
lutter contre la fraude et qui furent largement repris ailleurs. Pris sur le fondement des lois du 14 décembre 1789
et des 16-24 août 1790 définissant la police municipale et classant parmi ses attributions « l’inspection sur la
fidélité » du débit des denrées qui se vendent au « poids, à l’aune ou à la mesure » (cf. l’ouvrage du premier
« chimiste-vérificateur » de Nantes : G. Bertin, Manuel du fabricant d’engrais, ou De l’influence du Noir animal
résidu pur de raffinerie et de la tourbe sur la végétation (Nantes: Camille Mellinet, 1841). Suite aux critiques de
P.-A. Bobierre, de nouveaux arrêtés sont pris (23 février 1850 et 5 juin 1853). Conservant le principe de
l’échantillonnage, ils précisent en sus les proportions de phosphate de chaux et de matières siliceuses à respecter
pour obtenir le droit d’appeler « noirs » ou « charrées » certains engrais. En outre, le commerçant doit indiquer
sur des écriteaux la teneur de ses produits. Ces arrêtés furent imités dans 14 départements, mais la Cour de
cassation les annula en 1862, d’où la nécessité de la loi de 1867, bien moins ambitieuse (cf. A. Andouard,
« Pierre-Adolphe Bobierre », Annales de la science agronomique française et étrangère. Organe des stations
agronomiques et des laboratoires agricoles. I (1884): 139‑80. Sur l’origine et le nombre des stations
agronomiques, cf. Jean Cranney, INRA, 50 ans d’un organisme de recherche (Paris: Inra-Quae, 1996), chap. I,
pp.14-15.).
99
« Les dangers […] résident enfin dans cette dissémination sur le sol et surtout sur des fruits, des feuilles, des
herbes que nous pourrons consommer […] et intoxiquer […] des animaux susceptibles de constituer une part […]
de notre alimentation. » (Bertin-Sans et Ros, 1907, op. cit. p.196 et p.208 sq.). Plus loin, ils écartent comme
168
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ubiquité, l’arsenic peut d’ailleurs contaminer l’homme autrement que sous sa forme
insecticide, par exemple lorsqu’il est utilisé comme médicament vétérinaire 100. Afin de
concilier les critères de sûreté et d’économie, le Dr. Bertin-Sans préconise, en 1907, de
n’utiliser l’arsenic qu’ « avant la floraison » et en l’accompagnant d’informations (étiquetage,
panneaux annonçant le traitement en cours, etc.)101. Ces précautions ne concernent pas que les
substances de synthèse. Chautemps, rapporteur de la loi de 1917 sur les établissements
insalubres, dresse ainsi un tableau pittoresque du trajet complexe du ténia. Celui-ci se propage
aux chiens via les restes d’abattoirs, lesquels contaminent les eaux, donc les « populations
riveraines, humaines et animales »102. Le Conseil d’Etat évoque des arguments semblables103.
On a alors une connaissance claire sinon précise des possibilités de contamination par la
chaîne trophique et les eaux. En ce domaine, l’invention et la diffusion de la chromatographie
en phase gazeuse (CFG), dans les années 1950-60, permit des progrès notables dans
l’identification des résidus de pesticides104.
Toutefois, l’enjeu principal de cette réglementation n’est pas la protection de
l’environnement en tant que tel. Il s’agit, de façon générale, de préserver la qualité du produit
et l’honnêteté de sa présentation ; en matière de produits phytosanitaires, de garantir leur
efficacité. Or, sur ce point, la réglementation est jugée insuffisante par les milieux agricoles
marginal le risque de contamination de la nappe phréatique, avant de s’intéresser à une possible contamination
chronique des consommateurs, par l’accumulation progressive, même à très faible dose (p.203 sq.). Notons, enfin,
que si le danger d’infiltration des eaux est ici écarté, le péril est connu : « tous les travaux récents » indiquent
qu’ « afin de prévenir la pollution des nappes aquifères », il faut « bien connaître la nature du sol et son
aménagement » avant de décider de l’emplacement d’un cimetière, et l’éloigner le plus « possible de la nappe
d’eau », indique le Comité consultatif d’hygiène publique de France (« Mesures hygiéniques à observer pour
établissement des cimetières (séances du 11 et 18 juin 1888) », Annales d’hygiène publique et de médecine légale,
no 20 (1888): 54‑56.). Les interrogations concernant d’éventuelles contamination via la chaîne trophique sont de
nature générale : on se demande aussi, par exemple, s’il est dangereux de manger des poissons qui ont mangé
« les corps d’individus morts du choléra » (Catrin, « Cremation during epidemics (Crémation pendant les
épidémies) (British med. Journ., 6 fév. 1897, p.356) », Revue d’hygiène et de police sanitaire, no 19 (1897): 355.).
100
A. Bonn et Ch. Rivière, « Sur la présence d’arsenic dans le foie des chevaux emphysémateux (chevaux
poussifs) », Revue d’hygiène et de police sanitaire, no 29 (1907): 97‑99.
101
Bertin-Sans et Ros, « L’emploi de l’arsenic... », 207‑15.
102
Chautemps, rapport au Sénat du 11 juillet 1907, cité in Magistry et Magistry, Traité général..., 67‑68.
103
Notamment en 1873 et 1886. Consulté sur le transfert du cimetière de Sèvres, le Conseil d’Etat énumère :
l’ « insuffisance non démontrée de l’ancien cimetière : danger du nouveau emplacement pour la salubrité […]
notamment à raison de l’extrême perméabilité du sol, qui est en outre traversé par les eaux de source alimentant
Bellevue » (De Bussiere et Lelong c. ville de Sèvres, in Recueil des arrêts du Conseil d’Etat, 1873, p.3-4, note) ;
voir aussi CE, Beaujour, 7 mai 1886 (Recueil des arrêts…, 1886, p.388) : « Vu les observations du Min. de
l’Intérieur [selon lesquelles] le puisard […] ayant, par suite des infiltrations dans le sol des eaux insalubres qu’il
recevait, contaminé les eaux de source […] Cons. que […] Beaujour avait établi […] un puisard non étanche pour
écouler souterrainement les eaux pluviales et ménagères […] que, en présence des cas de fièvre typhoïde », etc.,
le maire de Caen « s’est borné, par application […] de la loi du 5 avril 1884, à ordonner la suppression du foyer
d’infection ».
104
Plimmer et al., Pesticide Chemistry in the 20th Century, viii; Brooks, « Chlorinated Insecticides: Retrospect
and Prospect », 10. Pour une description intéressante (et pédagogique) de cette technique, utilisée pour
« objectiver » l’œnologie, cf. Steven Shapin, « A taste of science: Making the subjective objective in the
California wine world », Social Studies of Science 46, no 3 (2016): 436–460.
169
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
concernés, qui citent avec envie l’Insecticide Act américain de 1910105. Celui-ci mettait en
place un véritable contrôle d’efficacité, tandis que la France est restée jusqu’à Vichy sur un
régime bâti uniquement autour de la loi de 1905 sur les fraudes. Un tel dispositif vise d’abord
la sincérité et l’honnêteté de l’échange : il répond à l’idéal libéral d’une transparence du
marché, aussi bien qu’il le réalise106. L’efficacité n’est pas absente de telles considérations.
Néanmoins, en raison de la prégnance du libéralisme classique, on refuse le contrôle étatique
de l’efficacité des produits fondé sur une expertise scientifique. Ce contrôle n’est en effet jugé
acceptable que pour ce qui concerne les aliments et en particulier pour des raisons sanitaires
(comme le montre l’exemple de la margarine, la loyauté du commerce est aussi un motif
retenu)107 – domaine où il bénéficie d’une tradition remontant à l’Ancien Régime 108. Ainsi,
l’opposition libérale à un contrôle de l’efficacité des pesticides empêche la mise en place d’un
tel régime109. Cela inquiète certains milieux agricoles, qui obtiennent une enquête du
Ministère de l’Agriculture en 1938. Celle-ci ne recense que 70 produits efficaces sur 120
destinés à la lutte contre le doryphore (on ne peut conclure de cette enquête que le régime des
fraudes était « inefficace », puisqu’il ne visait pas directement cette fin110). Le terrain est ainsi
préparé pour que le régime de Vichy mette en place une procédure d’homologation. C’est
l’objet du décret-loi du 2 novembre 1943 qui institue une Commission des produits
antiparasitaires à usage agricole, laquelle vise notamment à « définir les méthodes de contrôle
105
Fourche, « Contribution... », 43.
Au point que certains historiens affirment, sans doute en forçant le trait, que « c’est une loi instituée pour la
défense des producteurs plutôt que pour la protection politique des consommateurs » (Roland Canu et Franck
Cochoy, « La loi de 1905 sur la répression des fraudes: un levier décisif pour l’engagement politique des
questions de consommation? », Sciences de la société, no 62 (2004): 69–92.).
107
Décret du 31 juillet 1906 pris pour l'application de la loi du 1 er août 1905, notamment art. 4, al. 2, qui rend les
prélèvements « obligatoires dans tous les cas où les boissons, denrées ou produits paraissent [aux inspecteurs]
falsifiés, corrompus, ou toxiques » (JO 2 août 1906). Cf. aussi les décrets du 28 juillet 1908 (JO 7 août 1908) pris
pour l'application de la loi du 1er août 1905 en ce qui concerne les bières, les cidres, etc., ainsi que l’arrêté du 4
août 1908 (ibid.) concernant les matières colorantes dans l’alimentation. Tous réglementent l’usage de substances
chimiques et assignent au Conseil supérieur d’hygiène publique et à l’Académie de médecine le rôle de se
prononcer sur la possibilité d’utiliser des colorants. De son côté, la loi du 16 avril 1897 concernant la répression
de la fraude en ce qui concerne le beurre et la margarine (JO 17 avril 1897, p.2278 sq.) – qui remplace celle du 14
mars 1887 – établit les conditions d’appellation, ainsi que des contrôles via des échantillonnages par des
laboratoires agréés.
108
Un exemple autour de l’ordonnance de 1742 interdisant divers colorants dans les confiseries. Le Traité de la
police de de La Mare inclut, comme « trois principaux soutiens de la santé », la « salubrité de l’air », « la pureté
de l’eau » et « la bonté des autres aliments qui nous servent de nourriture » (livre V, titre 1, cité in Manson, art.
cit.). Cf. Michel Manson, « Bonbons empoisonnés au XVIIIe siècle: du fantasme collectif à la prévention du
risque alimentaire “manufacturé” », in Penser le risque à l’âge classique (Clermont-Ferrand: Presses
universitaires Blaise-Pascal, 2014), 113‑39; Tessier, « Mémoire sur les Substances farineuses dont on fait du Pain
dans les diverses parties de la France », in Histoire et Mémoires de la Société Royale de médecine, X (Paris:
Ecole de Santé de Paris - Didot Le Jeune, 1789), 86‑155; cf. aussi Napoli, Naissance de la police moderne;
Bourdieu, Piet, et Stanziani, « Crise sanitaire... »; Bihl et Willette, Une histoire du mouvement...
109
Selon le Ministre de l’Agriculture G. Monnet, « aucune disposition concernant un contrôle biologique
facultatif n’a été insérée dans le projet de décret » (du 11 mai 1937 sur « la répression des fraudes dans le
commerce des produits utilisés pour la destruction des ravageurs ») faute d’unanimité entre les « groupements
intéressés » consultés (JO, 15 mai 1937, p. 5300).
110
C’est ce qu’affirme, au contraire, N. Jas (art. cit.), qui cite l’enquête.
106
170
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de la composition et de l’efficacité des produits soumis à homologation », elles-mêmes mises
en œuvre par un comité d’études ad hoc111. Cette commission avait été précédée par celle,
établie en 1934, qui visait à « étudier les problèmes relatifs à l’emploi des substances toxiques
en agriculture »112 – preuve que l’évaluation sanitaire précéda l’homologation de l’efficacité
des produits. Si l’efficacité devient le critère dominant, jusqu’à aujourd’hui, de l’évaluation
des produits phytosanitaires, la loi de 1943 comporte aussi un volet sanitaire. L’article 7
oblige à indiquer sur l’emballage « la dose et le mode d’emploi » du produit ainsi que « les
précautions à prendre par les utilisateurs ». L’article 10 exige que le financement des
contrôles d’homologation, et donc des tests scientifiques menés par le comité d’études institué
à l’art. 5, provienne des « organisations professionnelles intéressées » ; aujourd’hui,
l’administration se contente de contrôler la validité des études fournies et souvent menées par
l’industriel, ce qui fait l’objet de contestations croissantes. Enfin, l’homologation s’applique
en principe aussi bien aux adjuvants qu’aux molécules actives, ce qui ne sera fait, au niveau
communautaire, qu’en 2011113.
La loi de 1943 constitue le dispositif général d’homologation jusqu’à la loi de 1972, qui
ne fait qu’étendre son application et rebaptise la commission antérieure « Commission
d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires » (ou Comtox)114. On peut souligner a
posteriori l’inefficacité relative de ces mesures due à la fois à une législation insuffisante et à
l’adhésion générale à une agriculture fondée sur les intrants115. Mais les principes alors établis
– et qui demeurent les principes fondamentaux du droit en vigueur – démontrent qu’on ne
saurait parler d’une rupture complète dans les années 1970. Certains textes antérieurs
tendraient même à montrer que, sur le plan des principes et de la formulation juridique, la
tolérance pouvait être moindre. C’est ainsi que les arrêtés de 1953 et 1956 (celui-ci pris après
une destruction massive d’abeilles en 1954) interdisent en période de floraison les traitements
« réalisés au moyen de produits toxiques pour les abeilles » : le débat ne porte pas sur leur
111
Fourche, « Contribution... », 47‑50; « Loi n°525 du 2 novembre 1943 relative à l’organisation du contrôle des
produits antiparasitaires à usage agricole » (1943), 525. Art. 4 et 5. JO 4 nov. 1943.
112
Cette commission fut présidée par le toxicologue René Favre de 1939 à 1967. Cf. « Arrêté du 30 octobre 1934
instituant une commission chargée d’étudier les problèmes relatifs à l’emploi des substances toxiques en
agriculture » (1934); René Truhaut, « Il y a cent ans naissait René Fabre (1889-1966) », Revue d’Histoire de la
Pharmacie 78, no 285 (1990): 257‑68; Fourche, « Contribution... », 295.
113
Le règlement (UE) 546-2011 prend – partiellement – en compte les adjuvants dans l’homologation. Cf.
Bonnefoy, « Pesticides : vers le risque zéro », 118.
114
Ordonnance n° 45-680 du 13 avril 1945 validant l'acte dit loi du 2 novembre 1943 relative à l'organisation du
contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole ; loi n°72-1139 du 22 déc. 1972 étendant le champ
d’application de la loi validée et modifiée du 2 nov. 1943 (JO 23 déc. 1972). Cf. aussi Bonnefoy, « Pesticides ».
Les décrets d’application de la loi de 1972 redéfinissent le rôle des trois commissions (« Commission des
Toxiques », « commission des antiparasitaires » et « comité d’homologation »).
115
Pour un état des lieux (critique) de la législation à la fin des années 1980, cf. Prieur, « La législation sur les
pesticides... »
171
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
degré de toxicité mais sur son absence116. Alors que ces arrêtés établissaient une distance
minimale à respecter lors de l’épandage vis-à-vis des habitations, points d’eau, rivières et
réserves de gibier, l’arrêté de 1971 remplace cette distance fixe (et uniforme sur le territoire)
par la notion souple de « précautions », avec en cas de « risque exceptionnel » la possibilité
pour le préfet de fixer des distances minimales117. Il s’agit de s’adapter au terrain ; sur le plan
théorique, il s’agit surtout d’étendre le pouvoir de police administrative et d’entériner, au plan
légal, l’importance de la « mesure de police » phytosanitaire118.
Contrairement à une vision répandue119, l’évaluation des risques sanitaires et
environnementaux et l’établissement de mesures détaillés (étiquetage, traçabilité, indications
d’usage, périodes de traitement, etc.), ne vient pas « compléter » une réglementation fondée
sur la seule efficacité : au vu des dispositions prises en vertu du décret de 1916, on n’a pas
attendu le décret n°74-682 sur l’homologation pour qu’une évaluation des risques soit mise en
place. C’est l’inverse qui se produit : malgré la loi sur la répression des fraudes, il faut
attendre la loi de 1941 pour qu’un véritable contrôle de l’efficacité soit institué, alors que
depuis 1916 un cadre hygiénique incluant un dispositif élaboré de traçabilité a été mis en
place. Le changement majeur entre le décret de 1916 et celui de 1974 ne concerne pas
l’évaluation des risques, mais les progrès scientifiques et techniques effectués en matière de
toxicologie, de génétique des plantes, de « malherbologie » (la science des « mauvaises
herbes »), de chromatographie, etc. Or, alors qu’on espérait, en 1956, interdire les traitements
nuisant aux abeilles, c’est-à-dire éliminer le risque, on imagine désormais la possibilité de
limiter celui-ci : on prend acte de la toxicité, mais on juge celle-ci nécessaire.
116
L’arrêté essaie aussi de définir ce qui constitue la « pleine floraison » pour les crucifères oléagineux (c’est-àdire, essentiellement, le colza). Outre les ruches, l’arrêté vise à protéger les habitations, les eaux et le gibier
(« Arrêté du 20 mars 1953 sur l’épandage des produits antiparasitaires » (1953); Ministère de l’Agriculture,
« Arrêté du 11 janvier 1956 sur l’épandage des produits antiparasitaires » (1956); cf. aussi Fourche,
« Contribution... », 114‑15.).
117
Arrêté du 1er juin 1971 sur l’application des produits phytopharmaceutiques. Concernant les abeilles, cet arrêté
reconduit les dispositions de 1956, avec une innovation : il établit une présomption de toxicité pour les abeilles
des pesticides, levée en cas d’une mention « non dangereux pour les abeilles » assortie à l’autorisation de vente.
Dès 1956, toutefois, une circulaire établissait la liste des pesticides « non dangereux » pour les abeilles (Michel
Despax, « Cass. civ. 14 juin 1972, note Despax (abeilles) », Revue juridique de l’environnement 1, no 1 (1976): 54
‑57.).
118
Cf. Paolo Napoli, « Mesure de police. Une approche historico-conceptuelle à l’âge moderne », Tracés. Revue
de Sciences humaines n° 20, no 1 (juillet 2011): 151‑73; Naissance de la police moderne.
119
« Le décret de 1974 revêt une importance particulière […] puisqu'il constitue le premier texte axé sur la
sécurité des utilisateurs de pesticides » (Bonnefoy, « Pesticides : vers le risque zéro », 119; cf. aussi Thévenot,
« Le régime d’autorisation des produits phytopharmaceutiques face aux révolutions scientifiques et agroécologique: quel positionnement? » Il est caractéristique que ces deux sources rigoureuses ignorent le décret de
1916, pas même cité dans l’annexe 3 du rapport sur les « textes juridiques pertinents » ; ce point de vue est
légèrement nuancé in Thévenot, « De la prévention des risques... », 183‑90.).
172
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.3 UNE POLICE PHYTOSANITAIRE MONDIALE
Le développement de la police phytosanitaire qui conduit à la mise en place d’une
réglementation sur les pesticides est couplé au commerce international : les Etats adaptent aux
parasites végétaux les techniques de contrôle aux frontières développées ailleurs, en
particulier dans le cadre de la prévention des épidémies telles que le choléra, en 1831, ou la
trichinose, dans les années 1880, qui avait conduit à un embargo généralisé sur le porc
américain120. Le Plant Quarantine Act américain de 1912 a des répercussions immédiates en
France, incitant les producteurs à s’inscrire auprès du Service d’inspection phytopathologique
de la production agricole (créé par décret en mai 1911) afin d’obtenir un certificat permettant
l’exportation de végétaux indemnes121. Ces mesures de contrôle frontalier et de traçabilité se
généralisent, conduisant ainsi à l’élaboration d’un système de certification qui lui-même incite
à l’usage de produits phytosanitaires. Nous évoquerons brièvement l’état du droit
international phytosanitaire pendant l’entre-deux-guerres lequel a aboutit à consacrer un soft
law comme nouvel avatar de la police phytosanitaire mondiale.
IV.3.a LIBRE ECHANGE ET SURVEILLANCE
LA CONVENTION INTERNATIONALE DE
PLANTES DE 1929
PHYTOSANITAIRE
PROTECTION
:
DES
L’imitation par d’autres pays des dispositions américaines de « protectionnisme
phytosanitaire » mènent à la Convention internationale phytopathologique de février-mars
1914, dont la ratification est interrompue par la guerre. Ces efforts furent précédés par la
Convention sur le phylloxéra de 1881122. Ils reprennent après-guerre, menant à la signature de
la Convention internationale de protection des plantes en 1929, cinq ans après la création de
l’OIE (Office international des épizooties, aujourd’hui Organisation mondiale de la santé
animale). Désormais, le libre échange des produits agricoles implique une surveillance
phytosanitaire, laquelle inclut le respect des obligations de lutte contre les parasites – le cadre
international demeure le même jusqu’en 1951123. Cela conduit à l’intensification de l’usage de
pesticides : « Il y a vingt-cinq ans un soufrage, un sulfatage, deux au maximum, suffisaient
[…] Maintenant, il faut 2, 3, 4 façons de soufrage » par an, déplorait déjà un observateur de
1926124.
120
Pour la trichinose, cf. note 95 ; le choléra, note 40.
Fourche, « Contribution... », 32.
122
Cf. note 7.
123
Fourche, « Contribution... », 33‑34.
124
Lepez, « La question viticole ». L’agriculteur se lamentait du coût de ces obligations.
121
173
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En cas de soupçon sur la marchandise, les Etats n’hésitent pas à la saisir. Un cargo de
poires est ainsi arraisonné en 1919 par le Boston Health Services en raison de résidus
importants d’arsenic. Les années suivantes, le Bureau de la chimie du département de
l’Agriculture (chargé de l’application du Food and Drugs Act de 1906 jusqu’à son
remplacement, en 1927, par la FDA) bloque une série de chargements intérieurs aux EtatsUnis pour s’assurer d’un nettoyage suffisant125. De fait, entre inspections et développement de
méthodes d’analyse (une nouvelle méthode, en 1933, permet d’analyser les résidus de plomb
en 30 minutes plutôt qu’en 3 jours), la question des résidus de pesticides concentre un tiers du
budget de la FDA. De telles restrictions au commerce ne sont pas propres aux Etats-Unis. Au
milieu des années 1920, suite à la découverte d’un cargo suspect, Londres annonce refuser
l’entrée de toute cargaison dépassant un seuil-limite de présence d’arsenic préconisé par la
Commission royale suite à l’affaire de Manchester126.
IV.3.b LA CONVENTION INTERNATIONALE DE PROTECTION DES
PLANTES AUJOURD’HUI
Signée six mois avant le krach d’octobre 1929, la Convention fournit la base d’une
police phytosanitaire globale nécessaire pour limiter les entraves au commerce édictées par
les Etats refusant toute importation de végétaux en provenance de pays où des épizooties ont
été détectées. Elle est remplacée après-guerre par la Convention internationale de protection
des végétaux (CIPV ; IPCC en anglais), signée en 1951. Celle-ci fournit les principes de base
de l’harmonisation européenne en la matière élaborée dès 1977127. L’accord SPS (Accord sur
l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires, signé en même temps que les accords
du GATT menant à la création de l’OMC en 1995) lui donne un rôle d’harmonisation
mondiale des règles phytosanitaires via le soft law (guidelines, recommandations, etc.). Cela
confirme la conclusion de P. Napoli selon laquelle la police sanitaire, branche du droit
administratif, s’incarne dans la « mesure de police » qui constitue « le signe somme toute
redoutable de l’art de gouverner ainsi que l’ancêtre inavouable de ce droit « souple » qui
gouverne notre présent »128. Géré par le service de la protection des végétaux de la FAO, la
CIPV vise toujours à permettre le libre-échange par une police phytosanitaire mondiale
procédant par harmonisation et normes techniques internationales129. Elle constitue
125
Le Food & Drugs Act ne régule que le commerce fédéral (entre Etats des Etats-Unis).
W.S. Frisbie, « Federal control of spray residues on fruits and vegetables », Am. J. Public Health 26 (1936):
369‑73; Russell, « Speaking of Annihilation », 1528, note n°57.
127
Directive 77/93/CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, concernant les mesures de protection contre
l'introduction dans les États membres d'organismes nuisibles aux végétaux et produits végétaux. Remplacée par la
directive 2000/29/CE, elle-même mise à jour par différents règlements, ses principes de base demeurent les
mêmes (voir le considérant 6).
128
Excipit de Napoli, Naissance de la police moderne.
129
Sur le rapport entre normes techniques et loi, cf. infra, 2e partie, section III.4.b.iv.2.
126
174
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’aboutissement d’un siècle de modernisation agricole associée à la globalisation du
commerce.
IV.4 CONCLUSIONS SUR LES PESTICIDES, LES INSECTES ET
LES OISEAUX
L’étude conjointe du développement d’une police phytosanitaire, nationale et mondiale,
qui devient progressivement permanente, et d’un « droit des pesticides », permet de tirer des
conclusions générales quant à l’existence d’une « conscience écologique » au tournant du
XXe siècle, et plus spécifiques quant à l’évolution même du droit des phytosanitaires et de
notre rapport aux pesticides. Nous aborderons ici le statut d’un discours dit de la « guerre aux
insectes » ; ensuite, le rôle que la réglementation sur les oiseaux et l’usage de pesticides
pouvait avoir aux yeux des contemporains ; enfin, le déploiement de la police phytosanitaire.
Selon l’intervalle considéré, on le dira décalé, ou au contraire contemporain, d’une part de la
police sanitaire générale, d’autre part de la réglementation sur les substances vénéneuses.
IV.4.a IL FAUDRAIT QUE « LES CULTIVATEURS SE LIGUASSENT »
On a parfois présenté la période s’étendant de la fin du XIXe siècle aux années 1950-60
comme celle d’une « guerre militaire » menée contre les insectes qu’il faudrait exterminer. Ce
paradigme aurait favorisé l’expansion de l’industrie phytosanitaire ; il entretiendrait
également des liens troubles avec le génocide nazi, ce qu’on développera ultérieurement130.
Pour s’en tenir à l’agro-industrie, les tenants de cette thèse s’appuient sur deux points
centraux : d’une part, l’omniprésence d’un discours martial, hostile à la nature et prônant
l’éradication des organismes « nuisibles » ; d’autre part, l’idée que la technique aurait, aux
yeux des contemporains, mis ce rêve à portée de main. Il convient de distinguer
soigneusement ces arguments, d’abord parce que, dans la mesure où ils sont fondés, ils sont
de nature diachronique : le discours « exterminateur » précède de beaucoup l’idée que les
pesticides puissent, enfin, résoudre l’un des plus vieux problèmes de l’humanité. Concernant
le premier, on ne peut que s’accorder sur l’omniprésence des métaphores guerrières, malgré
l’existence – qu’on ne peut ignorer – de voix discordantes131. Mais que signifie réellement ce
registre martial ? D’une part, il n’est spécifique ni aux insectes, ni à l’agriculture, ni même à
la nature. On fait la guerre – littéralement – aux loups et autres prédateurs ou nuisibles, en
130
Cf. Perkins, « Reshaping Technology in Wartime »; Russell, « Speaking of Annihilation »; Edmund P. Russell,
« L. O. Howard Promoted War Metaphors as a Rallying Cry for Economic Entomology », American
Entomologist 45, no 2 (avril 1999): 74‑79; Jas, « Public Health and Pesticide Regulation... », 371; Bonneuil et
Fressoz, L’événement anthropocène, 154‑56. Le rapprochement avec le nazisme est presque inévitable. Sur ce
point, cf. infra, section II, « L’indétermination de la technique et l’inadéquation d’une conception instrumentale ».
On sera amené, en particulier, à étudier des questions qui dépassent le cadre strict des phytosanitaires, comme le
rôle de l’entomologie médicale, des insecticides utilisés à des fins « médicales », etc.
131
Parmi mille exemples (cf. en particulier la section sur les oiseaux), voir Candèze, La Gileppe...
175
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
appelant de façon récurrente à leur extermination ; on se bat contre les fleuves et les
inondations ; on fait aussi la « guerre au plomb », à l’alcool, aux logements insalubres ou aux
trichines132. D’autre part, ce registre, appliqué à l’agriculture, n’est pas spécifiquement
moderne, puisqu’on le retrouve chez Pline l’Ancien, dans des textes réglementaires
promulgués sous la Révolution, etc. Ce qui nous amène au second argument, à savoir la
faisabilité, aux yeux des contemporains, d’un tel projet d’extermination des nuisibles. Sous la
Révolution et après, il était évident que « ce ne sont pas, au reste, des soins [sic] minutieux
qui tendent à anéantir ces races prodigieusement fécondes d’insectes destructeurs »133. Cela
aurait-il changé à la Belle Epoque ? Certes, les idées hygiénistes et le darwinisme social
modifient de façon importante le regard porté sur les « nuisibles », rompant avec l’idée,
propagée de Thomas d’Aquin à Linné et après, selon laquelle tous les êtres auraient leur place
dans la Création134. Cependant, le simple fait que plus d’un demi-siècle se soit écoulé entre la
crise du phylloxéra et les lois de 1878 et de 1888, institutionnalisation l’ébauche d’une police
phytosanitaire moderne, et la loi de 1941 rendant celle-ci permanente, montre que cela n’a pas
suffi. Si la calamité est restée si longtemps l’horizon de la police phytosanitaire, c’est parce
que les ravageurs étaient encore considérés comme une fatalité – et cela, bien qu’on fût
conscient de ce que l’importance croissante des dégâts était due à des causes humaines, en
premier lieu desquelles l’accroissement de la productivité agricole 135. On ne cessait donc de
les tolérer que lorsqu’ils prenaient une proportion inquiétante : ce qui est précisément le sens
d’une « calamité ». Du reste, l’état des techniques, tant chimiques que mécaniques, ne
permettait guère de rêver à l’élimination des nuisibles, plutôt qu’à leur seule régulation –
d’autant plus en France, où l’équipement est bien moindre qu’aux Etats-Unis136. Le seul
domaine où ce fantasme semblait, à la limite, réalisable ne concernait pas les phytosanitaires,
mais la « lutte biologique » ; domaine où on s’est assez vite rendu compte que l’éradication
était contradictoire en soi137… Aussi, si on ne s’en tient pas aux stratégies discursives
métaphoriques – lesquelles généralisent effectivement un « paradigme d’extermination » –,
132
Blackbourn, The Conquest of Nature. Sur la trichinose, cf. supra note 95, section IV.2.e.iv. « L’alcool, voilà
l’ennemi », titre une carte murale d’A. Colin des années 1890, en distinguant toutefois les « bonnes boissons
naturelles », fermentées (vin, cidre, etc.), des « mauvais alcools industriels », distillés. Cf. Matthieu Lecoutre,
« Le vin, c’est bon pour la santé! », L’Histoire, no 453 (novembre 2018): 24‑25.
133
Cf. supra, section « L’obligation d’échenillage » et note 38.
134
Somme théologique, Ie partie, qu. 72. Sur Linné, cf. note 38. « Toutes les créatures sont liées », reprend
l’encyclique Laudato Si’, §42.
135
Cf. supra, sections « L’organisation de la police phytosanitaire du XIXe siècle à Vichy » et « Rétablir
l’équilibre de la nature : la loi de 1888 ».
136
Un exemple parmi d’autres : « avant 1945, dans les Deux-Sèvres, 19 groupements disposent, au total, de 11
pulvérisateurs tractés (à moteur ou à traction animale) destinés aux traitements des plantes basses » (Fourche,
« Contribution... », 347.) En 1946, la France disposerait de 3millions de pulvérisateurs à dos, 14 000
pulvérisateurs à traction animale et 800 pulvérisateurs à moteur (ibid., 124).
137
Cf. supra, section « Lutte biologique ou chimique ? » et, bien que notre interprétation soit différente, Fourche,
op.cit., 429-430.
176
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mais qu’on considère la « croyance » concrète des agents vis-à-vis d’une possible victoire sur
les « parasites », on serait porté à dire que celle-ci a attendu la Seconde Guerre mondiale, le
DDT et substances apparentées, et ses suites pour se concrétiser. Expliquons cela avec deux
citations, la première provenant du regard rétrospectif d’un chimiste, en 1977 ; la seconde
d’un historien. A l’occasion d’un colloque sur les pesticides, celui-là déclare :
« Avec une telle panoplie disponible […] et dans le sillage des victoires spectaculaires,
pendant la guerre, du DDT, il semblait que l’élimination totale des insectes vecteurs de
maladie était à portée de main et que des bénéfices inouïs pour l’agriculture étaient en vue.
Cependant, la plupart des problèmes écologiques […] étaient déjà reconnus, et les possibilités
d’usage agricole du DDT étaient vues avec une certaine prudence en 1944. Toutefois […] on
croyait souvent que les échecs [en contrôle phytosanitaire] étaient dus à une mauvaise
utilisation […] du DDT plutôt qu’à [l’apparition de résistances chez les insectes], une
situation qui conduisit souvent à l’augmentation des traitements. »138
Perkins, quant à lui, conclu au même moment une étude historique sur le DDT:
« Aux Etats-Unis, les pratiques et recherches en matière de contrôle des insectes ont ainsi été
transformées tant par la guerre que par le développement et l’adoption du DDT : (1) les
succès du DDT ont stimulé le développement synthétique d’autres insecticides organiques, (2)
les vieux produits chimiques furent remplacés par les nouveaux, (3) les techniques de contrôle
chimique bénéficièrent d’une plus grande visibilité au sein de la constellation complète des
techniques de contrôle d’insectes, (4) les techniques de contrôle biologiques furent perturbées
(disrupted), (5) les pratiques de contrôle fondées sur l’hygiène de l’habitat et les pratiques
culturales furent abandonnées, (6) les propositions d’éradication gagnèrent de nouveaux
soutiens et (7), les entomologistes basculèrent des études biologiques aux études
d’insecticides. »139
Ces deux citations soulignent la place centrale du DDT et des insecticides apparentés
dans les perceptions, au sein des milieux spécialisés des années 1950, quant à la possibilité de
mener à bien l’ « éradication ». Déclarée depuis Pline l’Ancien, la « guerre aux insectes »
avait certes prise une tournure nouvelle avec la révolution pastorienne, l’hygiénisme et le
darwinisme social. Toutefois, l’idéal d’éradication ne devint concret, aux yeux des
contemporains, qu’après la Seconde Guerre mondiale – y compris aux Etats-Unis, où le taux
d’équipement en machines agricoles et donc les possibilités d’épandage était bien plus
important qu’en France. Mais cette même période vit le darwinisme social et l’eugénisme
décrédibilisé aux plus hauts niveaux140, la publication de Silent Spring en 1962 achevant de
saper les fondements idéologiques de ce discours. En caricaturant, on pourrait dire qu’au
tournant du XXe siècle, on rêvait d’exterminer les insectes, mais sous la forme d’un horizon
138
Brooks, « Chlorinated Insecticides: Retrospect and Prospect », 8.
Perkins, « Reshaping Technology in Wartime », 184‑85. On a le même constat, sur une période plus étendue,
pour la France: Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits. Recherche publique et
régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM (Versailles: Quae, 2009).
140
On pense notamment au programme de l’UNESCO sur la « race », qui donne lieu, entre autres, à la publication
de Race et histoire par C. Lévi-Strauss. Ce programme, dont l’idée avait été lancée dès 1933, conduisit l’Afrique
du Sud à quitter l’UNESCO. Il demeure toutefois quelque peu ambigu, tandis que divers Etats continuèrent à
poursuivre des politiques eugénistes. Sur l’UNESCO : Chloé Maurel, « « La question des races ». Le programme
de l’Unesco », Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, no 5 (mai 2007): 114‑31.
139
177
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
régulateur ; lorsque le DDT sembla rendre l’utopie réalisable, elle devint dystopique. En
1900, l’idéologie souhait l’extermination, mais la science ne suivait pas ; en 1960, la science
« pouvait » l’obtenir, l’idéologie ne le voulait plus141. Ces conclusions n’écartent pas la
possible influence des métaphores guerrières sur le développement de l’industrie des
pesticides, mais il ne peut s’agir que d’une explication, parmi d’autres, de l’essor de la
chimie142.
IV.4.b DESTRUCTION
SON EQUILIBRE ?
DE LA NATURE OU RETABLISSEMENT DE
Ajoutée à la métaphore d’une « guerre aux insectes » ou à « la nature », les
préoccupations productivistes de la réglementation sur les phytosanitaires, comme d’ailleurs
sur les oiseaux, sembleraient suffire à nier tout caractère environnemental aux politiques
mises en œuvre. L’argument de la finalité suffirait à disqualifier le moyen – ce qu’on ne
songe pas à faire lorsqu’il s’agit d’examiner les avancées en matière d’hygiène, de salubrité et
de droit du travail.
Certes, l’utilité de l’agriculture – et la défense du droit de l’agriculteur en tant que
consommateur – est le bien immédiatement visé, tant par la réglementation phytosanitaire que
par celle sur les « oiseaux utiles ». Ainsi, de La Sicotière proclame, en 1878, qu’on ne peut
« laisser aux oiseaux tout seuls le soin de remplir notre tâche »143. Mais cela n’exclut pas, au
contraire, la perception d’une rupture de l’ « équilibre de la nature ». On ne peut nier la
conscience claire de relations écosystémiques, ainsi que de la nécessité de contrôler celles-ci.
Cette gestion, pense-t-on, serait favorisée par de meilleures connaissances, afin de rétablir un
équilibre menacé par l’intervention non éclairée de l’homme. Le paradigme productiviste
n’exclut pas, au contraire, l’attention vis-à-vis de l’écosystème. S’il faut « faire la guerre »
aux insectes, cela ne vise pas à endommager l’environnement, mais au contraire à rétablir un
équilibre malmené. Cet énoncé, à l’allure paradoxale pour nous, était très cohérent. C’est
parce qu’il y a moins d’oiseaux, en raison de l’augmentation des monocultures, etc., que
l’homme doit accompagner la nature en ciblant les parasites à l’aide de pesticides. La
conception en vigueur de la nature – et sans doute de la santé – est ce qui oriente le reste :
l’équilibre est l’état « normal », et si l’homme a détruit celui-ci, il lui revient aussi de le
rétablir. Malgré les assauts de Nietzsche, sans doute l’un des premiers à remettre en cause
cette vision d’un équilibre homéostatique, celle-ci bénéficie, jusqu’aujourd’hui, d’une
141
Nous mettons des guillemets, puisque cet « idéal » n’était pas plus accessible en 1945 qu’en 1900.
Pour une perspective tout à fait différente, cf. par ex. Luitgard Marschall, « Consequences of the Politics of
Autarky: The Case of Biotechnology », in Science in the Third Reich (Oxford; New York: Berg, 2001), 111‑38.
Celui-ci montre comment l’Allemagne favorisa la chimie au détriment des biotechnologies, lesquelles tiraient
leurs matières premières des produits agricoles.
143
JO du 13 février 1878, p.1490. Nous modifions les conclusions déjà formulées supra, in section III.3.
142
178
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
résilience remarquable, et ne sera remise en cause que bien plus tard dans l’écologie
scientifique144. On s’étonnera moins de voir cet argument utilisé ailleurs, chez Hauriou à
propos du reboisement des montagnes145, ou en Allemagne, lors de l’ « âge d’or » de la
construction des barrages, au début du XXe siècle. Les ingénieurs y voyaient – entre autres
merveilles – « un substitut pour les mécanismes naturels détruits par les actions humaines
antérieures » et « une manière de défaire les erreurs d’hier » (à savoir, les inondations
provoquées par la déforestation – elle-même aggravée par de plus petits barrages ayant permis
de transporter le « bois flottant » –, les aménagements des fleuves, qui accélèrent le débit et
qui, en outre, favorisent des densités humaines plus fortes) 146. On reconnaît ici la structure de
l’argument qui sera renversé par les critiques de la technique, à commencer par I. Illich 147 :
« la technique » ne cesse de promettre de résoudre les problèmes qu’elle a engendré. Sans
doute, mais cela n’empêche pas la visée d’être écologique : il s’agissait bien, alors, de rétablir
un équilibre perdu. Si le terme avait existé, certains auraient sans doute parlé, à l’époque,
d’une « technologie verte » – un peu comme on présenta le nucléaire comme alternative à
l’ « enlaidissement » provoqué par les barrages148…
IV.4.c NAISSANCE
DE
L’EXPERTISE
:
LA
POLICE
PHYTOSANITAIRE
L’histoire de la science, du droit et des techniques phytosanitaires étant encore un
domaine méconnu et fragmenté – une spécialité elle-même éclatée –, on ne s’étonnera pas
outre mesure qu’un rapport au Sénat, faisant un état des lieux de l’émergence du « droit des
pesticides », fasse l’impasse complète sur le développement de la police phytosanitaire d’une
part, sur le décret de 1916 sur les substances vénéneuses d’autre part 149. Ce point de vue
tronqué conduit au récit selon lequel, au contrôle de l’efficacité des substances phytosanitaires
mis en place au début du XXe siècle, se serait ajouté, dans les années 1970, le contrôle et
l’expertise sanitaire et environnementale. Cette mésinterprétation historique se cumule à une
lecture des discours de l’époque, qui seraient tous orientés par le paradigme productiviste, la
croissance à tout prix, qui auraient exclu tout souci de la santé publique, pour ne pas parler de
l’environnement. Cette vision se décline en deux versions opposées. Soit l’on dit que ce
sacrifice fut effectivement effectué, mais sans qu’on le sache – mais alors, comment parler de
144
Cf. infra sur la notion de « climax », section VIII.4, note 53.
Cf. supra, section I.2, note 65.
146
Blackbourn, The Conquest of Nature, 199, 214‑15. La prévention des inondations était un motif majeur, utilisé
ad nauseam par le père des barrages en Allemagne, Otto Indze. Toutefois, cela n’empêchait pas les ingénieurs –
dont Indze – de vanter les multiples finalités d’un barrage : irrigation, eau potable, débit pour faire tourner les
moulins, facilitation de la navigation et, bien sûr, production électrique. Sur le plan quantitatif, le véritable « âge
d’or » fut entre 1950 et 1980 (ibid., p.327).
147
L’argument a été repris dans l’encyclique du Vatican, « Laudato Si’ », §34.
148
Blackbourn, The Conquest of Nature, 327.
149
Sur le rapport Bonnefoy, cf. note 119, section IV.2.e.iv.
145
179
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« sacrifice » ? C’est la thèse, en somme, de la Modernité réflexive, qui affirme, contre toute
évidence, que l’on n’avait pas conscience, au tournant du XXe siècle, de la complexité de
l’écosystème ni de ses liens avec la santé humaine. Soit l’on dit – et c’est la thèse, beaucoup
plus crédible, de Ch. Bonneuil, J.-B. Fressoz, Th. Le Roux ou encore, chez les philosophes, F.
Neyrat –, que l’on a sacrifié en connaissance de cause l’environnement – et la santé – sur
l’autel du productivisme : l’hygiénisme n’aurait été que le cache-sexe de la bourgeoisie
conquérante, contrainte d’abandonner le franc-parler, pour ne pas dire le cynisme, qui
caractérisait les écrits des premiers économistes classiques. Les historiens précités ont fondé
cette thèse essentiellement à partir de l’histoire de la réglementation sur les établissements
dangereux, que nous abordons dans notre prochaine section. Peut-on la transposer à l’histoire
des phytosanitaires ?
Notre étude, fondée essentiellement sur l’analyse du déploiement de la police
phytosanitaire d’une part, sur la régulation des substances vénéneuses, et en particulier des
phytosanitaires, d’autre part, à partir d’une analyse d’un corpus juridique, scientifique et
politique ne nous autorise pas à répondre. On manque de données concrètes sur l’application
des normes ; malgré son intérêt crucial sur cette question des pratiques, la seule thèse de R.
Fourche ne nous semble pas suffisante pour fonder une réponse. Nous nous en tiendrons donc
au seul niveau des « discours », en sachant que ces discours sont ceux de savants et de
juristes, bref, d’experts, et qu’ils sont aussi ceux portés par les normes réglementaires ellesmêmes : sans préjuger de l’efficacité de ces « discours », on peut raisonnablement supposer
qu’ils aient orienté les pratiques. Plutôt que d’infirmer, ou de confirmer, sur le terrain
phytosanitaire, cette thèse qui se présente comme alternative autrement sérieuse à l’idée de
Modernité réflexive, nous nous contenterons d’insister sur le souci constant que manifeste la
police phytosanitaire à l’égard de la santé et de l’environnement (ou qu’elle fait « semblant de
manifester », selon le point de vue adopté quant à cette thèse), et sur ce que les dispositifs
actuels de surveillance doivent à cette époque.
Il apparaît en effet clairement que le paradigme productiviste n’exclut ni le souci de la
santé publique, ni l’intérêt pour l’écosystème. Cette erreur d’analyse provient de la volonté
d’étudier le « droit des pesticides » indépendamment du développement de la police
phytosanitaire. Or, celle-ci est une branche de la police sanitaire, domaine privilégié des
hygiénistes, mais aussi des maires et du droit administratif en général. La révolution
pastorienne met en crise l’hygiénisme classique, qui toutefois est renforcé par la prise en
compte de la « question sociale » et « urbaine ». Loin d’être éloigné des préoccupations de
l’époque, la santé, environnementale ou non, est un enjeu constant. Si le régime de répression
des fraudes vise la qualité des produits, l’exigence hygiéniste de santé du consommateur, tout
autant que la volonté de fabriquer un « marché transparent » et conforme à la théorie
économique, est ce qui motive la loi de 1905, tout comme la loi de 1902 sur la santé, la loi et
180
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le décret de 1916 sur les substances vénéneuses, le régime de traçabilité drastique qui lui est
assorti, ou encore la loi Cornudet sur l’aménagement urbain, que nous examinerons bientôt.
Le consommateur intervient au moins deux fois, en tant qu’agriculteur et en tant que
consommateur final, lorsqu’on protège la qualité des produits150. En dehors du régime
réglementaire, l’administration attache une importance relative aux dangers suscités par
l’usage de l’arsenic ou de la strychnine, tant pour l’agriculteur que pour la faune non-ciblée,
comme le montre le film précité de 1927 sur les campagnols151. Le paradoxe de ce souci
« biopolitique »152, pour l’observateur d’aujourd’hui, c’est qu’il a conduit à renforcer l’usage
de produits insecticides et phytosanitaires : entre « saleté » et « microbes », les insectes sont
devenus non seulement gênants, mais « dangereux », quand ils ne présenteraient pas une
menace pour la « race », thématique obsédante de ces années. La « guerre des races »153, qui
n’est jamais loin derrière celle contre les insectes, fait ainsi planer son ombre, indirectement,
sur le déploiement de la police sanitaire moderne. Mais, par cela même, elle vise la vie : si la
police phytosanitaire profite de la crise de l’oïdium, du phylloxéra et de la trichinose pour se
déployer, la réglementation phytosanitaire ne tarda pas à être promulguée, eu égard aux
développements, encore balbutiants, d’usages effectifs de pesticides.
Insistons : le contrôle de l’efficacité n’est venu qu’après la mise en place, sur le plan
normatif, de mesures de sécurité et de santé au travail comme des contrôles sur les résidus de
pesticides ou sur la toxicité des produits employés, toxicité qui était toujours conçue comme à
la fois sanitaire et environnementale. Si Paris met le porc américain sous embargo de 1881 à
1891, c’est précisément parce que l’administration ne juge pas l’expertise suffisamment
fiable, et qu’elle pense que les méthodes d’échantillonnage ne mèneront le public qu’à une
confiance mal placée envers des produits dangereux154. On ne doit pas en conclure, au
contraire, l’inexistence de l’expertise : celle-ci est patente en matière d’engrais, se développe
peu à peu pour assister la police sanitaire et phytosanitaire, et on a vu son rôle à l’égard de la
régulation internationale des pêcheries. Le rapport entre expertise et droit n’échappe pas à
Hauriou : le Conseil d’Etat peut-il « se préoccuper du caractère suffisant des égouts de la
ville » ? Oui, puisque « le fait peut être considéré comme prévu par le droit et comme
150
La République « a condensé, dans un texte unique, les mesures destinées à la répression des fraudes des
produits agricoles et des denrées alimentaires, établissant à la fois la défense de la production, de la
consommation et du commerce honnête » (« Discours de Blois, 5 juillet 1908... »
151
Le film déconseille l’usage d’arsenic ou de strychnine. Il évoque, sans les détailler, de « bons résultats »
donnés par des « grains empoisonnés au phosphure de zinc », mais explique surtout comment fabriquer, à la
ferme, des pains barytés, « moins dangereux et très toxiques pour les rongeurs ». Mais cette méthode n’est pas
privilégiée, contrairement au virus de Danysz. Le phosphure de zinc pour les rongeurs fut interdit par l’« Arrêté
du 29 oct. 1981 (phosphure de zinc) » (1981).)
152
Cf. à ce sujet l’intéressante mise au point de Paltrinieri, « Biopouvoir... »
153
Michel Foucault, « Il faut défendre la société »: cours au Collège de France (1975-1976) (Seuil/Gallimard,
1997); La volonté de savoir, chap. V.
154
Voir la note 95 sur la trichinose.
181
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
transformé en une condition de droit ». Le juge a « déjà transformé en condition de droit
l’existence de l’égout », il peut bien « ajouter la condition de [son] aménagement suffisant » :
les « vérifications de fait » et les « expertises » qui s’ensuivraient ne seraient pas inédites155.
Ce qui distingue, ainsi, la réglementation d’hier de celle des années 1960-70, c’est d’une part,
au niveau juridique, la multiplication des catégories et des branches du droit, bref, sa
complexification. Là où on disposait d’un texte majeur pour distinguer les substances selon
leur dangerosité – le décret de 1916 –, combien faut-il en compter aujourd’hui ? Il faut sans
doute souligner la force, tout autant que la faiblesse, d’une telle complexification, puisque si
celle-ci semble conduire à une appréhension plus fine, sinon à l’idéal utopique et inquiétant
d’une coïncidence du droit et du réel, elle ouvre aussi la porte au lobbying, à la fragmentation
des débats, bref, à l’impossibilité de s’y retrouver 156… D’autre part, c’est la puissance
nouvelle acquise par l’expertise scientifique – et non son « apparition » –, et la formulation
des notions de « risque acceptable », de « dose journalière admissible », etc., bref, ces
concepts « toxiques » dans la mesure où ils légitiment le mépris de la santé et de
l’environnement, « salutaires » dans la mesure où ils restreignent les atteintes trop flagrantes.
Si nous évoquons cet embargo sur le porc, qui ne souffrait d’aucun seuil de tolérance 157, ce
n’est pas, non plus, pour inverser le tableau. Qui écouta le bon docteur Cazeneuve,
revendiquant, en 1908, la « prohibition radicale et absolue des composés arsenicaux », parce
qu’il fallait « être intransigeant quand il s’agit de l’alimentation publique » ? Ni la France, ni
l’Europe, qui les autorisa jusqu’en 2006158.
Ainsi, le tableau d’une « guerre » aux insectes et d’une modernisation coûte que coûte –
une sorte de paradigme productiviste et exterminateur – est trompeur. Il créé de « fausses
oppositions »: si l’usage de produits phytosanitaires est aujourd’hui décrié, il a pu à l’époque
être conçu, au contraire, comme moyen de rétablir l’équilibre naturel. Par ailleurs, il est
difficile d’interpréter les politiques mises en œuvre comme relevant uniquement d’un soutien
à la production. Certes, depuis la dépression des années 1870, la hausse de la productivité
agricole était un objectif central, devenu d’autant plus important après les massacres de 191418. Toutefois, cet objectif était tempéré par les craintes de surproduction 159. En outre,
l’introduction des phytosanitaires a lieu concomitamment à la formation d’un cadre juridique
de la consommation, lui-même contemporain d’une nouvelle phase d’expansion de celle-ci. Il
155
Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929. Tome 2, 598 (commentaire des Affaires
Borel,Tenand, Lecourtois et Auvray [1913-14], 591-600).
156
L’argument est philosophique autant qu’économique : qui dispose de la puissance cognitive de traitement de
cette masse de données ? Ni les petites entreprises (et même certaines « grandes »), ni le citoyen lambda.
157
Au niveau normatif, cela s’entend.
158
Cf. section IV.1.b sur l’arsenic, et Cazeneuve, « Sur les dangers... », 145.
159
Les velléités corporatistes et de cartellisation de l’entre-deux-guerres s’expliquent largement par l’objectif de
contrôler les filières afin d’éviter l’effondrement des prix (Paxton, La France de Vichy, 196‑204.).
182
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’agit donc autant d’une politique de l’offre que de la demande : l’objectif de qualité du
produit bénéficie tant au consommateur final qu’à l’agriculteur et à la croissance en général.
De plus, les mesures de protection phytosanitaire visent également à assurer le commerce
international, qui lui-même – à l’instar des monocultures – aggrave les risques d’attaques
parasitaires. Mais in fine, la police phytosanitaire, que ce soit dans son volet d’organisation de
la lutte contre les parasites ou dans son volet de contrôle des substances toxiques, vise aussi la
santé du consommateur160. Certes, la qualité du produit elle-même est l’un des ingrédients
fondamentaux de la modernisation agricole (parfois contestée161). Celle-ci exige, outre la
confiance aux produits chimiques, une transformation des semences – facilitée par le décret
de 1932 créant un catalogue des espèces et des variétés –une large diffusion des machines
agricoles, elle-même rendue possible par la modernisation du crédit, l’organisation collective
ou/et la réorganisation des terres, les assurances, etc.162 L’ensemble va avec un « changement
des mentalités » : en 1867, un agriculteur pouvait encore acheter une moissonneuse mais ne
l’utiliser que comme « avertissement pour les ouvriers »163. Lu à travers le cadre rétrospectif
de la modernisation, la qualité des produits paraît ainsi uniquement servir les intérêts de la
modernisation. Si elle visait à cela, objectivement et subjectivement, il s’agissait toutefois
160
C’est valable pour le contrôle de la toxicité des produits ; ça l’est aussi pour l’incitation à « désinfecter » les
produits alimentaires, afin d’éviter les mycotoxines – argument encore utilisé par l’industrie pour défendre les
phytosanitaires.
161
Pierre Caziot, futur ministre de Vichy qui donna son nom à la loi du 9 mars 1941 sur le remembrement,
soutenait en 1919, dans la Solution du problème agraire : la terre à la famille paysanne, une agriculture extensive
fondée sur la polyculture et une main d’œuvre importante (Paxton, La France de Vichy, 200‑202.). Au lieu
d’ « adapter la machine » aux « procédés de fabrication de nos pères », « c'est la qualité du pain qui a dû se plier
aux exigences de la machine », remarque un médecin (Pierre Delore, « La médecine et la science de l’homme »,
Esprit, décembre 1940, 43‑63.). Même après Vichy, la modernisation demeure parfois contestée. Ainsi, La Vie
Claire, journal d’extrême-droite créé en 1946 et qui s’adjoint en 1948 une coopérative de consommateurs,
dénonce l’industrie agro-alimentaire et les pesticides, accusés de stériliser la terre : « nous faisons dégénérer le blé
par de mauvaises pratiques agricoles » (cité in César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture
biologique ».).
162
Bonneuil et Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits; sur le crédit, Trentmann, Empire of Things, chap. IX; Ruau,
« Discours de Blois, 5 juillet 1908... » Les assurances (surtout contre la grêle) sont soutenues à partir des années
1930 par l’Etat (loi du 4 juillet 1900 sur les caisses d'assurances mutuelles agricoles ; art. 145 de la loi du 30 déc.
1928 sur le budget, instituant une caisse d'assurance et de réassurance pour les victimes de calamités agricoles ;
art. 129 sq. de la loi du 31 mars 1932 sur le budget, etc.). Les contemporains ont conscience du caractère intégré
du développement agricole: « Cette concentration du capital d’exploitation agricole garde […] ses avantages
énormes : culture plus scientifique par le concours de techniciens, emploi plus rationnel, partant plus économique,
d’un matériel plus varié, connaissance meilleure du marché et possibilités d’attente pour provoquer des cours
avantageux, crédit plus facile […] le capitalisme abandonne la propriété foncière rurale aux mains de la petite
paysannerie […] bien plus pour augmenter sa puissance de production, d’abord en régions riches, plus tard en
régions pauvres lorsque ses disponibilités lui permettront de les améliorer » (Renaudet, « Nos alliés les paysans »,
Cahiers du bolchévisme, no 62 (15 décembre 1926): 2368‑73.). Trente ans plus tard, alors que l’option
communautaire des fermes collectives est encore envisagée comme alternative possible au remembrement,
Simondon effectue un constat similaire : les paysans interviewés ne refusent pas « le progrès », mais ont
conscience que l’équipement en machines suppose un changement d’échelle afin d’être rentable (Gilbert
Simondon, « Aspects psychologique du machinisme agricole », in Sur la technique (1953-1983) (1959; PUF,
2014), 255‑67.).
163
L’agriculteur, J. A. Barral, travaille à la faux : la machine vise à montrer aux ouvriers qu’ils risquent d’être
remplacés (cité par E. Weber, lui-même cité in François Jarrige, « Le travail discipliné : genèse d’un projet
technologique au XIXe siècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 110 (2009): 99‑116.).
183
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
également d’une prise en compte de l’intérêt du consommateur. Aussi, plutôt que d’opposer,
de façon quelque peu artificielle, l’intérêt du consommateur au productivisme, il faudrait
plutôt s’interroger sur l’échec d’une politique qui essaya réellement de prendre en compte les
risques sanitaires et environnementaux, sans disqualifier celle-ci d’avance aux motifs d’un
« productivisme rampant ». On ne peut accepter ni le tableau d’une naïveté déconcertante face
au risque chimique, ni celui d’un cynisme capitaliste exacerbé, et encore moins affirmer que
la naïveté ou le cynisme auraient été plus grandes à cette époque qu’aujourd’hui. Certes, le
cadre juridique est inférieur aux standards actuels ; mais même ceci est contestable sur
certains points, dont la traçabilité des achats164. Toutefois, la nature même des mesures et de
l’argumentation juridique ne diffère guère : l’obligation d’échenillage est devenue obligation
d’épandage ; le contrôle sanitaire portuaire bloque des cargos hier comme aujourd’hui ; les
obligations sanitaires sont utilisées comme enjeux de négociation commerciale ; et on attend
toujours d’inventer la quadrature du cercle (un produit « plus efficace » et « moins
dangereux »), afin de cesser d’utiliser les produits reconnus comme dangereux depuis des
décennies. Arsenic, DDT, glyphosate… Malgré les différences en termes d’état des savoirs
d’une part, d’ordre juridique et d’efficacité de la norme d’autre part165, les continuités
semblent l’emporter des années 1870-80 à aujourd’hui. S’il faut trouver un changement
majeur, il résiderait davantage dans celui qui nous sépare d’Audouin, en 1842, qui ne voit
dans la lutte chimique, au pire, que charlatanerie, et au mieux, qu’un idéal utopique, vain
espoir de ce que l’usage se conforme aux normes et la pratique aux indications ; ou encore
dans l’écart épistémologique qui nous sépare de cette décision de police de 1738 pour laquelle
les chenilles menaçaient d’« infecter l’air »166.
164
Cf. supra, note 85 in section IV.2.e.ii. Rappelons que malgré les attentats de 2015 Paris attendit deux ans avant
d’établir une traçabilité de « précurseurs d’explosifs », dont certains entrent dans la fabrication d’engrais. Cf.
Caroline Piquet, « TATP : les clients qui achèteront certains composants d’explosifs seront fichés », Le Figaro.fr,
31 août 2017. Cf. décret n°2017-1308 (loi n°2016-731 et règlement (UE) n°98/2013).
165
N. Jas (art. cit.) insiste sur les « illégalismes », tolérés (par exemple sur la question des mélanges à la ferme)
voire encouragés par l’Etat (citant par ex. un décret du 10 août 1922 demandant aux inspecteurs de faire preuve
de compréhension à l’égard des agriculteurs). Mais si l’illégalité était si importante, pourquoi, au début des
années 1930, la Ligue nationale de défense des cultures tenait-elle tant à réformer le décret de 1916, en particulier
concernant l’arsenic et le phosphure de zinc ? C’est bien à cause d’un « excès » de régulation que la Ligue se
félicite, en vain, de la création, par l’arrêté de 1934 d’une « commission chargée d'étudier les problèmes relatifs à
l'emploi des substances toxiques en agriculture » (Fourche, in « Contribution... », 293‑97.) Enfin, sur le problème
– analogue – des engrais, il a été dit, au contraire, que « le service de répression des fraudes [s’était montré]
pointilleux et […] que le marché des engrais [avait été] assaini avant la Seconde Guerre mondiale » (Caubet,
« Plusieurs siècles de progrès et de craintes pour l’environnement ».). En bref, la question de l’application des
normes demeure délicate.
166
Cf. note 32, section IV.2.a sur « L’obligation d’échenillage ».
184
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
V. LE REGIME DES INSTALLATIONS CLASSEES
ET LA POLLUTION DE L’AIR
La protection de l’air : voilà un autre domaine majeur de la protection de
l’environnement, si ce n’est le plus représentatif. Celle-ci prend une importance beaucoup
plus grande à partir des années 1960, avec les rapports publiés par l’OMS1 puis la création, de
l’Environmental Protection Agency (EPA) aux Etats-Unis en 1970, qui aboutissent
progressivement à transformer cette question en celle de la protection de la couche d’ozone,
basculant ainsi de l’échelle locale des immissions, c’est-à-dire du lieu où sont perçues les
émissions de polluants, à l’échelle globale du climat. De la lutte contre le smog à la protection
de la couche d’ozone et enfin à la lutte contre le réchauffement climatique 2, on constate une
montée en puissance et en généralité du thème des émissions de gaz polluants et de particules
diverses. Couplé à la question du climat, ce champ bénéficie d’un privilège certain parmi les
différentes composantes de ce que peut constituer la protection de l’environnement.
Cette montée en puissance est indéniable. Pourtant, là encore, des précédents existent,
attestant d’une conscience des nuisances. La pollution atmosphérique est devenue un
« problème social » dès le XIVe siècle, selon une étude de l’OMS de 1961 qui rappelle qu’on
interdit à Londres le charbon en 13003. Il faut cependant attendre le milieu du XIXe siècle
pour qu’elle soit constituée en problème scientifique et technique 4. Certes, on revendique
déjà, avant Lavoisier ou Priestley, un « droit naturel à la respiration d’un air pur » ; mais,
souligne A. Corbin, si le « charbon de terre […] effraie parfois, la fumée ne rebutera que
tardivement […] Le feu de l’industrie implantée au cœur de la ville pourrait, au dire de
certains, corriger les émanations de la foule putride, les vapeurs des immondices et l’infection
généalogique du sol »5. Th. Le Roux explique ainsi comment, à Paris, à l’aube de la
1
K. Barker et al., « Air Pollution », Monographie (Genève: OMS, 1961).
Si le réchauffement climatique commence à occuper le devant de la scène avec la création du GIEC (Groupe
intergouvernemental sur l’évolution du climat) en 1988 et l’adoption de la Convention sur les changements
climatiques (CCNUCC) lors du sommet de Rio, en 1992, la thématique émerge au cours des années 1970 (le
terme même de « global warming » a été utilisé dès 1961 par le climatologue J. Murray Mitchell, avant d’être
employé dans le titre d’un article de Science, en 1975, par Wallace Broecker, auquel on attribue souvent
l’expression – cf. Ari Jokimäki, « Was Broecker really the first to use the term Global Warming? », Skeptical
Science, 30 septembre 2015.). Après un premier message d’avertissement au Congrès du président Johnson, le 8
février 1965, le Conseil sur la qualité environnementale établit, dès son premier rapport de 1970, que « l’homme
est peut-être en train de modifier la météorologie. Le cas échéant, le jour pourrait venir où soit il gèlerait de sa
propre faute, soit il se noierait ». Le sénateur Boggs évoque cette altération du climat provoquée par la pollution
de l’air lors des débats, en 1970, sur le Clean Air Act. En 1977, une étude du même organisme précise qu’une
« hausse des températures moyennes de 2-3°C doit être considérée comme une menace environnementale majeure
pour la planète ».
3
E.C. Halliday, « A Historical Review of Atmospheric Pollution », in Air Pollution (Genève: OMS, 1961), 9‑37.
Voir aussi White, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis ».
4
Halliday, « A Historical Review of Atmospheric Pollution ».
5
Corbin, Le miasme et la jonquille, 16, 79‑80, cf. aussi 39-40 sur la « pollution des eaux ».
2
185
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Révolution, « les activités anciennes qui reposaient sur la putréfaction continuaient d’être
régulées selon d’anciennes pratiques, tandis que les activités innovantes et modernes […]
furent encouragées6. » Toutefois, on va progressivement observer partout les effets de la
fumée industrielle sur les arbres ; alors que le Royaume-Uni promulgue le premier Smoke
Prohibition Act en 1821, l’école forestière de Tharandt (Saxe) met en évidence, dans la
seconde moitié du XIXe, la nocivité du dioxyde de soufre7. La première revue spécialisée sur
la pollution de l’air, Rauch und Staub (« la fumée et la poussière »), est créée en 1930. Les
filtres sur les centrales à charbon et les cheminées deviennent la norme8. Si les approches
diffèrent selon les pays, avec des degrés divergents d’implication de la société civile9, la
pollution de l’air est pleinement problématisée.
En France, sous l’Ancien Régime, les règlementations concernant les « nuisances
sonores et olfactives » restreignaient sévèrement l’installation d’ateliers et d’industries
polluantes en ville. Le principe des enquêtes de commodo et incommodo est repris par le
décret impérial « relatif aux établissements et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou
incommode » du 15 octobre 1810, parfois considéré comme « l’une des plus anciennes
réglementations du droit de l’environnement »10. Il institue des principes toujours en vigueur
quoique remaniés, avec la distinction tripartite de classes d’établissements, en fonction des
inconvénients et des dangers qu’ils posent ; le régime d’autorisation préalable et la
compétence du juge administratif, élargie au fil de la jurisprudence 11. L’art. 12 établit une
procédure exceptionnelle pour les fabriques de 1e classe (les plus gênantes) : en cas de
« graves inconvénients pour la salubrité publique, la culture [entendre : agriculture], ou
l'intérêt général », il est possible de les supprimer après avis en Conseil d’Etat. Dans le dernier
tiers du XIXe siècle, une jurisprudence se développe permettant de prendre en compte les
dommages causés à l’agriculture voire à l’apiculture12.
6
Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles, 161.
Jean Bossavy, « Les polluants atmosphériques: leurs effets sur la végétation », Revue forestière française 22, no
5 (1970): 532‑43; cf. aussi, sur l’influence de l’école de Tharandt en RDA: Michel Dupuy, « Industries, forêts et
pollution atmosphérique en RDA, 1949-1974 », Histoire, économie & société 21, no 4 (2002): 571‑82.
8
Uekötter, The Greenest Nation?, 49‑50; Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »
9
L’Allemagne est, sur ce point, notablement en retrait par rapport au Royaume-Uni (Uekötter, The Greenest
Nation?, 37‑38.).
10
Michel Prieur, Droit de l’environnement, Dalloz, 5e édition, 2004, §689, p. 487, cité in Jean-Marc Sauvé,
« Intervention de clôture » (Bicentenaire du décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et
ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode, Paris: Conseil d’Etat, 2010); Le Roux, Le laboratoire
des pollutions industrielles. Les mines et houillères ont un statut particulier, ainsi que, jusqu’en 1866, la
sidérurgie (cf. sur ce point Lionel Latty, « La loi du 21 avril 1810 et le Conseil général des mines avant 1866. Les
procès-verbaux des séances », Documents pour l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 16 (décembre 2008):
17‑29.) Cf. aussi la présentation in Hauriou, Précis de droit administratif, 459‑64.
11
Un petit aperçu in Sauvé, « Intervention de clôture ». Cf. aussi Corbin, Le miasme et la jonquille; MassardGuilbaud, « La régulation des nuisances... »; Napoli, Naissance de la police moderne, 294; Le Roux, Le
laboratoire des pollutions industrielles; Fressoz, L’apocalypse joyeuse.
12
Magistry et Magistry, Traité général..., 62‑70. Hauriou fait état d’un débat doctrinal, in Précis de droit
administratif, 463.
7
186
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Nous présentons d’abord ce régime des installations classées, tel que rénové en 1917.
S’il ne s’applique pas uniquement à la pollution de l’air, l’attention se focalise cependant
assez vite sur les fumées industrielles ; il faut toutefois garder en tête que les nuisances prises
en compte par ce régime peuvent être d’un autre ordre (c’est le cas, notamment, pour la
pollution des eaux). Nous montrons ensuite comment il s’insère, avec la loi Cornudet de
1919, dans une politique bourgeoise d’aménagement du territoire, qui vise à préserver des
« îlots d’air pur » au sein de la société industrielle. Enfin, en montrant la persistance de la
problématique de la protection de l’air depuis le XIXe siècle, nous suivons également les
inflexions du régime juridique français le concernant.
V.1 LES
INSTALLATIONS
COMME ENTREPRENEUR
CLASSEES
:
LE
BOURGEOIS
Le cadre des installations classées résiste à son remaniement par la loi du 19 décembre
1917 sur les établissements insalubres, qui, abrogeant le décret, maintient le principe de leur
division tripartite et des enquêtes de commodo et incommodo. Cette loi succède à des années
de débat, à l’interruption de la guerre, et à des initiatives locales13. Si la doctrine insiste,
aujourd’hui encore, sur la continuité de cette loi avec le décret de 1810, un certain nombre de
modifications, sur la forme comme dans l’esprit, sont à noter. Outre les motifs de « sécurité,
[de] salubrité ou [de] commodité du voisinage », la loi retient désormais ceux de « santé
publique » et d’« agriculture ». Tout au long du XIXe siècle, on a pu en effet incriminer les
fumées industrielles des mauvaises récoltes ou des infestations de cryptogames 14. Le décret de
1810, uniquement concerné par les « propriétaires du voisinage », mentionnait simplement
« les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode »15. Il ne
prévoyait aucune sanction, fonctionnant uniquement sur un registre de contrôle ex ante ;
désormais, des contraventions sont prévues. L’art. 21 institue ainsi un « service public de
l’inspection », de facto exercé par l’inspection du travail16. Il s’agit donc d’avancées, parfois
13
A Paris : études du Conseil d’hygiène, mesures d’Armand Gautier et ordonnance du 22 juin 1898 du préfet de
police contre les fumées ; à Lyon : arrêté municipal du 4 août 1905 qui interdit les « fumées noires, épaisses et
prolongées » (cf. Stéphane Frioux, « Prendre la mesure des responsables de la pollution de l’air (France, années
1900-1961) » (Quand l’air est mis à l’épreuve : mesurer, percevoir et délibérer sur la qualité de l’air aux XXe et
XXIe siècles, Lyon, 2012).)
14
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 200.
15
Cette formulation n’excluait pas les motifs de « sécurité [notamment les risques d’incendie], salubrité ou
commodité ». Cf. Magistry et Magistry, Traité général..., 62‑70. Ce traité de 1923 cite l’art. 12 du décret de
1810, qui évoquait la « salubrité publique, la culture [i.e. l’agriculture] ou l’intérêt général », ainsi qu’une
jurisprudence (quasi-exclusivement du dernier tiers du XIXe siècle) utilisant ces motifs. Les auteurs se félicitent
toutefois de l’ajout de ces deux motifs (« santé publique » et « agriculture », qui incluent, selon eux, l’élevage et
l’apiculture), puisque la jurisprudence n’est pas constante (et ce, bien que le décret de 1810 avait inclus certaines
fabriques sur le seul motif de leurs effets sur la végétation). Cf. aussi op.cit., 131 : le classement de 1919 inclut
parmi ses motifs l’ « action nocive sur la végétation » et les « émanations nuisibles, poussières nocives pour le
bétail ».
16
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »
187
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
contrebalancées: les installations de 3e classe basculent sur un régime de simple déclaration
(art. 4, §2); les élevages sont exclus ; les installations de l’Etat sont exclues du décret
correspondant du 24 décembre 1919, bénéficiant donc d’un régime exorbitant. Toutefois,
davantage d’installations sont listées17. Selon G. Massard-Guilbaud, la loi de 1917 entérine
ainsi les transformations sociales (hausse des revendications de voisins, y compris non
propriétaires) et scientifiques (abandon de la théorie des miasmes) du XIX e siècle ; alors que
le décret de 1810 avait été conçu pour « protéger l’industrie », il « fut utilisé par les urbains
comme un outil de protection de leur environnement ». Elle marque la montée en puissance
de l’Etat vis-à-vis du marché, tandis que le principe de l’expertise, formalisé dans la
procédure des enquêtes de commodo et incommodo, acquiert une portée nouvelle via les
avancées de la science : la loi de 1917 s’intègre ainsi à l’émergence d’un Etat scientifique,
régulateur voire planificateur18 et à la remise en cause d’une théorie libérale du risque,
auparavant perçu en grande partie comme ne relevant que de la responsabilité individuelle19.
Quoique l’importance juridique du cadre de 1810 soit indéniable, Th. Le Roux a montré
comment la secousse révolutionnaire avait été mise à profit pour habituer les Parisiens à la
pollution, à l’aide, notamment, du Conseil d’hygiène publique et de salubrité : celui-ci
contribue davantage à la légitimer qu’à la prévenir20. En 1923, les juristes Magistry – l’un
président d’un tribunal civil, l’autre de l’Association des installations classées – acceptent de
s’exposer à l’accusation de « sacrifier le progrès » en s’indignant d’une « jurisprudence
arbitraire » du Conseil d’Etat, notamment à partir des années 1880. Celle-ci, objectent-ils,
tend à effacer la distinction entre établissements de 1 e et de 2e classe, dans la mesure où elle
ne fait plus grand cas de l’éloignement obligatoire des habitations des établissements de 1 e
classe : en somme, si la classification tripartite de 1810 survit à son remaniement par la loi de
1917, on peut se demander si elle a résisté à la jurisprudence 21. Certaines entreprises, telles
Michelin à Clermont-Ferrand, bénéficièrent d’exemption complète : les petits ateliers ne
luttent pas à armes égales par rapport aux grands pôles industriels (chimie, etc.), bénéficiaires
du soutien de l’Etat colbertiste mais aussi, plus banalement, de la différence de statut entre un
17
Magistry et Magistry, Traité général..., 71, 130‑34.
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »; Pestre, Science, argent et politique, 41; Karl Polanyi, La
Grande Transformation: Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944; Gallimard, 2009); Viviane
Claude et Pierre-Yves Saunier, « L’Urbanisme au début du siècle. De la réforme urbaine à la compétence
technique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 64 (octobre 1999): 25‑39.
19
Polanyi, op.cit., et Noiville, Du bon gouvernement des risques, 16, qui cite notamment un article d’A. Lebefvre,
« De la responsabilité contractuelle à la responsabilité délictuelle », Revue critique de législation et de
jurisprudence, 1886, p.511.
20
Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Le juriste J.-P. Boivin qualifie le décret de 1810 de
« charte de coexistence entre le monde industriel et la société civile » (cité in Sauvé, « Intervention de clôture ».).
Pour Hauriou, il s’agissait d’une « règlementation sévère » (in Précis de droit administratif, 120.).
21
Magistry et Magistry, Traité général..., 103‑16. Cf. en part. §23, p.111.
18
188
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
grand patron et un inspecteur du travail22. Cette réévaluation historique du rôle de
l’hygiénisme réglementaire et surtout la démonstration, par Le Roux et Fressoz, d’un véritable
changement de mœurs pendant l’époque révolutionnaire et après, doit être bien comprise. Au
long du XIXe siècle, les apologues du progrès n’en continuent pas moins à vanter « l’air pur »
des campagnes, dans un discours souvent concerné par l’exode rural et assimilant les « vices
moraux » aux vices « physiques » acquis en ville23. Alors que la France détient déjà 200
stations thermales en 1850, le Second Empire marque l’essor de celles-ci et, en général, des
lieux de villégiature, pour lesquels on fait parfois appel à des paysagistes. Or, le modèle de
ces stations balnéaires ou de montagne est à l’opposé de la ville industrielle 24.
Et en effet, le régime des installations classées s’apparente à un véritable outil
d’aménagement du territoire et de ségrégation sociale, qu’il convient à la fois de préserver et
de nuancer. D’une jurisprudence très contrastée, il ressort ainsi que l’appréciation des
dommages causés par une installation classée doit être mise en rapport avec la nature du
voisinage, sans pouvoir être fondée uniquement sur celle-ci. Si on ne saurait écarter telle
manufacture sur la seule base d’une localité bourgeoise, il est clair, dit la doctrine qui
préfigure ainsi la notion de « zonage », qu’une cheminée peut avoir des effets plus graves si
elle est installée là où il y en a aucune plutôt que là où il y en a dix. Si le Conseil d’Etat
autorise une fabrique à Millau (20 nov. 1891), il interdit une installation à Vichy (15 juil.
1887) : la validité du motif d’une dépréciation immobilière alléguée est variable 25. En 1861,
un juriste soulignait qu’« on ne peut méconnaître que les idées de salubrité et de bien-être
tendent aussi à se propager »26 : il faut donc équilibrer la liberté industrielle avec la propriété
d’une part, l’essor du tourisme d’autre part. Cela concorde avec la hausse des plaintes
enregistrée par G. Massard-Guilbaud, qui évoque la progressive revendication d’un « droit à
ce que nous appellerions aujourd’hui l’environnement sain »27. Un demi-siècle plus tard, les
Magistry, distinguant préjudice matériel et moral, concluent :
« Un seul principe indiscutable demeure et ce principe veut que la dépréciation ne soit prise
en considération que si elle a sa cause directe dans l'insalubrité, le danger ou l'incommodité de
l'établissement à créer. Mais, – cette règle générale étant ainsi posée –, nos industriels doivent
pourtant, désormais, compter avec l'état d'esprit que décèle la jurisprudence ci-dessus
22
Sans doute appelé à aménager son installation, le directeur de la Compagnie industrielle des pétroles de SaintNazaire invoque, en 1928, l’argument du « risque zéro » : les industries classées « le sont précisément que parce
qu’elles présentent des dangers intrinsèquement coexistants à leurs fabrications ou exploitations », qu’il est vain
de vouloir éliminer complètement (cf. Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... », 61, 64.)
23
Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes »; Grille, Description du département du Nord,
43 et 49; voir aussi sa description de Lille, p.165 sq., et de Douai, p.215 sq.; ainsi que p.204.. Sur Grille, cf. note
66. Ni lui, ni E. Reclus ne sauraient être classés parmi les réactionnaires ou les adversaires de la ville, ce qui ne
les empêchent pas de dénoncer une mortalité urbaine plus grande et de défendre « l’air pur ».
24
Toulier, « Les réseaux de la villégiature... »
25
Magistry et Magistry, Traité général..., 96‑97. L’arrêt ne mentionne pas que l’Etat est propriétaire des eaux
thermales de Vichy (Toulier, « Les réseaux de la villégiature... »).
26
Béquet et Laferrière, in Recueil Lebon, cités in Magistry et Magistry, Traité général..., 98.
27
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »
189
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
rapportée. Qu'ils réfléchissent donc à deux fois avant de jeter leur dévolu, par exemple, sur un
point particulièrement renommé de la Côte d'azur ou sur une station balnéaire réputée par ses
eaux ou son climat. Ils en pourraient avoir des déceptions et l'on ne peut pas ne pas avouer
que ce ne serait que justice! »28
Le réflexe bourgeois est double : il tient autant à se préserver de la proximité des
ouvriers qu’à défendre des îlots d’air pur, sains et agréables. La jurisprudence tient compte de
ce syndrome NIMBY (Not in my backyard !), sans toutefois en faire un principe. En soi,
l’intérêt environnemental n’est pas en cause (et en tout cas, de façon bien moindre que lorsque
l’installation provoque un dommage à l’agriculture, cause sérieuse de refus) ; nul ne songerait
à empêcher un industriel fantaisiste de s’installer au milieu de nulle part. Mais dès lors qu’il
constitue un intérêt pour un voisinage (bourgeois par définition, puisqu’il vit à l’écart d’une
zone industrielle), il fait partie de ce que ce commentateur appelle des « considérations
d'ordre purement moral, tirées, par exemple, d'un point de vue exclusivement esthétique »29.
A cet égard, le régime des installations classées prend en compte l’environnement, non pas
objectivement, mais du point de vue d’une subjectivité bourgeoise. Faut-il distinguer, ici, le
régime du droit administratif du régime judiciaire ? Retraçant l’affaire de la soude
marseillaise dans les années 1820, J.-B. Fressoz montre comment le juge civil fit un usage
novateur de la catégorie de « dommage moral » afin de « donner une existence juridique à
l’environnement comme qualité de vie ». Toutefois, il conclut in fine à une « victoire du droit
administratif sur la doctrine civiliste du dommage », qui empêche « la compensation de
moins-values foncières »30. Or, la comparaison avec la jurisprudence citée en 1923 par les
Magistry montre d’une part que la catégorie de « dommage moral » continuait à être utilisée,
quoique de façon informelle, par le juge administratif ; d’autre part, l’importance maintenue
du droit civil, puisque non seulement des indemnités demeurent accordées, mais qu’en sus, un
contrat de vente peut stipuler l’interdiction d’établir un établissement incommode. En ce cas,
plutôt que de détruire un établissement autorisé par l’administration, la solution retenue par
des arrêts des années 1870 est d’exiger l’arrêt de son fonctionnement31.
28
Magistry et Magistry, Traité général..., 88‑98, citation p.98.
Ibid., 88. Th. Le Roux, exprime ainsi cette logique : alors que la régulation des nuisances, sous l’Ancien
Régime, était « celle d’une police des rues, elle devint après 1825 l’œuvre d’édiles ayant une vision urbaine
globalisante » (Le laboratoire..., chap. VIII (citation p.422).).
30
Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 178‑88. Comp. avec Hauriou, Précis de droit administratif, 464.
31
Magistry et Magistry, Traité général..., 99‑102. Dans un tout autre contexte, la ségrégation urbaine à Los
Angeles s’est effectuée, au début du XXe siècle, sur une combinaison de règlements municipaux ou/et de
copropriété, afin d’écarter les « indésirables » faisant baisser la valeur immobilière: Mike Davis, City of Quartz
(1990; Paris: La Découverte, 2006).
29
190
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
V.2 LA
LOI CORNUDET
CONSOMMATEUR
:
LE
BOURGEOIS
COMME
Si le régime des installations classées s’intéresse davantage au bourgeois en tant
qu’entrepreneur et propriétaire qu’en tant que consommateur, la loi Cornudet du 14 mars
1919, première loi sur l’urbanisme de la IIIe République (modifiée dès le 19 juillet 1924),
prend le point de vue inverse. Débattue dès 1915 pour éviter une reconstruction anarchique, la
loi oblige les grandes villes et les sites de villégiature à disposer d’un plan d’aménagement et
d’ « embellissement » urbain. Elle instaure une commission ad hoc « chargée d’établir les
règles générales de nature à guider les municipalités » (art. 5). Ces instructions, annexées à
une circulaire de 1920, précisent d’abord qu’il s’agit d’ « être raisonnable dans l’étude et le
tracé du plan », entre autres « parce que les chemins de fer jadis, l’automobilisme aujourd’hui,
l’aéronautique demain peuvent mettre en morceaux une conception trop rigide, trop absolue ».
Il faut « mettre dans nos villes beaucoup plus d’arbres et beaucoup moins d’habitants à
l’hectare et non […] créer […] des vides superfétatoires […] L’important est la distribution
proportionnelle de l’air pur et de l’espace libre à chaque habitant. » Elles suggèrent de
combiner règlement et incitations financières pour favoriser « les maisons en retrait derrière
des jardins à l’alignement et les jardins en général », préconisent de « planter les voies
publiques, les carrefours et les places » et de tenir compte de la météorologie et de
l’orientation. Il faut « meubler les paysages urbains par des monuments » et « développer le
pittoresque des places », « utiliser l’heureux effet décoratif des mosaïques dans le pavage » et
« donner aux populations le goût de l’hygiène » et « de la propreté ». Distinguant les
bâtiments publics en fonction de leur destination, et n’hésitant pas à se prononcer sur les
installations classées, elles affirment, entre autres préconisations sur l’hygiène, les eaux et les
déchets, qu’ « il est indispensable que les […] abattoirs, marchés aux bestiaux, usines
d’équarrissage, de traitement des vidanges, d’incinération […], les usines à gaz, les cimetières
et les fours crématoires soient éloignés » des villes. Elles enjoignent enfin de bien faire
appliquer les règlements, en concluant sur l’injonction rousseauiste de « ne pas oublier que
l’intérêt général […] n’est pas seulement la somme des intérêts particuliers »32. Bref, il s’agit
de concilier l’esthétique à l’hygiène, en développant un « paysage urbain » adapté à la vie
moderne, y compris aux imprévus à venir, et en utilisant pour ce faire tous les leviers
disponibles, des règlements obligatoires aux incitations en passant par l’exemple public, qui
doit édifier et éduquer le public. Si ces mesures préfigurent la Charte d’Athènes présentée en
1933 par Le Corbusier, ainsi que les PLU (plans locaux d’urbanisme) actuels, elles sont aussi
32
Gouvernement français, « Loi du 14 mars 1919, dite Cornudet, rel. aux plans d’extension et d’aménagement
des villes » (1919). JO 15-03-19 ; Circulaire du 5 mars 1920, JO 24-03-1920.
191
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
un signe indiscutable de la transformation de la notion de paysage, qui devient, dans ce texte
officiel, « urbain » ; elles ne se distinguent guère, en soi, de la multitude de propositions de
verdissement de rues et de place que Paris recueille chaque année dans le cadre actuel de son
budget participatif. Les conceptions optimistes qui informent, dans les années 1970, les
dispositions législatives traitant de l’architecture sont ainsi héritières d’idées formulées dès la
Belle Epoque33. Aussi, c’est plus dans l’application que dans les principes qu’il faut chercher
une différence essentielle, et surtout dans la lente gestation de la profession d’urbaniste34.
V.3 LA POLLUTION ENTRE POELES ET USINES
En 1880, le Journal of the Royal Society of Arts s’intéressa aux problèmes posés par les
poêles à domicile, utilisés pour le chauffage et l’incinération: « au tournant du siècle, à peu
près tout ce qui est connu aujourd’hui sur les causes de la fumée et leur élimination avait déjà
été dit, mais presque rien n’avait été fait pour réduire l’enfumage des villes », conclut en 1961
un expert de l’OMS35. Cinquante ans plus tard, un peu moins d’un tiers des émissions de
monoxyde de carbone, et près de 26% des émissions de PM10 (particules inférieurs à dix
microns) en Ile-de-France – soit autant que le transport routier – étaient dus à la combustion
de bois à domicile, incitant le gouvernement à proposer, en 2016, une prime de rénovation des
installations36. Ce constat de l’importance des foyers par rapport à l’industrie dans l’émission
de fumée avait déjà été fait à Chicago. Citant l’ouvrage alors célèbre d’H. Obermeyer, Stop
that smoke ! (1933), le journal du Rotary Club évoque diverses inventions promettant un
avenir radieux ainsi que des règlements municipaux promulgués dans les années 1940 à
Pittsburg et St. Louis37. La même logique de réglementation et d’amélioration technique règne
en France ; dès 1913, un décret précise que les poussières doivent être captées et détruites, et
non pas seulement évacuées38.
Cf. la loi n°77-2 sur l’architecture, qualifiée d’ « expression de la culture » par l’art. 1er, lequel assujettit permis
de construire et autorisations de bâtir des lotissements à l’intérêt public, qui inclut « l’insertion harmonieuse dans
l’environnement » et « le respect des paysages naturels ou urbains » et du patrimoine ; ou encore la loi Haby sur
l’éducation (n°75-620), qui proclame la « fonction éducative » de « l'architecture scolaire », « élément
indispensable de la pédagogie [qui] contribue à la transmission des connaissances et à la découverte des cultures
et favorise le développement de l'autonomie et de la sensibilité artistique des élèves » (L. 521-4, Code de
l’éducation).
34
Pour un point de vue sur la naissance de la profession d’urbaniste suite à la loi Cornudet: Claude et Saunier,
« L’Urbanisme au début du siècle... »
35
Halliday, « A Historical Review of Atmospheric Pollution ». Sur l’incinération domestique: Trentmann, Empire
of Things, 625; 629; 631.
36
Airparif, « Bilan des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en Ile-de-France pour
l’année 2010 et historique 2000/2005. Méthodologies et résultats » (Paris: Airparif, juillet 2013); Laetitia Van
Eeckhout, « Pollution de l’air : la région Ile-de-France passe à l’offensive », Le Monde.fr, 17 juin 2016.
37
William E. Miles, « Smoke is no Joke! », The Rotarian 70, no 2 (février 1947): 14‑16; Henry Obermeyer, Stop
That Smoke! (Harper & brothers, 1933); cet ouvrage est cité par Mumford, Technique et civilisation. Il fut recensé
par le New York Times le 2 juillet 1933.
38
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »
33
192
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
V.4 DE LA LOI MORIZET A LA LOI DE 1961
Après les années de débat ayant mené à la loi de 1917, le problème ressurgit peu après
l’épisode de smog de la vallée de Meuse (Belgique) de 1931. Deux lois sont promulguées,
celle du 20 avril 1932 modifiant la loi de 1917 et, le même jour, la loi Morizet sur les fumées
industrielles. Suivant une jurisprudence développée dans le dernier tiers du XIXe siècle, la loi
du 20 avril 1932 entérine le principe du zoning (art. 1 et 4), ce qui permet d’articuler le régime
des installations classées avec les plans d’aménagement urbain prévus par la loi Cornudet. Il
n’est désormais plus autorisé d’installer une nouvelle fabrique, de 1e ou 2e classe, dans les
« zones réservées à l’habitation » prévues par les plans (art. 1). Bien sûr, les « zones
industrielles » comportent aussi des habitations, ouvrières39 ; on invisibilise ces populations
tout comme, en colonie, on prétend avoir affaire à une terra nullius. Pour les installations préexistantes, une « clause cliquet » est établie : toute modification apportée ne doit pas aggraver
« la gêne résultant de leur existence ». Peut-on y voir une origine, « technique », du principe
de non-régression du droit de l’environnement affirmé par la loi n°2016-1087 et affirmé de
façon plus ou moins implicite, en droit communautaire, par l’idée d’une « protection élevée
de l’environnement »40 ? Une clause inverse est prévue pour les établissements de 3e classe,
détaillant la façon dont les obligations peuvent être amoindries et les modalités de
contestation d’une telle procédure (art. 33).
Les deux lois de 1932 entérinent le primat de l’attention exercée vis-à-vis des fumées
industrielles par rapport à d’autres sources de pollution, pourtant identifiées – et notamment le
chauffage domestique ; la circulation automobile reste embryonnaire. On s’essaie ainsi à
limiter celles-là, via des cheminées, filtres, hottes, etc. : « ces menues améliorations, obtenues
de haute lutte […] ne peuvent être traitées par la dérision »41. Il faut attendre les travaux de
l’Association pour la Prévention de la Pollution Atmosphérique, fondée en 1958 et en lien
avec l’administration (le directeur du bureau municipal d’hygiène de Lyon est en charge de la
section locale de l’APPA), pour obtenir une « définition plus complexe de la pollution de l'air,
intégrant le chauffage des particuliers et la circulation automobile »42. Si les mesures, prises à
39
Nous ne disposons pas de chiffre sur le statut social des « propriétaires », ni sur l’accès à la justice des ouvriers.
Le régime des installations comprend toutefois, dans la notion de propriétaire, celui qui a bâti sa maison (art. 14
de la loi du 20 avril 1932) : on peut supposer que cela ouvrait, en principe, la notion de propriété, et donc de titre
à agir, au-delà de la bourgeoisie.
40
« Le principe de non-régression, selon lequel la protection de l'environnement, assurée par les dispositions
législatives et réglementaires relatives à l'environnement, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante,
compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment. » (art. 2 de la loi n° 2016-1087 du 8 août
2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, modifiant l’art. L. 110-1 du code de
l'environnement). Cf. aussi Michel Prieur, « Le principe de non-régression « au cœur » du droit de l’homme à
l’environnement », in La non-régression en droit de l’environnement (Bruylant, 2012), 133.
41
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... », 63.
42
Frioux, « Prendre la mesure... » Le nombre de véhicule à moteur par habitant est de 4,5‰ en 1914, 57,3‰ en
1939 (Koshar, « Organic Machines... », 116‑17.).
193
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Lyon dans les années 1930, restreignent les causes de la pollution de l’air aux usines, comme
l’a montré S. Frioux, la loi Morizet, malgré l’expression de « suppression des fumées
industrielles », s’adresse aussi aux établissements commerciaux et administratifs 43. Par
ailleurs, la nocivité s’entend désormais dans un sens étendu. En effet, sont interdites non
seulement les émissions « susceptibles d’incommoder le voisinage ou de polluer l’atmosphère
ou de nuire à la santé ou à la sécurité publique, à la production agricole », mais aussi celles
nuisant « à la bonne conservation des monuments ou à la beauté des sites » (art. 1). Cette
disposition vient s’ajouter à l’art. 3 de l’autre loi de 1932, qui permet de soumettre les
établissements de 3e classe (les « moins dangereux ») « à des prescriptions générales édictées
dans l’intérêt du voisinage ou de la santé publique », ouvrant ainsi à une certaine flexibilité.
Outre l’introduction des concepts de « sécurité publique » et de pollution de l’atmosphère,
quand la loi de 1917 ne connaissait que la « sécurité, la salubrité ou la commodité du
voisinage », la loi Morizet innove donc en mettant en rapport la pollution avec le patrimoine
historique et naturel. Dès lors, elle vient compléter la loi Beauquier de 1906 et la loi de 1930
sur les sites pittoresques. On pourrait douter de l’utilité pratique d’un tel ajout : les émissions
nuisant aux monuments ou à la beauté de la nature ont de bonnes chances « d’incommoder le
voisinage ou de polluer l’atmosphère », ainsi que de « nuire à la santé » et même à la
production agricole. Toutefois, cet ajout renforce la protection des sites et identifie clairement
une menace potentielle portant sur ceux-ci, conduisant à fabriquer ce qu’on n’appelle pas
encore le « droit de l’environnement ». Il témoigne en sus d’une mise en rapport de différents
phénomènes environnementaux.
Cette mise en relations aura de l’avenir. Le premier rapport de l’OPECST, en 1985,
répond ainsi à une saisine où lui demande d’enquêter sur les effets des « pluies acides » sur
l’environnement, la « santé publique » et… « les monuments ». L’orientation prise par la loi
Morizet avait été confirmée par la loi de 1961 « relative à la lutte contre les pollutions
atmosphériques et les odeurs »44 et modifiant celle de 1917. Désormais, non seulement les
immeubles, mais les « véhicules ou autres objets mobiliers » devront répondre « aux
dispositions prises […] afin d’éviter les pollutions de l’atmosphère et les odeurs qui
incommodent la population, compromettent la santé ou la sécurité publique, ou nuisent à la
production agricole, à la conservation des constructions et monuments ou au caractère des
sites » (art. 1). Cette loi, à son tour, étend le concept de pollution atmosphérique, puisqu’elle
43
Le terme d’ « établissements » est d’ailleurs à prendre en un sens très large, comme le notent Magistry et
Magistry, Traité général... Tant et si bien, qu’un préfet voulu appliquer le décret de 1810 à une batteuse
mécanique à grains, contraignant le Conseil d’Etat à préciser qu’il « ne [visait] que les établissements installés à
poste fixe » (Conseil d’Etat, « CE, 12 nov. 1915, Bouchet (manufactures et ateliers dangereux) », Dalloz.
Jurisprudence générale 145 (1916): 5.).
44
Soulignons la présence de ce terme qui pourrait sembler un brin anachronique…, mais qui montre la persistance
des préoccupations dont A. Corbin s’est fait l’écho.
194
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’applique aux pollutions « causées par des substances radioactives » et soumet les
« conditions de création, de fonctionnement et de surveillance des installations nucléaires » à
des décrets en Conseil d’Etat (art. 8). En pratique, l’Etat continue de procéder par zoning :
dans les zones industrielles, les émissions de soufre dénudent des pans entiers de montagne.
Dans les Alpes, la vallée de la Maurienne et de la Romanche sont particulièrement affectées ;
dans les Pyrénées, le site de Lacq – ce « Texas béarnais », classé SESEVO – suscite des
manifestations d’agriculteurs dans les années 1960 – il demeure problématique45.
Promulguée quelques jours après la « loi sur la protection de la nature », la loi de 1976
« sur les installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE) parachève
l’évolution juridique. D’abord, elle met fin au régime dérogatoire, établi en 1939, pour les
installations de traitement d’hydrocarbures ; cette anomalie était contestée depuis la
catastrophe, dix ans plus tôt, de la raffinerie de Feyzin 46. Ensuite, le régime d’autorisation
préfectorale issu du décret de 1810 s’applique aux « installations […] qui peuvent présenter
des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la
sécurité, la salubrité publiques, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature et de
l’environnement, soit pour la conservation des sites et des monuments. » Codifiée à l’art.
L.511-1 du Code de l’environnement, la formule demeure quasiment intacte, avec l’ajout de
la protection « des éléments du patrimoine archéologique » en 2001, du « paysage » après
« nature et de l’environnement » en 2009, enfin de « l’utilisation rationnelle de l’énergie » en
201047. S’il y a montée en généralité avec l’insertion du syntagme sur l’environnement, les
modifications des années 2000 ajoutent des éléments qui donnent à celui-ci une dimension
plus large et culturelle (« paysage » et « patrimoine culturel ») voire ambiguë (l’« utilisation
rationnelle de l’énergie » qui peut, a priori, être interprétée dans un sens de « développement
durable », mais aussi être opposée à la protection du paysage par des opposants aux
éoliennes). De son côté, soutenant le rapprochement de ces divers éléments, la jurisprudence
va pouvoir affirmer, par exemple, qu’il résulte des dispositions de deux lois distinctes, l’une
45
Cf. la photo de Viviez in J. Bossavy, qui évoque aussi Lacq : « Les polluants atmosphériques: leurs effets sur la
végétation »; Stéphane Mandard, « A Lacq, un demi-siècle de pollutions cachées », Le Monde.fr, 1 juin 2018,
sect. Planète.
46
« Décret du 1er avril 1939 instaurant une procédure d’urgence pour l’instruction des demandes de construction
de dépôts d’hydrocarbures » (1939); Conseil d’Etat, Assemblée, Arrêt du 18 avril 1969, 72251, publié au recueil
Lebon (s. d.); Collectif, « Construction des installations pétrolières. Discussion de questions orales avec débat »,
JO du Sénat, 30 juin 1972, 1349‑52; Claudius Delorme et Michel Chauty, « Proposition de loi tendant à abroger
le décret-loi du 1er avril 1939 instaurant une procédure d’urgence pour l’instruction des demandes de construction
de dépôts d’hydrocarbures », 24 juin 1971; Ministère de l’Industrie, « Commission départementale pour les
produits pétroliers - Sénat (réponse à la question n°15593) », 18 juillet 1996.
47
Respectivement par l’art. 11 de la loi n°2001-44 sur l’archéologie préventive, l’art. 28 de la loi n°2009-179
« pour l’accélération des programmes de construction et d’investissement publics », et l’art. 82 de la loi n°2010788 « portant engagement national pour l’environnement ».
195
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
évoquant la salubrité, l’autre la nature, que « la protection de la nature est l’un des aspects de
la protection de la salubrité publique »48.
V.5 UNE INERTIE EXPLIQUEE DES 1899
Difficile donc de parler d’une quelconque « prise de conscience » dans les années
1960 de l’importance de la pollution atmosphérique, qu’elle soit attribuée aux fumées
industrielles ou aux poêles domestiques. Il faudrait plutôt s’intéresser, sinon à la production
de l’ignorance, comme le suggère J.-B. Fressoz, du moins à celle de l’oubli : qui se souvient
du smog de 1952 à Londres, à l’origine de plusieurs milliers de morts49, du Clean Air Act
(britannique) de 1956, voire de la loi française de 1961 ? Par ailleurs, des problématiques au
cœur du débat sur l’environnement, comme la protection de la couche d’ozone et les « pluies
acides » d’une part, « l’hiver nucléaire » d’autre part, toutes deux centrales dans les années
1980, perdent sinon de leur importance, du moins de leur visibilité. L’ « hiver nucléaire »50 et
la couche d’ozone demeurent pourtant d’actualité, malgré les effets positifs observés depuis
la mise en place, à partir de 1977, de mesures de précaution. Certes, l’oubli ou le
remplacement de problématiques par d’autres n’explique pas tout : pour ce qui est des
chaudières, par exemple, le programme actuel de rénovation dépend des améliorations
techniques apportées depuis les années 1960. Mais cela ne doit pas occulter les puissances
d’inertie à l’œuvre, dont on a pu démontrer le rôle ailleurs, par exemple dans le dossier de
l’amiante51.
Dès 1899, un spécialiste recense trois causes d’inertie : d’abord, la fumée étant un effet
secondaire de l’activité productive qui retient l’attention de tous les intérêts économiques, la
lutte contre celle-ci est jugée peu prioritaire ; ensuite, les dégâts causés par le smog, bien que
considérables, ne sont pas clairement perceptibles pour le producteur individuel de fumée
parce que celle-ci est diffuse ; enfin, puisque ces dégâts sont causés par un grand nombre de
petits producteurs de fumée, le lien de causalité est difficile à établir52. On retrouve donc, à
peu de choses près, les arguments évoqués par U. Beck quant à la difficulté de percevoir et
d’identifier les risques – ce qui conduit à relativiser la thèse du caractère inédit de la « société
48
Conseil d’Etat, « CE, 13 janvier 1988 : Syndicat national de la production autonome d’électricité (Req. n°35009) », Revue Juridique de l’Environnement 13, no 3 (1988): 346‑47.
49
Oublié ou ignoré, ce phénomène ressurgit peu à peu dans la culture populaire, par exemple via la série The
Crown (Kate Samuelson, « Everything to Know About the Great Smog of 1952, as Seen on The Crown », Time, 4
novembre 2016.)
50
Alan Robock, « Nuclear winter is a real and present danger », Nature 473, no 7347 (19 mai 2011): 275‑76.
51
Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et
du risque (éd. de l’EHESS, 2000).
52
Cité in Halliday, « A Historical Review of Atmospheric Pollution ». A la différence du droit français, souligne
Fressoz en commentant un rapport des Lords de 1862 sur les « vapeurs toxiques » de Saint Helens – le « centre
mondial de la soude », situé entre Manchester et Liverpool –, le common law exige de « prouver le lien de
causalité entre le dommage et une manufacture bien précise » (Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 192‑93.). Sur ce
sujet, cf. aussi infra, note 226.
196
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
du risque »53, tout comme celle d’une aversion croissante au risque54. « Cette analyse [celle de
1899] demeure vraie à ce jour », indique en 1961 l’expert de l’OMS. Elle le reste en 2016,
sous réserve de l’invention, en économie, du concept d’externalité négative et des efforts
statistiques faits pour quantifier celle-ci afin de pouvoir mettre en place des programmes de
compensation ou d’incitation, efforts qui sont loin d’avoir abouti à la subsomption de
l’environnement par la science économique, sans parler de sa prise en compte par le marché.
V.6 CONCLUSIONS
V.6.a SMOG ET AIR PUR OU L’AMENAGEMENT DU TERRITOIRE
La protection de l’air – plus généralement, le régime des installations classées –
constitue ainsi un domaine historique d’intervention politique et juridique en matière
d’environnement, qui accompagne le renforcement de l’Etat régulateur. On peut critiquer
l’efficacité de cette intervention, mais non présenter celle-ci comme un domaine nouveau, qui
aurait émergé dans les années 1960-70. En revanche, on observe bien une inflexion du régime
juridique et des principes politiques qui l’informent.
Les « citoyens actifs » s’emparent peu à peu du décret de 1810, transformant son
fonctionnement55. L’évolution est sociale, scientifique et juridique. Au début du XXe siècle, le
régime des installations classées fonctionne dans le cadre d’une politique d’aménagement du
territoire, qui oppose la ville industrielle aux espaces résidentiels et aux lieux de villégiature
bourgeois. Dans ce contexte, la protection de l’air est une politique bourgeoise : non pas parce
que seuls les bourgeois y seraient sensibles, mais parce qu’ils seraient les seuls à
véritablement en bénéficier. Dès 1866, E. Reclus pouvait ainsi déplorer la « rage
d’appropriation » de la nature56. Affirmé dès la fin du XIXe siècle, le principe du zoning
demeure – jusqu’à aujourd’hui – l’idée-maîtresse : des zones de tolérance sont aménagées,
des quartiers ou des vallées sacrifiés, leurs habitants ignorés. Ceci n’exclut pas de réels
progrès, techniques, juridiques et politiques, permettant de limiter les émissions.
L’introduction d’un « effet cliquet » dans la loi de 1932 constitue une amélioration de ce type.
L’état actuel de la vallée de l’Aspe, du site de Lacq, dans les Pyrénées, ou de la vallée de
l’Arve à Chamonix, montre toutefois l’insuffisance des dispositions adoptées. Même le
zoning n’a pas suffi à épargner les centres-villes : un rapport de 2017 identifiait 30 crèches à
Paris situées sur des sols toxiques57. S’il faut absolument trancher entre continuités et
53
Ulrich Beck, La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité (Flammarion, 2008).
Cf. note 22 sur le directeur de la Compagnie industrielle des pétroles.
55
Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »
56
Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », 377‑79.
57
Stéphane Mandard, « A Paris, des crèches installées sur des sols pollués », Le Monde.fr, 16 novembre 2017,
sect. Planète.
54
197
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ruptures, le bilan actuel tend à nous convaincre que la véritable rupture n’eut pas lieu dans les
années 1960-70, mais plutôt vers la fin du XIXe siècle, avec la consolidation d’un Etat
régulateur, l’abandon d’un libéralisme débridé et l’accélération, concomitante, de
l’industrialisation du pays, qui ne prit son rythme de croisière qu’après 1945.
Bien sûr, en se liant, à partir du dernier tiers du XXe siècle, à des enjeux planétaires –
l’appauvrissement de la couche d’ozone et le réchauffement climatique –, la politique de l’air
change de nature : il ne s’agit plus (seulement) de préserver des « îlots d’air pur », mais aussi
de limiter au maximum les émissions, où qu’elles se produisent. La montée en généralité, ou
la globalisation, de la protection de l’air, constitue l’évolution la plus marquante de ce régime
environnemental. Il faut ajouter à ce constat trois remarques. D’abord, ce régime est marqué,
en France, par l’adjonction successive d’éléments complémentaires : ainsi, la loi Morizet de
1932 met en rapport la pollution et le patrimoine historique et naturel ; la loi de protection de
la nature de 1976 introduit dans le régime des installations classées le motif de préservation
« de la nature et de l’environnement », avant qu’on y ajoute le paysage et « l’utilisation
rationnelle de l’énergie » en 2009 et 2010. Ensuite, si ce régime a permis, incontestablement,
des améliorations (tant à l’échelle locale que pour la couche d’ozone), l’existence d’inerties
puissantes suscite des critiques constantes et conduit à la persistance de problématiques
identifiées depuis longtemps, comme l’impact des poêles à domicile.
V.6.b QUELQUES « TACHES DELEBILES » SUR LE TERRITOIRE ?
Enfin, il ne faut pas ignorer les mutations du régime industriel français : le terme
imprécis de « désindustrialisation » signale du moins le moindre recours au charbon et la
désaffectation d’un certain nombre de zones industrielles. Cela suscite – ironie de l’histoire ?
– une forme de nostalgie, non plus ruraliste, mais « industrialiste ». La notion de paysage
industriel, et le besoin de patrimonialiser d’anciens sites industriels, s’impose timidement,
conduisant à une nouvelle perception de l’environnement. Cela se fait à l’initiative de
militants locaux et d’historiens, mais aussi de la contre-culture électronique, qui valorise une
nouvelle forme de prise de risque et de responsabilités en investissant ces lieux déserts – avec
parfois une certaine dose, sinon d’inconscience, du moins d’ignorance vis-à-vis de risques
invisibles58. Loin de cette contre-culture et témoignant de la scission entre histoire des
techniques et de l’environnement, L. Bergeron défendait la nécessité de préserver la mémoire
industrielle, sans un mot pour l’environnement : « La domination de l’industrie sur le
58
Entre mille exemples, une mine abandonnée près de St-Jean-du-Gard, occupée par des « nomades » ; si ceux
qui occupaient la mine se doutaient de la contamination des lieux, un autre collectif, installé à quelques
kilomètres, se croyait protégé (nous avons visité ce lieu en août 2012 ; cf. aussi Antoine Guiral, « Saint-Félix-dePallières: Arsenic et vieilles poubelles », Libération.fr, 12 mars 2013. Sur la notion de risque individuel et de
prise de responsabilité, Noiville, Du bon gouvernement des risques, 15‑25.).
198
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
paysage, outre qu’elle n’a jamais existé que sous la forme de taches sur une peau de panthère,
est essentiellement délébile »59. Vingt ans plus tard, tandis qu’un candidat à la mairie de Paris
proposait de « détruire le périphérique », on apprenait que l’administration avait autorisé
l’urbanisation de plaines ayant servi à l’épandage de boues et d’eaux usées de Paris de 1895 à
2006, conduisant près de 300 000 habitants à être exposé à des métaux lourds. En 1897,
Vallin notait pourtant que si jeter les immondices à la mer constituait un « procédé barbare »,
ceux-ci ne manquant de revenir sur les plages, leur usage en tant qu’engrais n’était acceptable
que dans des lieux dépourvus d’habitations ou du moins très peu peuplés. Ce nouveau
scandale montre que la scission entre politique environnementale et aménagement du
territoire demeure forte ; l’administration suggère aux riverains de nettoyer son domicile, de
se couper les ongles et de se laver les mains60.
VI. PEUT-ON GENERALISER A PARTIR DU CAS
FRANÇAIS ?
Le cas français suffirait, semble-t-il, à tirer nos conclusions quant à la thèse de la
Modernité réflexive et d’une émergence de la conscience écologique au tournant des années
1960 et 1970. Une analyse comparée permettrait certes de mettre en lumière certaines nuances
et variations, mais celles-ci ne sauraient remettre en cause des conclusions touchant un thème
– la Modernité et l’environnement – qui n’est pas spécifiquement national. En outre, nous
avons été amenés, à plusieurs reprises, à évoquer le caractère international, ou transnational,
de la problématisation des enjeux. Si nous avons abordé à partir du contexte français l’étude
de la chasse et de la protection des oiseaux, du développement de la police phytosanitaire ou
de la réglementation sur les établissements incommodes et la pollution de l’air, il était
inévitable de renvoyer, le cas échéant, aux débats s’effectuant dans d’autres pays, notamment
lorsqu’il s’agissait de débats scientifiques, mais aussi juridiques61. Malgré les spécificités
nationales, qu’il ne faut ni minorer ni exagérer, les savants comme les idées ne cessaient de
voyager – ce que ne suffit pas à symboliser le Congrès international pour la protection de la
nature, tenu à Paris en 192362. Il ne s’agit pas uniquement d’un phénomène académique : le
législateur se réfère au droit étranger, et on peut lire dans le Journal officiel les comptes59
Louis Bergeron, « L’âge industriel », in Les lieux de mémoire, vol. III (Gallimard, 1997), 3990. Voir aussi
supra, note 77 pour d’autres exemples de lieux réhabilités, in section I.2.a.iii.
60
Gaspard Gantzer, « « Détruisons le périphérique ! » », Le Monde.fr, 12 octobre 2018; Stéphane Mandard,
« Santé publique France recommande un dépistage du saturnisme infantile dans les Yvelines et le Val-d’Oise »,
Le Monde.fr, 15 octobre 2018; E. Vallin, « La destruction et l’utilisation agricole des immondices urbaines »,
Revue d’hygiène et de police sanitaire, no 19 (1897): 692.
61
Nous l’avons vu à plusieurs reprises, soit en citant des manuels de droit comparé, soit lors de l’analyse de
débats parlementaires. En France, le Collège de France créa en 1831 la première chaire de législation comparée,
tandis qu’E. de Laboulaye fondait en 1869 la Société de législation comparée.
62
Cf. section I.1.c sur les colonies.
199
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
rendus de nombreuses académies savantes. Quant à la pêcherie ou aux parcs naturels, leur
dimension internationale est évidente. La première relève, intrinsèquement, des questions
internationales : la flotte commerciale revêt un intérêt stratégique ; les poissons ne
connaissent pas de frontières ; les eaux internationales ne relèvent pas de la souveraineté d’un
Etat en particulier. Les seconds, parce que leur « invention » eût lieu à la même période sur
presque tous les continents ; d’autre part, leur création est le fruit, entre autres, d’une
conception de la wilderness et du paysage qui est de nature internationale63. Toutefois, notre
plan thématique pourrait conduire à sous-évaluer l’importance du droit international. Limitons
l’énumération à quelques conventions suscitées : la Convention de Londres de 1900 sur la
protection de la faune entre les puissances possédant des colonies en Afrique, qui précède une
convention analogue de 193364 ; les différents traités et conventions maritimes ; la Convention
de 1902 sur les « oiseaux utiles » ; la Convention de Berne sur le phylloxéra, en 1878, et la
Convention de protection des plantes de 1929… Ces traités s’appuient sur des dispositifs,
divers, d’expertise, voire de consultation de (certaines) parties prenantes, dont le CPIEM
(Conseil permanent international pour l’exploration de la mer), fondé en 1902, demeure sans
doute l’instance la plus élaborée. Au moment même où l’Etat hygiéniste prend en main la
question sociale, urbaine, agricole, bref, l’environnement et les populations, un droit
international « environnemental » est en pleine construction. Aussi, les excursus comparatifs
que nous avons menés jusqu’ici suffiraient à rappeler que le cas français ne peut se prévaloir
d’aucune spécificité particulière dès lors qu’il s’agit de s’enquérir du rapport général des
sociétés industrielles à la nature et de l’Etat à l’environnement. Précisément pour cette raison,
et dans la mesure où il s’agit de s’intéresser au thème de la Modernité et de la conscience
environnementale, on est en droit de généraliser les enseignements que nous pouvons extraire
de nos études thématiques. Hormis l’exception japonaise, les particularités nationales, ou
d’ailleurs régionales, ne sauraient infirmer nos conclusions, qui ambitionnent de se placer
aussi bien sur le terrain philosophique qu’historique pour discuter du thème de l’émergence
d’une conscience environnementale dans les sociétés occidentales.
S’il était possible de parler du rapport à l’environnement sans évoquer les rapports à la
technique, et donc à la Modernité, nous pourrions effectivement généraliser nos conclusions à
partir du cas français. Mais il est illusoire, selon nous, de débattre de ce triangle conceptuel –
environnement-technique-Modernité – sans étudier le nazisme. Nous allons montrer que le
nazisme est un moment incontournable tant du débat sur l’environnement que sur celui sur la
63
On a montré, supra, qu’on ne pouvait simplement opposer une conception américaine de la wilderness à une
conception européenne du paysage, nonobstant l’importance du mythe de la Frontier pour celle-là – qui connaît
d’ailleurs son quasi-équivalent en Allemagne, avec le mythe du Drang nach Osten (« la poussée vers l’Est » ; cf.
Blackbourn, The Conquest of Nature, 293‑309.).
64
Section I.1.c sur les colonies.
200
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique ; et que réciproquement, la question du rapport à la technique et à l’environnement
se pose de façon insistante, aujourd’hui, dès lors que l’on étudie le nazisme. Aussi, si nous
analysons les formes prises par la protection environnementale en Allemagne, du début du
XXe siècle à 1945, ce n’est pas simplement pour ajouter une dimension historique
comparative à notre étude, mais aussi dans une optique philosophique. Le triangle techniqueenvironnement-Modernité se transforme nécessairement en un losange technique-nazismeenvironnement-Modernité, et cela pour des raisons qui incluent, mais ne se limitent pas à la
position particulière de Heidegger. Penser la technique, et penser l’environnement, cela passe
par une nécessaire confrontation, historique et philosophique, avec le nazisme.
201
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII. LE
NAZISME,
MOMENT
INCONTOURNABLE DU DEBAT SUR LA
TECHNIQUE ET L’ENVIRONNEMENT
Nous justifions d’abord la nécessité de cette étude, avant de présenter les grandes lignes
du débat historiographique quant à une éventuelle « politique environnementale nazie ». On
examine ensuite les réalisations et discours du Naturschutz (« mouvement de protection de la
nature ») de la fin du XIXe siècle à 1933, avant d’étudier en détail les discours et les
politiques nazies au sujet de l’environnement et de la technique – ces deux thèmes étant, ici,
indissociables. On tire enfin des conclusions tant sur le rapport du nazisme à la technique et à
l’environnement que sur des concepts théoriques généraux, comme celui de « bilan
environnemental » d’un pays.
VII.1 LA QUESTION ALLEMANDE, ENTRE ENVIRONNEMENT,
TECHNIQUE ET MODERNITE
VII.1.a LA SINGULARITE DU NAZISME
« Beaucoup de critiques du nazisme sont déconcertés de ce qu’apparemment, dans
l’Allemagne d’aujourd’hui, deux mentalités, logiques et langages distincts coexistent: l’une,
entièrement irrationnelle, ressortant de la philosophie, de l’idéologie et de la propagande
nazie; l’autre, entièrement rationnelle et technique, ressortant du domaine de l’administration,
de l’organisation et de la communication quotidienne. Cependant, il n’y a en réalité qu’une
seule mentalité, logique et langage, et ses deux formes de manifestation sont déterminées,
imprégnées et unifiées par une et même rationalité. Cette structure doit être prise en compte si
on veut élaborer un contre-langage effectif. » (H. Marcuse, 19421)
Sur le strict plan comparatiste, l’Allemagne est un pays de choix : outre sa situation
géopolitique et une industrialisation rapide2, l’Allemagne a longtemps été considérée comme
un exemple d’écologie. The Greenest Nation ? titrait en 2014 l’historien allemand F.
Uekötter3. Telle est bien la façon dont l’Allemagne a longtemps été considérée, en particulier
depuis le nazisme, qui glorifia le « paysage allemand » et « l’harmonie aryenne avec la
nature ». Ce qui nous amène au cœur du sujet : dès lors qu’on débat du triangle conceptuel
technique-environnement-Modernité, la question du nazisme ressurgit inévitablement.
Conformément au mythe4 de la « nation la plus verte », elle revient d’abord à propos des
affinités prétendues entre la pensée écologique et la pensée réactionnaire, ce qui conduit
1
Herbert Marcuse, « The New German Mentality », in Technology, War & Fascism. Collected Papers of Herbert
Marcuse, Vol. I. (1942; Londres et New York: Routledge, 1998), 148.
2
Sur le plan industriel, l’Allemagne dépasse le Royaume-Uni dès le début des années 1890, selon le manuel de S.
Berstein et P. Milza (Histoire du XXe siècle, t. 1, Hatier, 1996, p.19).
3
Uekötter, The Greenest Nation?
4
Pour Uekötter, il ne s’agit pas d’un mythe, mais d’une perception commune qu’il considère comme relativement
fondée.
203
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
inéluctablement à la reductio ad hitlerum, à savoir, pour en donner la caricature extrême, que
Hitler aurait été le chef d’Etat le plus écologiste de son époque. Bien qu’il ait évité cette
outrance, l’ouvrage de L. Ferry est, à cet égard, emblématique : afin de souligner le caractère
« antihumaniste » d’une partie de la pensée écologique, il en vient à discuter la « politique
environnementale nazie »5. Nous montrerons qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix
conjoncturel, issu de la volonté de l’auteur de « salir » l’écologie, mais d’une nécessité
structurelle. Outre ce thème d’une idéologie « verte-brune », la question nazie ressurgit
ensuite lorsqu’il s’agit d’expliquer philosophiquement la technique : d’une part, de façon
presque conjoncturelle (mais l’est-elle vraiment ?), à propos de la place spécifique tenue par
Heidegger dans le débat philosophique sur la technique ; d’autre part, parce que l’Holocauste
aurait représenté, dit-on, le summum de la technique, et qu’il conviendrait donc d’expliquer
l’aberration supposée que représenterait le basculement d’un pays « civilisé » dans la
« barbarie ». Si l’on ne veut pas s’en tenir à la seule question heideggérienne, ni au cliché de
la chambre à gaz comme « comble de la technique », cela requiert d’examiner de près les
rapports à l’environnement et à la technique qui caractérisaient l’Allemagne de Bismarck,
grosso modo, à 1945. En termes philosophiques, cela exige une explication avec le nazisme.
On propose donc, ici, une analyse des rapports à l’environnement et à la technique que le
nazisme promeut, ce qui implique une interprétation conjointe des discours, de l’idéologie, et
des
réalisations
effectives
du
nazisme.
Nous
montrerons,
notamment,
que
la
Volksgemeinschaft nazie n’est pas simplement une communauté raciale pure, ou
l’ « idéologème »6 qui préside au projet raciste et purificateur visant à « homogénéiser » un «
peuple » : c’est, plus profondément, une communauté qui embarque dans son sillage plantes,
animaux et insectes, voitures, fusées et autres réalisations techniques dans son sillage. Notre
explication philosophique, fondée sur l’interprétation des travaux historiques, vise ainsi à
« comprendre » le nazisme, c’est-à-dire à prendre au sérieux l’idéologie et les discours
pluriels qui composent, de manière floue et contradictoire, le nazisme. Il ne s’agit pas de
paraphraser les discours des historiens : la question du nazisme, et de l’environnement sous le
nazisme, soulève d’épineux problèmes philosophiques. Plonger dans ce débat, où les
polémiques sont incessantes, ne peut se faire sans précautions ; on pourrait s’interroger sur
notre légitimité à le faire – d’autant plus que nous n’hésitons pas à mettre en cause des
5
Nous soulignons puisque Le Nouvel ordre écologique est souvent résumé à une attaque contre l’ensemble de
l’écologie. Ce genre d’argumentation est justement qualifié, par Uekötter, de « théorie contagionniste de
l’histoire » (Uekötter, The Green and the Brown, 206 sq., chap. VII. Sur nos réserves à propos ce livre, cf. infra,
note 98).
6
Nous utilisons le terme d’ « idéologème » dans un sens idiosyncratique, sur le modèle du mot « philosophème »,
dès lors qu’il s’agit de se référer aux notions utilisées par le mouvement völkisch puis nazi, puisqu’il ne s’agit ni
de concepts (philosophiques ou scientifiques), ni de philosophie. Il nous semble que cet aspect, que nous
développons infra (section VII.3.c.iv, constitue aussi une différence centrale entre le nazisme et d’autres formes
de fascisme.
204
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
interprétations reçues. Outre que le titre de spécialiste du nazisme ou de l’histoire
environnementale allemande n’exclut ni les erreurs factuelles, ni les partis-pris idéologiques,
nous revendiquons toutefois cette légitimité : le travail historique repose constamment sur des
présupposés philosophiques, pas toujours explicités, ni même réfléchis, par les spécialistes.
Sur le plan méthodologique, notre analyse de l’environnement sous le nazisme mettra ainsi en
évidence l’indissociabilité de l’histoire et de la philosophie, et plus spécifiquement la
nécessité d’élaborer et d’expliciter une philosophie de la technique afin de mettre à jour un
certain nombre de présupposés de l’histoire environnementale.
Cette explication philosophique est indissociable d’une expérience anthropologique
radicale, dans laquelle on éprouvera toute la distance qui nous sépare de l’interprétation nazie
de la nature et de l’environnement ; expérience douloureuse mais salutaire, qui invite aussi à
reconnaître dans cette « vision du monde », outre son altérité radicale, l’une des formes qu’a
pu prendre, en « Occident », l’interprétation de l’environnement et de la technique. Si
l’analyse du triangle conceptuel technique-environnement-Modernité passe par l’étude du
nazisme, nous montrerons en effet, et en retour, que l’analyse du nazisme conduit
inévitablement à s’interroger sur ses rapports à la technique d’une part, à l’environnement
d’autre part. Cela s’explique pour des raisons historiographiques, que nous développerons,
liées à la question de savoir si le nazisme devrait être considéré comme un mouvement
« moderne » (ou « modernisateur »), ou au contraire comme un mouvement « réactionnaire ».
Or la réponse à cette question dépend, entre autres, de ce que l’on qualifie de « moderne » ou
de « réactionnaire » la critique de la technique d’une part, la défense de l’environnement
d’autre part. Enfin, dans la mesure où la confrontation avec la controverse concernant une
« politique environnementale nazie » exige de s’interroger sur la notion de bilan
environnemental d’une politique donnée, nous élaborerons, in fine, une problématique
théorique qui dépasse le cadre historique du nazisme, en s’interrogeant sur le sens et la nature
de ce qui constitue, in abstracto, une politique environnementale cohérente. Cette analyse
théorique permettra, en retour, de souligner les difficultés liées à l’évaluation du « bilan
environnemental » du nazisme. Plutôt que d’affirmer la « vérité » ou la « fausseté » de la
politique environnementale nazie, on montrera que le nazisme a paradoxalement permis la
conservation et la destruction simultanées de la nature, bien que la destruction l’ait emporté
sur la conservation – ne serait-ce qu’en raison de la guerre.
205
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.1.b LE
NAZISME ET L’ENVIRONNEMENT
:
PRESENTATION
GENERALE DU DEBAT
L’Allemagne n’échappe pas au mouvement général de protection de la nature, bien au
contraire7. Celui-ci se renforce même sous le nazisme, le Naturschutz accédant à une
reconnaissance officielle liée à l’idéologie, ou à la tendance, Blut und Boden (le « sang et le
sol »), qui se manifeste par la promulgation, le 26 juillet 1935, du Reichsnaturschutzgesetz
(« loi impériale de protection de la nature »). Pièce maîtresse d’un dispositif légal et
réglementaire plus large, cette loi crée le premier bureau fédéral de protection de
l’environnement, le Reichstelle für Naturschutz, et généralise l’institution d’espaces protégés
(réserves, parcs, etc.). Parfois considérée comme première grande loi sur l’environnement, au
niveau mondial8, et s’insérant dans un dispositif plus large (loi du 18 mars 1936 sur la faune
et la flore ; loi du 16 novembre 1939 sur la protection de la terre), cette loi de 1935 a conduit
les contemporains à constituer l’Allemagne nazie comme « exemple » environnemental9.
Après-guerre, elle a servi, avec le bureau fédéral, « de fondation légale et institutionnelle pour
les premières agences de protection de l’environnement de la République fédérale
naissante »10. Bien que les historiens actuels contestent l’efficacité de cette loi (nonobstant le
débat plus général sur le statut de la loi sous le nazisme)11, ils regardent parfois avec
bienveillance son caractère formel12. Du côté de la doctrine, on trouve aussi des témoignages
positifs, par exemple chez H. Soell qui, en 1985, l’approuvait globalement tout en critiquant
ce qui constituait, selon lui, une conception uniquement « conservationniste » de la protection
de la nature, c’est-à-dire qui ne s’occuperait que de conserver l’existant, et ne s’appliquant
que dans les zones protégées13.
7
La nature sensible du sujet nous a paru justifier certaines précisions, en note, qui ne se rapportent pas
directement à l’environnement ou à la technique. On s’est toutefois abstenu d’évoquer systématiquement les
classiques. Pour le contexte, on s’est fondé en particulier sur Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes
et perspectives d’interprétation, 2e éd., mise à jour (Gallimard, 1997). Deux classiques liés à notre sujet nous ont
été particulièrement utile : Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich; Herf, Reactionary Modernism.
8
Thomas Lekan, « Regionalism and the Politics of Landscape Preservation in the Third Reich », Environmental
History 4, no 3 (juillet 1999): 384‑404.
9
Voir le récit de 1936 d’Aldo Leopold (« Le Naturschutz... »).
10
Lekan, T. (1999), art. cit., p.392. Nous désignons par la suite l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est par leurs
acronymes respectifs (RFA et RDA).
11
Lekan, T. (1999), art. cit., et John Alexander Williams, « “The Chords of the German Soul are Tuned to
Nature”: The Movement to Preserve the Natural Heimat from the Kaiserreich to the Third Reich », Central
European History 29, no 03 (1996): 339–384. Sur la soumission de l’ordre juridique à la volonté du Führer,
qu’elle soit, ou non, exprimée par des normes écrites, et l’absence totale d’une hiérarchie des normes au sens
kelsénien, cf. Oliver Lepsius, « The Problem of Perceptions of National Socialist Law or: Was there a
Constitutional Theory of National Socialism? », in Darker Legacies of Law in Europe. The Shadow of National
Socialism and Fascism over Europe and its Legal Traditions (Oxford et Portland, Oregon: Hart Publishing,
2003), 19‑42.
12
Lekan, T. (1999), art. cit., qui centre sa critique sur l’application de la loi plutôt que sur son contenu.
13
Hermann Soell, « Basic Questions Concerning the Law of Nature Protection », Environmental Policy and Law
14, no 2–3 (mai 1985): 58‑67.
206
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Mais quelle valeur revêt réellement cet « exemple » ? Répondre à cette question exige
de se confronter à deux débats importants autour du nazisme14. Le premier concerne la thèse
d’un Sonderweg, c’est-à-dire d’une éventuelle spécificité allemande au tournant du XIXe et du
XXe siècle, qui serait caractérisée par l’industrialisation rapide d’un côté, la profusion de
mouvements néo-romantiques, irrationnels et anti-modernes – en premier lieu desquels le
mouvement völkisch – de l’autre, lesquels auraient fourni le terreau du nazisme. Le second
concerne le rapport des nazis eux-mêmes à la Modernité, à la technologie et à
l’environnement. La formulation même de ces débats historiographiques – et philosophiques15
–, spécifiquement liés au nazisme et à l’histoire de l’Allemagne, montre à quel point
environnement, technique, Modernité et nazisme sont liés dans une même problématique. La
thèse même du Sonderweg, qui trace une filiation entre le nazisme et le mouvement völkisch,
constitue, dans l’une de ses interprétations les moins charitables, l’inversion de la thèse qui
relie l’écologie moderne à la pensée réactionnaire : le caractère « irrationnel » des
mouvements de « retour à la nature » du début du XXe siècle (« mouvement de jeunesse »,
dont le célèbre Wandervogel) auraient favorisé l’expansion du mouvement nazi16. En
analysant la multiplicité et l’ambiguïté des attitudes et des rapports à la Modernité, à la
technique et à la nature, tant au sein des environnementalistes que du mouvement nazi, nous
montrerons qu’on ne peut réduire ni les uns, ni l’autre, à une vague et commune appartenance
à une idéologie « irrationaliste », malgré le caractère avéré de cet irrationalisme.
Si le Naturschutz a pu être considéré comme partie intégrante des mouvements völkisch
et à ce titre précurseur du nazisme, c’est parce qu’il était déjà proche, avant 1933, d’une
conception nationaliste, liée en particulier à l’Heimatschutz, ou « mouvement de protection de
l’Heimat »17. Si Vaterland désigne la patrie, Heimat renvoie, dans sa définition la plus simple,
vers un attachement émotionnel intense à un lieu, qui peut inclure une localité particulière
(jusqu’aux bois où l’on jouait enfant), une région ou la nation elle-même ; ce peut aussi être
un attachement qui part du local pour arriver à la nation18. Le Heimatschutz n’avait rien à voir
14
Pour une synthèse des débats, cf. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, en part. le chap. VII, « Le IIIe Reich,
une « réaction » ou une « révolution » sociale ? », en part. p.262-263, ainsi que chap. VIII, IX et XI. Parmi les
premiers historiens à avoir souligné le rapport entre les mouvements environnementalistes ou de « retour à la
nature » et des tendances fascisantes, en l’intégrant dans le débat sur le Sonderweg, se trouvent notamment
Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich et Klaus Bergmann (1970), Agrarromantik und
Großstadtfeindlichkeit, Hain, Meisenheim am Glan, 1970. Cf. Williams, « “The Chords of the German Soul...” »;
Eric Dorn Brose, « Generic Fascism Revisited: Attitudes toward Technology in Germany and Italy, 1919-1945 »,
German Studies Review 10, no 2 (mai 1987): 273.
15
On sait que l’école de Francfort, notamment, a pris un rôle actif dans ces débats.
16
Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich.
17
Ibid.
18
Lekan, « Regionalism... », note n°8. Pour C. Bouillot et P. Pasteur, « Heimat est intraduisible en français, mais
on le trouve parfois traduit par « pays natal », « pays d’origine », « patrie », ou encore « petite patrie ». La Heimat
est souvent liée à un lieu (quoique pas nécessairement, au sens figuré), mais à ce lieu plus ou moins étendu est
obligatoirement liée une sociabilité, même restreinte. Ainsi Heimat, dont la connotation émotionnelle rend
compte d’un processus d’identification, exprime à la fois le lieu et son contexte et ne peut être rendu en français
207
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
avec une ligue paramilitaire (comme s’en inquiéteront les Russes en 1945), mais désignait
plutôt un mouvement de protection du terroir et du folklore. Selon A. Confino, alors que
Vaterland désigne l’Etat et la nation, en tant qu’unités politiques, le Heimatschutz constitua le
mode particulier d’invention de la nation allemande, qui conduisit à créer l’image abstraite
d’un terroir à la fois pluriel et diversifié mais uni dans sa commune appartenance à
l’Allemagne19. En 1922, Jünger écrivait ainsi que si « l’Etat et la nation sont des concepts
confus, ce que l’Heimat signifie, tu le sais. L’Heimat, c’est un sentiment »20. Les mouvements
conservationnistes se rapprochèrent de plus en plus de l’Heimatschutz, la défense du paysage
et de la nature devenant indissociable de celle des terroirs, jusqu’à quasiment devenir
indissociables. Or, en se liant à l’Heimatschutz et en approfondissant un tournant racialiste21
au milieu des années 1920, le Naturschutz se rendit assimilable par le nazisme et en
particulier par sa « tendance » Blut und Boden (« le sang et le sol », titre de l’ouvrage de 1929
de W. Darré, futur ministre de l’Agriculture).
Cela fut instrumentalisé dans le cadre de polémiques contre l’écologie politique. Un an
après l’entrée des Verts, en 1983, au Bundestag, A. Bramwell qualifiait ainsi W. Darré de
« Père des Verts »22. De même, on rappelle encore la nature ésotériste et völkisch de
», tandis que Heimatlos « signifie rarement « sans Heimat », mais plutôt privé de sa Heimat, déraciné – apatride
étant « staatenlos ». » (C. Bouillot et P. Pasteur, « De l’allemand au français et de l’effacement des références
culturelles, régionales et sexuées », in Histoire et pratique de la traduction (Rouen: PURH, Cahier du GRHIS,
2010), 93.). « Pays » semble le meilleur équivalent, au sens d’E. Weber (« la plupart des Français [...] donnent ce
nom à des régions plus ou moins grandes, parfois à une province, parfois à une vallée, à une plaine limitée, et ils
appellent ainsi ceux de leurs compatriotes qui partagent avec eux cette petite patrie », cité in Barral, « Depuis
quand les paysans se sentent-ils français ? »). « Terroir » paraît proche, mais moins flexible que « pays ».
L’eurodéputé Vert français Y. Jadot l’a récemment traduit par « territoires », probablement afin d’atténuer
l’aspect « enracinement » ; l’usage récent du terme en Allemagne fait polémique. Certains ont prétendu qu’il était
devenu tabou après 1945, tandis que F. Uekötter indique au contraire que le mot était devenu plus populaire
encore après la guerre, et que 20% des films allemands entre 1947 et 1960 y faisaient allusion (Daniel Vernet,
« Figures du monde germanique », Le Monde.fr, 27 septembre 2007; Thomas Wieder, « En Allemagne, le retour
de la « Heimat » fait polémique », Le Monde.fr, 8 février 2018; Thomas Wieder, Jean-Pierre Stroobants, et JeanBaptiste Chastand, « Les écologistes européens profitent du recul des sociaux-démocrates », Le Monde.fr, 15
octobre 2018; Uekötter, The Green and the Brown, 195, chap. VII. Pour une discussion approfondie du concept
d’Heimat, de son ambiguïté et de l’évolution de sa signification du début du XX e siècle aux années 1930, cf. Alon
Confino, « The Nation as a Local Metaphor: Heimat, National Memory and the German Empire, 1871-1918 »,
History and Memory 5, no 1 (1993): 42‑86; Williams, « “The Chords of the German Soul...” ».)
19
Confino, « The Nation as a Local Metaphor... »
20
E. Jünger, « Der Kampf als inneres Erlebnis » in Werke 5 (1922; Stuttgart, 1960), 87, cité in Confino, art. cit.,
73 et note 55, p.85.
21
Nous utilisons « racialisme » au sens de P.-A. Taguieff, c’est-à-dire comme « élaboration doctrinale »
sollicitant un certain nombre de « domaines du savoir », par distinction avec des préjugés, pratiques ou
discriminations racistes (Pierre-André Taguieff, La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Paris:
Mille et Une Nuits, 1998), 16; cf. aussi La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles (Paris:
Gallimard, 1987).).
22
A. Bramwell, « Ricardo Walther Darré : Was this Man ‘Father of the Greens’ ? », History Today, no 34
(septembre 1984): 7‑13 et Blood and Soil: Walther Darré and Hitler’s Green Party, Londres, Kensal Press,
1985; cités par Lekan, « Regionalism... ». Un site (ecofascism.com) est consacré à la diffusion de ces allégations.
Bramwell a inclus, dans cette lignée douteuse amalgamant environnementalisme et fascisme, la communauté
d’Ascona (Suisse) du début du XXe siècle… Etudiée par Martin Green, celle-ci rassembla les Autrichiens Otto
Gross, Gusto Gräser et Rudolf Laban, et vit passer aussi bien Kropotkine (tous les étés, de 1908 à 1913) que
Weber (en 1914) avant d’organiser les rencontres Eranos, en présence de Buber, Scholem, Kerényi, Eliade et
208
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’anthroposophie fondée par R. Steiner, théoricien par ailleurs de l’agriculture biodynamique
– l’oubli de cette histoire amène à relier celle-ci au new age plutôt qu’au mouvement völkisch
d’où elle provient23. Pourtant, ce n’est pas parce que les nazis ont soutenu une politique antitabac que celle-ci serait intrinsèquement nazie24 ; l’argument est, en principe, transposable à la
politique environnementale nazie, et la rhétorique de Bramwell est unanimement dénoncée
par l’historiographie. L’outrance de sa position ne devrait pas conduire aux excès inverses. Le
bon sens – consistant à rejeter, à juste titre, cette culpabilité par association, et volontiers
invoqué par les historiens – s’appuie sur un présupposé philosophique (explicité par
Heidegger et Habermas), à savoir la dissociation entre technique et culture25. On considère
alors que les « techniques » de lutte contre le tabac ou de préservation de l’environnement
seraient « neutres » et qu’elles pourraient donc être séparées de leur contexte idéologique et
politique de mise en œuvre. Certes, planter des arbres n’est a priori ni « communiste », ni
« fasciste », ni « démocrate », ni d’ailleurs nécessairement « écologique ». Mais cela peut le
devenir : les Républicains français plantaient des « arbres de la liberté », et les nazis des
« chênes » et des « tilleuls de Hitler ». L’affirmation du conservationniste H. Stadler, un
proche du Gauleiter de Franconie, selon qui « un arbre ou une carrière ne peuvent se tenir à
droite ou à gauche sur le plan politique, mais demeureront toujours neutres », est
profondément hypocrite – indépendamment du fait qu’il accusa ensuite les Juifs d’éradiquer
les arbres. Certains sites furent protégés sous le IIIe Reich précisément en raison de leur aspect
politique. Parmi ceux-ci, la montagne d’Hohenstoffeln menacée par une carrière : on souligna
alors qu’un « martyr nazi », Albert Schlageter, avait gravé ses initiales dans un arbre situé en
bordure de la carrière – on ne verra donc pas dans la signature par Heidegger d’une pétition
en faveur de cette montagne un geste « écologique », sachant qu’il prononça ailleurs l’éloge
de ce « martyr »26. Dans ce contexte idéologiquement chargé – mais quel contexte ne l’est
pas ? –, parler de « neutralité de la technique », ou invoquer le caractère « apolitique » du
Massignon (Paul Gimeno, « L’esprit d’Ascona. Précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste », Ecologie &
politique, no 27 (juillet 2011): 235‑44.).
23
Peter Staudenmaier, « Anthroposophy and Ecofascism », Institute for Social Ecology, 10 janvier 2009 ;
« Organic Farming in Nazi Germany: The Politics of Biodynamic Agriculture, 1933–1945 », Environmental
History 18, no 2 (avril 2013): 383‑411; cf. aussi Jean-Baptiste Malet, « L’anthroposophie, discrète multinationale
de l’ésotérisme », Le Monde diplomatique, juillet 2018.
24
R. N Proctor, « The Anti-Tobacco Campaign of the Nazis: A Little Known Aspect of Public Health in
Germany, 1933-45 », BMJ 313, no 7070 (décembre 1996): 1450‑53; « The Nazi War on Tobacco: Ideology,
Evidence, and Possible Cancer Consequences », Bulletin of the History of Medicine 71, no 3 (1997): 435‑88.
25
Cf. infra, 2e partie, section II.3.c.v et III.4.b.iv.2.
26
Pour l’Allemagne: Uekötter, The Green and the Brown, 35-38, chap. II, pour Stadler; 52, chap. III, pour les
arbres; chap. IV pour la montagne de Hohenstoffeln (p.93 pour la pétition signée par Heidegger - l’auteur le
mentionne sans commentaires). Pour l’éloge de Heidegger, cf. G. Schneeberger, Nachlese zu Heidegger (Bern:
1962), trad. in Le Débat 48, 1 (1988) et William S. Lewis, « Martin Heidegger: Political Texts, 1933-1934 », New
German Critique, no 45 (1988): 96‑114. Sur les « arbres de la liberté » : M. Agulhon, Nouvelle histoire de la
France contemporaine, vol. 8 : 1848 ou l’apprentissage de la République, Le Seuil (1992), 63-65.
209
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conservationnisme est voué à l’échec, d’autant plus que les ingénieurs allemands
revendiquaient leur fanatisme. Klemperer allait jusqu’à dire que les mêmes mots techniques,
en allemand et en russe, témoignaient « exactement » du contraire : d’un côté
« l’asservissement de l’esprit », de l’autre sa « libération »27. Sans souscrire à ce jugement sur
l’augmentation phénoménale, au XXe siècle, du vocabulaire technique, qui inquiéta tant les
contemporains, dont Heidegger, on voit ainsi que l’histoire de l’environnement ne peut se
passer d’une philosophie de la technique. Que l’écologie ne soit pas nazie ne doit pas
empêcher d’analyser la façon dont des pratiques et techniques de conservation
environnementale ont été utilisées par le nazisme. Que ces techniques puissent être abstraites
de leur contexte et transposées ailleurs ne signifie pas non plus qu’elles étaient « neutres » ni
distinctes de leur contexte culturel. La prévention du tabagisme sous le nazisme était bien une
politique nazie de préservation de la « race » ; il en va de même pour la politique
environnementale.
Au-delà d’une polémique où l’absurdité le dispute au bon sens, il faut d’abord souligner
l’antériorité du Naturschutz par rapport au IIIe Reich, l’existence d’initiatives locales,
régionales et d’un certain nombre de projets réglementaires sous la République de Weimar.
Ainsi, selon Th. Lekan, les nazis ont plutôt « incorporé » des politiques préexistantes28 (une
grande partie des mesures de protection de la nature ou de la faune promulguées par les nazis
avaient été préparées sous Weimar29 ; la loi de 1935 elle-même provient en partie d’un projet
de loi examiné en 1927 par le Reichstag30). Si ce point n’est guère contestable, le rapport
entre le Naturschutz et le nazisme au pouvoir est plus débattu : Lekan, par exemple, affirme
que la relative convergence entre les deux mouvements, surtout au début, n’a pas empêché les
conflits pratiques et idéologiques ; en revanche, J. A. Williams, dans une étude sur le
mouvement de l’Heimat, penche en faveur de la thèse d’une inflexion considérable de celuici, au milieu des années 1920, vers les thèses eugéniques et raciales, tant et si bien que la
Gleichschaltung du Naturschutz lui semble avoir été totale (parfois traduit par
« coordination » ou « intégration », Gleichschaltung est un terme du vocabulaire technique de
l’électricité, qui désignait la « synchronisation »31 ; on traduit souvent par « mise au pas »);
Uekötter, au contraire, affirme que cette Gleichschaltung fut plus que partielle, puisque
l’organisation centrale censée réunir ces mouvements, la Reichsbund Volkstum und Heimat,
27
Cf. infra, exergue à la section VII.3.a et note 102.
Lekan, « Regionalism... », 385.
29
Ibid., 191.
30
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ».
31
Klemperer en fait l’un des témoins de la « vision des choses fondamentalement mécanisante du nazisme ».
Etrangement, et sans vraiment expliquer cette symbiose entre mécanisme et organicisme, il évoque aussi une
excursion en forêt, où l’animateur disait des participants qu’ils « étaient « mis au pas » de la nature » (in LTI, la
langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue (1975; Albin Michel, 1996), 204‑6, chap. XXIII (cf. aussi chap. V,
59, sur Betriebszellen, « qui couple le mécanique et l’organique »).).
28
210
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
n’aura existé que de l’été 1933 à la fin 193432. Enfin, l’évaluation de l’effectivité des mesures
juridiques prises sous le nazisme quant à l’environnement est indispensable. Or, bien que
Williams se montre convaincant quant à la racialisation de l’Heimatschutz, Lekan ou
Chapoutot montrent qu’une analyse de cette effectivité conduit, in fine, à relativiser fortement
l’ « exemplarité » de l’Allemagne sur le plan de l’environnement, notamment après le Plan
quadriennal de 1936. Après 1939, la politique environnementale, sans disparaître, fut
amoindrie ; la majorité des membres du Naturschutz furent écartés des institutions, tandis que
d’autres demeuraient en place33.
Nous retraçons d’abord l’émergence du Naturschutz à partir de la fin du XIXe siècle
jusqu’à son intégration institutionnelle peu avant la Première guerre mondiale, puis l’adoption
des thèses racistes et eugéniques au milieu des années 1920 par le Heimatschutz, auquel s’est
lié le mouvement conservationniste. Ceci nous permettra de comprendre comment le
Natur/Heimatschutz34 a participé activement à la politique nazie, problème qu’on aborde en
rappelant en premier lieu le débat historiographique tournant autour du rapport des nazis à la
Modernité et à la technologie, et en second lieu en considérant l’effectivité de cette politique
environnementale.
L’EMERGENCE DU NATURSCHUTZ A SON
INTEGRATION INSTITUTIONNELLE ET AU TOURNANT
RACIALISTE DE L’HEIMATSCHUTZ
VII.2 DE
VII.2.a LE NATURSCHUTZ DE LA FIN DU XIXE SIECLE A 1914
On attribue souvent une origine ancienne au Naturschutz dans le cadre d’une quête
mémorielle plutôt que d’une enquête historique. Dès 1836, la Prusse, pour préserver un
espace pittoresque tant par ses paysages que par ses ruines avait établi une « réserve
naturelle » au sud de Bonn35. Le roi avait interdit toute carrière ou exploitation minière aux
environs du sommet de Drachenfels, situé dans la chaîne des Siebengebirge (les « Sept
montagnes »), lieu rattaché à la légende médiévale des Nibelungen. Avec le regain de
l’exploitation minière à la fin du XIXe siècle, un nouveau mouvement de Naturschutz émerge
dans les années 1880, menant à la création de la Société d’embellissement des Siebengebirge
(Verschönerungsverein für das Siebengebirge, VVS), vite soutenue par la région.
32
Frank Uekötter, « Green Nazis? Reassessing the Environmental History of Nazi Germany », German Studies
Review, 2007, 272‑73; The Green and the Brown, 55‑60, chap. III.
33
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 378. L’appréciation de Williams, selon laquelle elle disparut
complètement, doit être sévèrement nuancée (cf. infra, note 141).
34
Il devient difficile de distinguer les deux mouvements, si tant est qu’ils aient réellement été « distincts ».
35
Lekan, « Regionalism... », 388. Selon Uekötter, parler de « réserve naturelle » revient à entériner un mythe
nationaliste (The Green and the Brown, 86, chap. IV.)
211
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Parallèlement, la décennie de 1880 pose les bases d’une controverse entre tenants d’une
gestion dite scientifique de la forêt, telle qu’exercée depuis le début du siècle et brocardée par
A. Leopold comme « foresterie cubiste »36, et défenseurs – largement minoritaires – d’un
modèle dit de « retour à la nature », qui s’opposent aux coupes rases et prônent des forêts
multi-spécifiques et composées d’arbres d’âge différents37. C’est aussi à cette période qu’un
mouvement de protection des oiseaux se fait jour, avec la création en 1875 d’une
Organisation allemande pour la protection des oiseaux (Deutscher Verein zum Schutze der
Vogelwelt), dont les effectifs stagneront à environ un millier, puis, en 1899, d’une Société
pour la protection des oiseaux (Bund für Vogelschutz), dont les effectifs, eux, atteindront un
pic de plus de 40 000 membres en 191438. Cet intérêt pour la faune aviaire poursuit l’œuvre
de penseurs du XVIIIe et du XIXe siècle, dont J. M. Beckstein (1757-1822), J. F. Naumann
(1780-1857), ou le Polonais von Wodziki (1816-1889), etc., et vise à prolonger des mesures
antérieures de protection (dès la fin du XVIIIe siècle, certains Etats germaniques promulguent
décrets et lois visant à protéger les espèces aviaires « bénéfiques » à l’agriculture, et cela
continue au long du XIXe siècle39). Les contemporains, et notamment les oiseleurs et les
forestiers, s’inquiétaient en effet très souvent d’une baisse de la population aviaire, attribuée
aux modifications du paysage (destructions des haies, etc.), suite à l’essor de l’agriculture et
des monocultures, phénomène qu’on retrouvait aussi dans la sylviculture. Naumann rapporte
ainsi, en 1849, que de telles critiques étaient monnaie courante chez les oiseleurs au début du
XIXe siècle. Ce mouvement aboutit à la promulgation, en 1888, de la loi impériale de
protection des oiseaux, qui attribuait explicitement aux transformations du paysage et à la
baisse des espaces de reproduction induits par l’agriculture la baisse de la population aviaire.
Celle-ci prend soin d’invoquer, outre l’utilité d’une telle protection, des « considérations
morales et esthétiques » à son appui40.
Le mouvement de Naturschutz fait tache d’huile. A l’instar de la France, il prend
d’abord la forme d’une protection des « monuments naturels », s’inspirant du modèle fourni
par la protection du patrimoine historique, centrée sur celle des monuments (Denkmalpflege),
initiée dès avant l’unification du pays en 1871 41. Ainsi, le Land de Prusse institue en 1906 un
36
Leopold, « Nature sauvage ». « En Saxe (…) le pourcentage d’épicéas est passé, de 1822 à 1832, de 2 à 73% en
raison des plantations artificielles », écrit-il ainsi, tout en évoquant un certain nombre de bilans comptables
permettant de prendre conscience des conséquences néfastes sur la diversité de la faune que ces pratiques
engendrent (in « Le Naturschutz... », 63.).
37
Imort, « A Sylvan People. »
38
Le descriptif qui suit du mouvement allemand de protection des oiseaux s’appuie, sauf mention contraire, sur
Schmoll, « Indication and Identification... »
39
Loi du 7 avril 1837 en Hesse; loi du 22 juillet 1876 en Saxonie; loi du 13 juillet 1888 à Baden; décret du 19
novembre 1889 en Bavière ; décret du 1er octobre 1890 en Würtemburg, etc. Cf. liste in MacPherson,
« Comparative Legislation for the Protection of Birds ».
40
Schmoll, « Indication and Identification... », 172.
41
Lekan, « Regionalism... », 387.
212
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Bureau pour la protection des monuments naturels (Staatliche Stelle für Naturdenkmalpflege
in Preussen), et promulgue l’année suivante une loi contre l’enlaidissement « permettant
d’interdire toute construction qui défigurerait une rue, une place, ou des paysages naturels
particulièrement beaux »42. Progressivement, au début du XXe siècle, le Naturschutz se
distance légèrement de cette fascination pour les monuments et les ruines. Parallèlement, il
s’associe à l’Heimatschutz, incarné par W.H. Riehl et son Histoire naturelle du peuple
allemand comme fondation pour une politique sociale allemande (1851-1869)43, puis par la
Deutscher Bund Heimatschutz fondée en 190444 ou encore le Landesausschuss fur Natur-und
Heimatschutz (comité pour la protection de la nature et de l’Heimat), fondé en 1909 dans le
Württemberg45. Comme en France ou aux Etats-Unis, la protection du paysage fait partie
intégrante de l’édification de la nation, de la construction de cette « communauté imaginée »,
selon le mot de B. Anderson46. Mais contrairement à ces pays, cet imaginaire est fortement
affecté par l’idéologie völkisch, xénophobe, antisémite et raciste, qui conduisit
progressivement à qualifier le paysage de « reflet de la Volksgemeinschaft » ou à affirmer que
les Juifs ne sauraient protéger la nature, parce le judaïsme prônerait le contrôle total sur la
nature, alors que l’Aryen vivrait, lui, en harmonie avec celle-ci47. Le social-darwinisme, quant
à lui, est une composante importante du Naturschutz dès le début du XXe siècle48. Même l’art
du jardin n’échappe pas à la dynamique raciale49. Bien qu’une part importante du Naturschutz
ait pris une coloration patriotique et völkisch, en s’associant à l’Heimatschutz50, le mouvement
restait toutefois hétérogène. A l’instar des Naturfreunde, une association social-démocrate
dissoute en 1933, de nombreux, voire une majorité d’adeptes de la randonnée et du « retour à
la nature » considéraient ces activités comme tout à fait modernes et se définissaient plutôt
42
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... »
Souvent abrégé Histoire naturelle du peuple allemand, le titre complet est Naturgeschichte des Volkes als
Grundlage einer deutschen Sozialpolitik. Sur Riehl, cf. Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 63‑71;
Simon Schama, Landscape and Memory (1995; Vintage Books, 1996), 112‑15.
44
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... »
45
Confino, « The Nation as a Local Metaphor... », 55‑57.
46
Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (Paris: La
Découverte, 2006).
47
La citation vient d’un texte de 1929, et les propos sur les Juifs d’un discours de 1937, de Hans Schwenkel,
nommé en 1922 directeur du Bureau de protection de la nature et de l’aménagement du paysage du Württemberg
(Burkhardt Riechers, « Nature Protection during National Socialism », Historical Social Research / Historische
Sozialforschung 21, no 3 (1996): 41, 44.).
48
Gert Gröning et Joachim Wolschke-Bulmahn, « Politics, Planning and the Protection of Nature: Political Abuse
of Early Ecological Ideas in Germany, 1933–45 », Planning Perspectives 2, no 2 (mai 1987): 130.
49
Wolschke-Bulmahn et Gröning, « The Ideology of the Nature Garden... »
50
Les « Compagnons errants », la section de jeunes du syndicat DHV (Deutschnationale Handelsgehilfen
Verband), fondée en 1909, est un exemple d’association völkisch prônant le « retour à la nature » et exaltant le
ruralisme (Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 421.). Nous ne suivons pas Uekötter qui relativise
l’importance des thèmes réactionnaires ou d’extrême-droite dans le Naturschutz d’avant la Première Guerre
mondiale (in The Green and the Brown.).
43
213
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
comme libéraux51. L’association même du Naturschutz à l’Heimatschutz ne doit pas être
considérée comme assimilation pure et simple d’une idéologie Blut und Boden. En effet, bien
que J. A. Williams ait souligné l’évolution nationaliste de l’Heimatschutz dans les années
1920, le mouvement était traversé par des tendances centrifuges, voire des rivalités interrégionales, quand il n’était pas compris de façon contradictoire : des catholiques prônaient la
création d’une communauté fédérale d’Etats égaux ; le libéral George Kerschensteiner
soutenait, en 1926, une version patriote, ouverte sur l’ « amour de l’humanité » ; des
organisations de jeunesse sociales-démocrates l’interprétait dans un cadre pacifiste52. En
1929, le communiste K. Tucholsky écrivait encore que l’Heimat était ce qui réunissait les
Allemands, au-delà de toute division partisane et sociale53. Bref, en contraste avec les travaux
de G. Mosse sur les mouvements völkisch et de « retour à la nature », qui soulignaient à quel
point la fusion mystique avec le cosmos et la Nature n’était qu’une modalité de
rapprochement avec le Volk, l’historiographie récente insiste sur la diversité et la pluralité de
ces mouvements, qui ne peuvent pas tous être ramené à ce schéma. En tout état de cause, cet
attrait pour la nature n’avait rien de spécifiquement allemand ; en témoignent tout autant la
conception américaine de la wilderness que l’éloge du ministre français de l’agriculture vis-àvis de « l’amour pour la nature » dont ferait preuve le peuple français54. La récurrence de la
revendication de cette spécificité, des romantiques du Sturm und Drang à W. H. Riehl, qui
parlait d’une Waldfreiheit (« liberté des forêts »), en passant par le géographe F. Ratzel, qui
qualifiait les tribus germaniques de l’Antiquité de Waldvölker (« peuples des forêts »)55, est
toutefois frappante. Elle n’échappa pas à Marx, qui évoqua sarcastiquement, en 1843, la
« liberté du sanglier »56.
Au sein même de l’Heimatschutz ou/et du Naturschutz conservateur, on essaie de
prendre en compte le « paysage » – au-delà des seuls monuments, bâtis ou « naturels »
51
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 341. Voir aussi Uekötter, « Green Nazis? » Contra:
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ».
52
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 359‑60; Lekan, « Regionalism... » Voir l’analyse
historiographique de Thomas Lekan et Thomas Zeller, « The Landscape of German Environmental History », in
Germany’s Nature. Cultural Landscapes and Environmental History (New Brunswick, New Jersey, et Londres:
Rutgers Univ. Press, 2005), 1‑17, pp.6-8. Uekötter (art. cit.), en particulier, remet en cause l’insistance de
Williams. Sur la position de Gustav Wyneken, l’un des éducateurs libéral du mouvement de jeunesse, cf. Mosse,
Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 310‑15. Cf. aussi l’analyse du naturisme chez Charbonneau (« Le
sentiment de la nature, force révolutionnaire », in Nous sommes des révolutionnaires malgré nous : Textes
pionniers de l’écologie politique, par Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (1937; Le Seuil, 2014).
53
Kurt Tucholsky, « Heimat » in Manfred Kluge (dir.), Heimat. Ein deutsches Lesebuch (Munich, 1989), 27, cité
in Confino, « The Nation as a Local Metaphor... », 78.
54
Cf. infra, note 21.
55
Imort, « A Sylvan People. »; cf. aussi Schama, Landscape and Memory, 75‑134.
56
« Des enthousiastes bons garçons […] recherchent au contraire l'histoire de notre liberté au-delà de notre
histoire, dans les forêts vierges teutoniques. Mais en quoi l'histoire de notre liberté diffère-t-elle de l'histoire de la
liberté du sanglier, si l'on ne peut la trouver que dans les forêts ? […] La forêt ne renvoie jamais en écho que ce
qu'on lui a crié. Donc, paix aux forêts vierges teutoniques ! » (Marx, introduction à la Contribution à la critique
de la philosophie du droit de Hegel, 1843).
214
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(Naturdenkmäler) –, lui-même conçu comme intégrant dimension culturelle et naturelle.
Ainsi, chez Ernst Rudorff, à l’origine du néologisme Heimatschutz par son livre éponyme de
1897, et l’un des fondateurs de la Deutscher Bund Heimatschutz57, cette conception du
Landschaftsbild (le « portrait du paysage ») intègre la protection de la nature, des monuments
historiques et des traditions locales, du Volkskunde – ce qu’on appellerait le « folklore »58. Le
mouvement comprend aussi des architectes et des urbanistes qui essaient d’intégrer les
constructions au paysage et d’utiliser des matériaux locaux59 ; ainsi, c’est l’architecte Paul
Schultze-Naumburg (1869-1946) qui préside la ligue allemande de l’Heimatschutz60. Cette
conception « holiste », qui associe nature et culture dans une même défense du paysage et du
patrimoine, n’a rien de spécifiquement völkisch, et encore moins nazie. On ne peut pas en dire
autant de W. Riehl ou de la Ligue de défense de l’Heimat, qui associent le maintien des
traditions et du paysage rural à la défense d’un ordre social hiérarchique qu’ils perçoivent
menacé, et s’insurgent contre une uniformisation mondiale des paysages qui ôterait toute
spécificité à l’Allemagne. Une tonalité racialiste et völkisch se retrouve dans certains de leurs
écrits, en particulier chez Riehl61. Le Volk « grave son esprit et son sort » dans le paysage,
explique ainsi F. Ratzel, en niant que le paysage allemand puisse ressembler à d’autres
terres62. Ce conservatisme n’empêche ni le mouvement, ni les individus d’être tiraillés entre
différentes tendances. Ainsi, dans les années 1880, E. Rudorff s’oppose au projet de
construction d’un funiculaire proposé par la Société pour l’embellissement des Siebengebirge
pour accéder au sommet mythique de Drachenfels63. Une position qu’on retrouve chez
Walther Schoenichen (1876-1956), qui critique en 1929 le tourisme de masse, évoquant la
« transformation de la nature en un parc d’attraction » (Verrummelung der Natur)64.
Contrairement à ce qu’écrit J. Chapoutot, pour qui l’idée de mélanger nature et culture semble
rédhibitoire, il s’agit bien, là, de protéger une nature indemne de l’intervention humaine65.
Pour autant, et malgré les critiques de Rudorff ou de Schoenichen, l’Heimatschutz ne prône
57
Williams, art. cit., p.346-347.
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... », 389‑90.
59
Lekan, « Regionalism... », 389‑90.
60
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 347.
61
Imort, « A Sylvan People. »
62
Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 62. Inversement, le judaïsme est assimilé à la ville –
l’opposition est explicite chez Siegfried Passarge, Das Judentum als landschafstkundliches und ethnologisches
Problem (1929, cité par Mosse, op. cit., 483 – la traduction donne « Le judaïsme en tant que paysage et problème
ethnologique », mais landschafstkundliches se réfère plutôt à la « géographie du paysage » qu’au « paysage » luimême).
63
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... » Sur le Siebengebirge, cf. aussi supra et Lekan,
« Regionalism... », 388.
64
Cité in Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 362; Sur Schoenichen, voir aussi Zimmerman, « The
threat of ecofascism »; et Ferry, Le nouvel ordre..., 147‑67.
65
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ». On trouve de nombreux exemples liés à l’appel à une « nature vierge »
in The Green and the Brown.
58
215
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pas un retour à un passé utopique, qui ignorerait le confort moderne66. L’ambiguïté du Naturund Heimatschutz est représentée dans une affiche de la guerre de 1914-18 : sous l’intitulé
« Protège ton Heimat », un soldat médiéval, doté d’une épée, se détache sur le fond de
campagne villageoise ; toutefois, on voit, au fond à droite, deux usines perchées sur les
collines, intégrées de cette manière-là à l’imagerie populaire de la nation et de la nature67.
Rapidement, le Natur-und Heimatschutz se rassemble autour d’Hugo Conwentz, qui nuance
fortement sa critique de l’industrialisation ; selon Williams, on observe une telle inflexion
chez tous les mouvements environnementalistes régionaux entre 1904 et 1910 68. Celle-ci
favorise l’intégration du mouvement avec l’Etat : Conwentz est ainsi nommé, en 1906, à la
tête du nouveau Bureau prussien de protection des monuments naturels (à sa mort en 1922,
W. Schoenichen lui succède) ; de même, en Bavière, le ministère de l’Intérieur intègre les
groupes de défense de l’Heimat dans un nouveau comité, le Landesausschuss für
Naturplege69. L’étatisation du mouvement distingue sans doute, à cette époque, le
« conservationnisme » allemand70.
Institutionnellement, les associations de Naturschutz s’intègrent ainsi progressivement
aux Länder. Dès lors, elles sont conduites à revoir à la baisse leurs ambitions : alors qu’E.
Rudorff avait popularisé la conception du Landschaftsbild, elles doivent désormais se
contenter de protéger les « monuments naturels », et minimiser, par exemple en Bavière, toute
interférence avec le développement économique71. Malgré l’appui d’intellectuels tels que W.
Sombart ou M. Weber, la campagne en faveur de la préservation des rapides de Laufenburg
(Haut Rhin), menacés par la construction d’une centrale hydro-électrique, n’aboutit ainsi qu’à
commander une peinture du paysage avant sa destruction72. Cette édulcoration du mouvement
suscite ses critiques, qui militent pour la création de grands parcs naturels. Parmi eux,
l’écrivain Hermann Löns (1866-1914), figure centrale du mouvement völkisch avec son
roman Der Wehrwolf (1910)73, mais aussi Th. Mann, H. Hesse et l’empereur lui-même, qui
soutiennent la Ligue de protection des oiseaux (Bund für Vogelschultz) et l’Association pour
les parcs naturels (Verein Naturschutzpark), revendiquant respectivement 41 000 et 12 000
membres en 191474. Echouant à imposer leurs vues, ils se rabattent sur le rachat de terres
66
Williams, art. cit., p.347.
L’affiche est reproduite par Confino, « The Nation as a Local Metaphor... », 68.
68
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 348‑49.
69
Ibid., p.350.
70
Uekötter, The Greenest Nation?, 31‑35; The Green and the Brown. On l’a vu, supra, pour la France; au
Royaume-Uni, la loi de 1949 sur les parcs nationaux et l’accès au « countryside » est décisive.
71
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 350.
72
Uekötter, The Greenest Nation?, 33‑34. B. Riechers considère que cet épisode marqua un tournant dans le
Naturschutz, la nécessité de concilier la protection de la nature avec la croissance se faisant alors sentir (in
« Nature Protection... », 39.).
73
Uekötter, The Greenest Nation?, 29; Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 74, 117.
74
Williams, art. cit., p.351.
67
216
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
transformées en réserves naturelles. Le Verein Naturschutzpark institue ainsi la réserve de
Lüneburg Heath en 1920, qui, à défaut d’être la « première réserve naturelle allemande »,
demeure le « premier parc national »75. Onze ans plus tard, l’Allemagne compte environ 500
réserves, dont 300 situées en Prusse, soit environ autant qu’en France76. L’étatisation, dès
avant 1914, d’une partie du mouvement facilite l’enserrement des objectifs du Naturschutz
dans une Kulturpolitik plus large qui, dans la région rhénane, vise à « bâtir une loyauté
publique vis-à-vis de l’Heimat rhénan, et, par extension, vis-à-vis de la nation allemande77. »
Une forme de construction de la nation « bottom-up » ainsi qu’une insistance sur le
régionalisme qui suscita, sous le nazisme, des frictions avec la centralisation du III e Reich78.
VII.2.b LE NATURSCHUTZ SOUS LA REPUBLIQUE DE WEIMAR
Avant d’en arriver à la période nazie, il faut évoquer quelques aspects importants du
Naturschutz sous Weimar. La Constitution du régime, d’abord, dispose que « les monuments
artistiques, historiques et naturels ainsi que les paysages jouissent de la protection et des soins
de l'État » (art. 15079). Inséré dans le chapitre sur « l’éducation et l’école », la République
affirme ainsi bien la continuité posée par le Naturschutz, dans sa dimension conservatrice,
entre la protection de l’environnement et l’éducation morale du peuple, qui prend entre autres
la forme d’une Heimatkunde, particulièrement imprégnée de considérations nationales, en
particulier dans les régions frontalières et contestées80. Toutefois, cette disposition
constitutionnelle n’est guère suivie d’effets, malgré le passage de lois dans certains Länder81.
En effet, créer des espaces protégés requiert l’expropriation et l’indemnisation des
75
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 351; Lekan et Zeller, « The Landscape of German
Environmental History », 5. On date parfois la création du parc à 1910 (Soubeiran, « La naissance des parcs
régionaux ».).
76
Williams, art. cit., p.375. Pour la France, voir supra, section I.1.b sur la « création des premières réserves » ;
ces chiffres n’incluent malheureusement pas la superficie.
77
Lekan, « Regionalism... », 386.
78
Lekan, « Regionalism... »; Uekötter, « Green Nazis? »
79
Traduction extraite du texte publié par l’Université de Perpignan, mjp.univ-perp.fr/constit/de1919.htm. Cf.
Williams, art. cit., p.352. Cet article fut utilisé par le Ministère de l’Intérieur en 1934, avant que la loi de 1935 ne
soit promulguée (Uekötter, The Green and the Brown, 95, chap. IV.)
80
Sur ce lien, voir Williams, art. cit., en part. p.356-358. Le révisionnisme (vis-à-vis du traité de Versailles) ne
date pas d’Hitler, même si sa portée effective a été exagérée en évoquant un « réarmement clandestin », et qu’on
doit distinguer entre le « révisionnisme passif » et « offensif » (pour lequel la période entre 1935 et 1938 marque
un tournant majeur, avec notamment la « mise au pas » de l’armée et l’affirmation de l’hégémonie du NSDAP sur
l’ancienne classe dirigeante). Limité par le contrôle de la CMIC (Commission militaire interalliée de contrôle)
jusqu’en 1927, le « réarmement clandestin » a pris la forme de projets de restructuration de l’armée (en 1927-28,
ainsi qu’en 1930-32) et d’accords de coopération avec l’URSS, permis par le traité de Rapallo (1922), qui ont
notamment permis la formation clandestine de pilotes et l’expérimentation de gaz de combat en URSS. (Cf. Pierre
Milza, Les relations internationales de 1918 à 1939, A. Colin, 1995, en part. 110-111, 116-120 ; Philippe
Garraud, « Le développement de la puissance militaire allemande dans l’entre-deux-guerres : entre mythes et
réalité », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 240 (2010): 23‑42.).
81
Lippe en 1920, Anhalt en 1923 et la Hesse en 1931 (Uekötter, « Green Nazis? », 276.). La loi prussienne sur la
foresterie et les champs est aussi modifiée en 1920, afin de permettre la protection de la faune et de la flore ainsi
que la création d’aires de conservation (Uekötter, The Greenest Nation?, 47.)
217
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
propriétaires, difficilement envisageable vu le contexte économique 82. Confronté à ce manque
de volonté, le Naturschutz, avec le soutien de la commission prussienne, encourage les
contacts inter-régionaux, menant à la création en 1922 de la Volksbund Naturschutz (« Ligue
du peuple pour la conservation de la nature »), dirigée par Hans Klose (1880-1963) et proche
du gouvernement prussien et national. Cette ligue réunit péniblement 2 000 membres en 1927.
La ligue bavaroise, elle, compte plus de 18 000 membres à la fin de la décennie83, ce qui,
conjugué aux 40 000 membres de la Ligue de protection des oiseaux et des 12 000 membres
(en 1914) de l’Association pour les parcs naturels, souffre la comparaison avec les 35 000
adhérents des Verts en 198584.
Cependant, l’Heimat reste un concept polymorphe, soumis à une pluralité
d’interprétations. Les conservateurs essaient de « stabiliser » le concept, en opposant
l’« Heimat naturelle en danger » à l’« Heimat naturelle protégée ». Ils vont jusqu’à évoquer
une « urgence de l’Heimat » (Heimatnot), qui en vient à désigner la crise multidimensionnelle que représente Weimar, et à laquelle ils vont progressivement opposer une
Volksgemeinschaft. La critique des masses et du consumérisme se fait insistante et prend des
tonalités de plus en plus racistes, antisémites et eugénistes. Elle se combine avec des
anathèmes contre l’américanisme et le « calcul » ou du « rationalisme matérialiste », qu’on
retrouvera dans l’Introduction à la métaphysique de Heidegger. Le secrétaire de la ligue
autrichienne de l’Heimatschutz, K. Giannoni, dénonce ainsi « l’esprit calculateuraméricanisant, impérialiste-économique, qui met en danger l’âme allemande »85. Comme on
le verra, ces vociférations n’impliquent pas nécessairement une remise en cause complète de
la technique, mais conduisent plutôt à l’apologie d’une « technique allemande ». Un tournant
völkisch et racialiste s’opère ainsi, au milieu des années 1920, dans les écrits de conservateurs
liés au Naturschutz et à l’Heimatschutz86. Présente dans les milieux très conservateurs de la
sylviculture du début du siècle (R. Düesberg, La Forêt comme éducatrice, 191087), cette
critique racialiste se diffuse, par exemple chez l’architecte Schultze-Naumburg ou chez
Schoenichen. Ardent défenseur du social-darwinisme et de l’eugénisme dès le début des
années 1920, celui-ci affirme en 1926 que « la forêt montre la voie vers la Volksgemeinschaft
82
Williams, art. cit., p.354.
Williams, « “The Chords of the German Soul...” » 355, 362 et note n°83; Uekötter, The Greenest Nation?, 48.
84
Contrairement à ce que soutient Riechers (in « Nature Protection... », 35.).
85
« imperialistisch-wirtschaftlichen, amerikanisierend-rechenhaften Geist, der das deutsche Seelenleben
gefährde », cité in Ibid., 43.
86
Williams, « “The Chords of the German Soul...” »; Riechers, « Nature Protection... »; le débat
historiographique porte largement sur l’évaluation de l’importance de cette « conversion »: Uekötter, « Green
Nazis? »; même cet auteur, qui relativise largement la proximité entre le Naturschutz et l’extrême-droite,
notamment avant la Première guerre, demeure d’accord de façon générale sur ce point: Uekötter, The Green and
the Brown..
87
Der Wald als Erzieher. Commenté in Imort, « A Sylvan People. », pp.67-68.
83
218
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
à ceux qui sont prêt à regarder »88 avant de déclarer, en 1942, que le « romantisme völkisch »,
xénophobe et antisémite, constitue la justification de la protection de la nature89. On retrouve
encore cette conception dans une anthologie sur la protection de l’Heimat, publiée en 1930
par la nouvelle « Société des amis de la protection de l’Heimat allemande » (Gesellschaft der
Freunde des deutschen Heimatschutzes), à laquelle appartiennent, outre les deux précités, de
nombreuses élites. Parmi elles, le maire de Cologne, K. Adenauer, qui inaugure en 1932 l’un
des premiers tronçons d’autoroute en Allemagne, ce qui montrerait que l’anti-industrialisme
n’est pas une composante essentielle de ce mouvement90. L’anthologie décrit un projet
profondément réactionnaire et völkisch, qui rejette toutefois la nostalgie romantique pour
célébrer plutôt les « bons nouveaux jours ». Selon un des textes, l’Heimatschutz considère que
la « civilisation seulement matérielle doit être reformée en une culture fondée sur l’âme et la
moralité ». Le projet d’une Volksgemeinschaft doit s’appuyer sur la science, explique un autre
(l’anthologie contient un texte de l’eugéniste Eugen Fischer), tandis qu’un troisième subsume
l’Heimat sous le Volksraum : « l’individu dans l’Heimat [n’]est [qu’]une expression partielle
du caractère singulier national (Volksum) ». A ce point, la critique de Chapoutot à l’égard de
l’Heimatschutz se justifie : il ne s’agit en effet plus que d’une « nature » instrumentalisée dans
un projet völkisch de « régénération nationale », dans lequel la « nature, comme l’écrit
l’historien J. A. Williams, ne devient signifiante qu’en vertu de son importance pour la société
allemande »91. Le terreau est près pour l’embrigadement du Naturschutz, au moins dans sa
partie conservatrice, par le nazisme ; réciproquement, le mythe, porté par l’Heimatschutz à la
fin du XIXe siècle, d’un peuple allemand vivant en harmonie avec la nature 92, constituera l’un
des fondements de la conception nazie de l’environnement.
88
Walther Schoenichen, Vom grünen Dom. Ein deutsches Wald-Buch (Munich: Callwey, 1926), p. 205, cite in
Ibid., p.69. C’est dans ce cadre qu’est célébré Arminius et la bataille de Teutoburg, en l’an 9, durant laquelle les
Romains furent défaits. Toutefois, le culte de la germanité, liée à cette apologie de la forêt, est ambigu dans le
nazisme lui-même : fortement soutenu par Himmler, il est au contraire tourné en ridicule par Hitler, qui célèbre en
Arminius le « Germain qui a su être l’émule et l’élève de Rome » (Chapoutot, J., Le nazisme et l'Antiquité, PUF,
2012, chap. II).
89
Riechers, « Nature Protection... », 40‑44. Sur Schoenichen, cf. aussi Gröning et Wolschke-Bulmahn, « Politics,
Planning... »
90
Williams, art. cit., p.363-366. Comme on le montre infra, le rapport entre les autoroutes et l’ « antiindustrialisme » est en fait plus complexe. Par ailleurs, il y aurait eu, en fait, des tronçons antérieurs (celui entre
Berlin et Charlottenburg fut construit dès 1912 ; Edward Dimendberg, « The Will to Motorization: Cinema,
Highways, and Modernity », October 73 (1995): 92.). Sur l’inauguration du tronçon Cologne-Bonn, cf. Ivan T.
Berend (2008), Histoire économique de l'Europe du XXe siècle, éd. De Boeck Supérieur, 2008, 331 p., p.108 ;
Thibaut, P. (2012), « 80 ans d'autoroutes allemandes et quelques mythes », L’Allemagne hors les murs/RFI, 7
http://allemagnehorslesmurs.blogs.rfi.fr/article/2012/08/07/80-ans-dautoroutes-allemandes-etaoût
2012,
quelques-mythes.
91
Les extraits de l’anthologie proviennent de Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 362‑66.
92
Confino, « The Nation as a Local Metaphor... »
219
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.3 LES NAZIS ENTRE UTOPIE RURALISTE, MODERNISME
REACTIONNAIRE ET POST-INDUSTRIALISME
En effet, des figures centrales du mouvement deviennent des soutiens indéfectibles du
nazisme,
considérant
qu’une
politique
environnementale
permettrait
d’approfondir
l’unification culturelle de l’Allemagne et surtout sa « purification raciale »93. Parmi elles, le
zoologiste Konrad Guenther, auteur de Der Naturschutz (1910) ; l’architecte P. SchultzeNaumburg, élu député nazi en 1932 ; ou encore W. Schoenichen, qui devint directeur du
Bureau impérial pour la protection de la nature avant d’être remplacé par H. Klose en 1938.
Que ce ralliement soit d’ordre tactique et « opportuniste » ou fondé sur des convictions plus
profondes n’importe guère94. D’abord, on constate une indéniable racialisation du Naturschutz
avant 1933 – et même une persistance de ces thèmes après 194595. Ensuite, la faible adhésion
du mouvement au nazisme avant 1933 (qui n’était qu’une des « offres » sur le marché,
rivalisé en particulier par le DNVP – Parti national du Volk allemand), est compatible avec un
engagement fanatisé après 1933, que celui-ci soit « sincère » ou non96. Enfin, les luttes
politiques et idéologiques au sein du nazisme ne permettent guère de distinguer ce qui relève
de l’opportunisme ou de l’adhésion pleine et entière97. Il ne paraît dès lors ni justifié
d’affirmer qu’il y aurait eu un « parti vert » ou une « tendance verte » au sein des nazis,
comme le prétendait A. Bramwell, ni non plus de considérer que le nazisme et le Naturschutz
constituent deux « mouvements » distincts, qui ne se seraient rapprochés que par
opportunisme tactique, comme tente de le soutenir – très maladroitement – F. Uekötter98. Le
93
Riechers, « Nature Protection... »; Williams, « “The Chords of the German Soul...” » 339; 369-370; 374;
Blackbourn, The Conquest of Nature, 279.
94
Uekötter relativise l’ampleur de l’adhésion, indiquant que sur une trentaine de personnalités du Naturschutz
ayant rejoint le NSDAP, seul Schultze-Naumburg l’avait fait avant 1933 (il adhère au parti en 1930). Il souligne
aussi à quel point la ligue de l’Heimatschutz, nonobstant ses positions völkisch et racialistes, se prétend apolitique,
au point de publier, lors des élections de juillet 1932, un « appel » contre l’« enlaidissement de l’Heimat par les
excès de la propagande politique » ! (The Greenest Nation?, 48; cf. aussi « Green Nazis? »; The Green and the
Brown.). De même, Lekan qualifie l’adhésion au NSDAP après 1933 de Karl Oberkirch, le responsable officiel
du Naturschutz dans la Ruhr, d’acte « opportuniste » (in « Regionalism... », 402, note n°31.).
95
Cf. infra, note 214.
96
On peut comparer avec les géographes, qui étaient très majoritairement des soutiens du DNVP, et se sont
massivement ralliés au nazisme par la suite (Mechtild Rössler, « Geography and Area Planning under National
Socialism », in Science in the Third Reich (Oxford; New York: Berg, 2001), 59‑78.).
97
Ce qu’a montré, entre autres, Jean-Pierre Faye, Le langage meurtrier (Paris: Hermann, 1996).
98
En particulier in The Green and the Brown. Nous disons « maladroitement », parce que la thèse générale de
l’ouvrage tend à affirmer cela, mais l’auteur ne cesse de donner des exemples à l’encontre de sa thèse ou d’utiliser
des arguments faibles. Il va même jusqu’à critiquer les conservationnistes des années 1950-60 qui affirmaient que
l’ « éthos de la conservation » n’avait pas de rapport avec le « régime nazi » (p.192), une thèse qui semble
pourtant proche de la sienne. Pour un exemple, cf. (entre autres) p.38 sur l’antisémitisme : selon Uekötter, les
conservationnistes ne pouvaient pas accuser les Juifs des maux de l’industrialisation et de l’urbanisation, parce
que ce ne serait pas rationnel. Faut-il croire que seuls les membres du NSDAP pouvaient formuler des accusations
délirantes ? Bref, cet ouvrage semble tenter de construire un « cordon sanitaire » entre le Naturschutz et le
nazisme. Il insiste sur l’ « apolitisme » allégué du Naturschutz, y compris sous le nazisme (voire pendant la
guerre), sans en interroger la signification. Il évoque ainsi, p.124, une réunion de l’Heimatschutz qui eût lieu la
semaine de la « Nuit de cristal » : selon lui, celle-ci ne doit pas être interprétée comme une marque d’indifférence
ou d’adhésion au nazisme, mais plutôt comme une forme de protection dénégatrice (le fait de « supprimer des
220
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nazisme n’est ni une idéologie ou un mouvement monolithique, ni un groupe séparé en
« tendances » clairement distinguables. Il n’est pas non plus simplement une propriété qu’on
pourrait attacher aux membres du NSDAP : on ne peut pas déduire, par exemple, du simple
fait que H. Klose n’ait jamais adhéré au parti nazi qu’il n’ait pas été nazi 99. En bref, notre
perspective vise à analyser le discours nazi, sa rhétorique et son idéologie, ainsi que son
effectivité, en considérant, avec V. Klemperer, Cassirer et Adorno100, que celui-ci a imprégné
la société allemande, nonobstant les cas de résistance ou d’ « exil intérieur ». Ceci rend toute
dissociation entre un « mouvement nazi » et un « mouvement conservationniste » vaine et
illusoire, ce qui n’implique évidemment pas que tous les membres du Naturschutz aient
consciemment et volontairement adhéré au fanatisme nazi. Mais il s’agit là, pour nous, d’un
faux problème, dont les termes conduisent soit à « salir » l’environnementalisme allemand,
soit au contraire à le « blanchir ». Intéressons-nous donc plutôt à la question de l’effectivité
des « politiques environnementales » nazies, au-delà de la seule loi de 1935. A concéder
qu’elles aient eu des effets, même partiels, de quelle façon ont-elles été intégrées au projet
nazi ? Pour répondre, nous devons d’abord présenter le contexte historiographique dans lequel
les thèses sur l’environnementalisme sous le nazisme ont été développées, à savoir un débat
qui ne concernait pas l’écologie ni la nature en tant que tels, mais le rapport des Nazis à la
Modernité et à la technologie. Nous n’aborderons qu’ensuite la question des discours et des
réalisations concrètes, sur le plan environnemental, du nazisme.
Les thèses présentées ici ont d’abord été développées en réaction au débat sur le
Sonderweg, qui insistait sur une « spécificité allemande », caractérisée par l’importance des
mouvements réactionnaires et « anti-modernes », liées à l’industrialisation rapide du pays. La
question environnementaliste et l’activité du Naturschutz surgit alors, sans toutefois être
placée au cœur du débat101 – il fallut attendre, pour cela, d’une part la montée en puissance
des Verts, d’autre part le développement d’une histoire environnementale en tant que champ
pensées inconfortables était un sport commun »). Il oublie de rappeler que ce « sport commun » était au cœur du
« style nazi » d’action politique (cf. par ex. infra, note 186 sur le discours de Himmler essayant de convaincre un
bataillon d’Einsatzgruppen de refouler leurs « pensées inconfortables »).
99
Il s’agit, là aussi, d’un argument contestable de Uekötter, qui ne fait que reprendre la distinction opérée par les
commissions de dénazification. L’auteur souligne pourtant la proximité de Klose avec le nazisme (p.134-135,
140, 155 – lorsque Klose propose de retirer le statut de réserve naturelle au parc de Ludwigshöhe, situé en
Pologne –, 161, 169-170, 185, etc.). On ne peut guère analyser la politique nazie, caractérisée par un mélange de
fanatisme et d’opportunisme, en utilisant ces deux termes de façon psychologique. En juin 1945, Klose déclare :
« Aujourd’hui, nous ne pouvons plus tolérer dans nos rangs [du Naturschutz] que ceux qui sont fanatiquement
prêt à se battre pour la nature chérie de notre Heimat, aujourd’hui menacée comme jamais » (cité p.185, nous
soulignons ; sur le terme « fanatique », cf. Klemperer, op.cit.).
100
E. Cassirer, Le mythe de l’Etat (1946), Gallimard, 1993, p.382-387 (extrait reproduit dans l’anthologie Le
pouvoir, vol. II, prés. par M. Revault-d’Allonnes, Belin Sup, 1994) ; Theodor W. Adorno, Jargon de
l’authenticité. De l’idéologie allemande (1964; Paris: Payot, 2009).
101
Cela est évident chez G. Mosse, par exemple, qui évoque longuement les mouvements de « retour à la
nature », sans s’intéresser au Naturschutz en tant que tel. On trouve un bref état de la littérature de
l’environnementalisme sous le nazisme in Uekötter, The Green and the Brown, appendice.
221
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
académique distinct. Ce contexte historiographique et politique continue encore à imprégner
l’ensemble des débats, voire à le surdéterminer. Nous exposons, dans un premier temps, les
raisons d’une telle surdétermination, ce qui nous amènera à définir ce que nous appelons le
losange Technique-Modernité-Environnement-Nazisme, avant de présenter les thèses
concernant le rapport entretenu par le nazisme à l’égard du ruralisme et de l’archaïsme d’une
part, de la Modernité et de la technique d’autre part. Dans un second temps, nous résumerons,
plus en détail, les arguments tenus dans quelques articles ayant joué un rôle important dans la
conceptualisation de ce que J. Herf appela « modernisme réactionnaire ».
VII.3.a LE
LOSANGE
ENVIRONNEMENT-NAZISME
TECHNIQUE-MODERNITE-
« Jamais l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en
servira toujours bien […] Il suffit de se souvenir des bombes atomiques […], comme du grand
déploiement technologique étalé par le nazisme, par le communisme et par d’autres régimes
totalitaires » (Laudato Si’, §104)
La « LTI occupait une position ambiguë face [au] vieil allemand. D’un côté […] la fidélité à
la tradition, le penchant romantique pour le Moyen Age allemand, l’attachement à l’essence
germanique originelle non encore frelatée par la romanité […] de l’autre, elle voulait être, en
toute insouciance, actuelle, moderne et progressiste […] Il est certain que le bolchevisme […]
technicise son pays avec passion, ce qui doit forcément laisser des traces profondes dans sa
langue. Mais pour quelle raison fait-il cela ? […] La profusion nouvelle de tournures
techniques dans la langue du bolchevisme témoigne donc exactement du contraire de ce dont
elle témoigne dans l’Allemagne hitlérienne : elle indique les moyens mis en œuvre dans la
lutte pour la libération de l’esprit, alors qu’en allemand les empiètements du technique sur les
autres domaines m’obligent à conclure à l’asservissement de l’esprit. » (V. Klemperer102)
Le débat est notamment parti des thèses de Dahrendorf et de Schoenbaum concernant
une « modernisation involontaire » de la société par le régime103. Autant dire que la question,
philosophique autant qu’historique, de la Modernité, y tient une place centrale. Si, au début, la
question d’une « politique environnementale nazie » était absente, ou du moins non
problématisée en tant que telle, le débat actuel porte beaucoup plus sur les liens entre
l’écologie ou l’environnement, le nazisme et la modernité. Ecartons dès à présent les
tentatives de mettre sur le même pied le rapport à la technique des différents
« totalitarismes ». Outre la singularité souvent rappelées du nazisme par rapport au fascisme
italien, pour ne pas parler du communisme, le rapport du nazisme à l’environnement se
distingue tant de l’URSS que de l’Italie fasciste – même si celle-ci créa aussi des réserves
naturelles, dont le parc de Ciceo, classé comme compensation au drainage des marais pontins.
De fait, si l’Allemagne comme l’URSS ont fait preuve d’un « grand déploiement
technologique » – comme, du reste, l’ensemble des puissances belligérantes de la guerre –,
102
Klemperer, LTI..., 200 et 208, chap. XXIII.
La citation de ces classiques est un passage quasi-obligé des articles sur le sujet. Pour une synthèse, cf.
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, en part. 259-264.
103
222
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sur le plan environnemental Staline marqua son mépris, en déclassant en 1951 les deux tiers
des réserves (soit 90% de la surface) et en lançant le « Grand plan de transformation de la
nature »104. Le rapport du nazisme à la technique et à l’environnement est spécifique, sur le
plan pratique, idéologique et symbolique, et en ce sens n’est pas comparable à d’autres formes
de « totalitarisme ». Alors qu’ailleurs, on peut se permettre de discuter, plus ou moins
sereinement, du rapport de l’écologie à la Modernité, voire d’accuser, sur un ton mi-sérieux,
mi-humoristique, les Verts de vouloir nous ramener à « l’ère de la bougie », l’ombre du
nazisme enlève toute envie de rire lorsqu’on porte une telle accusation en Allemagne.
Symétriquement, le débat sur la technique et la Modernité devient rapidement sinistre. En
outre, l’importance du débat dépasse l’Allemagne. Il peut être superflu d’insister sur l’aspect
transnational du débat sur l’environnement et la technique, mais nous ne rions pas en lisant,
chez des auteurs français, que « l'horreur des camps est le comble destinal de la technique »
ou que « par rapport à ce mouvement de fond, qui est celui de la dévastation et de
l'exploitation du monde, l'idéologie et la conception du monde […] propres au nazisme
apparaissent comme des épiphénomènes »105.
Aussi,
le
débat
historiographique
sur
l’environnement sous le nazisme est surdéterminé par la
question de la Modernité : c’est le triangle nazismeModernité-environnement. Le débat philosophique sur la
technique, quant à lui, est surdéterminé par le nazisme :
c’est le triangle technique-Modernité-nazisme. De cela
résulte deux choses : d’une part, il est illusoire de vouloir dissocier l’histoire de la
philosophie. D’autre part, il est impossible d’examiner la question en isolant l’un des
triangles, pas plus qu’il n’est possible de débattre du triangle technique-environnementModernité sans que le spectre nazi ne rôde. On arrive donc à un losange : technique,
modernité, nazisme, environnement. Autrement dit, les débats sur ce qui constitue le
« discours écologique », sur ce qui caractérise la « Modernité », la « modernisation » ou le
« modernisme », sur « l’essence de la technique », enfin, sur ce qui fait la spécificité du
nazisme, ne cessent d’interférer ensemble, aboutissant à un double résultat : soit on essaie
d’abstraire du losange un triangle en particulier, pour éviter d’engager ou de « polluer » le
débat par un quatrième terme ; soit le débat, dès le départ, porte sur l’un des triangles
104
Sur ces questions, cf. entre autres le chapitre I de Uekötter, The Green and the Brown; Gulya Mirzoeva, Le
Savant, l’imposteur et Staline (Arte, 2017).
105
Cf. infra, 2e partie, section II.3.d.iii. Les citations sont de : Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger (Paris: éd.
Galilée, 2015), 61; Françoise Dastur, Heidegger: la question du logos (Vrin, 2007), 212. On trouve évidemment
des formulations beaucoup moins abruptes de cette idée, par exemple chez Klemperer, LTI..., 179, chap. XXI.
223
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
possibles, et dans ce cas-là le quatrième terme recouvre de son ombre l’argumentation, sans
être pleinement problématisé.
Si l’on accepte de suivre notre schéma, remarquons que les liens entre technique et
Modernité sont tels qu’il semble impossible d’abstraire le triangle « Modernité-nazismeenvironnement » : un débat sur ces questions sera contraint d’expliciter le rapport qu’ont les
nazis à la technique. Le triangle « environnement-technique-nazisme » semble, a priori,
possible : en restant sur un terrain strictement descriptif et empirique, on pourrait s’abstenir de
problématiser la Modernité. Mais le débat historiographique ayant commencé sur le rapport
du nazisme à la Modernité (et donc à la technique), il paraît aujourd’hui impossible de s’en
abstraire (bien sûr, la Modernité n’est pas forcément problématisée de façon philosophique, et
de fait ne l’est que rarement, en raison, précisément, de la dissociation entre histoire et
philosophie ; mais même si elle n’est pas problématisée de cette façon, les concepts
interviennent de façon explicites dans le débat).
Ainsi, nous avons évoqué une surdétermination du débat sur l’environnement sous le
nazisme par le thème de la Modernité. Nonobstant le débat historique – et philosophique –
réel et justifié concernant d’une part la réalité d’une politique environnementale nazie, d’autre
part le rapport du nazisme à la Modernité, l’insistance qu’ont certains auteurs à mettre en
cause l’effectivité d’une telle politique s’explique sans doute partiellement par le refus
d’assimiler le nazisme à la Modernité106. Inversement, et cela de façon bien plus évidente, le
refus – plus que justifié ! – d’assimiler l’écologie au nazisme explique cette même insistance,
tant et si bien que le simple fait de s’intéresser à la question peut être qualifié de
comportement « insidieux » : « Quand les plus insistants formulent une critique génétique du
discours écologique (le vert dérive du brun), les plus insidieux se contentent de suggérer une
critique analogique, en soulignant que les congruences entre le vert et le brun donnent à
penser107. » En somme, les premiers abstraient du losange un triangle technique-Moderniténazisme : tout se passe comme s’ils voulaient revenir au débat historiographique des années
1960, qui ne faisait intervenir que le rapport du nazisme à la Modernité. Les seconds
voudraient préserver le triangle technique-Modernité-environnement de sa « contamination »
106
Cf. par exemple cette conclusion : « il est difficile de voir comment la politique paysagiste de l’Autobahn peut
être considérée comme un atout pour la modernisation de la société allemande, sauf à s’appuyer sur des
définitions plutôt arbitraires de la modernisation. La politique des transports des Nazis en général a déjà été
étiquetée comme non-moderne (unmodern) par un historien » (Thomas Zeller, « “The Landscape’s Crown”:
Landscape, Perceptions, and Modernizing Effects of the German Autobahn System, 1934 to 1941 », in
Technologies of Landscape : From Reaping to Recycling (Univ. of Massachusetts Press, 1999), 218‑38.).
107
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ». La volonté de contrer ce discours conduit l’auteur à une description
quelque peu caricaturale des films de montagne des années 1920. Le film d’A. Fanck, Der heilige Berg (1926,
« La montagne sacrée »), dans lequel joue L. Riefenstahl, nous a paru, par exemple, très différent de cette
description générale, et se rapprocher bien plus d’œuvres comme celles de Frison-Roche voire de films de
snowboard actuels.
224
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
par le nazisme ; l’intention est louable, mais le procédé impossible, puisque le débat sur le
rapport de la technique à la Modernité ne peut manquer de faire intervenir le nazisme.
Le contexte historiographique et théorique des années 1960 demeure donc fondamental
pour la compréhension du débat actuel. On admet aujourd’hui que l’Allemagne n’avait pas le
monopole des mouvements « anti-modernes », ni des critiques envers l’ « américanisation »,
ni des théories et philosophies remettant en cause le positivisme et versant, au mieux, dans
l’apologie de l’intuition ou/et du mysticisme, au pire dans celle de l’instinct. A la suite, entre
autres, des controverses suscitées par Z. Sternhell, selon qui le mouvement fasciste trouverait
ses origines en France, cela est amplement documenté. Reste que, comme le montra Mosse, le
débat prit une tournure particulière en Allemagne, avec l’émergence du mouvement völkisch
et le clivage entre Kultur et Zivilisation, qui conduisit au thème d’une « technique
allemande », lequel prit une importance majeure sous le nazisme, tant et si bien que Herf finit
par évoquer un « modernisme réactionnaire ». Par ce syntagme, Herf désignait l’alliance,
paradoxale à ses yeux, d’un certain culte de la technique – d’où le « modernisme » – avec une
pensée réactionnaire, profondément opposée aux Lumières et au libéralisme. Loin de
s’opposer à Mosse, Herf ne faisait que compléter son travail : la dimension irrationaliste et
mystique du mouvement völkisch se serait transformée en fusionnant avec l’espoir de se
« réapproprier » la technique. Tout comme l’Allemagne n’avait pas le monopole des
mouvements « irrationalistes », on pourrait rétorquer à Herf qu’elle n’était pas le seul pays à
connaître cette alliance bizarre entre un certain culte de la technique et de la modernité et la
critique de cette même modernité, au nom de valeurs rurales, spirituelles, etc.108 Toutefois, si
on critiquait aussi l’ « américanisation » ailleurs, nous ne connaissons pas de textes de
l’époque où on opposait la France, l’Angleterre ou l’Espagne 109 à l’« Occident » – alors qu’on
en trouve pléthore en Allemagne. La revue des ingénieurs, Technik und Kultur, fut ainsi
rapidement relayée et supplantée par Deutsche Technik, où on pouvait régulièrement lire
Goebbels et son apologie du « romantisme d’acier ». Deutsche Technik était publiée par le
« Bureau de la technique » du NSDAP, dirigé par un adhérent précoce du parti, F. Todt, dont
la qualité d’ingénieur lui avait valu d’être chargé par Hitler de toutes les questions relatives à
la technique – ce qui justifia la création d’un « bureau » ad hoc110. Le débat, aujourd’hui et à
notre sens, ne porte donc pas tant sur l’existence de mouvements réactionnaires en
Allemagne, ni sur la présence, en Allemagne et ailleurs, d’un « modernisme réactionnaire ». Il
porte plutôt, d’une part, sur la tournure spécifique prise par ces mouvements en Allemagne,
108
Bien avant ces débats, P. Francastel avait même suggéré que le modernisme architectural était très largement
pris dans ce « paradoxe » (in Art et technique aux XIXe et XXe siècles (1956; Gallimard, 1988).). Voir aussi
Alexis Carrell, L’homme cet inconnu (Plon, 1935), 36.
109
Le national-catholicisme se définissait comme à la pointe de la « défense de l’Occident ».
110
Herf, Reactionary Modernism, 195‑222.
225
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sur la tonalité völkisch qui affectait ces discours – et politiques –, et d’autre part, sur
l’importance – numérique mais aussi culturelle – de ces mouvements. Le Mittelstandt
regardait « trop en avant », plutôt que vers le passé, affirme ainsi D. Blackbourn, dans un livre
qui polémique en sourdine contre la thèse du Sonderweg, mais qui renforce cependant celle de
Herf. De la lecture de plus de 200 écrits d’ingénieurs, Blackbourn conclut que « la Nature
était habituellement vue comme une servante ou une ennemie » et que « le but de la technique
était d’atteindre la liberté de l’homme par la maîtrise matérielle et l’évasion des contraintes de
la nature », avant de signaler combien D. Nye s’illusionne en pensant que la fascination à
l’égard de la technique et de ses produits était une spécificité américaine 111. Tout l’ennui
réside en ce que les slogans appelant à la « conquête de la nature » ou/et à la « maîtrise de la
technique » – leitmotivs qui ne s’opposent qu’en apparence – peuvent prendre des
significations radicalement différentes. Cela dit, retraçons brièvement le débat tel que déployé
dans quelques articles centraux.
VII.3.b LES NAZIS, « MODERNISTES » OU « REACTIONNAIRES » ?
Après les travaux de Dahrendorf et de Schoenbaum, l’une des premières études
importantes concernant le débat « modernisme »/« réactionnaire » fut celle d’H. Turner
(1972). L’historien évoquait un processus paradoxal : les nazis « pratiquèrent la
modernisation par nécessité, afin de réaliser leurs buts fondamentalement antimodernes » et
utopiques (ou dystopiques), à savoir le retour à une société agraire et « racialement pure »,
avec le rétablissement des valeurs féodales de l’héroïsme individuel, voire même d’une ère
pré-chrétienne ou « pré-civilisée »112. D’autres auteurs, après lui, ont reformulé cette idée. En
partant d’une discussion du concept de « modernisme réactionnaire » mis en avant par J. Herf
(1985), qui modifia la thèse de Turner en s’appuyant sur les positions plutôt « technophiles »
de Spengler, Jünger ou encore de Sombart, E. D. Brose (1987) mis l’accent sur la pluralité des
conceptions nazies en distinguant quatre courants, qui se juxtaposaient partiellement : l’aile
« gauche » du NSDAP, autour des frères Strasser, opposée à la société industrielle et prônant
un retour fantasmé à l’héroïsme médiéval ; le courant Blut und Boden, incarné par Darré, A.
Rosenberg ou la Ligue d’Artam (qui se voit comme une « communauté chevaleresque »),
peut-être encore plus « technophobe » ; Hitler, qui serait une « catégorie à lui seul »,
beaucoup plus « technophile » tout en combinant des éléments de pensée appartenant aux
deux courants précédents ; enfin, le courant dit du « modernisme réactionnaire »113.
111
Blackbourn, The Conquest of Nature, 192‑93, 227‑30.
Henry A. Turner, « Fascism and Modernization », World Politics 24, no 04 (juillet 1972): 547‑64. La citation
d’Hitler provient de son livre non publié de 1928. Pour une présentation générale du débat, voir Kershaw, Qu’estce que le nazisme ? (pour la thèse de Turner, pp.262-265).
113
Brose, « Generic Fascism Revisited ». Voir aussi, au sujet de ce « syntagme paradoxal » (à l’instar de la
« révolution conservatrice »), la discussion des travaux de Stefan Breuer et l’insistance sur cette tension entre
112
226
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Ce que ces travaux font apparaître, et qui les relient aux considérations sur le
Naturschutz, ce sont deux lignes de force distinctes dans l’interprétation de la technique et de
l’environnement. En effet, en grossissant le trait, et indépendamment faite de distinctions
claires et nettes entre personnalités et courants (les évolutions, juxtapositions et contradictions
étant monnaie courante), d’une part on a une critique radicale de la société industrielle
moderne, de la « tyrannie de la technique » (O. Strasser)114 ou de la « technique
anthropophage », qui « viole la nature » (E. Niekisch, autre « national-bolchévique » proche
des Strasser)115. Celle-ci semble prôner un « retour » phantasmé en arrière, vers une société
pré-industrielle et une nature « pure » et mythifiée. D’autre part, on a un projet radical de
transformation, tant de la société que de l’environnement, Nature et Culture étant précisément
intégrés au sein du concept d’Heimat et de Blut und Boden, qui prétend « purifier » à la fois la
nature et la nation, conçue comme Volksgemeinschaft116. La divergence entre les
interprétations historiques dépend en grande partie de l’accent mis sur l’une ou l’autre de ces
lignes de force. Mais elles dépendent aussi de la consistance accordée à ces « camps » : tandis
que Herf soulignait la compatibilité idéologique du projet réactionnaire et moderniste, Brose
tente au contraire de délimiter un camp « technophobe » et un « camp technophile ». Or, s’il
qualifie O. Strasser de « technophobe », voire de « néo-Luddite », il signale aussi qu’il prônait
« la transmission à distance du gaz et de l’électricité et l’usage local de moteurs à combustion
interne »117 : en d’autres termes, il ne souhaitait pas un « retour à la bougie », mais un usage
décentralisé et ruraliste des nouvelles technologies. De même, Niekisch fait aussi l’apologie
de la technique soviétique118. Les projets concernant le Generalplan Ost sont l’un des lieux de
cristallisation de ce débat.
Pour Turner, ce projet d’aménagement des territoires de l’Est aurait été de nature
agraire : il visait ainsi à désindustrialiser la société en envoyant les ouvriers allemands
coloniser et ruraliser ces espaces en les ayant préalablement « vidés » par l’extermination, ce
qui est, pour lui, une preuve du caractère fondamentalement réactionnaire du nazisme – dans
acceptation voire adoption passionnée du progrès technique et refus du projet de l’Aufklärung, Gilbert Merlio,
« Y a-t-il eu une « Révolution conservatrice » sous la République de Weimar ? », Revue française d’histoire des
idées politiques, no 17 (janvier 2003): 123‑41. Sur la Ligue d’Artam, cf. Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe
Reich, chap. VI.
114
Strasser appelait à mettre « fin à la tyrannie de la technique, à renverser le joug de la machine, et à faire de la
technique et de la machine à nouveau des servants plutôt que des maîtres » (Construire le socialisme allemand,
1931, cité in Brose, « Generic Fascism Revisited », 279.)
115
Ernst Niekisch, « Menschenfresser Technik » in Widerstand 6 (1931), cité in Herf, Reactionary Modernism,
39.
116
P. Fritzsche insiste particulièrement sur ce point, in « Nazi Modern », Modernism/Modernity 3, no 1 (1996): 1‑
22. Cf. aussi Paul Betts, « The New Fascination with Fascism: The Case of Nazi Modernism », Journal of
Contemporary History 37, no 4 (juillet 2016): 541–558.
117
Construire le socialisme allemand, cité in Brose, « Generic Fascism Revisited », 279.
118
John Orr, « German Social Theory and the Hidden Face of Technology », European Journal of Sociology 15,
no 02 (décembre 1974): 318. Cf. aussi infra, 2e partie, section II.2.b.i.
227
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
cette optique, la nécessité de la conquête du Lebensraum découle, entre autres, du projet de
désindustrialisation et de désurbanisation de l’Allemagne119. Brose, au contraire, y voit un
projet « post-industriel ». S’il n’est pas douteux, pour lui, que certains aspiraient vers une telle
vision ruraliste, Hitler lui-même – qui soulignait, en janvier 1941, l’importance de protéger
les puits de pétrole roumains contre l’URSS120 – en était loin: le Lebensraum aurait été
aménagé, de façon agressive, par la « technologie allemande », avec l’aide des « grands
génies du commerce allemand », et ces vastes espaces auraient été connectés au cœur du
Reich par un réseau ferroviaire et autoroutier tentaculaire ; des sites administratifs
gigantesques y auraient été implantés, avec autour des millions de colons allemands qui
vivraient dans des villages, à l’écart des usines nécessaires à la production des besoins du
Volk121.
En mettant l’accent sur les ambiguïtés et les contradictions entre des aspects
« modernes » et d’autres plus « réactionnaires » au sein du nazisme, et parfois même chez les
mêmes courants ou individus, ces travaux ont permis de mieux comprendre la nature du projet
nazi et d’approfondir les intuitions d’un Leo Strauss122. Toutefois, ils ont peu abordé une
question centrale, à savoir l’effectivité du discours et des mesures législatives et
réglementaires adoptées par l’Etat nazi concernant l’environnement. Depuis Turner, entre
autres, certains considèrent ainsi que la période nazie a été l’occasion d’une « modernisation »
au sens où l’industrialisation et les projets de transformation de l’environnement ont atteint un
degré inégalé. Or, comment cette « modernisation » a-t-elle été conciliée avec le discours
environnemental et ruraliste porté non seulement par certaines tendances nazies, mais par le
droit lui-même ? En examinant cet aspect, on verra que la conciliation a été toute relative, et
que le ruralisme allégué du discours est à fortement nuancer.
119
Tel que développé, à l’origine, par F. Ratzel, le concept de Lebensraum était bien lié à une idéologie ruraliste
(Woodruff D. Smith, « Friedrich Ratzel and the Origins of Lebensraum », German Studies Review 3, no 1 (février
1980): 51‑68.). Nous développons cette question infra.
120
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, 120, chap. III.
121
Brose, « Generic Fascism Revisited », 287‑88; cf. aussi Williams, « “The Chords of the German Soul...” »,
382. La description de cette vision hitlérienne s’appuie sur le discours du 26 juin 1944 ainsi que sur des
remarques faites en avril 1942. Un ordre de mission de Himmler va dans ce sens d’un aménagement radical : « Il
ne suffit pas que notre race colonise ces endroits et d’éliminer les gens d’une race étrangère. Il faut plutôt que ces
espaces reçoivent le caractère qui correspond à la nature de notre être » (Blackbourn, The Conquest of Nature,
263‑64.) Chapoutot (art. cit.) propose: les « espaces [conquis] devront recevoir une forme correspondant à
l’essence de notre race » ; Blackbourn traduit : « It is not enough to settle our race in these areas and eliminate
people of an alien race. Rather, theses spaces have to take on a character that corresponds to the nature of our
being. » Par ailleurs, Chapoutot parle des « paysages culturels allemands » là où Blackbourn traduit « German
cultivated landscape », ce qui renvoie plutôt aux « paysages cultivés allemands ».
122
Distinguant Kultur et Zivilisation, Leo Strauss pouvait dire : « Comme chacun le sait, le nihilisme allemand
n’est pas particulièrement opposé aux moyens techniques modernes », mais à la « signification morale de la
civilisation moderne ». Qu’Heidegger fasse partie de ces nihilistes était, pour lui, une évidence (« Le nihilisme
allemand », in Nihilisme et politique (1941; Rivages, 2004), 33‑80.).
228
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.3.c LES
REALISATIONS CONCRETES DE LA
NAZIE SUR L’ENVIRONNEMENT
« POLITIQUE
»
Pour évaluer la teneur de la politique nazie sur l’environnement, nous examinerons trois
volets de celle-ci : d’abord, la mise en place d’une politique spécifique en matière
d’aménagement du territoire, concrétisée par la loi de protection sur la nature de 1935, qui
aboutit tant à la création de réserves naturelles qu’à la mise en place de conseils paysagers
chargés du suivi du projet de construction d’autoroutes ; ensuite, la politique vis-à-vis des
animaux, incarnée par de nombreuses dispositions législatives, et qui fait l’apologie
contradictoire de la pitié et de la cruauté ; enfin, les expériences réelles, quoique limitées,
d’agriculture biodynamique, qui bénéficiaient de l’affinité völkisch de l’idéologie
anthroposophique élaborée par Rudolf Steiner. Tout ceci nous amènera à souligner tant les
contradictions qui ont grevé cette politique que ses réalisations concrètes. Cela nous conduira
aussi à montrer que la Volksgemeinschaft entraîne dans son orbite la nature et la technique.
Branchée sur l’idéologème du Lebensraum, elle conduit au projet « futuriste » du
Generalplan Ost, qui visait, selon les termes d’un de ses plus hauts responsables, à fusionner
la « nature et la technique », projet qui se réalisa principalement sous la forme du génocide.
VII.3.c.i L’aménagement du territoire et la loi de protection sur
la nature de 1935
Le Reichsnaturschutzgesetz de 1935 a été, on l’a dit, le symbole de l’intérêt nazi pour
l’environnement. De fait, cette loi, qui garantit la protection « de la nature de l’Heimat dans
toutes ses manifestations »123, accorde un pouvoir accru aux agents de protection de
l’environnement124. Surtout, l’art. 20 prévoit leur consultation pour les projets d’aménagement
ayant une certaine ampleur (ce qui conduit à des plans appelés Landschaftspflege), ce qui
aurait permis, en principe, de concilier exigences économiques et protection du paysage et de
l’environnement125 – les deux termes étant pensés ensemble par le Naturschutz et
l’Heimatschutz. Un nombre sans précédent d’endroits furent alors classés en tant que réserves
naturelles – les historiens s’accordent à dire que celui-ci dépasse tout ce qui fut fait
antérieurement, et même longtemps après, bien que la destruction des archives pendant la
guerre rend tout décompte exact impossible126.
123
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 339.
Lekan T. (1999), art. cit., p.392. Chapoutot (2012, art. cit.) affirme que « la loi n’a prévu d’affecter aucun
fonctionnaire à sa mise en œuvre » et qu’elle s’appuie sur « des militants de la cause, bénévoles et non titulaires »,
mais en citant un autre article de Lekan. Pourtant, Lekan (1999, art. cit.) et Williams (art. cit.) soulignent
l’intégration au sein des institutions étatiques des membres du Naturschutz, qui sont devenus, comme le dit Lekan
(ibid.), des « nature protection officials ».
125
Lekan T. (1999), art. cit., p.392.
126
De multiples estimations divergentes se font ainsi concurrence. Sur l’absence d’archives: Uekötter, The Green
and the Brown, 185, chap. VII. Cf. aussi supra, note 38 in section I.1.d : avant la loi de 1935, l’espace classé
124
229
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Selon Lekan, l’un des « résultats » les plus ambitieux de ces dispositions fut le projet de
classer comme zone protégée la totalité de la Vallée du Rhin moyen. Ce plan aurait cantonné
le développement commercial et industriel à certaines zones, rendu obligatoire la consultation
des autorités environnementales pour tout projet d’infrastructures de transport, et enfin
imposé l’usage de matériaux locaux (bodenständing) dans la construction ; la guerre
l’interrompit127. Williams insiste toutefois sur la nature purement idéologique et instrumentale
du Landschaftspflege: alors que les théoriciens du Heimatschutz de Weimar le concevaient
comme un plan d’aménagement permettant de concilier environnement et aménagement du
territoire, avec une relecture conséquente des critiques romantiques à l’égard de la Modernité
qui avaient pu être naguère formulées, le concept perd sous le nazisme tout rapport avec
l’environnement pour ne plus devenir qu’un outil de plus dans le projet général d’ingénierie
sociale nazie128.
Par ailleurs, la loi de 1935 subordonnait tout effort de conservation à « l’intérêt
général », lequel comprenait les « zones utilisées par l’armée, les routes publiques
importantes, le fret et les entreprises économiques essentielles129 ». Outre la conception
idéologique qui sous-tend la loi, en assimilant la « nature » à l’Heimat, dans le droit fil de la
conversion vers le racialisme de l’Heimatschutz à partir du milieu des années 1920, on voit
ainsi que la loi posait des limites fortes à la protection qu’elle prétendait imposer. L’ « intérêt
général », sous le droit nazi, est en effet une notion élastique. En principe, elle désigne
l’intérêt de la « race aryenne », et « donc » ici les infrastructures économiques et militaires ;
toutefois elle se confond souvent, et de façon parfaitement « légale », avec l’intérêt privé des
dignitaires du régime. C’est donc une notion qui sert tout autant, en droit, à la « raison
d’Etat » nazie qu’à la corruption des élites. Que les quatre réserves nationales
(Reichsnaturschutzgebiete) créées, conformément au nouveau statut pour les zones d’ampleur
exceptionnelles, aient toutes été des lieux de chasse particulièrement appréciés de Göring
donne une idée assez adéquate de l’élasticité de cette notion ; de même, les constructions à
Obersalzberg, où se situait le QG de Hitler, et décidées sous l’autorité exclusive et personnelle
de Martin Bormann, ne se caractérisèrent guère par le souci de la nature130. Lorsqu’il s’agit
n’équivaut qu’à un tiers du Yellowstone – la comparaison doit toutefois prendre en compte la géographie des
Etats-Unis.
127
Lekan T. (1999), art. cit., p.393-394.
128
Williams, art. cit., p.371-378.
129
Williams, art. cit., p.378
130
A. Speer, l’ « architecte de Hitler », lui-même amateur de randonnées tout autant que de technique moderne,
illustre ainsi les travaux: « Insensible au charme de cette nature inviolée, Bormann sillonna ce magnifique
paysage d’un réseau de routes ; des sentes forestières, jusque-là recouvertes d’aiguilles de pin et encombrées de
racines, il fit des allées goudronnées (…) Au sommet de la montagne privée de Hitler, le Kehlstein, Bormann bâtit
une maison qu’il fit meubler avec un luxe dispendieux dans un style « paquebot » tirant sur le rustique. On y
accédait par une route de construction hardie débouchant sur un ascenseur creusé à la dynamite dans le roc. (…)
Bormann trouvait toujours de nouvelles routes à tracer et de nouveaux bâtiments à construire (…) A la grande
230
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’intérêt militaire, on arase sans discernement les montagnes, dont le « joyau des monts de
Thuringe », le Wapelsberg131.
Mais l’ « intérêt général » est aussi ce qui permet au régime de s’affranchir du respect
libéral de la propriété privée. Ainsi, c’est ce même concept qui permet, par l’article 24 de la
loi, de refuser toute indemnisation des mesures prises conformément à la loi, subordonnant
ainsi la propriété individuelle à la protection de la nature 132. Il est donc possible, désormais,
d’exproprier sans compensation, ce qui conduit à la création de nombreuses réserves
naturelles « ordinaires »133. Un tel autoritarisme répondait à des difficultés identifiées par le
Naturschutz avant 1914 : une pétition avait même été discrètement lancée, en 1913, afin de
proposer ce genre d’expropriations134.
Malgré ses vices et imperfections, le cadre idéologique dans lequel elle s’insérait et son
application arbitraire, la loi de 1935 demeura un exemple reconnu en matière de protection
environnementale. Maintenue en vigueur après-guerre (à l’exception des dispositions,
anticonstitutionnelles, sur l’expropriation), elle ne fut remplacée qu’en 1976, en RFA, par la
nouvelle loi fédérale sur la protection de la nature (Bundesnaturschutzgesetz). Lorsqu’en 1956
l’industriel et mécène A. Toepfer propose, avec succès, l’instauration d’un régime de
Naturparks, celui-ci s’appuie ainsi sur l’art. 5 concernant les « zones de protection du
paysage » (Landschaftsschutzgebiete). La loi fut si bien extraite de l’ « ordre juridique » nazi
et de son contexte de création que Paris n’hésita pas à étudier de près ce régime des
Naturparks afin de préparer la réglementation sur les parcs régionaux135.
De fait, malgré le ralliement au nazisme d’un secteur du Naturschutz, alliance qui se
maintint y compris pendant la guerre pour une partie de ses membres, certaines tensions
éclatèrent en des conflits parfois ouverts avec les autorités, soit de l’Etat soit du NSDAP 136.
Or, juste après l’adoption de la loi de 1935, ces divergences s’accrurent avec l’adoption du
plan quadriennal de 1936, sous l’autorité de Göring. Celui-ci accentuait les efforts déjà faits
dans le cadre de l’Arbeitsdienst, qui passa de moins de 200 000 travailleurs début 1933 à près
de 800 000 un an plus tard. Le Plan conduisit à de vastes travaux d’assèchement des marais
irritation de Bormann, Hitler faisait tous les jours ce même chemin d’une demi-heure, négligeant d’emprunter les
kilomètres de chemins forestiers goudronnés. » (in Au cœur du Troisième Reich (1969; Paris: Fayard/Pluriel,
2010), chap. VII.)
131
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ».
132
Uekötter, « Green Nazis? », 277 sq. La clause fut utilisée, de façon plus ou moins intense, jusqu’à son
abrogation par la Constitution de la RFA.
133
Ibid., 277. 46 réserves pour près de 13 000 ha dans le Würtemberg entre 1937 et 1943 ; 58 pour un peu plus de
7 000 ha dans le Baden ; contre 25 pour environ 1 300 ha dans ces deux Länder de 1945 à 1959.
134
Uekötter, The Greenest Nation?, 36, 53‑56, chap. II.
135
Soubeiran, « La naissance des parcs régionaux ».
136
Parler de « conflits » ne veut pas dire qu’il s’agissait d’ « opposants ». Une « opposition résolue » sur certains
points pouvait « aller de pair avec une adhésion aux grands axes de la politique du régime », rappelle ainsi
Kershaw au sujet de l’Eglise (Qu’est-ce que le nazisme ?, 135, et en général chap. VIII.).
231
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(un fonctionnaire de la Ruhr prévient alors que ces aménagements risqueraient de bouleverser
le climat local ; le terme de Versteppung se répand alors137), à l’augmentation vertigineuse de
la mise en culture des terres arables, et à l’accélération du programme de construction
d’autoroutes. En matière de sylviculture138, sous l’influence de Göring, plusieurs lois et
décrets imposèrent à partir de 1934 les concepts de Dauerwald (« forêt durable ») – semblable
à l’écoforesterie menée en Allemagne depuis les années 1990 –, remettant en cause le modèle
« scientifique », fondé sur la monoculture et les coupes rases. Mais ces régulations
demeurèrent quasiment lettre morte, des décrets ultérieurs prévoyant de nombreuses
exceptions ; dès septembre 1935, Göring augmentait les quotas de coupes et Keudell, le
secrétaire d’Etat chargé des forêts, fut démis de ses fonctions en 1937. L’échec est patent139.
De fait, explique Lekan, les autorités environnementales étaient souvent tenues à l’écart des
décisions d’aménagement, y compris sur le projet autoroutier. Au final, les mesures ont été
« faibles et inefficaces »140. Cela n’empêcha pas une partie du Naturschutz de continuer de
soutenir, jusqu’à la fin ou presque, le régime141.
La faiblesse des mesures de protection s’explique largement en ce qu’elles
contredisaient frontalement d’autres axes de la politique nazie, tant et si bien que la cohérence
du projet environnemental – outre sa cruauté – est extrêmement ardue à « comprendre ». L’un
des projets emblématiques de cette période, par exemple, est le « colosse de Prora-Rügen ».
Or ce bâtiment, censé accueillir plus de 20 000 vacanciers dans le cadre du programme Kraft
durch Freude, était situé sur l’île de Rügen, en pleine zone protégée142. L’appréciation faite
par H. Soell en 1985 d’une politique se limitant à une conception « conservationniste » des
zones protégées est erronée : il est impossible d’affirmer que ce projet moderniste, qui se
présente comme un bloc massif de béton, pouvait être concilié avec l’équilibre d’une
137
Sur ce que les Nazis appelaient Versteppung (« désertification », mais le mot renvoie à la steppe « asiatique »),
cf. Klemperer, LTI..., 213, chap. XXIV; cf. aussi chap. XXI, 178, sur la Verniggerung (« négrification »), qui
constitue sans doute, d’une certaine façon, le symétrique de Versteppung; Blackbourn, The Conquest of Nature,
278‑93; Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires
inédits de 1933-1935, 2e édition (Le Livre de Poche, 2007), 330‑35.
138
Sur la déforestation importante pendant la guerre (en France et au Japon, on essaya, avec des succès mitigés,
d’utiliser le bois comme combustible pour les moteurs), cf. Pearson, « Environments, states and societies at war »,
224‑29.
139
Imort, « A Sylvan People. », pp.71-74; Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 377‑78; Riechers,
« Nature Protection... », 47‑51.
140
Lekan, « Regionalism... », 399.
141
Certains historiens, dont Williams (art. cit.), prétendent que l’adoption du Plan en 1936, ou l’entrée en guerre
en 1939, aurait conduit à une « scission » du Naturschutz et du nazisme, comme s’il s’agissait de deux entités
claires et distinctes. Ce qui est clair, cependant, c’est qu’une partie des cadres du Naturschutz, dont Schoenichen
et Klose, vit dans la guerre et l’acquisition de nouveaux territoires l’opportunité de mettre en œuvre une politique
environnementale d’envergure (cf. Blackbourn, The Conquest of Nature; Gröning et Wolschke-Bulmahn,
« Politics, Planning... »; Pearson, « Environments, states and societies at war », 241; Staudenmaier, « Organic
Farming in Nazi Germany... »; Uekötter, The Green and the Brown, 152 sq., chap. V (Uekötter n’est pourtant pas
avare de critiques à l’égard de Gröning, Wolschke-Bulmahn et même Staudenmaier).).
142
Chapoutot (2012), art. cit. Elle fut classée par un décret du 27 avril 1935.
232
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« réserve naturelle ». Dans la réserve de Wutach, c’est un barrage qui est autorisé en 1943 –
sa construction fut abandonnée en 1960143. « Objectivement », il était impossible de concilier
ces aménagements avec la protection de la nature. Mais l’objectivité invoquée renvoie, ici, à
notre point de vue du XXIe siècle, fût-il appuyé par la science. Du point de vue de la
conception prédominante de la nature au sein du nazisme – soutenant l’harmonie entre la
« technique allemande », le Volk et le paysage – la conciliation était « objectivement » fondée
– bien que cela heurtât de front la défense d’une « nature sauvage » défendue par une partie,
minoritaire, du Naturschutz. Le « colosse », qui devait permettre au peuple de ressourcer son
« énergie vitale » dans la nature, n’était donc pas considéré comme endommageant la nature,
pas plus que les barrages ne l’étaient. En défendant, avant 1914, leur caractère esthétique, les
barrages pouvant s’insérer « harmonieusement » dans le paysage voire même l’ « améliorer »
– ce qu’on appela le « romantisme du réservoir » – Schultze-Naumburg était loin d’être un cas
isolé144. De telles conceptions ne pouvaient toutefois pas justifier le destin de la zone humide
de Weustenteich, au nord de Münster : classée en 1936, elle était dévastée, sept ans plus tard,
par l’industrie du gaz145.
143
La controverse de Wutach est l’une des quatre affaires analysée in Uekötter, The Green and the Brown, chap.
IV; cf. aussi « Green Nazis? », 280; The Greenest Nation?, 60‑64. La mobilisation face à des grands travaux en
Allemagne est ainsi à contraster avec ce qui se passe en France, où le barrage de Serre-Ponçon, par exemple, est
bâti dans un contexte d’indifférence relative (cf. note 72 in section I.2.a.ii).
144
Blackbourn, The Conquest of Nature, 195‑97, 212, 233‑36. On a vite remarqué les conséquences paradoxales
sur l’environnement des barrages qui, en détruisant certains écosystèmes, en créaient d’autres. L’eutrophisation
(la baisse d’oxygène dans l’eau), notamment des réservoirs, a mis plus de temps à être reconnue, avec notamment
les travaux pionniers d’A. Thienemann qui introduisit en 1921 le terme en Allemagne, forgé par un botaniste
suédois (ibid., 232).
145
Ibid., 280.
233
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.3.c.ii L’Autobahn ou le triomphe de la « technique
allemande »
« [Un automobiliste] détermine son itinéraire au moyen des cartes autoroutières. Les villes,
les lacs et les montagnes y apparaissent comme des obstacles devant être contournés. Le
paysage est formé et organisé par l’autoroute : ce que le voyageur trouve en route n’est plus
qu’un produit dérivé ou une annexe de l’autoroute. De nombreux signes et posters disent au
voyageur que faire et que penser ; ils exigent même qu’ils portent son attention vers les
paysages pittoresques ou les sites historiques. D’autres ont déjà pensé pour lui, et peut-être
pour le mieux. Des aires de stationnement commodes ont été construites là où la vue la plus
large et surprenante est offerte. Des publicités géantes lui indiquent quand s’arrêter et où
trouver l’endroit idéal pour une pause bienfaisante. Et tout cela est en effet à son avantage, sa
sécurité et son confort ; il obtient ce qu’il veut. Les affaires, la technique, les besoins humains
et la nature sont assemblés en un mécanisme rationnel et opportun. Celui qui suivra ces
indications se portera mieux, subordonnant du coup sa spontanéité au savoir anonyme qui a
tout arrangé pour lui. » (H. Marcuse, 1941146)
L’autoroute est l’illustration même des tensions qui opposent, d’une part, la volonté de
concilier le développement économique à la protection du paysage, et d’autre part le mythe
nazi du rapport à la nature. Celui-ci est lui-même écartelé entre l’idée d’une harmonie
préexistante et « naturelle » entre le Volk et le paysage, l’idée que le Volk a imprimé sa
marque et ses exploits dans le paysage, et l’injonction de poursuivre ce travail par la
valorisation moderniste de l’espace et l’expulsion de tous les éléments « indésirables ».
Conformément au Reichsnaturschutzgesetz, on adjoint ainsi aux ingénieurs un
Landschaftsanwalt (« conseil du paysage »), chargé de minimiser les dégâts, de planter un peu
d’arbres et, plus généralement, de paysager les autoroutes – c’est-à-dire non seulement
d’intégrer celles-ci au paysage, mais d’en faire des œuvres paysagères à part entière. Placés
sous l’autorité de Fritz Todt, les quinze architectes-paysagistes réunis autour d’Alwin Seifert
sont quasiment tous proches de l’Heimatschutz et des « vétérans » du mouvement de jeunesse.
La majorité d’entre eux, dont Seifert, est en outre proche du mouvement anthroposophique.
De fait, ils sont placés en situation d’infériorité face aux ingénieurs, tandis que Seifert est
obligé de s’incliner devant Todt147. Cette « collaboration » eût quelques effets. D’abord bâtis
en acier et en béton, les ponts sont ensuite construits en pierre, afin de rappeler le Moyen
Age (un intérêt pour le patrimoine qui n’empêcha pas des velléités de destruction d’églises ou
de châteaux148 ; du reste, le béton devenait rare) ; on bannit les affiches publicitaires –
146
Herbert Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology », in Technology, War & Fascism.
Collected Papers of Herbert Marcuse, Vol. I. (1941; Londres et New York: Routledge, 1998), 39‑66; Nous
modifions la traduction d’O. Bertrand in « Quelques implications sociales de la technologie moderne », Tumultes
17‑18, no 2 (2001): 11‑43.
147
Pour l’organigramme et les affiliations, cf. Zeller, « “The Landscape’s Crown”... », 224‑25, et note 19 p.236.
148
Speer, Au cœur du Troisième Reich, chap. XXII. La mauvaise foi de Speer s’illustre ici aussi. S’il se félicite
d’avoir soi-disant empêché ces projets, il évoque au chap. X les « questions futiles » auxquelles il fut confronté :
« ayant un moment envisagé de démolir la tour de l’hôtel de ville de Berlin, nous fîmes paraître, dans le « courrier
des lecteurs » […] une lettre […] Les protestations furieuses de la population me firent ajourner la réalisation de
ce projet. »
234
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
symboles du capitalisme prétendument honni et de la défiguration de la « nature allemande »,
qu’on remplace par les symboles nazis (colonne à svastika et aigle, etc.) –, mais aussi les
lignes droites interminables, et on travaille sur l’esthétique des stations d’essence et des aires
de repos, parfois construites autour de moulins réhabilités149. Comme l’illustre abondamment
la propagande et les déclarations de Todt et Seifert, tout cela prétend insérer harmonieusement
l’autoroute dans le paysage, illustrant ainsi la connexion intime du Volk à celui-ci.
Associée à la théorie des lieux centraux du géographe W. Christaller150, l’autoroute doit
être l’outil de « rationalisation » du territoire. Certains idéologues völkisch affirmaient qu’elle
permettrait à l’Allemagne d’inverser l’exode rural, en vidant les grandes villes au profit de
bourgs à « dimension humaine »151. Le réseau relie des villes, certes, mais doit aussi être le
trait d’union entre ville et campagne. En premier lieu, « Germania », l’utopie monumentale
imaginée par Hitler et Speer, qui comporterait – outre l’avenue centrale hébergeant les
bâtiments du pouvoir et ménageant une « large place […] à la publicité lumineuse » – des
maisons « nichées dans la verdure », des « espaces verts dans le centre », un lac artificiel et un
toit végétalisé. De l’autre côté du périphérique se trouverait la forêt aménagée de Grunewald,
replantée avec des feuillus afin de reconstituer une forêt mixte – seule réalisation effective du
projet de transformation de Berlin152. En bout de course de l’autoroute, le « colosse de ProraRügen » et autres installations permettant au peuple d’admirer la beauté du pays, du sublime
sauvage des montagnes et de la Forêt noire au pittoresque de la campagne.
149
Shand, « The Reichsautobahn... », 196; Dimendberg, « The Will to Motorization... », 104‑7; Koshar,
« Organic Machines... », 128. L’argumentation contre les lignes droites n’était fondée ni sur l’esthétique, ni sur la
sécurité (éviter la somnolescence) : selon Seifert, la ligne droite, « d’origine cosmique », est « étrangère » à la
Terre, à la nature et au mouvement des êtres vivants. Les ingénieurs s’y rallièrent toutefois pour des raisons de
sécurité et de moindre coût (cela permettait, selon Zeller, d’éviter de multiplier les ouvrages d’art, toutefois très
nombreux) (Zeller, « “The Landscape’s Crown”... », 225‑27.).
150
Rössler, « Geography and Area Planning... », 68‑69.
151
Un discours présent chez Ernst Vollbehr et Erich Volk (Shand, « The Reichsautobahn... »; cf. aussi
Dimendberg, « The Will to Motorization... », 109‑10.).
152
Speer, Au cœur du Troisième Reich, chap. VI, X, XXI. Il précise bien que Hitler ne s’intéressait qu’aux
monuments, aux autoroutes et au « réseau de fer transcontinental » qui aurait « pour le prestige de son empire une
importance encore plus grande que les autoroutes ». Il se désintéressait, en revanche, de toute question sociale, du
logement au trafic de « Germania » en passant par les espaces verts. « Cependant, ajoutait-il, les ministres qui
espéraient que nos plans permettraient une concentration de leurs services éparpillés dans Berlin furent déçus,
lorsque Hitler décida que les nouveaux ministères serviraient surtout à des fins de représentation et non pas au
fonctionnement de la machine administrative ». Quant aux toits végétalisés: « je décidai de recouvrir le [ministère
prévu pour Göring] d’une couche de terre végétale épaisse de quatre mètres, de façon que même de grands arbres
puissent y prendre racine. Ainsi aurait été créé, à 40 mètres au-dessus du Jardin zoologique, un parc d’une surface
de 11 800 mètres carrés, agrémenté de jets d’eau, de bassins et de colonnades, de pergolas et de coins buffets, et
comprenant, outre une piscine et un court de tennis, un théâtre d’été pouvant accueillir 250 spectateurs. Göring
était subjugué, rêvant déjà aux fêtes qu’il donnerait dans ce jardin dominant les toits de Berlin ».
235
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En-deçà du délire qui mêle inextricablement l’idéologie à l’ingénierie et à la science – à
commencer par la géographie, mise en honneur par le régime153–, l’autoroute menace
évidemment la nature, malgré les velléités paysagistes. Le tracé fait l’objet d’arbitrages.
Distinguant entre Urlandschaft et Kulturlandschaft, Seifert refuse ainsi d’épargner la région
du Siebengebirge, au motif qu’elle ne serait pas assez sauvage 154. Cela lui vaut les critiques de
Hans Klose, à la tête du Bureau impérial de protection de la nature, ainsi que des agences
rhénanes de protection de l’environnement. A l’encontre de l’interprétation de J. Chapoutot,
c’est précisément la défense d’un paysage culturel et historique qui motive les critiques des
environnementalistes rhénans contre l’aménagement autoroutier de la région 155. En revanche,
un détour de 20 km est effectué entre Munich et Salzburg, afin d’offrir à l’automobiliste une
vue spectaculaire sur les Alpes : Todt privilégie en effet
l’expérience du conducteur au paysagisme156. On peut dire,
avec Marcuse, que le « paysage est formé et organisé par
l’autoroute »157. Il n’y a plus de différence entre le
paysage, qu’il fut naturel (les « lacs et les montagnes ») ou
culturel (les « villes », la « campagne » ou countryside), et
l’objet technique (l’autoroute) : tous sont pris dans le
même dispositif technologique autoroutier, qui évite les
obstacles géographiques (naturels et urbains) tout en
exigeant
de
l’automobiliste
qu’il
contemple
sites
pittoresques et monuments historiques.
Si la description critique de Marcuse ressemble fortement au projet autoroutier nazi, la
composante utilitaire sur laquelle il insiste est en revanche peu présente en Allemagne. En
effet, l’Autobahn est d’abord une manifestation de pouvoir, par lequel Hitler met en scène son
autorité, la puissance du Volk et sa présence harmonieuse dans le paysage. Elle est
comparable, dans cette mesure, à la muraille de Chine (à laquelle elle est implicitement
comparée par le poster ci-contre158), ou aux fossés et murailles du Haut Moyen Age159.
153
Mechtild Rössler, « Géographie et national-socialisme. [Remarques sur le processus de reconstruction d’une
relation problématique] », L’Espace géographique 17, no 1 (1988): 5‑12; « Geography and Area Planning... »
154
Lekan, « Regionalism... », 397. Sur les concepts de paysage, cf. supra, section I.2.c.i; sur le Siebengebirge,
section VII.2.a.
155
Ibid., 396‑97. Cf. aussi les critiques, en 1942, du représentant du Naturschutz dans la Ruhr, K. Oberkirch,
contre le tronçon autoroutier entre Ewald et König (ibid., 395).
156
Dimendberg, « The Will to Motorization... », 107; Zeller, « “The Landscape’s Crown”... », 229.
157
« The countryside is shaped and organized by the highway »; cf. exergue, supra. Ecrit en 1941 aux Etats-Unis,
son texte s’alimente davantage à son expérience américaine (comme le montre son allusion aux publicités
géantes), Marcuse ayant émigré dès 1933. Il n’est pas interdit, pour autant, de voir aussi, dans cette critique de la
fusion de la technique et de la nature, une critique de la conception nazie.
158
Le poster, sans doute de Robert Zinner, reprend une photographie célèbre de la Muraille de Chine (poster de
propagande,
extrait
du
Lebendiges
Museum
Online
(http://www.dhm.de/lemo/kapitel/nsregime/alltagsleben/autobahnen.html ; le Musée n’a répondu que partiellement à nos questions). On retrouve des
236
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
L’impératif militaire n’a en effet joué qu’un rôle mineur, voire même inexistant avant 1938
dans la poursuite du projet160. C’est certes à cette époque que l’Etat accéléra le programme (le
réseau autoroutier passa de 1 000 à plus de 3 600 km entre l’automne 1936 et la fin 1941161),
et commença à construire des segments orientés d’est en ouest, en particulier en direction de
la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Toutefois, l’infrastructure avait été prévue pour des
véhicules légers, et en 1939 seuls les segments orientés nord-sud étaient ouverts. Dès 1942,
les travaux cessèrent presque intégralement, la construction du « mur de l’Atlantique »
prenant le relai. L’Autobahn visait-elle, alors, à favoriser le tourisme et les excursions du
week-end, comme l’affirmait la propagande ? Le cas échéant, le projet était surdimensionné
par rapport à l’équipement automobile du pays (un peu plus de 2,5% de la population détenait
une voiture en 1939, contre près de 6% en France et presque 25% aux Etats-Unis ; la
Volkswagen ne fut produite en masse qu’après 1945)162. L’incohérence n’est pas exclue163,
mais la propagande massive qui accompagna le programme incite à y voir, plutôt qu’une
infrastructure réellement fonctionnelle, un « monument culturel »164 : un hymne du pouvoir à
l’efficacité de la « technique allemande » et à la beauté de l’Heimat, mis en scène tant par
l’ouvrage lui-même que par la propagande qui l’accompagne. Du reste, celle-ci insista non
seulement sur l’ouvrage achevé et la beauté des 9 000 ponts construits entre 1933 et 1941 (et
engloutissant un tiers du budget)165, mais aussi sur les travaux eux-mêmes, la qualité et le
confort des cabanons d’ouvriers, qui devait illustrer le « bienfondé » de la politique
économique166.
L’Autobahn est ainsi d’abord et avant tout un signe de souveraineté, le symbole du
« modernisme réactionnaire » qui imbibe le nazisme, la célébration d’une technique enfin
« allemande », c’est-à-dire « spiritualisée », qui entre ainsi en résonance avec une « nature
allemande ». Elle constitue à la fois un accès à la nature et aux loisirs, un panorama sur le
paysage, et un paysage moderne en soi. « Nos édifices devaient pouvoir, dans les siècles à
venir, parler à la conscience de l’Allemagne », écrit Speer, avant de citer Hitler : « Pourquoi
toujours bâtir le plus grand possible ? Je le fais pour redonner à chaque Allemand en
images similaires chez le peintre Ernst Vollbehr, qui répondit à des commandes du régime, dans les photos de
Hermann Harz ou de Erna Lendvai-Dircksen (pour un échantillon, cf. https://web.hsmerseburg.de/~nosske/EpocheII/va/e2v_rab6.html).
159
Squatriti, « Digging Ditches in Early Medieval Europe ».
160
Shand, « The Reichsautobahn... », 196‑97; Dimendberg, « The Will to Motorization... », 102‑3.
161
Les historiens s’accordent sur un chiffre entre 3 600 et 3 800 km.
162
Koshar, « Organic Machines... », 117 (pour les statistiques); Zeller, « “The Landscape’s Crown”... »;
Dimendberg, « The Will to Motorization... »
163
Th. Zeller, en particulier, insiste sur la nature polycratique du régime et la variété d’intérêts qui expliquerait la
vitesse d’accomplissement du projet (Zeller, « “The Landscape’s Crown”... », 221‑22.).
164
Dimendberg, « The Will to Motorization... », 104.
165
Ibid.
166
Selon Zeller, « le mythe que l’Autobahn allégea le chômage a souvent été réfuté » (« “The Landscape’s
Crown”... », 220.)
237
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
particulier une confiance en soi »167. Ce langage lénifiant dissimule mal l’injonction
d’obéissance adressée par le pouvoir, non seulement au peuple, mais aussi à l’international168.
Par ailleurs, du point de vue environnemental, le rôle des « conseils du paysage » est mineur,
mais néanmoins réel169 ; du reste, le simple fait d’assigner des architectes au conseil, mais
aussi à la réalisation des ponts, domaines habituellement réservés aux ingénieurs, est une
décision plus qu’inhabituelle170. Les polémiques quant à l’importance réelle des « conseils de
paysage » sont toutefois décalées par rapport à l’enjeu clé : la promotion de l’automobile, de
l’étalement urbain, etc., conséquences qui ne se firent sentir qu’après 1945. Les articles
consultés n’évoquent jamais les politiques, contradictoires, menées sous Weimar. En effet, la
promotion de l’autoroute peut être vue comme une remise en cause de la politique des
transports en communs de Weimar, avec la création de la Deutsche Bahn en 1920 et des taxes
importantes sur les automobiles décidées en 1927 par le SPD – ce qui ne visait certes pas à
préserver l’environnement, mais à baisser le coût des transports171. Mais elle peut aussi être
conçue comme la continuation pure et simple de la politique routière antérieure : entre 1924 et
1929, la production allemande de goudron pour les routes serait passée de 3 000 à 120 000
tonnes172. Par ailleurs, la construction de l’Autobahn illustre les tensions qui écartent le
Naturschutz et les différentes conceptions de la nature en jeu. Tombant dans le panneau de la
167
Speer, Au cœur du Troisième Reich, chap. V. La citation de Hitler est attribuée à un « discours inédit » du 5
janvier 1939, « devant les ouvriers qui avaient construit la nouvelle Chancellerie ».
168
La propagande était explicitement à usage interne autant qu’externe. Bien qu’Hitler assurât du caractère
pacifique du projet – qui prit sa vitesse de croisière alors que Berlin avait largement entamé son réarmement, la
remilitarisation de la Rhénanie, en mars 1936, marquant à cet égard un tournant – , cela eût la conséquence,
prévue ou non, d’effrayer quelque peu à l’étranger. Du reste, pacifique ou non, le projet devait manifester le
triomphe de la « technique allemande » – ce qui ne pouvait rassurer aucun démocrate. Ce n’était ni la première, ni
la dernière fois qu’un Etat mettait en scène une prouesse technique pour démontrer sa puissance. La « course à la
bombe », après la guerre, répondait de façon importante à cette question d’image – De Gaulle pouvait qualifier la
bombe française de « succès, avant tout comme preuve de notre capacité à entreprendre et réaliser les techniques
les plus complexes et ardues, et de notre résolution à suivre notre propre route sans céder aux pressions
extérieures » (cité in Jeremi Suri, Power and Protest: Global Revolution and the Rise of Detente (Harvard Univ.
Press, 2005), 53.).
169
Zeller minore particulièrement l’effort paysager. Il a calculé que l’effort paysager (notamment la plantation
d’arbres), dont Todt ordonna une baisse notable fin 1936, ne représentait, in fine, que 0,08% du budget total. La
somme lui paraît ridicule – elle l’est. Mais d’une part, elle ne prend pas en compte les ouvrages d’art ; d’autre
part, elle représente à peu près le même montant que ce qui était dépensé, dans la France des années 1980, pour la
même chose (quand l’Italie dépensait, elle, 2% de son budget). Cf. supra, note 95, et Zeller, « “The Landscape’s
Crown”... », 229‑30..
170
Tombé en disgrâce, un architecte prestigieux comme Paul Bonatz fut chargé de plusieurs de ces ouvrages d’art
(Speer, op. cit., chap. VI, pour les circonstances de sa nomination). Étonnamment, ce « simple fait » demeure
implicite et n’est pas mentionné dans la littérature consultée, peut-être par crainte de « valoriser » le nazisme – le
prestige de l’Autobahn demeure, encore aujourd’hui, dans certains milieux. Dimendberg (art. cit., 106), qui
souligne la communication persistante entre les ingénieurs américains et allemands (en 1939, un Américain se
rend sur place pour examiner l’Autobahn…), mentionne néanmoins le précédent du Bronx River Parkway. La
construction de cette route traversant un parc naturel, achevée en 1923, obéissait à un cahier des charges strict,
tant au niveau de l’insertion dans le paysage que de l’usage de matériau et de flore autochtones (« native » ; cf.
Anonyme, « Built to Meander, Parkway Fights to Keep Measured Pace », New York Times, 6 juin 1995;
Anonyme, « Bronx River Parkway », consulté le 6 septembre 2018.).
171
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 137.
172
Selon un observateur de 1934, cité in Proctor, « The Nazi War on Tobacco », 445.
238
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
propagande, Heidegger déclarera d’un ton martial, autour de 1940, que la « motorisation de la
Wehrmacht » constitue un « acte métaphysique » ; qu’importe qu’elle ne soit alors que
balbutiante173. L’Autobahn, du moins, est la matérialisation à l’état quasi-pur de l’idéologie, le
symbole perverti du Geist, désormais racialisé, qui « s’efforce constamment […] de se défaire
le plus possible du temps et de l’espace afin de parvenir à sa vérité en parachevant sa
domination sur les choses », pour reprendre le langage hégélianisant du « fondateur » de la
philosophie de la technique, E. Kapp174. Tout, sauf un objet technique « neutre ».
VII.3.c.iii La pitié et la cruauté : les animaux sous le nazisme
On retrouve le même genre de contradictions dans la politique animale du régime,
fortement associée à l’antisémitisme et aux thèses racialistes et eugéniques du régime (à
commencer par la loi du 21 avril 1933 réglementant l’abattage 175, ou la loi sur la chasse du 27
mars 1935 qui, bien loin d’une interdiction, affirmait que le « devoir d’un chasseur » incluait
l’aide à la sélection naturelle afin « qu’une race plus variée, plus forte, et en meilleure santé
173
Gesamtausgabe, vol. 48, 1986, p.333, cité in Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 594. Cette phrase
fut supprimée dans l’édition française des cours sur Nietzsche. La « motorisation » ne décollera qu’au cours de la
guerre. En mai 1940, la Waffen SS n’a que deux divisions motorisées ; en 1939, 80% des grandes unités n’étaient
pas motorisées. « Une majorité d’unités se déplacent (…) à pied et sont dépourvues de moyens de transport autres
qu’hippomobiles (…) rien ne permet d’affirmer que la motorisation de l’armée allemande était globalement
supérieure à celle de l’armée française » (un ouvrage de Le Goyer, affirmant que la France aurait
vraisemblablement gagné la guerre en 1938, lors de la crise des Sudètes, fut censuré par le ministère de la
Défense de 1975 à 1982, et ne paraîtra qu’en 1988). Cf. Garraud, « Le développement de la puissance militaire
allemande... », 32, 35‑36; voir aussi Pearson, « Environments, states and societies at war », 229.).
174
E. Kapp, Géographie philosophique ou géographie générale comparée (1845) ; cf. supra, note 107 in section
I.2.c.i sur le paysage.
175
Le préambule de la loi affirmait le soutien fort du régime au « mouvement de protection des animaux », et
déclarait que « l’écrasante majorité du peuple allemand a depuis longtemps condamné la mise à mort sans
anesthésie, une pratique universelle chez les juifs bien qu’elle ne soit pas limitée à eux (…) et contraire aux
sensibilités évoluées de notre société ». Toutefois, elle n’interdisait pas explicitement l’abattage cacher, mais
implicitement, d’une part en rendant obligatoire l’étourdissement préalable de la bête, d’autre part en faisant de
l’abattage, qui devait avoir lieu dans un espace clôt, le domaine réservé des bouchers professionnels. L’abattage
cacher avait déjà interdit dans d’autres pays, à commencer par la Suisse qui constitutionnalisa en 1893 cette
interdiction, dans un climat non dénué d’antisémitisme, suivie par la Norvège, la Suède, l’Italie et certaines
provinces allemandes (Boria Sax, « The Holocaust and Blood Sacrifice », Anthrozoös 13, no 1 (mars 2000): 22‑
33; « Loi contre l’abattage israélite. - Bétail. - Viande. - Introduction en Suisse de viande abattue à l’étranger,
selon le rite juif. - Impossibilité de poursuivre », Journal du droit international privé et de la jurisprudence
comparée XXX (1903): 479‑80; Arnold Arluke et Clinton Sanders, « Le travail sur la frontière entre les humains
et les animaux dans l’Allemagne nazie », Politix. Revue des sciences sociales du politique 16, no 64 (2003): 17‑
49; pour ce qui est de la France, cf. Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale:
Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) », Vingtième Siècle.
Revue d’histoire 123, no 3 (2014): 52. Sauf indication contraire, nous nous appuyons pour la suite sur l’article de
Arluke et Sanders, qui reprend Arnold Arluke et Boria Sax, « Understanding Nazi Animal Protection and the
Holocaust », Anthrozoös 5, no 1 (mars 1992): 6‑31.). « Un peuple élu ne tue pas et ne torture pas les animaux
jusqu’à la mort », déclara aussi le Gauleiter Julius Streicher en 1935 (cité in Raul Hilberg, The Destruction of the
European Jews, éd. révisée et définitive (Holmes et Meyer, 1985), 20, vol. I.). Les associations de défense des
animaux n’échappèrent pas à la Gleichschaltung, fusionnant, par décret du 11 août 1938, en une unique
organisation.
239
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
émerge et soit préservée »176). Bien qu’une partie du mouvement nazi se prononçât en faveur
d’une interdiction complète de la vivisection (ce qui avait été un cheval de bataille de
Wagner), la loi sur la protection des animaux de novembre 1933 adoptait plutôt un dispositif
de réglementation visant à autoriser, sous conditions, certaines expériences et à minimiser la
souffrance animale – somme toute comparable, en cela, à la loi britannique sur la vivisection
de 1876177. La loi incluait, en sus, des dispositions rendant obligatoire l’euthanasie, qualifiée
de « meurtre par pitié », des animaux vieux ou malades, ce qui s’intégrait au discours plus
général de la « vie indigne d’être vécue ». Outre cette loi, de nombreux textes furent
promulgués, portant sur le « ferrage des chevaux jusqu’à l’usage de l’anesthésie »178, en
passant par une loi de 1936 s’intéressant à la souffrance des homards et des crabes
(contrairement aux préoccupations actuelles sur ce sujet, celle-ci préconisait de les
ébouillanter, un par un). Göring, qui s’était attribué des réserves naturelles à titre quasipersonnel, utilisait celles-ci non seulement pour la chasse, mais aussi pour la réintroduction
d’espèces variées (du coq de bruyère en passant par le bison).
La mise en scène du végétarisme de Hitler et de la compassion vis-à-vis des animaux
des dignitaires nazis était à usage interne autant qu’externe, comme le montre la Conférence
internationale sur la protection des animaux tenue à Berlin en 1934179. Cette théâtralisation
allait de pair avec l’apologie de la cruauté, incarnée par la « bête blonde » et les prédateurs, en
contradiction explicite avec les attendus de la loi de 1933, qui affirmait qu’il s’agissait
« d’éveiller et de fortifier la compassion ». Le darwinisme social, ancré dans une partie du
Naturschutz depuis le début du siècle, imprégnait fortement la conception nazie de la nature :
comme le dit Chapoutot, celle-ci était agonistique plutôt que bucolique180. De même, outre
des expérimentations diverses sur les animaux qui précédèrent parfois celles effectuées sur les
humains181, la politique de protection des animaux n’était pas incompatible avec des mesures
de guerre, telles que l’abattage de 30 000 chevaux à Krim, décidé par Hitler afin que les
Russes ne s’en emparent pas182 – actes que la doctrine juridique contemporaine pourrait
176
Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... », 20. L’introduction de la loi mettait sur le même plan
« l’amour de la nature et de ses créatures » et le « plaisir de la chasse », enracinés « au plus profond du peuple
allemand » (cité in Ferry, Le nouvel ordre..., 167.).
177
Cette similarité fut remarquée, à l’époque, dans la revue Lancet, soulignait U. Fritzsche dans un article
rappelant quelques expérimentations animales alors pratiquées (Ulrich Fritzsche, « Nazis and Animal
Protection », Anthrozoös 5, no 4 (décembre 1992): 218‑21.)
178
Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... »
179
Ibid., 22.
180
Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ». Sur l’influence du darwinisme « social » sur le Naturschutz, Gröning
et Wolschke-Bulmahn, « Politics, Planning... »
181
Pour un aperçu du genre d’ « expériences » menées, cf. Hilberg, op. cit., vol. III, p.1002-1013 et David Woods,
« Half of German Doctors were Nazis », BMJ 313, no 7062 (1996): 900..
182
Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... », 32; cf. aussi Susan Power Bratton, « Luc Ferry’s Critique of
Deep Ecology, Nazi Nature Protection Laws, and Environmental Anti-Semitism », Ethics & the Environment 4,
no 1 (1999): 14; Cela représentait l’équivalent de 5% du total des chevaux utilisés pour l’invasion de la Russie: cf.
Pearson, « Environments, states and societies at war », 229.
240
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qualifier de « terrorisme environnemental »183. On peut douter que cela soit propre au
nazisme ; mais, à l’Est, le cas était loin d’être isolé, dans la mesure où l’abattage du bétail
pouvait s’intégrer à la politique génocidaire, sur un modèle comparable à ce qui s’était passé
en Ethiopie184. Contrairement à l’interprétation de la loi de 1933 formulée par l’un de ses
rédacteurs, selon qui elle ne faisait « aucune différence, ni entre les animaux domestiques et
d’autres types d’animaux, ni entre des animaux inférieurs et supérieurs, ou encore entre des
animaux utiles et nuisibles pour l’homme »185, la défense du bien-être animal allait de pair
avec une distinction tranchée entre les animaux (et les êtres humains) « dignes de vivre » et
les autres. Himmler illustre cela lorsqu’il voulut réconforter un bataillon d’Einsatzgruppen :
« les punaises et les rats ont certes un instinct de vie mais ceci n’a jamais signifié que
l’homme ne devait pas se défendre lui-même contre la vermine »186. Le caractère nuisible était
considéré comme une propriété essentielle (des Juifs, notamment), mais se transmettait par
contamination (d’où l’interdiction des mariages « interraciaux »). C’est ainsi que les animaux
de compagnie, « utiles » et « bons », étaient « perdus pour l’espèce » (artvergessen) dès lors
qu’ils étaient détenus par des « Juifs » : on les leur confisquait avant de les exterminer187.
Tout ce discours s’intégrait à une dénonciation du christianisme, paradoxalement vu à la fois
comme religion de pitié et comme favorisant un anthropocentrisme justifiant la cruauté envers
les animaux et de façon générale la domination sur la nature (une thèse déjà soutenue par E.
Haeckel, ou Schopenhauer qui ciblait le judaïsme).
Ainsi, en ce domaine également, il serait illusoire de dissocier les mesures de protection
des animaux effectivement prises du cadre idéologique dans lequel elles s’inséraient, cadre
qui lui-même ne peut servir de prétexte pour affirmer leur inexistence ou caractère
prétendument fictif. Enfin, il faut abandonner la lecture qui voit dans la politique animale
nazie un « paradoxe » dans la mesure où elle concilierait la compassion vis-à-vis des animaux
avec la cruauté barbare face aux hommes (ou, pire, qui y verrait quelque chose de
« complémentaire »)188. D’abord, cette lecture est largement fondée sur une surestimation des
183
Cf. Daniel Schwartz, “Environmental Terrorism: Analyzing the Concept”, Journal of Peace Research, vol. 35,
n°4 (juillet 1998), 488-492, commenté in Milon, « L’écoterrorisme... », 214‑17.
184
Dominik J. Schaller, « Genocide and Mass Violence in the “Heart of Darkness”: Africa in the Colonial
Period », in Oxford Handbook of Genocide Studies (Oxford Univ. Press, 2010), 357‑58.
185
Cité in Ferry, Le nouvel ordre..., 160. L’auteur met l’accent sur la conception anti-anthropocentriste qui
présiderait à la législation nazie. Ce biocentrisme allégué est mis en pièces in Élisabeth Hardouin Fugier, « La
protection législative de l’animal. Un recyclage français de la propagande nazie », Ecologie & politique 24, no 1
(2002): 51‑70; l’article détaille les nombreuses approximations effectuées par Ferry.
186
Hilberg, op.cit., vol. I, p.332-333 (cité in Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... »)
187
Klemperer, LTI..., 140‑41; cela est rappelé, sans être analysé, in Hardouin Fugier, « La protection législative
de l’animal ».
188
Ce « paradoxe » est ce qui devrait être expliqué, selon A. Arluke, C. Sanders et B. Sax. De même, selon L.
Ferry, « il faut s’interroger sur ce que peut avoir d’inquiétant l’alliance de la zoophilie la plus sincère (…) avec la
haine des hommes » (Arluke et Sax, « Understanding Nazi Animal Protection and the Holocaust »; Boria Sax,
« Holocaust Images and Other Powerful Ambiguities in the Debates on Animal Experimentation: Further
241
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
effets de la réglementation nazie, qui, en fait, ne se distinguait guère de législations
équivalentes (notamment britannique189), sinon par le discours; comme on l’a vu, la
vivisection, l’expérimentation animale, la chasse et l’ébouillantage des homards ont été
réglementés, et non interdits. La propagande opposait ainsi l’abattage des porcs par les
« Aryens », vu comme « pur » et « bon », à l’abattage des bœufs par les juifs, illustrant le mal,
la cruauté et l’appât du gain190. Ensuite, en mettant en scène une supposée contradiction entre
une « politique de compassion » envers les animaux et une « politique de la cruauté » envers
les Juifs et autres êtres « inférieurs », elle manque le véritable paradoxe qui présidait à
l’élaboration de la vision nazie des hommes et des animaux, à savoir l’apologie simultanée de
la cruauté et de la pitié, qui revenait, en fait, à éradiquer celle-ci en la subordonnant aux
impératifs pragmatiques de la mise en œuvre de l’idéologie raciste. C’est ainsi que l’abattage
indiscriminé du bétail ou des animaux de compagnie des Juifs pouvait se concilier avec une
réelle protection des animaux dans le territoire du Reich, la logique génocidaire primant sur
celle-ci. Imprimant sa marque dans le paysage, la Volksgemeinschaft et la racialisation
entraînait ainsi dans son orbite la faune et la flore, elle aussi discriminée selon des critères
völkisch.
VII.3.c.iv Au sujet de la Volksgemeinschaft, du Lebensraum
et du Generalplan Ost
« Un ordre du grand espace (Großraumordnung) appartient au concept d’empire […]
L’expression Reich décrit au mieux cet état de chose du droit international qu’est la
connexion entre grand espace, peuple et idée politique 191. »
Bien qu’influencé par un « biologisme » ou un naturalisme perverti et par le
darwinisme social, on aurait tort, sans doute, de penser que les nazis considéraient les liens
entre la Volksgemeinschaft et le « paysage » aryen comme étant uniquement de nature
organique192. Klemperer remarquait la fascination pour l’ « héroïsme » du pilote de course193 ;
après lui, l’historien R. Koshar souligna le « concept » nazi d’une « camaraderie avec la
machine ». Selon lui, l’impérialisme racial impliquait une « mobilisation complète des
Thoughts », Anthrozoös 6, no 2 (juin 1993): 108‑14; Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... »; Ferry, Le
nouvel ordre..., 149; cf. aussi Francesco Buscemi, « Edible Lies: How Nazi Propaganda Represented Meat to
Demonise the Jews », Media, War & Conflict 9, no 2 (août 2016): 180‑97.)
189
A ce titre, on s’étonne de voir que B. Sax peut prétendre, en 1992, que la législation nazie n’était guère
différente, au fond, de la législation britannique, puis, l’année d’après, affirmer qu’elle contenait les « restrictions
les plus sévères » du monde en matière d’expérimentation animale – affirmation qui s’appuie sur les propos tenus
par les rédacteurs de la loi sur la protection des animaux… (Comp. Arluke et Sax, « Understanding Nazi Animal
Protection and the Holocaust »; et Sax, « Holocaust Images... »)
190
Buscemi, « Edible Lies... »
191
C. Schmitt, Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfreunde Mächte (« L’ordre
du grand espace en droit international, avec interdiction aux puissances étrangères d’y intervenir », 1939), cité in
Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ? (Paris: Gallimard, 2011), 222 et note 41.
192
Cf. supra, note 31 sur l’usage de Gleichschaltung dans le contexte naturel.
193
Klemperer, LTI..., 25‑27, introduction.
242
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ressources machiniques qui, sous la forme de voitures, motocyclettes, avions et autres
merveilles technologiques, obtenaient le statut de camarades völkisch, ou peut-être d’adjoints
cyborgs de la communauté raciale […] les machines n’étaient pas seulement les produits du
« savoir-faire » racial ; elles prenaient aussi le caractère du Volk qui les utilisaient »194. La
symétrie avec les entités « naturelles » que sont la biodiversité et l’environnement est
frappante. Ainsi, la Volksgemeinschaft est plus qu’une « communauté raciale » ou un « peuple
ethniquement homogène » : elle intègre tant la faune, la flore et le paysage que la technique et
les machines en son sein, les ordonne autour d’elle-même selon les gradients de l’idéologie
aryenne. C’est pourquoi il est erroné de considérer que le nazisme n’avait pas d’« éthos de la
conservation » spécifique à proposer, et que donc le Naturschutz aurait pu conserver une
certaine distance face au nazisme195. Au contraire, qu’elles soient naturelles ou non, toutes les
entités sont rapportées à la « communauté raciale » : le tabac, par exemple, est qualifié
d’ « ennemi du peuple » (Volksfeind)196.
La dissolution de la distinction entre nature et culture, sur laquelle insiste tant
Chapoutot, et qui fonde par ailleurs l’accusation absurde selon laquelle le nazisme partagerait
avec la deep ecology le même « écocentrisme », s’observe à ce niveau. Lorsque la
Volksgemeinschaft se branche sur les idéologèmes du Lebensraum et de la Drang nach Osten
(« poussée vers l’Est »), c’est en effet sur un continuum qui va du « biologique » à
l’économique et au « culturel », voire au « spirituel ». Ainsi le concept, développé par des
géographes, de Volks-und Kulturboden (« sol ethnique et culturel »), était composé de trois
« territoires » distincts : le Reich allemand (auquel correspondent les Reichsdeutsche, ou
« citoyens de l’empire »), le Volksboden (« territoire ethnique », auquel correspond le
Volksdeutsche, les « minorités allemandes » vivant en dehors du Reich) et le Kulturboden
(« zone culturelle », où l’influence allemande est jugée prédominante)197. Ces théories
constituèrent le cadre du débat géographique, en 1942, sur l’extension souhaitée du nouveau
Reich et le statut à accorder aux différents territoires. On pouvait distinguer, dans le
Großraum (« grand espace », c’est-à-dire le nouveau Reich), un territoire organiquement lié
aux Aryens (le Lebensraum) et un autre territoire, colonisable et exploitable, mais
« étranger », qu’on qualifiait de « complémentaire » (Ergänzungsraum) – le « gouvernement
général de Pologne », par exemple. On débattait sur la question de savoir si cet « espace
194
Koshar, « Organic Machines... », 127.
Thèse soutenue par Uekötter, The Green and the Brown.
196
Proctor, « The Nazi War on Tobacco », 456; l’industrie, à l’opposé, vantait les mérites pour la santé et le sport
du tabac: cf. Klemperer, LTI..., 64, 104, 297‑98.
197
Rössler, « Géographie et national-socialisme »; Rössler, « Geography and Area Planning... »
195
243
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
complémentaire » faisait ou non partie du Lebensraum, ou simplement d’un espace
« destiné » à être dominé par le Herrenvolk, et s’il devait, ou non, inclure l’Afrique198.
Cette « science » géographique fut appliquée, très directement, dans le cadre du
Generalplan Ost. Le débat entre Turner et Brose concernant la nature, « moderne » ou non, de
ce projet, paraît devoir être posé autrement. Ce « plan d’aménagement » comportait la
transformation, à grande échelle, de la nature (et notamment des marais de Pripet, aujourd’hui
encore la plus grande zone humide d’Europe, relativement proche de Tchernobyl), afin
d’aménager celle-ci en un « paysage accueillant », ce qui passait par des déplacements forcés
de population, l’établissement de « colons » allemands et, in fine, l’extermination génocidaire
des « indésirables »199. L’aménagement, la « colonisation » et l’exploitation des territoires,
fût-ce en « harmonie » avec la nature, est directement liée aux Einsatzgruppen : dès mars
1941, Hitler confia à leur chef, Himmler, la réalisation des « tâches particulières » en vue de
la « préparation de l’administration politique » des territoires occupés et « résultant de la lutte
entre deux systèmes politiques opposés, à mener de façon décisive »200. Dans la mesure où les
divers bureaux de géographie jouaient un rôle central dans son édification (en particulier le
« Commissariat pour le renforcement de l’ethnie allemande »201, dirigé par K. Meyer et
obéissant directement à Himmler), il s’agissait d’un projet d’aménagement du territoire qui
visait la décentralisation, bien plus qu’une quelconque « désindustrialisation ». De nouveau il
s’agissait d’effectuer, comme l’écrivait Meyer, une synthèse entre « la nature et la
technique ». Outre W. Christaller, le bureau de Meyer réunissait autour de lui une équipe
pluridisciplinaire importante, des ingénieurs aux géographes, sociologues, pédologues,
botanistes, généticiens ou forestiers, s’intéressant tant à l’aménagement qu’à l’érosion des
198
En tant que « concepts » développés par les géographes, le Lebensraum et le Großraum, qui étaient pensés
ensemble, ne se réduisaient pas à justifier un expansionnisme dynamique du Reich qui ne cesserait que par la
force contraire d’un autre « empire », ou Großraum. Les géographes, précisément, se chargeaient de déterminer si
tel ou tel territoire appartenait « organiquement » aux Aryens, ou si l’influence économique, ou culturelle, du
Volk, s’y faisait ressentir. Peut-on, dès lors, suivre E. Pasquier lorsqu’il affirme que, puisque « la théorie
schmittienne (…) n’est pas (…) une théorie d’un équilibre entre puissances équivalentes », « elle se distingue de
la théorie du Lebensraum » ? Sans doute l’idéologème du Lebensraum ne pouvait fournir aucune « limite » ou
« mesure » à la puissance et à l’impérialisme, ne serait-ce que parce qu’il devait s’accorder à la croissance
démographique ; on ne voit pas en quoi cette « incohérence » pourrait permettre de disjoindre C. Schmitt de ces
travaux en géographie (Emmanuel Pasquier, « Carl Schmitt et la circonscription de la guerre. Le problème de la
mesure dans la doctrine des « grands espaces » », Études internationales 40, no 1 (2009): 55.) Les concepts de
Reich et de Großraum signent bien « le ralliement de Schmitt à la mythologie du troisième Reich » (Kervégan,
Que faire de Carl Schmitt ?, 221 (cf. plus généralement le chap. VII).).
199
Cf. en particulier Blackbourn, The Conquest of Nature, chap. V.
200
Ces mots sont extraits de directives signées par le Generalfeldmarschall W. Keitel, chef de l’OKW, l’étatmajor opérationnel de la Wehrmacht (sur cela, et de façon plus large sur le rapport entre les crimes de guerre, la
brutalité de l’occupation et l’exploitation des territoires, cf. Barbara Lambauer, « D’une « dureté douce pour le
futur »: le terrorisme selon l’Allemagne nazie et sa répression », in Terrorismes. Histoire et droit (CNRS, 2010),
89‑162 (citation p.113).). Fin 1941, on comptait déjà 800 000 Juifs soviétiques assassinés (Collingham, « The
human fuel », 157.).
201
« Reichskommissariat für die Festigung Deutschen Volkstums ».
244
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sols, etc. Une « utopie futuriste »202 qui laisserait la place tant à l’industrie qu’à
l’environnement, et qui fut soutenue, dans une certaine mesure, par des modernistes
réactionnaires, dont Jünger qui rêvait des « paysages planifiés » de l’avenir203. Malgré des
essais de réaliser cette « utopie », qui se sont résumés à des transferts forcés de populations et
à l’installation de « colons » pris en charge par le Reich, dès août 1941, l’extermination prit le
pas sur le reste, avant que l’avancée de l’URSS ne mette un terme définitif aux projets. A lui
seul, le « commissariat Meyer » incarne la « technocratie terroriste » qu’évoquait Marcuse en
1941204.
La Volksgemeinschaft et le Lebensraum forment ainsi un couple indissociable, qui
entraîne dans son sillage l’environnement, qu’il soit « naturel » ou « artificiel »,
« biologique » ou « machinique ». La fusion opérée entre le Volk et le « paysage » revêt un
caractère dialectique : le « paysage » est le « reflet de la Volksgemeinschaft »205, mais le Volk
doit « imprimer son caractère », via la technique, dans les territoires qu’il occupe. Les
Allemands n’ignoraient pas le concept de « nature sauvage ». Toutefois, et malgré le
« romantisme völkisch » qui célébrait parfois les étendues sauvages, le nazisme insistait
lourdement sur la « civilisation » et la mise en culture des espaces. Tandis que certains
accusaient les Juifs de ne pouvoir respecter la nature en raison d’une idéologie prétendue de la
maîtrise de la nature, d’autres stigmatisaient les « Slaves », juifs ou Polonais, pour leur
prétendue incapacité à mettre en valeur leur territoire206. La puissance acquise par la
« technique allemande » – la technique étant, avant tout, une « arme », écrivait Schmitt207 –
devait ensuite permettre à l’Etat d’étendre ses frontières afin, d’une part, d’englober en son
sein les « minorités allemandes », d’autre part de coïncider avec son Lebensraum, lui assurant
les ressources agricoles et minières « suffisantes », puis, au-delà de ses frontières, d’affirmer
sa puissance dans le Großraum. La Volksgemeinschaft ne faisait ainsi pas que se « refléter »
dans le « paysage » : elle incluait aussi, en elle-même, et en s’intégrant la « technique
allemande », une dimension impérialiste, qui mêlait conquête du territoire, esclavage des
populations soumises et extermination. Le « romantisme völkisch » rejoignait le « romantisme
du réservoir » et le « romantisme d’acier »208.
202
Blackbourn, The Conquest of Nature, 299 (sur le projet, cf. en part. 287-293); cf. aussi Gröning et WolschkeBulmahn, « Politics, Planning... »; Rössler, « Geography and Area Planning... »
203
Orr, « German Social Theory and the Hidden Face of Technology », 318, 322.
204
Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology », 42.
205
Cf. supra, note 47.
206
Ces reproches, qui visaient aussi à justifier l’expansionnisme, étaient très présents dans le « Commissariat » de
K. Meyer. Cf. Blackbourn, The Conquest of Nature, chap. V.
207
Carl Schmitt, « Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité », L’Année politique française et
étrangère, no 4 (décembre 1936): 285. Cette conférence de 1929 a été retraduite in La notion de politique :
Théorie du partisan (Paris: Flammarion, 1992), 131‑51.
208
Cf. supra, notes 89, 110, 144. M. Scheler parlait, en 1914, d’un « romantisme technique » (in « Le
bourgeois », in Trois essais sur l’esprit du capitalisme (1914; Nouvelles Cécile Defaut, 2016), 159.)
245
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.3.c.v L’agriculture
biodynamique
anthroposophique sur le nazisme
et
l’influence
« Nous sommes confiants en ce que l’agriculture biodynamique continuera à réaliser le but
idéal. Le matérialisme ordinaire est en train de creuser sa propre tombe : la vache n’est pas
une usine à lait, la poule n’est pas une machine à pondre des œufs, la terre n’est pas un
laboratoire chimique, comme les professeurs juifs voudraient nous le faire croire 209. »
S’il y a des affinités évidentes entre le discours spiritualiste et racialiste de
l’anthroposophie développée par Steiner et le mouvement völkisch en général210, les liens
entre l’agriculture biodynamique, théorisée par le même Steiner, et le nazisme, vont au-delà
d’une proximité idéologique. En effet, la Ligue du Reich pour l’agriculture biodynamique,
fondée en juillet 1933 par l’anthroposophe Erhard Bartsch, s’imposa progressivement, jusqu’à
devenir, en 1935, membre de la Deutsche Gesellschaft für Lebensreform. Elle réussit
progressivement à obtenir des soutiens chez de nombreux dignitaires, dont R. Hess, qui joua
un rôle important dans sa défense, R. Ley, A. Rosenberg, A. Seifert, l’architecte en charge des
autoroutes – qui prétendit en 1939 que la biodynamie avait joué un rôle crucial dans leur
aménagement paysager –, ou le ministre de l’agriculture W. Darré (en particulier à partir de
1939211), et ce jusqu’au sein de la SS ou du haut commandement de la Wehrmacht – le
« philosophe » Alfred Baeumler était aussi proche du mouvement. Les autres formes
d’agriculture biologique existantes n’ont jamais bénéficié du même intérêt que la biodynamie,
ce qui s’explique par l’affinité völkisch des disciples de Steiner. Malgré l’opposition de
l’agro-industrie d’une part, de la SD de Heydrich (adversaire de l’ésotérisme et qui voyait
probablement dans l’anthroposophie un rival de la « doctrine » nazie, en raison – plutôt qu’en
dépit – de sa proximité) d’autre part, les principes de l’agriculture biodynamique furent ainsi
expérimentés à différents niveaux. Ainsi, W. Darré, qui entretenait des relations complexes
avec le mouvement anthroposophique et se tint au départ quelque peu éloigné, déclara, en
1940, voir dans la biodynamie un partenaire égal à l’agriculture conventionnelle – la pénurie
et la politique autarcique conduisant à fragiliser l’approvisionnement en intrants, certains
pouvaient ainsi soutenir cette agriculture non-conventionnelle pour des raisons éloignées de
l’idéologie anthroposophe. Ceci alla jusqu’à la mise en œuvre des principes biodynamiques,
notamment sous l’égide d’O. Pohl, dans certains camps de concentration (dont Ravensbrück
et Dachau, où on alla jusqu’à produire des herbes médicinales…)212. L’une des fonctions des
209
Armin Süßenguth, compte-rendu d’un livre de 1938 de l’anthroposophe Ehrenfried Pfeiffer, in Leib und
Leben, septembre 1940, cité par Staudenmaier, « Organic Farming in Nazi Germany... »
210
Staudenmaier, « Anthroposophy and Ecofascism »; Malet, « L’anthroposophie... »; pour la suite du
paragraphe, nous nous appuyons en particulier sur Staudenmaier, « Organic Farming in Nazi Germany... »
211
Le rôle et la position de Darré, qui avait pu être présenté comme un soutien inconditionnel de la « fraction
verte » au sein du nazisme, est ré-évaluée de façon importante dans Staudenmaier, « Organic Farming in Nazi
Germany... »
212
Ibid.; cf. aussi, sur l’ordre d’aménager des lieux de nichage pour les oiseaux dans les camps, Riechers,
« Nature Protection... », 50.
246
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
expériences biodynamiques de Dachau, menées avec l’aide de l’anthroposophe Franz Lippert,
était entre autres de préparer la colonisation à l’Est – d’où l’appui fourni au mouvement
biodynamique et anthroposophe par l’appareil SS dirigé par Himmler, alors même que
Heydrich avait réussi à obtenir, après la fuite de R. Hess à Londres, la dissolution, en juin
1941, de la Ligue pour l’agriculture biodynamique. C’est ainsi qu’un département de
recherche sur l’alimentation et la nutrition (DVA, pour Deutsche Versuchsanstalt für
Ernährung und Verpflegung), dirigé par O. Pohl, fut instauré au sein de la SS. La majorité de
ses plantations mettait en œuvre les principes biodynamiques, tandis que le DVA
commercialisait les produits Demeter, détenus par les anthroposophes. Ces expériences
continuèrent jusqu’à la fin.
Sur le plan économique, l’agriculture biodynamique est évidemment restée marginale
par rapport à l’agriculture conventionnelle. Elle a néanmoins bénéficié de soutiens importants
au sein du régime, et des expérimentations ont continué à avoir lieu pendant la guerre. Quelle
que soit l’horreur qu’elles – ou que le projet de « colonisation » dans laquelle elles
s’inséraient – suscitent, il est donc erroné de dire, avec Williams213, que 1939 marqua l’arrêt
de la « politique environnementale » en tant que telle (nonobstant le fait que des figures
comme Schoenichen, Seifert, Schwenkel ou Klose continuèrent à jouer un rôle après la
guerre, et à diffuser un discours völkisch à peine expurgé des références les plus évidentes au
nazisme214). L’une des difficultés majeures de l’évaluation des politiques de la nature du
régime nazi consiste en effet à éviter le piège de deux interprétations contradictoires : la
première isole la politique environnementale de son contexte politique et idéologique
particulièrement odieux, tandis que la seconde affirme au contraire une prétendue relation
intrinsèque entre les outils et pratiques environnementales mises en place et le nazisme. Le
cas de l’agriculture biodynamique illustre bien ce dilemme, dans la mesure où si elle a
bénéficié du soutien d’une fraction importante du nazisme, celui-ci s’expliquait tant pour des
raisons pratiques (politique autarcique) qu’idéologiques (proximité völkisch, projet de
« colonisation » de l’Est). C’est pour ces mêmes raisons qu’elle est demeurée néanmoins une
agriculture de type expérimental, ne pouvant rivaliser avec l’agro-industrie : la tonalité
völkisch et spiritualiste du projet conduisait à l’affrontement avec une autre fraction du
nazisme, incarnée en particulier par Heydrich, tandis que les intérêts économiques de l’agroindustrie – appuyés par le discours rationaliste et positiviste qui continuait à prédominer dans
le secteur agronome malgré l’apologie du ruralisme – se liguaient contre elle.
213
214
Williams, « “The Chords of the German Soul...” ». Cf. supra, note 141.
Riechers, « Nature Protection... », 51‑52; Blackbourn, The Conquest of Nature, 329‑30.
247
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VII.4 LE BILAN ENVIRONNEMENTAL DU NAZISME
Au vu des ambiguïtés et contradictions flagrantes grevant la politique environnementale
nazie, faut-il croire que l’environnement n’était qu’une fausse préoccupation nazie ?
Répondre à cette question épineuse nous conduira à élaborer une analyse théorique des
notions de « bilan » et de « potentiel environnemental », dont la portée dépasse le cas nazi
mais nous aidera à évaluer celui-ci. On montrera ensuite qu’on ne peut se contenter d’opposer
l’idéologie à un bilan objectif, et qu’il faut au contraire prendre la pleine mesure de la
Weltaunschaung nazie et de l’intentionnalité expliquant les mesures prises. Après avoir
évoqué la responsabilité du IIIe Reich dans l’accélération du « thanatocène », on conclura
enfin en interrogeant la thèse d’une simple adaptation pragmatique du mouvement
conservationniste à la « modernisation » nazie. Ne faut-il pas au contraire insister la
dimension paradoxale du nazisme, fondé sur la thèse primordiale de « l’harmonie aryenne
avec la nature », laquelle justifia tant les politiques conservationnistes que les nombreuses
dégradations environnementales ? En ce cas, que peut-on conclure, à un niveau théorique,
d’une politique qui serait inextricablement inhumaine et « environnementale » ?
VII.4.a « BILAN
ENVIRONNEMENTAL
ENVIRONNEMENTAL
»
ET
« POTENTIEL
»
Evaluer le degré, ou la nature environnementale des politiques menées sous le nazisme,
ne peut être effectué en opposant simplement les « faits » aux « principes », ou la réalité à
l’idéologie. En premier lieu, il est toujours difficile de dresser un « bilan environnemental ».
Toute politique environnementale comporte son lot de contradictions. L’Allemagne nazie
n’est pas la seule à défigurer des réserves naturelles. En 2018, le Canada envisage ainsi
d’installer une gigantesque mine à ciel ouvert, pour exploiter les sables bitumineux, à 30 km
du parc national Wood Buffalo, inscrit au patrimoine de l’UNESCO215 ; début 2019, Paris
promulgue un décret exceptionnel affaiblissant de manière décisives l’évaluation
environmentale de certains installations, au motif du « Brexit »216... Ces deux exemples
montrent qu’on ne saurait invoquer quelques cas de contradictions – comme le font certains
historiens – pour nier le caractère environnemental d’une politique, qui doit être évaluée à un
niveau plus global.
215
Simon Roger, « En Alberta, le poison de l’or noir », Le Monde, 7 septembre 2018.
On est tenté de parler d’un « état d’urgence urbanistique » et localisé. Cf. « Décret n° 2019-37 du 23 janvier
2019 pris pour l’application de l’ordonnance portant diverses adaptations et dérogations temporaires nécessaires à
la réalisation en urgence des travaux requis par le rétablissement des contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni
en raison du retrait de cet Etat de l’Union européenne », NOR: TRET1836122D; JO 24-01 § (2019) (en part. art.
4); cf. aussi la « Consultation sur les Mesures dérogatoires pour la réalisation des aménagements urgents
nécessaires au rétablissement des contrôles à la frontière en vue de la sortie du Royaume-Uni de l’Union
européenne », 2 janvier 2019; et Grégoire Allix, « En cas de Brexit dur, des règles d’urbanisme abolies en
France », Le Monde, 11 janvier 2019.
216
248
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En outre, tout bilan doit prendre en compte les spécificités environnementales,
géographiques et sociales d’un pays, qui favorisent ou limitent les possibilités de réaliser une
politique environnementale, laquelle, en retour, peut agir sur ce contexte géographique. Cela
vaut pour l’usage de ressources énergétiques, de l’eau au vent en passant par le charbon, mais
aussi pour des questions comme la densité urbaine ou la répartition des villes sur le territoire.
Comment prendre en compte le fait qu’un pays ne brûle pas de charbon lignite, tout
simplement parce qu’il n’en a pas ? Afin de répondre à ces difficultés, Uekötter suggère
d’évaluer la politique environnementale d’un pays en fonction de son « potentiel
environnemental », constitué des contraintes et atouts de l’environnement naturel et social217.
En ce sens, la notion de potentiel environnemental, contrairement à l’objectivité
revendiquée d’un bilan environnemental, permet de prendre en compte les spécificités
nationales. Mais cette modalité d’évaluation inclut-elle l’intentionnalité des politiques
menées ? Faut-il prendre en compte le caractère subjectif d’une politique pour évaluer son
bilan environnemental ? Si l’on considère, par exemple, que l’énergie nucléaire serait
« propre », pourrait-on alors dire que les programmes nucléaires des années 1960
constituaient des « politiques environnementales » ? A l’inverse, que faut-il penser d’une
politique ostensiblement écologique, mais pêtrie de contradictions sinon hypocrite ? Il ne
suffit pas d’opposer l’intention aux faits : il paraît difficile, par exemple, de réfuter le
caractère environnemental de la politique nazie au seul motif que l’Etat favorisait par ailleurs
l’industrie chimique – fondée sur l’économie du charbon –, cela au détriment des
biotechnologies. En effet, si les ersatz et la synthèse chimique furent privilégiés – tant par
l’industrie que par l’Etat – à la production de substances via des micro-organismes, c’était
pour des raisons liées à la conjoncture (le manque de ressources agricoles nécessaire aux
biotechnologies), au choix de l’autarcie qui aggravait celle-ci218, mais aussi en raison de
l’avance déjà prise par la chimie, et du prestige de cette méthode et industrie « scientifique »
par comparaison aux méthodes artisanales de la biotechnologie, etc. En ce domaine, l’Etat
renforçait un processus de path dependency déjà enclenché219. Or, à lui seul, l’essor de
l’industrie chimique suffirait à dresser un bilan négatif : que valent des réserves naturelles
face à l’ampleur de la pollution chimique ? Indépendamment du rôle d’I.G. Farben, la
puissance de la chimie allemande allait durablement marquer le monde entier de son
empreinte ; par le choix de l’autarcie, le régime nazi en porte indubitablement une lourde
217
Uekötter, Uekötter, The Greenest Nation?, 16‑24 (cf. aussi l’épilogue).
Ce choix économique était aussi politique et militariste. Cf. toutefois la réflexion sur l’interdépendance des
économies de K. Polanyi (op.cit.), qui invite à recontextualiser ce choix dans un cadre plus général.
219
La « dépendance au sentier » est un concept issu de l’économie de l’innovation, sur lequel nous revenons infra,
qui vise à montrer comment les choix initiaux, en matière de trajectoires technologiques, déterminent l’éventail
ultérieur des possibilités. En l’espèce, cf. Marschall, « Consequences of the Politics of Autarky... »
218
249
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
responsabilité. Ce jugement a posteriori est légitime220 ; il ne suffit pas à affirmer que
l’environnement n’était pas une préoccupation du régime, ni par conséquent que la politique
environnementale nazie n’était qu’un leurre.
VII.4.b DE
L’AMAZONIE
AU
SAHARA :
IMPACTS
INTERNATIONAUX DES POLITIQUES ENVIRONNEMENTALES
Ce bilan « objectif » sur la chimie conduit toutefois à souligner une faiblesse du concept
de « potentiel environnemental », développé dans une optique de comparaison transnationale,
voire de benchmarking – c’est-à-dire d’un classement général qui récompenserait les « bons
élèves » de la « transition écologique ». On ne peut, en effet, limiter le bilan environnemental
d’un pays au seul cadre national. D’une part, depuis le début, la question environnementale
est
mondialisée. D’autre part, les politiques nationales ont un impact à l’étranger, qui
s’exerce de façon diverse : des pollutions transfrontalières de fleuves (Rhin, fleuve Uruguay)
à la poussière de charbon qui traverse les frontières, en passant par le « nuage de
Tchernobyl » ; de la chasse aux espèces migratrices en passant par la surpêche et
l’aménagement de fleuves bloquant les migrations ; de l’émission de gaz à effets de serre à
l’impact global aux relations complexes et « translocales » qui unissent, par exemple,
l’Amazonie au Sahara. Comme le suggère ce dernier exemple, on ne peut se contenter
d’opposer le « local » au « global » : il faut s’intéresser aux connexions translocales qui
unissent deux territoires, pays ou écosystèmes éloignés, dans la mesure où cela a des
implications – ou devrait en avoir – au niveau bilatéral des relations internationales, qui ne
peuvent être simplement traitées dans un cadre multilatéral global. Actuellement, le droit
international peine à prendre en compte ce type spécifique de relations, que l’ontologie, en
particulier de tradition analytique, aide à penser. Celles-ci justifieraient, en effet, que les
habitants du Sahara aient leur mot à dire sur les politiques nationales affectant l’Amazonie,
leurs intérêts directs étant distincts de l’intérêt général de la communauté internationale. Cela
pourrait s’articuler à l’idée de territoire, articulée à celle d’intérêts à défendre, proposée par
Latour : « la liste que vous pouvez dresser de vos conditions de subsistance définit le territoire
que vous habitez. Peu importe si vous devez y inclure des éléments répartis sur la Terre
entière »221. Mais Latour insiste sur la nécessité de pouvoir « visualiser » ce territoire, de
décrire un « monde concret ». Or, il est peu probable que tous, au Sahara, puissent réellement
« visualiser » l’Amazonie, ou même prendre conscience de la liaison entre ces deux régions –
220
Il demeure évidemment simpliste d’accuser la « chimie » de tous les maux ; on s’étonne toutefois de
l’indifférence manifestée, du moins jusqu’il y a peu, de la part des historiens de l’industrie chimique à l’égard de
l’environnement (constat effectué in Jeffrey K. Stine et Joel A. Tarr, « At the Intersection of Histories:
Technology and the Environment », Technology and Culture 39, no 4 (octobre 1998): 622‑23.)
221
Bruno Latour, « Il faut faire coïncider la notion de territoire avec celle de subsistance », Le Monde, 22 juillet
2018.
250
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ce qu’un simple voyage au nord du Brésil suffit à établir. En outre, ces rapports sont
asymétriques : bien que le sol de l’Amazonie vive de la poussière du Sahara, ce dernier serait
impacté négativement par la déforestation222. La notion de « territoire » qui pourrait être
construite ne serait donc pas commune aux deux populations concernées…
Sur le plan, géopolitique, du droit international, la résilience du principe de
souveraineté et la construction pyramidale d’un « ordre juridique » orienté principalement
vers le maintien de l’ordre et de la paix n’est guère favorable à la formalisation de relations
transnationales. Celles-ci, qui existent de facto pour ce qui est des liens environnementaux –
ce qui, grâce aux progrès scientifiques (en physique, écologie, météorologie, géologie, etc.),
commence à être reconnu –, ne le sont guère par la doctrine : il y a peu de juristes
internationalistes docteurs en écologie, et aucun en méréologie (une branche de l’ontologie
traitant des rapports des parties au tout)223. Malgré l’incessant battage médiatique et la
multiplication des conventions, le désintérêt est général ; le rapport de l’ONU, Un monde plus
sûr (2004), ne cite l’environnement que dans huit paragraphes sur 301 – alors même qu’une
des rédactrices était G. H. Brundtland224. En revanche, et en raison d’espoirs déçus quant aux
capacités réelles de la diplomatie, les acteurs – qu’ils soient théoriciens ou praticiens – se
222
Malheureusement, nous n’avons pas retrouvé l’article qui, de mémoire, affirmait cette relation (d’où le
conditionnel). Sur l’importance du Sahara pour l’Amazonie, établie par de nombreux travaux, cf. par ex. Ilan
Koren et al., « The Bodélé depression: a single spot in the Sahara that provides most of the mineral dust to the
Amazon forest », Environ. Res. Lett. 1, no 1 (2006).
223
La méréologie (du grec μερος « partie »), travaillée essentiellement en philosophie analytique, vise d’abord à
distinguer et clarifier les façons dont des parties peuvent se rapporter à un tout. Son utilité face à la nécessité de
comprendre comment l’Amazonie et le Sahara forment un « tout », sur le plan environnemental et donc,
aujourd’hui, politique, est patente (entre autres pour comprendre comment le « tout environnemental » se
distingue de l’ « ensemble politique », aujourd’hui inexistant). Sur le droit international, un article d’A. Pellet,
bien que daté, contient des indications précieuses sur les raisons expliquant la lenteur de la rénovation du droit
international. Il est également très parlant en ce qu’il s’abstient, mis à part quelques exemples (p.23, 29), de traiter
du droit environnemental, qualifié de « mode » (p.17), ou lorsqu’il reprend la position du Conseil de sécurité de
l’ONU, qui s’intéresse au terrorisme et aux « armes de destruction massive » – qualifiés par A. Pellet de menaces
pour « l’avenir de l’humanité » (p.34) – mais ignore l’écologie. Les dix ans passés ont bien montré que la menace
djihadiste (en particulier du groupe de « l’Etat islamique ») constitue une attaque contre la civilisation, et, par
suite, contre l’humanité – on se demande comment l’ « Etat » islamique répondrait à la crise climatique… N’en
demeure pas moins qu’en 2007, ni A. Pellet, ni, semble-t-il, l’ONU ou son Conseil de sécurité, ne considéraient la
crise environnementale comme une menace pour l’humanité, et encore moins comme justifiant la prise de
mesures autoritaires – ce que l’ONU fait pourtant pour le transport aérien, maritime, le SRAS (pour l’Ebola, il ne
nous paraît pas qu’il a pris de telles mesures) ou contre le « financement du terrorisme », tous domaines où
« nécessité fait loi » (p.32-36). Par la suite, l’environnement a fait son apparition dans l’agenda de l’ONU, et du
Conseil de sécurité, mais essentiellement (à notre connaissance) via la question des « réfugiés climatiques », vus
comme « menace pour la sécurité » et la stabilité. Cela repose sur des arguments fondés, mais qui ne sauraient en
aucun cas constituer un cadrage suffisant – et humain – de la question. Cf. Pellet, « L’adaptation du droit
international aux besoins changeants de la société internationale »; Schwartz et Randall, Rapport secret du
Pentagone sur le changement climatique; et sur le risque d’une approche « sécuritaire » de l’environnement, C.
A. S. E. Collective, « Critical Approaches to Security in Europe ».
224
Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, « Un monde plus sûr :
notre affaire à tous » (ONU, 2 décembre 2004), §22, 53-55, 57, 71, 280, 294. Le « changement climatique » est
abordé quatre fois (§22, 53-54 et 71).
251
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
tournent de plus en plus vers l’échelon transnational, ou translocal225. Si la politique échoue à
prendre en compte ces phénomènes, il se pourrait ainsi que les citoyens se tournent vers le
droit pour faire valoir leurs intérêts. A cet égard – outre les efforts de collaboration
internationale entre villes, ou même nationale entre villes et Etats contre un gouvernement
fédéral climatosceptique –, le procès actuel qui oppose un paysan de Huaraz (Pérou) à
l’énergéticien allemand RWE est exemplaire226. Le plaignant tente de faire valoir, devant les
tribunaux allemands, la part de responsabilité de RWE dans le réchauffement climatique
global, et par conséquent dans la fonte des glaciers au-dessus de Huaraz, laquelle menace la
ville d’inondations de grande ampleur. Il réclame ainsi une indemnisation afin de financer la
construction d’un barrage227.
Un bilan environnemental intégral doit donc prendre en compte les conséquences
globales et transfrontalières des politiques menées. Il doit aussi, comme l’illustre le cas de la
chimie allemande, inclure le long terme dans son évaluation. Ceci conduit à réfléchir sur la
remarque de Schumpeter, dans son chapitre sur la « destruction créatrice » :
« il n’y a pas lieu d’évaluer la performance de ce procès ex visu d’un point donné du temps ;
nous devons juger de sa performance au cours du temps, en tant qu’elle se déploie durant des
décennies ou des siècles. Un système – tout système, économique ou autre – qui à chaque
instant utilise pleinement et au mieux ses possibilités pourrait toutefois être à long terme
inférieur à un système qui ne le fait à aucun moment précis, parce que cet échec pourrait être
une condition pour le niveau ou la vitesse d’une performance sur le long cours 228. »
Si l’on transpose cet argument à notre problème, Schumpeter fait ainsi valoir qu’un
bilan environnemental ne peut se contenter d’être une photographie à l’instant t. Il suggère en
outre qu’il est possible, pour un système, de suivre une trajectoire optimale en n’exploitant
pas pleinement et à chaque instant ses potentiels, dans la mesure où à terme, cette faiblesse
pourrait expliquer des performances accrues. Appliqué à la notion de potentiel
environnemental, cette forme de « ruse de l’histoire » pourrait conduire à la conclusion
paradoxale qu’un système n’exploitant pas pleinement ce potentiel pourrait être supérieur à
un système l’exploitant à fond.
Ces difficultés conduisent à relativiser d’une part l’idée d’un bilan environnemental
« objectif », qui opposerait les faits à l’intention ; d’autre part celle de « potentiel », focalisé
sur une comparaison internationale (voire « nationaliste »), et qui souffre en sus du soupçon
225
Jean-Michel Normand, « Automobile : le crépuscule du moteur thermique », Le Monde.fr, 7 janvier 2018;
Uekötter, The Greenest Nation?, 164‑66. (Normand souligne l’importance de la politique municipale).
226
https://germanwatch.org/en/huaraz ; Patricia Jolly, « Climat : la justice allemande rejette la plainte d’un
fermier péruvien contre un géant de l’énergie », Le Monde.fr, 15 décembre 2016; AFP, « Peruvian Farmer Sues
German Energy Giant for Contributing to Climate Change », The Guardian, 14 novembre 2017. Cf. aussi JT FR2,
29-11-17 : « la croisade d’un paysan péruvien » et, supra, note 52.
227
Projet discutable : on tend aujourd’hui à considérer qu’édifier des barrages en vue de contrôler les inondations
est assez « problématique » : Blackbourn, The Conquest of Nature, 224‑25.
228
« … because the latter’s failure to do so may be a condition for the level or speed of long-run performance. »
(Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, 83.). On peut remplacer « utiliser » par « optimiser ».
252
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’être utilisé à des fins apologétiques, c’est-à-dire justificatrices (en dédouanant un pays, par
exemple, de sa consommation de charbon). De plus, le bilan objectif ne pouvant être que
« global » et le « potentiel » national, ces problèmes conduisent à souligner le caractère
translocal qui n’est pas pris en compte, dans la mesure où l’aspect « trans-» ou « international » n’est réellement pris en compte que lorsqu’il s’agit de territoires contiguës.
L’ontologie, la géographie, les sciences environnementales et politiques (notamment
juridiques) doivent ainsi travailler ensemble pour analyser ces contiguïtés réelles, mais non
physiques. Enfin, la force de l’ « objectivité » du bilan, purement « factuel », est sa faiblesse :
il faut lui adjoindre une évaluation qui prenne en compte l’intentionnalité des politiques, leur
explication et leur justification, en particulier lorsque la dimension morale de la question est
aussi importante qu’elle l’est pour le nazisme. En particulier lorsqu’il s’agit d’un tel cas,
plutôt de simplement opposer un bilan objectif à une idéologie, comme le font la plupart des
historiens « sérieux » et soucieux d’objectivité, il faut aussi examiner cette composante
subjective.
VII.4.c LA
RESPONSABILITE
DU
L’ACCELERATION DU « THANATOCENE »
NAZISME
DANS
La prise en compte de l’intentionnalité dans l’évaluation du caractère environnemental
d’une politique et de la responsabilité des politiques s’effectue d’abord dans un cadre qui
relève, en fait, toujours du « bilan objectif ». Si une telle recontextualisation court toujours le
risque d’être pervertie en justification – reproche sans cesse adressé aux sciences sociales,
qui, en essayant de comprendre les actes, sont accusées de les justifier –, il n’en demeure pas
moins que toute attribution de responsabilité doit prendre en compte les connaissances des
acteurs, leurs intentions et les motifs de leurs actions229. Par le choix militariste d’une
politique autarcique fondé sur l’idéologie aryenne, ce régime plongea le monde dans une
guerre qui « représenterait à elle seule la moitié des morts de deux mille ans de guerre »230.
Un conflit qui accéléra de façon décisive ce que Ch. Bonneuil et J.-B. Fressoz ont appelé le
« thanatocène ». Selon V. Klemperer, le tribunal de Nuremberg aurait aussi dû condamner les
nazis pour les chiens et chats déclarés « artvergessen » et exterminés231. En fait, les nazis
auraient dû être jugés – outre pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et infractions
au jus ad bellum – pour écocide. Il est difficile d’envisager toutes les conséquences
environnementales qu’ont eues cette guerre, à court et à long terme, mais elles sont
229
Cf. supra, note 8 sur l’amiante.
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 143 (chap. VI: « Thanatocène. Puissance et écocide »).
231
Klemperer, LTI..., 140‑41.
230
253
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
décisives232. Dès lors, oui, l’environnement n’était qu’une « fausse préoccupation », si on le
rapporte au projet militaro-raciste qui orientait l’ensemble de la politique nazie et dont la
conséquence, sur le plan strictement environnemental, fût désastreuse – même si rien ne
permet d’établir qu’en son absence, le choix allemand de la chimie contre les biotechnologies
n’aurait pas été effectué.
VII.4.d LE MYTHE DE L’HARMONIE ARYENNE AVEC LA NATURE
Nous avons d’abord examiné les notions de « bilan objectif » et de « potentiel
national ». On a montré, ensuite, en s’appuyant sur l’idée, hautement vraisemblable sinon
« démontrée », d’une responsabilité du nazisme dans l’accélération du « thanatocène », que la
prise en compte de l’intentionnalité générale structurant la politique nazie permet d’une part
d’insérer la politique « partielle » concernant l’environnement au sein de ce projet global,
d’autre part d’en évaluer, sur un plan « objectif », l’impact à court et long terme. La
dimension « thanatologique » permet ainsi de montrer que la prise en compte de l’aspect
intentionnel, donc de « l’idéologie », ne conduit pas à affaiblir l’aspect objectif du bilan, mais
au contraire à renforcer celui-ci en permettant une recontextualisation de la « politique
environnementale ». L’horizon de cette évaluation demeure toutefois celle du « bilan
objectif ». Nous montrerons ici qu’une prise en compte intégrale de l’aspect idéologique du
nazisme ne conduit pas à tomber, comme Ferry, dans le piège de la propagande nazie qui
utilisait aussi sa politique environnementale dans le cadre d’une politique internationale
fondée sur le rôle de l’image et des symboles233.
Si les mouvements de Naturschutz et d’Heimatschutz d’avant 1933 – et même, pour une
partie d’entre eux, après – visaient une préservation de l’environnement naturel et social,
qu’on la conçoive sous un modèle de « conservation » de l’existant ou de conciliation avec le
développement industriel, les nazis imaginaient en effet pouvoir « moderniser » le territoire
tout en préservant l’intégrité du paysage et de l’environnement, de l’Heimat. Ceci, non pas
tant par une conciliation effective des enjeux économiques et environnementaux, c’est-à-dire
par des plans d’aménagement du territoire qui prendraient en compte, à des degrés divers, des
considérations environnementales, que par une prétendue capacité innée des « Aryens » due à
leur proximité imaginée avec la nature234. Cela n’enlève pas la réalité des efforts de
conciliation effectivement menés, essentiellement sur le plan du paysage, mais aussi, d’une
232
La construction de pistes d’aéroport à l’aide de coraux se distingue particulièrement. Pour un aperçu, outre
Bonneuil et Fressoz, op.cit., cf. Pearson, « Environments, states and societies at war ».
233
Cf. Hardouin Fugier, « La protection législative de l’animal »; Bratton, « Luc Ferry’s Critique... » Sur
l’importance de l’image en politique, cf. supra, note 168, section VII.3.c.ii. Ce thème est au cœur des travaux de
Suri, Power and Protest; Daniel Carpenter, Reputation and Power: Organizational Image and Pharmaceutical
Regulation at the FDA (Princeton Univ. Press, 2010).
234
Un point particulièrement mis en avant par Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich.
254
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
certaine façon, quant aux animaux. Mais cela explique aussi le caractère contradictoire et
chaotique de la politique menée : si l’Alberta, aujourd’hui, envisage de construire un projet
minier à 30 km d’une réserve classée, c’est afin de soutenir des intérêts économiques –
personne ne pense que cela pourrait résulter en une « harmonie » avec le paysage. Le résultat,
« objectif », est le même ; mais le mythe nazi de l’harmonie avec la nature ôte tout frein à ce
genre de comportements. La différence n’est donc pas seulement idéologique : elle est aussi
dans l’ampleur et l’échelle des dégradations permises par cette idéologie qui, paradoxalement,
revendiquait la protection de l’environnement et justifiait des politiques environnementales. Il
faut ici distinguer ce mythe aryen de l’essai de réhabiliter le paysage industriel que l’on
trouve, par exemple chez E. Rohmer : si celui-ci peut présenter Béthune en affirmant que « les
usines s’intègrent sans mal au paysage », filmant les nuages de pollution survolant les
maisons, il s’agit d’une œuvre artistique visant à montrer le beau dans le monde moderne, et
non de « défendre l’indéfendable », comme il le dit aussi235. Le nazisme a simultanément
justifié, donc permis, la conservation et la destruction de l’environnement : c’est ce paradoxe
qu’il convient de comprendre, plutôt que d’affirmer que l’idéologie de la conservation de la
nature n’était qu’une pure illusion, « démentie » par les faits et « instrumentalisée » par les
nazis. En ce sens, l’interprétation selon laquelle le Naturschutz serait caractérisé uniquement
par un « romantisme völkisch », qui le prédisposa à adhérer au nazisme mais qui n’aurait
accepté que par pragmatisme, et dans une volonté de conciliation, les projets de
transformation de la nature, de mise en culture de terres arables, et, de façon générale, la
« modernisation » du pays, n’est pas recevable236 : elle revient à diviser la société en un camp
« technophobe » et conservationniste, et un camp « technophile » et modernisateur, comme si
le Naturschutz était en situation d’extériorité par rapport au nazisme (et comme si le
conservationnisme était intrinsèquement opposé à la Modernité). Toute la difficulté est
précisément de comprendre que ces deux orientations se combinaient chez les mêmes groupes
et individus : si le Naturschutz a adhéré, pour sa plus grande part, au projet nazi de
transformation de la nature, c’est parce que lui-même postulait l’harmonie du Volk avec le
paysage, et qu’une partie non négligeable de ses membres adhéraient au projet d’une
« technique allemande ».
D’autre part, les nazis espéraient retrouver par la transformation de l’environnement
une nature mythifiée, et « restaurer » ainsi la « pureté » de l’Allemagne – une « restauration »
qui, dans la mesure où ni cette pureté ni ce passé n’ont eu d’existence réelle, ne pouvait que
prendre l’allure de l’instauration d’une société et d’un environnement nouveaux. C’est cet
235
Eric Rohmer, L’ère industrielle, les métamorphoses du paysage (1964).
C’est la lecture, par exemple, de Riechers, « Nature Protection... »; et, d’une autre façon, de Uekötter, The
Green and the Brown.
236
255
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
appel à un passé mythique et à une nation « purifiée » qui explique, par exemple, l’insistance
sur les plantes et les matériaux « natifs » (bodenständing, un « concept » développé par
Seifert237) ; dans d’autres contextes, et en passant outre l’absurdité qu’il y aurait à qualifier
certaines espèces d’ « allemandes » (processus qui se déroula également au Japon), celle-là
n’aurait rien de choquant238. C’est aussi le sens des règlements de 1935 et de 1936 sur la
« propreté et la beauté dans la ville et la campagne », qui prônaient un « grand nettoyage » du
« pays entier » (ce qui incluait l’expropriation des « monuments naturels » gérés par des
Juifs)239. On a parlé de processus dialectique de « nationalisation de la nature » et de
« naturalisation de la nation »240. En détournant partiellement une expression de Horkheimer,
nous dirons que le nazisme, loin d’accomplir la réconciliation de l’homme avec la nature,
opéra, au contraire, une « synthèse satanique entre la raison et la nature »241. Le symbole
« artistique » de cette synthèse se trouve dans la svastika sylvestre découverte en 1992 près de
Berlin : sur plus de 70 mètres, un forestier anonyme avait planté, en 1938, des mélèzes au
milieu de pins, si bien qu’à l’automne, les aiguilles des mélèzes changeant de couleur, une
vue d’avion permettait de voir la croix nazie à même le sol – soit une parodie sinistre et
involontaire de la « conscience écologique » manifestée par le land art, théorisé en tant que
tel à la fin des années 1960 aux Etats-Unis. Loin d’être l’ « acte curieux, mais au fond
insignifiant, d’un fanatique inconnu »242, cette préfiguration obscène du land art signifie au
contraire tant la volonté d’inscrire l’idéologie à même le sol que la vision à long terme de ce
forestier, qui adhère ainsi pleinement à la mythologie du « Reich millénaire ». N’y voir qu’un
acte isolé, c’est considérer que le nazisme ne s’est manifesté que par l’action de l’Etat, plutôt
que de le prendre pour ce qu’il fût réellement : une « contamination » de la culture allemande,
qui permit l’instrumentalisation par le NSDAP des actes « spontanés » des individus243.
Au final et selon le bilan objectif dressé par la quasi-totalité des historiens, la
transformation des paysages et la modernisation du territoire ont pris le pas sur la
conservation et la protection de l’environnement. Le régime a effectivement mené une
237
Wolschke-Bulmahn et Gröning, « The Ideology of the Nature Garden... »
Cf. par ex. Mauz, « Espaces naturels protégés : que sont devenus les projets des précurseurs ? Le cas du parc
national de la Vanoise et des réserves naturelles de Haute-Savoie ». Voir cependant les remarques in Larrère et
Larrère, Penser et agir avec la nature, 131‑51. On utilise des « matériaux natifs » dans certains projets actuels de
restauration de villages (ainsi des reconstructions de fours à pain). Le Bronx River Parkway fut aussi construit en
utilisant des plantes « autochtones » (cf. supra, note 170). Le Japon de l’ère Meiji chassait et matraquait à mort
les chiens autochtones, au motif qu’ils étaient inférieurs aux chiens de « race britannique ». Le nationalisme
militariste du début du XXe siècle conduisit à une ré-évaluation des chiens « japonais », les sauvant d’une
extinction prévisible (Brett L. Walker, « Animals and the Intimacy of History », History and Theory 52, no 4
(décembre 2013): 54.).
239
Williams, « “The Chords of the German Soul...” », 380‑81.
240
Lekan et Zeller, « The Landscape of German Environmental History », p.10.
241
Horkheimer, « La révolte de la nature » (p.83 in Eclipse of Reason (1947; Continuum, 2004), trad. chez Payot,
1974.)
242
Les arbres furent rasés en 1995 et 2000. Uekötter, The Green and the Brown, 178‑79.
243
« La révolte de la nature », in Horkheimer, Eclipse of Reason.
238
256
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
politique environnementale – perverse –, qui était toutefois loin de répondre aux enjeux de
modernisation. Elle n’était pas, comme le prétendait la propagande, la « plus avancée » du
monde ; mais y-a-t-il un sens à la « comparer » à la façon dont d’autres pays ont aménagé leur
territoire ? La manière dont certains historiens minorent la dimension environnementale des
politiques menées au motif de l’importance des projets d’aménagement du territoire n’est-elle
pas toutefois caractéristique d’une forme d’échappatoire, consistant à refuser de penser le
losange technique-Modernité-environnement-nazisme, en n’abordant la question que d’un
seul angle ? En somme, ces historiens font-ils autre chose que d’accuser les nazis d’avoir
modernisé l’Allemagne – « abstraction faite » du génocide ? Ce faisant, ne tombent-ils pas
dans l’excès inverse de ceux qui affirment que le nazisme ne peut être considéré comme
« moderne » ou « modernisateur » en raison de sa tonalité völkisch et « ruraliste » ? Tout se
passe comme s’il fallait soit nier l’aspect « environnementaliste » du nazisme – et donc mettre
en valeur sa « modernité » –, soit nier tout aspect « modernisateur » – et donc insister sur son
« environnementalisme ». Or, il est peu douteux que l’adjonction de conseils paysagistes aux
ingénieurs, ou la réunion d’une équipe pluridisciplinaire autour de K. Meyer, constituent des
innovations modernes, non dénuées d’un réel intérêt pour l’environnement, bien que motivées
par l’idéologie völkisch. Elles ne peuvent être comprises en opposant la Modernité à
l’environnement (fût-ce dans le seul contexte nazi). De même, la défense d’un « romantisme
du réservoir », qui précéda le nazisme, relève d’une esthétique moderne, voire futuriste, du
paysage qui va à l’encontre de la préservation d’un paysage « éternel ». S’il est difficile de
penser le paradoxe nazi et les incohérences de sa politique et de son idéologie, cela réside
sans doute aussi dans la difficulté à penser le rapport de l’environnement à la Modernité et
donc à la technique.
On ne peut bien entendu pas « faire abstraction » du génocide, ni d’une idéologie qui
rend impossible une simple comparaison « positiviste » et descriptive mettant en rapport une
« politique environnementale » et l’aménagement du territoire. La singularité du nazisme ne
se limite pas au racisme, mais est caractérisée par la conception dystopique d’une nature
racialisée, pure comme le serait le Volk, associée au mythe de la capacité innée de la « race
aryenne » à préserver l’environnement alors même que le régime en bouleversait l’équilibre.
Or, cette conception de la Volksgemeinschaft était associée au mythe d’une « technique
allemande », par laquelle le nazisme réconcilierait Kultur et Zivilisation en promettant des
interventions massives sur la Nature qui ne mettraient pas celles-ci en péril. La conception de
la nature qui animait le nazisme n’est pas dissociable de sa conception de la technique ; loin
d’être périphériques, elles étaient au cœur de l’utopie impérialiste d’une Volksgemeinschaft
réunissant dans son orbite environnement naturel et artificiel, faune et flore « native » et
machines, dans une conquête d’un Großraum, dans lequel on pourrait « bâtir » (Aufbau),
habiter et « donner forme à la terre » – et dans lequel on a « colonisé », esclavagisé,
257
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
exterminé244. En ce sens, cela ne pouvait que forclore toute véritable politique de protection
environnementale, non seulement en rendant dérisoire toutes les avancées réelles qui ont pu
avoir lieu, mais aussi en favorisant les projets hostiles à l’environnement. Ce n’est pas
seulement la logique génocidaire qui invalide la « protection de la nature » sous le nazisme,
c’est la conception de la nature et de la race sur laquelle elle s’appuie 245. En aucun cas,
comprendre le paradoxe nazi d’une conservation et d’une destruction simultanées de la nature
n’implique-t-il de croire que les deux se seraient équilibrées : la destruction a bien pris le pas
sur la conservation.
VII.4.e UN DEBAT CITOYEN, PLUTOT QUE D’HISTORIENS
Ce bilan ultime, qui demeure objectif, invite à prendre en compte le paradoxe nazi du
« modernisme réactionnaire » et d’une Volksgemeinschaft qui associe, au-delà des hommes,
la nature et la technique. Cette perspective, qui inclut l’idéologie comme élément constitutif
du bilan objectif, permet de comprendre pourquoi le même régime pouvait, dans le même
temps, justifier la protection de l’environnement et sa dégradation. A l’instar du constat
effectué à partir de la notion de « thanatocène », elle invite à prendre en compte
l’intentionnalité et la subjectivité des politiques, en tant qu’élément du bilan, qui permet de
situer la politique particulière de l’environnement au sein de la politique générale. Mais en
prenant en compte le paradoxe inhérent au nazisme, elle invite à interroger notre conception
de l’environnement et de la technique et la manière dont celle-ci influence, à notre insu,
l’objectivité du bilan historique. Selon nous, si les historiens s’écharpent pour savoir si le
nazisme a mis en œuvre, ou non, une politique environnementale246, ce débat, en réalité, n’est
pas un débat d’historiens, mais de citoyens. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause
le caractère nécessaire d’une évaluation politique et morale de la politique environnementale
nazie. Mais en poussant la logique positiviste de la neutralité axiologique au maximum, on
peut montrer en quoi le débat historiographique demeure imprégné de jugements de valeur
qui l’empêche d’effectuer, de façon rigoureuse, le bilan sur lequel le jugement moral puisse se
prononcer en toute connaissance de cause. On reprendra ici succinctement les étapes de ce
débat pour nous expliquer. En premier lieu, rien ne permet de nier que les nazis, d’une
manière ou d’une autre, ont effectivement mis en œuvre une politique environnementale, tant
sur le plan « objectif » ou factuel que sur le plan « subjectif » ou intentionnel. En deuxième
244
Sur l’usage nazi des termes Aufbau et Gestaltung, cf. Blackbourn, The Conquest of Nature, 263.
Lekan, « Regionalism... »; Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ». Nous rejoignons en effet complètement
Chapoutot sur ce point ; son erreur est de penser que cela découle d’un rejet ou d’une absence du concept de
« nature sauvage ».
246
La plupart des historiens, pour des raisons morales évidentes, tend à réfuter ce caractère environnemental ;
ceux qui le soutiennent sont souvent soupçonnés de s’inscrire dans la lignée d’A. Bramwell, qui vise surtout à
discréditer l’écologie actuelle.
245
258
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
lieu, le bilan environnemental du nazisme ne peut dissocier la politique environnementale du
reste de la politique nazie, c’est-à-dire ne comprendre par « politique environnementale » que
ce qui relève, pour nous, de l’environnement. Cette perspective conduit en effet à exclure
d’avance les aspects repoussants et moralement inadmissibles de cette politique, pour ne
considérer que ses aspects « acceptables ». On s’intéressera ainsi, principalement, au projet
autoroutier, et, en soulignant les limites réelles, sur le plan environnemental, de la politique
menée, on prétendra établir un constat général de l’hypocrisie de la politique menée 247.
Certes, mais cela ne vaut-il pas, d’une certaine manière et nonobstant la prise en compte des
« trames bleues et vertes »248, etc., tout autant pour la politique actuelle menée en Europe
concernant l’aménagement paysager des autoroutes ? Une partie des historiens invite au
contraire à prendre en compte le caractère global de la politique environnementale nazie, ce
qui passe notamment par la prise au sérieux de son caractère idéologique. Si l’on étudie ainsi
le GeneralPlan Ost et la dimension à la fois génocidaire, environnementale et moderniste de
ce projet, on est ainsi conduit à mettre en balance les succès obtenus grâce à la loi de 1935 en
termes d’augmentation de zones protégées avec l’aménagement à marche brutale – et
génocidaire – du territoire. A l’instar de la prise en compte de la responsabilité nazie dans
l’accélération du « thanatocène », cela conduit à un bilan objectivement plus que négatif249, et
beaucoup moins imprégné de jugements de valeur que le bilan partiel qui considère la
politique environnementale uniquement à partir de notre notion de l’environnement. Or, une
telle recontextualisation conduit à prendre au sérieux le discours idéologique et à l’analyser en
tant que tel, c’est-à-dire non pas comme un simple discours fictif mais comme un élément
essentiel de la politique menée. Menée dans le cadre nazi, ce type d’analyses, trop vite
évacuée en l’accusant de relever d’une histoire idéaliste des idées ou de l’idéologie, invite à
un effort théorique et axiologique s’inspirant des méthodes d’interprétation du discours
utilisées par l’histoire de la philosophie, des idées et de l’idéologie250, et – dans sa dimension
morale –, de l’anthropologie tant cet effort de compréhension est douloureux. Il faut en effet
essayer
de
« comprendre »
ce
que
les
nazis
constituaient
comme
constituant
l’ « environnement » si l’on veut réussir à penser ce paradoxe d’une idéologie qui légitime
simultanément la protection et la destruction de l’environnement et qui conduit à intégrer au
sein même de la politique environnementale nazie sa dimension génocidaire. A cette aune, la
« politique environnementale nazie » est un tout : elle intègre les fleurs (« natives »), les
247
C’est en particulier la méthode adoptée par Zeller, in « “The Landscape’s Crown”... »
Sur celles-ci, cf. infra, 1e partie, section VIII.4.
249
C’est à peu près ce que fait Uekötter (The Greenest Nation?, 54‑56.).
250
Outre l’histoire « traditionnelle » de la philosophie ou des idées politiques, on pense en particulier aux
méthodes (différentes) de Q. Skinner et de J.-P. Faye. Cf. par ex. Skinner, « Hobbes on Representation » (en part.
l’introduction); Faye, Le langage meurtrier.
248
259
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
autoroutes, les animaux, et l’extermination du GeneralPlan Ost. Cet ensemble constituait ce
que les nazis appelaient l’ « environnement », et c’est celui-ci qu’il convient de comprendre,
puis de juger et d’évaluer, et non ce que nous appelons l’environnement, plutôt que de s’en
tenir à une évaluation de l’importance et de la teneur « réelle » des aspects « positifs » en
réduisant le concept d’idéologie à celui d’une pure fiction dénuée d’effectivité. En montrant
que les plantes, les animaux et les autoroutes constituaient une partie intrinsèque de la
Volksgemeinschaft, plutôt que, précisément, uniquement son « environnement » ou son
« milieu d’existence » – ce qu’ils étaient aussi –, on réussit à expliquer en quoi la politique
nazie de protection des animaux ne saurait en aucun cas, de notre point de vue actuel et
démocrate, constituer une politique écologique. Mais on arrive aussi à montrer qu’aux yeux
des nazis, tel était bien le cas, et que la politique environnementale du Reich n’était pas
uniquement un alibi idéologique ou une mise en scène pour les puissances extérieures – même
si elle était aussi cela. D’autre part, on s’approche tangentiellement de la compréhension du
paradoxe nazi, ce qui permet d’établir à quel point la conception nazie de l’environnement et
de la technique est différente de la nôtre, c’est-à-dire des conceptions actuelles aujourd’hui
défendues sur l’ensemble du spectre politique. Cela conduit d’abord à remettre en cause l’idée
de l’homogénéité d’un « rapport occidental » à la nature et à la technique. Ensuite, cela mène
à ce bilan, effroyable mais objectif, selon lequel les nazis avaient bien une « conscience
écologique » ; mais ce qu’ils entendaient par « environnement » était à ce point
incommensurable à ce que nous entendons par ce terme que leur notion d’environnement
mêlait ultra-modernisme et archaïsme rural d’une part, et protection de l’environnement et
logique génocidaire d’autre part. Pour pouvoir dresser un tel bilan, qui permet à la fois une
description adéquate et objective de la politique nazie et conduit inéluctablement à une
évaluation négative, les historiens doivent substituer au concept de « conscience écologique »
celui de l’ « environnement » en tant qu’agencement.
260
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VIII. CONCLUSIONS : LE GRAND RECIT DE
L’EMERGENCE
DE
LA
CONSCIENCE
ECOLOGIQUE
« Il y a eu tout un mouvement dit « écologique » - qui […] ne remonte pas seulement au XXe
siècle - qui a été en un sens et souvent en rapport d'hostilité avec une science, ou en tout cas
avec une technologie garantie en termes de vérité. Mais […] cette écologie aussi parlait un
discours de vérité : c'était au nom d'une connaissance concernant la nature […] que l'on
pouvait faire la critique. On échappait donc à une domination de vérité, non pas en jouant un
jeu totalement étranger au jeu de la vérité, mais en le jouant autrement »1
Ce parcours général montre l’inadéquation d’une approche en termes d’émergence
d’une « conscience écologique » dans les années 1960-70. D’un point de vue heuristique, ce
concept empêche de comprendre comment les enjeux environnementaux ont pu être
problématisés
de façon tantôt éloigné, tantôt proche à nos préoccupations actuelles. Il
présuppose, à chaque fois, une conception déterminée de l’environnement, empreinte de
jugements de valeur, qui conduit à préjuger de ce qui relève d’une politique écologique ;
réciproquement, en présupposant savoir ce qui constituerait une « écologie authentique », il
postule une conception de l’environnement déterminée. Ainsi, c’est l’absence prétendue, chez
les nazis, du concept de « nature originaire », qui permet à un historien de dénier l’existence
d’une réelle préoccupation environnementale chez les nazis. C’est encore l’idée selon laquelle
l’écologie dévaloriserait « l’intervention humaine chaque fois que celle-ci perturbe l’harmonie
du vivant » qui conduit M. Fœssel à affirmer qu’elle serait formée d’une « logique […]
profondément identitaire ». Nonobstant le caractère erroné, sur le plan empirique, de ces deux
discours2, ce qui importe c’est leur commune présupposition d’un concept de l’environnement
et d’un concept de l’écologie. Sur cette base, ces auteurs – qui ne constituent qu’un
échantillon d’une tendance omniprésente tant en histoire qu’en philosophie – se permettent
ensuite d’établir des jugements qui se revendiquent de l’objectivité du savoir (historique ou
philosophique), alors que l’éclaircissement de leurs présupposés dévoile leur nature politique
et morale, c’est-à-dire idéologique. De façon générale, ce problème provient de l’usage même
du concept de « conscience environnementale » qui conduit nécessairement à ignorer les biais
idéologiques qui informent la théorie. C’est pourquoi nous montrerons, en reprenant les
thèmes centraux que nous avons abordé, qu’il faut substituer à ce concept celui de
l’environnement comme agencement, ce qui permet de ne pas préjuger de ce qui constitue une
écologie « authentique ».
1
Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté (n°356) », in Dits et Ecrits (IV)
(1984; Gallimard, 1994), 708‑29.
2
Comme nous l’avons montré, il y a bien une « nature originaire » chez les nazis. Pour la critique de la réduction
de l’écologie à cette « logique identitaire » – qui existe effectivement en partie –, cf. Larrère et Larrère, Du bon
usage de la nature…, op.cit.
261
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Notre enquête montre que si la « conquête de la nature » était bien un leitmotiv de la
pensée du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, celle-ci n’excluait ni la présence d’une
optique de préservation de la nature, ni celle d’un intérêt pour la nature « en soi ». Le discours
« cartésien » de « maîtrise de la nature » n’exclut pas, en soi, le « respect de
l’environnement » ou la volonté de vivre « en harmonie » avec la nature, quoique cela puisse
signifier – et cela, comme les mouvements völkisch de « retour à la nature » puis le nazisme
l’ont montré, peut signifier tout autre chose que ce que le mouvement hippie et les anarchistes
naturistes du début du XXe siècle avaient en tête. C’est pourquoi nous sommes circonspects
quant aux appels à « imaginer une autre approche, non plus de domination et de maîtrise, mais
d’humilité et de refus de contrôle afin de permettre l’épanouissement de la nature »3. Non pas
qu’il ne serait pas urgent de penser différemment la technique et de distinguer différentes
modalités possibles de l’agir technique, ou qu’il n’y aurait pas différentes manières de
travailler et d’interagir avec la nature, y compris au sein même de la technique : en posant la
« crise environnementale » en tant que fondement du politique et de la philosophie politique
et morale, et dans la mesure où la technologie constitue une dimension essentielle de cette
crise, nous avons affirmé le contraire. Toutefois, penser ces différentes modalités en opposant
la « domination de la nature » ou la « dictature de la technique » à une attitude qui prônerait
l’humilité face à la Nature, qu’elle fût, ou non, le résultat d’une Création divine, mène à un
discours général, abstrait et idéaliste. D’abord, il mène à dissocier l’éthique environnementale
de la philosophie politique en se contentant d’un vague appel à une « conversion écologique »
d’ordre psychologique, qu’elle soit individuelle ou collective. Ensuite, en s’insurgeant contre
le projet technicien, il ignore le fonctionnement réel des techniques. Enfin, le caractère vague
et général de ces appels constitue un risque politique majeur, très souvent ignoré. Ces
formules générales peuvent en effet, par leur généralité même, abriter toutes sortes de
discours et d’idéologies : en empêchant la réflexion théorique de faire les distinctions
conceptuelles nécessaires, elles autorisent, en pratique, toutes les confusions politiques et
idéologiques imaginables et des alliances « contre-nature » qu’une pensée démocratique se
doit de rejeter. Ainsi, les nazis pensaient pouvoir « maîtriser la nature » et vivre « en
harmonie » avec celle-ci ; aujourd’hui, on tend à parler de « domination de la nature » non pas
de façon apologétique, mais afin de disqualifier certaines formes d’intervention4. A l’instar
d’Aristote, on se gardera toutefois de condamner la rhétorique qui utilise ces formules
3
J.-C. Génot, Quelle éthique pour la nature ? (2003), cité in Larrère et Larrère, Du bon usage de la nature pour
une philosophie de l’environnement, 170, 260.
4
Chez J.-C. Génot, par exemple, ou Eric Katz qui s’oppose aux projets de restauration d’espaces naturels au
motif qu’ils incarneraient, eux aussi, une forme de « domination de la nature » (Larrère et Larrère, Penser et agir
avec la nature, 195; Katz, « Le grand mensonge... », 352.)
262
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
générales en tant que telle5 : celle-là possède une valeur politique et, en l’espèce,
pédagogique, permettant sans doute de modifier les comportements. Mais au niveau
théorique, elle ne permet guère d’identifier des « bonnes » ou « mauvaises » pratiques. Le
« pilotage »6, ou l’aménagement « éco-compatible » des cours d’eaux, constituent eux aussi
des formes de « maîtrise et de domination de la nature » – ce qui n’a rien de répréhensible en
soi. Nous aussi prétendons « maîtriser la nature » et vivre « en harmonie » avec celle-ci ; « la
création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu
environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d'intérêt
public » dispose la loi de 1977 sur l’architecture.
Le concept d’émergence d’une conscience (écologique, ou autre) pose en outre à
l’historien des problèmes insolubles. Par hypothèse, il ne peut y avoir qu’une seule émergence
– ou qu’une invention de l’environnement – qu’on multipliera, le cas échéant, pour s’adapter
à la situation particulière de chaque région, pays, continent ou « aire civilisationnelle ». Outre
les problèmes inextricables de datation, cela rend impossible de prendre en compte de
nouvelles inflexions, à l’instar du « tournant » opéré vers le développement durable : alors
qu’il y a une vingtaine d’années, Le Monde consacrait épisodiquement des articles à
l’environnement, il s’est désormais non seulement doté d’une rubrique ad hoc, mais consacre
certains jours plus de la moitié de ses articles à ce sujet. Si l’on se contentait de ce critère, on
pourrait imaginer que les historiens à venir dateront du tournant du XXIe siècle l’ « invention
de l’environnement ». A moins, qu’étant donnés le caractère inadapté de notre réponse au
changement climatique (entre autres), ils ne nous regardent de la même façon que nous
jugeons le XIXe siècle, le « bloc de l’Est », voire le nazisme : comme le dit le Vatican,
« l’humanité de l’époque post-industrielle sera peut-être considérée comme l’une des plus
irresponsables de l’histoire »7.
Le cas, unique, du nazisme montre que les conceptions de l’environnement sont
solidaires des conceptions de la technique. Et, chacune de leur côté pose nécessairement la
question de la Modernité, de ce qu’elle signifie et des différentes formes qu’elle peut prendre.
Celle-ci, en retour, ne peut manquer de conduire à s’interroger sur le sens des guerres
mondiales et du génocide nazi. Poser la question de l’environnement sans s’intéresser au
nazisme revient à refuser de problématiser la Modernité et la technique. Cela conduit aussi à
5
Aristote, Rhétorique, I, 1 : Savoir convaincre, commente R. Bodéüs, n’est pas seulement une compétence
« technique », mais relève de la responsabilité du « bon politique », qui lui, « sait convaincre du bien » :
« l’homme [doit] avoir les moyens de sa politique » (Bodéüs, Aristote, une philosophie en quête de savoir, Vrin,
2002, cité par P. Chiron in préface d’Aristote, op.cit., GF Flammarion, 2007, 56). Nous revenons sur cette
question de la « neutralité des techniques » dans la 2e partie.
6
Pour reprendre la distinction entre « fabrication » et « pilotage », arts du faire et arts du faire-avec, qui oppose
une « démarche dominatrice » à une « démarche empirique (…) et précautionneuse » proposée in Larrère et
Larrère, op.cit. (chap. VI, 226-227).
7
Vatican, « Laudato Si’ », §165.
263
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
accepter telles quelles, comme signifiantes en elles-mêmes, des expressions comme la
« conquête » ou la « maîtrise de la nature », l’ « harmonie avec la nature » ou la « maîtrise de
la technique », sans voir la polysémie possible de ces syntagmes, et la multiplicité sans fin des
jeux idéologiques qu’ils justifient. Avant d’examiner la question philosophique de la
technique, de sa « maîtrise » ou de l’apprentissage de sa « non-maîtrise », nous conclurons en
sept points.
D’abord, nous reviendrons sur la notion de wilderness et sur la critique de l’abstraction
juridico-scientifique, avant d’aborder le thème de l’opposition alléguée entre la Modernité et
la défense de la nature. Ceci nous amènera à approfondir la question du paysage et du débat
sur l’anthropocentrisme, en montrant comment le paysage a partie liée avec l’édification de la
nation, et par conséquent la protection de la nature avec la modernisation de l’Etat. Nous
rappelons, ensuite, les principaux éléments du « grand récit » de l’émergence de la conscience
environnementale, et montrerons pourquoi il faut lui substituer, a minima, le concept de
« conscience scindée », comme le propose la critique du paradigme de la Modernité réflexive.
Nous analyserons enfin les limites de la proposition très intéressante de F. Charvolin de
remplacer l’ « émergence de la conscience » par l’« invention de l’environnement ». En
s’appuyant sur notre enquête et sur ce concept, on proposera le concept alternatif
d’agencement de l’environnement. Sur un plan épistémologique, celui-ci vise à répondre aux
problèmes méthodologiques soulevés. C’est aussi un concept philosophique qui nous
permettra, dans notre seconde partie, de passer de l’environnement comme fondement à
l’environnement comme valeur : on montrera alors que ce concept possède, tant pour les
sciences sociales que pour la philosophie, une valeur épistémologique, politique et morale.
VIII.1 WILDERNESS, PAYSAGE, PRIMITIVISME
« La Société pour la Protection des Paysages de France n’a aucunement la prétention de
s’opposer à la civilisation matérielle nécessaire. Elle n’aspire point (comme le rêvent peutêtre follement des imaginations excessives) à empêcher dans la nature comme chez les
hommes une évolution inéluctable, défendre par exemple à un village de s’abreuver, de
s’éclairer, ou d’établir des communications. Mais elle entend constater le bien fondé d’utilité
réelle des travaux réclamés, pour que – d’accord avec ceux qui en sont chargés, industriels,
ingénieurs, autorités administratives – le résultat soit obtenu, eu égard au paysage, avec le
minimum de dégâts, et dans les meilleures et les plus adroites conditions possibles 8. »
Quelle que soit la réalité ou la date de l’émergence d’une « conscience écologique »,
force est d’admettre qu’elle a été précédée d’un vaste mouvement liant l’attrait
« romantique » pour la nature à sa protection. Celui-ci s’enracine dans une tradition
multiséculaire d’éloge de la nature, à commencer par l’élégie de Ronsard, « Contre les
bucherons de la forest de Gastine » (1565) qui constitue le contre-point de l’apologie de la
8
A. Mellerio, « La Société pour la protection des paysages de France », La Réforme sociale XLVIII (juillet
1904): 427‑38.
264
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
métallurgie effectuée par Agricola (De Re Metallica, 1556), préfigurant le malentendu
durable entre l’art et la science. Celui-ci culminera dans l’opposition entre le « spirituel » et la
« technique » ou entre le « monde vécu » et la science, qui « nous tire du monde plein de vie
et de couleur auquel nous sommes habitués pour nous transporter dans les déserts de la
mesure »9. Loin de se limiter à la science, ce processus d’abstraction touchera aussi le droit et
l’Etat. La « bureaucratisation du monde » deviendra la nouvelle cible de cette critique
passionnelle, indignée de ce que le droit transforme les animaux en meubles et en immeubles,
substituant à l’ « univers de plumes et de poils […] un double fantomatique […] sous tutelle
de ministères correspondant à la nature [juridique] propre de chacun ». Comment ne pas
s’indigner, en effet, de ce que ma « jument préférée » soit réduite par l’Etat et les banquiers à
son « double froid qui affecte la forme d’un immeuble ammortissable »10 ? Insupportable et
incompréhensible aux yeux de toute une partie de la société – et de la philosophie – qui reste
hermétique à la logique de ce processus d’abstraction du réel, l’ « appel à la vraie vie »
inspirera des philosophies et des idéologies aussi hétérogènes que ne le sont le bergsonnisme,
la phénoménologie, le personnalisme, le fascisme ou l’écologie. En dépit de leurs
innombrables différends, tous les mouvements de « retour à la nature » se retrouvent ainsi
dans une certaine forme de critique de l’industrialisation et d’apologie du « sentiment de la
nature ».
Si on trouve au XVIe siècle les traces de cette critique de la technique et de ce sentiment
poétique de la nature, on ne fera pas pour autant de Ronsard un précurseur de la wilderness :
c’est la cause du « jardin » plutôt que de la « nature sauvage » qu’il plaide. Cela ne suffit
pourtant pas à exclure l’idée d’une « conscience environnementale » à la Renaissance.
Agricola essayait précisément de répondre à ce « sentiment de la nature » qui s’opposait à
l’exploitation forestière et minière11. Que ce soit à la fin du XIXe siècle ou à l’âge classique,
la « conscience environnementale » semble bien être l’envers nécessaire de la progression de
l’artifice humain. Mumford n’a pas complètement tort de qualifier la mine de « premier
environnement complètement inorganique créé par l’homme » et de « version concrète du
monde conceptuel bâti par les physiciens »12, au risque de nier le rapport affectif et
ambivalent des mineurs au monde géologique ou d’amalgamer les mines de la Renaissance et
le tunnel du CERN. Une telle dialectique entre la « conscience environnementale » et la
technicisation de la nature est sans doute une construction philosophique qui ne s’embarrasse
9
René Sudre, « La vulgarisation scientifique », Encyclopédie française, t. XVIII, « La civilisation écrite » (Paris,
Larousse, 1939, section 26, p.11-13), cité in Bernadette Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion : Histoire
d’un divorce (Paris: Les empêcheurs de penser en rond, 2003), 128‑29.
10
Hermitte, « Le droit est un autre monde », 21.
11
Merchant, The Death of Nature, 34‑38 (chap. I); Mumford, Technique et civilisation, 85‑92 (chap. II). Le
concept de « conscience écologique » est utilisé par C. Merchant.
12
Mumford, op.cit., 88-89.
265
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
guère de la granularité du travail historique, ce qui ne l’empêche pas d’orienter de façon
décisive les travaux d’historiens13. En dépit des risques constants d’anachronisme, aucun
historien ne nie le rôle déterminant de cette tradition littéraire ou du romantisme dans
« l’émergence d’une conscience environnementale » (ou sa « ré-emergence ») au XIXe siècle,
ce qui aboutit à une nouvelle élaboration du paysage sinon à l’invention de son concept. Audelà de l’invention américaine de la wilderness14, l’importance du romantisme et de ses
prédecesseurs dans l’élaboration d’une « conscience écologique » est avérée. Même s’il n’est
pas « pensé » de façon philosophique, Milton formule bien avant Kant la définition du
sublime. En effet, outre la critique du saccage et du pillage des entrailles de la terre-mère15, il
conçoit une wilderness ayant deux versants, l’un hostile, l’autre caractérisé au contraire par
l’exubérance : la wilderness of sweets est ainsi rapportée à ce que Chateaubriand traduit
comme la « beauté sauvage au-dessus de la règle de l’art » (for nature here […] Wild above
rule or art), soit précisément ce que Kant entend par sublime. Que ce soit sous la forme de la
peinture ou, chez Senancour (Oberman, 1804), de la musique16, l’art devient ainsi le moyen
privilégié d’entrer en contact avec la nature jusqu’à la formulation du concept esthétique de
paysage.
Opposer toutefois le paysage, nécessairement anthropisé, à la wilderness, relève d’une
illusion de perspective : il s’agit là de la construction idéologico-politique d’un dualisme qui
sert tant les « défenseurs de la nature » que leurs adversaires. L’analyse du concept de
wilderness chez Leopold et même de l’esthétique de la nature chez Hegel, de la
problématique des « terres incultes » constituées à la suite d’un mésusage de la nature, de
l’accès aux paysages naturels, de la différence entre le concept esthétique du paysage et les
concepts géographiques de Naturlandschaft et de Kulturlandschaft, ou encore de la
reconfiguration des rapports entre wilderness et nature champêtre ou espace urbain que
permet la perspective de Corbin démontre l’inanité de ces « dualismes sommaires »17 fondés
sur des concepts généraux. Les concepts esthétiques et philosophiques de paysage, de
wilderness et du sublime finissent ainsi par aboutir au concept juridico-politique du paysage
avec la création du Yellowstone, la classification d’un secteur de Fontainebleau suite à la
mobilisation de l’école de Barbizon ou encore la création en 1901 d’une Société pour la
13
Merchant, op. cit.
Cronon, « The trouble with wilderness ».
15
Cf. Hiltner, K.. (2010), Milton and Ecology, Cambridge Univ. Press, 2010, 176 p., p.2.
16
Voir en particulier le « troisième fragment » de la 38e lettre, intitulé « De l’expression romantique, et du Ranz
des vaches », qui célèbre les montagnes, ces « pays simples » opposés aux « terres vieillies » où « une longue
culture » a détruit « les effets de la nature », « surtout dans les plaines dont l’homme s’assujettit facilement toutes
les parties ». Etonnamment, Senancour privilégie la musique à la peinture comme mode d’accès à ces paysages
sublimes (« Je n’ai point vu de tableau des Alpes qui me les rendit présentes comme le peut faire un air vraiment
alpestre »), comme le remarque Jean Starobinski, « The Idea of Nostalgia », Diogenes 14, no 54 (juin 1966): 81‑
103.
17
Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes... »
14
266
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
protection des paysages de France. Si ces concepts ont constitués l’une des formes centrales,
sinon « originelles », par lesquels l’environnement a été problématisé au XIX e et dans la
première moitié du XXe siècle, la suite de cette conclusion rappellera que les problématiques
sanitaires, industrielles, ainsi que les questions d’expertise scientifique ou de droit
international conduiront vite à étendre la signification de ce concept jusqu’à le priver de son
contenu esthétique « primitif ».
L’opposition entre une « nature sauvage » et une « nature domestiquée » ne permet
ainsi pas de penser la problématisation de la wilderness et du paysage, dans les différents sens
que ces concept prennent en s’insérant dans tel ou tel champ (esthétique, politique,
géographique, juridique, philosophique), c’est-à-dire de suivre la trajectoire du concept et de
la problématisation de l’environnement sous l’angle du paysage et de la wilderness. Pour
autant, ces questions relatives à l’opposition massive entre la Nature et la Culture et au
rapport à la Modernité demeurent, aujourd’hui comme hier, décisives, ce qui ne conduit à ne
pas pouvoir ignorer l’opposition, qu’elle soit théorique ou idéologique, entre le sauvage et le
domestique. Elle alimente en effet tant le primitivisme d’Earth First !, de J. Zerzan18, de
certains mouvements de « retour à la nature » voire de certains courants nazis, que la
réflexion d’Hegel, d’Heidegger ou de Latour ou de Descola. L’importance, théorique et
idéologique, de ce dualisme conduit à nuancer l’interdit deleuzien d’utiliser ces concepts
« creux ». Certes, affirmer que la « nature sauvage » n’existe pas, que la contemplation d’un
paysage montre que la nature est toujours appréhendée en termes culturels – question qui,
parmi d’autres, conduira Husserl à thématiser la « réduction phénoménologique » et MerleauPonty à entrelacer le langage maternel et la « chair » –, ou encore que le fait de mêler nature
et culture dans un concept paysagiste n’empêche aucunement de protéger l’environnement
peut paraître superflu. Pourtant, qu’un historien averti puisse attribuer l’échec de
l’environnementalisme nazi à l’absence du concept d’une « pure nature » ou que l’écologie
politique soit accusée de vouloir remplacer le nucléaire par la bougie montre la nécessité de
problématiser ces dualismes en tant qu’ils impliquent des concepts théoriques et idéologiques.
18
Cf. supra, « Introduction générale », section I.1.d et les extraits cités de Dave Foreman in Cronon, « The
trouble with wilderness »; Michael E. Zimmerman, « Rethinking the Heidegger-deep ecology relationship »,
Environmental Ethics 15, no 3 (1993): 195–224.
267
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VIII.2 LA MODERNITE ET LE PROGRESSISME CONTRE LA
NATURE ?
Parler d’« environnement », c’est évoquer la Modernité. Encore faut-il aller au-delà
d’une opposition entre un camp conservateur ou réactionnaire, qui aurait été favorable à la
protection de la nature, et un camp libéral ou socialiste – voire, en France, gaulliste ou
communiste – qui aurait fait passer l’industrialisation avant toutes choses. L’affinité entre la
« critique bourgeoise de la culture », pour utiliser le langage de l’école de Francfort, et le
mouvement conservationniste, est évidente. Pour nous restreindre à la France et à
l’Allemagne19, l’histoire du mouvement conservationniste ou de l’agriculture biologique a
bien souvent commencé à droite, du Naturschutz à l’influence du philosophe G. Thibon en
France20. Mais ce clivage facile, qui revient à opposer l’environnement à la Modernité, ne
permet de comprendre ni la diversité des positions individuelles et sociales, ni la complexité
de la notion d’ « environnement », ni les relations unissant la protection de l’environnement à
l’élaboration d’un Etat social moderne.
Un tel contraste n’avait guère de sens, par exemple, pour le ministre de l’Agriculture J.
Ruau, qui fit, en 1908, un vibrant éloge du redressement de l’agriculture française, et concilia
les « qualités de patience, de sobriété, d’économie, de courage, d’énergie, de bon sens, de
clairvoyance, de finesse et d’amour de la nature » du peuple français avec la « marche
grandiose vers le progrès »21. Il n’est pas pertinent, non plus, pour la sylviculture issue du
caméralisme, qui associe protection de l’environnement et exploitation rationnelle de la
forêt22, ni pour la gestion des ressources halieutiques. Il ne s’applique en aucun cas à la
protection de l’air et à l’aménagement urbain, domaines réservés d’une architecture et d’un
urbanisme se revendiquant comme « modernistes ». Il ne permet pas de comprendre comment
des membres du Naturschutz pouvaient défendre un « romantisme du réservoir », ou comment
l’automobile, le train et le bateau à vapeur furent conçus comme moyens d’apprécier le
paysage. Etre « progressiste » n’a jamais signifié admettre toute forme d’innovation ; et on
ferait preuve de mauvaise foi à réduire la diversité de la palette conservatrice à des
réactionnaires opposés au « progrès ». En France, le moindre des « paradoxes » n’est pas que
les légitimistes, qui prirent le « chemin de la province » après 1830 et se replièrent dans leurs
châteaux et leurs fantasmes, furent aussi ceux qui impulsèrent de « réels progrès » en
19
Outre-atlantique, Thoreau a vite été revendiqué par une partie du courant anarchiste individualiste, tandis que
Th. Roosevelt, certes partisan du « big stick », passe du parti républicain au parti progressiste.
20
César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture biologique »; Mauz, « Espaces naturels protégés :
que sont devenus les projets des précurseurs ? Le cas du parc national de la Vanoise et des réserves naturelles de
Haute-Savoie ».
21
« Discours de Blois, 5 juillet 1908... »
22
Rajan, « Imperial Environmentalism... »
268
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
agronomie23… Du côté socialiste, Marcel Sembat, pour qui on pouvait facilement capter une
source sans « gâter le paysage », ajoutait : « Quand vous soumettez cette humble remarque à
un ingénieur, vous le plongez dans une hilarité sans bornes ; il trouve cela drôle comme tout,
cet individu qui se soucie de la beauté des paysages ! »24 Hormis les technocrates obtus et les
nostalgiques indécrottables – à l’image de ce vieillard qui espérait, en 1778, que les terres
arables et le moulin disparaissent pour revenir à l’âge d’or des pâturages à mouton 25 –, on
partage une position nuancée à l’égard du « progrès », embrassant certains aspects, honnissant
d’autres incarnations.
Le rapport à la technique, à l’industrialisation, aux villes, si fondamental pour les
conceptions conservationnistes d’hier comme pour l’écologie contemporaine, ne se laisse que
rarement réduire au clivage supposé entre « technophobes » et « technophiles ». Même les
discours les plus idéologiques, comme ceux d’O. Strasser prônant un « socialisme allemand »
fondé sur le mythe völkisch d’une Allemagne ruralisée, ou dénonçant l’ « anthropophagie de
la technique », n’ont que l’apparence du luddisme : ils revendiquent, en fait, d’autres choix
techniques que ceux qui sont effectués – en l’occurrence, une décentralisation du territoire,
qui passe par le gaz, l’électricité, les barrages hydro-électriques, etc. La diversité et la
mutation des perceptions de l’automobile témoignent également de la complexité du rapport
de la technique à l’environnement. Qualifiée de « pire pollueur de l’air » dans l’adresse
inaugurale de Nixon, moquée par le chanteur Renaud26, la voiture était perçue, au début du
siècle, comme moyen d’une découverte de la nature, tant dans sa version « sauvage » que
dans sa version paysagiste et folklorique – quand elle n’était pas aussi, chez un Bierbaum, un
symbole de l’individualisme et de la liberté bourgeoise face au transport ferroviaire de
masse27. Responsables d’émissions importantes de gaz à effet de serre, les transports
continuent, aujourd’hui encore, à constituer un moyen important d’accessibilité à des
paysages et des écosystèmes divers et variés ; dans un monde de plus en plus urbanisé,
comment imaginer, sans eux, qu’on puisse « multiplier les sorties en extérieur pour les enfants
afin de développer leur sensibilité à la nature » et de « manière générale améliorer
l’appréciation de la nature dans toute la société »28 ? Quoique leur image environnementale ait
pâtie, les transports demeurent un moyen important d’accès à la nature, ce dont témoignent les
succès des croisières, en Patagonie ou ailleurs, des « petits trains » en montagne, de la Terre
23
René Rémond, Les Droites en France (Paris: Aubier, 1982), 75‑76.
JORF. Débats parlementaires [Chambre], 31 juillet 1913, p.3151.
25
Blackbourn, The Conquest of Nature, 311‑12.
26
« Hexagone », in Amoureux de Paname (1975). On y entend tout autant la dénonciation du « tourisme
motorisé » que du culte de la voiture en tant que symbole de la consommation de masse : bref, des thèmes qui
auraient été jugés très « conservateurs » au début du siècle, repris par un chanteur dont les titres ont rythmé les
grandes messes du Parti socialiste…
27
Cf. infra, section « Wilderness et paysage ».
28
Neuvième exemple donné in Collectif, « Le cri d’alarme... »
24
269
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
vue du ciel de Y. Arthus-Bertrand et même des traversées en 4x4 dans le désert ou le salar
d’Uyuni en Bolivie.
Considérer, enfin, que la protection de l’environnement est essentiellement une lubie
bourgeoise, qu’elle soit conservatrice ou libérale – ce qu’elle a été en partie, notamment dans
les milieux alpinistes29 –, c’est passer sous silence les interventions comme celles de M.
Sembat. C’est aussi, et surtout, oublier que bien des enjeux concernent directement les classes
populaires, urbaines ou rurales. Que l’on se tourne vers la pollution de l’air ou des eaux, la
régulation des pesticides, les réglementations concernant la chasse ou la pêche, ou la mise en
réserves de la nature, et l’on ne manquera pas de voir surgir prolétariat et paysannerie, et pas
nécessairement comme agents passifs30. Exclure ces réglementations d’une histoire du droit
social montre comment la catégorie actuelle du droit ou/et de la politique environnementale
risque de nous aveugler quant aux enjeux de justice environnementale, et quant aux
perceptions historiques du problème environnemental31.
Inversement, exclure des réglementations d’ordre sanitaire, hygiéniste, de sécurité au
travail, ou visant à la gestion de ressources naturelles, d’une analyse du concept
d’environnement au motif qu’elles seraient, sinon exclusivement, du moins principalement
anthropocentriques et utilitaristes, n’est-ce pas être prisonnier, encore une fois, de catégories
actuelles distinguant le droit de la chasse ou du travail du droit de l’environnement, ainsi que
d’une éthique opposant anthropocentrisme et écocentrisme ? Dit autrement : le welfare state
ou l’Etat assurantiel, pour reprendre Rosanvallon32, qui a été construit conjointement à
29
Scheidegger, « Edelweiss et lutte des classes dans les Alpes »; Jean-Paul Walch, « Comment l’escalade est
devenue un sport », Le Monde diplomatique, août 2014.
30
Les environmental studies soulignent souvent les conflits d’intérêts à l’œuvre dans la création de réserves
naturelles : celle-ci est souvent allée de pair, en particulier dans les années 1970, avec le déplacement forcé des
autochtones et la restriction de leurs droits. Mais tirer de ce fait l’idée que ces réserves, ou que la protection
d’espèces en danger, et notamment de prédateurs, constitue un « luxe », qui n’est réellement apprécié que par les
« riches » pouvant s’offrir voyages et safaris, n’est pas justifié.
Ainsi, bien que la création, en 1972, du sanctuaire du lion du Gir (Gujarat, Inde), ait conduit à marginaliser les
populations Maldharis (devenues elles-mêmes victimes des déprédations du lion), cela ne signifie pas que seuls
les « riches » aient un intérêt à la protection du lion asiatique – contrairement à ce qu’affirme David Quammen
dans Monster of God: The Man-Eating Predator in the Jungles of History and Mind (New York: W. W. Norton &
Cie, 2003) (cité in Walker, « Animals and the Intimacy of History », 55‑56.). Popularisé par Kipling, Kessel et
Walt Disney, le lion fait en effet l’objet de l’imaginaire et d’une culture mondiale, qui conduit à pouvoir souhaiter
son existence sans pouvoir se payer de voyages. Le problème serait plutôt semblable à ce que Zizek évoquait pour
la Bosnie, citant Deleuze : « si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu » (in Slavoj Zizek, The
Metastases of Enjoyment: On Women and Causality (1994; London: Verso, 2005), 212.). En bref, que des
« subalternes » soient des victimes ne signifie pas que les « profiteurs » soient nécessairement et uniquement des
« riches (vieux mâles) Occidentaux ».
Remarquons en outre que les réserves naturelles constituent un cas particulier : les environmental studies
soulignent, a contrario, que les pauvres sont les premières victimes de la pollution industrielle ou/et
atmosphérique, sonore, etc., pour des raisons décrites dans notre section (supra) sur la loi Cornudet.
31
Un exemple chez Michael Stolleis, History of Social Law in Germany, Springer, 2014. Pour M.-A. Hermitte, au
contraire, « il y aurait […] une continuité logique entre l’invention du droit moral de l’auteur, le droit du travail,
la répression des fraudes, les lois de santé publique », toutes visant à « corriger les dysfonctionnements du
libéralisme sauvage » (in « Les appellations d’origine... », 201.).
32
Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale (Seuil, 1998).
270
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’industrialisation (du moins, à la « seconde révolution industrielle ») et à la démocratisation
des sociétés, est-il aussi extérieur à l’environnement et à sa protection qu’on a pu le
prétendre ? S’agit-il réellement de problématiques hétérogènes ? Une telle lecture ne repose-telle pas sur la thèse d’une « modernité réflexive » et d’une prise de conscience tardive de
l’environnement ? N’est-ce pas en fait parce que l’on oppose, arbitrairement, la Modernité à
la protection de la nature, que ce soit de façon objective (la modernisation aurait été vouée
exclusivement, au pire à la destruction, au mieux à la maîtrise de la nature) ou subjective (les
efforts conservationnistes du début du XXe auraient été motivés par un rejet viscéral de toute
modernisation) ?
L’antagonisme allégué entre la Modernité et l’environnement se fonde en particulier sur
le constat selon lequel nous sommes entrés dans l’anthropocène, et sur les clichés selon
lesquels l’idéologie ou la « conception du monde » x – le cartésianisme, la « révolution
scientifique », le christianisme voire le judaïsme, ou encore la combinaison de ceux-ci – serait
à l’origine de l’exploitation de la nature. Selon cette interprétation, éliminer ou limiter
sérieusement cette exploitation requerrait une véritable conversion spirituelle33. D’André
Gorz au Vatican, le diagnostic diffère, mais le même appel à une « mutation des valeurs » est
émis34 – on montrera, en étudiant la technique, que cet appel reprend en grande partie des
espoirs formulés lors du débat sur l’ « esprit du capitalisme », par exemple par M. Scheler35.
A défaut d’une conversion radicale, on se contentera de protéger des « survivances »
soigneusement (voire scientifiquement) choisies : seules quelques « imaginations excessives »
concevraient en effet qu’on puisse « les soutenir toutes »36. Or, nous avons montré que
33
Après avoir montré comment H. Schwenkel accusait le judaïsme de promouvoir une idéologie de « maîtrise de
la nature » incompatible avec l’environnementalisme, B. Riechers transpose candidement cette structure
argumentative au cartésianisme – qui aurait fait de l’homme un sujet mondain séparé de la Nature, devenue un
« Objekt seines Wollens », un « objet de son vouloir » –, ce qui lui permet d’affirmer la nécessité d’une
conversion éthique (bien qu’il admette, au motif fallacieux que l’anthropocentrisme serait une spécificité
chrétienne et occidentale, qu’on ne saurait expliquer la « crise environnementale » uniquement par celui-là). Cf.
Riechers, « Nature Protection... », 44, 54‑56.
34
André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », in Avec Marx. 25 ans d’Actuel Marx
(PUF, 2011), 68; Vatican, « Laudato Si’ ».
35
Max Scheler, « L’avenir du capitalisme », in Trois essais sur l’esprit du capitalisme (1914; Nouvelles Cécile
Defaut, 2016), 217‑44; sur le débat, cf. aussi Patrick Lang, « Sauvés par le travail? Max Scheler et la critique de
la déraison économique (préface) », in Trois essais sur l’esprit du capitalisme, par Max Scheler (1914; Nouvelles
Cécile Defaut, 2016), 7‑127; et la présentation de J.-P. Grossein in Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme, suivi d’autres essais (Paris: Gallimard, 2003).
36
Nous mélangeons ici le lexique de la Société pour la protection des paysages à celui de Louis Marin discourant
sur les traditions régionales ; un vocabulaire qu’on retrouve un demi-siècle plus tard chez l’historien E. Weber.
Affirmant l’importance, quant aux « survivances de nos provinces », de « recueillir minutieusement ces
coutumes », L. Marin expose le débat entre ceux qui pensent qu’elles sont toutes également dignes et qu’il
faudrait toutes les sauver ; ceux qui affirment « qu’on [pourrait] seulement protéger soit les survivances qu’une
certaine vitalité indiquait comme réellement utiles, soit les survivances d’ordre moral ou social, tandis qu’on
abandonnerait aux succès du progrès matériel les vieilles coutumes agricoles et industrielles » ; et ceux, dont il
fait partie, qui pensent qu’il faut « raisonner la valeur de chacune des survivances », ce pour quoi il pense avoir
trouvé une méthode scientifique de sélection. E. Weber, quant à lui, décrit ainsi la francisation des paysans: « Le
monde de la ville l’a emporté, et avec lui, la rationalité technique, la stricte mesure du temps, la morale laïcisée, le
271
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’exploitation industrielle de la nature et le désastre écologique concomitant ne se sont pas
déroulés en l’absence d’intérêts pour l’environnement, concrétisés sous des formes sociales et
associatives, mais aussi politiques, juridiques et scientifiques. Que ces formes sociales
concrètes par lesquelles le concept d’environnement a pu prendre vigueur, même en l’absence
du terme, aient échoué à prévenir ces dégâts est, ici, hors de propos. Dirait-on, aujourd’hui,
que le droit de l’environnement n’existe pas parce qu’il n’est pas assez efficace, ou parce qu’il
viserait, objectivement, à légitimer l’ordre des choses existant plutôt qu’à le transformer ?
VIII.3 L’ANTHROPOCENTRISME ET L’UTILITARISME FACE
A LA PATRIMONIALISATION DU PAYSAGE
La conversion spirituelle à laquelle on nous appelle a un revers historiographique :
l’anthropocentrisme – ou l’utilitarisme – sous-jacent à certaines conceptions de la nature et au
milieu conservationniste en général serait, selon certains, un motif permettant d’affirmer qu’il
ne s’agissait pas de défense de l’environnement, ou d’écologie. Outre que nous avons montré
que, pour anthropocentriques qu’elles aient pu être, ces conceptions faisaient preuve d’un sens
certain des complexités écosystémiques ; outre, aussi, le fait que l’on avait déjà, à cette
époque, « le courage de dire que nous voulons les oiseaux pour eux-mêmes » ; reste que la
finalité productiviste n’a jamais été exclusive ou unique. C’est faire preuve d’un économisme
étriqué que de croire que la mise en réserve de la nature n’a comme seul objectif que de
permettre un développement déchaîné de la technique ; ou que la préservation des ressources
(halieutiques, cynégétiques, forestières…) ne relève que d’une gestion économique en « bon
père de famille ».
Dans tous ces cas, qui relèvent aussi du paysage, le développement de l’Etat, devenu
« Etat scientifique », « guerrier », « providence » et « régulateur »37, est une donnée
incontestable. Mais cette gestion s’insère aussi dans la formation des nations modernes et de
leur imaginaire : « Pour la patrie, par la montagne », affirmait la devise du CAF (Club alpin
français)38. La patrimonialisation de ces espaces est intrinsèquement liée à ces efforts de
protection. De la « France tranquille » de Mitterrand à l’ode de Sarkozy aux « paysages
façonnés par près de cent générations »39, les discours politiques perpétuent encore la trace de
mystère refoulé, l’apprentissage scolaire, la foi dans le changement, dans la science, dans le progrès. » (L. Marin
in Société d’économie sociale et des Unions de la paix sociale, « Compte rendu général de la réunion annuelle,
XXIIIe session, 28 mai-4 juin 1903, 3e séance », La Réforme sociale XLVIII (juillet 1904): 51; Eugène Weber,
« Des paysans aux français 1870-1914 », Le Débat VII, no 7 (1980): 147.
37
Pestre, Science, argent et politique, 41.
38
Bernard Charbonneau, « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », in Nous sommes des
révolutionnaires malgré nous : Textes pionniers de l’écologie politique, par Bernard Charbonneau et Jacques
Ellul (1937; Le Seuil, 2014), 191.
39
Mathieu Goar, « Sarkozy, Balzac, l’identité et la « France fière » », Le Monde, 26 mai 2016. Citons in extenso
une partie de ce discours, qui se réclame de Braudel : « La France est un miracle car elle a su faire de la beauté un
cadre de vie et de la liberté une raison de vivre […] L’identité de la France ce sont d’abord ces paysages,
272
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ce lien étroit entre conservation, patrimonialisation et nationalisme ou ethnogenèse. Politique
et culturel, ce lien est aussi juridique : la loi Barnier de 1995 dispose que « les espaces […] les
espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent
font partie du patrimoine commun de la nation »40. Liées au terroir dit « immémoriel » et à
une conception patrimoniale, les appellations d’origine – qui constituent pourtant une
innovation profondément moderne – sont imprescriptibles et inaliénables41. La philosophie
n’est pas en reste, en défendant « la biodiversité en tant que patrimoine »42, national ou
mondial. Une pétition contre les pesticides déclare : « Nous ne reconnaissons plus notre pays.
La nature y est défigurée43. » Ainsi, les préoccupations naissantes pour la préservation du
paysage et son esthétique, qui donnent lieu aux premières réserves et sociétés spécialisées,
sont liées à l’édification de la nation, au sens à la fois de construction et d’éducation morale,
en particulier des enfants et des ouvriers44. Hier comme aujourd’hui, ce souci esthétique et
moral se conjugue donc à l’approche utilitariste ou économique qui met l’accent sur les
dangers de la déforestation, de la surpêche, etc.
La patrimonialisation de la nature et de la culture obéit ainsi à une logique étatique,
nationale, coloniale et post-coloniale : moins de 10% des sites du Patrimoine mondial de
l’humanité sont en Afrique, et ils relèvent presque tous du « patrimoine naturel »45 ;
« l’homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire », l’Afrique « vit trop le présent dans
la nostalgie du paradis perdu de l'enfance »46. Réduire le mouvement de protection de la
nature du début du XXe siècle au productivisme et à l’utilitarisme conduit à isoler l’histoire
environnementale de l’histoire du nationalisme et de la construction par l’Etat de la nation.
Mais alors, n’est-ce pas simplement dire qu’il faut distinguer l’utilitarisme ou l’économisme
de l’anthropocentrisme ou/et du nationalisme ? Si la protection de la nature n’obéissait pas
qu’à une logique utilitaire, mais aussi esthétique, bourgeoise et nationale, échappe-t-on pour
autant au regard anthropocentrique, voire stato-centriste ? Non, sans doute. On peut certes
façonnés par près de cent générations qui ont patiemment défriché, labouré, ensemencé cette terre dont nous
sommes aujourd’hui les héritiers souvent bien négligents. L’identité de la France c’est une langue […] une
Histoire […] L’identité de la France c’est l’accumulation d’un héritage merveilleux qui va du Mont Saint-Michel
à la Sainte-Chapelle, du château de Versailles au musée du Louvres, de la place du Capitole à la place Stanislas,
de la cathédrale de Chartres à la Cité Radieuse. L’identité de la France c’est la construction patiente de la liberté
[…] Notre identité nationale a cela de particulier c’est qu’elle a une portée universelle. Il n’était pas nécessaire
d’avoir son nom inscrit depuis des siècles sur les tombes d’un petit cimetière de campagne dans le Morbihan, la
Meuse, ou en Corse pour aimer la prodigieuse diversité de nos paysages » (« L’intégralité du Discours de Nicolas
Sarkozy sur l’identité de la France », Tout sur Nicolas Sarkozy, consulté le 2 juin 2016.)
40
Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, art. 1.
41
Hermitte, « Les appellations d’origine... »
42
Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 110‑12; cf. aussi Collectif de chefs-cuisiniers, « Lettre
ouverte contre l’invasion de l’agrochimie dans nos assiettes », Atabula, 2016.
43
https://nousvoulonsdescoquelicots.org/
44
Mathis, « Mobiliser pour l’environnement... »
45
A elles seules, l’Italie et la France comptent plus de sites que l’Afrique. Cf. http://whc.unesco.org/fr/list et
Laurence Caramel, « L’héritage africain boudé par l’Unesco », Le Monde.fr, 16 juin 2018.
46
N. Sarkozy, Discours de Dakar (Université Cheikh-Anta-Diop, 26 juillet 2007).
273
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dissocier les motifs individuels des logiques d’ensemble, le « courage », individuel, « de dire
que nous voulons les oiseaux pour eux-mêmes », de l’instrumentalisation par l’Etat de ces
passions et volontés subjectives et soutenir que l’anthropocentrisme était d’abord un statocentrisme. Mais dans cette rencontre entre les subjectivités individuelles et la logique
d’édification de l’Etat-nation, il est difficile de ne pas voir une certaine supériorité et
domination de cette dernière. Toutefois, cet argument ne permet pas plus que celui, plus
traditionnel, de l’anthropocentrisme, de nier le caractère environnemental des politiques
menées. D’une part, il se fonde essentiellement sur un seul domaine de ces politiques, celui de
la conservation, ou de la « mise en réserve » de la nature ; la régulation des pesticides ou la
lutte contre la pollution de l’air n’obéissent pas à la même logique patrimoniale – bien
qu’elles s’insèrent aussi dans des logiques étatiques (élaboration d’un welfare state et
fabrication du marché pour les pesticides, aménagement du territoire et hiérarchisation sociale
via une ségrégation spatiale pour la protection de l’air). D’autre part, en associant la
protection de la nature à l’élaboration de l’Etat47, il montre qu’on ne peut pas opposer l’une à
l’autre : il ne s’agit pas, simplement, de « sauver » une nature menacée par l’industrialisation
et la consolidification de ce « monstre froid » qu’est l’Etat, indissociable du « règne de la
technique ». Le « stato-centrisme », pas plus que l’anthropocentrisme, n’exclut par principe
une protection « authentique » de la nature – à moins, bien sûr, de soutenir qu’il n’y a jamais
eu et qu’il n’y aura jamais de véritable politique de l’environnement dans le cadre d’un Etat ;
le biocentrisme se confond alors avec une forme d’anarchisme, sinon d’ « anarchoprimitivisme ». C’est ainsi que B. Charbonneau affirmait que le « sentiment de la nature »
était une « manifestation d’anarchisme concret ». Ceci ne l’empêchait pas d’approuver la
devise du CAF et d’affirmer que la « montagne mène à une conception sociale », qui pour
n’être pas militariste n’en est pas moins patriotique et conservatrice : selon ce personnaliste
bordelais qui critique par ailleurs le conservationnisme « ultra-réactionnaire » qui « dans les
faits […] n’accomplit aucun changement », ce que l’alpiniste voit en descendant du col, à
savoir un « peuple de paysans et de mécaniciens rentrant sans hâte de leur travail en chantant
dans les chemins », ne constitue rien d’autre que le « paysage de l’utopie »48.
47
Dans un autre contexte, F. Uekötter montre comment l’importance accordée aux politiques environnementales
en RFA dans les années 1970-80 a permis à l’Etat, aux politiques et aux fonctionnaires qui y sont associés,
d’étendre leur pouvoir dans un contexte de restriction budgétaire, de dérégulations et de désengagement de l’Etat
(in The Greenest Nation?, 91‑92, 107‑10.).
48
Charbonneau, « Le sentiment de la nature... », 178, 191.
274
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VIII.4 LE MYTHE DE L’EMERGENCE DE L’ECOLOGIE
« Les progrès que nous avons déjà accomplis ne diminuent pas le besoin de poursuivre les
efforts d'économie d'énergie, notamment par le mécanisme des prix, et le développement dans
une perspective à long terme des sources alternatives [au pétrole 49], y compris l'énergie
nucléaire et le charbon. » (Déclaration finale du G7, Versailles, juin 1982)
Il faut donc revoir ce grand récit selon lequel, « en moins d’un siècle, le comportement
des sociétés occidentales par rapport à la Nature s’est […] profondément modifié » ; selon
lequel on serait passé d’ « une ignorance de la Nature et de son fonctionnement, [d’] une
psychose vis-à-vis des espèces sauvages, et [d’]une exaltation de la suprématie de l’homme
sur la Nature », de « la volonté initiale de maîtriser une Nature hostile » à une « approche plus
respectueuse de la vie par la recherche d’un équilibre entre la satisfaction des besoins de
l’humanité et le fait de ne pas détruire la diversité du monde vivant »50. Non pas qu’il soit
complètement faux, mais il est partial, erroné quant à la période visée, et contradictoire.
Partial, parce qu’on ne peut résumer la « perception occidentale de la Nature » à cette volonté
de maîtrise, qui fut, certes, bien réelle. Erroné quant à la chronologie de la transition, puisque
– à supposer qu’on admette la réalité de ce changement – il faudrait plutôt l’étendre sur au
moins trois siècles. Une période sans doute trop courte, surtout au regard de « l’histoire de
l’Occident », au cours de laquelle des approches concurrentes n’ont cessé de se faire entendre.
Contradictoire, puisque l’on ne voit pas comment l’ignorance du fonctionnement de la Nature
pourrait aller de pair avec la volonté de la maîtriser, ou du moins avec la réussite (certes,
toujours relative) des projets incarnant cette volonté51.
Et même le récit, émanant du même manuel mais plus nuancé, selon lequel on serait
passé d’une « démarche productiviste », axée sur une « exploitation plus rationnelle des
richesses de la Nature », au XIXe siècle, avec, en réaction, l’émergence de mouvements
conservationnistes axés sur le « maintien du statu quo de tel ou tel élément de la nature «
sauvage » »52, ou wilderness, à une protection plus dynamique et associant plus volontiers
l’homme et son environnement, souffre d’exagérations. Il n’est pas question de nier
l’importance des conceptions actuelles sur le caractère dynamique des écosystèmes, ou de
rejeter en bloc l’idée que celles-ci auraient opéré un « changement de paradigme » par rapport
aux théories écologistes sur le climax, selon lesquelles, en l’absence d’intervention humaine,
un écosystème parviendrait à un état d’équilibre final53. Mais cela relève de l’histoire interne
49
Sur l’importance de ce thème lors des premiers G7, cf. Georges de Ménil, « De Rambouillet à Versailles : un
bilan des sommets économiques », Politique étrangère 47, no 2 (1982): 403‑17.
50
Lévêque et Mounolou, Biodiversité..., introduction.
51
L’ouvrage de D. Blackbourn (The Conquest of Nature.) est un bel exemple d’illustration du caractère partial,
erroné et contradictoire de ce grand récit.
52
Lévêque et Mounolou, Biodiversité..., chap. IX, pp.208-211.
53
Sur la notion d’un équilibre de la nature, cf. supra, sections III.2.a et IV.4.b. C. et R. Larrère ont amplement
démontré l’importance de ces théories, in Du bon usage...; Penser et agir... Reprenant les thèses de F. Clements
275
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’une discipline, l’écologie. A trop insister sur son importance sociale et culturelle, on risque
d’abord de dogmatiser et de caricaturer la pluralité et la diversité des conceptions écologistes
qui soutenaient les efforts conservationnistes de la fin du XIX e siècle et de la première moitié
du XXe siècle – soit à une époque où la théorie du climax n’avait même pas été systématisée.
On risque ensuite de dissimuler la persistance de la notion d’équilibre de la nature, tant dans
le grand public que dans les conceptions plus ou moins savantes d’un « système Terre », voire
même chez certains historiens54.
Comment, enfin, accepter l’affirmation selon laquelle « les sociétés occidentales ont
longtemps ignoré l’éthique en matière d’environnement » et qu’il aurait fallu attendre les
« années 1980 » pour « admettre la dimension éthique de notre rapport à la Nature55 » ? Ou
encore l’idée selon laquelle il aurait fallu attendre les progrès de la biologie de la conservation
dans les années 1970-80 pour « comprendre » que pour protéger les espèces, il est important
de protéger les territoires56 ? Du Wild Birds Protection Act de 1896 à la loi suisse de 1973 sur
la pêche, le lien entre espèces et espaces allait de soi57. C’est même lui qui justifiait, entre
autres, les innombrables travaux d’assèchements des marais ; parmi les avantages escomptés,
Frédéric le Grand comptait celui d’arriver à éradiquer les loups58. Aboutissement d’une
logique inaugurée par la directive « Oiseaux » de 1979 et la directive « Habitats » de 1992, le
réseau des « trames vertes et bleue », institutionnalisé en France en 2009-2010, n’est pas
nouveau en raison de sa reconnaissance du lien entre espèces et espaces. Sa nouveauté
consiste plutôt, selon M.-A. Hermitte, en ce qu’il ne se contente pas d’ajouter une case
« sauvage » dans le plan d’aménagement du territoire mais essaie de « superposer au plan
humain, un plan dessiné en fonction des besoins des animaux et des végétaux »59, un peu
comme il s’agit de faire une place aux grands prédateurs, d’apprendre à « coexister » avec
eux. De même, on reconnaît désormais les droits des animaux sauvages à ne pas être
domestiqués, alors que la Convention de 1933 sur la faune et la flore en Afrique prévoyait, au
contraire, « la domestication des animaux sauvages susceptibles d’exploitation économique
(Plant Succession, 1916), la théorie du climax a été systématisée par les frères Odum dans Fundamentals of
Ecology (1953), qualifiée par C. et R. Larrère de « bible des écologues jusqu’à la fin des années 1980 ».
54
Cf. les remarques critiques, à ce sujet, de Blackbourn, The Conquest of Nature, 73‑74; et William Cronon,
« The Uses Of Environmental History », Environmental History Review 17, no 3 (1993): 1‑22.
55
Lévêque et Mounolou, Biodiversité..., chap. IX, pp.208-211.
56
Le Guyader, « La biodiversité ». Il cite Lévêque et Mounolou, Biodiversité..., bien qu’on n’ait pas retrouvé le
passage correspondant. Un juriste affirmait la même chose en 1985, citant la loi fédérale allemande sur la
protection de la nature de 1976 (§20) comme changement à cet égard (Soell, « Basic Questions Concerning the
Law of Nature Protection ».).
57
En Suisse, la loi fédérale du 14 décembre 1973 sur la pêche (abrogée par la loi du 21 juin 1991) prévoyait dans
son chapitre IV la protection des biotopes… Sur la loi de 1896, cf. infra, note 24.
58
Blackbourn, The Conquest of Nature, 49‑50.
59
Hermitte, L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant, 54; Larrère et Larrère, Penser et agir avec la
nature, 155‑61.
276
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
»60. S’il faut prendre acte de la rupture « biocentriste » initiée, bien après les années 1970, on
ne peut toutefois la surévaluer. Le plan des trames vertes et bleues (qui du reste varie en
fonction des espèces et des exigences prises en compte du point de vue de la biodiversité ellemême) demeure largement tributaire de l’aménagement du territoire ; si l’on s’interdit de
domestiquer les animaux sauvages et qu’on essaie de leur accorder un droit à l’existence au
sein même des territoires densément peuplés d’Europe, et pas seulement en Afrique, la CDB
(Convention sur la diversité biologique) reconnaît aussi à chaque Etat « le droit souverain
d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement » (art. 3) –
ressources qui s’entendent ici au sens « biologiques » et « génétiques » et qui incluent donc la
flore et la faune non-domestiquée. Bref, l’objectif demeure celui du « développement
durable », soit d’une exploitation « raisonnée » des ressources – fût-elle tempérée, comme
dans l’encyclique Laudato Si’, par l’affirmation d’une valeur intrinsèque de la biodiversité
spécifique61. Ce que nous mettons en cause, ce n’est pas les ruptures ni l’importance de la
critique de l’anthropocentrisme, mais le « grand récit » de l’émergence soudaine de la
« conscience environnementale ».
VIII.5 UNE CONSCIENCE SCINDEE
Tant au niveau littéraire, artistique, associatif, économique, juridique ou encore
scientifique, on a affaire à une « conscience scindée » plutôt qu’à une « Modernité réflexive ».
On ne peut même pas induire d’une relative « marginalisation » de ces savoirs et de ces
positions (éthiques, politiques, culturelles…) qu’ils seraient, « finalement », pour le regard
téléologique de Minerve, « insignifiants » à l’égard d’une caractérisation « générale » de la
« conscience occidentale ». D’abord, cette marginalisation, réelle, demeure relative : elle
aboutit tout de même à la création, concrète, de nombreux espaces protégés, à la signature de
conventions internationales, à des œuvres artistiques (littéraires, visuelles et musicales)
amplement diffusées. Ensuite, une telle « conscience occidentale », monolithique, n’existe pas
plus que l’« Occident », dont on est bien en peine de trouver le référent univoque et
homogène. Symptomatique, à cet égard, la nécessité d’exclure l’Europe de l’Est de ces récits
sur l’émergence d’une conscience environnementale : au bilan écologique catastrophique du
« bloc de l’Est » se conjugue en effet l’affirmation répétée du succès « socialiste » dans la
réalisation des « rêves séculaires de l’humanité de contrôler les forces de la nature », pour
reprendre les termes, en 1983, d’un citoyen de la RDA – idéologie de « maîtrise » qui
60
61
Cf. supra, section I.1.c sur les colonies, note 36.
Vatican, « Laudato Si’ », §33-34, 67-69, 84-90, 140, etc.
277
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
n’empêcha d’ailleurs pas ce pays d’être l’un des premiers à constitutionnaliser, en 1968, la
protection de la nature, sans grands effets62.
En bref, le mythe de l’émergence d’une conscience environnementale ne parvient ni à
rendre compte de la pluralité des conceptions de la technique et de l’environnement; ni des
conflits sociaux, économiques et culturels qui ont marqué la modernisation des sociétés ; ni de
la diversité politique, géographique, économique et historique de cet ensemble flou que serait
l’ « Occident ». Mais refuser ce thème d’une « Modernité réflexive » ne revient-il pas, en
quelque sorte, à « dénoncer l’opposition entre une histoire profonde des régularités et une
histoire superficielle des révolutions », et ainsi, peut-être, à faire une « contre-histoire du
quotidien »63 ? A trop mettre l’accent sur les conflits, les pluralités d’interprétations, le
caractère fragmenté et parfois contradictoire des conceptions, vernaculaires ou savantes, ne
risque-t-on pas de mettre l’arbre devant la forêt, et de perdre de vue le tableau d’ensemble ?
N’est-ce pas, finalement, l’histoire elle-même qui risque de s’effacer ?
Il ne s’agit ni de dire qu’il y aurait eu une « révolution écologique » dans les années
1960, ni d’enterrer celle-ci au motif de régularités profondes, tant dans l’appréhension de
l’environnement, de son importance et de sa complexité, que dans les dispositifs visant à
mieux gérer celui-ci – avec la mise en valeur d’un fonctionnalisme commun plus important
que les finalités diverses auxquelles obéiraient ces dispositifs (protection de l’environnement
per se contre gestion anthropocentrique, visant à une meilleure exploitation des ressources, à
supposer qu’une telle opposition soit théoriquement soutenable). Sans accepter ce thème
d’une « révolution » ou d’une « prise de conscience écologique », on peut certes admettre la
présence d’une préoccupation ou d’un souci croissant pour la préservation de l’environnement
et de la qualité de vie – a growing awareness plutôt que l’irruption ex nihilo d’une
conscience64 – à condition, toutefois, de remarquer que cette préoccupation, à géométrie
variable comme le montre entre autres la déclaration précitée du G7 en 1982, est déterminée
par d’innombrables facteurs politiques et médiatiques65. C’est à l’exploration de cette ligne de
crête que nous consacrons la deuxième partie de ces conclusions.
62
La citation est attribuée à un certain Werner Michalsky par Blackbourn (The Conquest of Nature, 68.). Sur la
RDA, cf. aussi Ibid., 335‑45; Uekötter, The Greenest Nation?, 131‑38; Dupuy, « Industries, forêts et
pollution... »
63
« « Révoltes logiques »: La Contre-histoire », L’Ane, no 1 (1981).
64
Jens Ivo Engels, « Modern Environmentalism », in The Turning Points of Environmental History (Univ. of
Pittsburgh Press, 2010), 119‑31. Le syntagme « sensibilité croissante » se retrouve aussi in Laudato Si’, §19.
65
Pour ne donner que deux exemples : à la grande surprise des commentateurs, la campagne à la primaire de
gauche, début 2017, du candidat B. Hamon a brusquement popularisé le thème des perturbateurs endocriniens ; en
revanche, le nuage orange spectaculaire provoqué par une explosion industrielle près de Barcelone en 2015 n’a
guère suscité l’attention. Relayé par l’AFP et Reuters, l’événement, classé par le Huffington Post dans la rubrique
« faits divers », a davantage été repris par la PQR que par la presse nationale ; Le Monde lui a consacré un bref
article. Rien n’a été publié sur la suite des événements (65 000 habitants ont été confinés), ni aucun reporter
envoyé sur place, alors qu’il faisait les gros titres de La Vanguardia, journal catalan, la semaine durant
(Anonyme, « Espagne : un nuage toxique se répand dans le ciel », Le Monde.fr, 12 février 2015; Anonyme,
278
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
VIII.6 L’INVENTION
DE
L’ENVIRONNEMENT
CATEGORIE JURIDICO-ADMINISTRATIVE
COMME
« Ils parlent de filtres sur les cheminées d’usines, alors que nous mettons en jeu
l’irresponsabilité des entreprises » (Denis Hayes, Washington D.C., Earth Day, 197066)
Réfuter la thèse d’une émergence d’une conscience écologique au cours des années
1960 ou 1970, au motif de l’existence préalable d’une multitude d’événements, d’écrits et
d’actions, de normes et de politiques, ne conduit-il pas à nier en bloc la rupture souvent
affirmée de ces décennies-là ? Indépendamment des lacunes historiographiques67, ne serait-ce
pas vouloir soustraire l’écologie ou/et l’environnement de l’ensemble des transformations et
des événements qui eurent lieu à ce moment-là, sous un fallacieux prétexte d’historicisme ?
Ne faut-il pas reconnaître, au contraire, que l’écologie politique moderne ne peut être
comprise si on l’isole de l’histoire globale, de la mutation des sociétés modernes qui a vu la
Détente, la décolonisation, la massification de l’éducation, la libération des mœurs,
l’émergence ou la consolidation du mouvement consumériste ainsi que celle des « nouveaux
mouvements sociaux » – incluant tant l’écologie que le féminisme, ou plus largement la
mobilisation des femmes (qui joua un rôle important dans l’environnementalisme
américain68), que la défense des droits des homosexuels, le Groupe Information Prison (GIP)
ou le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI69) en France, etc. ? Et si l’on
prétendait ôter ce privilège à l’environnement et/ou à la « conscience écologique », ne
faudrait-il pas en faire de même pour le féminisme, les homosexuels, la massification de
l’éducation, etc., tous phénomènes qui s’inscrivent eux aussi dans une histoire 70 ? Dans la
mesure où le mouvement environnemental est lié au consumérisme (à l’origine, en France, de
la dénonciation d’affaires comme celles « de la pollution des plages (1970), du talc Morhange
contenant une substance reconnue dangereuse, l’hexachlorophène (1972), des pneus KléberColombes (1979), des veaux aux hormones (1980) »71, etc.), ne faudrait-il pas alors aussi nier
la nouveauté de celui-ci ? La défense environnementale étant associée à ces différents
« VIDÉO. Une explosion près d’une usine chimique en Espagne provoque un gigantesque nuage toxique », Le
Huffington Post, s. d., consulté le 11 février 2017.).
66
Cité in Rome, « Give Earth a Chance ».
67
Ibid. La situation ne paraît pas franchement différente en France (cf. cependant le mémoire de Pessis, « Les
années 1968 et la science... »).
68
Rome, « Give Earth a Chance ». Les féministes américaines ont négligé, dit-il, l’importance de la mobilisation
des femmes au foyer de la classe moyenne (blanche). Sur le féminisme et l’écologie en France, cf. aussi MarieJosèphe Dhavernas-Lévy, « Prométhée stigmatisé », Mots. Les langages du politique 44, no 1 (1995): 25‑39.
69
Liora Israël, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant, ou l’histoire paradoxale des premières
années du GISTI », Politix 16, no 62 (2003): 115‑43.
70
Sur la Détente et la transformation des sociétés, accompagnée d’une massification de l’éducation qui touche
aussi la Chine, la Russie et le Japon, cf. Suri, Power and Protest; sur le rapport à l’écologie, cf. Rome, « Give
Earth a Chance »; Uekötter, The Greenest Nation?, 102.
71
Louis Pinto, « Le consommateur: Agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie 31, no
2 (avril 1990): 179‑98.
279
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mouvements et transformations – comme l’indique le manifeste des Students for a
Democratic Society ou la révolte contre les autoroutes urbaines aux Etats-Unis72 –, ne serionsnous pas, de proche en proche, conduits à mettre en cause la réalité même du changement
majeur opéré lors de cette période, incarnée (en France et ailleurs) par « Mai 68 » ? En bref,
n’est-ce pas à la fois, au niveau synchronique, nier l’évidence de la transformation, et au
niveau diachronique celle de l’imbrication de ce changement-ci avec une mutation plus
globale affectant les sociétés modernes ?
On peut, au contraire, rejeter de façon cohérente l’idée de « l’émergence d’une
conscience » (écologiste, consumériste ou homosexuelle73) tout en acceptant la réalité des
changements de l’époque, dont une grande partie a pu être attribuée à l’élévation générale du
niveau scolaire aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Il est évident que si des associations et des
ligues environnementales sont fondées à la fin du XIXe siècle, et qu’elles ressurgissent avec
plus de force, et surtout de radicalité, dans les années 1960-70 – quoique même cela soit sujet
à caution74 –, c’est parce que la modernisation, l’éducation croissante et la démocratisation
des sociétés ont permis la formation de mouvements de masse, qu’on ne peut comparer aux
clubs littéraires des Lumières75. Stigmatisée sous le terme d’ « ère des masses », célébrée
comme Etat social, assurantiel ou welfare state, cette période de consolidation de l’Etat
moderne est la condition sine qua non de l’écologie moderne, « de masse ». Ce n’est pas une
« conscience » qui a émergé ; outre une radicalité inédite, ce sont des possibilités
d’organisation nouvelles, permises par une lente métamorphose économico-juridico-politique
72
Outre au danger de la guerre nucléaire, le manifeste évoque l’ « exploitation incontrôlée » qui « sape les
ressources naturelles de la terre » (uncontrolled exploitation governs the sapping of the earth's physical
resources) (Students for a Democratic Society, « Déclaration de Port Huron », 1962.) A. Rome (art. cit.) constate
le gouffre entre l’histoire des mouvements sociaux et l’histoire de l’environnementalisme ; s’il considère comme
négligeable le manifeste de Port Huron, il cite d’autres exemples de mobilisations, tant du côté d’une partie de la
New Left et des hippies que chez les femmes au foyer de la classe moyenne, ainsi que les initiatives liées à la
« Great Society » de L. B. Johnson, influencées par Schlesinger et Galbraith. Citons aussi la protestation contre
les autoroutes urbaines, qui commence à San Francisco dans les années 1950 avant de se généraliser, et qui croise
les questions environnementales et raciales (cf. Raymond A. Mohl, « Stop the Road: Freeway Revolts in
American Cities », Journal of Urban History 30, no 5 (juillet 2004): 674‑706; William Issel, « “Land Values,
Human Values, and the Preservation of the City’s Treasured Appearance”: Environmentalism, Politics, and the
San Francisco Freeway Revolt », Pacific Historical Review 68, no 4 (novembre 1999): 611‑46.).
73
Concernant l’homosexualité, dès les années 1950 la Commission européenne des droits de l’homme est saisie :
déclarant irrecevables de nombreuses requêtes, elle juge au fond et rejette dix requêtes entre 1950 et 1975.
L’homosexualité est dépénalisée en RFA en 1965, au Royaume-Uni en 1967, aux Pays-Bas en 1971 et en France
en 1982. Sans devoir invoquer les témoignages offerts par la littérature (Gide, etc.), on voit qu’il est tout aussi
difficile d’affirmer une « émergence de la conscience homosexuelle » au cours des années 1960 ou/et 1970…
Patrice Hilt, « 2e partie, titre II, Chapitre I: “Le fondement de la protection conventionnelle accordée au couple
homosexuel non marié” », in Le couple et la convention européenne des droits de l’homme : Analyse du droit
français (Aix-en-Provence: Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2015), 339‑64.
74
Cf. supra, note 84, sur les effectifs des Verts allemands en 1985.
75
Cf. entre autres Bess, « Ecology and Artifice... »; Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la
publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962; Payot, 1978). A. Rome (art. cit.) indique
que le Sierra Club américain comptait 7 000 membres au début des années 1950, le double à la fin de la décennie,
encore le double en 1965 avant de tripler entre 1965 et 1970 (soit près de 90 000 membres).
280
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
des sociétés, qui donnent leur visage caractéristique à l’écologie politique moderne – tout
comme, aujourd’hui, Internet, les réseaux sociaux, et la répression accrue des mouvements
sociaux lui donnent une nouvelle figure. En ce sens, la méfiance de H. Jonas à l’égard de la
capacité des régimes démocratiques est plus qu’ironique. C’est bien cette démocratisation
massive, au cours des années 1960-70, qui a permis à son livre d’obtenir un écho mondial, et
peut-être même d’être écrit ; ce que montre, a contrario, l’exemple de la RDA et du « bloc de
l’Est »,
« preuve
historique »
s’il
en
est
de
la
stérilité
d’une
conscience
environnementale privée de droits politiques. Contre la menace du « techno-fascisme », nul
besoin d’en appeler au « monde vécu », comme le fait A. Gorz contre Jonas76 : c’est bien la
démocratisation sociale et institutionnelle (les hippies et la Great Society de Johnson) qui ont
rendu possible Gorz comme Jonas.
Nous ne contestons donc pas la spécificité de ces décennies, mais soulignons l’impasse
du concept même d’une conscience sociale – qu’elle fut environnementale ou autre – dans la
mesure où en dessinant le chemin hégélianisant d’une ignorance au savoir, d’une indifférence
au souci, il conduit à élaborer une représentation monolithique du social. On aurait eu d’abord
l’apologie du progrès et de la consommation, puis sa critique. Mais le progrès a toujours
connu ses critiques. Et la critique du productivisme des années 1960-70 n’a jamais signé la
disparition des utopies techno-scientifiques : le « rapport sur le savoir » à l’ère des « sociétés
post-industrielles » de J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, sort un an après le rapport
sur « l’informatisation de la société » de S. Nora et A. Minc ; un an après la publication de
Silent Spring, l’administration américaine étudie la possibilité d’araser des montagnes par
l’énergie atomique afin de bâtir des autoroutes77. Choisi pour son « approche humaniste de
l’environnement », le président de la Commission de la préparation de la Charte de
l’environnement déclarait « l’avenir […] superbe » : on ne parlait pas encore de
transhumanisme, mais ce paléontologue parlait de programmation génétique, d’augmentation
de soi, de « maîtriser la tectonique des plaques », de « programmer les climats » et de
« coloniser les planètes ». En France, on peut être « écolo-compatible » et scientiste de pied
en cape78. Il paraît hasardeux d’affirmer que la critique du progrès serait aujourd’hui plus
forte qu’elle ne l’était naguère.
76
Gorz, « L’écologie... » L’expression « techno-fascisme » est utilisée dans son essai Ecologie et liberté (1977,
donc antérieur au Principe responsabilité) ; il parle maintenant d’ « expertocratie ».
77
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 152‑53.
78
Son « humanisme » était vanté dans la lettre de mission de la ministre R. Bachelot. La citation provient de
Coppens, « Une réalité bien vivante »; cf. aussi Yves Jegouzo, « Le rôle constituant de la commission Coppens »,
Revue Juridique de l’Environnement 30, no 1 (2005): 79‑87; Yves Coppens, « Rapport de la Commission
Coppens de préparation de la Charte de l’environnement » (Paris: Ministère de l’écologie et du développement
durable, avril 2005).
281
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
L’historien F. Charvolin propose une autre façon de concevoir la nouveauté des années
1960. Il s’accorde à dire que l’ « expansion technicienne » a « depuis longtemps » été pensée
en même temps que « les problèmes qu’elle pose », avec par exemple le décret de 1810 sur
les établissements insalubres, la loi de 1906 sur le paysage, contemporaine d’une croissance
du tourisme, etc. Il rejette donc la thèse d’une « prise de conscience », ou d’une « période de
latence » où on aurait passé sous silence les maux industriels. Toutefois, il n’en dénonce pas
moins « l’illusion de la « remise en contexte plus global » »79. Il y aurait bien eu une
« invention de l’environnement » – en France, dans un « laps de temps de 5 ans environ »,
autour des années 1960-70. Pour Charvolin (ou J.I. Engels, qui évalue ce tournant de façon
plus globale tout en se focalisant sur l’Allemagne80), ce qui apparaît comme nouveau à ce
moment, c’est la « mise en série » des différentes nuisances, lesquelles seraient englobées par
la nouvelle politique de l’environnement, et leur prise en compte par l’économie sous la
forme d’externalités négatives – quoique-là aussi, on peut rappeler l’existence de précédents,
et aussi que cette intégration reste toute relative, pour des raisons tant scientifiques que
politiques81. A cet égard, l’exposition du Muséum national d’histoire naturelle de 1955,
« L’homme contre la nature » (financée par l’UICN), serait symptomatique, en ce qu’elle
rapprochait déforestation, érosion, pollution marine et atmosphérique, destruction des
espèces, effets des pesticides ou questions sur le nucléaire 82. Ailleurs, F. Charvolin insiste
plutôt sur le rapport de J.-A. Ternisien de 1966-67 commandé par la DGRST (Délégation
générale à la recherche scientifique et technique). Il le qualifie ainsi de « premier rapport
français sur les pollutions et nuisances d’origine industrielle et urbaine » :
79
Florian Charvolin, « Comment renouveler l’expertise sur la crise environnementale : cinq thèses sur l’origine de
l’environnement », Quaderni 64, no 1 (2007): 11‑22, doi:10.3406/quad.2007.1806. Nous avons du mal à le suivre
lorsqu’il affirme que « l’épandage chimique est contemporain des structures administratives de suivi » et qu’on ne
peut donc parler d’une période de latence, ayant posé que l’épandage à grande échelle n’intervient qu’après 1945.
On a vu, en effet, que les pesticides ont été réglementés dès leur invention, et que le suivi administratif précède
l’épandage massif.
80
Engels, « Modern Environmentalism ». S’il relativise fortement l’idée d’un « tournant écologique », il avance
aussi celle d’une unification des problèmes sous la rubrique environnementale ; soutenant qu’il n’y a guère
d’invention politique ou juridique en tant que telle, il observe toutefois une généralisation de dispositifs (études
d’impact, etc.). Refusant toute idée d’une redéfinition importante des rapports entre société et nature, il admet la
nouveauté d’une « politisation massive de l’environnementalisme » et d’une préoccupation croissante du public
face aux dégradations. Cf. aussi Uekötter, The Greenest Nation?
81
En 1913, des calculs économiques sur la pollution de l’air sont effectués par des chercheurs du Mellon Institute
(R. Sanford, « The Economies of Environmental Quality », in The environment, New York, Perennial Library,
1970, pp.65-87, cité in Florian Charvolin, « Comment renouveler l’expertise sur la crise environnementale : cinq
thèses sur l’origine de l’environnement », Quaderni 64, no 1 (2007): 11‑22.). Inversement, la non-prise en compte
de l’environnement est régulièrement soulignée (entre autres: Robert C. Repetto et al., Wasting Assets: Natural
Resources in the National Income Accounts (World Resources Institute, 1989), cité in Homer-Dixon, « On the
Threshold... » Selon celui-là, « l’inadéquation des mesures de productivité économique renforcent la perception
selon laquelle il y a un arbitrage politique (a policy trade-off) à faire entre croissance économique et protection de
l’environnement »). Vingt-cinq ans après cet article, la situation est grosso modo la même (voir par ex. la
discussion sur les approches en termes de « flux matériels » in Trentmann, Empire of Things, p.664 sq.).
82
Charvolin et Bonneuil, « Entre écologie et écologisme ».
282
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« L’idée d’un lot commun des pollutions, d’une unité de nature entre les divers agents et
processus en jeu, n’est pas formulée avant les travaux de Jean-Antoine Ternisien. Quant au
mot « nuisance », son usage est très limité avant 1964 »83.
On objectera qu’on ne peut à la fois dire que « le concept d’environnement apparaît en
France à la fin des années 1960 »84 ; qu’il est le fruit d’un rapporteur, J.-A. Ternisien, qui
ouvre la voie aux numéros de la DATAR sur l’environnement (1969-70) et au Que sais-je ?
de P. George (1971) ; et écrire ailleurs que l’exposition du Muséum de 1955 est décisive par
sa manière de rassembler sous une unique catégorie divers phénomènes – qu’on l’appelle
« nature » ou « environnement » importe peu85. Le même type d’hésitation se retrouve dans
l’historiographie environnementale allemande86. Notre objection revient toutefois soit à
déplacer le problème en avançant la « date de l’invention », soit à étendre l’événement de
façon à ce qu’il puisse inclure, en l’espèce, à la fois l’exposition et le rapport. Mais si l’on
préfère étendre l’événement plutôt qu’assigner une date précise 87, on se demandera en vertu
de quoi le limiter à ces deux moments ? Soit on fait coïncider « l’invention de
l’environnement » avec un événement précis (la publication d’un rapport), soit on admet que
celle-ci a lieu sur une période étendue, elle-même délimitée par des événements (de 1955,
date de l’exposition du Muséum, à 1966-67, date de publication du rapport Ternisien). Mais
dès lors que l’on prend en compte une période plutôt qu’un événement ponctuel, on doit
prendre en compte l’ensemble des événements qui constituent cette période, ce qui amène
nécessairement à élargir la période concernée puisque ces événements eux-mêmes ont une
histoire.
Malgré cette difficulté (qui concerne l’histoire en général), la thèse de Charvolin
présente l’avantage de se passer du concept de « conscience ». Selon lui, il faut penser les
années 1960-70 comme celles de « l’invention de l’environnement » comme catégorie
administrative, politique et scientifique rassemblant de façon homogène des phénomènes
83
Charvolin, L’invention de l’environnement..., 33‑35.
Ibid., 15.
85
Du reste, la conclusion de l’article de 2007 co-écrit avec Ch. Bonneuil semble démentir la thèse soutenue dans
l’ouvrage de 2003 (« Il ne saurait suffire de faire débuter cette évolution au tournant de 1970, au titre de date de
naissance d’un « écologisme » dénué « d’écologie », là où, au contraire, le lignage est largement plus ancien et
plus commun »). Dans l’article de 2007 des Quaderni, il essaie de penser le Muséum en même temps que le
rapport Ternisien, mais affirme toujours que « l’invention de l’environnement » s’est effectuée en « 5 ans
environ ».
86
F. Uekötter affirme d’abord que la « fusion » de thèmes isolés en un « grand discours » s’est effectuée (en
RFA) dans les années 1970, puis qu’elle a eu lieu dans les années 1980, considérées comme un « tournant »
majeur (Uekötter, The Greenest Nation?, 84, 121.).
87
Blackbourn qualifie le 7 novembre 1969, lorsque le gouvernement Brandt rebaptisa une section administrative
« division U » (pour Umweltschutz, un néologisme administratif traduisant « environmental protection »), de
« transition instantanée » comparable au changement de l’eau en glace. Ce miracle est appuyé par un sondage
selon lequel 40% des citoyens de RDA connaissaient le terme de « protection environnementale » en septembre
1970, et 90% en novembre 1971. Puisqu’il s’agit d’un néologisme, cela ne montre rien d’autre qu’un succès
marketing. Souvent utilisée dans ce genre d’argumentations, l’approche lexicale ne prouve rien. Cf. aussi notes 83
et 93 ; Blackbourn, The Conquest of Nature, 331.
84
283
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
auparavant séparés88. A partir de là, Charvolin va jusqu’à affirmer qu’« attribuer l’invention
de l’environnement au tissu associatif des années 60 » constitue une relecture de l’histoire et
s’interroge sur l’existence préalable de stakeholders, ou de « groupes sociaux concernés »89.
Mais peut-on nier l’existence de ces groupes au motif qu’ils n’auraient pas pensé
l’environnement en tant que tel, d’autant plus qu’on hésite désormais pour assigner ce concept
entre le rapport Ternisien et l’exposition du Muséum, c’est-à-dire entre « l’invention de
l’environnement » comme catégorie administrative et politique ou comme catégorie
scientifique ? La thèse d’une invention de la catégorie d’environnement demeure toutefois
séduisante puisqu’elle permet de penser ensemble la multitude des initiatives prises au long
du XIXe et du XXe siècle et le tournant des années 1960-70, tout en rejetant l’idée d’une
« période de latence ». On peut ainsi utiliser le concept proposé par Charvolin tout en
remplaçant son découpage chronologique (1955-67) par la période plus longue qui
commencerait au moins à la fin du XIXe siècle, dans la mesure où nous avons montré que
l’environnement commençait déjà à être constitué en tant que catégorie administrative,
politique et scientifique.
Ce concept demeure toutefois fragile dans la mesure où il s’appuie sur une cohérence de
l’action politico-administrative. Or celle-ci paraît se dissoudre aussi vite qu’elle est apparue.
Malgré la création d’instances administratives dédiées à une prise en compte « globale », on
observe en effet une fragmentation durable des politiques liées aux « nuisances ». Le droit de
l’environnement qui émerge au cours des années 1970 demeure scindé en au moins deux
corps de textes « peu en relation », à savoir d’un côté la lutte contre les pollutions
industrielles, et de l’autre la protection de la nature90 : si Charvolin affirme qu’il y a une
cohérence administrative ou une prise en compte « globale », celle-ci n’existe pas du point de
vue juridique. Etant donné la correspondance entre le droit et l’administration, on peut douter
de la réalité de la cohérence administrative défendue par Charvolin. Ce doute augmente dès
lors que l’on adopte une perspective européenne plutôt que française : au niveau
communautaire, certains font de la directive IPPC de 1996 (Integrated Pollution Prevention
and Control), inspirée de la loi française de 1976 sur les installations protégées, la première à
rassembler différentes dimensions environnementales91… Si l’on adopte la perspective de
88
Dans L’homme ou la nature (1970), E. Bonnefous dresse la liste de 212 colloques et séminaires consacrés à
l’environnement entre 1962 et 1970 (Charvolin, L’invention de l’environnement..., 26.)
89
Charvolin, « Comment renouveler l’expertise... »; id., L’invention de l’environnement..., 10‑11, 31. Il est moins
catégorique ailleurs, distinguant (p. 65) les défenseurs de la nature, qui existaient, des défenseurs de
« l’environnement ». La subtilité de la distinction conduit à soupçonner une pétition de principe : en définissant
l’environnement comme une catégorie administrative mettant en série différents phénomènes, ne serions-nous pas
nécessairement conduit à minorer le rôle des « défenseurs de la nature » ?
90
Aspe, « Environnement, droit... »
91
Jusque-là « les textes européens s’intéressaient séparément aux pollutions ou aux nuisances : « un texte limitait
les émissions dans l’air de telles activités, un autre, les rejets dans l’eau de telle autre » » (Anne Cikankowitz et
Valérie Laforest, « La directive IPPC : où en est-on et où va-t-on ? », VertigO 10, no 1 (mars 2010).).
284
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Charvolin et nonobstant la remarque suscitée concernant le caractère scindé du droit français
de l’environnement, il faudrait alors distinguer « l’invention de l’environnement en France »
entre 1955 et 1966-67 et « l’invention de l’environnement en Europe », et ensuite penser les
rapports entre les deux. Or, à cette époque la France joue un rôle déterminant au sein de la
communauté européenne : peut-on se contenter de parler d’une « schizophrénie » de la
politique française, qui sur le plan intérieur utiliserait une catégorie « homogène » mais ne
réussirait pas à défendre celle-ci sur le plan communautaire – alors même qu’elle bénéficie de
l’appui de gouvernements, notamment allemand, qui constituent également une politique
globale de l’environnement ?
L’histoire institutionnelle proposée par Charvolin revendique son caractère national : il
s’agit de penser « l’invention de l’environnement en France ». Mais si le cadrage est
nécessaire du point de vue méthodologique, ne conduit-il pas à biaiser l’ensemble de la thèse
dans la mesure où on s’empêche a priori de mettre en rapport cette « invention nationale »
avec ce qui se déroule ailleurs ? Si l’exposition du Muséum de 1955 est symptomatique dans
la mise en série qu’elle opère, que dire du silence des auteurs au sujet du colloque de
Princeton, l’année suivante, intitulé Man’s Role in Changing the Face of the Earth92 ? Si le
débat méthodologique opposant les approches nationales, comparatistes et « globales » ou
« systémiques » touche l’ensemble de la discipline historique, cette question est
particulièrement importante s’agissant de la problématique environnementale : d’abord, elle a
été élaborée par l’ensemble des sociétés industrielles ; ensuite, les acteurs étatiques ont traité
très tôt certains de ses problèmes dans un cadre international (les pêcheries, la question des
pesticides) ; enfin, la dimension scientifique du problème conduit à insister sur l’importance
des congrès internationaux et des échanges privés entre savants. L’approche de Charvolin
connaît ainsi son équivalent en Allemagne où elle suscite des débats similaires de datation.
Faut-il dire que l’environnement a été créé, en RFA, en 1969 – date à laquelle le
gouvernement Brandt transféra une division préexistante du Ministère de la Santé à
l’Intérieur, où elle fut rebaptisée « division U » (pour Umweltschutz, un néologisme
administratif traduisant « environmental protection »)93 ? Ou faut-il attendre la création du
Ministère fédéral de l’Environnement, en 1986 ? Le caractère « absurde » de la question
permet de souligner la dépendance de la thèse de « l’invention de l’environnement » à l’égard
d’une théorie juridique de l’Etat : à quel moment, et dans quel sens, peut-on dire d’une
administration qu’elle est « autonome » ? Si l’environnement doit être pris en compte à tous
les niveaux, par toutes les administrations, faut-il alors concevoir « l’invention de
92
Colloque international qualifié de « pathbreaking » in Stine et Tarr, « At the Intersection of Histories... »
Uekötter, The Greenest Nation?, 86‑88, 122. L’auteur souligne bien, par ailleurs, que l’environnement, dans les
années 1970, ne peut être pensé en dehors des échanges internationaux d’une part, et sans prendre en compte les
mutations plus générales des sociétés industrialisées d’autre part.
93
285
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’environnement » comme un « moment » à dépasser, celle-ci ne devenant « effective » que
lorsque le besoin d’une administration ad hoc disparaît ?
Si on se contente d’une approche comparative franco-allemande à laquelle on ajoutera
une approche européenne (communautaire), on voit que si on peut parler d’une invention
administrative de l’environnement, cette catégorie demeure fracturée. Le caractère homogène
de la catégorie constituée autour du Muséum et du rapport Ternisien ne paraît pas avoir
intéressé l’Europe des Six. Certes, dans la communication de la Commission européenne qui
prépare le premier Programme d’action pour l’environnement de 1972 (texte rédigé sur la
base de mémorandums français et allemands), l’environnement et sa protection désignent la
lutte contre les pollutions et les nuisances et l’amélioration du cadre de vie. Le réchauffement
climatique ou la préservation des ressources génétiques ne sont pas à l’ordre du jour, non plus
que la couche d’ozone, pourtant évoquée dans les travaux contemporains outre-atlantique94 (la
radioactivité, elle, est bien présente, notamment en raison du traité EURATOM)… On
appuiera la remarque de Charvolin selon laquelle « la cohérence de l’environnement a des
limites floues et évolutives »95 ; bien qu’on soit plus circonspect à l’égard de son essai
d’attribuer à la seule administration le pouvoir de configurer ce concept et ces limites. Mais la
communication européenne va bien au-delà de ce concept d’environnement. En effet, les
« satisfactions collectives à l’égard de l’environnement » sont déclinées en trois souscatégories : « environnement physique », qui comprend certes la pollution stricto sensu, mais
aussi l’aménagement urbain et l’établissement des réseaux de transports et de communication,
la « pollution sonore », etc. ; « environnement social », qui comprend « l’amélioration des
systèmes de soins, des revenus, de la sécurité de l'emploi, des conditions de travail, de
logement, de la formation, etc. » (plus loin sont cités l’hygiène du travail, le plein emploi ou
encore la sécurité routière…) ; enfin, « l’environnement culturel », qui comprend, outre « la
préservation des sites urbains et ruraux », « l’amélioration de l’enseignement et de
l’information, des structures culturelles et de loisirs, etc. »96. A l’aune de cela, la notion
d’environnement paraît simultanément démesurément large et comme excluant toutefois
certains phénomènes aujourd’hui placés au centre de la réflexion : le climat, qui avait pourtant
été auparavant une préoccupation importante à l’échelle locale, ou encore la lutte contre la
périurbanisation. Quant à celle-ci, on peut certes y voir plutôt une modification radicale
94
Cf. section V, en part. note 2.
Charvolin, « Comment renouveler l’expertise... » « Jusqu'à maintenant il n'y a pas eu de programme spécifique
dans ce domaine au niveau communautaire », constate le 7e cons. du « Règlement (CE) n° 1467/94 du Conseil, du
20 juin 1994, concernant la conservation, la caractérisation, la collecte et l’utilisation des ressources génétiques en
agriculture » (1994).
96
Commission européenne, Communication de la Commission au Conseil pour un programme des Communautés
européennes en matière d’environnement (présentée le 24 mars 1972) (section « Nature et importance des
problèmes de l’environnement dans la société industrielle moderne »).
95
286
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’approche, la Commission considérant que c’est la densification urbaine qui pose problème
davantage que le périurbain et son réseau de transports saturé97. Il s’agit cependant d’un
argument à double tranchant : si la « question urbaine » est intégrée « dès le départ » dans la
notion d’environnement, ce que montre la liste des thèmes recensés par Charvolin, sa
présence est telle qu’on peut se demander si toute cette invention de l’environnement ne
concerne pas, au fond, d’abord et avant tout la ville. En 1973, s’appuyant sur la Socialisation
de la nature de Ph. Saint-Marc, L. Elsen énumère ainsi les « sept grandes nuisances »
actuelles : « la pollution de l’air, la pollution de l’eau, le bruit, l’accumulation des déchets, la
disparition des espaces verts, l’entassement des hommes, l’éloignement de la nature »98.
Charvolin
y voit « la « table des matières » de l’environnement » : cela ressemble
étrangement au catalogue des maux urbains. C’est d’autant plus perceptible lorsque l’on
compare cette liste avec celle des « sept problèmes environnementaux majeurs » du Tiersmonde, dressée par Homer-Dixon en 1991 : « le réchauffement dû à l’effet de serre,
l’appauvrissement de la couche d’ozone, les pluies acides, la déforestation, la dégradation des
terres arables, la sur-utilisation et la pollution de l’eau et l’épuisement des ressources
halieutiques »99. On a là une autre table des matières de l’environnement, sauf que chacun des
thèmes, au lieu de concerner la ville, est lié à la planète en tant que telle, ciblant à chaque fois
une couche particulière : l’atmosphère, les terres arables, les forêts, l’eau… Bien entendu, la
liste d’Homer-Dixon de 1991 reprend des éléments de celle élaborée par Elsen en 1973, en
particulier la pollution de l’air et de l’eau. Cependant, le fait de distinguer, au sein de la
pollution de l’air, l’effet de serre et la couche d’ozone, tout comme celui d’adjoindre à ces
maux d’autres qui ne relèvent pas strictement des villes suffit à resémantiser ces éléments.
Cette comparaison souligne la dimension indubitablement plus « globale » de la liste
d’Homer-Dixon, et renforce l’impression selon laquelle Elsen demeurait dans une approche
urbaine et « locale ». Enfin, si l’environnement se caractérise par sa dimension systématique,
on notera que la redéfinition constante de ces « Dix plaies du livre de l’Exode »
s’accompagne d’une redécouverte permanente de la complexité de ce système100 : on semble
être davantage confronté à un bégaiement qu’à une invention.
Flexible, trop étroite, trop large… En définissant, en 1972, l’environnement comme
« l'ensemble des éléments qui forment, dans la complexité de leurs relations, les cadres, les
97
Section III, « Objectifs et place des communautés européennes dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une
politique de l’environnement », « aménager les espaces… ». Le périurbain est une cause majeure de
l’artificialisation des sols. En France, 3 000 000 d’hectares (l’équivalent de six départements) ont été goudronnés
ou bétonnés entre 1950 et 2006 (Donadieu et Périgord, Le paysage, 65.).
98
Charvolin, L’invention de l’environnement..., 27.
99
Homer-Dixon, « On the Threshold... »
100
Ainsi de ce chercheur qui affirme, en 1987, que l’attention croissante portée, au niveau international, aux
pluies acides conduit à souligner la « nature interdépendante de notre environnement » (Stankey, « Scientific
Issues in the Definition of Wilderness ».).
287
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
milieux et les conditions de vie de l'homme et de la société »101, la Commission revendique
pleinement cette ambiguïté. Elle n’entend nullement se contenter d’un pôle « naturel ». Ainsi,
le concept communautaire de l’environnement inclut la santé (au sens de système de soins, et
non de « santé environnementale », concept qui renvoie alors plutôt à l’hygiénisme
discrédité), les transports, l’aménagement urbain, le patrimoine historique, etc., tout autant
que la faune, la flore ou les pesticides. Le caractère fourre-tout de la notion alors utilisée par
la Commission expliquerait-il la fragmentation durable des politiques et des droits ? Gageons
que celle-ci serait plutôt due à la nature du droit lui-même et de sa construction en branches, à
la spécialisation scientifique et au refus de toucher à l’impératif premier, la construction du
marché commun et la poursuite d’une politique de croissance, raisons qui expliquent
aujourd’hui largement la disjonction entre le droit de l’environnement et le droit du
commerce. S’il y a bien, toutefois, quelque chose qui relie cette notion d’environnement à
celle communément partagée aujourd’hui – nonobstant le climatoscepticisme –, c’est le
caractère existentiel de la question, bien qu’il soit vu sous un angle néo-malthusien : la
Commission se dit « consciente que les questions [ici traitées] ne représentent que certains
aspects d'un problème beaucoup plus vaste et dont dépend sinon la survie de l'humanité, du
moins celle de la civilisation occidentale » et que « la protection de l'environnement est
inséparable d'un effort pour endiguer le gaspillage des ressources naturelles et la croissance
démographique à l'échelle mondiale, tout en assurant une plus équitable répartition des
richesses »102.
Par ailleurs, il y a lieu de s’interroger sur l’absence alléguée de mise en relation de ces
nuisances auparavant. Comme le montre l’insistance sur l’exposition du Muséum de 1955, cet
argument semble présupposer que la condition de l’invention administrative de
101
Définition très large qui, du reste, n’est pas très différente de celle proposée par un vocabulaire de
l’environnement, homologué par le Conseil international de la langue française en 1970, avec l’aide d’un Comité
de terminologie de l’environnement et des nuisances présidé par J.-A. Ternisien : « l’ensemble des agents
physiques, chimiques et biologiques et des facteurs sociaux susceptibles d’avoir un effet direct ou indirect,
immédiat ou à terme sur les êtres vivants et les activités humaines » (Charvolin, L’invention de
l’environnement..., 20.)
102
Section III, « Objectifs et place… ». La question démographique avait été mise sur le devant de la scène en
particulier par P. Ehrlich (The Population Bomb, 1968) et le rapport du Club de Rome (The Limits to Growth,
1972) et reprise par la deep ecology – pour une mise en perspective de cet intérêt avec les travaux d’historiens, cf.
Paltrinieri, « Biopouvoir... »). Très présente au cours des années 1970-80, quoique controversée, elle a en effet
largement disparue de l’agenda politique dans les années 1990. Plusieurs raisons expliquent cette éclipse, dont le
succès de la « Révolution verte » ainsi que le refus des politiques autoritaires de contrôle des naissances. Elle fait,
depuis peu, l’objet d’un regain d’intérêt partiel. Selon l’ONU, près de 215 millions de femmes n’ont pas accès à
des moyens de contraception alors qu’elles le souhaiteraient, ce qui mène à 76 millions de naissance non voulues
par an ; si celles-ci étaient évitées, la croissance démographique serait réduite de 20% (Camilo Mora, « Revisiting
the Environmental and Socioeconomic Effects of Population Growth: A Fundamental but Fading Issue in Modern
Scientific, Public, and Political Circles », Ecology and Society 19, no 1 (2014). Cf. aussi Eileen Crist, Camilo
Mora, et Robert Engelman, « The Interaction of Human Population, Food Production, and Biodiversity
Protection », Science 356, no 6335 (21 avril 2017): 260‑64; Collectif, « Climat : « Freiner la croissance de la
population est une nécessité absolue » », Le Monde, 10 octobre 2018.)
288
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’environnement réside dans son invention scientifique. Bref, il ne saurait y avoir de concept
systématique de l’environnement sans la science. Ainsi, Homer-Dixon n’hésitait pas à faire de
la théorie du chaos un prérequis d’une conceptualisation globale de l’environnement, ce qui
aboutit à retarder jusqu’aux années 1980 la « prise de conscience » environnementale ou/et
« l’invention de l’environnement »103… Il est certes légitime de mettre en rapport le « réveil »
écologique et le progrès des connaissances. Mais cela conduit dès lors à se détourner de
l’histoire administrative, objet principal des travaux de Charvolin, pour s’intéresser à
l’histoire des sciences. Ce faisant, la date de « l’invention de l’environnement » est remise en
jeu : Homer-Dixon répondrait ainsi à Charvolin que « l’invention de l’environnement » n’a eu
lieu qu’après l’élaboration de la théorie du chaos. Le déterminisme scientifique qui informe la
perspective d’Homer-Dixon et semble en partie informer celle de Charvolin conduit toutefois
à de nouveaux problèmes. D’une part, on peut renverser la perspective d’Homer-Dixon et
attribuer le progrès du savoir à une « prise de conscience » antérieure. D’autre part, les mises
en relation ont été le fait de juristes autant que de scientifiques : la loi Morizet de 1932 mettait
ainsi en rapport la pollution atmosphérique et la protection du patrimoine historique et
naturel ; modifiant celle-ci, la loi de 1961 y ajoutait le nucléaire104. Cette mise en rapport
procède toutefois d’une multitude d’acteurs et de textes qui dépassent tant le droit que la
science. Les différents discours sur la société industrielle, par exemple dans les mouvements
de « retour à la nature » du début du siècle, pensent souvent ces objets ensemble. C’est
précisément tout l’enjeu de la pensée sur la technique que de lier ces « nuisances » dans une
même catégorie – ce que l’on retrouve chez Heidegger ou Mumford105. L’idée que la nature
forme un système était déjà au fondement de la Dialectique de la nature d’Engels (publiée en
1925)106. Avant le marxisme, l’aspect systématique – qui caractériserait la nouveauté des
concepts d’« environnement » et d’« écosystème » – s’appelait « organicisme ». A la fin du
XVIIIe siècle, Herder rejetait l’idée « que l’homme puisse, par un habile despotisme, faire en
une seule fois d’une contrée étrangère une Europe nouvelle, en abattant d’antiques forêts et en
cultivant un sol vierge ; car toute la création vivante est une harmonie dont les rapports ne
changent pas à volonté ». La « destruction rapide des forêts et de la culture du sol » diminue
le nombre de gibier et de poissons, dessèche les lacs et rivières, altère la santé des habitants et
modifie les saisons ; « la nature est partout un tout vivant qu’il faut suivre et développer peu à
103
La section de son article consacrée aux années 1980 était intitulée « The Recent Salience of Environmental
Issues » : cette décennie aurait été bien plus importante que les deux précédentes (Homer-Dixon, art. cit.).
104
Cf. supra, section V.4.
105
Chez Mumford, voir par ex. Technique et civilisation, notamment chap. IV.
106
Arnaud Macé, « Dialectique générale et dialectique restreinte: le marxisme avec la nature », in La Nature du
Socialisme. Pensée sociale et conceptions de la nature au XIXe siècle (Presses univ. de Franche-Comté, 2018),
313‑14.
289
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
peu, loin de vouloir le subjuguer par la violence »107. Un siècle plus tard, K. Möbius forgeait
le mot de « biocénose » pour évoquer le caractère systématique du vivant dans un lieu donné,
préfigurant le concept de « biodiversité »108. L’écologie scientifique – dont les frères Odum
élaboreront en 1953 la « synthèse » ou le paradigme109 – ne constitue donc pas le réquisit
nécessaire d’une conception « holiste » de l’environnement, d’autant plus lorsqu’on
questionne en priorité l’autre terme de la relation, à savoir la société industrielle.
Si l’écologie scientifique ne peut pas, historiquement, être considérée comme le
fondement de l’écologie politique, ce n’est pas, comme le pense A. Gorz, parce que celle-ci
visait d’abord la « défense d’un monde vécu », dont les « structures » et le « fonctionnement »
auraient été « accessibles à une compréhension intuitive »110. Ce « monde vécu », qui « se
définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les
portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent
l’aboutissement de leurs actes », non seulement n’a jamais existé, mais était très loin des
préoccupations de l’Etat hygiéniste du début du XXe siècle, qui sont beaucoup plus proches
de ce que Gorz appelle « expertocratie », soit la « gestion rationnelle à long terme » des
ressources naturelles. Historiquement fausse et philosophiquement douteuse, la conception de
Gorz a toutefois le mérite d’insister sur une dimension sociale et affective de la défense de
l’environnement qui soutenait les efforts des conservationnistes – à savoir la défense du
monde rural et d’une nature que l’on voyait disparaître et dont on pensait, particulièrement en
Allemagne avec l’élaboration de l’Heimat, qu’elle constituait les conditions d’une vie
« authentique ». Le conservationnisme du tournant du siècle s’appuie ainsi sur la science et le
sentiment. D’une part, en effet, il s’alimente à une vision scientifique de la complexité des
écosystèmes – on évitera de parler d’une vision « pré-scientifique » au seul motif qu’elle ne
serait pas appuyée sur le même paradigme que l’écologie scientifique des frères Odum.
D’autre part, il s’appuie sur la dimension affective et « spirituelle » des appels (plus ou
moins111) nostalgiques au « retour à la nature » et au maintien de l’authenticité de la vie
rurale. On ne peut séparer de façon abrupte la science du sentiment « romantique » ou l’
« expertocratie » de la « défense du monde vécu ». Ces dimensions d’imbriquaient entre elles,
comme le montre le Naturschutz d’avant 1914 qui mélangeait l’adhésion au socialdarwinisme, les connaissances savantes et la nostalgie de l’Heimat.
La thèse d’une « invention de l’environnement » ne peut donc reposer ni sur la seule
défense d’un « monde vécu » « authentique » et « originaire » qui serait le présupposé d’une
107
Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, livre VII, chap. V.
Sur l’invention du concept de « biodiversité », cf. supra note 18 dans la section I.1.b sur les réserves.
109
Larrère et Larrère, Du bon usage..., 130‑43.
110
Gorz, « L’écologie... » Cf. infra pour l’examen des thèses de Habermas sur le « monde vécu ».
111
Sur la relativité de cette nostalgie, cf. par ex. E. Reclus, art. cit.
108
290
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
écologie politique, ni sur un déterminisme scientifique qui constituerait la logique interne des
sciences comme présupposé de toute « conscience environnementale » ou/et de la
problématisation administrative et politique de l’environnement. Elle s’appuie sur une prise
en compte systématique, par l’administration, de cet ensemble 112. Malgré la création d’un
ministère ad hoc, on peut toutefois douter du caractère réellement homogène, sériel et global
du concept administratif d’environnement avancé par Charvolin, que ce soit hier ou
aujourd’hui. Ce qui nous amène au dernier point : n’est-on pas en train d’esquiver le social au
profit d’une histoire institutionnelle lorsqu’on remplace l’idée d’émergence d’une
« conscience écologique » par celle de l’invention d’une catégorie juridico-administrative
d’environnement ? N’est-ce pas ce déplacement même qui permet d’affirmer qu’on assiste
pour la première fois à une réunion des nuisances au sein d’un même phénomène, en
disqualifiant les conceptions holistes portées par d’autres acteurs sociaux, dans la mesure où
c’est effectivement la première fois – en France – qu’elles font l’objet d’une intervention
administrative rassemblée au sein d’un même ministère, sans parler des efforts ultérieurs de
codification ? Lorsque Charvolin affirme qu’il aurait confirmé « l’hypothèse selon laquelle
[l’environnement] désigne essentiellement la nature saisie par l’Etat »113, on soupçonne que
davantage qu’une hypothèse confirmée par le travail historique, il s’agissait en réalité d’une
définition ou d’un axiome qui lui a permis d’écarter a priori comme non-pertinentes les mises
en rapports des nuisances élaborées par d’autres acteurs que l’Etat. Or sur le plan social et
militant, ces mises en rapports qui se conforment au fameux mot d’ordre prônant
l’« interconnexion des luttes » visaient d’abord à lier l’aliénation de l’homme à l’exploitation
de la nature114. Nous ne soutenons pas que le stato-centrisme serait incompatible avec la
protection de l’environnement, ce qui reviendrait à nier l’importance du droit
environnemental. Toutefois, en affirmant que l’environnement désigne « la nature saisie par
l’Etat », Charvolin adopte une perspective hégélienne qui dissocie le problème de
l’environnement des luttes pour l’émancipation. Or si l’on adopte la perspective d’Adorno et
d’Horkheimer, cela ne peut que conduire non pas à « inventer l’environnement » mais au
contraire à assurer la pérennité de l’exploitation tant de l’homme que de la nature. D’une part,
il faut équilibrer la perspective institutionnelle par une histoire « d’en bas », qui met l’accent
sur les revendications citoyennes et l’usage militant du droit115 ; d’autre part, il faut examiner,
112
Cela constitue bien entendu la thèse centrale de F. Charvolin. N’en demeure pas moins qu’il semble considérer
qu’avant l’invention « administrative » de l’environnement, il n’y avait pas de connaissance systémique de celuici ; c’est l’administration, selon lui, qui aurait construit l’environnement comme objet de connaissance.
113
Charvolin, L’invention de l’environnement..., 82‑83.
114
M. Bess rappelle, à juste titre, l’accent mis sur l’interconnexion des luttes (in « Ecology and Artifice... », 838.).
On reviendra sur cette mise en rapport, sur le plan philosophique, dans l’introduction de notre 2 e partie.
115
Cf. par ex. Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances... »; Liora Israël, L’arme du droit (Paris: Presses
de Sciences Po, 2009); Marie-Angèle Hermitte, « Les acteurs du processus de décision: acteurs officiels, acteurs
inattendus », in L’expertise scientifique : 20 années d’évaluation, Rapport de la CGB (Paris, 2006), 80‑85.
291
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sur le plan philosophique, la validité de la thèse de la Dialectique de la raison selon laquelle
l’exploitation de la nature est indissociable de l’aliénation de l’homme, thèse qui, comme
nous le montrerons, est au fondement de l’écologie politique.
Le débat sur le « tournant écologique » des années 1960-70 n’est pas près d’être clôt.
On peut toutefois s’accorder sur la remise en cause du paradigme de la « modernité
réflexive » et de l’éclosion soudaine d’une « conscience écologique », tout en admettant une
généralisation et un accroissement des préoccupations publiques, au sens de l’opinion comme
de l’Etat, vis-à-vis de ces phénomènes, lesquelles demeurent toutefois à géométrie variable.
La question même des sciences et techniques, très souvent mise en rapport avec
l’environnement, ne l’est pas toujours : ainsi, une résolution de l’ONU de 1968 n’évoque
guère celui-ci, mais les droits de l’homme, et plus particulièrement la vie privée, la bioéthique
(avant la lettre) et, en général, « l’équilibre à établir entre le progrès scientifique et technique
et l’élévation intellectuelle, spirituelle, culturelle et morale de l’humanité »116. On peut aussi
concevoir que même s’il paraît exagéré d’affirmer qu’on aurait « inventé » l’environnement
en tant que système, en unifiant divers phénomènes afin de les cibler sous une même rubrique
administrative et politique, il y a bien une inflexion progressive et continue vers une mise en
série des problèmes sur un même continuum environnemental. Mais cela, comme le souligne
J.I. Engels, n’implique pas de rupture radicale, encore moins dans les faits : nonobstant la
difficulté d’estimer la « qualité de l’environnement », on ne peut guère affirmer que la mise
en politique de l’environnement ait grandement modifié la donne. On constate ainsi la
persistance, voire l’aggravation de certains problèmes (tels que la pollution due aux
emballages plastiques117), et la situation globale demeure catastrophique. Récemment réitéré
par 15 000 scientifiques, ce constat ne permet pas d’induire l’inutilité des efforts engagés118.
La détérioration continue de l’environnement est en effet autant due au maintien de pratiques
dommageables qu’à l’accession à la consommation des « pays émergents » ; dans les pays
anciennement industrialisés, les progrès sont contrés par une hausse de la consommation
tandis que l’élévation des normes environnementales favorise tant une augmentation de la
116
« Résolution 2450 (XXIII) sur les droits de l’homme et les progrès de la science et de la technique » (1968).
On n’y verra pas la preuve d’une défiance envers la science, le lendemain la même assemblée votant une
résolution célébrant l’ « importance tout à fait particulière des ordinateurs » (« Résolution 2458 (XXIII).
Coopération internationale en vue de l’utilisation des ordinateurs et des techniques de calcul pour le
développement » (1968).)
117
Les « problèmes posés par la multiplication des emballages des produits de consommation » sont cités par
Bruxelles dès 1972… (Communication de la Commission au Conseil pour un programme des Communautés
européennes en matière d’environnement (présentée le 24 mars 1972), 2e partie, I, A.3.1.) De façon générale, voir
le bilan de Trentmann, Empire of Things.
118
Collectif, « Le cri d’alarme... »; Stéphane Foucart et Martine Valo, « Quinze mille scientifiques alertent sur
l’état de la planète », Le Monde.fr, 13 novembre 2017.
292
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
protection globale de l’environnement119 qu’une délocalisation de la pollution. En bref, si
l’attention vis-à-vis de l’environnement devient plus systématique – ou plutôt, si la
démocratisation des mouvements sociaux s’approfondit –, la pression sur celui-ci s’intensifie
également. Cela conduit à un constat global dont l’aspect pessimiste ne doit pas conduire à
sous-estimer les succès réels, quoique souvent ponctuels. Un inventaire à la Prévert
évoquerait la réduction du smog dans les pays du Nord ou les progrès sur la couche d’ozone ;
la présence de saumons dans la Loire et, en général, la ré-introduction d’espèces sauvages – la
quasi-totalité de la faune emblématique des Alpes françaises, du bouquetin à la marmotte 120
en passant par le loup ou le gypaète barbu, etc., a fait l’objet de ré-introduction – ; et même la
qualité des eaux en Bretagne121. Ainsi, l’échec général à modifier la donne, tout en obtenant
certains succès ponctuels, est largement imputable non seulement à une consommation
exponentielle, mais à la modération des politiques environnementales122. La modération du
programme d’action européen est d’ailleurs affirmée dès l’origine, la Commission posant
dans sa communication le principe fondamental de pondération de la protection de
l’environnement en fonction des coûts économiques123. Elle refuse catégoriquement de
modifier l’objectif de la PAC qui vise à « accroître la productivité de l'agriculture en
développant le progrès technique » (traité de Rome, art. 33). Malgré la multiplication des
conventions internationales, les positions n’ont guère évolué. Commandité par l’ONU, le
rapport Un monde plus sûr néglige largement la question environnementale, traitée qui plus
119
Cf. par ex. F. Ackerman, E. A Stanton, et R. Massey, « European Chemical Policy and the United States: The
Impacts of REACH », Global Development and Environment Institute - Working Paper N°06-06, 2006, 1‑20.
120
On ne peut manquer de citer Isabelle Mauz et Céline Granjou, « Une expérimentation contestée de
contraception de marmottes », Natures Sciences Sociétés 16, no 3 (2008): 232‑40. L’expérience a lieu à Prapic
(Champsaur-Ecrins).
121
Engels, « Modern Environmentalism »; sur la faune alpine, voir le tableau in Bernard Fischesser, La Vie de la
montagne (Paris: La Martinière, 2009); Collectif, « « Il faut sauver le saumon de la Loire sauvage » », Le Monde,
20 février 2018; Catherine Vincent, « Espèce en danger, le lynx ibérique réapparaît en Espagne, avec 82
naissances en 2008 », Le Monde.fr, 24 novembre 2008; Isabelle Piuqer, « Le lynx d’Espagne n’est plus menacé
de disparition », Le Monde.fr, 25 août 2018; Nicolas Legendre, « Qualité de l’eau en Bretagne : une lente
reconquête », Le Monde, 6 février 2018, sect. Planète. A titre d’exemple, le marché du dioxyde de sulfure mis en
place par l’EPA dans le cadre du programme sur les pluies acides aurait permis de réduire la production de SO 2 de
6 millions de tonnes (environ 35%) entre 1990 et 2004, alors même que la production américaine d’électricité
augmentait de 25% (Jessica F. Green, « Don’t link carbon markets », Nature News 543, no 7646 (23 mars 2017):
484.).
122
On affirme souvent qu’il y a un problème d’application (Uekötter parle d’un « implementation gap », in The
Greenest Nation?, 89.). Malgré les réelles difficultés, d’autant plus fortes, en principe, pour les Etats contrôlant
moins leur territoire, la réticence et le « manque de volonté » des politiques, voire des juges, est patent. Cela
soulève des questions de justice environnementale et sociale (cf. par ex. l’affaire Bibeyran, un ouvrier agricole de
la viticulture bordelaise, décédé à 43 ans d’un cancer après avoir travaillé depuis l’âge de 15 ans dans
l’exploitation ; selon la cour d’appel de Bordeaux, l’arsenic possèderait aussi des vertus curatives… Jolly, « Le
lien entre le cancer d’un ouvrier viticole et son exposition aux pesticides rejeté en appel ».)
123
« Dans bien des cas, pour assurer que l'environnement soit dans un état acceptable, il ne sera ni raisonnable ni
nécessaire de dépasser un certain niveau dans l'élimination de la pollution, en raison des coûts que cette
élimination entraînerait » (Communication de la Commission au Conseil pour un programme des Communautés
européennes en matière d’environnement (présentée le 24 mars 1972), 2e partie, A4, §" Imputation des coûts ; le
principe «pollueur-payeur» ".).
293
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
est d’un point de vue sécuritaire124. A l’inverse, la formulation excessive du Clean Air Act
(1963) américain, lequel excluait, à l’origine, toute pondération, a conduit à le qualifier de
« législation symbolique », ce qui montre que la surenchère peut conduire tout autant à la
modération des politiques menées125. Ce constat de modération des politiques conduit à
relativiser tant l’idée d’une irruption soudaine d’une « conscience écologique » que celle de
l’efficacité de « l’invention de l’environnement » (notion qui, dans la mesure où elle est
administrative, n’a guère de sens si on ne prend en compte l’efficacité). Dès lors, on est
contraint de réinscrire ces politiques dans une plus longue durée et d’interroger la pertinence
non pas d’établir des bornes chronologiques, mais d’essayer d’identifier un événement qui
pourrait, à lui seul, incarner une rupture décisive – une tentation « moderniste » dénoncée par
Foucault et qui conduit, d’une manière ou d’une autre, à appuyer le paradigme de la
Modernité réflexive, sinon l’idée d’une « postmodernité ».
S’il y a bien une donnée nouvelle incontestable qui émerge peu à peu à cette époque,
c’est la mise en politique de la nature au sens large du terme, plutôt qu’étatique : si « sa
connaissance demeure affaire de science […] le maintien de son fonctionnement est
désormais une responsabilité fondamentale de la société »126. Depuis l’émergence de
l’écologie politique, il devient de plus en plus difficile d’adopter la position « apolitique »
naguère défendue par les conservationnistes, même si cette tendance est contredite par le
discrédit général du politique au profit de « l’éthique ». L’Etat, de son côté, a été contraint
d’expliciter le rôle qu’il jouait depuis longtemps vis-à-vis de l’environnement – et donc de
justifier de plus en plus ses choix127. Cette « mise en discours » a conduit, progressivement et
lentement, à la systématisation des outils juridico-administratifs de gestion de la nature et des
nuisances d’une part, et d’institutions diverses et variées d’autre part (agences sanitaires, etc.)
– dont il est possible, pour la plupart d’entre eux et comme nous l’avons montré, d’effectuer
la généalogie. L’explosion de cette « panoplie de techniques réglementaires »128 depuis plus
d’un siècle, qui permet une régulation plus fine des risques, quoique parfois opaque, est l’un
des traits centraux de la « bureaucratisation du monde », phénomène qui, comme on le verra,
a été perçu comme intrinsèquement lié à sa technicisation. Quoique relative, l’efficacité de
ces outils est indubitable : l’étude d’impact n’empêche pas la construction de la route, mais
124
Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, « Un monde plus sûr... »,
13.
125
Cf. Christophe Noisette, « Corée du Sud – Du blé GM détecté juste à temps », associatif, Inf’OGM, (4 août
2016) (p. 35 pour le Clean Air Act; l’auteur cite aussi J.-P. Dwyer, « The Pathology of Symbolic Legislation »,
Ecology Law Quaterly, 1990, n°17, p.223 sq/) et passim pour la question de la pondération].
126
Philippe Roqueplo, Dominique Donnet Kamel, et Daniel Boy, « Un exemple de démocratie participative : la
« conférence de citoyens » sur les organismes génétiquement modifiés », Revue française de science politique 50,
no 4 (2000): 779‑810.
127
Noiville, Du bon gouvernement...
128
Noiville, Du bon gouvernement des risques, 27.
294
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
peut dévier son tracé129 ; les cas d’intoxication alimentaire sont infiniment moins nombreux
aujourd’hui qu’hier130, etc. Il faut toutefois se garder des conceptions téléologiques : ces
progrès connaissent des régressions, comme l’avait déjà montré l’exemption accordée à
l’industrie pétro-chimique par rapport à la législation sur les installations classées 131. Sur le
plan juridico-institutionnel, les véritables innovations sont toutefois bien postérieures à la
prétendue « invention de l’environnement » des années 1960-70. On pense, bien entendu, à la
formalisation du principe de précaution, qui le distingue des « mesures de précaution »
naguère adoptées. D’une part, celles-ci étaient réservées soit à la police sanitaire (et non
environnementale)132, soit à des décisions gouvernementales, tandis que celui-là est un
principe légal et désormais constitutionnel. D’autre part, loin de prôner le « risque zéro », sa
formalisation – assise sur les progrès de l’expertise – permet au contraire une gestion et une
évaluation des risques qui évite le « tout ou rien » (alors que dans les années 1880, une grande
partie de l’Europe promulgua des années durant un embargo sur le porc américain133). On
pense aussi à la constitutionnalisation du droit à et de l’environnement et de façon générale à
son approfondissement, phénomènes qui, sur le continent européen, sont indissociables de la
construction de l’Union européenne et de l’importance prise par la Cour européenne des
droits de l’homme. L’importance du volet environnemental de la politique « européenne »
(UE et CEDH) constitue un élément clé de la légitimation des instances européennes (d’où
l’insistance de la communication officielle sur cet aspect), ce qui tend d’ailleurs à souligner
l’importance croissante de l’environnement en tant que principe de légitimité politique –
c’est-à-dire de la reconnaissance politique et juridique de ce que « l’énoncé de
129
Engels, « Modern Environmentalism ».
« Les 200 cas annuels de listériose [en France] provoquent une quarantaine de morts quand, au début du siècle,
20 000 personnes mourraient chaque année d’intoxication alimentaire » (Noiville, op. cit., 5).
131
Cf. supra, note 46 in section V.4.
132
Sur la distinction entre loi et mesure de police : Napoli, Naissance de la police moderne; « Mesure de police.
Une approche historico-conceptuelle à l’âge moderne ».
133
Le principe de précaution donne souvent lieu à une présentation figée et qui tend à accentuer son caractère
« révolutionnaire ». La rupture provient de son explicitation philosophique et de sa formalisation juridique : au
XIXe siècle, on parle de « mesures de précaution » et, en ce qui concerne la sécurité alimentaire, les débats
concernant la trichinose montrent que l’absence de preuves certaines et la controverse n’empêche pas la prise de
mesures radicales. L’impossibilité de faire confiance à l’échantillonnage – sans doute autant due à des raisons
culturelles que scientifiques – et aux contrôles douaniers conduit ainsi à l’embargo complet et durable (cf. supra,
note 95, section IV.2.e.iv. Le principe moderne et formalisé de précaution conduit ainsi à expliciter la gestion du
risque et à déterminer ce qui constitue un « risque acceptable » (Ch. Noiville, op.cit.). Par ailleurs, il est difficile
d’indiquer avec certitude quand ce principe est apparu, dans la mesure où la doctrine a souvent essayé d’en
trouver la trace avant qu’il ne soit explicitement formalisé dans les différents textes des années 1980 relatifs à la
couche d’ozone (cf. M.-A. Hermitte et Ch. Noiville, « La dissémination volontaire d’organismes génétiquement
modifiés dans l’environnement: une première application du principe de prudence », Revue juridique de
l’environnement 18, no 3 (1993): 391‑417; André Nollkaemper, « The Precautionary Principle in International
Environmental Law: What’s New Under the Sun? », Marine Pollution Bulletin 22, no 3 (1991): 107‑10; Philippe
Kourilsky et Geneviève Viney, Le principe de précaution: rapport au Premier ministre (Odile Jacob, 2000),
annexe I (il est intéressant de noter que les auteurs accordent une grande importance à la présence du simple mot
« précaution » dans des textes juridiques allemands; l’expression « mesure de précaution » est pourtant bien plus
ancienne).)
130
295
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’anthropocène » constitue le fondement du politique. Le paradoxe de cette « invention
européenne de l’environnement » provient du fait qu’il s’effectue de façon concomittante
d’une part au processus de dérégulation néolibérale qui s’enclenche dans les années 1980 et
qui conduit à affaiblir l’Etat-nation et d’autre part à l’élaboration d’une démocratie
participative ou « technique »134.
VIII.7 L’ENVIRONNEMENT
COMME
AGENCEMENT
FLUCTUANT
La controverse sur « l’invention de l’environnement » permet de mettre en lumière le
caractère flou du concept d’environnement. En raison des faiblesses qui affectent ce concept,
nous lui substituerons une compréhension de l’environnement comme concept composé dans
lequel les différentes variables et champs impliqués changent de rapports et entrent en de
multiples relations avec d’autres notions, qui, agissant de l’extérieur, peuvent aussi,
soudainement (ou non), être elles-mêmes intégrées en tant que composantes. Dans ce jeu, qui
relève tant de l’histoire « empirique » que de la théorie, les technologies de papier – qu’elles
soient juridico-administratives comme le rapport, ou historico-politiques comme les archives
– jouent indubitablement leur rôle, comme l’a souligné Charvolin135. Mais elles ne sont pas
seules. La « cause animale », par exemple, possède bien sûr des sens différents au XIX e
siècle, dans les années 1960 et aujourd’hui. Elle n’est pas investie par les mêmes acteurs, ni
par les mêmes valeurs ; elle ne porte pas sur les mêmes espèces, ni sur le plan, objectif, du
naturaliste, ni sur celui de notre rapport à elles (animaux de ferme, domestiques, sauvages,
etc.). Cela s’applique aussi au niveau synchronique : la pollution de l’air n’est pas
appréhendée de la même façon par les forestiers, qui s’intéressent essentiellement à ses effets
sur les arbres, et par l’OMS136.
Plus encore – et cela montre la cohésion fragile du concept d’environnement – les
conflits environnementaux opposent des conceptions rivales de l’environnement, plutôt que le
« productivisme »
à
l’ « environnementalisme »
ou
l’ « écocentrisme »
à
l’ « anthropocentrisme ». L’explication en termes de luttes d’intérêts, pour importante qu’elle
134
Sur l’auto-affaiblissement de l’Etat-nation, cf. Sassen, La ville globale.
Le rôle des technologies de papier fait désormais l’objet d’un champ d’études à part. Voir notamment
Delphine Gardey, Ecrire, calculer, classer : Comment une révolution de papier a transformé les sociétés
contemporaines (La Découverte, 2008), ou le blog recipes.hypotheses.org.
136
En RDA, la pollution de l’air est d’abord l’affaire des forestiers ; et lorsqu’un procès a lieu, en 1967, il n’est
pas mené au nom de l’environnement, mais afin de protéger un secteur productif contre un autre. De même, la
Revue forestière française s’intéresse-t-elle d’abord aux effets sur la sylviculture. Ceci n’exclut pas des intérêts
plus larges : on note que les arbres, très sensibles à la pollution, sont des témoins de celle-ci, qui, en s’aggravant,
provoquera la « gêne » des populations – terme par lequel on fait allusion aux problèmes respiratoires, mis en
évidence par les épisodes de smog urbains. Cf. Dupuy, « Industries, forêts et pollution... »; Bossavy, « Les
polluants atmosphériques: leurs effets sur la végétation ».
135
296
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
soit, demeure insuffisante137. Outre les tensions entre les ingénieurs de l’Autobahn et les
paysagistes réunis autour de Seifert, la question des éoliennes illustre abondamment cela.
D’un côté, des défenseurs d’une « énergie propre », mobilisés par le rejet des énergies fossiles
et du nucléaire. De l’autre, des « protecteurs du paysage », imaginé comme paysage éternel lié
à l’identité d’une nation. On aurait tort de réduire, dans une optique quasi-habermassienne,
ces conflits à l’opposition entre une conception « moderne » et « scientifique » de
l’environnement et une conception « archaïque » et « culturelle » du paysage. Les collectifs
anti-éoliennes mobilisent une panoplie d’arguments divers, qui vont de la protection de la
valeur immobilière de leurs biens aux inquiétudes concernant des effets « stroboscopiques »
ou le champ électromagnétique, à la protection des oiseaux et des chauves-souris ou à la
proximité, le cas échéant, d’une réserve naturelle, en passant, bien sûr, par le bruit ou la
conservation d’un paysage (parfois « immortalisé » en peinture, comme c’est le cas en
Normandie). Si certains membres de ces collectifs sont, par ailleurs, pro-nucléaires (ce qui
exclut une lecture opposant l’archaïsme à la modernité), d’autres s’indignent de voir s’ajouter
à un paysage déjà transformé en « poubelle nucléaire » l’affront esthétique des éoliennes,
transformant leur région en « stock énergétique » de la nation138. Des arguments hétérogènes,
dont certains sont liés à l’environnement, à la biodiversité et à la santé environnementale, se
conjuguent ainsi au thème « conservateur » du paysage. De l’autre côté, les défenseurs d’une
« énergie propre » et renouvelable peuvent aussi invoquer une nouvelle esthétique du paysage
– même si personne ne parle de « romantisme des éoliennes ». Aussi, plutôt que d’opposer le
paysage à l’environnement, il faut concevoir deux conceptions de l’environnement qui
s’affrontent, mobilisant chacune un ensemble de composantes disparates, et autour desquelles
des coalitions temporaires se constituent. Davantage qu’une catégorie générale unissant et
« sériant » différents phénomènes, l’environnement est un concept composite, un agencement
de composantes variées, locales et partielles, qui ne cessent d’être modifiées et transformées.
Toute manifestation sur l’environnement illustre la nature composite et hétérogène de cette
catégorie qui se soustrait à toute unification administrative ou théorique : le « véganisme »
est-il une composante nécessaire de l’environnement, ou s’oppose-t-il au contraire à la
protection des espèces domestiquées ? Le planning familial et la contraception font-ils partie
de la défense de l’environnement ? Ou l’ « écologie intégrale » exige-t-elle au contraire la
lutte contre l’avortement139 ou l’interdiction de la contraception qui constituerait une forme
137
Polanyi, La Grande Transformation, chap. 13.
Nous nous fondons ici, en particulier, sur un livre illustré contre les éoliennes : Philippe Dumas, La Grande
faucheuse (Rouen, Librairie Élisabeth Brunet, 2018). Bien que la moitié des projets d’éoliennes en France fasse
l’objet de recours en justice, l’obstacle déterminant à leur installation demeure l’armée, les éoliennes gênant la
surveillance des radars aériens (Stéphane Mandard, « Les contraintes militaires croissantes menacent la filière
éolienne terrestre », Le Monde.fr, 13 octobre 2017, sect. Planète.)
139
Vatican, « Laudato Si’ ».
138
297
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’« aliénation technique du sexe féminin »140 ? La défense du bois en bas de chez soi en faitelle aussi partie, ou s’agit-il plus prosaïquement de défendre la valeur immobilière de ses
biens ou d’un syndrome « NIMBY » (not in my backyard) qui permet d’exclure les pauvres
ou les Noirs de sa « communauté » ? A. Gorz allait jusqu’à annexer au mouvement
écologique les « réseaux d’entraide de malades, [les] mouvements en faveur de médecines
alternatives, [les] mouvements pour le droit à l’avortement, [le] mouvement pour le droit de
mourir « dans la dignité », [le] mouvement de défense des langues, des cultures et des
« pays », etc.141 » Qui pourra dire ce que constitue la dimension « authentique » de
l’environnement, et quelle est l’extension de ce concept ? L’administration, la justice,
l’agenda politique et médiatique parviennent certes à stabiliser quelque peu la fluctuation
incessante de ce composite conceptuel ; en aucun cas n’arrivent-ils à imposer une conception
unique et homogène de l’environnement. Sur le plan stratégique, vaut-il mieux créer un
mouvement écologique durable, capable d’affirmer une définition
spécifique de
l’environnement et de défendre, ainsi, un ensemble de causes identifiables, ou faut-il plutôt
essayer de créer la coalition la plus large possible, qui puisse admettre des conceptions
contradictoires de l’environnement sur le fondement d’une plateforme commune ? A
embrasser un grand nombre de causes, comme le fait Gorz (voire, dans une moindre mesure,
le Vatican), le mouvement environnemental ne se condamne-t-il pas à la fragmentation, et
donc à l’inefficacité ? Ou cela permet-il, au contraire, une cohésion et une identité plus forte
du mouvement, galvanisant ainsi les troupes ? On ne peut répondre à ces questions politiques
et stratégiques qui relèvent de la pratique, ce qui n’empêche pas, du point de vue théorique, de
souligner leur importance.
Outre l’intérêt variable de chacun vis-à-vis de telle ou telle composante du « concept
d’environnement »,
une
petite
conjonction
d’événements
peut
suffire
à
changer
l’ordonnancement, tant au niveau « particulier » d’une cause défendue que sur le plan général
de la perception de l’environnement. Lorsqu’en 2005, la Commission prend des mesures
contre la France pour infractions à la législation sur l’environnement, on ne voit guère de
différence de fond entre le gypaète barbu et le grand hamster d’Alsace (hormis le fait que le
dossier « hamster » soit finalement classé par la Commission). Les deux espèces sont rares et
endémiques à la France (un tiers des 250 couples européens de gypaètes résident en France).
140
M. Durano, cité in Catherine Portevin, « La pilule passe mal », Le Monde (supp. Idées), 29 octobre 2017. La
revue Limite (à laquelle participent notamment Marianne Durano et Eugénie Bastié, celle-ci se revendiquant de
l’Action française) incarne une tendance issue de la « Manif pour tous », qui a repris le terme d’ « écologie
intégrale » à Laudato Si’. Elle se revendique « écoféministe » et s’inspire largement de la critique des techniques
(Ellul, etc.). Cf. aussi Vincent Tremolet de Villers, « Marianne Durano: «Défendre un féminisme qui considère la
femme entièrement» », Le Figaro, 20 octobre 2017; Bernadette Sauvaget, « «Limite», des réacs en vert et contre
tous », Libération.fr, 6 septembre 2015.
141
Nous soulignons « etc. » : qu’est-ce qui ne ferait pas partie de l’environnement au sens de Gorz ? Cf. Gorz,
« L’écologie... », 60.
298
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Seule la majesté du rapace le distingue du « grand » hamster – ce qui ne justifie plus, en
principe, un moindre intérêt pour ce dernier. Or, une étude récente a mis en lumière le fait que
le grand hamster était susceptible de s’intoxiquer et de commettre des infanticides s’il était
soumis à un régime exclusivement à base de maïs. D’un coup, cette expérience scientifique
venait renforcer le discours de ses protecteurs, à commencer par celui de l’association ad hoc
Sauvegarde Faune Sauvage (créée en 1993), qui accusait la monoculture de maïs de lui nuire
en détruisant son habitat naturel. Dès lors, un dossier anecdotique aux yeux du grand public
se branche étroitement avec un dossier économico-politique majeur. Bien qu’il soit trop tôt
pour le dire – et que l’association précitée s’efforce précisément de faire cela depuis plus de
vingt ans – rien n’empêcherait de faire de la disparition du grand hamster d’Alsace le symbole
des dérives de l’agriculture productiviste et d’une ultra-spécialisation des territoires, soit
l’équivalent des algues en Bretagne. Ainsi, une composante anecdotique de ce concept
composé qu’est l’environnement – eu égard à d’autres éléments comme la disparition
annoncée des grands-singes, la déforestation ou le climat –, se branche-t-elle avec une autre
composante de l’environnement, l’agriculture – en l’espèce, la monoculture de maïs – faisant
varier et intensifiant le sens de chacune d’entre elles. Une telle modification n’est attribuable
ni uniquement à une étude scientifique (la monoculture de maïs était déjà accusée), ni
seulement à un processus économique, encore moins uniquement à la « nature » ou à la
« société », mais bien à leur conjonction – qui n’attend qu’un relai politique et militant pour
se transformer à nouveau142. Ce qui, effectivement, eût lieu en octobre 2018. Des grévistes de
la faim, protestant contre un projet autoroutier à Strasbourg, le « Grand contournement
ouest », expliquaient que celui-ci menaçait, entre autre, l’habitat du grand hamster : le dossier
« hamster » était désormais connecté au projet autoroutier143. De fait, si les espèces en danger
font l’objet d’attention aujourd’hui, quel que soit leur caractère symbolique, affectif et
esthétique, c’est bien parce qu’elles fonctionnent, entre autres, comme témoins sismiques de
l’état de l’environnement. Aussi, leur défense n’a pas le même statut que, par exemple, celle
mise en œuvre par les protecteurs de la faune du XIXe ou encore par les amis des bouquetins
de la Vanoise, qui y voyaient plutôt l’impératif de protéger l’homme face aux appétits
économiques et au « rouleau compresseur de la Modernité »144. On ne conclura pas, d’ailleurs,
142
Commission européenne, « La Commission prend de nouvelles mesures contre la France dans dix dossiers
concernant des infractions à la législation en matière d’environnement » (Bruxelles, 15 juillet 2005); « Grand
hamster d’Alsace : la France accusée », Le Monde.fr, 21 janvier 2011; « Hamster d’Alsace : la France rappelée à
l’ordre par la justice européenne », Le Monde.fr, 10 juin 2011; Catherine Vincent, « La disparition annoncée du
grand hamster d’Alsace, un casus belli entre la France et l’Union européenne », Le Monde.fr, 12 juillet 2011;
Catherine Vincent, « Hamster d’Alsace : des communes du Bas-Rhin refusent d’être transformées en “réserves” »,
Le Monde.fr, 10 décembre 2012; « Le grand hamster d’Alsace va être préservé », Le Monde.fr, 6 mai 2014;
Audrey Garric, « Quand le maïs pousse le grand hamster d’Alsace à l’infanticide », Le Monde.fr, 25 janvier 2017.
143
Rémi Barroux, « L’opposition au grand contournement ouest de Strasbourg ne fléchit pas », Le Monde.fr, 26
octobre 2018.
144
Jean Carlier, La Vanoise, victoire pour demain (2012), cité in Charvolin, L’invention de l’environnement..., 59.
299
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’une caractéristique de l’écologie « moderne » aurait été de généraliser la défense de la
faune et de la flore, alors qu’on s’occupait auparavant d’espaces et d’espèces
« remarquables » : en fait, le critère pittoresque qui prédominait naguère pour définir cet
aspect « remarquable » a été remplacé par un critère scientifique, qui permet par exemple de
distinguer un certain nombre de hot-spots sur la planète hébergeant une biodiversité
exceptionnelle145.
VIII.8 SYNTHESE
A la thèse de l’émergence d’une conscience environnementale et de la Modernité
réflexive, nous substituons donc celle d’une conscience – et d’une Modernité – scindée. En
dépit de la tonalité politique de certains mouvements, on n’opposera pas une défense
conservatrice à la Modernité, ni l’environnement à la technique. Si l’on reconnaît la
spécificité des années 1960-70, celle-ci est davantage due à la démocratisation, qui conduit à
la transformation des collectifs et des mouvements de masse, qu’à une quelconque émergence
soudaine du thème environnemental. Bien sûr, celui-ci a été placé au centre de l’agenda
politique et institutionnel, et le demeure aujourd’hui. Mais d’une part, il a fait appel à des
outils juridiques et politiques développés au début du siècle ; d’autre part, cette « invention de
l’environnement » comme catégorie unifiant des phénomènes disparates n’était ni si neuve
que cela – comme la philosophie de la technique, entre autres, le montre – ni surtout aussi
stable et homogène qu’on l’a soutenu. Au concept de l’environnement comme catégorie
globale, nous substituons donc l’affrontement entre des conceptions distinctes, chacune
soutenue par un agencement particulier et fluctuant (dans le temps, l’espace et la société) des
multiples composantes intégrées dans ce que l’on nomme environnement. Cela permet de
résoudre, notamment, les problèmes inextricables de datation et de localisation de
l’ « invention de l’environnement », en autorisant la possibilité qu’il y en ait plusieurs ; en
somme, cela évacue la recherche mythique de l’origine. Bien qu’opposer un
conservationnisme conservateur du début du siècle à l’écologie politique « de gauche » des
années 1960-70 soit simpliste, il est plus crédible de concevoir le tournant de ces décennies
non pas sur le mode d’une épiphanie soudaine, mais comme moment d’une reconfiguration
rapide du concept d’environnement. Celui-ci passe grosso modo de droite à gauche – tant et si
bien qu’on a fini par assimiler l’écologie à une position de gauche, voire « anti-technocrate »,
en dépit de revendications – portées par une partie de l’écologie politique – selon lesquels ils
ne seraient « ni à droite, ni à gauche » et de l’importance du thème « technocrate » dans la
145
Dont une partie importante en France, en raison de la possession de la Guyane d’une part, et du deuxième plus
grand espace maritime au monde, d’autre part. Sur la notion de hot spot : Lévêque et Mounolou, Biodiversité...,
43‑44.
300
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pensée écologique, de Lovelock à Jonas146. Cette simplification qui fait de l’écologie une
valeur de gauche ou un mouvement « contre-culturel » est démentie, d’un côté, par le rôle
crucial joué par l’administration publique de l’environnement, voire par la « technocratie », et
de l’autre côté par la « persistance » d’un environnementalisme conservateur ou réactionnaire
(qui n’est précisément pas un résidu de conceptions antérieures, mais le signe des clivages et
transferts ayant marqué, à chaque époque, les conceptions de l’environnement et de la
technique). Nous avons analysé les rapports entre l’environnement et la Modernité. Reste à
étudier les rapports de celle-ci à la technique, par une étude du corpus philosophique. Une
nouvelle fois, le nazisme joue le rôle d’opérateur crucial et incontournable, transformant le
triangle
technique-Modernité-environnement
en
un
losange
technique-Modernité-
environnement-nazisme. La « philosophie de la technique », en effet, est en grande partie une
« invention allemande », et le nazisme en est venu à jouer le rôle d’hyperbole de ce que la
technique peut produire de pire.
146
« Ni à droite, ni à gauche, mais en avant ! », proclamait un slogan des Verts allemands (Uekötter, The Greenest
Nation?, 168.). Les Verts français ont fait le même genre de déclarations. On connaît le mot d’Alain : « Lorsque
je m’entends demander : qu’est-ce que gauche ou droite ? je comprends aussitôt que j’ai affaire à un homme de
droite » (cité in Dionys Mascolo, Sur le sens et l’usage du mot « gauche » (Lignes, 2011), 12.)
301
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
École des Hautes Études en Sciences Sociales
Ecole doctorale de l’EHESS
Centre d’études des normes juridiques
(CENJ – Centre Yan-Thomas; UMR 8178 CNRS/EHESS)
Doctorat
Discipline : doctorat transdisciplinaire
SAMSON DAVID
LA CRISE ENVIRONNEMENTALE
(tome II).
Critique historique et philosophique
des notions de conscience écologique et
de rationalité instrumentale
Thèse dirigée par: M. Paolo NAPOLI, directeur d’études de
l’EHESS
Date de soutenance : le 22 mai 2019
Rapporteurs
Jury
1
2
3
4
1 M. Saverio ANSALDI
2 Mme. Catherine LARRÈRE
M. Saverio ANSALDI, maître de conférences (HDR) de l’Université
Reims-Champagne-Ardennes.
M. Pierre-Benoît JOLY, directeur de recherche de l’Institut national
de la recherche agronomique – Ifris.
Mme. Catherine LARRÈRE, professeur émerite de l’Université Paris-I
Panthéon Sorbonne.
Mme. Christine NOIVILLE, professeur des universités de l’Université
Paris-I Panthéon Sorbonne.
SECONDE PARTIE :
LA RATIONALITE INSTRUMENTALE
305
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
306
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
INTRODUCTION :
THEORIQUE
LE
CONSTRUCTIVISME
I.1 PREOCCUPATIONS ENVIRONNEMENTALES
Sauf à définir a priori la « conscience environnementale » par un ensemble de
présupposés politiques et philosophiques, on ne saurait affirmer son absence au début du XX e
siècle, ce qui conduit donc à remettre en cause le paradigme de la Modernité réflexive. La
trajectoire des concepts de paysage et de wilderness conduit ainsi d’une problématisation
esthétique et philosophique à une problématisation juridique, scientifique et politique
s’intéressant aux différentes questions environnementales suscitées par l’industrialisation. Il
faut donc admettre l’existence d’une préoccupation esthétique, affective, morale, scientifique,
juridique et politique pour les paysages, la faune et la flore mais aussi pour des problèmes tels
que l’épuisement des sols, la pollution de l’air, la sécurité sanitaire, l’alimentation, etc., bref,
tout ce qui relève de l’industrialisation et de ses effets sur l’environnement (un souci qui,
selon Deleuze, aurait même pu prendre une forme « écocentrique »1). Par « préoccupation »,
nous ne parlons pas de l’intérêt anthropologique pour la nature, aussi indissociable de
l’homme – du moins, jusqu’à présent – que ne l’est la « raison », « l’âme » ou le noûs pour la
métaphysique occidentale. Nous évoquons plutôt ce qui précède et accompagne la
problématisation explicite d’une politique environnementale entre la fin du XIXe siècle et
1945 : la « préoccupation bureaucratique », c’est « la manière dont les acteurs composent une
question en amont de la programmation de l’action et dont ils maintiennent tout au long de
son cours une réflexion sur l’action qui peut avoir un effet sur elle »2. En appliquant ce
concept à la société, on peut ainsi distinguer le souci de l’environnement et les « intentions à
peine sortis de l’informe »3 mais néanmoins réelles qui permettent et accompagnent la
problématisation théorique et pratique de l’environnement, laquelle fonde les politiques
environnementales de l’Etat régulateur du début du XXe siècle. Plutôt que d’opposer
l’absence d’une « conscience environnementale » à sa présence, on peut ainsi conceptualiser
un continuum – non téléologique – qui va de l’intérêt anthropologique pour la nature à une
problématisation effective (plutôt qu’à une « prise de conscience » intégrale, celle-ci étant
toujours menacée par la régression, l’oubli, la modération des politiques, etc., et s’opposant
nécessairement à l’erreur, à la « fausse conscience », à l’idéologie, etc.). Ainsi, ce continuum
passerait par : les préoccupations qui donnent forme à cet intérêt, la problématisation juridicoinstitutionnelle de l’environnement, la prise en compte par la doctrine juridique de la réalité
1
Cf. la citation du pré-romantique Moritz et son commentaire (infra, « Introduction générale », section I.1.d).
Luca Paltrinieri, « Aux origines du cauchemar bureaucratique: Rizzi, Burnham, Orwell » (Liège, 2017).
3
Ibid.
2
307
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de cette problématisation afin de constituer une branche autonome du droit, la nécessité de
dépasser le caractère ad hoc du droit de l’environnement en constituant ses principes en
principes généraux du droit4. Ce processus de « fondamentalisation » (ou d’ « intégration »
comme dit M.-A. Hermitte) n’est pas plus téléologique que ne l’est ce continuum, d’autant
qu’il entre aujourd’hui constamment en contradiction avec le cadre néolibéral5. En l’espèce, la
doctrine a mis plusieurs décennies à « prendre conscience » de l’existence d’un corps de
règles portant sur l’environnement en tant que tel : en ce sens, l’ « écologie juridique » est la
contrepartie logique de l’ « écologie politique ». Il y a bien un ensemble de règles, dans la
première moitié du XXe siècle, qui paraît « s’adapter au particularisme d’un objet »6 –
l’environnement –, traité dans ses différentes dimensions (l’agriculture, le commerce, les
pécheries, la sécurité sanitaire, la sécurité environnementale, la pollution, l’aménagement de
la ville et du territoire). Cette problématisation précède « l’invention de l’environnement »
décrite par F. Charvolin. Or, l’histoire du droit, qui semble largement confinée aux catégories
juridiques traditionnelles, semble abandonner cette thématique aux historiens de
l’environnement. M. Stolleis exclut ainsi du droit social tout ce qui relève de
l’environnement7, peut-être au motif que l’environnement pourrait être dissocié des
préoccupations « anthropocentriques » ayant mené à l’élaboration d’un droit du travail. Bref,
l’histoire du droit semble hésiter à rassembler toutes les dispositions concernant l’expertise
juridique et scientifique de l’environnement établies à partir de la fin du XIXe siècle en un
ensemble cohérent, alors même que le caractère systématique de cette politique était théorisé
par l’hygiénisme, sinon par les juristes. A l’instar de la détermination de ce qui constitue un
style, qui ne prend en compte que certains traits pertinents8 – pertinence qui dépend ellemême de la « communauté interprétative »9–, déterminer le degré de cohérence de cet
4
Nous reprenons ici le processus juridique décrit in Hermitte, « Le droit est un autre monde ».
Citons un échantillon qui souligne tant le processus de « fondamentalisation » que ses limites, sinon la tentation
constante de dérégulation : Marguerite Boutelet et Juliette Olivier, éd., La démocratie environnementale :
Participation du public aux décisions et politiques environnementales (Ed. Univ. de Dijon, 2009); Pauline Milon
et David Samson, éd., Révolution juridique, révolution scientifique. Vers une fondamentalisation du droit de
l’environnement? (Presses univ. d’Aix-Marseille, 2014); Kourilsky et Viney, Le principe de précaution; Conseil
d’Etat, « L’eau et son droit »; Cour de cassation, « La réparation des atteintes à l’environnement » (Paris: Cour de
Cassation, 2007); Michel Prieur, « L’influence des conventions internationales sur le droit interne de
l’environnement », in Actes de la réunion constitutive du comité sur l’environnement de l’AHJUCAF, 2008;
Prieur, « Le principe de non-régression... »; Yves Jégouzo, « La Charte de l’environnement, dix ans après »,
AJDA, 2015, 487; Karine Foucher, « La consécration du droit de participer par la Charte de l’environnement Quelle portée juridique ? », AJDA, 2006, 2316; Isabelle Doussan et Gael Thevenot, « Le droit de la protection
phytosanitaire et l’objectif de protection de la santé et de l’environnement : une intégration à parfaire », Penser
une démocratie alimentaire (vol. I), 15 novembre 2013; Laurent Neyret, « Le droit pénal au secours de
l’environnement . - À propos du rapport du 11 février 2015 », La Semaine Juridique Edition Générale, no 10‑11
(9 mars 2015): 283; Pascal Planchet, « Quand les droits de l’urbanisme et de l’environnement font cause
commune », AJDA, 23 novembre 2015, 2193.
6
M.-A. Hermitte, art.cit., p.25.
7
Michael Stolleis, History of Social Law in Germany, Springer, 2014.
8
Nelson Goodman, « Le statut du style », in Manières de faire des mondes (1975; Gallimard, 1992), 44‑66.
9
Stanley E. Fish, « Interpreting the “Variorum” », Critical Inquiry 2, no 3 (Spring 1976): 465‑85.
5
308
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ensemble de règles dépend de la perspective adoptée. M.-A. Hermitte a ainsi souligné la
tendance actuelle à construire la cohérence d’un objet juridique en l’étudiant dans ses
différentes facettes plutôt qu’en utilisant une approche « disciplinaire » limitée à une branche
du droit, laquelle empêche précisément de voir la cohérence de cet objet10. Le concept de
Gegenstandsstruktur (« structure objectale ») de Lukács conduirait à dire que « la recherche
[…] trouve suffisamment de relations dans l’objet pour en découvrir la cohérence nécessaire,
autrement dit la fonctionnalité pour un sujet collectif »11. Reconnaître la cohérence de la
problématisation du début du XXe siècle en termes de politique et de droit de l’environnement
plutôt que d’hygiénisme, par exemple, ce n’est donc ni affirmer purement et simplement que
l’ « objet » (environnemental) était pré-existant – celui-ci ne saurait être que construit par
l’interprétation historique et juridique –, ni qu’il n’aurait émergé qu’après-coup et que nous
n’aurions fait qu’une reconstruction rétrospective – puisque celle-ci n’est possible que sur la
base de l’interprétation effectuée à la « Belle Epoque » ou en Allemagne, laquelle posait
clairement l’existence d’un problème environnemental, perçu à travers des catégories
distinctes que les nôtres (à commencer par l’hygiénisme et le problème de la race latent à
toute cette thématique hygiéniste). Cette tension entre l’objet et le sujet ou encore le texte,
l’œuvre ou le style et l’interprétation, n’est pas résorbable dans la mesure où ni le positivisme
qui affirmerait l’existence autonome d’un objet social n’est tenable, ni non plus un
subjectivisme radical qui affirmerait que l’objet n’est que le résultat d’une construction
interprétative : c’est précisément pour cela que Lukács et Heidegger essayèrent de penser une
« identité » entre le sujet et l’objet12. C’est ainsi, par exemple, que P. Napoli oppose une
histoire du droit qui part de scansions temporelles « assumées », c’est-à-dire grosso modo
d’un objet préexistant se transformant au cours de l’histoire, à une histoire du droit qui part de
la « problématisation que se donne l’historien », ce qui lui permet « de récupérer, dans
l’histoire, tout élément intéressant » afin de construire son objet13. Par ailleurs, M.-A.
Hermitte montrait que la cohérence juridique de l’objet pouvait existait en dehors d’une
branche ad hoc du droit, étant alors déterminée par la conjonction de règles appartenant à des
branches distinctes : les sites contaminés « n’existent pas juridiquement, ils ne sont saisis par
le droit qu’à travers d’autres catégories »14. Mais ceci n’ôte rien à l’effectivité et à la validité
des normes qui leur sont appliquées. On peut donc dire que si « l’environnement » en tant que
tel ne faisait pas l’objet d’une thématisation juridico-administrative explicite, le projet
hygiéniste et régulateur de l’Etat conduisait à un ensemble de normes traitant de manière
10
Hermitte, « Le droit est un autre monde ».
Lucien Goldmann, Lukács et Heidegger (Denoël, 1973), 158 (cf. aussi 142-152).
12
Goldmann, Lukács et Heidegger (entre autres 64-66 et 106-121).
13
Michael Stolleis, « Histoire du droit public allemand » (Sciences-Po (Paris), 24 novembre 2011).
14
G. Martin, préface à P. Steichen, Les sites contaminés et le droit, LGDJ, 1996, cité in M.-A. Hermitte, art. cit.,
p.27.
11
309
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
cohérente l’environnement. Comme nous l’avons montré, l’expertise scientifique et
économique se mêlait à la politique économique et commerciale, au droit des consommateurs,
à la sécurité alimentaire, à la production agricole, aux impératifs du libre-échange conduisant
à renforcer l’obligation de police phytosanitaire, à la prise en compte des enjeux
économiques, scientifiques et diplomatiques pour l’élaboration d’un cadre politico-juridique
des pêcheries, à la constitution d’ « îlots d’air pur », tant au sein des villes qu’au sein du
territoire, afin de préserver la bourgeoisie des affres de l’industrialisation, etc. Refuser la
cohérence de cette politique, comme le font une partie importante des historiens et des juristes
– malgré certains travaux novateurs –, au motif qu’elle aurait été « productiviste » ou
« anthropocentrique » présuppose d’une part que l’écologie devrait être anti-productiviste et
écocentrique, sans que ce que cela pourrait signifier ne soit problématisé sur un plan
philosophique et politique, et se fonde d’autre part sur le paradigme de la Modernité réflexive
prenant pour acquis l’ignorance et le mépris de nos prédécesseurs.
Associé
aux
notions de
préoccupations
sociales
et
administratives
et
de
problématisation scientifique, juridico-administrative et politique, le concept d’agencement
environnemental permet ainsi de comprendre la spécificité des formes historico-culturelles
par lesquels l’intérêt anthropologique pour l’environnement peut s’exprimer, en évitant les
préjugés axiologiques qui conduisent à nier la présence de préoccupations environnementales
et d’une problématisation institutionnelle. En dépit de la formulation d’une politique
cohérente de l’environnement dans la première moitié du XXe siècle, nous ne prétendons
nullement que celle-ci serait identique aux politiques actuelles ; en dépit de progrès
indéniables et de l’importance accrue d’un « écocentrisme juridique », l’étude de la
problématique environnementale au début du XXe siècle conduit toutefois à un certain
scepticisme à l’égard de l’intensité et de la nature véritable des changements intervenus. Il est
clair, toutefois, que l’agencement environnemental des années 1960 diffère de celui que nous
avons analysé, en raison de la transformation rapide des sociétés marquées par la croissance et
la démocratisation de l’éducation (qui touche aussi l’URSS, la Chine ou l’Amérique du
Sud)15. Cela mènera au mouvement mondial de subversion de la société « traditionnelle ».
L’écologie entretiendra ainsi des rapports étroits avec l’irruption des nouveaux médias et sa
critique (théorie de Francfort, McLuhan), la critique pacifique de la guerre froide (A.
Grothendieck), la critique des techno-sciences, la peur de l’apocalypse nucléaire suite à la
crise de Cuba conduisant à thématiser tant l’environnement que le danger que suscite la
technique, l’autogestion (A. Gorz), la théologie de la libération (I. Illich, E. Dussel, L. Boff16),
15
Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes : Histoire du court XXe siècle (1914-1991) (André Versaille éd., 2008);
Suri, Power and Protest; Rome, « Give Earth a Chance ».
16
Martínez Andrade, « Le nain et la nature... »
310
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
etc. Bref, l’agencement environnemental deviendra, de façon contradictoire et dans ses
grandes lignes, démocratique et technocratique, une tension que le « tournant délibératif »
actuel essaie, tant faire se peut, de résoudre.
I.2 THEORIE, SOCIETE, IDEOLOGIE
« Un agencement comporte deux segments, l’un de contenu, l’autre d'expression. D’une part
il est agencement machinique de corps, d'actions et de passions […] ; d’autre part,
agencement collectif d’énonciation, d’actes et d'énoncés […] L’erreur serait donc de croire
que le contenu détermine l’expression, par action causale, même si l’on accordait à
l’expression le pouvoir non seulement de « refléter » le contenu, mais de réagir activement sur
lui17. »
L’agencement environnemental du début du XXe siècle rassemble ainsi en son sein les
préoccupations diverses (esthétiques, scientifiques, politiques, commerciales) concernant
l’environnement et la problématisation juridique, scientifique et politique du problème
environnemental. Mais la philosophie brille par son absence dans cet agencement. Non pas
qu’elle se désintéresse de la nature en tant que telle (Kant, Hegel) mais elle n’a pas
problématisé l’exploitation de la nature. Il faut donc formuler ainsi la question : pourquoi la
philosophie ne pouvait pas problématiser l’environnement, alors même qu’il y avait une
« conscience environnementale » ? Comment se fait-il qu’alors que les théories scientifiques
et le droit élaboraient des concepts pour répondre à l’industrialisation, la philosophie
demeurait muette ? Si l’art, le droit et la science – pour ne pas parler de « la société » –
considéraient que l’environnement constituait un objet non seulement d’intérêt, mais méritant
une pleine considération et donc une problématisation théorique et pratique approfondie,
pourquoi la philosophie s’est-elle tenue à l’écart de ce mouvement ? On ne peut en effet
comparer les quelques remarques éparses concernant la question animale (Schopenhauer, J.-S.
Mill) avec le caractère rigoureux et général de la problématisation de l’environnement qui
s’amorce avec l’émergence de l’Etat régulateur. Or cette absence d’une problématisation
philosophique est d’autant plus étonnante que la philosophie se définit, avec Husserl, comme
une théorie générale de la civilisation – ou plutôt, une praxis universelle – n’ayant d’autre
objectif que de constituer une « humanité issue de la raison philosophique »18. Ceci devrait en
principe l’amener à redoubler la problématisation juridico-administrative et scientifique par
une problématisation philosophique (sinon à la précéder comme elle l’avait fait, semble-t-il,
en ce qui concerne le contrat social et les droits de l’homme). Comprendre pourquoi la
philosophie n’a pas thématisé l’environnement au XIXe siècle en dépit des préoccupations
sociales, affectives et institutionnelles exige d’abord de s’intéresser aux rapports entre la
17
Deleuze et Guattari, Mille plateaux, 112‑13 (chap. IV: « Postulats de la linguistique »). Cf. aussi Gilles
Deleuze, Foucault (éd. de Minuit, 1986), 47‑50.
18
Husserl, La crise des sciences... (chap. I, §6-7).
311
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorie et le social, ensuite d’analyser le sens des concepts de travail, d’exploitation et de
machinisme au début du XIXe siècle.
I.2.a THEORIE, DROIT ET SOCIETE
L’analyse du rapport entre droit et société constitue un appui utile pour éclaircir le
problème redoutable des rapports entre théorie et société. Il faut à la fois penser ce dualisme,
méthodologiquement sinon ontologiquement nécessaire, et la façon dont ces deux plans se
rapportent l’un à l’autre. La question concerne, en premier lieu, ce qui distingue les concepts,
philosophiques, juridiques ou scientifiques des représentations subjectives (individuelles ou
collectives). Elle concerne, en deuxième lieu, les rapports réciproques entre la théorie et le
social. Prétendant soutenir un point de vue « matérialiste » ou « réaliste », le
« sociologisme », le « psychologisme » ou l’interprétation « externaliste » des sciences, voire
le « réalisme juridique », voudraient déterminer la théorie par le social. Face à cette position
accusée de « réductionnisme » s’élèvent les revendications, notamment chez les théoriciens
du droit, les scientifiques et par la quasi-totalité de la philosophie, visant à soutenir
l’autonomie irréductible de la théorie, sa logique intrinsèque et conceptuelle qui ne saurait
être expliquée par des causes sociologiques, économiques et encore moins psychologiques.
Ce débat complexe soulève, comme nous le montrerons, d’une part la question de l’idéologie
et de la signification accordée à ce concept, et d’autre part la question de la
transdisciplinarité, ou des échanges et parallélismes qui se manifestent non seulement entre
différentes théories qui n’ont a priori rien à voir, mais aussi entre la théorie et des processus
historiques : retour, donc, à la case départ.
Reprenons donc la question du constructivisme théorique, ou de l’institutionnalisme,
introduite avec Hobbes19. Ce constructivisme permet à Kelsen ou à Y. Thomas de contester,
contre le « sociologisme » et le « psychologisme », la prééminence ontologique du social20.
Selon Durkheim, « le droit se forme sous la pression des besoins sociaux » : c’est « dans les
entrailles mêmes de la société que le droit s’élabore »21. Certes : le droit positif est « fait »
dans l’histoire. Qui nierait qu’il « fait le monde social, mais à condition ne pas oublier qu’il
est fait par lui » (Bourdieu22) ? Certes : le droit stabilise et légalise des changements sociaux
19
Cf. supra, « Introduction générale », section I.1.f.ii.
Kelsen, « La notion d’Etat et la psychologie... »; « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? »; « L’âme et le
droit »; Napoli, Naissance de la police moderne; Yan Thomas, Les opérations du droit, Le Seuil, Coll. Hautes
Etudes (Gallimard, 2010); Emmanuel Coccia, « “Qu’est-ce que la vérité” (Jean 18, 38). Le christianisme ancien et
l’institution de la vérité », in Aux origines des cultures juridiques européennes. Yan Thomas entre droit et
sciences sociales (Rome: EFR, 2013), 207‑30.
21
Émile Durkheim, « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture », Revue internationale de l’enseignement, no
XV (1888): 23‑48; cf. aussi Ch. Aspe pour une perspective sociologique sur l’élaboration du droit de
l’environnement dans les années 1960, in « Environnement, droit... »
22
Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 64, no 1 (1986): 3‑19.
20
312
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qui « résultent toujours d’une action extrajuridique »23 ; le positiviste F. Somló alla jusqu’à
écrire qu’un « fait caractéristique de l’essence du droit » consistait à ce que « même une
norme née de façon contraire au droit puisse être une norme juridique [et que donc] la
condition de son établissement conformément au droit ne se laisse pas absorber dans le
concept du droit »24… Ainsi, le droit du travail du XIXe siècle résulta d’une désobéissance
violente – passant par le sabotage, etc. – à l’issue de laquelle la bourgeoisie fut contrainte de
« reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière »25. A contrario, la
« révolte du capital » menée « avec un cynisme éhonté et une énergie terroriste » aboutit à des
décisions judiciaires vidant de leur substance certaines lois26. Lukács reprochait ainsi à la
doctrine juridique d’éclipser le fait que « le fondement réel de la naissance du droit » n’est
autre que « la modification des rapports de force entre classes »27. A la fin du XXe siècle, le
GISTI fit « émerger le droit des étrangers en le contestant »28, tandis que la biométrie
s’imposa aussi par des illégalismes administratifs 29, ignorés ou entérinés par la CNIL30.
Toutefois, ces désobéissances sont « civiles » autant que juridiques : ainsi lorsque des
organes politiques promulguent des lois ou des résolutions « illégales » qui défient le pouvoir
(national, fédéral ou communautaire)31. Celui (ou plutôt ceux) qui « s’institue lui-même
porteur d’un autre droit »32 reçoit ainsi l’appui d’organes institutionnels. On dira encore que le
mouvement social « créé » le droit : mais qu’en est-il lorsqu’en l’absence d’un mouvement
social, deux « petits juges » bouleversent le droit du crédit33 ? Faut-il alors dire que le droit est
bouleversé par lui-même ? Le juge, le maire, le gouverneur, la juriste qui travaille au
ministère sur les logements insalubres ou encore le ministre qui défie Bruxelles
n’appartiennent-ils pas autant à la société qu’à l’Etat ? Même en dictature, les rouages de la
23
Hannah Arendt, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence (Calmann-Lévy, 1972), 82.
F. Somló, Juristiche Grundlehre (1917), cité in Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Nouvelle
édition augmentée (1923; Paris: éd. de Minuit, 1960), 139.
25
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (Librio, 1998), 38; cf. aussi Arendt, « La
désobéissance... », 82.
26
Marx, Le Capital, livre I, 319, 327 (chap. VIII: « La journée de travail »).
27
Lukács, Histoire et conscience de classe, 139 (« La réification et la conscience... », I, §3).
28
Israël, « Faire émerger le droit des étrangers... »; cf. aussi L’arme du droit.
29
Samson, « Des identités de papier à l’identification biométrique... », 164‑66 (« La biométrie hors-la-loi »); cf.
par ex. Fabien Pigalle, « La biométrie s’installe illégalement dans les écoles », Nice Matin, 27 novembre 2008;
Gilles Cordillot, « Vidéosurveillance et biométrie illégales », Le Parisien, 9 novembre 2007; SUD (2007),
« Attention où tu mets les mains! », journal de SUD Education, décembre 2006- janvier 2007, p.2.
30
Ibid. et CNIL, Délib. n°2006-006 ; n°2006-049 ; n°2006-106 (sur des écoles).
31
Pendant la guerre du Vietnam, le Massachussets promulgua ainsi une loi pour légaliser les refus de combattre
des soldats ; dans le cadre de la controverse sur les OGM, des communes promulguent des résolutions et des
arrêtés jugés « illégaux » tandis que l’Etat français entre en conflit avec Bruxelles. Cf. Arendt, « La
désobéissance... », 56, 82; Hermitte, « Les acteurs du processus... »
32
Arendt, « La désobéissance... », 77.
33
Anonyme, « Comment deux « petits juges » ont mis à terre les sociétés de crédit », Le Monde.fr, 2 août 2016.
24
313
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
machine peuvent défier l’Etat34. La théorie du droit oppose habituellement la volonté à la
connaissance : mais lorsqu’un organe juridico-institutionnel subalterne défie un organe
supérieur, il peut autant s’agir d’un acte d’ « insoumission » que d’une innovation juridique :
l’imagination juridique joue ici un rôle crucial. Bref, en affirmant la prééminence du social
sur le droit, on ne fait qu’opposer l’Etat à la société selon la logique hégélienne dénoncée par
Marx. On s’empêche de comprendre la logique interne du droit, qui relève autant de
l’imbrication des concepts juridiques depuis Rome que de mécanismes juridico-politiques qui
modifient le droit dans un sens ou dans l’autre. On ne comprend plus les « effets cliquets »
qui conduisent à entrer dans un processus de surenchère qu’on voudrait expliquer par « le
prétendu « consensus » autour du tout sécuritaire »35. Cette fuite en avant répressive est
pourtant autant le fruit de la démagogie de la structure politico-médiatique (plutôt que de la
« société ») que d’une logique interne au droit et aux techniques : l’ « Etat cybernétique »
s’emballe jusqu’à constituer une « société de surveillance ». L’automatisation des frontières,
la biométrisation et la mise en place des bases de données est le fruit d’une logique
économique, technique, juridique et politique qui devient autonome36. La perspective qui
oppose le droit à la société et qui conduit à une schizophrénie des sujets (fonctionnaires ou
politiques) doit être complémentée par une analyse structurelle. Reconnaissant la victoire du
prolétariat incarnée par la loi des 10 heures, Marx ajoutait que « si l’on fait abstraction » de ce
mouvement ouvrier, « cette limitation du travail de fabrique était dictée par la même nécessité
que celle qui répandait le guano sur les champs d’Angleterre » : si la « pulsion immanente »
du capitalisme est d’augmenter indéfiniment le temps de travail, cette « bestiale fringale » est
analogue à celle de l’ « agriculteur avide [qui] obtient un rendement accru de son sol en le
dépossédant de sa fertilité ». « Dans son propre intérêt le capital […] est astreint à établir une
journée de travail normale », qui laisse le temps de dormir – évitant ainsi les catastrophes
ferroviaires – mais qui permet aussi le « développement intellectuel », la « satisfaction des
besoins sociaux », le « commerce des gens », le « libre jeu des forces du corps et de l’esprit,
et même le temps libre du dimanche »37. Le temps de « loisir », les réunions amicales,
intellectuelles ou/et politiques n’ont rien de « facultatif » : ce sont les conditions même du
capitalisme, qui ne pourrait exister s’il était réduit à sa seule logique économique. De même,
citant J. Morand-Deviller pour qui le droit de l’environnement contemporain était né sous la
34
Mark J. Osiel, « Dialogue with Dictators: Judicial Resistance in Argentina and Brazil », Law & Social Inquiry
20, no 2 (1995): 481‑560 (trad. commentée sur ehess.academia.edu/DavidSamson); cf. aussi Kershaw, Qu’est-ce
que le nazisme ?, chap. VIII.
35
David Forest, « A 30 ans, la Cnil est déjà à bout de souffle », Libération.fr, 4 janvier 2008. Cf. aussi Jean-Pierre
Dubois et Agnès Tricoire, éd., Une société de surveillance? L’état des droits de l’homme en France (La
Découverte ; Ligue des droits de l’homme, 2009); Laurence Blisson, « Nouvelle loi antiterroriste : les libertés
bafouées », Hommes & Libertés, no 168 (décembre 2014): 13‑16.
36
Samson, « Des identités de papier à l’identification biométrique... »
37
Marx, Le Capital, livre I, 267, 282‑83, 287, 295‑97 (chap. VIII).
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« pression irrésistible du mouvement écologiste », R. Romi rappelait l’importance des
catastrophes et de la demande des scientifiques eux-mêmes dans l’élaboration de ce droit38.
On ne peut donc opposer la société à l’Etat, et encore moins les juristes aux citoyens.
Au contraire, il n’y a pas de « fait social » pur. Selon Y. Thomas, le social est « artificiel,
arbitraire, construit »39 ; Burdeau
déclare que « l’Etat […] n’existe que parce qu’il est
40
pensé » . Il l’est tout autant par l’idéologie que par la théorie ; mais en l’absence de théorie, il
n’y aurait qu’une pure violence à laquelle personne n’accepterait de se soumettre. La théorie
doit donc justifier tant l’Etat que l’idéologie, ce qui l’amène inévitablement à corriger l’un et
l’autre, c’est-à-dire à les rationaliser ; à cette perspective hégélienne de Burdeau, Marx
ajoute : il en va de l’existence même du capitalisme. Dans ses variantes idéalistes ou
matérialistes, le constructivisme juridique n’a rien à voir avec une « conviction théorique »
qui s’oppose au jusnaturalisme et au sociologisme. Le geste métaphysique de Hobbes qui
décrit l’Etat et la société comme un artefact signale l’imbrication du droit, de l’économie et
des technosciences qui ne fera que s’accroître au cours du temps. L’Etat devient une machine
bureaucratique dotée de son autonomie propre. Bien loin d’une position jusnaturaliste, Ch.
Stone affirmait ainsi que c’est « de plus en plus l’être humain individuel et sa conscience qui
est la fiction juridique »41, ce qui ne veut rien dire d’autre que la fiction juridique qu’est l’Etat
devient ontologiquement première : comme l’avaient vu Hegel, Carlyle42 ou Marx, le
mouvement hobbesien de l’abstraction théorique se réalise dans l’histoire.
I.2.b SOCIOLOGIE ET PHILOSOPHIE
Si Bourdieu se montrait conciliant à l’égard des juristes, il accusa la philosophie, audelà du « cas Heidegger », de n’être qu’idéologie. En déniant toute autonomie de la théorie
(philosophique, du moins), Bourdieu revendiquait la possibilité d’expliquer sociologiquement
l’ensemble de l’histoire de la philosophie43. De son point de vue, le constructivisme théorique,
c’est-à-dire la défense de l’autonomie de la théorie, devait sans doute revenir à défendre une
position idéaliste. Qu’on ne puisse expliquer la « modification des formes spirituelles, des
concepts, des théories et des systèmes […] à partir de la contingence des situations
historiques » et que « seule la compréhension interne du mouvement de la philosophie
moderne » puisse nous ouvrir « la compréhension de cet « aujourd’hui » lui-même » semblait
38
Raphaël Romi, « Science et droit de l’environnement: la quadrature du cercle », AJDA, no 6 (20 juin 1991): 432
‑38.
39
Coccia, « “Qu’est-ce que la vérité”... »
40
Burdeau, L’Etat, 14.
41
Stone, « Should Trees Have Standing?... », 494.
42
Cf. infra.
43
Bourdieu, « La force du droit »; « L’ontologie politique de Martin Heidegger », Actes de la recherche en
sciences sociales 1, no 5 (1975): 109‑56.
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en effet une évidence pour Husserl44. Aussi, l’explication sociologique de la théorie (ou de la
superstructure), du droit aux sciences en passant par la philosophie, paraît pour Durkheim ou
Bourdieu constituer l’essence même du geste matérialiste et sociologique selon lequel ce sont
les hommes qui font l’histoire et non les Idées. En dépit de son intérêt, l’explication
sociologique de la philosophie est aussi vaine que ne l’est la prétention d’expliquer l’ordre
juridico-étatique par la sociologie du droit ou la psychologie sociale 45 ou l’idée qu’on pourrait
nier l’autonomie de la théorie scientifique ou de la logique. La sociologie tombe malgré elle
dans le travers analogue du « psychologisme » expliquant Nietzsche par sa folie ou Guernica
par les problèmes familiaux de Picasso46: on explique la genèse et les problèmes de la théorie
par des causes empiriques. On prétend démontrer la nécessité objective de la théorie par une
explication empirique de la constitution d’un « champ sociologique », d’une discipline ou
d’un courant philosophique. On ne comprend pas Marcuse sans son exil, mais celui-ci
n’explique que son intérêt pour la société de consommation, pas la problématisation
théorique. Il faut montrer les convergences entre le positivisme du cercle de Vienne et le
Bauhaus, mais on n’expliquera pas le positivisme logique par le fait qu’il serait né à Vienne –
même si le contexte historico-politique joue un rôle central dans la forme épistémo-politique
qu’il a pris47. Le projet même des STS élaboré en particulier par B. Latour visait ainsi à
contester l’explication marxisante de la science par l’ « influence » qu’exercerait « par grands
pans » les « idéologies » sur la recherche scientifique48. Ainsi, il n’est pas étonnant que
Bourdieu, en essayant de concevoir une rétroaction du droit sur la société tout en maintenant
la prééminence de la société, ou que le réductionnisme économique propre au marxisme
vulgaire « [buttent] sur toutes sortes de difficultés inhérentes à la dialectique »49. Le refus de
l’autonomie de la théorie empêche de comprendre les rapports entre droit et la société, comme
l’a démontré P. Napoli50, tout autant qu’il gêne la compréhension du travail scientifique,
comme l’ont démontré les STS dont le projet consistait dès l’origine à essayer de trouver une
alternative entre les explications « internalistes » et « externalistes ». Mais la conception
bourdieusienne fait plus que se heurter à une aporie. Sociologiser la philosophie, c’est la tuer :
celle-ci n’existe que par le mouvement par lequel elle s’émancipe de la doxa pour aller vers
les Idées, avant de revenir au réel. Représenté par l’allégorie de la caverne, ce geste est le
44
Husserl, op.cit., chap. I, §5-6, p.17 et 20.
Bourdieu, « L’ontologie politique... »; Kelsen, « La notion d’Etat et la psychologie... »
46
José María Juarranz de la Fuente, Guernica. La obra maestra desconocida (2018), cité in Ángeles García, « ¿Es
el ‘Guernica’ un retrato familiar de Picasso? », El País, 11 avril 2018.)
47
Peter Galison, « Aufbau/Bauhaus: Logical Positivism and Architectural Modernism », Critical Inquiry 16, no 4
(Summer 1990): 709‑52.
48
Bruno Latour, « Comment redistribuer le grand partage? », Revue de synthèse 10 (avril 1983): 203‑36.
49
Cf. citation en exergue dont nous citons ici la suite (Mille plateaux, p.113).
50
Napoli, Naissance de la police moderne, 82‑83, 100‑103.
45
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
propre de l’abstraction : le droit fait la même chose51. Si le théoricien Bourdieu ne l’a pas
compris, c’est parce qu’il prétendait faire de l’étude des discours idéologiques l’objet propre
de la sociologie : il voulait s’octroyer un monopole de l’interprétation légitime dont il
souligna – à raison, comme nous le montrerons52 – que la philosophie prétendait
arbitrairement en être seule dépositaire. Mais l’analyse de l’idéologie n’a rien à voir avec
l’étude des représentations collectives ou avec une détermination causale de la théorie. Elle
concerne au contraire le point d’intersection entre les sujets et les théories, le carrefour où
s’opère la genèse des « idéologies politiques », le lieu où s’enclenche la radicalisation ou
l’apathie politique, le point où les « doctrines » parlent à travers les sujets : bref, ce qui
désigne le lieu d’influence des idées dans l’histoire, l’endroit où les « doctrines » sont
interprétées et ainsi différenciées, devenant des « théories » pour la réflexion individuelle ou
collective ou au contraire des « idéologies » menant à la résignation, au climatoscepticisme ou
au sentimentalisme de B. Bardot, et, de fait, mélangeant toujours ces deux aspects. C’est
pourquoi elle exige tant un travail sociologique qu’une histoire des idées : l’analyse de
l’idéologie, c’est l’affaire de l’ensemble de la théorie. Les frontières, ici, entre philosophie et
sciences sociales tombent puisque c’est précisément parce que toutes analysent l’idéologie
qu’elles se constituent en tant que théories. Il est donc insuffisant, inutile, incohérent et
irresponsable de dériver les concepts juridiques et philosophiques des représentations
subjectives, individuelles ou collectives, des mentalités ou des passions sociales.
On ne dérivera pas le concept philosophique d’environnement d’une « conscience
écologique », ni même des concepts juridiques ou scientifiques d’environnement, puisque
notre enquête historique montre précisément qu’il existait une préoccupation et une
problématisation académique et institutionnelle de l’environnement, alors que la philosophie
s’est désintéressée de la question. Qu’est-ce qui la préoccupait tant pour qu’elle ignore le
reste de la société ? De manière générale, on n’expliquera ni l’absence, ni la présence d’un
concept par une « conscience » correspondante ou inexistante, un « sentiment de la nature »
ou la crainte du progrès. La souffrance animale peut faire problème – d’Aquin s’efforçait
même d’expliquer les conditions dans lesquelles elle était acceptable –, ce n’est pas pour
autant que le droit considère qu’elle mérite de recevoir une réponse juridique53. On n’essaiera
pas plus de dériver une conscience d’un concept (la « conscience historique » du « concept
d’histoire »54), puisque précisément la « conscience environnementale » existait en l’absence
du concept philosophique problématisant l’exploitation de la nature. Le constructivisme
51
Hermitte, « Le droit est un autre monde ». Weber fait une remarque analogue sur l’allégorie de la caverne : Le
savant et le politique, 86.
52
Cf. infra, section II.3.d.iii., sur le « négationnisme » de la théorie et les rapports entre droit et philosophie.
53
Sur le droit et l’animal, cf. la remarque de Hermitte, « Le droit est un autre monde », 22.
54
Hache, « Entre deux histoires. Les ruines de la modernité, vestiges de l’avenir ? »
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorique ne fait que désigner le processus d’abstraction, dont Marx souligna le caractère
réel55. Affirmer qu’on ne peut expliquer les concepts objectifs par les représentations
subjectives ne revient pas à interdire de constater des concordances entre la « théorie » et le
contexte historique ou « idéologique ». Le théologien J. Richard raconte comment il pensait,
dans sa jeunesse, que « plus une pensée était théorique et spéculative, moins elle était
dépendante de son contexte culturel ». Ainsi « la pensée thomiste comme telle était devenue
pour [lui] une idéologie »56. En effet : si « sociologiser » la philosophie revient à la confondre
avec la doxa, couper la théorie de son « sol » transforme la théorie en idéologie pure et
simple : le retour dans la caverne n’est plus possible. La théorie ne reste théorique qu’en
maintenant ses liens avec l’idéologie : qu’il s’agisse de philosophie ou de droit57, les concepts
privés de relations avec les représentations subjectives et avec les faits deviennent des
idéologèmes. Ce danger de l’abstraction idéaliste rejoint celui de la « révolte purement
spectaculaire » qui soutient de facto le populisme au pouvoir dans les quatre plus grandes
démocraties du globe58.
I.2.c TRANSVERSALITE,
TRANSDISCIPLINARITE
ET
AGENCEMENTS
Le problème du rapport entre théorie et social concerne aussi le rapport des théories
entre elles : il faut prendre en compte la transversalité des problèmes, c’est-à-dire la
trajectoire d’un concept. Le concept, esthétique et philosophique, du paysage, s’est
transformé en étant saisi par les géographes, les juristes, les savants, si bien que le « paysage »
qu’entend défendre la Société de protection des paysages de France, qui s’intéresse entre
autres à l’affichage publicitaire agressif, n’a plus grand-chose à voir avec la wilderness de
Milton ou le sublime kantien. L’exigence de mettre en rapport les discours ne consiste pas à
« contextualiser » la théorie par son champ idéologico-historique : elle provient du fait que,
même en ce qui concerne la philosophie, les concepts voyagent et s’imbriquent dans des
agencements composés de morceaux disparates. Si les mathématiciens modifient « un
problème d’une toute autre nature », c’est « qu’il comporte une séquence mathématique qui
entre en conjugaison avec d’autres séquences »59. L’autonomie de la théorie n’implique pas
55
Nonobstant Le Capital, Marx pensait lui aussi que le droit s’élaborait « dans les entrailles de la société » (cf. ses
remarques sur la loi des 8 heures, délibéremment ignorées par le marxisme-léninisme). Mais s’il ajoutait que les
« hommes ne savent pas l’histoire qu’ils font », à quoi pensait-il sinon aux concepts qui pèsent si lourd sur « le
cerveau des vivants » ? Certes pas à l’idéologie bourgeoise : l’analyse qui suit cette remarque générale porte
précisément sur l’usage révolutionnaire, donc anti-idéologique, des mythes (Le 18 Brumaire...).
56
Jean Richard, « Sur le thème de la toute-puissance : mon itinéraire théologique », Laval théologique et
philosophique 62, no 3 (2006): 440.
57
Hermitte, « Le droit est un autre monde », 24.
58
Guy Debord, La Société du Spectacle (1967; Gallimard, 1996) (§59); Mounk, « La popularité des populistes... »
59
Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes... »; La notion d’agencement est développée de façon très
variable et approfondie in Deleuze et Guattari, Mille plateaux.
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l’isolement des théories mais, au contraire, chaque théorie fonctionne en aspirant les
problèmes d’autres disciplines et en les reformulant dans ses propres termes. S’il y a des
« ressemblances extraordinaires » (Bergson et le cinéma, Riemann et Bresson ou encore
Condorcet et Newton60), c’est parce que « la philosophie, l’art et la science entrent dans des
rapports de résonance mutuels et dans des rapports d’échange, mais, à chaque fois, pour des
raisons intrinsèques »61. La « fonction auteur » disparaît dans ces « agencements collectifs
d’énonciation »62. Au sens strict, il n’y a pas pas plus d’auteur en philosophie qu’il n’y en a
dans la doctrine juridique, entre autres parce que l’histoire de la philosophie ne cesse
d’absorber le projet philosophique63, comme le fait du reste l’histoire tout court (sinon la
définition husserlienne n’aurait aucun sens). Si les auteurs et les œuvres demeurent
néanmoins, c’est d’une part en raison de la médiatisation64, mais surtout en raison des
rapports intrinsèques entre droit et philosophie. En effet, si la créativité peut requérir de
laisser derrière soi la « morale d’état-civil »65 et qu’il n’y a d’intelligence que sociale, la
responsabilité morale du théoricien exige, en droit (positif), de pouvoir assigner un énoncé à
un sujet d’énonciation – faute de quoi, comme nous le montrerons, la philosophie tombe dans
l’irresponsabilité et devient une menace pour la démocratie66. Mais il s’agit là de droit et de
morale : de fait, les concepts n’existent que sur un plan de construction anonyme67. D’autre
part on ne peut pas séparer les événements historiques des énoncés théoriques, ni se
préoccuper des barrières disciplinaires. On montrera ainsi que les énoncés de C. Schmitt ou
d’Heidegger entrent, dans les années 1930, en résonance avec des énoncés du « modernisme
réactionnaire » et la structure juridique du IIIe Reich, mais aussi avec des télégrammes
diplomatiques, pour constituer un agencement d’énonciation formulant une métaphysique de
la guerre froide.
60
Canguilhem, « La décadence... »
Nous soulignons. Gilles Deleuze, « Les intercesseurs », in Pourparlers (éd. de Minuit, 1990), 170.
62
Cf. en part. Mille plateaux.
63
Cf. a contrario M.-A. Hermitte, art. cit., p.37, à qui nous empruntons cette formule et cette comparaison.
64
Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes... »; Georges Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe en
France aujourd’hui ? », Commentaire 53, no 1 (1991): 107‑12.
65
Michel Foucault, L’archéologie du savoir (Gallimard, 1969), 28.
66
Cf. infra, section II.3.d
67
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie? (éd. de Minuit, 1991).
61
319
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.3 L’EXPLOITATION DE LA NATURE ENTRE CONDORCET ET
MARX
« On peut dire que la civilisation est l'ensemble des éléments d'une vie sociale organisée, qui
ont assuré à l'humanité la prépondérance sur les autres animaux et la domination de la
terre68. »
S’il est vrai qu’une problématisation cohérente de l’environnement a été élaborée entre
la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle avec l’émergence de l’Etat régulateur,
comment expliquer l’absence de la philosophie dans ce mouvement ? On ne saurait en effet
assimiler les ouvrages de G. Marsh, de Thoreau, de Muir ou de Leopold à une
problématisation philosophique. Afeissa souligne que ces œuvres, issues de la « tradition
écologique américaine », manifestent « une conscience d’elle-même sous la forme d’une
thématisation explicite en tant que partie constitutive d’une culture »69. Cette thématisation
connaît ses équivalents en Europe. Outre La rançon du machinisme de G. Lombroso (cité de
façon élogieuse par Bergson), les écrits sur la technique de Ortega y Gasset, ou l’ « Homme et
la terre » (1913) de L. Klages, auteur commenté par Heidegger70, le mouvement
environnemental européen a lui aussi « pris conscience de lui-même » bien avant la
« consécration académique » que représentent la création de la revue Environmental Ethics
en 1979 ou de la Société française pour le droit de l’environnement en 1974 71. Thématiser,
toutefois, ce n’est pas élaborer un concept qui entre dans un plan de construction abstrait et
s’insère ainsi dans l’histoire des concepts philosophiques. Puisqu’on ne saurait dériver la
conscience du concept et réciproquement, il faut donc ici faire de l’histoire de la philosophie.
L’analyse du geste qui pose l’environnement en tant que problème philosophique permet en
outre de discriminer entre les différents agencements environnementaux ; elle permet donc
d’élaborer une philosophie politique et morale de l’environnement. Cela passe d’abord par
l’analyse de lieux communs qu’on retrouve dans la littérature, en philosophie, dans les revues
scientifiques, dans la presse « grand public » ou militante, dans les textes juridiques, etc.72
Avant d’évoquer la nécessité de cette analyse socio-historique ainsi que le problème de
l’élaboration de critères d’évaluation permettant de distinguer les différents agencements
environnementaux, nous analyserons ici les concepts de travail, de machinisme et
d’exploitation de la nature. L’ensemble de l’éventail des positions écologiques, scientifiques
ou politiques, affirme en effet que l’exploitation de la nature constitue un problème. Qu’on
attribue cette exploitation à l’anthropocentrisme ou au « rapport occidental à la nature », au
68
Philippe Berthelot, « Civilisation », La grande encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et
des arts (H. Lamirault, 1885-1902).
69
Afeissa, Ethique de l’environnement, 13‑15 (préface).
70
Cf. infra, section II.2.b.i.
71
Afeissa, Ethique de l’environnement; Aspe, « Environnement, droit... »
72
Nos citations, notamment en exergue, visent entre autres à en donner un aperçu.
320
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
capitalisme, au péché originel ou à l’orgueil73, à la « faiblesse » de la démocratie face aux
lobbies74, à l’absence d’un « grand homme », spirituel ou politique, pour nous conduire vers
une relation « harmonieuse » avec la nature, on s’accorde pour affirmer que l’environnement
constitue un problème politique et moral, donc philosophique. On rejette alors l’énoncé
philosophico-juridique qui affirme le « droit d’appropriation de l’homme sur toutes choses »,
et surtout la compréhension de cet énoncé en tant que droit individuel 75. Reviendrait-on à
l’idée de Locke selon laquelle le droit de propriété individuelle est limité par les « bornes de
la modération », car la Terre et ses créatures n’ont pas été données individuellement à Adam
et à ses descendants, mais au genre humain76 ? Pour l’écologie qui se dit « humaniste », c’est
sans doute le cas : mais à celle-ci prétend s’opposer l’ « écocentrisme ». En affirmant que
l’exploitation de la nature serait problématique, ces deux positions présupposent toutefois que
la technique constitue la cause (ou une cause majeure) de l’exploitation de l’environnement.
On peut donc déduire la formule abstraite de l’écologie : « l’exploitation de la nature est un
problème, donc il faut maîtriser la technique ». Cet énoncé renvoie lui-même à celui de
l’autonomie de la technique qui caractériserait la Modernité. Les concepts mobilisés par ces
énoncés fondamentaux sont clairs et confus : si on croit savoir à quoi se réfère
l’ « exploitation de la nature », la « maîtrise de la nature » ou l’ « autonomie de la
technique », on ne « distingue pas ce [que ces termes] renferment »77. Si l’exploitation de la
nature paraît aujourd’hui une expression limpide, l’analyse du concept d’exploitation montre
que cela n’a pas toujours été le cas. Pour la philosophie du XIXe siècle, ce concept ne
concerne en effet pas la nature en tant que telle. Seul le travail peut relever d’une exploitation,
organisée dans le cadre d’une domination institutionnalisée. Le minerai est extrait du sol,
purifié, transformé, vendu, etc. Mais on ne parle d’ « exploitation de minerai » qu’en un sens
métaphorique et non philosophique : ce n’est pas le « minerai de Potosi » qui est « exploité »
mais les Aymaras qui travaillent dans ces mines. L’exploitation, par définition, ne peut
concerner que la société. C’est pourquoi Schopenhauer ou J.-S. Mill ne parlent pas
d’exploitation, mais de cruauté. Quel est, en effet, le rapport entre l’acte d’influencer les
conduites d’autrui – définition minimale du « pouvoir » et de la domination –, ou d’en tirer un
73
Camille Riquier, « Un retour à la vie simple », Esprit, no 433 (2017): 165‑72.
Pour une formulation raisonnable de ce thème: Swinburn et al., « The Global Syndemic... »
75
Hegel, Principes de la philosophie du droit (§44). Hegel parle ici du droit individuel de la « personne » : il
s’agit d’un « droit abstrait » qui sera limité par la « moralité objective » de l’Etat, conformément à la Déclaration
des droits de l’homme de 1789 (art. 17), ce qui donna lieu à la limitation progressive de ce droit par la
jurisprudence du XIXe siècle. Ce paragraphe n’en demeure pas moins exemplaire.
76
Locke, Second traité du gouvernement civil, chap. V, §27 et 31. Locke critique dans le Premier traité sur le
gouvernement civil la thèse de Filmer selon laquelle la Terre et ses créatures auraient été données
individuellement à Adam. Même dans l’état civil, la propriété communale (non pas du genre humain, mais d’un
« pays » ou d’une « paroisse ») se justifie parfois (Second traité…, chap. V, §35) : Locke, défenseur des
commons ?
77
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, chap. XXIX.
74
321
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
bénéfice – définition minimale de l’ « exploitation » – et celui d’ « exploiter » les forces
naturelles en gonflant la voile d’un bateau ? Sauf à doter l’énergie éolienne d’une
intentionnalité et d’une volonté et à considérer que le sujet « Vent » ne veut pas être utilisé
ainsi, il n’y aucun sens à affirmer qu’on « exploite » le vent. On ne peut exploiter ni la
matière, ni l’énergie, mais seulement le vivant. Nonobstant la question animale, on ne peut
donc « exploiter la nature » que dans un cadre animiste – et encore, uniquement si notre
cosmologie inclut un tabou interdisant d’utiliser telle ou telle force naturelle. Pour considérer,
comme le font certains anti-spécistes, que la domestication des animaux est une forme
d’exploitation, il faut supposer que les animaux ont une volonté et qu’ils ne veulent pas être
utilisés ainsi. Mais même ici, le concept d’exploitation se limite aux animaux. C’est pourquoi
jusqu’à une date récente, l’exploitation de la nature ne pouvait être considérée comme un
problème pertinent – non pas pour la société en général, mais pour la philosophie.
Aujourd’hui encore, l’anti-spécisme de P. Singer, fondé sur l’utilitarisme, constitue une
morale des rapports avec les animaux. Seule la critique des risques écologiques et
anthropologiques que suscitent l’exploitation industrielle, qu’elle soit élaborée par la deep
ecology, par Jonas ou par Beck, et qui conduit à une nouvelle forme de responsabilité (plutôt
qu’à une morale dénonçant la cruauté), peut mener à constituer l’exploitation de la nature –
c’est-à-dire la technique dans ses effets environnementaux et anthropologiques et pas
seulement anthropologiques ou moraux – en tant que problème philosophique. Mais, comme
on le montrera ici, cette critique ne peut s’élaborer que sur le fondement du concept de
rationalité instrumentale qui permet de lier la domination de l’homme (sur l’homme) et
l’exploitation de la nature.
I.3.a LES DEUX VOIES DE LA MODERNITE
Nous sommes entrés dans l’ère de la machine, qui affecte l’Esprit et la Matière. Dans
ces temps troublés, le fanatisme et « l’appel à l’instinct » ressurgissent. Les « délires »
individuels se transforment en panique générale : « l’Etat est en danger », la « société tombe
en pièces ». Les millénaristes annoncent la fin du monde, les rationalistes le Paradis sur terre.
On enseigne le « grand art d’adapter les moyens aux fins » : tout fait l’objet de « stratagèmes
calculés ». Nos « modes d’action », de « pensée et de sentir » sont modifiés : nous devenons
mécaniques. La religion est une « machine à convertir les païens »; la science « « interroge »
impérativement « la Nature » ». « Les Français ont été les premiers à déserter la
« Métaphysique », il n’y a plus de Science de l’Esprit – sauf peut-être en Allemagne, mais
elle n’arrive à aucun « résultat décisif » : croit-on qu’en prenant la « grande route de l’a
priori » (taking the high priori road) on atteindra le cœur de l’homme ? La métaphysique
n’est plus qu’une physique, l’intellect est réduit à la logique et au « pouvoir d’arranger [des
idées] et de communiquer ». Ainsi Locke ou Cabanis : « le cerveau secrète la pensée comme
322
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le foie secrète la bile ». On abandonne l’intériorité, laquelle ne donne aucun résultat : « hors
de l’extérieur, il n’y a aucune vraie science ». On ne demande plus « qu’est-ce que c’est ? »
mais « comment est-ce ? » ; on ne médite plus, on argumente. Mais ce n’est pas de la Nature
que provient cette « sujétion » à la matière : c’est nous-mêmes qui, imprudemment, ne
l’observons qu’ainsi. La politique est tout aussi mécanique que le reste : que peut espérer
accomplir un individu sans « partis », « associations » et « aides mécaniques » ? De l’Etat, la
« Machine de la Société », dérivent toutes les « machines privées » : « considérée uniquement
comme une métaphore, c’est bien assez » mais ici comme ailleurs, « l’écume s’est durcie en
coquille » : l’Etat est une machine. Si gouverner implique bien des choses qui ne relèvent pas
de la mécanique, notre temps l’ignore. On privilégie la « Politique du Corps » plutôt que « de
l’Esprit », on guide l’homme par ses intérêts et on verse tous nos espoirs dans l’amélioration
du droit et des institutions. Certes, chaque époque équilibre la Mécanique et la
« Dynamique » ; mais nous excellons dans le Mécanisme. C’est là notre « biais intellectuel »
qui nous conduit à ne plus pouvoir nous appuyer que sur la « police » et « l’opinion
publique ». Ainsi, si « la liberté civile est de plus en plus assurée, la liberté morale est presque
perdue ». Pourtant, au-delà de la « Liberté Politique », une « plus haute liberté » nous attend :
« l’heure la plus sombre est la plus proche de l’aube ». « L’homme peut encore être tout ce
qu’il a été, et plus que ce qu’il fût » : le « Mécanisme ne sera pas toujours notre contre-maître
si dur » : « il sera un jour notre serviteur docile ».
Signs of the Time (1829)78, le grand discours de Th. Carlyle, inaugurait ainsi l’ère de la
machine, des masses et des révolutions, marqué par le fanatisme et le rationalisme, l’utopie et
la décadence, la force des idéologies et de la conception mécanique du réel. Plus d’un siècle
avant Nietzsche, Bergson, Heidegger, Adorno et Horkheimer, il thématisait les mêmes
questions, avec la même ambivalence, déchiré entre la fascination et l’horreur. En opposant le
« sujet éthique » au « sujet de droit », même Foucault s’insère dans ce discours79. Se
défendant de tenir un discours conservateur – « il est plus profitable de réfléchir sur nos
défauts » –, Carlyle décrivait un « temps malade et hors de ses gonds » qui n’en demeurait pas
moins remarquable et salutaire, conduisant simultanément à l’accroissement du bien-être
général et à l’augmentation inquiétante des inégalités sociales. L’expression « ère de la
machine » devenait le leitmotiv général80. Parmi les multiples problèmes philosophiques
78
Thomas Carlyle, « Signs of the Times », in Collected Works of Thomas Carlyle, vol. III, 16 vol. (1829; London:
Chapman and Hall, 1858), 98‑118.
79
« On a pensé le sujet politique essentiellement comme sujet de droit, soit dans des termes naturalistes, soit dans
les termes du droit positif. En revanche, il me semble que la question du sujet éthique est quelque chose qui n'a
pas beaucoup de place dans la pensée politique » (in Foucault, « L’éthique du souci de soi... », 722).
80
Il court de Th. Carlyle (1829) à Nietzsche (1886), C. Schmitt (1929), A. Leopold (1933), Ortega y Gasset
(1933), H. Marcuse (1941), A. Camus (1945), P. Francastel (1956), P. Ricœur (1958), K. Axelos (1964), A.
Weinberg (1966), etc.
323
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
esquissés, l’historien évoquait la nécessité de rééquilibrer notre manière de voir afin de faire
du Mécanisme notre serviteur plutôt que notre maître, introduisant ainsi le thème de la
maîtrise et de l’autonomie de la technique. En contrastant le Mécanisme au Dynamisme et en
soulignant le déséquilibre induit par le recours quasi-exclusif au premier, Carlyle désignait
deux voies possibles : soit on insiste sur le spirituel, l’Infini, la valeur créatrice des hommes,
la « Politique de l’Esprit », la méditation et l’approche non « mécanique » de la nature, soit on
insiste sur le matériel, la dimension finie de la connaissance, l’intégration nécessaire des
individus dans les machines sociales et dans la grande machine qu’est l’Etat, la « Politique du
Corps » visant à utiliser au meilleur escient les « lois » de la « société » et de « l’économie »,
la connaissance positive et argumentée. L’éthique environnementale d’un côté, la philosophie
politique et morale de l’environnement de l’autre ; le « souci de soi » ou la théorie de la
justice. La recherche de leur jonction n’est rien d’autre que la pierre philosophale qui
aboutirait à penser ensemble le Mécanisme et le Dynamisme.
I.3.b LA BESTIALISATION ET LA MECANISATION DE L’HOMME
Comprendre l’absence de problématisation philosophique de l’environnement exige de
revenir à l’élaboration des concepts de domination, d’exploitation et d’aliénation. Si l’idée de
Nature, les concepts d’œuvre, de travail, de fabrication, de technique, etc., sont des concepts
métaphysiques depuis au moins Aristote, les concepts modernes de domination et
d’exploitation sont d’origine sociologique et économique81. Or il paraît plausible d’affirmer
que les concepts de domination et d’exploitation n’ont été introduits dans la philosophie
qu’avec Hegel, qui fonde ainsi la « philosophie sociale » élaborée par la théorie de Francfort,
dans la mesure où ces concepts conserveront une signification inextricablement philosophique
et sociale : ce sont des concepts qui permettent une analyse politique, juridique, historique,
sociologique et philosophique. En tant que tels, ils désignent des réalités humaines et
sociales : comprendre ce que signifiait l’exploitation de la nature au début de la Révolution
industrielle, c’est d’abord se référer au travail et au machinisme.
Or même si l’on écarte l’interprétation anthropologisante de la « dialectique du maître
et de l’esclave », le travail constitue une donnée anthropologique. Si l’exploitation de la
nature équivaut à travailler, alors tout homme exploite la nature et l’humanité exploitera
toujours la nature – bien qu’Hegel souligne que ce ne sont pas tous les hommes qui exploitent
la nature : seuls les « esclaves » travaillent, pour le compte des « maîtres ». Certes, plus
« l’homme gagne sur la nature », écrit Hegel, plus « il accroît sa domination sur elle », plus
« il s’amoindrit lui-même » : le machinisme ne « supprime pas la nécessité de son propre
travail, mais il ne fait [qu’éloigner l’homme] de la nature ; il ne se tourne pas de manière
81
Est-ce une coïncidence si ces deux termes ne figurent pas dans le Vocabulaire… d’A. Lalande ?
324
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
vivante vers celle-ci en tant qu’elle est une nature vivante […] le travail qui reste encore à
l’homme devient même plus mécanique » et perd ainsi de sa « valeur »82. Mais ce processus
est nécessaire et c’est l’homme – ou plutôt l’Esprit ou la Raison – qui constitue l’objet de la
préoccupation hégélienne. Contrairement à la consommation qui permet la « simple
satisfaction du désir » et aboutit à « l’annihilation pure de l’objet »83, le travail constitue le
moyen par lequel l’homme s’affirme comme sujet en s’objectivant dans la nature. Il
transforme celle-ci en respectant ses lois. Il ne s’agit pas d’une négation passive de la nature,
mais au contraire de s’affirmer en tant que sujet et en tant que substance par un acte de
négation dans lequel le sujet se perd dans la nature – reconnaissant ainsi l’existence et
l’objectivité de celle-ci – qu’il transforme pour ensuite la reconnaître comme sienne. L’Esprit
prend « conscience » de lui-même en « humanisant » la nature – Hegel élabore le problème
philosophique du paysage qui sera repris par Merleau-Ponty et Horkheimer84. L’ambiguïté
hégélienne est flagrante : sa théorie du travail le conduit d’une part à l’idée de la fin de
l’histoire et donc de la nature mais d’autre part le travail consiste précisément à reconnaître
l’extériorité de la nature à l’homme, c’est-à-dire ce qu’on essaie aujourd’hui de penser sous le
terme d’une « nature sauvage ». Le travail est donc un concept de la philosophie de l’histoire
et de la nature ; non seulement Hegel pense la nature et l’histoire, mais le travail (et
l’aliénation, qui demeure chez Hegel un concept descriptif et non critique85) est précisément
ce qui permet de penser leur rapport. Affirmer comme Michelet que « ce qui doit nous
encourager dans cette lutte sans fin [entre l’homme et la nature], c’est qu’au total l’un ne
change pas, l’autre change et devient plus fort »86, c’est oublier Hegel. Prétendre comme
Arendt que le « monde technologique » se distinguerait du « monde mécanisé » en ce que la
nature deviendrait histoire en raison de l’interférence de l’homme 87, c’est encore, d’une
certaine manière, oublier Hegel. La transformation de la nature conduit à une transformation
de l’homme : cet énoncé constitue le sens philosophique fondamental du concept de
« travail » et le premier sens de l’exploitation de la nature.
Mais si Hegel pense la nature et sa transformation, s’il affirme que le machinisme
conduit à affaiblir la « valeur » du travail et à « amoindrir l’homme » qui se sépare de plus en
plus de la nature, pourquoi n’arrive-t-il pas à constituer l’exploitation de la nature en tant que
problème ? C’est que le travail rend libre : c’est un acte nécessaire à la civilisation mais aussi
82
Hegel, Realphilosophie I, 237 (trad. in La première philosophie de l’esprit (Iéna, 1803-1804), PUF, 1969), cité
in Franck Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx », Revue germanique
internationale, no 8 (octobre 2008): 93.
83
Cité in Fischbach, 93‑94.
84
Cf. supra, 1e partie, section I.2.
85
Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation... », 96.
86
Michelet, Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 1831, p.5-7, cité in Bonneuil et Fressoz,
L’événement anthropocène, 41.
87
Cf. infra, section II.5.d et « Le concept d’histoire » in Arendt, La crise de la culture, 58‑120.
325
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
civilisateur. Hegel rompt avec Kant qui tendait encore à se contenter de l’idée selon laquelle
l’artisanat serait un travail pénible qui n’aurait comme seule fin le salaire88. Il s’inscrit ainsi
dans le mouvement pluriséculaire de réhabilitation du travail – manuel par définition – et de
l’artisanat, qui joua un rôle clé dans la « révolution scientifique »89. Mais outre le fait que le
travail tendait à être assimilé à l’esclavage, c’est-à-dire à sa seule dimension existentielle qui
fonde la possibilité de la civilisation et des arts libéraux, Hegel rompt avec la conception
grecque selon laquelle le travail – et la technique – ne transforment pas la nature, mais
permettent au contraire de s’y conformer90. On voit ainsi, d’une part, que l’exploitation de la
nature ne désigne pas la technique en tant que telle, mais le travail ; d’autre part, que
l’énoncé selon lequel le travail, ou la technique, relève d’un acte « culturel » qui s’oppose à la
« nature » n’a de sens que dans le cadre d’une culture déterminée qui s’oppose en particulier à
la Grèce antique. « Le procès de travail », écrit Marx, « est l’appropriation de l’élément
naturel en fonction des besoins humains, il est la condition générale du métabolisme entre
l’homme et la nature, la condition naturelle éternelle de la vie des hommes », et en tant que tel
« commun » à toute société91. Il faut donc distinguer différents modes d’exploitation, ce qui
conduit nécessairement à en légitimer certains : sauf à tomber dans le non-sens ou l’objection
misanthrope radicale92, l’écologie est « pour » l’exploitation de la nature et donc
anthropocentriste. D’où la critique de Levinas de Heidegger : « Désormais, exister
équivaudrait à exploiter la nature »93.
La première distinction à opérer pour constituer la technique en tant que problème, et
donc pour problématiser les effets environnementaux de la technique, porte sur celle entre
travail et technique. Mais lorsque les philosophes, à commencer par Hegel, commencent à
traiter de la technique moderne, c’est-à-dire du machinisme, ils ne l’abordent que dans sa
dimension anthropologique : au sens strict, « l’abrutissement » ou la « bestialisation » de
l’homme94, qui pour Hobbes était encore le résultat de l’absence d’Etat. Depuis Hegel et
88
Critique de la faculté de juger, §43. Kant distingue l’art libéral de l’artisanat, mais le cas de l’horloger ou du
forgeron l’embête un peu…
89
Paolo Rossi, I filosofi e le macchine 1400-1700 (1962; Feltrinelli, 2002). En opposant la contemplation
théorique au travail, H. Arendt montre très bien que le travail ne devient « intellectuel » que dans une société
industrielle.
90
Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne (1965/1996) », in Mythe et pensée chez les
Grecs, in Œuvres, vol. 1 (Le Seuil, 2007), 486‑504.
91
Nous soulignons. Marx, Le Capital, livre I, 207 (chap. V). Cf. aussi la formulation quasi-identique in chap. I,
p.48 et p.199-200 (avec le passage célèbre comparant l’architecte à l’abeille).
92
Cf. infra, « Introduction générale », section I.1.d.
93
Cf. infra, section II.1.c (Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous », in Difficile liberté. Essais sur le
judaïsme (Paris: Albin Michel, 1976), 299‑303.).
94
Le machinisme rabaisse la « conscience de l’ouvrier […] au dernier degré d’abrutissement » (G. W. F. Hegel,
La première philosophie de l’esprit (Iéna, 1803-1804) (PUF, 1969), 128‑29; cf. aussi la réflexion sur le travail, le
commerce, la « plèbe » et le colonialisme in Principes de la philosophie du droit.
326
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
jusqu’à A. Negri en passant par H. Arendt, Th. Adorno, S. Weil ou R. Linhardt95, la
philosophie, la sociologie, l’économie et le droit du travail analysent cette tension dialectique
entre le travail comme acte libérateur, épanouissant et socialisant auquel on oppose d’une part
la nécessité biologique et économique du travail et d’autre part son aspect abrutissant et
désocialisant dans les conditions de la Modernité. Si l’exploitation se réfère au salarié comme
à l’esclave, c’est parce que la civilisation exige qu’une partie de la société soit « torturée »
pour qu’elle puisse s’épanouir. Il faut donc problématiser le rapport entre culture et
civilisation. Commentant la réaction de Nietzsche face aux vandalismes exercés lors de la
Commune de Paris, Klossowski résume sa position : « Le combat criminel contre la culture
n'est lui-même que l'envers d'une culture criminelle »96. De leurs côtés, Marx et Engels
proposent de mettre un terme à une pseudo-division du travail en revendiquant le « travail
obligatoire pour tous »97 – un objectif qui, selon la fable de Mandeville écrite en pleine
« révolution industrieuse »98, n’aurait pu que conduire à la ruine générale. Avec le
machinisme, le travail devient problématique en ce qu’il conduit à la bestialisation de
l’homme: nécessaire au progrès de la civilisation, il en sape les fondements.
Dans un premier temps, A. Smith et surtout Condorcet apportent la seule réponse
possible à ce dilemme : il faut instruire les masses, tant pour préserver la dignité humaine que
la possibilité même du progrès technique. Sinon le progrès technique ne pourrait que s’arrêter,
affirme Condorcet, ce qui conduirait à la ruine et à la décadence : les Mémoires sur
l’instruction publique contredisent explicitement l’idée d’un progrès nécessaire présentée
dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain99. Condorcet est ainsi
l’un des inventeurs du « despotisme éclairé » et de la « société de connaissance » : l’éducation
n’est pas seulement la condition du développement technique et scientifique, elle est ce qui
95
Theodor W. Adorno, Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée (1951; Payot, 2003); Adorno et
Horkheimer, La dialectique de la raison; Arendt, Condition de l’homme moderne; Robert Linhardt, L’établi (éd.
de Minuit, 1978); Michael Hardt et Antonio Negri, Empire (Exils, 2000); Alexandre Massipe, « La beauté du
travail ouvrier chez Simone Weil », Le Philosophoire 34, no 2 (2010): 80‑92.
96
Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux (1969; Mercure de France, 1975), 29‑30 (cf. aussi p.239 où il
cite Nietzsche selon qui « l’égalisation de l’homme », qu’il faut « accélérer », exige une « justification », c’est-àdire « non pas seulement une race de maîtres qui s’épuiserait à gouverner; mais une race ayant sa propre sphère
de vie »: selon Nietzsche, seule la création de valeurs peut permettre de « justifier » la barbarie de l’exploitation
nécessaire); cf. aussi la VIIIe thèse sur l’histoire de W. Benjamin.
97 e
8 point du programme du Manifeste du parti communiste.
98
Avérée à partir de 1650, la « révolution industrieuse », qui désigne tant l’augmentation de l’intensité du travail
que celle de la consommation, conduit à minorer le déterminisme technique sous-jacent à la notion de
« révolution industrielle » – sinon l’idée que le projet technicien serait la cause métaphysique du capitalisme et de
la « crise environnementale ». Cf. entre autres Kenneth Pomeranz, La force de l’empire. Révolution industrielle et
écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Chercheurs d’ère (Editions Ere, 2009); Trentmann,
Empire of Things.
99
A. Smith, Recherches sur la nature et la cause…, livre V, chap. I, art. 2 ; Condorcet, « Extrait de l’Essai sur les
Assemblées provinciales » (1788) et « Sur la nécessité de l’instruction publique » (1793), in Cinq mémoires sur
l’instruction publique (Flammarion, 1993); sur Voltaire et Condorcet, cf. entre autres: Pierre-André Taguieff, Du
progrès. Biographie d’une utopie moderne (EJL, 2001), 39‑40; outre Le Capital, pour une description de
l’effarement des contemporains face à la prolétarisation, cf. Polanyi, La Grande Transformation.
327
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
permet de répondre à ses effets pervers. Au début de la Révolution industrielle, la philosophie
constitue ainsi le machinisme en problème moral et civilisationnel, dans la mesure où il met
en jeu l’humanité même de l’homme, c’est-à-dire son caractère civilisé. Au sens
philosophique du travail comme procès de transformation (et non « d’exploitation ») de la
nature s’ajoute donc celui de l’abrutissement. Le machinisme favorise le bien-être et permet
donc la civilisation, tandis que le commerce « adoucit les mœurs » (Montesquieu), mais il
menace la société d’une bestialisation pire encore, diront Marx et Engels, que celle qui
marque le labeur paysan. Ils ajouteront en sus que si les hommes sont menacés de
bestialisation, les prolétaires sont aussi réduits à n’être que des pièces de la machine qu’est la
manufacture et le système capitaliste en général, tandis que la culture n’est plus « pour
l’immense majorité qu’un dressage qui en fait des machines »100. La bestialisation et la
mécanisation n’ont rien de métaphoriques : elles désignent une menace existentielle qui porte
sur la civilisation. Entrés dans le langage philosophique au début du XIX e siècle, ces concepts
n’en sortiront plus ; on les retrouvera notamment chez Heidegger.
I.3.c LE MACHINISME ET LA FIN DU TRAVAIL
« L’abstraction de la production fait le travail toujours plus mécanique et à la fin, il est
possible que l’homme en soit exclu et que la machine le remplace. » (Hegel101)
Le machinisme sapait les fondements de la civilisation à un autre égard, autrement plus
important que les considérations paternalistes des philosophes bourgeois. L’ « emploi des
machines » devint en effet synonyme, sinon identique, à la « généralisation de cet emploi en
remplacement de la main d’œuvre »102. Cela suscita une véritable crainte de la « fin du
travail » qui conduisit les politiques à s’opposer à la libéralisation des marchés qui ne pouvait
qu’accélérer la mécanisation103. Le « luddisme » n’est ainsi que la forme radicale et ouvrière
d’une idéologie générale de l’époque qui, si elle était certes fascinée par le machinisme et les
progrès qu’il rendait possible, était surtout très inquiète de l’horizon proche de la « fin du
travail », lequel aboutissait à saper non seulement les bases de la prospérité mais les
fondements mêmes de la morale bourgeoise. L’économie naissante hésite pourtant à
s’intéresser tant à la technique en général qu’au machinisme. Comme le rappeleront plus tard
M. Weber ou L. Robbins, la technique n’est qu’un moyen tandis que l’économie traite de la
hiérarchisation de ces moyens104. Elle laisse aux ingénieurs le soin de s’intéresser à la
100
Marx et Engels, Manifeste du parti communiste. Cf. aussi Le Capital, livre I.
Hegel, Principes de la philosophie du droit (§198).
102
C’est la double définition donnée par le Dictionnaire universel de la langue française (1839) de Boiste, cité in
Paul Viallaneix, « Michelet, machines, machinisme », Romantisme 9, no 23 (1979): 3‑15.
103
Polanyi, La Grande Transformation.
104
Max Weber, Economie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie (Plon (Pocket), 2003), 101‑8 (chap.
II); Lionel Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science économique, 2e éd. (1932; Paris: Ed.
politiques, économiques et sociales, 1947), 47 (chap. II).
101
328
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
meilleure façon de produire du bleu d’indigo ; ce qui l’intéresse, c’est de déterminer s’il vaut
mieux produire des tissus ou du blé, taxer ou non le commerce et la terre, etc.. Il s’agit tant
d’assurer la survie matérielle des sociétés – et donc le fondement du politique – que les
conditions du bonheur en aidant le politique à atteindre sa fin immédiate, le bien-être.
L’économie est à la fois « pré-politique » et « politique ». En fait, dès le départ, le « problème
technique », c’est-à-dire celui d’obtenir la production la plus efficace, dépasse le cadre de
l’invention ou de l’innovation technique « matérielle », auquel les économistes tendent à le
restreindre. Il met en jeu la psychologie, la morale (christianisme social), la médecine et
l’hygiénisme (Villermé), l’ergonomie, la comptabilité, le commandement, etc., pour aboutir
au taylorisme et au fordisme, précédés notamment par l’invention du management moderne
dans la gestion des chemins de fer (qui vise, entre autres, à contrôler le risque) 105. De la
religion à la finance, tout le monde à son mot à dire sur la technique, sauf les économistes.
D’autre part, dans la mesure où la philosophie et la morale ont constitué le machinisme en
tant que phénomène anthropologique d’abrutissement, ce concept n’est pas scientifique.
Ricardo se désintéressa donc, dans un premier temps, de la question, d’autant plus qu’il lui
paraissait évident – contrairement à Condorcet ou Smith – que le machinisme ne pouvait que
favoriser le « bien général ».
Mais l’hypothèque de la « fin du travail », qui conduit les politiques anglais à s’opposer
à la libéralisation des marchés et à l’innovation, devint suffisamment menaçante pour que
l’économie s’empare enfin de cette question. « Il fallait, ou bien détruire les machines […] ou
bien créer un vrai marché du travail »106 : c’est à cette tâche que s’attela Ricardo, prenant
conscience qu’il devait, pour cela, d’abord démontrer le caractère chimérique de la « fin du
travail »107. Véritable fondateur de l’idéologie du progrès et de la croissance, Ricardo
commence par confisquer aux philosophes le concept du machinisme – et donc du travail, en
particulier moderne, et par suite de « l’exploitation de la nature » – pour le purifier de toutes
les considérations pseudo-scientifiques liées à l’abrutissement ou au caractère libérateur du
travail. Autrement dit, il dépouille ces concepts philosophiques de leurs composantes morales
et civilisationnelles : le travail ne se réfère plus qu’à l’emploi, toute évaluation axiologique
concernant sa valeur étant hors-de-propos, tandis que le machinisme est envisagé dans ses
rapports avec le chômage et la concurrence internationale. Contrairement à A. Ure, médiocre
économiste et philosophe passable, Ricardo se rendit compte qu’il était vain d’essayer de
105
Alfred D. Chandler Jr., The Visible Hand: The Managerial Revolution in American Business (1977;
Cambridge: Belknap Press (Harvard Univ. Press), 2002).
106
Polanyi, La Grande Transformation, 132 (chap. VII).
107
Ricardo, « Chap. XXXI: Des machines ». Ce chapitre ne fut inclus que dans la troisième édition.
329
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
démontrer que le machinisme libérait l’homme des tâches pénibles108. Non seulement cela
était clairement faux, mais surtout de telles préoccupations morales empêchaient l’économie
de se constituer en tant que science et, par suite, d’aider les politiques à construire un véritable
marché. Ne conservant de la philosophie que le postulat, emprunté à Smith, selon lequel le
« désir de biens d’agrément et d’ornement » était « sans borne », Ricardo constitua donc le
machinisme en concept économique, en le traitant sous l’angle du chômage, de
l’augmentation et de la diversification de production, résultats nécessaires de ce « désir » sans
« limite définie »109. Ricardo parvint ainsi à dissoudre les peurs irrationnelles partagées autant,
sinon plus, par les politiques que par les ouvriers, concernant la « fin du travail ». D’abord,
l’appétit de consommation assurerait la création continuelle de nouveaux emplois. Ensuite,
même si le travail humain était concurrencé aux champs par les chevaux et à l’usine par les
machines, les ouvriers trouveraient toujours du travail comme « domestiques » : les désirs et
caprices des riches sont eux aussi sans bornes. Bref, Ricardo posa les fondamentaux de la
science économique : en constituant le machinisme comme concept économique plutôt que
philosophique et en réduisant le concept philosophique du travail au concept économique de
l’emploi, il écarta le péril de la « fin du travail » et du chômage, démontra l’inéluctabilité du
progrès technique et exclut toute prise en compte de la « bestialisation » ou de la
« mécanisation » des hommes comme considérations politiques et morales, donc nonscientifiques. Il ne faut pas juger de la valeur du travail : ce présupposé théorique de la
science économique ne conduit-il pas à marginaliser toute personne qui le refuse110 ? Ainsi, le
Nobel d’économie A. Deaton est ricardien lorsqu’il qualifie la « mondialisation » et le
« progrès technique » de « processus inévitables », mais essaie de démontrer qu’ils
n’entraînent pas nécessairement la « fin du travail » ni même la « diminution de la valeur du
travail non qualifié au profit des emplois hautement qualifiés »111. Jusqu’à ce jour, tous les
discours politiques qui affirment l’inéluctabilité de la prochaine grande transformation voire
même la nécessité d’accélérer celle-ci sont redevables de Ricardo. Mais si, depuis lui, les
économistes assurent aux politiques et aux conservateurs que le machinisme ne provoquera
pas la « fin du travail » et par suite l’effondrement de la civilisation, depuis Marx d’autres
rétorquent que si la « fin du travail » devait mener à la « paresse générale », il y aurait « beau
temps que la société bourgeoise aurait péri de fainéantise »112.
108
Andrew Ure, Philosophie des manufactures, ou Économie industrielle de la fabrication du coton, de la laine,
du lin et de la soie, avec la description des diverses machines employées dans les ateliers anglais. Tome 1
(Bruxelles: Périchon, 1836), 10‑12, 25‑26, 32‑34, 49, 265‑71, etc.
109
A. Smith, cité in Ricardo, « Chap. XXXI: Des machines ».
110
Comp. avec Debord, La Société du Spectacle (§64).
111
Deaton, « Il faut une politique... »
112
Marx et Engels, Manifeste..., 46; sur le revenu de base, cf. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste? Polanyi
fonde une partie de son interprétation sur l’idée que, du moins pour la période concernée, « personne ne
travaillerait pour un salaire s’il pouvait gagner sa vie sans rien faire » (op.cit., p.130 et ailleurs).
330
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En outre, Ricardo théorise la concurrence technique et scientifique entre les nations :
plutôt que de freiner le machinisme, il faut s’y engouffrer le premier afin de prendre
l’avantage. Ure souligna en sus que « la science, aidée du capital, doit infailliblement déjouer
toutes les cabales entre les travailleurs »113, faisant de l’innovation le moteur de la lutte des
classes et non seulement de la rivalité entre puissances. Cela donna lieu à la remarque de
Marx sur les inventions comme « armes de guerre du capital » et à sa qualification de la
« législation sur les fabriques » de « première concession arrachée de haute lutte au
capital »114. Si on extrapole ces remarques, on dira que le droit social, imposé à l’Etat par le
prolétariat lors de la « conquête de la démocratie », constitue une forme de régulation des
techniques, sinon de la science. Ce serait ainsi une techno-éthique interdisant les usages
déshumanisants des technologies, que ce soit par des mesures réglementaires ou des
dispositifs techniques visant à rendre effective ces normes (à l’instar des mesures techniques
prises lors des procédures de shut-down du gouvernement américain, qui empêchent les
fonctionnaires arrêtés d’accéder à leurs courriels). En ce sens et dans une perspective
marxienne, l’ « Etat-assurantiel » est, par définition, un « Etat régulateur »115.
I.3.d L’EXPLOITATION DE LA NATURE CHEZ MARX
L’ « exploitation de la nature » désigne le travail, aussi indispensable à la civilisation
qu’il est servile et pénible. Autant dire que ce syntagme est dénué de sens pour la
philosophie : le concept pertinent est celui de travail, que Marx définit comme la forme
universelle du « métabolisme » entre l’homme et la nature. Les craintes anthropologiques à
l’égard de la bestialisation de l’homme et de la fin du travail furent écartées par Ricardo qui
purifia le concept de machinisme de toutes ses connotations morales. Or, quand Marx reprend
le concept d’exploitation, il s’en sert uniquement en tant que concept économique, qui lui
permet d’édifier la théorie de la survaleur (« plus-valeur ») ; en tant que concept
philosophique, le processus d’abrutissement est désigné par l’aliénation. En ce sens, Marx ne
peut non plus faire de l’exploitation de la nature un problème. Pourtant, à l’instar de Spinoza,
il considère l’homme comme partie de la nature, désignée comme le « corps non-organique
de l’homme ». Comme le montre F. Fischbach, c’est parce que les hommes dépendent de la
nature qu’ils sont des « êtres objectifs »116. Feuerbach avait posé que ce qui caractérisait
l’homme, ce n’était pas le fait d’avoir un objet (« l’objet des animaux végétariens est la
plante ») et donc d’être un sujet, mais sa capacité à former un savoir des essences et ainsi à
113
Ure, Philosophie des manufactures, 64.
Le Capital, livre I , chap. XIII, §5 à 9 (et p.548). Cf. aussi; Manifeste..., 38; bien qu’ils affirment que le droit
n’est rien d’autre qu’une arme du capital, cette interprétation est aussi reprise in Hardt et Negri, Empire, 261.
115
Sur le rapport entre « Etat-providence » et « régulateur », cf. 1e partie, section IV.
116
Nous suivons ici Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation... »
114
331
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
élaborer un concept générique de l’homme : « Mais si Dieu est un objet exclusif de l’homme,
que nous révèle l’essence de Dieu ? Rien d’autre que l’essence de l’homme »117 (Heidegger
reformule ainsi l’aliénation feuerbachienne par l’oubli de l’Etre118). Contre Feuerbach, Marx
considère que c’est la capacité des hommes à connaître les causes – plutôt que les essences –
qui les distinguent. La conscience ne sépare pas les hommes des animaux en ce qu’ils seraient
moins dépendants de la nature ou qu’ils vivraient dans un « monde spirituel » : au contraire,
cela en fait des « êtres encore plus objectifs »119 que la faune et la flore, parce qu’ils savent
qu’ils dépendent de la nature. Etre conscient, pour le jeune Marx, c’est reconnaître que l’on
appartient à la nature et donc pouvoir faire, de manière volontaire, « de la nature […] un objet
de sa propre activité »120. L’aliénation (au sens critique) peut être définie comme la
conscience subjective selon laquelle on serait séparé de la nature : le sujet ne comprend pas
que « sa nature [est] en dehors de soi » ou croit qu’il n’entretient qu’un rapport actif avec
l’objet (ou l’objectivité) alors qu’il est aussi affecté par la nature121. Dans Le Capital, Marx
évoquera la perturbation du « métabolisme entre l’homme et la terre » qui conduit à mettre en
cause « l’éternelle condition d’une fertilité durable du sol » et qualifiera tout « progrès de
l’agriculture capitaliste » comme progrès « dans l’art de piller le sol »122. Mais dans la mesure
où ce pillage est le fruit du capitalisme, il est le résultat d’un procès social : seule
l’émancipation du prolétariat mettra un terme à l’exploitation capitaliste des hommes et de la
nature, horizon inéluctable dans la mesure où « la production capitaliste ne développe la
technique […] qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre
et le travailleur »123. L’exploitation de la nature est donc identique à celle des hommes :
lorsque ce concept désigne davantage que l’extraction de la sur-valeur, il se réfère
indifféremment à l’élimination des « sources vives », que ce soit celles de l’anthropos124 ou
de l’oikos naturel. Ce processus historique et naturel conduit nécessairement à la chute du
capitalisme. Mais si les prolétaires « n’ont rien à y perdre que leurs chaînes », c’est leur
existence – et celle de la nature, de laquelle ils dépendent – plutôt que leur liberté qu’ils
défendent. C’est pourquoi Marx peut fonder l’histoire et la Révolution sur la lutte des classes,
précisément parce qu’il ne s’agit pas de défendre des valeurs, mais de survivre.
L’« exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » du capitalisme – son cynisme qui n’a
117
Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, in Manifestes philosophiques (PUF, 1973), cité in
Fischbach., 100.
118
Fischbach s’abstient d’expliciter cette remarque évidente (mais importante ici).
119
Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation... », 109.
120
Ibid.
121
Ibid., 111.
122
Le Capital, livre I, section 4, chap. XIII, §10, « Grande industrie et agriculture », p.565-567. Ailleurs, il précise
que l’air, ou ce qui pousse naturellement, c’est-à-dire sans travail, est une « valeur d’usage, sans être une valeur »
(ibid., section I, chap. I, §1, p.4).
123
Le Capital, livre I, section 4, chap. XIII, §10, p.565-567.
124
Cf. supra, 2e partie, section I.2.a, note 37.
332
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’égal que celui de ses théoriciens, à commencer par Ricardo qui fait du travail domestique
l’horizon de l’emploi moderne, et qui est la condition même de l’objectivité scientifique de
l’économie classique – ; l’exploitation a « supprimé la dignité de l’individu devenu simple
valeur d’échange » ; elle a brisé « sans pitié » toutes les valeurs morales « pour ne laisser
subsister d’autre lien […] que le froid intérêt » et les « eaux glacées du calcul égoïste ». Le
« nihilisme » ne provient pas de la « mort de Dieu », mais du capitalisme. Son développement
« sape sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de
production ». « Incapable d’assurer l’existence de son esclave », elle produit « ses propres
fossoyeurs »125. Ainsi, Marx s’intéresse, ici ou là, à l’environnement, dont l’importance et le
pillage semblent aller de soi, au point que si l’on ne décèle pas une « conscience écologique »
chez lui, c’est peut-être parce qu’il est évident pour lui que la destruction de la terre affame
les peuples. Toutefois, même si le capitalisme détruit et broie dans le même mouvement la
nature et l’homme, seule l’émancipation du prolétariat peut mettre un terme à cette
exploitation. Le « plan de transformation de la nature » de Staline ou l’idée de Trotsky selon
laquelle « l’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans » et que
« l’Homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus
complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques »126 revient à affirmer,
contre Marx, que l’homme serait un « empire dans un empire » qui n’entretiendrait qu’un
rapport unilatéral d’activité avec la nature.
I.3.e LA
RATIONALITE INSTRUMENTALE ET L’ETAT COMME
MACHINE
L’analyse du machinisme montre qu’il est faux de dire que le progrès ne constituait pas
un problème philosophique. Certes, le travail constitue la forme universelle du rapport de
l’homme à la nature et permet la transformation de l’homme lui-même – ainsi que des plantes
et des animaux, la sélection végétale et la domestication étant considérées par Marx comme
une forme de travail127. Mais s’il est la condition du progrès et de la civilisation, il est aussi ce
qui la ronge de l’intérieur, menaçant sans cesse de bestialiser et de mécaniser l’homme d’une
part et de le priver de tout travail d’autre part. Dans les deux cas, il sape les fondements
mêmes de la morale et de la civilisation. Dans la mesure où la « fin du travail » est un idéal
positif pour Marx et le socialisme utopique, le mouvement ouvrier ne peut qu’espérer
prolonger ce processus nécessaire et ambivalent afin de le dépasser ; une tendance que l’on
retrouvera jusque chez Deleuze et Guattari, voire Hardt et Negri, selon qui il faut prolonger le
125
Marx et Engels, Manifeste..., 29, 42.
Sur Staline, cf. supra, 1e partie, section VII.3.a, note 104 ; Trotsky, Littérature et Révolution, 1924, cité in
Taguieff, Du progrès..., 116‑19.
127
Marx, Le Capital, livre I, 202‑5 (chap. V).
126
333
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mouvement de « déterritorialisation » du capitalisme. A l’opposé, les « penseurs bourgeois »
qui craignent la « fin du travail » voudront « humaniser » le travail sans révolutionner le
rapport entre forces productives et moyens de production qui constitue le propre du
capitalisme (ou de ce que Macpherson appelle la « possessive market society »128). Le rapport
à la « fin du travail », perçu comme utopique ou dystopique, est ainsi ce qui oppose les
révolutionnaires, outre aux conservateurs, aux réformistes en général. A cet égard, la critique
d’Arendt de la « société de consommation » qui aboutirait à un « universel malheur » causé
par le « manque d’équilibre entre le travail et la consommation » et qui transformerait
« l’œuvre » en « bien de consommation » conduisant à un « processus vital totalement
motorisé » est l’héritière de ces craintes « bourgeoises »129. Ainsi, ce n’est qu’en purifiant le
concept du travail et de machinisme de toutes ces connotations anthropologiques que Ricardo
parvient à éliminer ces questions morales et politiques et à écarter le spectre de la fin du
travail, faisant du progrès – c’est-à-dire de la transformation continuelle de l’existence par
l’innovation, le travail et l’automatisation – une exigence nécessaire tant pour la compétition
des nations que pour l’accroissement du bien-être. L’opération de Ricardo n’a évidemment
pas mis un terme à la critique anthropologique et philosophique du travail, mais elle les a
durablement exclus du champ scientifique ; même lorsque la sociologie s’emparera du travail
comme objet d’étude, elle utilisera d’autres termes que ceux de « bestialisation ». La
philosophie (Lukács, Heidegger et bien d’autres) continuera pourtant à utiliser ces concepts
non métaphoriques, en particulier celui de mécanisation ou de « pièces de la machines ».
Nous pouvons ainsi poser l’hypothèse selon laquelle la condition d’émergence du
problème environnemental en philosophie n’est pas l’existence d’une « conscience de
l’environnement », mais l’invention sociologique et historique du concept de rationalité
instrumentale, laquelle eût lieu en Allemagne suite aux débats sur « l’esprit du capitalisme ».
Cela aura différents effets majeurs. D’abord, la notion de rationalité instrumentale forgée par
Weber conduisit à élaborer une conception opérationnelle des technosciences, notamment
chez Heidegger et l’école de Francfort. Dès lors, la problématisation de l’environnement fera
nécessairement appel à ce concept d’opérationnalité ou de technosciences, dont le
déploiement sera considéré comme l’une des raisons majeures de l’anthropocène. Ensuite,
l’« esprit du capitalisme » constitue l’ancêtre de la notion actuelle d’ « anthropocentrisme » ;
l’éthique environnementale ignore cette généalogie à ses risques et périls. Par ailleurs, en
mettant l’accent sur la « bureaucratisation du monde », la rationalité instrumentale permet de
penser l’Etat comme une machine : ce qui pouvait passer, à la rigueur, pour une métaphore
128
Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif.
Arendt, Condition de l’homme moderne, 182, 184 (« Le travail »; cf. aussi le prologue, p.37-38). Le terme
de « processus vital totalement motorisé » ne peut que faire penser à Heidegger.
129
334
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
chez Hobbes devient une réalité historique comme le signalait déjà Carlyle. Si Hobbes
« [négligeait] le pouvoir des hommes s’associant pour transformer la nature »130, la rationalité
instrumentale permet au contraire à Adorno et Horkheimer d’assimiler la « domination de
l’homme » à l’ « exploitation de la nature » : les deux relèvent de cette rationalité commune
aux technosciences, à l’Etat et à la « possessive market society ». Si Marx avait déjà procédé à
une telle identification, il ne remettait pas en cause la nature même du projet scientifique. Au
contraire, la notion de rationalité instrumentale et d’opérationnalité des technosciences
intégrées au développement capitaliste conduit tant Heidegger que Marcuse à formuler
l’espoir eschatologique d’un nouveau « rapport entre l’homme et la technique ». La critique
de cette eschatologie conduisit en retour Habermas à formuler le paradigme d’une démocratie
technique tandis que Jonas élaborait une éthique de l’environnement.
En distinguant le « Mécanisme » du « Dynamisme », Carlyle esquissait deux voies
possibles pour « maîtriser la technique ». La première insiste sur la « manière de voir » la
nature et en appelle à l’éthique et à la conversion des âmes ; la seconde en appelle à élaborer
des mécanismes juridico-politiques de contrôle de la technique. Certes, la « transition
écologique » est le plus souvent pensée comme relevant à la fois d’une conversion
écologique, c’est-à-dire d’une transformation des consciences et des comportements – d’une
« prise de conscience » – et d’une rénovation du cadre institutionnel, qui concernerait tant
l’Etat que les sciences et les techniques. S’il faut sans doute penser ensemble ces deux voies,
sont-elles réellement compatibles ? Si l’on veut dire que c’est l’articulation de l’éthique et de
la politique qu’il faut penser, on ne dit rien d’autre que l’insuffisance de la position éthique et
la nécessité de la dépasser par une philosophie politique : on pose donc le primat du politique
plutôt que de la « révolution mentale »131. En revanche, si l’on affirme le primat de l’éthique,
d’une part on n’arrive plus à penser le politique (Jonas), d’autre part on aboutit au
« sociologisme » selon lequel le droit ne ferait que dériver du social.
La voie éthique se fonde sur l’idée d’un « projet technicien » qui reposerait sur le
cartésianisme, le christianisme voire l’ « anthropocentrisme » qui serait inhérent à la
métaphysique occidentale. Bien avant Lynn White132, c’est l’idée qui court de Schopenhauer
et d’E. Haeckel au nazisme133 en passant par Husserl, Heidegger et désormais le Vatican et la
critique environnementale de l’anthropocentrisme. On oppose ainsi une « attitude orphique »
soucieuse de l’environnement à une « attitude prométhéenne »134. Nécessaire en tant que tel,
l’appel éthique prétend se fonder sur l’histoire de la philosophie et de la Bible et ne daigne
130
Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, 71.
Préface in Afeissa, Ethique de l’environnement; Descola et Truong, « Nuit des idées 2019 ».
132
White, « The Historical Roots... »
133
Sur Schopenhauer, Haeckel et le nazisme : Arluke et Sanders, « Le travail sur la frontière... »; Arluke et Sax,
« Understanding Nazi Animal Protection and the Holocaust ».
134
Pierre Hadot, Le Voile d’Isis (Gallimard, 2004).
131
335
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pas répondre aux objections de Weber135. On n’oppose plus le « matérialisme » à
l’« idéalisme »136, mais « l’écocentrisme » ou « l’analogisme » à l’ « anthropocentrisme » ou
au « naturalisme », aboutissant à une rare violence interprétative qui fait par exemple de
Spinoza un « héros » de l’écologie137. On transforme Thomas d’Aquin en apôtre de la
tyrannie, alors que ses distinctions138 permettent de penser ce que certains théorisent
aujourd’hui en termes de stewardship (ou de « bonne gestion ») de la planète. Descola en fait
ainsi l’archétype du « naturalisme » et la preuve que la « différence anthropologique »
constituerait le cœur de la métaphysique occidentale139. Eludant en une phrase un problème
multiséculaire de la philosophie politique – à savoir que la domination (anthropocentrique ou
autre) implique « l’humilité et [la] responsabilité »140 – l’anthropologue reprend à Heidegger
l’idée que la « différence anthropologique » constituerait l’alpha et l’omega de la
métaphysique. Il s’abstient ainsi de rappeler que, pour d’Aquin, les animaux sont « du même
genre »141 que l’homme parce qu’ils ont « une certaine participation de la prudence et de la
raison »142 ou que la femme se contente de procréer tandis que l’homme recherche « la
connaissance de la vérité »143. Le souligner conduirait en effet à montrer qu’il n’y a pas une
différence fondamentale pour d’Aquin et qu’il est bien un représentant de « l’analogisme »
plutôt que du « naturalisme » (a contrario, la controverse de Valladolid montre qu’avoir une
âme n’empêche nullement d’être d’essence inférieure144). Ces interprétations sont redevables
d’Heidegger par le mépris des historiens de la philosophie, de problèmes élémentaires de
méthodologie historique145 ou par l’indifférence à l’égard de recherches historiques. Ainsi et à
135
Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, p.252-253. Cf. aussi p.112-115
sur le « travail in majorem gloriam Dei » et le « façonnement rationnel du cosmos social » et la note 32 sur
« l’aspiration à rationaliser le monde », note 147 p. 169, note 214 p.205 citant Harnack pour insister sur la nonvalorisation du travail par le christianisme en général, p.226 et note 268 p.230-231, etc.
136
Le dernier Althusser avait tenté d’atténuer ce manichéisme. Cf. Antonio Negri, « Pour Althusser : notes sur
l’évolution de la pensée du dernier Althusser », Futur Antérieur, décembre 1993, 73‑96; cf. aussi les remarques
in Goldmann, Lukács et Heidegger, 152‑53.
137
Spinoza ne se distingue guère, sur ce point, de Descartes : Ethique, partie IV, prop. XXXVII, scolie 1; Partie
IV, appendice, chap. VIII et XXVI; ibid., chap. XXXII sur les limites de ce pouvoir où Spinoza reprend la
conception stoïcienne distinguant de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Pour une lecture qui
essaie au moins de justifier son interprétation, cf. Næss, « Spinoza et le mouvement... »
138
Somme théologique, I, qu. 72, 92 et 96.
139
Descola, Par-delà nature..., 130‑31, 306‑14.
140
Ibid., 130.
141
Somme théologique., qu. 75, art. 3
142
Somme théologique, I, qu. 96 ; cf. aussi qu. 75, art. 6, qu. 76, art. 3 (comp. avec la présentation de Condillac
par Descola).
143
Cf. Somme théologique, I, qu. 92.
144
Bartolomé de las Casas maintient, contre Sepulveda, que les « Indiens » ont une âme, ce qui ne l’empêche pas
de les déclarer inférieurs. Tenants de la critique de l’ « anthropocentrisme impérialiste », le théologien de la
libération E. Dussel a rapproché ce qu’il appelle l’ego conquiro de la colonisation à l’ego cogito ; L. Boff lie aussi
« l’anthropologie impériale » et « anti-écologique » (cf. Martínez Andrade, « Le nain et la nature... »).
144
Somme théologique, qu. 92.
145
Cf. la justification du fait de donner des poules à manger aux faucons, qui souligne en creux l’indignation
populaire à l’égard de ce spectacle : Somme, IIa-IIae, qu. 64, art. 1. A contrario, cf. l’analyse prudente concernant
Agricola de C. Merchant (supra, 1e partie, section VIII.1, note 11).
336
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’instar d’autres murailles ou fossés présentant un « intérêt pratique » nul voire négatif, le
canal conçu par Charlemagne pour relier le Main au Danube (la Fossa Carolina146) n’aurait
pas été guidé par une intention technique mais constituerait un acte politique de
démonstration de pouvoir, tirant sa signification non pas de l’ouvrage achevé mais du travail
forcé. De tels travaux mégalomanes montrent qu’on ne saurait attribuer à un « projet
technicien » l’ensemble des « produits techniques ». En rendant impossible toute évaluation
de la teneur respective de l’intérêt
« pratique » ou « technique » et « idéologique » ou
« symbolique » qui préside à un grand ouvrage, ces travaux montrent que ces évaluations
exigent d’abord de distinguer a priori, comme le font Habermas et Arendt147, entre un intérêt
« pratique » ou « technique » et un intérêt « idéologique ». Mais cette distinction, ici perd
précisément de sa pertinence. Enfin, cette lecture qui s’oppose à l’anthropocentrisme ou à la
« conception du monde » « occidentale » constituée comme la cause de « l’anthropocène »
aboutit au même risque de réification de la technique qui conduisait Schmitt et Heidegger à en
faire une force métaphysique – qu’on la nomme « volonté de puissance », hubris prométhéen,
« esprit du capitalisme » ou « anthropocentrisme ». On fait ainsi de la technique une force
transcendante, spirituelle ou vitale, derrière la société. C’est « l’esprit de la technique »
(l’hubris illimité du « projet cartésien ») qu’il faudrait « maîtriser ». Or celui-ci ne se loge ni
dans les techniques concrètes (ou les technosciences), ni dans les manières de voir
individuelles, ni même dans une « conception du monde » ou une idéologie qui serait propre à
« l’homme
occidental ».
Cette
réification
(qu’on
ne
confondra
pas
avec
une
148
« chosification » ) transforme la technique en une « chose sensible supra-sensible »149
vivante, animée et spirituelle : c’est l’hubris de la science moderne, qui est partout… et donc
nulle part. Dès lors, il devient impossible de contrôler la technique : son autonomie est
absolue. Il ne reste alors plus qu’à attendre la même chose qu’Heidegger, soit une
« révolution mentale », laquelle serait ontologiquement (sinon chronologiquement) antérieure
à toute transformation institutionnelle. La critique de l’anthropocentrisme effectuée par
146
Squatriti, « Digging Ditches in Early Medieval Europe »; Christoph Zielhofer et al., « Charlemagne’s Summit
Canal: An Early Medieval Hydro-Engineering Project for Passing the Central European Watershed », PLOS ONE
9, no 9 (septembre 2014): 1‑20.
147
Que la conquête spatiale ne « serve à rien » ou que le budget de la NASA serait mieux employé pour
l’éducation relève ainsi, selon Arendt, d’une objection absurde. Qu’elle omette de signaler que la conquête
spatiale constitue une course aux armements déguisée permettant de développer les missiles ballistiques ne
change rien au présupposé de son évaluation qui oppose « intérêt technique » et « symbolique » (Arendt, « La
conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in La crise de la culture (Gallimard, 1972), 349).
148
Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Nouvelle édition augmentée (1923; Paris: éd. de Minuit,
1960), 110‑41 (chap. « le phénomène de la réification »). La réification n’est pas seulement une chosification
mais le fait d’attribuer à la chose une autonomie et une initiative propre, en lui donnant ce faisant une réelle
autonomie. Lukács forgea ce concept en partant de l’exposé de Marx sur le « fétichisme de la marchandise ».
Honneth aurait du appeler son livre La chosification plutôt que de réduire la réification à la chosification (La
Réification. Petit traité de théorie critique (2005; Gallimard, 2007).
149
Marx, Le Capital, livre I (chap. I, section 4: « Le caractère fétiche de la marchandise »).
337
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’éthique environnementale est ainsi solidaire d’une métaphysique de la technique élaborée
par Heidegger ; si cette critique ne bascule pas nécessairement dans ces excès, elle reste en
permanence exposée à ce risque.
Or la rationalité instrumentale conduit à mettre en doute ce primat de l’éthique. En
effet, l’autonomie de la technique, dont la bureaucratie – ou/et l’Etat en tant que machine –
constitue l’une des manifestations, conduit à fonder le « projet » technicien et opératoire150
non plus seulement sur le « cartésianisme » mais sur cette autonomie elle-même. Même à
concéder
que
le
fondement
métaphysique
de
l’attitude
technicienne
serait
l’ « anthropocentrisme », celle-ci s’est autonomisée de son fondement si bien que le
supprimer, par le moyen d’une conversion des sujets, n’abolirait pas celle-là : supprimer le
Père n’élimine pas ses enfants. Ceci oppose l’ « écocentrisme juridique » à l’éthique
environnementale. Ch. Stone conclut ainsi son article :
« Nous sommes de plus en plus dans les mains des institutions. Ces institutions ne sont pas
des simples fictions juridiques, mais des entités qui ont des volontés, des esprits, des objectifs
et des inerties qui sont en très grande partie les leurs, c’est-à-dire qui peuvent transcender et
survivre aux changements dans la conscience des individus humains qui sont censés les
former et qu’elles sont censées servir (C’est de plus en plus l’être humain individuel et sa
conscience qui est la fiction juridique)151. »
En rejoignant le constructivisme juridique sinon la critique de l’aliénation, Stone
affirme ainsi que ce qu’il faut penser, c’est l’Etat comme artefact. Il récuse dès lors le
« sociologisme » qui poserait le primat d’une « révolution mentale » et résume le problème
central de la philosophie de l’environnement : penser la bureaucratisation du monde, laquelle
constitue la source de l’aliénation que l’éthique et le droit biocentrique essaient de mettre en
cause. Cela conduit à une critique de l’Etat : si la résolution de la « crise environnementale »
passe par un Etat légitime, elle exige aussi d’affirmer qu’une autre bureaucratie est possible.
150
Au sens strict, l’opération est une somme ou une série d’actes instrumentaux, ce qui exige réflexion – et
suppose donc une forme d’intentionnalité ou de rationalité –, tandis qu’un acte ou une cause instrumentale (causa
instrumentalis) désigne une entité (cause, agent, chose, etc.) qui produit un effet ou sert de moyen pour produire
cet effet. Ceux qui, aujourd’hui, définissent l’opérationnalité comme le rapport entre la science et la technique se
fondent implicitement sur l’élaboration du concept de technosciences, en particulier par l’école de Francfort et
Heidegger. Cette définition est devenue si évidente que certains admettent, au moins partiellement, le caractère
opérationnel des technosciences tout en refusant l’idée d’une forme d’intentionnalité ou de rationalité qui
dirigerait ces dernières – ce qui est, sur le plan linguistique (et non conceptuel) contradictoire. Cf. Vocabulaire…
d’A. Lalande et Grand Robert.
151
Stone, « Should Trees Have Standing?... », 494.
338
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I. DE
L’ENVIRONNEMENT
COMME
FONDEMENT A L’ECOLOGIE COMME VALEUR
Ayant posé cette hypothèse selon laquelle la rationalité instrumentale serait le réquisit
pour l’élaboration de l’environnement comme problème philosophique, dans la mesure où elle
désigne à la fois l’autonomie de la technique et s’inscrit dans les débats sur « l’esprit du
capitalisme » qui eux-mêmes informent l’idée d’un « rapport occidental à la nature », nous
essaierons ici de fonder la démocratie environnementale. L’objectif de cette fondation, qui
s’appuie sur le concept d’agencement proposé à la suite de la recherche historique (1e partie),
vise à permettre d’élaborer des critères permettant de distinguer les différentes conceptions
environnementales et techniques. On analysera ensuite différents énoncés évoquant l’idéal de
« maîtrise de la technique » afin de montrer l’hétérogénéité et la similarité de certaines
formules et la sédimentation des significations accordées à ce terme. Cela nous conduira à
analyser « l’autonomie de la technique » et à montrer l’existence de deux voies divergentes
visant à répondre à celle-ci et à la crise environnementale : la première insistant sur la
conversion des comportements et des âmes et la seconde sur la régulation institutionnelle ; ou
encore l’éthique environnementale d’un côté et le paradigme habermassien de l’autre. En
analysant enfin la signification historique et théorique qu’a prise l’autonomie de la technique
lors de la guerre froide, on montrera que l’invention d’une nouvelle forme de rationalité a
conduit non seulement à une « bureaucratisation du monde » mais à transformer l’Etat en
machine cybernétique. Cette invention s’est effectuée dans un champ théorique et
diplomatique qui a conduit à la remise en cause de la démocratie et à l’exclusion croissante de
la raison du champ des relations internationales. La métaphysique de la guerre froide élaborée
par Heidegger et Schmitt dans les années 1930 et que nous présenterons ensuite devint ainsi
une réalité géopolitique, à laquelle la théorie de Francfort, Rawls ou Jonas ont tous essayé de
répondre. La philosophie de l’environnement est l’héritière tant de cette métaphysique que de
cette réalité.
339
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.1 LA QUESTION MORALE
I.1.a LE
CARACTERE EPISTEMIQUE, POLITIQUE ET MORAL DU
CONCEPT D’AGENCEMENT
« C’est la situation constante que décrit Platon: si chaque citoyen prétend à quelque chose, il
rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il faut pouvoir juger du bien-fondé des
prétentions1. »
La substitution du concept d’agencement au concept de conscience environnementale
procure un avantage épistémique, moral et politique. L’exclusion du caractère
« environnemental » d’une politique au motif qu’elle serait « anthropocentrique »
« utilitariste » ou « nazie » constitue un acte politique (Chapoutot défend implicitement la
« nature sauvage »). En évitant ces préjugés, le concept d’agencement environnemental
permet d’éviter, dans un souci de « civilité » 2 (Rawls) plutôt que de « tolérance » – ou un
« devoir de réserve et d’abstinence épistémique »3 –, que les convictions ne soient invoquées
dans le débat. Contrairement à Rawls ou à Habermas, nous ne distinguons pas, ici, entre
science et politique : le concept d’agencement permet, au sein même du débat scientifique,
d’adopter une attitude de « civilité », ce qui favorise tant l’objectivité que l’ethos académique.
Mais il s’applique aussi au débat démocratique et philosophique. Si l’évaluation morale est
nécessaire, le doute méthodique est une démarche constitutive tant de l’attitude philosophique
que d’une vertu démocratique4. Davantage qu’une mise entre parenthèses wébérienne de nos
convictions, le concept d’agencement vise l’époché : il s’agit d’acquérir la conviction
qu’aucune de nos convictions n’échappe au doute et à leur remise en cause et qu’elles sont
toutes susceptibles de révision à l’issue d’un débat, historique, sociologique ou politique. Le
débat n’a lieu qu’en utilisant des « raisons publiques » (Rawls5), c’est-à-dire des arguments
acceptables par tous. Toutefois, il ne s’agit pas, comme chez Rawls, de se contenter de
réserver ses convictions ou de ne les formuler qu’à l’aide d’arguments publics, mais bien de
s’en défaire. Il ne s’agit pas de transformer l’individu bourgeois en citoyen rawlsien, mais
aussi en philosophe, c’est-à-dire de remettre en cause la doxa, c’est-à-dire ses propres
préjugés et principes. Plutôt que d’affirmer que Dieu interdit de jouer avec l’atome, on
insistera par exemple sur les déchets nucléaires et sur le caractère, fondé ou non, d’une
1
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 14.
« Ce devoir implique également d’être prêt à écouter les autres et de décider de manière impartiale quand il est
raisonnable de faire des concessions à leur position » (cité in Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux
droits culturels », Cités 13, no 1 (2003): 151‑70. Cf. aussi C. Audard, art.cit. ; le concept de « civilité » est
élaboré in Rawls, Political Liberalism.).
3
Catherine Audard, « Tolérance et raison publique: le libéralisme politique de John Rawls », in La tolérance
politique: perspectives anglo-saxonnes (Classiques Garnier, 2019), 19 (à paraître).
4
Rawls formule le « devoir de civilité » en termes de libéralisme politique ; C. Audard souligne la proximité de
ce devoir de neutralité avec la conception rousseauiste.
5
Cf. Audard, « Tolérance et raison... »; Rawls, Political Liberalism (en part. chap. VI, 212-254).
2
340
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
responsabilité envers l’avenir (que Jonas justifie en dehors de tout présupposé jusnaturaliste) ;
une écologie démocratique pourrait faire valoir, en sus, le caractère « secret » du nucléaire qui
conduirait à favoriser le « pouvoir occulte »6. Si des innovations (juridiques, techniques ou
politiques) répondent à nos préoccupations, on sera amené à reconsidérer sa position. Les
convictions sont ainsi liées au progrès technique, social et politique : s’il y a des raisons
légitimes pour soutenir, aujourd’hui, que le nucléaire constitue « intrinsèquement » une
technologie « anti-démocratique », cette opinion s’appuie davantage sur l’état actuel du droit,
de la technique et de l’économie que sur une « conviction ultime ». Ces arguments ne sont de
« principe » que dans la mesure où un changement superficiel ne saurait les ébranler, ce qui
est tout à fait différent d’une conviction fondée sur une valeur absolue qui ne se discute pas 7.
En dehors de cas fondamentalistes, on peut présumer qu’une controverse radicale comme
celle sur le nucléaire n’oppose pas tant des « valeurs » que des arguments se cristallisant dans
« l’institutionnalisation de mots d’ordres »8 en raison d’un état de fait bloqué. En écartant le
pluralisme irréductible des valeurs qui est présupposé plutôt que démontré, la « crise
environnementale » a a priori davantage de chances d’être « résolue », puisqu’on se libère des
blocages idéologiques. Dès lors, considérer l’environnement et/ou l’écologie comme
agencement relève tant d’une question théorique ou épistémique que d’une question pratique
(pragmatique et morale), ces aspects étant inextricables puisqu’il n’est pas possible, de fait,
d’établir un « cordon sanitaire » entre science et politique.
I.1.b RAISONS PUBLIQUES AU HCB
Les débats menés au sein du HCB (CEES) que nous avons observé et retranscrits se
distinguent du débat sociétal sur les OGM dans la mesure où l’argumentation des membres
(en public et en privé) reposait de façon prédominante sur des « raisons publiques » plutôt que
sur les « convictions ultimes ». Selon Rawls, les membres du CEES ne feraient qu’exprimer
ces convictions en termes de « raisons publiques ». Or, bien qu’aucune analyse empirique ne
permette de sonder les cœurs, nous inclinons à penser que les positions de principe sont
davantage invoquées par les « profanes » que par les individus durablement investis dans le
débat. Lorsque les principes sont invoqués (qu’il s’agisse de défendre « la science » et le
« rationalisme » ou de critiquer les OGM), que ce soit au sein du CEES ou au sein du débat
médiatique par les organisations représentées au CEES, cela résulterait davantage d’une
stratégie visant à mobiliser l’opinion – qui manque des éléments permettant d’analyser les
6
Bobbio, Le futur... (chap. VIII).
On peut, dans une certaine mesure, discuter de l’interprétation d’une valeur absolue ; il faut parfois plusieurs
siècles pour qu’une position puisse être acceptée (l’immanence de Dieu, posée par Spinoza mais exclue par la
majorité des théologiens).
8
Francis Chateauraynaud, « La contrainte argumentative. Les formes de l’argumentation entre cadres délibératifs
et puissances d’expression politiques », Revue européenne des sciences sociales XLV, no 136 (février 2007): 136.
7
341
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conséquences politiques, économiques et juridiques de tel ou tel choix « technologique » –
que d’une certitude subjective fondée sur une valeur absolue (Dieu, la Nature, la Science,
etc.). Autrement dit, l’appel aux valeurs ressort de la logique des intérêts sinon de l’étude
sociologique de l’instrumentalisation des débats9. Nonobstant l’importance des convictions
dans l’établissement d’un « projet de vie », l’invocation des principes relatifs aux OGM
relèverait essentiellement de la rhétorique. Comme le soulignent Aristote, Pascal ou
Sloterdijk10, il est plus facile de persuader autrui en faisant appel aux valeurs qu’en se fondant
sur une démonstration. Cette hypothèse tirée de l’observation sociologique conduit à mettre
en question la distinction rawlsienne et quasi-schizophrénique établie entre l’individu et le
« citoyen »11 en insistant, davantage que ne le fait Rawls, sur la transformation réelle de
l’individu en citoyen, qui ne conduit pas à laisser ses convictions dans la sphère privée mais à
les remettre en cause. Ce processus est facilité par la connaissance plus grande des enjeux :
plus on s’intéresse au débat sur les OGM, plus on est amené à mettre en cause ses positions de
principe et à ne les invoquer que de façon rhétorique12. On verra que ce constat, banal ou
controversé, qui tend à soutenir Habermas contre Rawls, peut conduire à mettre en cause
certaines apories habermassiennes.
I.1.c ECOLOGIE SCIENTIFIQUE ET POLITIQUE
Jusqu’ici notre méthode de fondation a procédé de façon positiviste en ne s’appuyant
qu’en dernier recours sur les koinai doxai. Mais puisque le concept d’agencement
environnemental conduit à poser l’environnement en tant que valeur, nous devons quitter les
rivages confortables du positivisme. Toutefois, le concept d’agencement permet précisément
de conserver une neutralité axiologique : l’environnement n’est qu’une valeur formelle et
abstraite, « vide » de tout contenu idéologique déterminé, que les nazis tout autant que Marcel
Sembat considéraient importante. Notre fondation permet seulement de soutenir la rationalité
ou la robustesse de l’environnement comme « valeur » en général. Elle ne permet pas de
distinguer les différentes conceptions de l’environnement. Chacun, de droite ou de gauche,
« productiviste » ou « décroissant », « anthropocentriste » ou « biocentriste », savant ou
artiste, etc., peut légitimement se revendiquer de l’écologie « authentique ». Pour pouvoir
hiérarchiser ces conceptions, il faut donc donner un contenu à cette valeur ou à cet
agencement qu’est l’environnement et/ou l’écologie ; ce qui revient à dire qu’en hiérarchisant
9
Cf. la distinction entre une « sociologie cynique » et une « sociologie morale » in Chateauraynaud, « La
contrainte argumentative ».
10
Aristote, Rhétorique ; Pascal, « De l’esprit géométrique », in Les Provinciales, Pensées et opuscules divers
(1658; Le Livre de Poche/Classiques Garnier, 2004), 109‑45; Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain (Paris:
Mille et une nuits, 2000) (en part. postface à l’édition française).
11
Cf. l’opposition tracée entre la « personne publique » et la « personne privée » in Audard, « Tolérance et
raison... »
12
Nous revenons infra sur le statut de la rhétorique, dont la valeur est sous-estimée par Rawls.
342
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ces conceptions on sera nécessairement amené à déterminer progressivement le concept
d’agencement. Pour cela, il faut parvenir à élaborer des critères d’évaluation permettant au
moins de distinguer, dans un premier temps, différentes conceptions de l’environnement et de
l’écologie afin de pouvoir, dans un deuxième temps, les ordonner.
A ce stade, rien ne permet de distinguer l’écologie scientifique de l’écologie politique
(ou de l’ « écosophie »), ni l’économie du « développement durable » d’une politique
économique écologique assumée. La neutralité du concept d’agencement s’applique aux
conceptions scientifiques et politiques. Elle ne préjuge pas de leurs rapports, ou plutôt
s’abstient de présupposer leur isolement. D’une part, il faut prendre en compte la pluralité
concurrente des théories scientifiques et des disciplines, qui amène à creuser des différends
politiques et pas seulement épistémologiques13. D’autre part, les théories scientifiques portant
sur la nature partagent des présupposés moraux et politiques avec certaines conceptions
idéologico-politiques. Cela rend difficile, sinon impossible, d’établir une « coupure
épistémologique » nette, même si en droit l’idéal de neutralité axiologique et sa réalisation par
des dispositifs juridico-politiques est nécessaire afin de constituer une discipline
scientifique14. L’anarchiste Kropotkine (L’entraide, un facteur de l’évolution, 1902)
développa ainsi une conception « collaborative » du vivant qui s’opposait au darwinisme
social promu par Spencer, lequel inspira la perception agonistique de la nature portée par le
nazisme – tandis que la conception de Kropotkine inspira celle de Næss. De même, l’irruption
des femmes dans la primatologie a conduit à modifier les paradigmes dominants de cette
science, qui insistait auparavant sur la domination plutôt que sur la collaboration. La « sociobiologie » de R. Dawkins (Le gène égoïste, 1976) constitue une conception néo-libérale et
individualiste du vivant qui correspond partiellement au libertarianisme de R. Nozick
(Anarchie, Etat, utopie, 1974) ; les conceptions sur l’auto-organisation du vivant peuvent
certes être défendue aussi bien à gauche qu’à droite, elles n’en sont pas moins proches des
théories de Hayek sur l’auto-organisation du marché, toutes deux pouvant être mises en
perspective avec Spinoza. Ainsi, il est tout aussi difficile d’établir une coupure entre science
et idéologie que de faire coïncider terme à terme une conception scientifique avec une
conception politique. En outre, le projet même de ne parler que sur un plan scientifique
constitue une forme d’écologie politique (fût-ce négative), impliquant une conception de la
13
Nous reviendrons sur ce point dans notre conclusion générale.
Sur l’entrelacement entre science et idéologie, cf. entre autres Claude Blanckaert, éd., Des sciences contre
l’homme (vol. I): Classer, hiérarchiser, exclure (éd. Autrement, 1993); Claude Blanckaert, éd., Des sciences
contre l’homme (vol. II): Au nom du Bien (éd. Autrement, 1993); Françoise Collin, éd., Le sexe des sciences. Les
femmes en plus (éd. Autrement, 1992); Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique: la danse du
cratérope écaillé (Empêcheurs de penser en rond, 1996); Vinciane Despret, Penser comme un rat (éd. Quae,
2009); Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? (Les liens qui
libèrent, 2016).
14
343
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nature, de la société, du politique, de la science et des techniques, etc. Autrement dit :
l’écologie scientifique qui prétend se passer d’une politique constitue une métaphysique
puisqu’elle soutient une conception « parcimonieuse de l’être » qui lui permet de distinguer
radicalement « être » et « devoir » : on « neutralise » la nature en disant qu’elle est « libre de
toute valeur »15. En admettant provisoirement cet argument, il reste que si la science peut
présupposer une telle conception métaphysique, d’un point de vue philosophique et politique
celle-ci ne peut échapper au débat. En bref, la science présuppose pour acquis la distinction
entre science et politique en se fondant sur une conception de l’objectivité qui s’appuie ellemême sur la métaphysique. En réalité, si Jonas considère que les sciences conduisent à une
« neutralité axiologique » érigée en cause du « nihilisme »16, le fait de constituer une science
de la nature implique un intérêt pour la nature, théorétique ou pratique (fut-il instrumental), ce
qui peut conduire à l’impératif d’en prendre soin (comme le montre tant la formulation de la
Charte française de l’environnement que l’économie qui assigne une « valeur » à
l’environnement).
I.2 FONDEMENT, VALEURS ET CRITERES D’EVALUATION
« Et il n'y aura pas de problème plus important que celui-ci : un agencement machinique étant
donné, quel est son rapport d'effectuation avec la machine abstraite ? […] Classer les
agencements17. »
L’élaboration des critères d’évaluation est d’abord ce qui permet de passer de
l’environnement comme fondement à l’écologie comme valeur, via l’opérateur intermédiaire
que constitue le concept d’agencement, ensuite ce qui permet de discriminer les agencements
environnementaux (ou les conceptions de l’environnement), enfin ce qui permet, dans un
cadre délibératif – politique ou judiciaire – de justifier les « raisons publiques » qu’utilisent
les acteurs. Si la philosophie politique et morale prétend pouvoir formuler de tels critères, elle
ne le fait qu’en partant de la « morale objective » (les mœurs et le droit) et qu’en s’appuyant
sur la science. En poursuivant notre essai de fondation, nous répondrons d’abord à l’interdit
« positiviste » qui interdirait de passer du fondement à la valeur. Notre deuxième réponse à
cette objection utilise en effet des critères d’évaluation « objectifs », lesquels permettent tant
de fonder des valeurs que de discriminer les agencements, et donc de dépasser le dogme
positiviste de la « lutte entre les dieux »18 ou du pluralisme irréductible des valeurs.
15
Jonas, Le principe responsabilité, 96‑99 (chap. II, section 4).
Ibid., 60 (chap. I, section 9).
17
Deleuze et Guattari, Mille plateaux, 91 (chap. III).
18
Weber, Le savant et le politique, 97. Sur ce point, cf. infra, section IV.
16
344
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.2.a LE PASSAGE DU FONDEMENT A LA VALEUR
Pour outrepasser l’interdit positiviste, il faut d’abord distinguer deux versions du
positivisme. La première affirme qu’il y a des « faits bruts » (ou des « normes ») qu’on
pourrait décrire sans les « interpréter ». Il faut distinguer ici le positivisme scientifique,
théorie dépassée19, du positivisme éthique ou juridique qui conduit Kelsen à distinguer la
doctrine juridique de la théorie du droit et à rejeter comme « irrationnel » (ou « idéologicopolitique ») tout jugement de valeur20. La seconde version est d’ordre épistémologique : il
s’agit avec Weber de constituer la neutralité axiologique comme idéal régulateur : la
distinction entre la description ou/et l’interprétation des faits et le jugement axiologique
devient de droit21. On peut donc rejeter la position de Kelsen et conserver celle de Weber22 –
bien que tous deux s’accordent sur l’idée d’un « pluralisme irréductible de valeurs ». La
deuxième thèse sur laquelle s’appuie le tabou positiviste repose sur l’idée qu’on pourrait
décrire la crise sans « sonner le tocsin »23. Plutôt que d’invoquer le caractère relatif de la
distinction entre la description et l’interprétation, on soulignera alors que de la connaissance
d’un fait découle une responsabilité. En fondant le « principe responsabilité » sur la
connaissance, Jonas maintient la distinction entre connaissance et éthique et reste, sur ce
point, « positiviste ».
Notre seconde réponse retourne le positivisme contre lui-même en soulignant les limites
de sa critique du « rationalisme éthique » ou l’idée que les valeurs seraient « irrationnelles »24.
Contre celle-ci, il faut en effet admettre qu’une valeur qui va à l’encontre de son fondement
est irrationnelle, tandis qu’une valeur qui concorde avec celui-ci est rationnelle. En effet, dès
lors que les valeurs ne sont plus absolues, mais posées, elles reposent sur les hommes qui les
posent. Au-delà du constat sociologique, le diagnostic conservateur – sinon réactionnaire et
national-catholique25 – de la « crise des valeurs » et du « nihilisme » dissimule son refus
d’admettre la critique de Feuerbach, Stirner ou de Marx26, selon laquelle l’essence de
l’homme réside en lui-même. Ce faisant, les conservateurs critiquent le postulat selon lequel,
19
Lukács, Histoire et conscience de classe, 22‑27 (« Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe? », §2); cf. le résumé
clair in Goldmann, Lukács et Heidegger, 79‑87; Putnam, Le réalisme à visage humain; Nelson Goodman,
Manières de fonder des mondes (1978; Gallimard, 1992).
20
C’est une constante de son œuvre, mais voir le résumé in Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? »
21
Weber, Le savant et le politique (en part. 94-95).
22
Sur la critique de cette idée, cf. Putnam, Le réalisme à visage humain (en part. chap. IX, X, XI, p.291-352); cf.
aussi la discussion importante de Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi? (1999;
Paris: La Découverte, 2008).
23
Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (Les empêcheurs de penser en
rond, 2015) (chap. I); pour la mise en cause du dualisme fait/valeur, cf. Putnam, Le réalisme à visage humain.
24
Cf. par ex. Bobbio, op.cit.
25
« Tout relativisme, en lui-même, est déjà anti-catholique. Convertir la relativité en norme idéale ou en habitude
de comportement équivaut à donner son âme au diable » (Eugenio Montes, Discurso a la catolicidad española,
1934, cité in Manuel Rivas, « La “fiesta sagrada” de don Carlos », El País, 2 avril 2006.
26
Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (introduction).
345
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
au nom du pluralisme qui prend acte de l’inexistence d’un fondement absolu, toutes les
valeurs sont non seulement sujettes à discussion, mais doivent être débattues. Si le
positivisme libéral (Nobbio, Rawls ou Habermas) soutient ce pluralisme et en fait le
fondement de la démocratie libérale, il considère aussi que cela implique l’impossibilité de
fonder les valeurs ; tout au plus pourrait-on, comme dit Rawls, les justifier par des « raisons
publiques ». Ce raisonnement est aussi défectueux qu’il est, comme on le montrera plus tard,
dangereux.
I.2.b LES VALEURS AUTO-CONTRADICTOIRES
En effet, d’une part, la condition d’existence des valeurs, c’est d’abord la survie des
hommes ; ensuite, c’est leur courage27. Les libertés d’affirmer des valeurs reposent sur la vie
politique : sans libertés « fondamentales », nous ne sommes pas libres d’affirmer la valeur (de
tel ou tel paysage, de tel tableau, ou de telle interprétation de la laïcité). L’environnement
étant la condition existentielle du politique, il est, par transitivité, la condition d’existence des
valeurs que nous affirmons. Dès lors, toutes les valeurs ne se valent pas : la mysoginie est
objectivement inférieure au féminisme, c’est-à-dire du point de vue de l’environnement (en
tant que fondement et non comme valeur)28. Cela légitime donc, sur un plan pragmatique et
objectif, la lutte contre le sexisme, qui constitue un obstacle à la résolution de la « crise
environnementale ». Ainsi, si une valeur quelconque va à l’encontre de son fondement, c’està-dire de sa condition d’existence, elle se fragilise et s’expose au risque de l’auto-destruction.
Ce problème est souvent abordé par le paradoxe de l’antiterrorisme qui peut menacer la
démocratie qu’il prétend pourtant préserver. Dans la mesure où la sécurité constitue le
fondement du politique (Hobbes), ce paradoxe conduit à distinguer la sécurité comme
fondement (existentiel) et comme valeur (défendue par l’autoritarisme). Cette distinction
montre ce qui sépare la critique pragmatique de la critique « idéologique ». La critique
pragmatique du profilage insiste sur son caractère contre-productif plutôt que sur son aspect
raciste29. De même, on pourrait souligner le caractère inefficace, si ce n’est contre-productif,
du contre-terrorisme30. Si cette critique pragmatique vise juste, cela signifie que les dispositifs
antiterroristes n’auraient comme réelle visée que de répondre à la sécurité en tant que valeur
(ou au « sentiment d’insécurité »): il s’agirait alors de dispositifs idéologiques, voire de
27
Camus, L’homme révolté; Sartre, L’existentialisme est un humanisme.
Cf. supra, « Introduction générale », section I.1.f.ix.
29
Les deux aspects sont partiellement liés. Cf. Bernard E. Harcourt, Against Prediction: Profiling, Policing, and
Punishing in an Actuarial Age (Univ. of Chicago Press, 2006).
30
Pour un exemple d’une analyse mesurée menée sur ce terrain : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « L’élimination
ciblée des terroristes est à employer avec parcimonie », Le Monde, 10 février 2019.
28
346
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dispositifs principalement idéologiques (c’est-à-dire d’A.I.E.)31. Cet exemple permet en sus
de souligner, contre Rawls, l’importance de la persuasion et de la rhétorique qui fait appel aux
valeurs plutôt qu’aux « raisons publiques »32 : nonobstant l’argumentation juridique stricto
sensu, si on plaide plus volontiers la cause des libertés lorsqu’il s’agit de débattre de l’antiterrorisme, tandis que les arguments pragmatiques sont plutôt soulevés dans le champ
académique ou administratif, c’est que la « rhétorique des valeurs » permet de balayer les
incertitudes inhérentes à toute démonstration et de susciter un pathos, tout aussi essentiel à la
démocratie que ne l’est le « devoir de civilité ». Le libéralisme, comme le républicanisme, ne
parvient à penser cela que par le concept de « religion civile » ; on montrera que cela conduit
à une conception aporétique de la tolérance33. En bref, dans le conflit entre sécurité et libertés,
il ne s’agit pas de privilégier une valeur sur une autre : il s’agit de distinguer ce qui relève du
fondement existentiel et ce qui relève de la valeur. Or, à l’inverse du paradoxe autoimmunitaire de la démocratie, certaines valeurs (l’écologie) peuvent renforcer le fondement.
L’écologie bénéficie donc d’une supériorité objective sur d’autres valeurs qui sont ou neutres
ou potentiellement dangereuses. C’est ainsi que l’on peut passer de « l’énoncé de
l’anthropocène » comme fondement du politique au fondement de la philosophie politique et
morale : l’environnement devient le principe fondamental de celle-ci. Il reste à ce niveau
indéterminé ; mais cela permet de passer du concept épistémique de l’environnement comme
agencement à une compréhension philosophique (politique et morale) de ce concept.
I.2.c LES DIFFERENTS CRITERES D’EVALUATION
Un tel passage exige l’élaboration objective de critères d’évaluation afin de déterminer
progressivement le concept d’agencement (ou de discriminer entre les différents agencements
environnementaux). On distinguera l’argumentation « objective » qui vise à démontrer
l’incohérence d’un agencement environnemental (ou d’une de ses composantes) de
l’argumentation philosophique et morale qui soulignera le caractère intolérable ou
souhaitable de telle ou telle composante de l’agencement environnemental et/ou écologique.
L’argumentation « objective » s’appuie sur des arguments scientifiques et/ou empiriques pour
démontrer qu’une valeur morale ou qu’une composante de l’agencement contredit son
fondement existentiel. Le caractère contradictoire d’une écologie misogyne permet ainsi de
fonder les politiques anti-sexistes sur le fondement de l’anthropocène, tandis que les
arguments misogynes ne peuvent plus être considérés comme des « raisons publiques » dès
31
Par distinction avec un dispositif anti-terroriste simplement inefficace, un dispositif contre-productif doit en
effet mener à réinterroger la théorie d’Althusser (in « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat (Notes pour une
recherche) », in Positions (1964-1975) (1970; éd. sociales, 1976), 67‑125.).
32
Rawls semble concevoir la rhétorique uniquement comme « déformant » l’argumentation en termes de
« raisons publiques » (cf. Audard, « Tolérance et raison... »).
33
Cf. infra, section IV.
347
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
lors que l’on débat de l’environnement – quel que soit le degré de misogynité de la société en
question34. De même, on peut objectivement démontrer que l’écologie n’est pas conciliable
avec le social-darwinisme spencérien ni avec la cruauté : cet aspect de l’environnementalisme
nazi conduit à mesurer la valeur d’une espèce ou d’un biotope à sa « force » ou à sa
« beauté », ce qui est incohérent. Une telle argumentation ne peut toutefois être mise en œuvre
pour une autre composante de l’agencement nazi, à savoir la défense de l’« autochtonie » de
la faune et de la flore ou l’usage des « matériaux natifs ». Si cette insistance sur l’autochtonie
s’insère dans la rhétorique nationaliste, elle n’a rien d’intrinsèquement nationaliste – ce que
l’enquête empirique permet d’établir –, tandis que la science n’est ici que de peu de recours,
dans la mesure où elle peut tant amener à justifier la lutte contre les « espèces invasives » qu’à
discuter de sa pertinence ou des critères utilisés pour qualifier une espèce d’invasive 35. Les
critères moraux feront ainsi valoir le caractère intolérable de telle ou telle conception (ou
sous-conception), qu’elle soit « politique » ou « scientifique ». Cela peut amener à rejeter
comme dangereuse des conceptions scientifiquement justifiées, que ce soit de façon
« certaine » ou relative, ce qui peut conduire, à l’issue d’un débat politique, soit à les exclure,
soit à exiger leur reformulation. On parlera par exemple d’espèces « agitées »36 plutôt
qu’ « invasives », ce qui permettrait d’éviter l’instrumentalisation par les agencements
d’extrême-droite – qu’ils soient xénophobes ou qu’ils qualifient l’espèce humaine
d’ « invasive » – et donc la complicité objective mais involontaire de l’écologie scientifique
avec l’objection misanthrope (qui met en cause son existence même).
La distinction entre critères objectifs ou « positifs » et critères « moraux » ou politiques
ne vise donc que le type d’argumentation utilisée, et non la nature du discours visé. Dans la
mesure où l’argumentation objective a une portée universelle plus grande, il est cohérent de la
privilégier, dans une certaine mesure, dans un souci de civilité, que ce soit lorsqu’il s’agit
d’élaborer une théorie philosophique ou qu’il faille intervenir dans le débat public. On ne fera
donc appel à l’argumentation politique et morale, nécessairement clivante, que lorsque le
discours visé peut prétendre être cohérent du strict point de vue scientifique ou logique et
qu’on ne peut donc l’écarter par un raisonnement « objectif ». Ce privilège théorique,
politique et moral accordé à l’argumentation « pragmatique », « objective » et rationnelle ne
doit toutefois pas être surestimé. Outre son utilité tactique, la « rhétorique des valeurs » – ou,
34
Sur le caractère contradictoire de l’écologie misogyne, cf. supra, « Introduction générale », section I.1.f.ix.
Cf. supra, 1e partie, section VII.3.c.ii et VII.4.d, notes 170 et 238 et références associées (en part. la discussion
in Larrère et Larrère, Penser et agir...
36
Proposition du biogéographe Daniel Simberloff, citée in Jacques Tassin et Pierre Barthélémy, « Qui a peur des
espèces invasives ? », Passeur de sciences (Le Monde), 16 février 2014. Cette question de vocabulaire s’applique
même en physique, où le terme de « relativité » a été critiqué (d’abord par Einstein) entre autres en raison de son
instrumentalisation philosophique et idéologique. Cf. Volny Fages, Jérôme Lamy, et Arnaud Saint-Martin,
« Objecteur de science. Entretien avec Jean-Marc Lévy-Leblond », Zilsel 3, no 1 (2018): 249.
35
348
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
chez Deleuze, de « l’affect »37 – permet d’abord de trancher les situations trop complexes et
ensutie de stimuler tant le sentiment démocratique que le « sentiment de la nature ». Si elle
ressort davantage de l’art et de la politique que du discours rationnel, la « rhétorique des
valeurs », sous-estimée par Rawls, constitue ainsi un frein à l’ « utilitarisme vulgaire »
dénoncé sous le nom d’ « anthropocentrisme » et appartient pleinement à la philosophie38.
Sur la base des critères et des exemples cités, l’agencement environnemental fondé sur
le social-darwinisme ou l’apologie de la cruauté serait exclu du débat public – il n’est de facto
pas possible, aujourd’hui, de le défendre en utilisant des « raisons publiques ». En revanche,
la défense de l’autochtonie des espèces, du caractère local des matériaux ou en général du
terroir ne l’est pas : il est possible de la défendre en utilisant d’autres « raisons publiques »
que celles du IIIe Reich. Par ailleurs, l’écologie misogyne est confrontée à son caractère
contradictoire : il n’est donc plus possible d’utiliser des arguments misogynes pour défendre
l’écologie. Puisque le discours sexiste tend, malgré la réaction masculiniste, à être exclu, cela
paraît un exemple théorique. Mais le même argument pourrait être utilisé pour exclure
« l’écologie intégrale » de M. Durano. Pour démontrer que son « éco-féminisme » est en
réalité misogyne, on est toutefois contraint, semble-t-il, de recourir à l’argumentation
politique et morale. Si on arrive à montrer qu’il s’agit en réalité d’un discours trompeur sinon
mensonger, on l’excluera de fait du débat public. On constatera que le fait même de se
revendiquer de l’ « écoféminisme » alors qu’on affirme le caractère aliénant de la
contraception semble valider l’idée que l’écologie misogyne ne peut être que cryptomisogyne. Les critères d’évaluation permettent donc de distinguer finement les agencements
et progressivement de les sélectionner, en excluant les plus incohérents et/ou intolérables du
débat public, jusqu’à l’interdiction (qui n’a lieu d’être que parce que ces agencements
résistent de fait à leur exclusion). Ils permettent aussi de réaffirmer la valeur et l’importance
des clivages politiques : nonobstant la tolérance et la convergence ponctuelle avec des
adversaires politiques39, ils permettent de s’opposer au confusionnisme qui conduit
l’eurodéputé Verts J. Bové à se rapprocher de M. Durano et de la revue Limite, embarquant à
son insu les Verts dans un agencement collectif d’énonciation dominé par la Manif pour Tous
et l’Action française40.
Mais si les critères permettent de distinguer les agencements, on peut aussi les utiliser
pour rapprocher les différentes conceptions par-delà leurs clivages. Le critère de
décentralisation des techniques est ainsi défendu par les frères Strasser (NSDAP), par
37
La différence de style entre Différence et répétition et Capitalisme et schizophrénie est parlante.
Ce qu’Aristote affirmait déjà dans la Rhétorique.
39
Cf. par exemple le collectif http://www.acceleronslatransition.fr/ à l’Assemblée nationale.
40
Paul Piccarreta, « José Bové: “La PMA, c’est la boîte de Pandore: eugénisme et homme augmenté” », Limite,
29 mai 2017.). Voir aussi les positions jusnaturalistes du rédacteur en chef de L’Ecologiste, Th. Jaccaud (dans le
n°39, 2013 : « Que nous dit la nature ? »). Sur l’ « écologie intégrale », cf. aussi section VIII.7, note 140.
38
349
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Kropotkine, L. Mumford, par les « no-nuclear zones » aux Etats-Unis ou encore par la société
bavaroise du début du XXe siècle qui s’éleva en vain contre la main-mise sur l’énergie
hydraulique des oligopoles de la Ruhr. La composante « décentralisation » s’insère ainsi dans
une multitude d’agencements environnementaux que tout oppose sur le plan politique. La
recherche empirique permet ainsi de fonder objectivement la recherche des critères en
repérant ceux qui font l’objet d’un consensus élargi. La théorie doit certes vérifier leur
cohérence puisque ceux-ci peuvent se révéler inadaptés ou « irréalistes » – nonobstant le fait
que le caractère « irréaliste » peut dépendre des structures politico-économiques plutôt que
des critères. Il faut donc mettre en rapport les « agencements collectifs d’énonciation » – les
discours, idéologiques et théoriques, artistiques, scientifiques, politiques, médiatiques,
philosophiques, juridiques, etc. – et les « agencements machiniques » : la composante
« décentralisation » est présente tant comme idéal ou critère idéaliste que dans la structure
« matérielle », économico-juridique, des sociétés. Dans sa recherche de critères, une théorie
politique et morale de l’environnement doit non seulement s’appuyer sur l’histoire des idées –
l’étude des discours, théoriques et idéologiques – et sur l’analyse empirique du
fonctionnement « réel » des techniques, mais aussi s’efforcer constamment de montrer les
convergences et les coïncidences plutôt que d’essayer d’identifier des liens de causalité
permettant de passer de l’une à l’autre.
I.3 FONDER LA DEMOCRATIE ENVIRONNEMENTALE
« Ce peut être un langage qu’on tient simplement en se figurant que les buts des passions et de
la violence injustes dominent l’Etat à moins que ce recours à la religion veuille valoir par luimême et prétendre à déterminer et à maintenir le droit. »
(Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270)
Une éthique environnementale qui prétend fonder l’environnement en tant que valeur
sans se soucier de politique tend nécessairement à défendre une conception antidémocratique, fût-ce implicitement. Si l’on pose la valeur absolue de l’environnement en en
faisant le fondement de la morale, on n’accepte que du bout des lèvres la démocratie. On peut
certes essayer de tempérer ce geste en faisant place, dans l’éthique, à la valeur de l’humanité :
mais dans la mesure où Jonas se restreint à l’éthique, il est incapable de fonder la valeur de la
démocratie et/ou des droits de l’homme. L’éthique environnementale – la « moralité
subjective » – échoue dans son projet puisqu’elle n’essaie même pas de fonder la valeur
politique et juridique de l’environnement. Ce qui importe, toutefois, c’est qu’elle s’oppose à
la « moralité objective » – l’Etat démocratique – qu’elle juge à l’aune de ses critères
subjectifs. Elle ne se distingue de la religion selon Hegel qu’en ce qu’elle ne peut pas rester
« indifférente aux affaires du monde », ce qui l’a rend d’autant plus subversive. La
description d’Hegel correspond certes en partie à l’idéologie en général – il évoque d’ailleurs
la critique de l’Etat faite au nom de la science ainsi que le « fanatisme politique ». Mais sa
350
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
critique porte précisément sur la doctrine qui a « pour contenu la vérité absolu », vérité
qu’elle connaît par la « croyance » et le « sentiment » plutôt que par la « pensée » et des
« concepts ». Il s’agit donc d’un fondamentalisme éthique, d’autant plus dangereux dans un
contexte de « crise de valeurs » qui le rend doublement sectaire. L’écologie en tant
qu’idéologie politique se fonde en effet d’une part sur une théorie de l’activisme – qu’on ne
saurait confondre avec une philosophie politique41–, et d’autre part sur l’éthique
environnementale. Or, celle-ci se fonde sur une « religiosité diffuse » fondée sur le
« sentiment de la nature », aussi précieux que périlleux42. Dès lors, l’éthique
environnementale en tant que théorie pense intrinsèquement que la démocratie serait
« immorale » et « illégitime », puisque selon ce point de vue subjectif propre au
« fondamentalisme éthique », la réalisation objective (juridico-politique) de la valeur
« environnement » est insuffisante43. Les remarques éventuelles qu’une telle théorie
« éthique » ferait à propos de son attachement à la démocratie – ou à tout autre régime – sont
donc des mensonges ou des énoncés psychologiques et sentimentaux portant sur des
convictions intimes et subjectives – qui n’ont donc aucune valeur théorique. Par suite,
l’éthique environnementale a mauvaise foi à se plaindre de son éventuel usage antidémocratique, qui ne fait que se conformer à ce qu’elle formule. En ce sens, il est vrai que des
« connexions logiques » conduisent l’ « écocentrisme » sentimental à l’objection misanthrope
radicale44.
Si l’éthique environnementale, comme toute autre forme de « moralité subjective » ou
de « fondamentalisme » éthique, constitue une menace pour l’Etat, celui-ci est aussi attaqué
par des forces secrétées par l’Etat lui-même, à savoir par les conceptions qui se revendiquent
uniquement des sciences (qu’elles soient naturelles ou économiques) et qui rejettent le
caractère « irrationnel » de l’éthique ou/et de la politique (écologique ou non). Comme l’a
montré Habermas45, cette position technocrate conduit à contester l’autonomie de la décision
politique et donc l’espace du politique dans lequel la démocratie peut s’installer. Le
décisionnisme, la technocratie, le « fondamentalisme » éthique, la théologie et l’autoritarisme
41
Les exceptions notables seraient sans doute Næss et Deleuze et Guattari, qui pensent une politique de l’affect
plutôt qu’une simple éthique ; mais ils n’inspirent guère le mouvement écologique dans son ensemble, qui est
beaucoup plus déterminé par l’éthique de l’environnement (la philosophie politique de Næss passant à la trappe
dès lors qu’on le caricature en « écocentriste »).
42
Historiquement, cela s’enracine dans le mysticisme de la nature, que l’on retrouve tant chez Wordsworth,
Thoreau ou Muir que dans le « primitivisme » radical d’Earth First ! ou dans les mouvements européens de
« retour à la nature », anarchistes ou völkisch. Cf. Afeissa, Ethique de l’environnement, 14; Cronon, « The trouble
with wilderness »; Mosse, Les racines intellectuelles...
43
Sur l’échec du projet de Jonas, cf. supra, « Introduction générale, section I.1.f.iii. On s’appuie ici sur les
Principes de la philosophie du droit (les citations proviennent du §270, sauf mention contraire).
44
Cette critique n’atteint ni l’ « écocentrisme juridique », ni la philosophie politique de Næss. L’individualisme
de cette critique lui interdit tout recours à Hegel voire à Rousseau. Cf. Ferry, Le nouvel ordre...; Bourg, Les
scénarios de l’écologie; L’homme artifice (Gallimard, 1996).
45
Cf. infra, section III.4.a (commentaire de La Technique et la science comme « idéologie »).
351
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
se renforcent ici les uns les autres (comme le montre à son insu Jonas). Plutôt que de partir
d’une éthique sentimentale qui poserait la valeur sinon absolue, du moins prééminente de
l’environnement, il faut donc partir d’une philosophie politique qui, ayant posé « l’énoncé de
l’anthropocène » comme fondement, est conduite à poser l’environnement en tant que valeur,
mais uniquement en tant que valeur formelle, laquelle accueille en son sein tout agencement
environnemental. Sur ce fondement, la philosophie politique et morale peut progressivement
déterminer la valeur de l’environnement, ce qui la conduit à entrer de bonne foi dans une
logique délibérative en s’appuyant sur une argumentation soulignant tantôt l’incohérence,
tantôt le caractère intolérable (ou souhaitable) de telle ou telle interprétation de
l’environnement comme agencement ou valeur fondamentale et formelle. La philosophie
politique débouche sur une philosophie du droit : elle peut collaborer avec le droit dans la
constitution de critères juridiques et éthiques permettant de distinguer différents agencements
(qu’ils soient, ou non, le fruit de conceptions « ultimes » ou « fondamentalistes »), ce qui
permettrait de fonder la pondération délibérative et/ou judiciaire des valeurs. Cette recherche
de critères ne se fonde pas, en dernière instance, sur des convictions libérales ou/et
démocrates qui fondent les « théories démocratiques », mais sur le plan positiviste et objectif
qui découle de notre fondation. Or, en partant de « l’énoncé de l’anthropocène », on peut
démontrer objectivement que la démocratie doit être une valeur.
I.3.a LA DEMOCRATIE ENVIRONNEMENTALE ET TECHNIQUE
« Nous ne croyons pas que la société sobre, décarbonée, doive s’accommoder du progrès
humain. Nous croyons que c’est sa condition-même, et même la condition de la survie de
l’espèce humaine46. »
Des raisons solides conduisent à poser la démocratie comme condition nécessaire de la
résolution de la « crise ». D’abord, en dépit d’une possible crise, ce régime demeure celui qui
bénéficie de la plus grande légitimité, ce qui en fait le régime le plus stable : il doit donc
recueillir l’appui tant du « parti de l’ordre » que du « parti de l’environnement ». Ensuite il
existe des liens réciproques entre les libertés politiques et la possibilité de satisfaire ses
besoins vitaux qui conduisent à poser une liaison de réciprocité entre démocratie et survie, ce
qui renforce la stabilité et la légitimité des démocraties47. Enfin l’étude du nazisme montre
que l’une des raisons majeures de la faiblesse de sa politique environnementale n’était autre
que la corruption généralisée des élites. Or, contrairement à une certaine doxa, l’expérience
tend à montrer que plus un régime est autocratique, plus il est corrompu. Dans la mesure où la
démocratie permet de combattre plus efficacement la corruption – même si cette
46
Benoît Hamon, « Discours à la Convention nationale de Génération-s », 1 juillet 2018.
Amartya Sen, L’économie est une science morale (Paris: La Découverte, 2003). Cet argument permet de fonder
la démocratie en partant d’une perspective hobbesienne, mais à lui seul il ne fonde pas la « démocratie
environnementale ».
47
352
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« transparence » conduit à affaiblir sa légitimité lorsqu’un sentiment d’impunité prévaut –, on
peut en déduire, à nouveau, que la démocratie est la réponse nécessaire à l’anthropocène. Ces
raisons sont plus fortes que celles qu’on pourrait tirer d’exemples isolés de régimes
autoritaires (ou technocrates) ayant (soi-disant) « fonctionné » : « des exemples de bon
gouvernement ne prouvent rien quant à la manière de gouverner » ou quant à ce qui constitue
la « meilleure constitution politique », y compris du point de vue de l’efficacité48.
Fonder la démocratie environnementale ou « justifier l’Etat » avec Rousseau49 ou Hegel
ne conduit pas à justifier le « désordre établi », mais à prôner l’approfondissement de l’ordre
démocratique plutôt qu’à le combattre – ce qui ne préjuge pas de la tactique à adopter. De
« l’énoncé de l’anthropocène » comme fondement, on peut donc dériver la valeur en général
de l’environnement et par suite fonder, de manière aussi dérivée, les « théories
démocratiques » (ou poser la démocratie en tant que principe, secondaire mais néanmoins
fondé). Nous avons donc fondé les « droits de l’homme », dans leur généralité abstraite et
dans une acception minimale de celle-ci – c’est-à-dire sans nous préoccuper de leur pluralité,
de leur extension possible, ou de leurs éventuelles contradictions. Ce fondement n’est pas
absolu : il ne s’appuie ni sur la « nature démocratique » de l’homme, ni sur une démonstration
a priori. Il n’en est pas moins rationnel et objectif, puisqu’il est dérivé d’une part d’un
fondement a priori historique, d’autre part d’études qui montrent la supériorité de la
démocratie quant à sa capacité de « bon gouvernement » et de « bonne administration »50.
Cependant, contrairement à ces « théories démocratiques », nous n’avons pas réduit
l’environnement au statut d’une valeur parmi d’autres, puisque l’environnement est aussi le
fondement a priori historique : ce n’est ni qu’une valeur, ni une valeur quelconque. Cela
autorise certes des arbitrages au cas par cas, mais non la dénégation de son importance.
Davantage : cela exige une certaine pondération puisque l’environnement comme valeur
formelle n’est pas supérieure à la démocratie, celle-ci étant une condition nécessaire de
résolution de la crise51. Notre fondation justifie donc d’accorder une place prééminente à
l’environnement dans la hiérarchie des normes, mais ne présume pas des débats qui
s’ensuivent : seule une norme générale et abstraite est justifiée. Celle-ci peut prendre la forme
d’un « droit », d’un « principe », d’une « liberté », voire d’un « devoir » ou d’une
« obligation », qu’ils soient « anthropocentriques » ou « écocentriques », individuels ou
48
Kant, « PPP », 88 (IIe section, art. 1, note). Cf. aussi Critique de la raison pure, AK III 29 (Introduction)
Ce passage d’Hegel doit être lu avec Le Contrat social, IV, 8 (sur la « religion civile »).
50
En ce sens, contrairement à ce qu’affirme Bobbio (op.cit., 37-41), un fondement n’a pas à être irréfutable : au
contraire, dans une logique démocratique voire « poppérienne », la réfutabilité est une condition de son
objectivité. Par ailleurs, on ne voit pas pourquoi un droit fondamental qui n’est pas absolu (la liberté d’expression
par contraste avec l’interdiction de la torture) ne pourrait pas être fondé : c’est au contraire précisément parce que
plusieurs droits reçoivent le même fondement qu’ils sont limités (cf. p.39). Bobbio confond un « fondement
absolu » et un « droit absolu ».
51
Ce qui conduit à nouveau à réfuter Bobbio (op.cit., 39).
49
353
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
collectifs, etc. Elle peut se décliner sous un nombre indéfini de variantes, dont l’énumération,
tout comme pour les droits de l’homme, ferait vite apparaître le caractère controversé voire
incohérent de certaines d’entre elles (« droit-créance à partir aux Galapagos », « liberté
communale de refuser le nucléaire »52…).
Par le biais de cette fondation qui aboutit à poser l’environnement et les droits de
l’homme en tant que valeurs fondamentales, tout en se gardant d’en définir le contenu – c’està-dire en ne les considérant que dans leur aspect formel, général et abstrait –, la contradiction
présupposée entre les droits de l’homme et le droit de l’environnement est surmontée. Sur un
plan théorique, général et formel, nous avons effectué le « renversement de paradigme »53 qui
permet de passer d’un « anthropocentrisme » à un « écocentrisme juridique ». En revanche,
puisque le fondement ultime qu’est l’ « énoncé de l’anthropocène » permet d’en dériver les
principes démocratiques, poser la prééminence politique et juridique de l’environnement ne
nous a pas conduit à subordonner les droits de l’homme au droit de l’environnement. Nous
maintenons donc simultanément le caractère fondamental, au sens politique et juridique, de
l’environnement et des droits de l’homme, même si le caractère fondamental des droits de
l’homme n’est que dérivé. En revanche, nous ne pouvons toujours pas discriminer entre les
différentes conceptions de l’environnement et des droits de l’homme, qui, de l’autogestion
défendue par A. Gorz à l’encyclique Laudato Si’, prétendent représenter la « démocratie
environnementale ». De la même manière que Rawls distingue la justice comme critère et
idéal formel et le bien comme valeur déterminée, ou qu’A. Næss fonde une « plateforme »
commune pour les différentes versions de la deep ecology – incompatibles entre elles dès lors
qu’elles formulent leurs conceptions religieuses ou philosophiques mais compatibles si l’on
s’en tient à l’expression logique de leurs « principes fondamentaux » – nous n’avons fait
qu’élaborer une plateforme de la démocratie environnementale sur laquelle les « doctrines
raisonnables » (Rawls) peuvent s’accorder.
I.3.b HEGEL ET LA CHARTE DE L’ENVIRONNEMENT
« La question écologique de fond n’est pas : acceptez-vous de sauver la nature ? mais : quelle
nature voulez-vous, c’est-à-dire quelle société ? » (B. Lalonde, 197954)
Essayer de formuler a priori une définition substantielle de l’environnement ou d’en
préciser le contenu juridique contredirait les théories démocratiques que nous avons aussi
fondées. Bien que l’absence de reconnaissance « de fait » par un régime politique de ce que
52
Les libertés communales sont associées au fédéralisme. Tacoma Park (Maryland) est ainsi depuis 1983 une
« no-nuclear zone », ce qui l’amène à refuser tout contrat avec une firme impliquée, à un degré ou un autre, dans
l’armement nucléaire (d’autres villes interdisent l’établissement de centrales sur leur territoire) ; Tacoma Park
fabrique par ailleurs de l’énergie via du « biocarburant » (un silo à maïs) et interdit l’eau en bouteille.
53
Pour reprendre l’expression de Milon, « L’écoterrorisme... », 207.
54
Brice Lalonde, « Mouvement écologique: des pistes pour sortir de l’ornière », La Gueule ouverte, 21 mars
1979, n°253 édition.
354
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’« énoncé de l’anthropocène » constitue le fondement a priori historique du politique
n’entâme pas la démarche philosophique, on constate toutefois que la France et l’Assemblée
générale de l’ONU l’ont reconnu. Reprenant certaines idées à la Charte mondiale sur la nature
(à bien des égards « écocentrique »), la Charte de l’environnement prend en effet acte de ce
que « l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel » ;
de ce que « l'homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa
propre évolution » et de ce que « la diversité biologique […] et le progrès des sociétés […]
sont affectés […] par l'exploitation excessive des ressources naturelle ». Si tout ce qui vise à
« sauver la nature » ne constitue pas une politique mais une économie (au sens aristotélicien),
la question politique stricto sensu c’est de savoir « quelle nature », c’est-à-dire « quelle
société » nous voulons élaborer ; ou encore quel agencement environnemental et technique
nous voulons. A cet égard, la Charte de l’environnement définit tout autant une « économie »
qu’une politique très générale. La Charte proclame en outre que « la préservation de
l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la
Nation ». Notre démarche philosophique calque donc la démarche juridique, passant de
l’environnement comme fondement à l’environnement comme valeur, laquelle n’est ni qu’une
valeur, ni une valeur quelconque, mais une valeur fondamentale. Ce décalque est d’autant
plus étonnant que la doctrine juridique n’admet en général pas la possibilité de ce passage,
pourtant effectué par le droit. Cela montre d’une part que le droit contient en lui des énoncés
philosophiques qui n’ont pas à rougir devant le corpus philosophique. D’autre part et
contrairement à une conception répandue55, cela montre que le droit peut précéder la
philosophie. L’élaboration qui conduit à une systématisation théorique différente de celle,
pratique, que le droit opère, reste toutefois nécessaire, d’autant que la théorie (pure ou non) du
droit diffère de la théorie philosophique56.
Par ailleurs, la philosophie ne peut ici que constater l’existence juridique de la Charte.
Au-delà de ce constat, elle ne peut qu’espérer proposer des formulations ou des interprétations
visant à améliorer son contenu, sans pouvoir démontrer apodictiquement le bien-fondé de ses
suggestions. Cela contredirait en effet notre fondation de la démocratie environnementale.
Pour proposer une interprétation théorique, et non idéologique, il faudrait disposer de critères
formels permettant de discriminer entre les interprétations rivales de cette notion abstraite que
55
Cf. par ex. Bobbio, op.cit., 48.
C’est pourquoi nous utilisons tantôt le terme « théorie » pour désigner la philosophie, tantôt pour désigner toute
réflexion théorique, qu’elle soit juridique, sociologique, scientifique, artistique, ou autre, tantôt pour désigner le
caractère interdisciplinaire de la théorie (Sur le refus de réserver le terme de « théorie » ou de « réflexion » à la
philosophie, cf. Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 12‑14. Sur le caractère aujourd’hui
intrinsèquement « transdisciplinaire » de la « théorie », que Deleuze conceptualise aussi par le concept
d’agencement, cf. Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes... », 133; Jean-François Lyotard, La condition
postmoderne (éd. de Minuit, 1979) (en part. chap. XI-XII); Fredric Jameson, Postmodernism, Or the Cultural
Logic of Late Capitalism (Duke Univ. Press, 1991) (introduction et chap. I).).
56
355
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
demeure l’environnement. Or, élaborer ces critères a priori, c’est-à-dire en partant de la
position surplombante du savoir, serait ipso facto condamner les principes démocratiques de
délibération et donc contredire notre fondation. De ce point de vue, l’éthique, même
rationnellement fondée et constituée en philosophie politique et morale, doit laisser la place
au droit et au politique plutôt que de formuler des critiques mettant en cause le caractère
« anthropocentrique » ou la présence d’un principe « obscurantiste » de « précaution » dans la
Charte de l’environnement (ou dans la Charte mondiale sur la nature). Ces critiques, qui ne
sont qu’« abomination » et « sottise »57, se fondent soit sur un « sentiment religieux », soit sur
la théorie qui tombe « du niveau de la science à celui de l’opinion » et qui se tournent « vers
des problèmes moraux et l’organisation de l’Etat » : que ce soit pour attaquer la Charte au
nom d’un « scientisme » ou au nom d’une « éthique écocentrique », la théorie tourne ici
« contre l’Etat ses propres institutions d’enseignement en leur donnant les prétentions d’une
Eglise ». Autrement dit, ces critiques n’ont aucun droit à se réclamer d’un savoir,
philosophique ou éthique: ce ne sont que des opinions qui se rapportent « à la dévotion pour
pénétrer la nature des lois » et veulent « valoir par [elles-mêmes] et prétendre à déterminer et
à maintenir le droit ». La remise en cause de l’Etat par l’éthique est ici non seulement
idéologique, mais anti-démocratique, puisqu’elle critique la légitimité du « savoir du droit et
du devoirs objectif » au lieu de reconnaître la légitimité démocratique de ce texte, et par
conséquent sa valeur éthique qui n’a rien à voir avec telle ou telle de ses formulations.
Cette critique n’a rien à voir avec l’autoritarisme prétendu de Hegel58. Son objection
souligne la menace politique que représente la critique morale de l’Etat, qu’elle soit faite au
nom de la religion, de l’éthique ou de la la Science et du Progrès. Celle-ci remet en cause la
démocratie puisqu’elle prétend critiquer la « moralité objective », danger qui persiste même
lorsque cette « disposition [ne] passe [pas] à la réalisation » et conduit, subjectivement, à se
« soumettre aux règlement et aux lois ». Hegel n’interdit pas la critique éthique de la Charte
de l’environnement : il lui refuse le droit de se réclamer d’un savoir. Bref, il s’oppose à toute
forme d’ « expertise éthique » qui prétendrait ébranler l’Etat. Au-delà d’Hegel, insistons sur le
lien entre le sentimentalisme de la critique éthique et le renforcement mutuel de la position
théologique et technocratique, en particulier chez Jonas : l’ « expertise éthique » de la Charte
relève d’une perspective technocratique qui menace la démocratie en ce qu’elle prive, par
définition, les profanes (les citoyens) du droit à critiquer la Charte59 : on réserve ce droit à la
57
Pour les citations : Hegel, Principes de la philosophie du droit (§270).
Il défend dans le même passage la tolérance de l’Etat, qui peut d’autant plus se le permettre qu’il est stable.
Rousseau est bien plus autoritaire qu’Hegel à cet égard (cf. Contrat social, IV, 8). Voir aussi Karl-Otto Apel,
« How to ground a universalistic ethics of co-responsibility for the effects of collective actions and activities? »,
Philosophica 52, no 2 (1993): 9‑29 (en part. p.22).
59
Cf. à ce titre la remarque de Bobbio sur la technocratie et les arcana imperii (op.cit., chap. VIII, 204).
58
356
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
philosophie, à la doctrine juridique, etc. La critique éthique est donc doublement antidémocratique : d’abord parce qu’elle menace l’Etat ; ensuite parce qu’en prétendant parler au
nom d’un savoir elle réduit les « profanes » au silence. Posé par Hegel, cet interdit, autant
moral que politique, n’a rien à voir avec un positivisme légaliste mais est au contraire
constitutif de la démocratie. Il conduit toutefois à une aporie puisqu’il mène à deux danger
contraires : le risque de basculer dans le légalisme d’une part, et celui de réduire la
philosophie et la théorie au débat démocratique d’autre part.
En effet, la critique éthique et politique, si elle ne se contente pas d’ignorer les positions
d’Hegel et de Kelsen et qu’elle suit, en outre, notre essai de fondation, ne peut que s’interdire
d’usurper le nom de philosophie ou de savoir lorsqu’elle s’adresse à l’ordre étatique et
démocratique. Nous devrions donc nous limiter à poser la valeur formelle et abstraite de
l’environnement. Or, cette position est précisément celle soutenue par les « théories
démocratiques », de Rawls à Habermas : elles se refusent à poser des valeurs autres que celles
constitutives de la démocratie libérale et laissent aux citoyens le soin de hiérarchiser les autres
valeurs – dont celle de l’environnement. Mais si la théorie tombe « au niveau de l’opinion »
lorsqu’elle prétend critiquer l’Etat, ce qui ne peut n’être qu’une critique subjective et
idéologico-politique (comme le soutient aussi Kelsen60), elle le fait également si elle se
contente d’affirmer que la délibération ne s’effectuerait pas entre des « doctrines », c’est-àdire par l’affrontement théorique, mais entre des « individus ». A trop insister sur le « rôle
actif que les citoyens prennent dans la création d’un consensus » en affirmant qu’il ne s’agit
pas « d’un débat académique » mais de « la vie même des sociétés démocratiques »61, on est
conduit à radicaliser l’opposition entre la théorie et le social et, in fine, à défendre une sorte de
spontanéisme populiste selon lequel ce ne seraient pas les théories qui s’affrontent, mais des
citoyens dans un état de tabula rasa. On ne réduit pas seulement la philosophie à une
« conversation démocratique occidentale entre amis »62 : on peut en effet se demander si la
théorie ne se suicide pas lorsqu’elle se propose, comme Rawls, d’ « appliquer le principe de
tolérance à la philosophie elle-même »63. Certes, la théorie doit laisser les citoyens
hiérarchiser les valeurs, ce que montrent tant Hegel que Rawls ; notre fondation montre en
outre qu’elle deviendrait ipso facto contradictoire si elle ne le faisait pas. Elle doit donc
s’interdire de parler, mais doit néanmoins parler si elle ne veut pas que l’espace public ne soit
totalement saturé par l’idéologie. Faute d’une théorie de l’idéologie et de ses rapports avec la
théorie, les théories démocratiques aboutissent ainsi à favoriser l’identification de la doxa et
de la philosophie. Certes, leur existence même démontre qu’elles se refusent d’ « appliquer le
60
Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? »
C’est la position de Audard, « Tolérance et raison... »
62
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 12.
63
Rawls, Political Liberalism, 10 (I, §1).
61
357
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
principe de tolérance à la philosophie » ou de remplacer le débat académique par la « vie
même des sociétés démocratiques », mais elles sont incapables de théoriser ces relations
intrinsèques entre le débat théorique – qui n’a rien d’une conversation amicale – et la vie
démocratique, réduite au café du commerce. Cette incapacité provient de l’ontologie
individualiste qui fonde ces théories (y compris chez Habermas) : elles conduisent fatalement
à se détourner de la logique structurelle des discours – des agencements collectifs
d’énonciation – pour se focaliser sur les sujets individuels. On se contentera par exemple de
pénaliser les citoyens antisémites, tout comme on culpabilise les individus obèses, plutôt que
de traiter l’antisémitisme comme ce qu’il est : une maladie dont le sujet n’est que le porteur
de ses symptômes. Inversement, au nom de la liberté d’expression, on défendra le droit aux
individus de diffuser tel ou tel discours dangereux, puisqu’au fond, il n’y a pas de démocratie
sans cafés. En bref, en refusant de reconnaître le caractère idéologique de la théorie et la
nécessité pour celle-ci de prendre conscience de la lutte constante qu’elle mène, au sein
d’elle-même, contre le caractère idéologique de ses énoncés, ces théories démocratiques
défendent une conception « objectiviste » de la science et de la philosophie – de la théorie en
général – qui l’empêche de penser les rapports entre la science, la politique et la société.
L’aporie que représente cette injonction contradictoire selon laquelle la théorie doit se taire
mais cependant parler trouve ses origines dans différents problèmes, dont : le rapport entre la
théorie et le social ou entre les « doctrines » et les sujets ; l’absence d’une théorie de
l’idéologie, qui conduit à valoriser l’opinion et par suite à ignorer les mécanismes de
propagande ; la conception « objectiviste » de la science qui s’opposerait au débat politique,
plus ou moins rationnel mais toujours orienté par le pluralisme irréductible des valeurs ; le fait
de constituer ce pluralisme en tant que valeur en soi (Rawls et Habermas) plutôt qu’en simple
constat de fait (Spinoza) ; l’incapacité de penser le caractère politique de la théorie (puisque
cela conduirait à soutenir le « lyssenkisme ») ce qui conduit, réciproquement, à ne pouvoir
penser l’aspect théorique du débat démocratique, dès lors réduit aux discussions de bistro.
Nous sommes donc conduits à problématiser progressivement l’ensemble de ces questions –
qu’Althusser a été l’un des rares à prendre en compte en tant que problème général, d’autres,
comme Bourdieu, ayant isolé ces questions l’une de l’autre. Cela seul nous permettra
d’échapper à l’aporie du paradigme habermassien de régulation des technosciences, lequel
empêche, d’une part, les dispositifs délibératifs (qu’ils soient « participatifs », comme le
HCB, ou constitués d’experts, comme la CNIL ou les tribunaux) d’élaborer une réflexion
politique et éthique globale sur les technosciences et l’environnement, et d’autre part de
comprendre la recomposition « époquale » des rapports entre science et politique qui
conduisent à affaiblir la frontière entre les deux. Si cette analyse permettrait ainsi de
comprendre pourquoi nous n’arrivons pas à répondre au « coup d’Etat permanent de la
science », elle vise aussi à élaborer des critères objectifs d’évaluation des agencements
358
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnementaux qui puissent permettre à la théorie de critiquer la Charte de
l’environnement sans prétendre, d’une part, le faire en tant qu’ « expert », et d’autre part sans
se contenter d’un « fondamentalisme éthique » qui aboutit à renforcer la technocratie et
l’autoritarisme. Pour cela, la philosophie ne peut que s’associer au droit et aux sciences
sociales : sa réflexion ne peut aucunement se mener de manière a priori et apodictique mais
doit extraire du débat public les critères possibles d’une évaluation des agencements
environnementaux.
I.4 DE L’ENVIRONNEMENT A LA TECHNIQUE
« L'homme rêve de toutes ses forces d'inventer une machine plus forte que lui, en même
temps il ne peut pas envisager de ne pas rester maître de ses créatures. Pas plus que Dieu […]
L'homme est ainsi pris dans l'utopie d'un double supérieur à lui-même et qu'il lui faut pourtant
vaincre pour sauver la face64. »
I.4.a LES AGENCEMENTS ONTO-ANTHROPOLOGIQUES
En réalité, toute société présuppose une évaluation des techniques : en ce sens, toute
formation sociale constitue en elle-même un agencement environnemental qui détermine la
« nature » qu’elle veut et la « société » qu’elle défend. Mais il s’agit d’agencements
ontologiques puisqu’ils déterminent la nature et les découpages opérés au sein du réel.
Descola distingue ainsi l’agencement totémique, animiste, analogique et « naturaliste », dans
lequel nous serions pris – bien que ces agencements ne soient pas nécessairement purs et
peuvent se combiner (le Moyen-Age et la Renaissance en particulier étaient marqués, selon
lui, par l’analogisme65). Mais on trouvera plutôt une théorie anthropologique de la technique
chez P. Clastres. Celui-ci souligne en effet que c’est précisément pour éviter que la
« supériorité technique » ne se transforme en « autorité politique » et parce qu’elles
n’éprouvent aucun intérêt à travailler plus alors qu’elles s’assurent déjà d’une « maîtrise du
milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins » que les sociétés « primitives »
(« animistes » selon Descola) se désintéressent d’un « progrès technique autonome » – ce qui
ne nie en rien leur « puissance d’innovation technique ». En bref, les sociétés « sans Etat » ne
le sont pas « faute » de pouvoir développer les techniques, ni parce qu’elles seraient contre
l’usage d’haches métalliques, mais parce que dans la mesure où le prestige d’un « chef »
dépend entre autres de son habileté technique (notamment à la chasse), elles craignent – à
raison – que l’introduction de celles-ci ne bouleverse l’ordre social66. Ainsi, elles « maîtrisent
64
Jean Baudrillard, « Deep Blue ou la mélancolie de l’ordinateur », Libération.fr, 1 avril 1996.
Descola, Par-delà nature..., 350‑61.
66
Clastres, La société contre l’Etat (en part. chap. II et XI). Cf. aussi infra, note 594, section II.4.c.i. Chez
Clastres, voir aussi la dénonciation du « dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les
conséquences écologiques » (p.162). Le bouleversement social qui fait suite à l’introduction de haches
métalliques ne peut être attribué uniquement au pouvoir colonial, comme il le fait (p.167). Celui-ci disparaîtrait,
l’inégalité technique résulterait néanmoins en un prestige démesuré du chef (l’argument du refus du travail ou
d’une « révolution industrieuse » plutôt qu’ « industrielle », est ici peu pertinent).
65
359
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la technique » en s’efforçant de maintenir les techniques étrangères ou nouvelles à distance :
celles-ci risquent toujours de conduire à des inégalités techniques trop importantes, qui
conduiraient à transformer le prestige en pouvoir.
I.4.b L’AUTONOMIE DE LA TECHNIQUE
Notre agencement environnemental diffère comme nul autre des autres agencements
onto-anthropologiques : l’ère de la machine appelle à « maîtriser la technique ». Ce mot
d’ordre unanime s’appuie sur une thèse fondamentale : l’autonomie de la technique, ou l’idée
que la technique serait « hors de contrôle » – ce pourquoi il faudrait la maîtriser. De l’homme
« maître et possesseur de la nature » on passe à l’homme « esclave » de la technique.
L’autonomie de la technique est à la fois un énoncé s’insérant dans toutes sortes
d’agencements collectifs d’énonciation – faisant ainsi varier son sens – et un « fait » structurel
qui constitue l’ « agencement machinique » du capitalisme. Faute de l’analyser dans sa
constitution historique et théorique, la philosophie ne cesse, comme Apel, Beck ou Jonas,
d’affirmer le caractère inédit de la situation actuelle : Apel se doute-t-il qu’il reprend mot
pour mot Valéry, qui signalait déjà le retour inédit en boomerang d’effets, conduisant ainsi à
ce que « l’attente du calculateur [soit] toujours trompée »67 ? Malgré la similitude frappante,
est-ce toutefois le même énoncé ? On répondra à cette question en analysant l’énoncé sur la
« maîtrise de la technique ». Que ces énoncés (l’exploitation de la nature, le caractère
autonome de la technique et l’impératif de la maîtriser) sonnent creux indique leur nature
idéologique : ils ne diffèrent en rien du slogan selon lequel « il faut vivre en harmonie avec la
nature », porté haut et fort par le nazisme. Pour autant, ce sont aussi des énoncés théoriques :
ils s’insèrent tant dans des agencements historiques et culturels particuliers que dans des
agencements abstraits et théoriques.
67
On peut rétorquer à Apel que ce qu’il essaie de penser comme éthique (la justice internationale, la nécessité de
prendre en main les choses plutôt que de se reposer sur les institutions) constitue le fondement même du
marxisme. « L’ampleur imprévisible – tant quantitative que qualitative – des conséquences et effets secondaires
des actions collectives de l’homme dans le domaine de la science et de la technique fondée sur elle : voilà le trait
essentiel que la situation contemporaine de l’humanité semble offrir à l’éthique. » (Karl-Otto Apel, Éthique de la
discussion (Le Cerf, 1994), 13; cf. aussi id., « How to ground a universalistic ethics... », en part. p.9-13.) « Les
effets des effets […] se font sentir presque instantanément […] L'attente du calculateur est toujours trompée […]
Aucun raisonnement économique n'est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne. » (Paul Valéry,
« Avant-propos », Regards sur le monde actuel).
360
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.4.b.i L’hétérogénéité des appels à « maîtriser la technique »
« La question suprême à laquelle notre génération est aujourd’hui confrontée [...], c’est de
savoir si la technologie peut être ramenée sous contrôle… Personne ne peut être sûr de la
formule qui permettrait d’atteindre cette fin… »
Rockefeller Foundation, A Review for 1943, New York, 1944, p. 33 sq.68
Si tout agencement environnemental présuppose un idéal de maîtrise de la technique,
celui-ci n’est pas spécifique à l’écologie. La présence d’énoncés selon lesquels « il faut
maîtriser la technique » permet de supputer l’existence d’une représentation collective ou
d’une préoccupation au moins « sociale » qui concerne soit le rapport de l’homme à la
technique, soit le rapport de l’homme à la technique et à la nature. Par ailleurs, leur présence
n’implique pas nécessairement de rejeter l’ensemble du capitalisme ou du système technicien.
Alors même que les deux énoncés fondamentaux (maîtriser la technique et vivre en harmonie
avec la nature) orientent l’ensemble de Par-delà nature et culture, Descola se défend de
formuler une « dénonciation de la société technicienne »69 : si l’on rejette celle-ci dans son
ensemble, on rentre en effet dans le champ de gravitation de l’objection misanthrope. Dans un
autre registre, si Brose qualifie O. Strasser de « technophobe » et de « néo-luddite », il est
contraint de constater que celui-ci défendait le gaz ou l’électricité70 . Il faut donc analyser
soigneusement ces discours. On illustrera ici le caractère idéologique de ces formules et le fait
qu’elles ne sont ni nécessairement liées à une « technophobie » « néo-luddite » ou
« primitiviste » ni « écologiques » par sept énoncés décontextualisés71:
1.
« La machine doit être un outil pour diminuer les heures de travail, pas pour
créer du chômage et de la souffrance ».
2. « Pas question d’empêcher la révolution numérique, ça se fera. Il n’appartient
qu’à nous de décider sur les questions sociales comme éthiques de quelle
manière nous voulons maîtriser cette révolution […] Bill Gates dit que les
robots qui remplacent les hommes devaient cotiser à un fond qui aidera le
retour à l’emploi de gens qui ont été remplacés par des robots ».
3. Nous appelons à mettre « fin à la tyrannie de la technique, à renverser le joug
de la machine, et à faire de la technique et de la machine à nouveau des
servants plutôt que des maîtres ».
68
Cité in Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison, chap. I, p.57.
Descola, Par-delà nature..., 677.
70
Brose, « Generic Fascism Revisited ». Cf. supra, 1e partie, section VII.3.b : le « modernisme réactionnaire ».
71
Bien que nous ayons identifié ces énoncés par des méthodes traditionnelles, l’apprentissage du logiciel
Prospero est ce qui nous a conduit à utiliser cette méthode.
69
361
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
4. Ceci donne « de quoi penser contre le totalitarisme d'une pensée unique, la
tyrannie de la technique, la rationalité froide et de mieux comprendre ce qui
défait le monde et subordonne les humains ».
5. « Notre public n’est pas homogène, ne rentre pas dans les cases, et ne peut se
soumettre à la tyrannie de la technique et de l’outil ! »
6. Un « homme mécanique [...] perfectionné par le masque à gaz, le mégaphone
terrifiant, le lance-flammes, ou encore enfermé dans le char d’assaut [...]
établit la domination de l’homme sur la machine asservie ».
7. « Il ne suffit pas de posséder des chars blindés [...] [Il] faut une humanité […]
qui se laisse totalement dominer par l’essence de la technique ».
Seul le contexte permet de comprendre l’intention et le programme politique qui
préside à leur énonciation : la signification n’est pas dissociable de l’intention (ou du
« vouloir-dire »), pas plus que les « agencements d’énoncés » ne sont dissociables du cadre
argumentatif dans lequel ils sont exprimés72. L’énoncé n°1 provient de Mussolini73. On ne
l’amalgamera pas avec l’énoncé n°2 (qui lui-même contient l’énoncé de B. Gates), formulé
par B. Hamon74. Ni Mussolini, ni B. Gates, ni B. Hamon ne partagent la nostalgie médiévale
de l’auteur de l’énoncé n°3, tiré de Construire le socialisme allemand (1931) d’O. Strasser75.
Malgré le pathos de cet énoncé, on pourrait pourtant penser, si l’on ignorait son contexte
d’énonciation, qu’il signifierait à peu près la même chose que les énoncés n°1 et 2. L’énoncé
n°4, dont la dénonciation virulente de la « tyrannie de la technique » semble rejoindre O.
Strasser, est formulé par Th. Paquot dans la revue Esprit (2007) dans un article sur
Heidegger ; ce contexte conduit à le distinguer radicalement de l’énoncé de Strasser et
paradoxalement à le rapprocher de cet énoncé, puisque les formules de Strasser s’insèrent
dans un agencement d’énonciation nazi dans lequel « Heidegger » s’est lui-même intégré.
Paquot soutiendrait peut-être l’énoncé n°5, mais il n’est pas sûr que l’auteur de cet énoncé,
membre de la CGT, ne se reconnaisse dans son article sur Heidegger76. Le vocabulaire et
l’idée qui préside à l’énoncé n°6 est assez reconnaissable pour qu’on en devine le contexte
général. Il paraît entretenir un rapport ambigu à l’énoncé n°7, qui semble tout à la fois
contraire et proche par le vocabulaire militariste. L’auteur de l’énoncé n°6 n’est autre que
72
Sur ce dernier point, cf. Chateauraynaud, « La contrainte argumentative », 137.
Cité in Brose, « Generic Fascism Revisited », 279, 293‑95.
74
Léa Socheleau et Antonin Lamy, « Interview de Benoît Hamon et compte-rendu de sa conférence donnée à
Toulouse », Caractères SciencesPo Toulouse, 24 octobre 2017.
75
Cité in Brose, « Generic Fascism Revisited », 279, 293‑95.
76
Thierry Paquot, « «L’affaire Heidegger», suite et fin? », Esprit, no 336 (7) (2007): 186–188; CGT Services
pénitentiaires d’insertion et de probation, « Episode VII : Sens du travail C’EST PAR OU LA SORTIE ? »,
syndicat, CGT insertion probation, (5 janvier 2016).
73
362
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Marinetti, en 1945, tandis que l’énoncé n°7 est tiré des cours sur Nietzsche donnés par
Heidegger77.
Il faut d’abord insérer ces énoncés dans des agencements d’énonciation
historiquement déterminés pour interpréter leur signification et leur intention. Toutefois, de
par leur nature abstraite, leur signification est à la fois dépendante et autonome de ce
contexte : il faut donc aussi les intégrer dans des agencements d’énonciation théoricoidéologique qui dépassent leur contexte empirique. D’une manière ou d’une autre, ils se
rapportent les uns aux autres en formant un agencement général qui caractérise la Modernité,
c’est-à-dire un agencement onto-anthropologique.
L’axiome de la « maîtrise de la technique » renvoie à l’idée de l’autonomie de la
technique. Or celle-ci renvoie à son tour à différentes formulations possibles (éthiques,
politiques ou scientifiques) : on peut insister, sur un plan socio-économique, sur l’autonomie
propre du « progrès technique » (on peut considérer que c’est le cas des énoncés n°2 et 7, à
savoir de B. Hamon, B. Gates et Heidegger) ; on peut dénoncer la dissociation du « progrès
technique » et du « progrès moral » (ce qui semble être le cas des énoncés 1 à 5) ; on peut
invoquer, sur un plan socio-historique et philosophique, l’ « esprit du capitalisme »,
l’ « anthropocentrisme » ou encore la « rationalité instrumentale » (c’est le cas, en particulier,
de l’énoncé n°7, mais d’autres pourraient y être rapportés). Chacune de ces formulations se
dédouble en de nouvelles variantes. La disjonction entre le « progrès économique et
technique » et le « progrès moral ou spirituel » peut être affirmée par le personnalisme de
Mounier, le modernisme réactionnaire, le Vatican, l’ONU ou Mitterrand78. Mais qu’est-ce qui
unit la critique conservatrice du personnalisme, qu’elle soit celle de Mounier ou celle, peutêtre plus « progressiste », de Charbonneau79, les appels de J. Testart à contrôler la science, la
« spiritualisation » schmittienne ou heideggérienne de la technique ou au contraire celle de
l’Eglise romaine ? En termes plus « scientifiques », Lénine caractérisait le « déséquilibre
entre le développement économique et politique » comme une « loi inflexible du
capitalisme »80, tandis qu’on débattra, à la fin du XXe siècle et notamment à propos de la
Chine, sur les rapports entre croissance et démocratisation. Si on s’est limité à citer quelques
77
Marinetti (1945), « Esthétique futuriste de la guerre », cité in Giovanni Lista, Qu’est-ce que le futurisme /
Dictionnaire des futuristes, Folio (Paris: Gallimard, 2015), chap. VIIII, p.874. Cf. les pages suivantes pour la
critique du commentaire de ce texte par W. Benjamin dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique ». Heidegger, Nietzsche II (Paris: Gallimard, 1971), 133‑34, « Le nihilisme européen », « Le cogito
sum de Descartes ».
78
Sur Mitterrand, cf. infra. Cf. aussi Résolution 2450 (XXIII) de l'Assemblée générale des Nations Unies sur les
droits de l'homme et les progrès de la science et de la technique, 19 décembre 1968 ; Emmanuel Mounier, Le
personnalisme, Que sais-je? (1949; PUF, 1969); Vatican, « Laudato Si’ »; Herf, Reactionary Modernism..
79
Charbonneau participa à la manifestation antifasciste du 12 février 1934 à Paris. Cf. la présentation intéressante
mais orientée (qui tente de faire passer le personnalisme pour une « critique progressiste » sinon de gauche) in
Quentin Hardy, « Introduction », in Nous sommes des révolutionnaires malgré nous : Textes pionniers de
l’écologie politique, par Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (Le Seuil, 2014), 7‑45.
80
Cité in George F. Kennan, « The Sources of Soviet Conduct », Foreign Affairs, juillet 1947.
363
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
énoncés européens du XXe siècle (on trouverait sans doute des énoncés similaires chez
Gandhi ou en Amérique latine), les questions portant sur l’industrialisation n’ont cessé
d’agiter le XIXe siècle. Liée à l’idéal de « maîtrise de la technique », la « question sociale »
est trop vite dissociée de la « question environnementale » qu’on présume inexistante ou
détachée de la première, tandis qu’on occulte le fait que l’idée d’interdire ou de limiter
certaines techniques était constitutive tant du luddisme que des politiques qui s’opposaient à
l’abrogation des Corn Laws81. Cela ne signifie pas que ces énoncés soient privés d’historicité :
au contraire, chaque nouvelle interprétation vient s’ajouter aux précédentes.
I.4.b.ii Mitterrand et la sédimentation des couches
L’idéal de maîtrise de la technique sédimente des couches de significations successives,
chaque période et chaque agent insistant sur l’une ou l’autre de ces significations si bien que
des sens latents reviennent à la surface. Si la « fin du travail » fut perçue comme un problème
civilisationnel au début du XIXe siècle, avant que l’épuisement des ressources et le caractère
sauvage de l’exploitation industrielle n’inquiète une partie non négligeable de la société,
Auschwitz, Hiroshima puis la crise des missiles de Cuba (1962) donnèrent à ces différents
énoncés une portée existentielle universelle. Au début des années 1980, les progrès de la
génétique et de la médecine remirent au premier plan la concordance entre le « progrès
technique » et le « progrès moral et spirituel ». « La science d’aujourd’hui prend souvent
l’homme de vitesse », déclarait ainsi F. Mitterrand en 1983 devant le Comité consultatif
national d’éthique (CCNE) : « Nous avons cru quelque temps que la rationalité suffirait pour
nous servir de guide, une rationalité sans défaillance ni dogmatisme, et voilà que le succès
même de la Science est en train de nous donner tort82. » S’agissant de ces questions sociétales
qui concernent « la santé et la vie » ou l’ « existence » même de l’homme, on ne peut accepter
que les « règles du jeu [ne] soient fixées uniquement par des exigences et des contraintes
techniques ». En bref, et d’abord pour les chercheurs, ces questions soulèvent des problèmes
« philosophiques » et de « spiritualité ». L’année suivante, devant l’OCDE, il avait affirmé le
rôle nécessaire de « l’éducation », de « la culture » et de « l’environnement » qui devaient
accompagner « le progrès scientifique et économique, en lui donnant une âme, un projet, un
sens »83. Dans ce discours consacré à la « nouvelle civilisation » qui venait, Mitterrand
insistait sur des thèmes tels que le « problème de l’emploi » et de l’adaptation à la
« robotisation » ou encore la mondialisation suscitée par les NTIC (« nouvelles techniques de
l’information et de la communication ») qui le conduisaient à insister, comme Heidegger
avant lui, sur la « mondovision » et l’ « uniformisation » culturelle. L’homme doit donc
81
Polanyi, La Grande Transformation.
François Mitterrand, « Discours pour la mise en place du CCNE », 2 décembre 1983. Nous soulignons.
83
Mitterrand, « Technologie, emploi et croissance ». Nous soulignons.
82
364
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’assurer de la « maîtrise » de la science et de la technologie s’il ne veut pas qu’elles se
retournent contre lui. Il ne doit toutefois pas nier cet « élan vital » ni soutenir des « politiques
dites d’austérité [qui] freinent le progrès technologique » : il faut au contraire « gérer cette
mutation » et même « raccourcir les délais de cette inévitable transition », en assumant le
progrès et en le rendant « acceptable pour toutes les forces de travail ». Il conclut en
soulignant que « le progrès technique n’assure pas, par lui-même, le progrès économique et le
progrès social. Il ne peut qu’y concourir, dans les sociétés qui sauront le mettre au service
d’une volonté politique ».
Tout comme les discours sur la décadence, ces deux discours sur le progrès ressemblent
à bien d’autres du même genre. Mitterrand reprenait ici le thème « personnaliste »84 de
l’adaptation du progrès technique au progrès moral et spirituel ; celui de la « fin du travail » ;
du contrôle politique et spirituel de la technique ; de la mondovision et de l’uniformisation ou
de la « mondialisation » ; il combinait enfin le discours libéral prônant l’accélération du
progrès au discours « socialiste » voire « tiers-mondiste ». On s’interrogera sur la réitération
de ces discours tout en soulignant ce qui distingue radicalement le projet politique de
Mitterrand de celui formulé dans les mêmes termes par le modernisme réactionnaire85. Une
composante de cet agencement reste relativement originale : en faisant implicitement
référence au « nouvel ordre de l’information » défendu par le Mouvement des non-alignés,
Mitterrand insistait sur les transferts de technologie et sur la concentration globale des
médias86. Celle-ci conduit à « faire perdre leur mémoire ou leur souveraineté » aux pays
dominés et à remettre en cause « les libertés de penser et de décider ». Abordée en passant, la
thématique environnementale était associée à ce discours « tiers-mondiste » : l’énoncé quasianti-impérialiste de la Charte de l’environnement concernant « la capacité des générations
futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins »87 peut ainsi être ré-inscrit
dans cet agencement « mitterrandien » ou « tiers-mondiste ».
84
Tout comme l’existentialisme, le personnalisme de Mounier connaît une version chrétienne et une autre athée ;
élaboré dans les années 1930, il a indubitablement contribué à former Mitterrand.
85
Cf. infra, notamment sections II.3.a et II.3.b.iii et la conclusion sur Heidegger.
86
Cf. sur ces thématiques Rohan Samarajiwa, « Le nouvel ordre de l’information. Rétrospective et prospective »,
Revue Tiers Monde 28, no 111 (1987): 677‑86; Jacques Ellul, « A l’aube d’une révolution », Le Monde
diplomatique, mai 1965; Pour une perspective rétrospective: Hermitte et Chateauraynaud, Le droit saisi au vif.
87
Comp. avec le préambule de la Constitution de 1946.
365
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.4.b.iii La rationalité de la guerre froide
« L’unique intention de la contemplation philosophique est l’élimination de l’accidentel 88. »
« Et, quand bien même les actions des humains nous font parfois découvrir leur dessein, il
reste que le faire sans comparer celles-ci avec les nôtres […] cela revient à déchiffrer sans clé
et, la plupart du temps, à courir à l’échec, par trop de confiance ou par trop de méfiance, dans
la mesure où celui qui lit est lui-même bon ou méchant89. »
Si l’énoncé de maîtrise de la technique constitue le leitmotiv de la Modernité, reste que
la « question de la technique » prit une nouvelle dimension après 1945 : Hiroshima,
Auschwitz, puis la crise de Cuba mirent au premier plan l’impératif de survie et la thématique
de la machine bureaucratique devenue folle90. Celle-ci conduisit à accentuer l’opposition
kantienne, sinon aristotélicienne91, entre le « rationnel » et le « raisonnable ». Habermas
opposera ainsi la « rationalité communicationnelle » à la « rationalité instrumentale » tandis
que Rawls identifiera l’agent raisonnable à l’agent libéral et tolérant : les agents rationnels, en
particulier lorsqu’ils excluent tout intérêt altruiste, s’approchent du comportement
« psychopathe »92. Camus – qui s’était fendu d’un éditorial le lendemain d’Hiroshima –, quant
à lui, opposait un « dieu totalement séparé de l’histoire » à l’« histoire purgée de toute
transcendance » suite à la « mort de Dieu » : d’un côté le quiétisme du « yogi », de l’autre la
terreur du « commissaire ». Celle-ci se manifestait dans l’irrationnalité du fascisme ou au
contraire dans la rationalité de la vision scientifique marxiste de l’histoire. Contre la
résignation et le cynisme, il formulait donc « une philosophie des limites, de l’ignorance
calculée et du risque »93. L’adversaire de Camus était bien davantage la philosophie de
l’histoire aboutissant à se doter d’un savoir absolu que l’ennemi fasciste ou la théologie
moribonde. En revanche, Heidegger, Rawls ou Habermas contestaient surtout le nouveau
paradigme de la raison élaboré par diverses sciences, dont la cybernétique – dont l’aspect
88
Hegel, Die Philosophische Weltgeschichte. Entwurf von 1830, cité in Hannah Arendt, « Du mensonge en
politique. Réflexions sur les documents du Pentagone », in Du mensonge à la violence (Calmann-Lévy, 1972), 16.
89
Hobbes, Léviathan, introduction (excipit).
90
En dépit de la Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer, il serait peut-être possible d’affirmer que
Cuba fut « plus important », dans la mesure où Hiroshima et Auschwitz ont longtemps excédé toute possibilité de
représentation (voire le font encore). Sur ce thème culturel, cf. Langdon Winner, Autonomous Technology:
Technics-out-of-Control as a Theme in Political Thought. (Cambridge, Mass: MIT Press, 1977).
91
Rawls fait remonter cette opposition à Kant, mais on peut la reconstruire chez Aristote, notamment à partir de
la Rhétorique.
92
Rawls inclut dans ce qu’il appelle « rationalité » la capacité à délibérer sur des fins et précise que l’agent
rationnel (individuel ou personne morale) n’est pas nécessairement égoïste. Les « agents rationnels peuvent avoir
toutes sortes d’affections pour des personnes et des attachements à des communautés ou des lieux, dont l’amour
de la patrie et de la nature ». En revanche, il leur manque l’idée de justice en tant qu’équité ou le « désir de
s’engager dans une collaboration équitable » et par conséquent la possibilité de « reconnaître la validité
indépendante des prétentions des autres ». Autrement dit, un agent raisonnable est un agent libéral et tolérant. Cf.
Rawls, Political Liberalism, 47‑54 (II, §1); l’interprétation donnée par Daston et al. constitue un contre-sens qui
aboutit à amalgamer le bien et la justice: Daston et al., Quand la raison..., 17.
93
Camus, L’homme révolté, 307, 360‑61.
366
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
systématique inspira « l’hypothèse Gaïa » de Lovelock –, la théorie des jeux et les
internationalistes.
Cette « rationalité de la guerre froide » se distinguait radicalement de la raison
classique. D’une part, comme le disait en 1974 le diplomate G. Kennan, « face à la
complexité de l’environnement technologique, l’homme ordinaire est incapable de savoir ce
qui lui est réellement bénéfique »94. Outre la puissance accrue de destruction, comme l’ont
montré Daston et al. le progrès technique accélérait « les processus de prise de décision audelà de [la] capacité [humaine] à raisonner efficacement »95. Définir la rationalité comme un «
ensemble de règles finies et déterminées applicables sans ambiguïté dans des contextes
spécifiques – sans le moindre recours à la faculté de jugement » visait ainsi à répondre à un
problème civilisationnel : « le sort de l’humanité tout entière » en dépendait96. Le
réductionnisme de cette démarche fut soumis à une critique extensive montrant qu’on ne
saurait réduire la pensée à un algorithme ni d’ailleurs isoler le cerveau du « social ». La
violence des attaques contre la « rationalité de la guerre froide » est pourtant analogue à celle
contre l’ « anti-humanisme » d’Heidegger, Althusser ou Foucault : ces théories remettent
toutes en cause le primat de la conscience : on peut désormais réfléchir voire même penser
sans elle. Cette convergence conduira d’ailleurs certains à amalgamer la « French Theory » à
un
« paradigme
cybernétique »97.
Certes,
ces
théories
blessent
l’individualisme
anthropocentrique : on ne peut plus distinguer, en ce qui concerne la réflexion, « les humains
des animaux et des machines », celles-ci surpassant même les hommes « en termes
d’exécution d’algorithmes »98 (ce qui n’empêche pas N. Wiener de refuser d’assimiler les
hommes à des machines99). De son côté, l’éthologie finit par transformer « le mur entre
cognition humaine et cognition animale en un gruyère », les animaux surpassant à différents
jeux cognitifs les humains100.
En dépité de l’hétérogénéité radicale de ces théories, elles remettent toutes en cause, de
manière variable, le concept d’intention, central tant pour penser la technique que le pouvoir,
la stratégie ou le mensonge et, last but not least, la responsabilité. Or dans la « rationalité de
la guerre froide » élaborée par N. Wiener ou par la théorie des jeux de Neumann, sa
94
Daston et al., Quand la raison..., 29‑30 (les auteurs citent une lettre de G. Kennan à O. Morgenstern de 1974).
Ibid.
96
Daston et al., Quand la raison..., 19, 42‑43.
97
Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique : Des machines à penser à la pensée machine (Seuil, 2004); « La
cybernétique matrice du posthumanisme », Cités, no 4 (janvier 2000): 59‑71; « Les racines américaines de la
“French Theory” », Esprit, no 311 (1) (2005): 94‑104. Outre H. Lefebvre, cité par l’auteur, le rapprochement
avait déjà été effectué par Goldmann (op.cit., 163-176) et surtout, de façon critique, par Baudrillard (Oublier
Foucault, éd. Galilée, 1977), ce qui suffit à montrer l’inanité des nombreux amalgames opérés.
98
Daston et al., Quand la raison..., 18.
99
Galison, « The Ontology of the Enemy ».
100
de Waal, Sommes-nous trop bêtes..., 157‑60, 338.
95
367
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dimension normative ou d’intériorité est effacée : l’intention n’est plus que ce qui permet de
calculer les « coups » de l’ennemi. Si cette nouvelle rationalité vise à répondre à la
« complexité de l’environnement technologique », comme disait Kennan, elle permet aussi de
se confronter à ce que Wiener appelait « le diable manichéen » par contraste avec le « diable
augustinien »101. Alors que le démon manichéen est déterminé à utiliser tous les coups pour
l’emporter et même à changer les règles du jeu, le démon augustinien n’est que le résultat du
hasard, du désordre et de la mal-chance ; il ne peut changer les règles. Bref, le démon
manichéen est un ennemi essentialisé tandis que le démon augustinien n’est qu’un mal
accidentel. Elaborée afin de « sauver le monde », c’est-à-dire pour faire face à la complexité
croissante des sociétés et de la technique, cette rationalité stratégique postulait ainsi
l’existence d’un ennemi diabolique. S’agissait-il d’un postulat théorique ou d’un
constat géopolitique ? Le « diable manichéen » de Wiener correspond point par point à la
description de l’URSS effectuée dans le « long télégramme » Kennan qui jette les bases de la
doctrine du containment102. Puisque le marxisme-léninisme postule un « antagonisme inné »
entre le capitalisme et le socialisme, que le mensonge totalitaire amène à une logique
paranoïaque selon laquelle le « monde entier est l’ennemi » – conspirationnisme nécessaire
pour asseoir la dictature –, que la diplomatie du Kremlin est caractérisée par sa duplicité
intrinsèque et qu’en l’absence « d’objectifs communs, il ne peut y avoir aucun appel à des
approches mentales communes », l’URSS ne peut entendre la voix de la raison mais
uniquement celui des « faits ». Selon Kennan, qui retrouve ici Camus, le stalinisme se
distinguait du nazisme du fait de sa rationalité supérieure. Ceci le rendrait « plus sensible à la
force contraire » et « plus rationnel dans la logique et la rhétorique de la puissance » (power).
En revanche, le Kremlin serait moins sensible à des défaites ponctuelles et à des « actes
sporadiques représentant les caprices momentanés de l’opinion démocratique ». Susceptibles
d’affecter l’ego de Napoléon ou d’Hitler, ces méthodes n’entameraient pas la détermination et
l’assurance du Kremlin fondée sur une métaphysique scientiste de l’histoire. Dès lors, seule
une « politique intelligente à long terme » pourrait contenir la « pression soviétique » qui ne
saurait disparaître à force de « charme » ou de « dissuasion ». D’où découle la nécessité d’une
« application adroite et vigilante d'une contre-force sur des points géographiques et politiques
en changement constant » : la doctrine de l’ « endiguement » est une stratégie qui élimine tout
recours au normatif comme illusoire et tend à coïncider avec la tactique. Si le jeu Nomic
visait à interroger la dimension normative d’un jeu dont chaque coup consistait à modifier
l’une des règles du jeu (y compris, le cas échéant, la règle selon laquelle « il faut obéir aux
101
102
Galison, « The Ontology of the Enemy ». (Sur qui nous nous fondons pour tout ce qui regarde Wiener).
Kennan, « The Sources of Soviet Conduct ».
368
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
règles »)103, la rationalité stratégique de Wiener et de Kennan conduisait ici à opposer au
langage de la raison, des valeurs et du droit celui de la « force » : tout comme, au « nom de la
science », Wiener et Neumann étaient amenés à postuler une rationalité privée de raison,
Kennan devait, au nom du monde libre, élaborer une politique internationale rationnelle
privée de raison, c’est-à-dire de la possibilité de communiquer de façon sincère avec son
ennemi. Les relations internationales étaient désormais caractérisées par la pure factualité. Si
Wiener réduisait l’intention à la séquence extérieure des comportements, Kennan devait
également écarter la notion classique d’intention : le mensonge totalitaire rendait inutile l’idée
de « percer à jour » l’adversaire. Si Wiener considérait qu’il y avait une continuité entre la
« stratégie auto-régulante et anti-entropique permettant de contrôler (ou de détruire) un
ennemi » et le fait de « contrôler le monde bâti et trouvé autour de soi »104, Kennan affirmait
que le containment devait s’appuyer sur la politique intérieure. En montrant au monde que les
Etats-Unis se confrontaient avec succès « aux problèmes de [leur] vie interne et aux
responsabilités d’une puissance mondiale », qu’ils étaient dotés d’une « vitalité spirituelle »
pouvant rivaliser avec les « courants idéologiques majeurs », le communisme s’affaiblirait.
Dès lors, le « défi implacable » présenté par Staline était un don de la « Providence » : celle-ci
conditionnait la sécurité de la nation au fait de « se rassembler » et d’accepter les
« responsabilités du leadership moral et politique ». Kennan transforme ainsi un fondement
historique en fondement a priori et transcendant, puisque la menace soviétique sur la sécurité
de la nation américaine fonde sa philosophie politique et morale – leçon retenue par Truman
lors de son discours sur l’Union de 1948105. Le « diable augustinien » représentait, pour la
cybernétique, le désordre naturel ou spontané. Wiener avait tendance à l’assimiler à
« l’élément humain », dont le caractère psychologique échappait à la science, tandis que
Kennan l’attribuait à la société américaine, qui devait se ressaisir en assumant ses
responsabilités : la « rhétorique des valeurs » est ce qui permet à la société de sortir de son
désordre naturel pour se constituer en unité « spirituelle ». Nonobstant les efforts de
Washington pour préserver l’ONU et le « monde libre », cet appel à la morale et à la raison
était intrinsèquement limité par Kennan au cadre national, ce qui permit à J. Rawls d’élaborer
sa théorie intérieure de la justice (1971).
103
Ce jeu fut inventé en 1982 par le théoricien du droit Peter Suber, « Nomic: A Game of Self-Amendment », in
The Paradox of Self-Amendment: A Study of Law, Logic, Omnipotence, and Change (Peter Lang, 1990).
104
Galison, « The Ontology of the Enemy », 232.
105
Le discours commençait par insister sur le caractère « spirituel » de la « source fondamentale » de la « force »
américaine, cette nation ne croyant pas que « les hommes existent seulement pour renforcer l’Etat ou pour être
des pièces de la machine économique » mais se dévouant au contraire au « bien-être et aux droits de l’individu en
tant qu’être humain » (Truman, « Annual Message to the Congress on the State of the Union ».).
369
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
I.4.b.iv La critique d’Arendt
« … [L’] accélération de la technologie a quasiment mené à bout la capacité [de l’homme] de
la diriger et de la contrôler […] La question critique pour l’avenir est de savoir si l’homme
peut développer son potentiel social et politique suffisamment afin de lui permettre de faire de
la technique sa servante et non sa maîtresse. Nous vivons dans un monde complexe, multidimensionnel qui ne peut pas être perçu en noir et blanc 106. »
(P. Nitze, vice-secrétaire à la défense de McNamara et de Kennedy, argumentant en faveur de
la « riposte graduée » contre les tenants de la « destruction mutuelle assurée »)
La dimension aporétique de la rationalité de la guerre froide, qui aboutissait à exclure la
raison des relations internationales, fut rapidement mise en évidence. Mais ce paradigme était
institutionnel autant que théorique : devenu l’idéologie officielle de l’administration
américaine, avec son porte-parole officiel (la RAND Corporation), cette rationalité possédait
son inertie propre. On passa d’une vision réaliste et nécessaire, fondée sur l’ « humanisme
wilsonien », au cynisme – conduisant à fragiliser le caractère démocratique de la politique
américaine, ce qui en retour menaçait la cohésion de la nation. « L’élément humain », comme
l’appelait Wiener, et qui correspondait à la société américaine selon Kennan, fut assimilé dès
le maccarthysme à l’ennemi, tandis que l’ingénierie sociale s’efforçait de contourner la
démocratie – conduisant dès les années 1950 à des révoltes contre le tracé des autoroutes107.
Lorsqu’Arendt s’interrogea sur les Pentagon Papers (1967-71), elle opposa, à l’instar de
Wiener, une capacité « active », celle de modifier la réalité par l’action ou le mensonge, à une
« tendance passive à l’erreur »108. Or les « spécialistes de la solution des problèmes » avaient
réduit le réel à des « lois » et à des « scénarios » finis, élaborant eux aussi une science de
l’histoire ; d’autre part, la politique à long terme théorisée par Kennan avait été pervertie par
les communicants. « Toutes les politiques devinrent des moyens à court terme et
interchangeables » afin d’élaborer une « politique du mensonge […] destinée à consommation
interne », la politique américaine ne visant plus qu’à construire une « image ». Affaiblie par la
mise à l’écart constante du Sénat, la classification des documents et le huis-clos de
Washington, la démocratie américaine avait fini par élaborer une politique de l’autointoxication fondée sur le postulat conspirationniste du complot communiste mondial.
I.4.b.v L’engrenage de Cuba
Si Arendt s’intéressait aux fake news, la crise des missiles de Cuba (1962) suscita une
autre forme de prise de conscience du caractère limité, sinon irrationnel, de la « rationalité de
la guerre froide ». Contre les tenants de la dissuasion et du modèle unitaire de l’acteur
rationnel, G. Allison montra qu’aucune logique ne permettait de s’assurer d’une issue
106
Cité in Suri, Power and Protest, 19.
Mohl, « Stop the Road »; Issel, « Land Values, Human Values... »
108
Arendt, « Du mensonge... »
107
370
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
heureuse109. Précédant Kubrick, S. Lumet mit en scène l’automatisme et l’irréversibilité des
décisions prises (Fail-safe, 1964)110. Au niveau politique, le « téléphone rouge » fut établi afin
de faciliter une communication sincère, ce qui exigeait de court-circuiter la bureaucratie111, et
d’éviter l’engrenage suscité par la tentative de raisonner l’accélération des « processus de
prise de décision » en l’automatisant. Dès lors, après Cuba l’idéal moderne de maîtrise de la
technique ne visait plus seulement à rendre compatible le « progrès spirituel et moral » et le
« progrès technique »; ni non plus uniquement à ne pas « créer du chômage et de la
souffrance » : il fallait contrôler l’engrenage infernal.
On tenta ainsi de réconcilier raison et rationalité, science, éthique et politique. Face au
programme interdisciplinaire de la « cybernétique », chacun élabora une théorie. Rawls
construisit une société tolérante où on pourrait présumer du caractère raisonnable de chacun –
c’est-à-dire, selon lui, de son adhésion aux valeurs libérales. Jonas s’aperçu qu’en-deçà de ce
discours politique, il s’agissait d’abord de préserver l’existence humaine à l’ère atomique.
Avec Beck il transposa à la technique la « philosophie des limites, de l’ignorance calculée et
du risque » de Camus, qui avait formulé en 1945 le choix nécessaire « entre le suicide
collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». Cet effort de raisonner la
rationalité se fondait sur la critique heideggérienne du logos et du caractère opératoire de la
technoscience : on opposa ainsi à la rationalité opératoire et instrumentale la raison : l’éthique
pour Jonas, la délibération pour Habermas. Tous opposaient l’Etat et la société à la technique,
espérant que le politique et l’éthique puissent « maîtriser » celle-ci. Mais il ne s’agissait ni de
se battre uniquement contre une idéologie (le scientisme ou le « cybernétisme ») ni seulement
de maîtriser les technosciences. Il ne s’agissait pas plus seulement d’éviter une catastrophe
nucléaire ou de prôner la tolérance démocratique. Il s’agissait de préserver l’existence
humaine dans le cadre de la guerre froide, où la bombe atomique s’associait au choc des
idéologies et à la polarisation schmittienne des relations internationales pour rendre nul et non
avenu le projet d’une « paix perpétuelle ».
Solidaire de la discrimination entre l’ami et l’ennemi, la rationalité technocratique
bascula en bien des lieux en « guerre d’extermination », conséquence quasi-inéluctable sinon
nécessaire de l’exclusion de la raison des relations internationales comme l’avait prévu
Kant112. Malgré la critiques des « spécialistes de la raison des problèmes », Arendt
109
Cf. la trad. du chap. I de The Essence of Decision (1971, éd. rév. 1999), in Graham T. Allison et Philip D.
Zelikow, « L’essence de la décision. Le modèle de l’acteur rationnel », Cultures & Conflits, no 36 (mars 2000).
110
« Point-limite ». Pour un aperçu plus général, cf. Anne-Marie Bidaud, « Bientôt quarante ans de guerre
nucléaire dans les films américains », Le Monde diplomatique, mai 1985.
111
Dans le film de S. Lumet, la ligne directe ne parvient qu’à minimiser l’apocalypse… Cf. aussi la remarque
d’Arendt selon laquelle le président est le seul « susceptible d’être la victime idéale d’une intoxication totale » (in
« Du mensonge... », 13.
112
Kant, « PPP » (Ie section, art. 6).
371
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
n’échappait pas au mythe selon lequel désormais, la guerre ne serait plus possible que de
façon limitée et périphérique (proxy wars)113. En réalité, le containment fut associé à la
« doctrine de sécurité nationale » et à la défense du « monde libre », menant Washington et
ses alliés à fermer les yeux sur ce que la littérature et le droit actuel tendent à qualifier de
génocide et/ou de politicide. Qu’elle soit issue d’un postulat théorique et/ou d’un constat
géopolitique, la doctrine Kennan avait bien mené à exclure la raison au nom de ce qui
dépassait largement la « raison d’Etat » : il ne s’agissait plus de défendre seulement un pays,
mais tout Etat pouvant être rangé dans le camp anti-soviétique et plus globalement le « mode
de vie occidental ». Mêlant héritage et dynamique coloniale, nationalisme, militarisation de
l’Etat, techniques de contre-insurrection et idéologie « développementiste » – notamment en
Papouasie, où l’on fit venir des colons de Java et de Bali afin d’enseigner à ces « barbares » la
riziculture –, la politique ciblée de massacres sinon de génocides menée en Asie avait certes
des causes endogènes, mais n’aurait sans doute pas eu lieu sans l’appui a minima passif de
Washington et le cadre « normatif généralement permissif » de la guerre froide114. En
Amérique latine, le containment était associé à la « doctrine de sécurité nationale » et au
« national-catholicisme » défendu par Schmitt. Celui-ci qualifiait la situation de « guerre
civile internationale » et prétendait que l’universalisme des droits de l’homme était la cause
véritable de l’indifférenciation entre les civils et les combattants et par conséquent des
massacres115. Développées d’abord dans un cadre colonialiste puis de décolonisation116, les
« techniques de contre-insurrection » qui justifièrent
les logiques d’extermination
constituaient un assemblage de méthodes tactiques, d’outils, de techniques matérielles117 et de
113
Hannah Arendt, « Sur la violence », in Du mensonge à la violence (Calmann-Lévy, 1972), 105‑8.
En 1975, l’invasion du Timor oriental fut décidée 24 heures après une rencontre entre Suharto, Ford et
Kissinger, tandis que l’armée indonésienne bénéficiait d’avions spécialisés dans la contre-insurrection, de napalm,
etc. ; au Pakistan oriental, les qualificatifs de « génocide » utilisés en 1971 par l’ambassade américaine furent
étouffés par l’administration Nixon qui assura le Pakistan de son soutien diplomatique et militaire. Même en ce
qui concerne le génocide des Khmers rouges, initialement condamné par le « monde libre », les critiques de
Washington cessèrent après l’invasion du Cambodge par le Vietnam en 1979, les Etats-Unis travaillant alors avec
la Chine pour s’opposer au Vietnam (cf. Geoffrey Robinson, « State-Sponsored Violence and Secessionist
Rebellions in Asia », in Oxford Handbook of Genocide Studies (Oxford Univ. Press, 2010), 466‑88.).
115
« Théorie du partisan » in Schmitt, La notion de politique; sur Schmitt et le « national-catholicisme », cf. aussi
Serge Buj, « Penser l’État en Espagne. Sources espagnoles du national-catholicisme », Hispanismes, no 3 (2014):
191‑216; Rivas, « La “fiesta sagrada” de don Carlos »; et l’apologie d’un ex-ministre de Franco: Gonzalo
Fernández de la Mora, « Los noventa años de Carl Schmitt », El País, 25 juillet 1979.
116
Sur les méthodes développées par l’armée britannique et le conflit philippin contre les Huk (1946-55), les
Mau-Mau (Kenya, 1952-60) et la Rhodésie, cf. Lawrence E. Cline, Pseudo Operations and Counterinsurgency:
Lessons from Other Countries (Strategic Studies Institute, U.S. Army War College, 2005).
117
S’appuyant parfois sur des techniques mises en œuvre dès la colonisation au XIX e siècle (notamment en
Algérie, en Afrique du Sud lors de l’extermination des Héréros et des « Hottentots », etc.), ces techniques
associaient politique de la terre brûlée, torture, disparitions forcées, séparation des « combattants » et des
« civils », barbelé, camps de concentration, « gégène », avions (hélicoptères ou avions spécialisés de contreinsurrection comme l’OV-10 Bronco), napalm, etc. Cf. Robinson, « State-Sponsored Violence... »; Jürgen
Zimmerer, « Colonialism and the Holocaust. Towards an Archeology of Genocide », in Genocide and Settler
Society. Frontier Violence and Stolen Indigenous Children in Australian History (Berghahn Books, 2004), 49‑76;
Schaller, « Genocide and Mass Violence... »; Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes (Le Serpent à plumes,
114
372
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
discours idéologiques et juridique, dans lesquels les concepts de « sale guerre », d’ « ennemi
de l’Etat » et de « défense de l’Occident » étaient centraux. Sauf exceptions118, il n’y avait ni
« sale guerre », ni « insurrection » véritable, mais un projet spirituel de (re)construction de la
nation (guatémaltèque, argentine, brésilienne, etc.). Si ce projet prétendait défendre le « mode
de vie occidental et chrétien » contre la « subversion gauchiste » et le « communisme
international », le national-catholicisme protégeait en réalité un ordre social traditionnel
opposé à la révolution des mœurs et à la consommation suscitée par ce même « mode de
vie »119. Ainsi, la défense par C. Schmitt de Donoso Cortès et des penseurs réactionnaires des
« Anti-Lumières » devait jouer un rôle central dans l’élaboration théorique, juridique et
philosophique, de ce discours120. Mais au niveau théorique et géopolitique mondial, outre
l’état de fait, c’est bien l’association de la rationalité cybernétique de la guerre froide et du
décisionnisme qui conduisit à cette logique dite « réaliste » des relations internationales.
L’exclusion de la raison n’était toutefois ni nécessaire, ni totale, même si la fin progressive de
la guerre froide à partir du milieu des années 1980 aboutit à des changements immédiats dans
le cynisme du « monde libre » (qui avait bien sûr son équivalent du côté soviétique). La
littérature sur les génocides insiste ainsi sur la nécessité d’établir un nouveau « cadre »
conceptuel permettant tant de comprendre la logique structurelle de la guerre froide, théorique
et géopolitique, ayant justifié ces exterminations, que l’importance des « actes de
conscience de la part des acteurs non-étatiques », de la formulation des discours (l’appel
universaliste aux droits de l’homme est plus consensuel que l’appel à la libération nationale)
et de l’évolution des normes internationales et des régimes juridiques, lesquels soulignent au
contraire le caractère contingent – et donc évitable – de ces logiques121.
Arendt comme Habermas perçurent, de façon différente, ce lien entre le « paradigme
cybernétique », le décisionnisme et l’irrationnalité de la politique américaine, tandis que
Rawls, en s’arrêtant à une théorie nationale de la justice, plongeait à son insu dans le piège de
Kennan et de la guerre froide restreignant la morale au strict cadre national. Aucuns ne
perçurent le lien avec la logique génocidaire mise en œuvre, celle-ci étant largement
dissimulée, sauf exceptions, à l’époque ; même lorsque les crimes étaient connus, personne ne
1999); Olivier Razac, Histoire politique du barbelé (Flammarion, 2009); Cline, Pseudo Operations...; Stéphane
Boisard, Armelle Enders, et Geneviève Verdo, éd., Vingtième Siècle. Revue d’histoire (n°105: « L’Amérique
latine des régimes militaires »), 2010; Mario Ranalletti, « Aux origines du terrorisme d’État en Argentine »,
Vingtieme Siecle. Revue d’histoire, no 105 (janvier 2010): 45‑56; Daniel Feierstein, « National Security Doctrine
in Latin America. The Genocide Question », in Oxford Handbook of Genocide Studies (Oxford Univ. Press,
2010), 489‑508; Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française (La Découverte, 2008).
118
Colombie, Pérou, Nicaragua, Salvador (cf. Feierstein, « National Security Doctrine... »).
119
Ibid.; Boisard, Enders, et Verdo, Vingtième Siècle (n°105); Robin, Escadrons de la mort...; Alain Labrousse,
Les Tupamaros : Des armes aux urnes (Monaco: éd. du Rocher, 2009).
120
Au point que Thomas d’Aquin fut utilisé par des aumôniers militaires pour justifier la torture… cf. Robin,
op.cit.
121
Robinson, « State-Sponsored Violence... », 486.
373
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
remettait en cause l’existence d’un conflit armé, ce que fait au contraire l’historiographie
actuelle. Habermas, en particulier, analysa le lien intrinsèque entre décisionnisme et
technocratie122. Outre le caractère abstrait et formel de l’analyse, il semble toutefois avoir
perçu ces théories comme des « idéologies » qu’on pourrait combattre par la philosophie.
Mais la raison et la rationalité avaient été séparées pour des raisons objectives par le
paradigme théorico-institutionnel de la rationalité de la guerre froide : le « paradigme
cybernétique » n’a rien à voir avec un « courant de pensée » (ni d’ailleurs le concept
d’idéologie, que Rawls et Habermas pensent encore, à la fin du XXe siècle, en termes de
« doctrines » plus ou moins « raisonnables »). Ainsi, l’automatisation des décisions ne
concernait qu’à la marge l’informatique en tant que tel (voir l’art. 2 de la loi « Informatique et
libertés » de 1978). En réalité, c’est l’Etat – et avec lui, la société – qui était devenu
cybernétique, aboutissant à la marginalisation de la raison.
I.4.b.vi L’Etat face à Deep Blue
« L’écume s’est durcie en coquille » : c’est ainsi que Carlyle qualifiait la métaphore de
l’Etat comme machine. En réalité, Hobbes posa littéralement l’Etat comme artefact. Marx
évoqua ensuite l’ « immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme
étatique complexe et arficiel », cette « machine d’Etat » devenue, sous Napoléon III,
« complètement indépendant[e] » de la société et qui se dresse face à elle123. Hardt et Negri
diront de l’ « Empire », concept désignant la structure globale de domination, qu’il « apparaît
[…] sous la forme d’une machine de très haute technologie : elle est virtuelle, construite pour
contrôler l’événement marginal, organisée pour dominer et intervenir si nécessaire dans les
dégradations du système (en ligne avec les technologies les plus avancées de la production
robotique) »124. Selon ce récit courant de Hobbes au postmodernisme marxien et qui se réfère
à la « bureaucratisation du monde », l’Etat, artefact conçu pour instituer et contrôler la
société, se serait autonomisé au point de former une structure proprement anti-sociale.
Nonobstant l’imbrication empirique entre Etat et technosciences, les problèmes de
l’autonomie de l’Etat et de celle de la technique sont donc homologues. Cette homologie
formelle ajoutée à une liaison empirique étroite conduit à identifier philosophie de la
technique et de l’Etat. Politique, économie, science et technologie auraient ensuite fusionnés,
selon Negri et Hardt, au point que la machine étatique ne constituerait plus que l’une des
pièces, certes majeures, d’une structure hi-tech de domination globale qui rassemblerait en
elle les Etats, les institutions internationales, les multinationales et les ONG. Si cette structure
est dite « virtuelle », c’est parce qu’elle désigne une multiplicité bureaucratique – plutôt que
122
Cf. infra section III.4.a.
Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, éd. J.-J. Pauvert, 1965, p.345-349.
124
Hardt et Negri, Empire, 67 (section I-2).
123
374
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la seule et unique administration décrite par Kafka –, qui demeure toutefois animée par une
même « rationalité instrumentale ». Nonobstant la théorie de Negri et d’Hardt, il demeure
d’une part que l’Etat est devenu l’analogue de Deep Blue et que d’autre part il ne se dresse
pas seulement face à la société, comme il le faisait encore chez Marx : il a aboutit à la
dissolution même de l’opposition entre société et Etat. Il ne s’agit pas d’un « totalitarisme »125
mais d’une remise en cause radicale des concepts de la philosophie politique : l’individu,
comme le dit Stone, tend à devenir une « fiction juridique ».
En commentant le duel de Kasparov contre Deep Blue, Baudrillard paraissait décrire
l’homme face à l’intelligence artificielle. Lu à la lumière de la « rationalité de la guerre
froide » et des remarques d’Arendt concernant la « relative liberté » due à la « capacité
d’action » humaine que les stratèges de la guerre froide avaient manifestement oublié, ce texte
présente l’une des alternatives majeures vers lesquelles tend aujourd’hui la pensée. Ainsi,
selon P. Galison, « peut-être que la désorganisation, le bruit et l’incontrôlabilité ne sont pas
les plus grands désastres à nous tomber dessus. Peut-être que nos calamités proviennent
largement de nos efforts tendant à la superorganisation, au silence et au contrôle »126. Dit
« postmoderne » et résonnant clairement avec la pensée heideggérienne ou le thème de la
« nature sauvage », ce « nouveau paradigme » essaie surtout de répondre aux apories de la
théorie rationaliste de Rawls et d’Habermas qui insistent sur le contrôle de la rationalité par la
raison – dont l’impossibilité était précisément la raison d’élaboration de cette nouvelle forme
de rationalité « cybernétique » – ou de Jonas, qui veut lui aussi maîtriser cette rationalité par
l’éthique. Baudrillard remarquait que Kasparov, selon ses dires, jouait « sans réfléchir » :
« mes mains vont plus vite que ma pensée »127. Il en concluait que davantage que la pensée, le
propre de l’homme c’est « d’aller plus vite que sa propre pensée » en s’appuyant sur l’affect,
les mains, le corps, bref quelque chose qui « ne passe même plus par la boîte noire du
cerveau ». Mais la « différence fondamentale » n’était pas dans cet élément « psychologique »
que l’homme aurait en plus par rapport à la raison. Deep Blue ne connaît pas l’altérité, « il
évolue à l’intérieur de sa propre programmation ». Ce qui distingue l’intelligence artificielle
ou la rationalité computationnelle n’est pas tant le fait d’obéir aux règles, comme on le croit
souvent (Wiener soulignait déjà que ses machines inventaient des règles 128) : c’est plutôt,
125
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers (éd. de Minuit, 1990), 240‑47;
cf. aussi Foucault, « L’éthique du souci de soi... »
126
Galison, « The Ontology of the Enemy », 266.
127
Baudrillard, « Deep Blue ou la mélancolie de l’ordinateur ». Derrida évoque aussi la « main » de Heidegger et
le rapport à la pensée, sans thématiser outre-mesure la question.
128
En ce sens, Lyotard voire, semble-t-il, aujourd’hui C. Malabou, accordent peut-être trop d’importance à cette
capacité à modifier les règles (soit, comme Lyotard, qu’il s’agisse de souligner la spécificité des jeux de langage,
soit qu’il s’agisse chez Malabou de s’étonner devant les capacités actuelles de l’intelligence artificielle). Cf.
Florian Gaité, « Les artifices de la plasticité. Catherine Malabou et les mutations de la pensée », Critique 859,
no 12 (2018): 1035‑51; Galison, « The Ontology of the Enemy », 258; Lors du second match de 1997, Deep Blue
375
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
comme le remarque Baudrillard, que son solipsisme le conduit à jouer toujours de façon
optimale. En fait, Baudrillard caractérisait Deep Blue comme le « démon manichéique » de
Wiener – ou comme l’incarnation de la science économique. Or, face à l’intelligence
artificielle, il ne s’agirait pas d’élaborer une stratégie rationnelle optimale, mais d’une part de
s’appuyer sur l’affect qui va « plus vite » que la pensée, d’autre part de se « déprogrammer »,
de devenir « technically uncorrect », « lent », bref, de séduire son adversaire129 dans ce qui
n’est « qu’un jeu » : contrairement à la machine, la « supériorité de l’homme » serait de savoir
que « le joueur ne doit pas être imbattable, sous peine de mettre fin au jeu ». Le fait de jouer
de manière sub-optimale, erratique ou « irrationnelle », serait ainsi intrinsèquement lié au
refus de la guerre. Autrement dit, caractériser l’adversaire comme l’ennemi, c’est se
transformer en machine « parfaite, imbattable et immortelle », et par là inéluctablement
vouloir tout contrôler et ainsi, nécessairement, échouer.
battit Kasparov grâce à un bug... L’interprétation de Baudrillard est partiellement inversée par certains joueurs
d’échec, selon qui les parties perdues par Kasparov le furent parce qu’il joua « contre-nature »: mais c’est aussi
ce qui lui permit de gagner... (E. Chaudagne et G. Brandy, « Les jeux où l’homme bat (encore) la machine », Le
Monde.fr, 25 sept. 2014; P. Barthélémy, « L’espèce humaine, échec et mat », Le Monde.fr, 11 sept. 2014)
129
Le concept de « séduction » fut élaboré à l’origine par Baudrillard afin de critiquer la catégorie de
« production » et de « désir » que Deleuze, Guattari mais aussi Foucault opposent à l’ « idéologie », à la
« représentation » et au « sujet ». Dans Oublier Foucault, il caractérisait ainsi la production et ce qu’il appelle « le
réel » de façon quasi-identique au Gestell heideggérien : la « séduction » est ainsi ce qui s’oppose, selon lui, au
Gestell, duquel Deleuze, Guattari, Lyotard et Foucault resteraient, à ses yeux, dépendants.
376
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II. HEIDEGGER ENTRE
POLITIQUE
ETHIQUE DE LA TECHNIQUE
ET
II.1 HEIDEGGER, PENSEUR DE LA TECHNIQUE ?
Comprendre l’agencement environnemental actuel, les discours de « fin de la nature »
ou de défense de la « nature sauvage », mais aussi le cadre théorique qui donna naissance à la
métaphysique de la guerre froide incarnée par l’entrelacement entre la « rationalité
cybernétique » et le décisionnisme exige de passer par Heidegger, premier philosophe du XXe
siècle à avoir placé la technique au cœur de sa pensée. Il faudra d’abord écarter
l’interprétation reçue selon laquelle il serait le « philosophe de la Forêt noire », c’est-à-dire un
critique radical de la technique voire un penseur « écologique »1. On s’intéressera à deux
conceptions heideggériennes de la technique. La première est fortement liée au modernisme
réactionnaire et au nazisme2 ; la seconde, développée après-guerre, s’interroge sur la
possibilité d’un usage « autre » de la technique et sur la nécessité d’apprendre à vivre dans un
monde sans « sol », c’est-à-dire sans traditions et en mutation perpétuelle : Heidegger est
peut-être l’un des premiers théoriciens de la postmodernité. Préalable de l’analyse de la
critique de Francfort, cette étude ouvre entre autres la voie vers une « éthique »
heideggérienne de la technique, à une réflexion sur la notion de « conversion écologique »,
d’ « intention » ou de « fin de la nature ». Elle conduira en sus à interroger la légitimité et les
dangers de l’interprétation métaphysique de l’histoire en termes d’ « anthropocentrisme » ou
de « règne de la technique ».
II.1.a PENSER LA TECHNIQUE OU SON ESSENCE ?
Heidegger ne pense pas la technique, mais son essence, qui n’est « absolument rien de
technique » (« La question de la technique », QT, 1953). Cette proposition renvoie à un
énoncé antérieur, effectué dans un texte de 1938 traitant de la lutte entre les différentes
idéologies politiques : « l’essence de la technique moderne [...] est identique à l’essence de la
1
Qualificatif employé par le spécialiste d’Aristote, Pierre Aubenque, « Encore Heidegger et le nazisme », Le
Débat, no 48 (janvier 1988): 113‑23. Cf. surtout Charles Taylor, « Heidegger, Language, and Ecology », in
Philosophical Arguments (Harvard Univ. Press, 1995), 100‑126; Zimmerman, « Rethinking the Heidegger-deep
ecology relationship »; contra: Dominique Janicaud, « Face à la domination. Heidegger, le marxisme et
l’écologie », in Cahier de l’Herne - Heidegger, Livre de poche (Ed. de l’Herne, 1983), 477‑95. A. Næss souligne
la possibilité d’un tel usage d’Heidegger, à condition d’en avoir une interprétation très libre (in « Logical
Empiricism and the Uniqueness of the Schlick Seminar », in Common Sense, Knowledge and Truth - Open
Inquiry in a Pluralistic World., Selected Papers of Arne Næss, VIII, 2005, 269.)
2
Cf. supra, 1e partie, section VII.3.b, et Herf, Reactionary Modernism; Fritzsche, « Nazi Modern »; Merlio, « Y
a-t-il eu une « Révolution conservatrice » sous la République de Weimar ? »; Betts, « The New Fascination with
Fascism ». Malgré la fragilité de ses interprétations, on peut aussi lire Orr, « German Social Theory and the
Hidden Face of Technology ».
377
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
métaphysique moderne »3. Penser la technique exige de penser son essence, ce qui revient à
penser l’essence de la métaphysique. Heidegger écarte ainsi la philosophie de la technique en
tant que branche spécialisée du savoir. Mais cette marque apparente de mépris se double d’un
éloge ambigu par lequel il donne un statut métaphysique à la technique. Comprendre la nature
et les implications de ce geste est indispensable si l’on veut cerner cette problématisation.
Dans la mesure où cette conception de la technique est solidaire d’une conception de l’histoire
et de la métaphysique, on doit se confronter à l’ensemble de sa philosophie (bien qu’on
insistera sur les textes évoquant explicitement la technique voire la nature, l’Heimatschutz et
le Naturschutz). Le rejet de la philosophie de la technique en tant que discipline ne se
comprend qu’à partir du philosophème de la différence ontologique entre l’Etre et l’étant 4. On
peut contourner, au moins dans un premier temps, les débats que celle-ci suscite en résumant
certaines thèses d’Etre et temps (S&Z).
Malgré certaines ambiguïtés, S&Z ne condamne ni la science, ni les techniques5. En
revanche, l’ouvrage pose comme thèse centrale que les sciences – dont la théologie6 – ne
s’intéressent qu’au domaine ontique : la réflexion qu’elles déploient objectifie les entités
(animées ou non) qui peuplent le monde. Mettons entre parenthèses la distinction
fondamentale – et notamment pour ce qui relève de l’outil, de la technique ou de
l’ « ustensilité » dans S&Z – entre Vorhandenheit (« sous la main », « estar-ahí » ou « estarahí-delante ») et Zuhandenheit (« à portée de main », « estar a la mano »7), qui conduit
précisément à distinguer entre des étants qui sont simplement présents, subsistants, sans qu’on
y attache aucune importance, et les étants dont nous nous servons, que nous utilisons, et qui
3
« L’époque des « conceptions du monde » » (ECM), 100. Le titre original était Die Begründung des
neuzeitlichen Weltbildes durech die Metaphysik, « Le fondement de la conception moderne du monde par la
métaphysique », mais a été republié, avec des compléments importants, sous le titre Die Zeit des Weltbildes.
4
Pour une présentation générale d’Heidegger et de la différence ontologique, cf. Michael Wheeler, « Martin
Heidegger », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2011. Cf. aussi supra sur Feuerbach (section I.3).
5
Cette présentation de S&Z suit largement Jean-Michel Salanskis, « Conjugaisons de Heidegger avec la
science », in Les philosophes et la science (Gallimard, 2002), 447‑97.
6
Cf. Hans Jonas, « Heidegger and Theology », Review of Metaphysics 18, no 2 (1964): 226‑27. Jonas cite le
cours de 1927-28, « Phénoménologie et théologie » (Klosterman, 1970, trad. in Archives de philosophie, vol. 32,
1969 et in Heidegger, Pathmarks, Cambridge Univ. Press, 1998) ; cf. aussi commentaire de Françoise Dastur,
« Heidegger et la théologie », Revue Philosophique de Louvain 92, no 2 (1994): 226‑45.
7
L’espagnol permet de jouer sur les verbes ser et estar, mais aussi, en l’espèce, de combiner, en sorte, les trois
traductions principales proposées en français pour le couple Vorhandenheit et Zuhandenheit ( « subsistant » /
« disponible » ; « présence subsistante » / « disponibilité » ; « sous la main » / « à portée de main »). Le sens
classique de Dasein et de Vorhanden est très proche. Cela est visible en espagnol, où l’on traduit le sens classique
(non-heideggérien) de Dasein par estar-ahí (et jamais par ser-ahí). Prenons la phrase « Sein liegt im Daß- und
Sosein, in Realität,Vorhandenheit, Bestand, Geltung, Dasein, im “es gibt ” » (S&Z, §2), traduite par E. Martineau
« L’être se trouve dans le “que” et le “quid,” dans la réalité, dans l’être-sous-la-main, dans la subsistance, dans la
validité, dans l’être-là [existence], dans le “il y a.” ». La traduction de J. E. Rivera Cruchaga propose « El ser se
encuentra en el hecho de que algo es y en su ser-así, en la realidad, en el estar-ahí (Vorhandenheit) en la
consistencia, en la validez, en el existir, en el ‘hay’ » : Vorhandenheit est traduit par le même terme (estar-ahí)
que l’espagnol utilise pour rendre le sens classique de Dasein (tandis que Dasein est malheureusement traduit par
existir). Cf. les entrées « Dasein » (P. David) et « Vorhanden/Zuhanden / Vorhandenheit/Zuhandenheit » (J.-F.
Courtine) in Barbara Cassin et al., éd., Dictionary of Untranslatables.
378
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
deviennent par-là même des objets de notre action. En ce cas, au risque d’une simplification
trompeuse, on pourrait considérer « étant » comme synonyme d’ « objet », à condition de ne
pas réserver l’objectivation, ou l’objectification, à la seule science. Dans cette mesure, S&Z
conduit à une vision topologique des rapports entre sens commun, sciences et philosophie,
laquelle n’implique aucune disqualification de ces modes par lesquels le Dasein8 appréhende
le monde – bien qu’on puisse parler d’une hiérarchisation fondée sur un emboîtement
successif (pas de sciences sans sens commun, ni de philosophie sans les investigations
régionales et spécialisées des étants par les sciences) 9. Mais cet emboîtement successif n’est
qu’une des perspectives développées dans S&Z. Le second point de vue, en effet, ne remonte
pas du sens commun à la philosophie en passant par les sciences, mais effectue le trajet
inverse : le sens commun comme les sciences sont fondés sur une interprétation préalable de
l’être en tant qu’étant, or la métaphysique traite précisément des différentes manières
d’interpréter l’être – des sens de l’être, dit Aristote. C’est cette perspective descendante, plutôt
qu’ascendante, qui légitime la nécessité de l’analytique existentiale opérée dans S&Z – ce que
l’on peut rapprocher d’une part et toutes proportions gardées de l’analyse kantienne des
conditions de possibilité de l’expérience et d’autre part de l’episteme foucaldienne10.
Heidegger soutient ainsi que la philosophie doit aller au-delà du questionnement
ontique et spécialisé de chaque science pour penser l’Etre lui-même. En cela, la philosophie
selon lui est une réponse à la spécialisation du savoir qui caractérise la Modernité. S’il peut
affirmer la prééminence de la philosophie, c’est parce que, s’inspirant d’Husserl, il affirme
que le déploiement des sciences n’est possible que sur le fond d’une interprétation préalable
de l’Etre. Cette interprétation n’est pas le fruit des auteurs, mais se déploie objectivement
dans l’histoire : à chaque « époque de l’Etre » correspond une interprétation déterminée de
l’Etre. Cette conception traverse toute l’œuvre : « la science n’atteint jamais que ce que son
mode propre de représentation a admis d’avance »11. C’est cette idée qui sous-tend, entre
autres, l’interprétation d’H. Dreyfus : en combinant les « paradigmes scientifiques » de Kuhn
aux « techniques du corps » de Mauss, et en lisant Foucault à travers Heidegger (et
8
Cf. note précédente.
Salanskis, « Conjugaisons de Heidegger avec la science ».
10
Voir aussi Beiträge, « Propositions sur la “science” », §76, alinéa 3 (Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis)
(GA, 65, 1989). Nous utilisons la traduction anglaise (Contributions to Philosophy (of the Event) (Bloomington:
Indiana Univ. Press, 2012 ; ci-après BEIT ou Beiträge (trad. US)); celle de F. Fédier (Apports à la philosophie :
De l'avenance, Gallimard, 2013), qui se fonde comme souvent chez lui sur un parti-pris d’intraductibilité, est
qualifiée de « désastre » par E. Pinat (in « Martin Heidegger : Apports à la philosophie », 2014). Sur les rapports
entre Heidegger et Foucault, cf. Hubert L. Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours
philosophique au-delà de l’objectivité et de la subjectivité (1982; Gallimard, 1984). Parmi les textes où Foucault
évoque explicitement Heidegger, cf. les textes n°42 et 64 in Dits et écrits I ; 109 et 136 in Dits et écrits II et 354
in Dits et écrits IV, duquel provient la citation souvent décontextualisée : « Tout mon devenir philosophique a été
déterminé par ma lecture de Heidegger. »
11
« La chose » (CH), in Essais et conférences (Gallimard, 1958), 200. Cf. aussi « La fin de la philosophie et la
tâche de la pensée » (FIN), in Questions III et IV (Gallimard, 1976), 284.
9
379
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réciproquement), Dreyfus évoque l’« arrière-plan de pratiques sociales » sur lesquelles se
détachent les sciences, naturelles et sociales, ou un « savoir-faire culturel » qui, sans être
inconscient, forme « l’atmosphère au sein de laquelle nous vivons »12. Ce savoir-faire ne peut
être explicité sous la forme de règles. Il peut toutefois être « formulé et objectivé en tant que
savoir », ce qui permet de s’en détacher (dès lors que l’on se rend compte des différences de
genre dans la manière d’occuper l’espace et de parler, on peut essayer de les minimiser ou de
jouer dessus pour « brouiller le genre »13). Ainsi, Heidegger réduit la philosophie de la
technique à un savoir ontique et positiviste. De façon quelque peu étonnante étant donné la
dimension métaphysique qui caractérisait alors la philosophie de la technique14, mais pas
complètement injustifiée, il affirme qu’elle se réduit à une histoire de la technique, quand elle
ne prend pas la forme d’une psychologie du travail, d’une ergonomie voire du taylorisme ou
du fordisme – sciences sociales ou ingénierie sociale qui sont à peu près les seules, à
l’époque, à constituer la technique en objet.
Cette position conduit à s’interroger : en quoi sa philosophie peut-elle nous être utile
pour répondre aux questions qu’on se pose au sujet de la technique ? Qu’est-ce qu’une
ontologie de la technique peut apporter à la réflexion ontique proposée par les études
empiriques sur les techniques ? Est-il vrai que la « philosophie de la technique », comprise
comme interrogation morale et politique sur le sens de la technique et sur ce qu’il convient de
faire face à elle, ne puisse être qualifié de « philosophie » ? La tentative heideggérienne visant
à sauvegarder une spécificité de la philosophie par rapport à l’essor menaçant des sciences
sociales n’aboutit-elle pas à un discours qui ne nous est d’aucune aide ? L’identification
posée dans ECM entre l’essence de la technique et l’essence de la métaphysique ne fait
qu’aggraver le doute, puisque non seulement Heidegger rejette les réflexions ontiques comme
non-fondamentales, mais qu’il semble nous dire qu’il va parler de métaphysique plutôt que de
technique. A cette question, Heidegger répond abruptement : celle-ci n’est pas seulement le
fruit d’un malentendu, mais est en elle-même la marque ou le symptôme de la réduction de la
pensée au calcul, et donc à la technique. Exiger de la philosophie qu’elle soit « utile »
montrerait que nous sommes pris dans le Gestell. Mais notre perplexité s’aggrave à la lecture
de la réponse donnée à cette même question dans l’entretien du Spiegel (ES15) : Heidegger ne
peut que nous préparer à penser la « rencontre » entre l’homme et la « technique planétaire » ;
12
Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique..., 232; Hubert L. Dreyfus, « Heidegger et
l’articulation du nihilisme, de l’art, de la technique et de la politique », Po&sie, no 115 (2006): 42‑65.
13
Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie XXXII, no 3‑4 (1936); Judith Butler,
Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity (Routledge, 1999).
14
Cf. infra, section II.2.b.
15
Daté de 1967, l’entretien a été publié posthume le 31 mai 1976 (Richard Wolin, éd., « « ‘Only a God Can Save
Us’ : Der Spiegel’s Interview with Martin Heidegger » », in The Heidegger Controversy: A Critical Reader, 2e éd.
(Cambridge, Mass.: MIT Press, 1993), 91‑116.).
380
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
rencontre dans laquelle le nazisme s’est embarqué, « dans la bonne voie ». Cette réponse en
trois temps conduit à s’étonner de l’importance donnée à Heidegger : d’abord, il ne souhaite
pas penser la technique, mais son essence, laquelle serait identique à l’essence de la
métaphysique ; ensuite, la philosophie, qui pense l’Etre plutôt que les étants, n’a pas à être
« utile » ; enfin, le nazisme serait allé dans la bonne direction quant à la « question de la
technique »16. Comment ne pas partager le jugement, sinon d’E. Faye, du moins de J.-P. Séris,
selon qui Heidegger ne permet pas d’élaborer une véritable « philosophie de la technique »17 ?
II.1.b L’INFLUENCE D’HEIDEGGER ET LA POLEMIQUE
L’EUGENISME ENTRE SLOTERDIJK ET HABERMAS
SUR
« Dans le domaine des décisions à prendre en matière d’enseignement philosophique [ce] sont
les politiques qui décident que Leibniz est mort, que Hegel n’est accessible que par Marx18. »
L’influence d’Heidegger – l’un des cinq auteurs les plus cités au monde au début des
années 198019 – justifierait à elle seule de s’intéresser à cette pensée, tant à partir d’une
perspective d’une sociologie de la philosophie que pour interroger ce qui conduit à
transformer une philosophie en idéologie. Cette question est d’ordre pratique : l’Etat,
notamment en France, favorise l’enseignement d’une vulgate heideggérienne qui se diffuse
dans l’ensemble de la société. Ce n’est plus la « subjectivité absolue » qui entend s’appuyer
sur la science pour « tourner contre l’Etat ses propres institutions d’enseignement »20, c’est
l’Etat lui-même qui soutient l’enseignement de ce qui est réduit à n’être plus qu’une doctrine
qui constitue l’un des facteurs majeurs de la « crise de confiance » manifestée à l’égard de la
science et du « système bureaucratique ». Du point de vue abstrait d’une philosophie détachée
du réel, l’étude d’Heidegger se justifie également. Certes, il n’est pas le seul à s’intéresser à la
domination du calcul froid sur nos vies ou à ce gouffre entre notre « monde plein de vie et de
couleur » et les « déserts de la mesure »21. Est-ce la chaise ou les atomes qui la composent qui
doivent être tenus pour réel ? Cette question ontologique fut posée par Whitehead, Husserl,
Heisenberg (cité par Heidegger) et bien d’autres22. Il n’est pas seul, non plus, à interroger
16
Cette phrase ne constitue en rien une critique du nazisme, et nous omettons donc le débat sur cette question. Cf.
infra, section II.3.d.iii et note 427 concernant la phrase analogue de l’Introduction à la métaphysique.
17
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme...; Jean-Pierre Séris, « Métaphysique et essence de la technique:
Heidegger », in La technique (1994; PUF, 2013), 283‑305.
18
Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe... »
19
Selon le Arts and Humanities Citation Index, les cinq auteurs les plus cités entre 1976 et 1983 étaient Lénine,
Freud, Chomsky, Barthes et Heidegger. Cf. Manfred Stassen, « Introduction », in Martin Heidegger,
Philosophical and Political Writings (New York: Continuum International Publishing Group, 2003), i‑xii.
20
Hegel, Principes de la philosophie du droit, 274 (§270).
21
René Sudre, « La vulgarisation scientifique », Encyclopédie française, t. XVIII, « La civilisation écrite » (Paris,
Larousse, 1939, section 26, p.11-13), cité in Bernadette Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion : Histoire
d’un divorce (Paris: Les empêcheurs de penser en rond, 2003), 128‑29.
22
A. N. Whitehead, Le concept de nature ; Werner Heisenberg, La Partie et le tout: le monde de la physique
atomique, souvenirs, 1920-1965 (Paris: Flammarion, 1990); cf. aussi l’exposé et la critique des conceptions de
381
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
spécifiquement la technique. Mais si Simondon déploie une réflexion originale, les positions
d’Ellul ou d’Anders le sont beaucoup moins. L’ « anthropologie philosophique [de] l’époque
de la technique » d’Anders (élève d’Heidegger) coïncide avec le motif « heideggérien » de
l’autonomisation de la technique ; il se fonde sur le même postulat d’une absence de l’essence
de l’homme – en tant que nature humaine –, considérant plutôt l’existence humaine dans un
monde technicisé23. Enfin, le constructivisme théorique interdit de contourner Heidegger : les
problèmes théoriques qu’il a posé dépasse cet auteur, tandis que les controverses actuelles ne
cessent de se référer à lui.
Ainsi, on ne comprend pas sans Heidegger la polémique sur l’eugénisme entre
Sloterdijk et Habermas24 : les Règles sur le parc humain se présentent comme une « réponse »
à la Lettre sur l’humanisme (1947, LH)25. En traduisant Zähmung par « domestication » plutôt
que par « dressage », le traducteur français espères protéger Sloterdijk des accusations
d’eugénisme ; il oublie que le terme d’ « anthropotechnique » utilisé par Sloterdijk l’était
naguère dans un contexte eugénique – et que le médecin G. Papillault, en 1932, employait le
terme d’ « auto-domestication de l’homme » pour qualifier l’eugénisme26. Habermas affirme
quant à lui que les possibilités d’ « auto-transformation de l’espèce » fournissent « des
exemples de la technicisation de la nature humaine », lesquels provoquent « une
transformation de la compréhension que nous avons de nous-mêmes en vue d’une éthique de
l’espèce humaine »27. Or le syntagme de « technicisation de la nature humaine » peut
difficilement ne pas être rapporté aux cours d’Heidegger sur Nietzsche, et en particulier là où
il évoque le « façonnement de soi que l’homme entreprend de sa propre main » qui passerait
par « le dressage (Züchtung) des hommes » et par une « sélection de race »
(Rassenzüchtung)28. Dans ces mêmes cours – dont la préface affirme qu’ils procurent « un
aperçu de la voie » parcourue depuis 1930 – Heidegger ne cessait d’affirmer que l’essence de
la métaphysique est « nihiliste », reprenant la proclamation de L’introduction à la
métaphysique (IM, 1935)29 qui conduit donc à affirmer, par transitivité, le « nihilisme » de
Kripke, Quine et David Lewis in Hilary Putnam, « L’eau est-elle nécessairement H20 ? », in Le réalisme à visage
humain (1990; Gallimard, 2011), 179‑215.
23
Christophe David, « Fidélité de Günther Anders à l’anthropologie philosophique : de l’anthropologie négative
de la fin des années 1920 à L’obsolescence de l’homme », L’Homme et la société, no 181 (avril 2012): 165‑80.
24
Ce paragraphe condense notre intervention in « Sloterdijk lecteur de Heidegger : entre eugénisme et
transhumanisme » (Atelier doctoral « Droit et sciences humaines et sociales », CENJ (EHESS), 11 mai 2017);
voir aussi Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain (Mille et une nuits, 2000); Klaus-Gerd Giesen, « Une
question d’eugénisme en Allemagne », L’Observatoire de la génétique, no 7 (octobre 2002).
25
Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme (Lettre à Jean Beaufret) (1946) », in Questions III et IV, 2e éd.
(Gallimard, 1976), 65‑130.
26
Cf. notre intervention suscitée et Taguieff, Du progrès…, 129, 139, 143.
27
Habermas, L’avenir de la nature humaine, 67.
28
Heidegger, Nietzsche II, chap. VI (daté 1940), p.247 et 261.
29
Selon J.-P. Faye et M. Cohen-Halimi, il répète dix-huit fois, dans les cours sur Nietzsche, cette identité
prétendue entre la métaphysique et le nihilisme. Cf. Introduction à la métaphysique (1935/1953) (Paris:
Gallimard, 1967) (GA, 40); ce cours fait l’objet d’un article toujours actuel d’Habermas « Martin Heidegger: On
382
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« l’essence de la technique ». Bien que ni Sloterdijk, ni Habermas n’évoquent cela, la querelle
de 1999 retrouve donc les énoncés heideggériens sur le nihilisme de la métaphysique et de la
technique et les propos terrifiants sur l’eugénisme des cours sur Nietzsche. La querelle entre
Sloterdijk et Habermas est ainsi en réalité une controverse à trois, Habermas s’insérant sans
doute involontairement dans cet agencement, tandis que Sloterdijk le fait de façon réfléchie –
ce qui conduit à douter fortement de la sincérité de son discours et des arrières-pensées
terrifiantes que ses propos déjà provocateurs viseraient, de fait, à faire avancer dans le débat
public.
II.1.c HEIDEGGER CRITIQUE-T-IL LA TECHNIQUE ?
« Le danger de penser. – Le réel danger n’est pas que l’acte de penser pourrait suffoquer du
superflu et qu’il devrait s’arrêter. Le danger est plutôt que l’acte de penser se laisse intimidé à
s’engager dans la voie erronée de s’auto-instituer comme contre-institution, que le penser
puisse s’attendre à satisfaire les demandes d’utilité, d’effectivité immédiate, de la
communauté, du public et de la lucidité30. »
L’influence des thèses d’Heidegger sur le débat contemporain justifie leur examen.
Mais de quelles thèses parle-t-on ? La lecture « technophobe » est dominante : on croit lire
une dénonciation du caractère « nihiliste » de la technique, l’apologie de l’artisanat contre la
production industrielle et la société de consommation31, voire l’idée qu’il préconiserait
d’abandonner la technique moderne pour revenir à une conception « grecque » de
l’artisanat32. Heidegger serait un critique « lucide » de la « domination planétaire de la
technique », apparenté à l’école de Francfort – ce que le fragment suscité en exergue met
quelque peu en doute, puisqu’il refuse l’idée que la pensée puisse « s’auto-instituer comme
contre-institution ».
Pour J. Vioulac, la liaison posée par Heidegger entre métaphysique et technique
signifie que la question du « dépassement de la métaphysique » se pose au moment où celle-ci
devient « structure effective du réel » sous la forme de la technique. Dès lors, pour ceux qui
souscrivent à ce thème controversé d’une « fin de la métaphysique », il ne s’agit pas de
the Publication of the Lectures of 1935 » (1953), in The Heidegger Controversy: A Critical Reader, 186‑97; il est
largement commenté in J.-P. Faye et M. Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme: Jacobi, Dostoïevski,
Heidegger, Nietzsche (La Fabrique éd., 2008) (p.229-242 pour le commentaire des cours sur Nietzsche).
30
« Le danger de penser », in GA, 95, §69 du VIIe « Cahier », p.70-71 (Ponderings VII-XI : Black Notebooks
1938–1939 (Indiana Univ. Press, 2017), p.54-55).
31
Pour citer quelques interprétations qui s’accordent sur une vision globalement technophobe d’Heidegger malgré
leur diversité : Janicaud, « Face à la domination... »; Jacques Taminiaux, « L’essence vraie de la technique », in
Cahier de l’Herne - Heidegger, Livre de poche (Ed. de l’Herne, 1983), 263‑84; Jacques Derrida, Heidegger et la
question. De l’esprit et autres essais, 2e éd. (Flammarion, 1990); Leo Marx, « On Heidegger’s Conception of
“Technology” and Its Historical Validity », The Massachusetts Review 25, no 4 (1984): 638‑52; Dreyfus,
« Heidegger et l’articulation du nihilisme... »; Frédéric Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation »,
Rue Descartes 49, no 3 (2005): 8‑19; Nancy A. Weston, « Thinking the Oblivion of Thinking: The Unfolding of
Machenschaft and Rechnung in the Time of the Black Notebooks », in Reading Heidegger’s Black Notebooks,
1931-1941 (MIT Press, 2016), 269‑88.
32
Tom Rockmore, On Heidegger’s Nazism and Philosophy (Univ. of California Press, 1991), 32, 35, 233.
383
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
substituer un discours à un autre, mais « d’échapper à l’emprise du dispositif technique »33.
Gadamer, s’il ne parle pas de la métaphysique comme « structure effective du réel », affirme
qu’Heidegger revendique « simplement [sic] d’avoir clarifié l’unité destinale de l’histoire
occidentale, une histoire qui commença avec la métaphysique grecque et qui s’est achevée
dans la domination totale de l’industrie et de la technologie »34. Ce type d’interprétations, qui
relie l’« histoire de l’Etre », son « oubli » et l’avènement de la technologie moderne, constitue
le modèle ultra-dominant d’exégèse. Elles furent renversées par Debord, selon qui le
« spectacle » « ne réalise pas la philosophie » mais « philosophie la réalité » en transformant
la « vie concrète de tous […] en univers spéculatif », ce qui rejoint les propos de Ch. Stone
sur l’individu comme « fiction juridique »35. Nous ne remettrons pas en cause l’interprétation
de Vioulac qui correspond strictement à ce qu’a dit Heidegger 36, mais la lecture
« technophobe » qui en découle et qui s’appuie notamment, pour justifier ce passage du
descriptif au prescriptif, sur l’usage heideggériens des métaphores pastorales et artisanales.
Dans une mise en garde élégante contre la critique de l’anthropocentrisme, Levinas lie ainsi la
critique de la technique à l’enracinement dans l’Heimat, à l’autochtonie pour ne pas dire à
l’apologie du Volk :
« Désormais, exister équivaudrait à exploiter la nature […] Le promeneur solitaire […] ne
serait […] que le client d’une industrie hôtelière […] Personne n’existerait pour soi […] On
voudrait que l’homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde. Ils ne
connaîtraient plus que la matière dressée devant eux […] ils ne connaîtraient que des objets
[…] Retrouver le monde, c’est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le
Lieu, s’ouvrir à la lumière des grands espaces, à la fascination de la nature […] c’est sentir
[…] le mystère des choses, d’une cruche, des souliers éculés d’une paysanne, l’éclat d’une
carafe de vin […]. L’Etre même du réel se manifesterait de derrière ces expériences
privilégiées […] Là voilà donc l’éternelle séduction du paganisme […] L’implantation dans
un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à
peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers. Et dans cette
perspective la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu37. »
Pourtant, si ce pathos est indubitablement présent chez Heidegger, il est contredit par
ses dénonciations incessantes de la technophilie comme la technophobie, que soulignent une
minorité d’interprètes. Heidegger s’est ainsi plaint de n’être pas entendu et que l’on considère
que son concept de Gestell viserait à « dénoncer » la société technicienne :
33
Jean Vioulac, « Capitalisme et nihilisme. Marx et le problème du dépassement de la métaphysique »,
Philosophie, no102 (juin 2009): 18‑44. Cf. aussi Dastur, Heidegger, chap. VI, 202. Schürmann traduit
Verwindung par « dégagement » ou « dénucléation » plutôt que par « dépassement » (Le principe d’anarchie,
108).
34
Hans-Georg Gadamer, « The beginning and the end of philosophy », in Martin Heidegger. Critical
Assessments, vol. 1 (Londres et New York: Routledge, 1992), 17‑28.
35
Debord, La Société du Spectacle (§19); Stone, « Should Trees Have Standing?... »
36
« Nous prenons ici « la technique » en un sens si essentiel qu’il équivaut à celui de « métaphysique achevée ». »
(in « Le dépassement de la métaphysique » (DM), in Essais et conférences (Gallimard, 1958), 92.
37
Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous », in Difficile liberté. Essais sur le judaïsme (Albin Michel,
1976), 299‑303.
384
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« Il s’est présenté souvent, et justement avec des personnes de mon entourage, que l’on
écoute volontiers, attentivement, l’exposé de l’être de la cruche, mais que l’on devienne sourd
dès qu’il est question d’objectivité, de la pro-venance et origine de l’état de chose fabriquée,
dès qu’il est question de l’Arraisonnement (Gestell). Et pourtant tout cela appartient
nécessairement aussi à la pensée de la chose, pensée qui pense à l’arrivée possible du
monde »38
Toutefois, les rares a critiqué la lecture technophobe passent outre Heidegger39.
D’autres, comme H. Dreyfus, remarquent ce refus de condamner la technique, mais l’oublient
aussitôt : ainsi nous explique-t-il que la jolie tasse de thé japonaise serait « supérieure » à une
tasse en polystyrène parce que celle-ci ne pourrait servir à une cérémonie du thé40. Là où
Levinas voyait la « séduction du paganisme », dans ces lieux – naturels et culturels – d’une
« expérience privilégiée », Dreyfus voit au contraire la possibilité d’une résistance face à
l’envahissement du Gestell. Alors que la « nature sauvage, l’amitié, les étoiles » sont en passe
d’être soumis à notre contrôle, la « résistance de la terre à un ordonnancement total » passe
par la protection et la préservation des « pratiques marginales », lesquelles « offrent », « pour
Heidegger », « la seule possibilité de résister à la technique »41. « Gagarine et nous »
(Levinas), c’est-à-dire la défense du progrès, de l’humanisme et de l’universalisme contre
l’obscurantisme païen et völkisch; ou au contraire la défense de la terre, de l’environnement,
de l’Heimat ou de la « nature sauvage » contre sa « capture » par la rationalité instrumentale,
le droit, l’Etat et le capitalisme néolibéral42. Ces deux lignes d’interprétation opposées
convergent en affirmant qu’Heidegger préconiserait de s’opposer à l’emprise du Gestell et à
la capture de l’existence (celle de la nature comme celle des hommes) par le droit et la
technique. Bref, il serait « anticapitaliste », et soit on adopte la lecture de Levinas ou Jonas43,
par exemple, qui insistent sur la dimension païenne, mais aussi irrationnelle et profondément
« anti-Lumières » de cette pensée; soit on se dit, avec Dreyfus ou Th. Birch, que rien
n’empêcherait d’utiliser sa pensée de l’hétéronomie du Dasein face à l’Etre en un sens
démocratique, écologique, voire autogestionnaire, au point qu’Heidegger ne se distinguerait
plus du théoricien anarchiste des « zones d’autonomie temporaire », Hakim Bey.
L’existence de ces interprétations atteste de leur possibilité, bien qu’on devrait sans
doute méditer les avertissements de Lévinas et de Jonas à l’égard du paganisme heideggérien
– lequel alimente une troisième ligne d’interprétation d’Heidegger, telle que portée par la
38
Nous soulignons. « Post-scriptum (à “La chose”). Lettre à un jeune étudiant » (PSCH), in Essais et conférences
(Gallimard, 1958), 222.
39
C’est le cas, par exemple, de J.-P. Séris, qui a bien vu que « la réponse heideggérienne » n’est « pas du tout [à
chercher] dans je ne sais quel retour en arrière que pourraient évoquer les accents nostalgiques de tant de pages »,
mais ne va guère au-delà (« Métaphysique et essence de la technique: Heidegger », 300; cf. aussi Bourg,
L’homme artifice, 58‑79, chap. III sur Heidegger.)
40
Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du nihilisme... »; cf. notre analyse in section II.3.c.v.
41
Ibid.
42
Bien qu’Heidegger n’y soit pas cité, cf. Thomas H. Birch, « L’incarcération du sauvage: les zones de nature
sauvage comme prisons », in Ethique de l’environnement : Nature, valeur, respect (1995; Vrin, 2007), 317‑48.
43
Levinas, art.cit.; Jonas, « Heidegger and Theology ».
385
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« Nouvelle droite » d’A. de Benoist ou l’extrême-droite iranienne ou russe44. Bref, si la
question de savoir s’il est possible de « piocher » dans Heidegger tel ou tel philosophème sans
introduire, à son isu, « le nazisme dans la philosophie » est une question cruciale45, nous nous
abstiendrons de trancher ce débat qui relève du constructivisme théorique et de la
« signification culturelle »46. Mais avant de s’inspirer d’Heidegger, encore faudrait-il s’assurer
de deux choses. D’une part, son diagnostic est-il légitime ? D’autre part, est-il vrai que parce
qu’Heidegger décrit le Gestell comme une forme de capture de l’existence, il préconiserait
d’y résister ? Rien n’est moins sûr, et les commentateurs semblent ici avoir succombé à un
possible sophisme, à savoir que d’une description découlerait une prescription – chose
étonnante lorsque l’on sait que l’analytique existentiale de S&Z prétendait dès le départ se
situer en-deçà, ou au-delà, de toute prescription morale, et que, de Löwith à Jonas, on a
souvent considéré que S&Z préconisait une forme pure d’engagement dénuée de tout critère
axiologique ou politique47. Il faudra donc s’interroger sur le sens de cette « domination
totale » de la technique, rarement remise en cause par la critique de la technique – même
lorsqu’elle admet que la conquête spatiale, par exemple, ne répond pas à « un plan purement
utilitaire »48. De façon peut-être paradoxale, lorsque le caractère total de cette capture de la
vie est remise en cause, par exemple chez Dreyfus ou Baudrillard, ce n’est que pour
surenchérir sur la puissance du « système »49. Si nous admettons qu’Heidegger affirme cette
prééminence de la technique et qu’il la relie à l’histoire de l’Etre, nous mettons en cause deux
pseudo-évidences : d’une part, que cette « domination totale » de la technique est réelle ;
d’autre part, étant admis qu’Heidegger la considère effectivement comme le trait dominant de
notre époque, qu’il préconiserait de la remettre en cause. A notre connaissance, il n’a
d’ailleurs jamais publiquement évoqué une « tyrannie de la technique ». Là où il évoque une
« tyrannie irrévocable de la technique », il semble l’associer à une faiblesse, en affirmant que
cette « tyrannie » provient du fait même de son obsolescence50. La pensée d’Heidegger invite
44
Nous reviendrons sur cette ligne d’interprétation, qui ne peut être ignorée et qui est directement concernée par
les différentes conceptions de la technique d’Heidegger.
45
Posée par E. Faye, cette question n’est pas neuve (Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme...; Jonas,
« Heidegger and Theology »; Pierre Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », Actes de la
recherche en sciences sociales 1, no 5 (1975): 118.). Sur la dimension hétéronome et quasi-théocratique, cf. en
part. les sections II.3.d.i et II.4.c.i, note 595.
46
Cf. l’analyse de cette notion et de cette question par P. Galison à propos du renversement qu’essaie d’opérer D.
Haraway au sujet de la cybernétique : « The Ontology of the Enemy », 259‑66.
47
Karl Löwith, « Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger », Les Temps
Modernes, no 14 (novembre 1946): 343‑60; Jonas, « Heidegger and Theology ».
48
Hannah Arendt, « La conquête de l’espace…», in La crise de la culture, 349.
49
Cf. Dreyfus, art.cit., et Baudrillard (dont l’inspiration heideggérienne est indubitable), « Violence de la
mondialisation ».
50
Lorsque nous évoquons des occurrences ou des hapax, nous les avons détectés soit par notre connaissance
littéraire, soit par des recherches sur une partie numérisée du corpus ; sur cette question, cf. infra, section II.2.a.i.
On trouve deux occurrences du syntagme « tyrannie de la technologie » dans les Cahiers noirs. Selon la première,
la « culture » serait « aujourd’hui […] un appendice de la technologie » qui sert d’une part à « masquer la
386
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ainsi d’une part à s’interroger sur la signification de ce leitmotiv d’une domination totale de la
technique, et d’autre part à questionner les projets qui visent à substituer à la maîtrise de la
nature une forme de non-maîtrise, par lesquels nous reconnaîtrions les limites du « pouvoir »
technique51. S’il formule ainsi une sorte de projet de libération à l’égard de la technique,
celui-ci ne passe en aucun cas par une remise en cause – impossible – du Gestell. Nous
montrerons donc qu’Heidegger n’est ni un critique conservateur de l’industrialisation, ni, a
fortiori, un penseur « écologique ». Ce qui ferait la grandeur d’Heidegger par rapport à la
cohorte des critiques de la technique ou de la société de consommation serait d’avoir noué
ensemble destin de la métaphysique et progrès technique. Nous montrerons au contraire que
son détachement à l’égard d’un projet de maîtrise de la technique, qui permettrait de mettre en
cause sa domination « totale », provient précisément de sa lecture « historiale » de l’Etre52,
qui essentialise et hypostasie la technique. Paradoxalement, la confiance qu’Heidegger
accorde à l’efficacité technique peut être vue comme une forme de positivisme. Mais nous
montrerons aussi que sa pensée du Gestell et de la Gelassenheit (« sérénité »), d’un « laisserêtre » et d’un autre « usage » des objets techniques, conduit à repenser d’une part le dualisme
entre nature et artifice, d’autre part les liens entre intention et technique, couples qui
structurent la pensée métaphysique occidentale de la technique et qui sont au centre de débats
liés à l’éthique de l’environnement.
II.2 LIRE HEIDEGGER
On présentera notre méthode d’interprétation en défendant une lecture contextualisante
et expliquerons comment nous traitons la controverse « Heidegger et le nazisme ». Ces
questions méthodologiques nous conduiront à analyser d’abord un texte traitant de la
« logistique ». Nous reviendrons ensuite, mais cette fois-ci d’un point de vue philosophique,
sur le contexte du modernisme réactionnaire, avant d’évoquer la naissance d’une philosophie
anthropologique de la technique dont Heidegger prend le contre-pied. Nous présentons enfin
le plan général de cette étude fondée sur la distinction entre trois conceptions de la technique.
tyrannie irrévocable de la technologie » et d’autre part à « anesthésier les masses » ; la seconde associe cette
« tyrannie » au « déracinement » et ajoute que la « résistance » individuelle des « romantiques » est vouée à
l’échec ; surtout, la « tyrannie de la technique » est qualifiée de faiblesse car elle est toujours « surpassée par ellemême dans l’instant et sans garantie qu’elle puisse maîtriser et fasciner ». (Ponderings II–VI: Black Notebooks
1931–1938 (Indiana Univ.Press, 2016), 264‑67, « Cahiers V », §85 et 90 (362-367 dans la GA).
51
En ce sens, nous concordons avec D. Janicaud (art. cit.) sur les rapports entre Heidegger et l’écologie.
L’interprétation de T. Rockmore (op.cit., p.233) selon qui Heidegger « ne semblerait pas conscient que même la
décision d’écouter la nature d’une manière supposément non-violente consiste à lui imposer un cadre
interprétatif » ne saurait être plus erronée. Cette véritable faute d’interprétation – ne serait-ce parce qu’Heidegger
n’écoute pas « la nature », mais l’Etre, et que, comme le remarque Jonas (art.cit.), le « berger de l’Etre » n’est pas
le berger des êtres – trouve sans doute sa source dans l’idée absurde qu’Heidegger serait écologiste.
52
Nous reviendrons infra sur la notion d’historialité, au centre de la pensée d’Heidegger.
387
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.2.a METHODE ET CONTROVERSES
II.2.a.i Le principe d’autonomie du texte, la signification et le
« vouloir-dire »
Dans la gigantesque édition « intégrale » (GA)53 – redoublée par les commentaires54 –,
les remaniements d’arguments sont constants. Ce sont eux qui nous permettrons de distinguer
trois conceptions de la technique mais aussi d’en souligner les continuités. En outre, ce corpus
est caractérisé par de nombreux renvois, souvent implicites. Ainsi, si notre commentaire
privilégie l’autonomie du texte, donc la signification de celui-ci sur le décryptage de
l’intention de l’auteur, cette méthode n’est qu’indicative. Elle repose nécessairement sur le
hors-texte. Le principe d’autonomie du texte – en partie redevable de l’herméneutique
heideggérienne – est aussi ce qui permet de lire Heidegger contre Heidegger55 :
l’interprétation va à l’encontre du « vouloir-dire » mais aussi de la signification que le texte
pouvait porter au moment de son écriture. Si on essaiera d’indiquer ces ouvertures, notre
commentaire vise toutefois d’abord à déchiffrer le sens du texte à sa parution afin d’élucider
la trajectoire d’Heidegger. Notre interprétation repose sur le commentaire de textes considérés
comme des unités signifiantes pouvant et devant être interprétées de façon autonome. Cela va
à l’encontre d’une certaine exégèse, qui ne cesse d’essayer de « recontextualiser » tel ou tel
texte – paragraphe, discours, cours, etc. – au sein d’une « doctrine » générale. Cette méthode
permet souvent d’euphémiser des passages gênants. Elle postule une totalité cohérente de
l’œuvre, qui permet d’annuler les lectures non souhaitées (on souligne ainsi les lieux où
Heidegger critique la volonté et le sujet pour raturer son apologie de la résolution du Volk).
53
L’édition de la Gesamtausgabe (GA) est dirigée par le fils d’Heidegger, ex-militaire. Cela a conduit à
restreindre l’accès à ses manuscrits aux personnes jugées « fiables » et à des aberrations telles que la
retranscription de l’abréviation « N. soz. » (national-socialisme) par « sciences naturelles » (in GA, 39 : cf. Adam
Soboczynski, « Antisemitismus: Was heißt “N.soz”? », Die Zeit, 26 mars 2015.). En 1995 Th. Kisiel parla d’un
« contrôle de la pensée sans contrôle-qualité » et souligna que le fils s’était posé en unique interprète légitime de
la « volonté de l’auteur » (in « Heidegger’s “Gesamtausgabe”: An International Scandal of Scholarship »,
Philosophy Today 39, no 1 (1995): 3‑15.). Lors de la parution, en 1989, des Beiträge, l’éditeur – F.W. von
Hermann, philosophe qui fut le dernier assistant d’Heidegger – déclarait qu’Heidegger avait programmé l’édition
des cours comme préalables à celle des autres textes et manuscrits, au motif que seule une connaissance des cours
permettrait la compréhension des manuscrits. Or, depuis 1989, de nombreux manuscrits inédits ont été publiés
tandis que des cours ne l’étaient pas toujours pas (cf. la postface de von Hermann in Beiträge (Trad. US), 404‑5.).
Sur l’édition, cf. aussi infra, note 56.
54
Nous citons certains commentaires lorsqu’ils permettent des éclairages supplémentaires ou que nous nous
sommes appuyés dessus; on s’abstient toutefois de citer l’ensemble de la littérature consultée. La répétition
d’arguments est inhérente à cette littérature – nous n’y échappons pas – et il arrive fréquemment que des critiques
s’adressent à un texte récent et controversé sans voir que les positions mises en cause n’étaient pas toujours
neuves ; on hésite moins à critiquer E. Faye qu’Habermas, K. Löwith, J. Wahl ou Levinas.
55
En ce qui concerne la technique et la science, voir notamment la lecture de J.-M. Salanskis – l’un des rares, en
France, à concilier intérêt pour la « philosophie analytique » et « continentale » –, dont « Conjugaisons de
Heidegger avec la science »; Heidegger, le mal et la science (Klincksieck, 2009); et Bruno Latour, « Why Has
Critique Run out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern », Critical Inquiry 30, no 2 (janvier
2004): 225‑48, en part. p.232-234.
388
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Or, non seulement il n’y a pas d’ « œuvre » au sens d’une totalité univoque et cohérente, mais
de plus l’appel à une « doctrine » générale pour annuler la teneur de tel passage ne permet pas
de comprendre la signification claire qu’Heidegger et son auditoire apportaient à tel ou tel
passage. Le principe d’autonomie du texte est d’autant plus indispensable qu’il n’existe aucun
corpus numérisé en accès libre qui permettrait une analyse exhaustive ou structurale 56. Même
si celui-ci existait, l’analyse confirmerait d’abord l’absence d’ « œuvre » cohérente et
ouvrirait ensuite la voie à une interprétation posthume, passionnante mais contraire à la
réception contemporaine de l’auteur. Pour autant, le principe d’autonomie du texte n’est
qu’une guideline méthodologique : en faire une loi de l’interprétation conduirait à ne pas
comprendre les allusions et renvois multiples et conduirait à délier complètement la
signification du texte, formulée par l’interprétation – ou par une « communauté
interprétative »57 –, de l’intention de l’auteur. Dans le cas d’Heidegger, il est particulièrement
important de ne pas durcir excessivement ce contraste entre le « vouloir-dire » de l’auteur et
la signification « intrinsèque » du texte mise à jour par l’interprétation. Isoler violemment le
sens de l’intention permet certes de lire Heidegger contre Heidegger, mais un tel procédé
exige d’abord de lire Heidegger « tout court ». Inversement, évacuer les contraintes
interprétatives fixées par le texte au motif d’une intention qu’on se propose d’élucider permet
bien souvent de dédouaner l’auteur en lui faisant dire l’inverse de ce qu’il dit. Or comprendre
Heidegger, ce n’est pas seulement déchiffrer son style, mais aussi les discours qui lui sont
contemporains. Affirmer le contraire58, c’est croire qu’Heidegger aurait sauté par-dessus son
époque et qu’il aurait inventé un idiome privé.
56
Cf. F. Jaran et Ch. Perrin, The Heidegger Concordance, Bloomsbury, 2013 (400 €). Cet index – préfacé par Th.
Kisiel – est établi à partir de méthodes dépassées (les auteurs ignorent que les logiciels distinguent depuis
longtemps un verbe d’un nom, ce qui les a conduits à exclure das Sein de leur index – cf. introduction, p.15 – sans
compter qu’il leur suffisait d’effectuer une recherche en respectant la casse). Par hypothèse, un index ne remplace
pas un corpus en accès libre. « Tyran » et « tyrannie » ne sont pas présents dans cet index désuet, pas plus que
« métapolitique ». Sur le « dilemme » moral des heideggériens face à l’informatique, cf. Etienne Pinat, « François
Jaran et Christophe Perrin : The Heidegger concordance », Actu Philosophia, 12 oct. 2013. Pour une présentation
de l’analyse informatique, cf. Francis Chateauraynaud, Prospéro. Une technologie littéraire pour les sciences
humaines (CNRS, 2003).
57
Stanley E. Fish, « Interpreting the “Variorum” », Critical Inquiry 2, no 3 (Spring 1976): 465‑85.
58
Comme le fait (entre autres) G. Fagniez qui prétend qu’on ne saurait « entendre le propos de Heidegger à partir
du vocabulaire » contemporain (in « Présentation. En deçà et au-delà de l’Europe », Philosophie, no 116 (janvier
2013): 3‑12, note n°20.).
389
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.2.a.ii L’idéologie, la philosophie et la technique
« La tâche, le devoir et en vérité la seule chose […] intéressante, n’est-ce pas d’essayer de
reconnaître les analogies et les possibilités de rupture entre […] le nazisme, ce continent
énorme, pluriel, différencié […] et […] une pensée heideggérienne aussi multiple et qui
restera longtemps provocante, énigmatique, encore à lire. Non parce qu’elle tiendrait en
réserve, toujours cryptée, une bonne et rassurante politique, un « heideggérianisme de
gauche », mais parce qu’elle n’a opposé au nazisme de fait, à sa fraction dominante, qu’un
nazisme plus « révolutionnaire » et plus pur ! » (J. Derrida59)
Par ailleurs, nous utilisons comme éclairage d’appoint les textes « politiques » ainsi que
les Beiträge ou la partie publiée des Cahiers noirs60. Les discours « politiques » ne sont pas
de simples textes de circonstance sans portée philosophique61. De même, il est impossible
d’ignorer les manuscrits. Les Beiträge, manuscrit destiné à une publication tardive, ont été
considérés comme le deuxième opus magnum d’Heidegger après S&Z, et renvoient tant à des
cours qu’aux Cahiers noirs62. Par ailleurs, la distinction entre écrits philosophiques et
politiques, tous intégrés à la GA, est aussi problématique que l’idée de vouloir effectuer une
« périodisation ontologico-politique », qui viserait à détecter « à même les philosophèmes,
l’engagement d’Heidegger vis-à-vis du nazisme, à en déterminer la durée et la
signification »63. Débattue depuis la période du rectorat64 – Marcuse parlait en 1934 d’un
« réalisme raciste et héroïque »65–, la « signification » de l’engagement nazi n’est pas l’objet
de notre analyse. Celui-là se déploya au moins jusqu’aux cours sur Nietzsche, et Heidegger
n’a jamais renié entièrement le nazisme (ES). Il s’est explicitement opposé au racisme
biologisant et à certaines interprétations nazies de Nietzsche. Mais d’abord, on ne peut réduire
le nazisme (a fortiori le fascisme) à ce biologisme racial, malgré son importance 66 ; ensuite
59
J. Derrida, « Heidegger, l’enfer des philosophes » (entretien réalisé par D. Eribon, Le Nouvel Observateur, 6
novembre 1987 ; cf. infra sur ce texte « censuré » par Derrida).
60
La GA n’inclura pas la totalité du journal de bord d’Heidegger publiée sous le nom de « Cahiers noirs ».
61
Un temps soutenu (par exemple par P. Aubenque), cette position tend à être remise en cause, y compris chez les
heideggériens (cf. Aubenque, « Encore Heidegger et le nazisme »; contra: Charles Bambach, « Le Discours de
rectorat de Heidegger », Les Études philosophiques, no 93 (juin 2010): 163‑86.).
62
Cf. la postface de l’éditeur von Hermann : Beiträge (Trad. US), 409. Cf. aussi supra, note 53, sur le rapport
entre manuscrits et cours.
63
Catherine Malabou, Le change Heidegger : Du fantastique en philosophie (Léo Scheer, 2004), 40.
64
Dans la préface du livre de V. Farias (Heidegger et le nazisme, 1987), Habermas affirmait qu’à partir de 1929,
la théorie se confond avec l’idéologie (plutôt qu’être remplacée par celle-ci, comme le commente Malabou) ;
Löwith considérait que S&Z expliquait l’engagement nazi du penseur (cf. infra, section II.3.a.iv et note 164).
Cf. Habermas, Martin Heidegger. L’œuvre et l’engagement (éd. Le Cerf, 1988; trad. in « Work and
Weltanschauung: The Heidegger controversy from a German perspective », Critical Inquiry 15, no 2 (1989): 431–
456 (en part. p.439)); The Philosophical Discourse of Modernity: Twelve Lectures (MIT Press, 1990), chap. VI;
Malabou, Le change Heidegger, 375 (note n°49); voir aussi les interventions de Levinas, Blanchot, LacoueLabarthe, etc., in Critical Inquiry, vol. 15, n°2, 1989, ainsi que Löwith, « Les implications politiques... »; Hannah
Arendt, « Qu’est-ce que la philosophie de l’existence? », in Qu’est-ce que la philosophie de l’existence? suivi de
L’existentialisme français (1946; Rivages, 2002).).
65
Dans un manuscrit publié en 2005 : « German Philosophy, 1871-1933 », in Heideggerian Marxism. Herbert
Marcuse (Univ. of Nebraska Press, 2005), 151‑64.
66
Outre Derrida, de nombreux auteurs déduisent de la prémisse selon laquelle Heidegger a critiqué le racisme
biologique qu’il ne serait ni raciste, ni nazi (cf. par ex., en un sens très ambiguë et non exempt de contradictions,
Nancy, Banalité de Heidegger, en part. note p.35-36, p.40, 43, 60, 76-77.). Il faut tordre le cou à cette légende
390
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Heidegger ne critique pas le racisme biologique mais le biologisme (LH, 80); enfin cette
opposition se donne sous la forme d’un spiritualisme qui, plutôt que de simplement s’opposer
au « biologisme » racial, considère celui-ci comme une « condition nécessaire mais
insuffisante » du rassemblement dans le Volk67. Son projet d’élaborer une « interprétation
philosophique » du nazisme est connu depuis au moins 1972, et ses carnets montrent
l’élaboration de ce « national-socialisme spirituel »68.
Notre analyse porte sur le rapport d’Heidegger à la technique et ne vise pas à départager
ce qui relèverait de la philosophie ou de l’idéologie. Cela signifie aussi bien que la
controverse sur le nazisme ne constitue pas notre sujet et qu’elle ne peut être ignorée. Il ne
s’agit ni de ramener systématiquement Heidegger au nazisme, ni de détecter, au sein de sa
philosophie, un cœur indemne de toute idéologie. Ces deux interprétations opposées se
rejoignent dans l’idée qu’on pourrait établir une frontière étanche entre la philosophie et
l’idéologie. Aucun dispositif – que ce soit la distinction entre l’auteur et l’œuvre, entre
certains textes « politiques » et d’autres « philosophiques », voire entre certains passages qui
relèveraient du « philosophique » et d’autres de « l’idéologique », ou encore la différence
ontologique elle-même – ne permet d’assurer cette coupure épistémologique, ni d’ailleurs
d’amalgamer philosophie et idéologie. En ce sens, le mot de B. Cassin, qui essaie encore
d’instituer un cordon sanitaire, est contradictoire : si Heidegger est un « très grand
philosophe », alors il ne peut pas être « un nazi ordinaire », et réciproquement69. Réfléchir sur
le rapport d’Heidegger à la technique et à la modernité c’est nécessairement interroger son
engagement, dans la mesure où la Volksgemeinschaft est une communauté éco-technique et
qu’en plus Heidegger affirme que le nazisme est allé dans la « bonne direction » quant au
rapport à instaurer entre l’homme et la technique (ES). Inversement, cela n’implique pas de
réduire ses différentes conceptions de la technique aux doctrines nazies. Les idées qu’il
développe dans les années 1930 sont toutefois très proches du modernisme réactionnaire nazi
forgée par Heidegger: le nazisme s’accommode fort bien du refus de la science, y compris de la « science de la
race » au profit d’un « racisme spiritualisé » – outre Heidegger, c’est la position de W. Sombart dans Deutscher
Sozialismus, 1934, qui constitue par ailleurs une proclamation d’allégeance au nazisme (cf. Herf, Reactionary
Modernism, 146‑50.). Sur le cas, analogue, de Schmitt, voir la préface d’E. Balibar in Schmitt, Le Léviathan..., 15
‑17. De même, les anciens combattants du Stahlhelm distinguent « entre un racisme du sang et un racisme de
l’esprit » (Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 414.) Chez Edgar Jung (le secrétaire de von Papen),
Paul de Lagarde, la tête pensante du mouvement völkisch, ou Möller van den Bruck, l’auteur du Troisième Reich
(1923), Mosse, op.cit., 84, 451; Faye, Le langage meurtrier, 133‑34.
67
Sur cette question, cf. infra, section II.3.c.iv et notes 300, 307 et 308.
68
Par exemple in Heidegger, Ponderings II–VI, 99, §72-73 (GA, 94 [2014], 134-136). Pour l’« interprétation
philosophique » du nazisme, cf. « Letter to the Rector of Freiburg University, November 4, 1945 », in The
Heidegger Controversy, 64; cette lettre fut publiée dans une thèse de 1972.
69
Éric Aeschimann, « Barbara Cassin : “Nous savions tous que Heidegger avait été nazi” », Le Nouvel
Observateur, 20 septembre 2014.
391
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(c’est la critique majeure que l’on adressera à Herf70). Nul besoin des Cahiers noirs pour s’en
apercevoir. En revanche, outre les considérations que l’on y trouve concernant
l’Heimatschutz, le Naturschutz et la « théorie de la « terre » et de la « nature » »71, ces
derniers éclairent la « doctrine ésotérique » d’Heidegger. L’assimilation du judaïsme au
calcul, à la logique, à la « machination », à la « logistique »72, etc., conduit à interpréter
différemment tous les lieux où l’auteur s’attaqua à la logique et à la technique. Un exemple de
1941suffira :
« Pourquoi reconnaissons-nous si tard qu’en vérité, l’Angleterre est et peut être sans
perspective occidentale ? Parce que nous ne saisirons qu’à l’avenir que l’Angleterre a
commencé d’ériger le monde moderne, mais que la modernité est dirigée, conformément à
son essence, vers le désentravement de la machination du globe entier. Même la pensée d’un
accord avec l’Angleterre, au sens d’une division des « juridictions » impériales, n’atteint pas
l’essence du procès historique que l’Angleterre est en train de jouer jusqu’à son terme au sein
de l’américanisme et du bolchévisme, et cela signifie en même temps au sein de la juiverie
mondiale. La question du rôle de la juiverie mondiale n’est pas une question raciale, mais une
question métaphysique qui concerne le genre d’humanité qui, d’une manière entièrement
déliée de toutes contraintes, peut prendre en charge en tant que « tâche » historico-mondiale
le déracinement de tous les êtres de l’être »73.
D’abord, nous ne commenterons pas ce délire géopolitique (comme l’a fait Klossowski
pour Nietzsche74). Si Heidegger distingue ici l’Angleterre de l’« Occident », les deux sont en
général assimilés. Ainsi, quelques jours avant, il écrivait que « malgré l’opposition apparente
entre le capitalisme et l’anti-capitalisme », le « « monde » anglo-américain et le
bolchévisme » étaient « dans leur essence la même chose : le développement inconditionnel
de la subjectivité en une pure rationalité »75. Mais tout d’un coup, la « perspective
occidentale » est assimilée à une opposition à la modernité, phénomène qui serait
intrinsèquement lié à l’Occident lui-même. Ensuite, il n’est pas question non plus d’ignorer
ces positions géopolitiques, fortement marquées par le conspirationnisme. Celles-ci sont
essentielles à la compréhension de sa conception de la technique, notamment dans IM, même
si elles n’ont, sur le plan théorique, aucune liaison essentielle. Ceci dit, ce fragment remet en
70
Selon J. Herf (op. cit., 114), Heidegger voulait « arrêter le développement technologique » : « le choix devait
encore être fait entre l’âme allemande et la technologie moderne », ce qui l’aurait mené à rompre avec le nazisme
« perverti par la technologie ».
71
Cf. par ex. GA 95, 73-74, §71, et 76-82, §75 (Ponderings VII-XI, 56, 58-62).
72
A cet égard, les passages des Cahiers noirs où Heidegger évoque explicitement les juifs ne sont pas les seuls à
revêtir une dimension antisémite, aussi présente dans des fragments où ceux-ci ne sont évoqués que de manière
allusive (cf. par ex. GA 96, 130-131, §99 ; Ponderings XII-XV: Black Notebooks 1939-1941 (2014; Indiana Univ.
Press, 2017), 102). R. Polt a identifié et traduit les fragments qui évoquent explicitement les juifs ; et la phrase de
l’appendice du manuscrit Die Geschichte des Seyns (1938-40), auto-censurée lors de la publication de GA 69,
p.78 : « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédétermination particulière de la juiverie (Judenschaft)
pour la criminalité planétaire » (R. Polt, « References to Jews and Judaism in Martin Heidegger’s Black
Notebooks, 1938-1948 »).
73
GA 96, 242-243 (les cahiers XIV et XV ne numérotent plus les paragraphes; trad. à partir de Ponderings XIIXV, 191; Polt, « References to Jews... »).
74
Cf. Nietzsche et le cercle vicieux.
75
GA 96, 234-235 (Ponderings XII-XV, 185.) Sur l’ « esprit « sans esprit » de l’Angleterre et l’interrogation
concernant la non-réception d’Heidegger dans ce pays, cf. aussi GA 96, 114-117 (ibid., §74, p. 90-91).
392
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
cause la lecture de Qu’appelle-t-on penser ? Les deux textes ne sont pas du même registre: les
Cahiers noirs, même là où ils méritent leur nom, n’annulent pas l’intérêt des cours. La
relecture de ce cours de 1952-53 à l’aune des Cahiers noirs interroge toutefois. L’auteur y
affirme qu’on ne saurait se contenter d’une « détermination conceptuelle de la pensée » (ce
que fera aussi Deleuze76). Heidegger explique ensuite que cette réflexion sur la pensée
constitue la logique, laquelle se serait développée en une « logistique ». Selon lui, celle-ci :
« passe […] dans les pays anglo-saxons, pour la seule forme de philosophie stricte, parce que
ses résultats et ses méthodes sont d’un rapport sûr et immédiat pour la construction du monde
technique. La logistique commence […] à établir son emprise sur l’esprit, comme étant la
véritable philosophie de l’avenir. Par le fait que la logistique s’accouple à sa manière propre
avec la psychologie […] la psychanalyse [et] la sociologie, le cartel de la philosophie
montante est au complet. Cette invasion n’est pourtant d’aucune façon le fait des hommes 77. »
Le langage péjoratif (« accoupler », « cartel », « invasion ») et l’amalgame entre ce
qu’on présume être la philosophie analytique et la technique préfigure le conflit entre la
philosophie continentale et analytique, blocage épistémologique et politique qui a retardé et
continue d’handicaper les fécondations croisées (à commencer par le linguistic turn78). Par
ailleurs, l’auteur joue sur l’ambiguïté sémantique de la « logistique », qui ne serait pas l’effet
d’une conjoncture, mais révèlerait l’essence d’un procès matériel (technique) et symbolique
(la « logistique » en tant que logique et philosophie analytique). La logistique désignait en
effet au Moyen Age – voire depuis Platon79 – le calcul par distinction avec la réflexion
mathématique. Au 2e Congrès de philosophie (Genève, 1902), on proposa de l’utiliser pour
désigner la logique algorithmique ou symbolique alors en plein essor 80. C’est en ce sens
qu’Heidegger la rapporte à la philosophie pratiquée surtout « dans les pays anglo-saxons » (en
1941, il dénonçait déjà la « pseudo-philosophie américaine »81). Il rapporte ensuite la
logistique, en ces sens-là, à un sens complètement différent, celui de l’intendance militaire –
c’est-à-dire de l’art ou de la théorie de l’organisation du transport, du ravitaillement et du
76
Cette proposition est proche de « l’image de la pensée » chez Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la
philosophie? (Minuit, 1991).
77
Qu’appelle-t-on penser? (1954; PUF, 1973), 33‑34. Derrida, qui s’est tant intéressé à l’esprit chez Heidegger,
ne commente pas ce passage.
78
Ailleurs, Heidegger évoque « l’absurdité de la philosophie du langage », ce qui est plus que paradoxal dans la
mesure où lui-même ne cesse de penser le langage et reprend des thèses classiques, comme celle d’affirmer que
langage n’est pas l’expression de la pensée mais que les deux se formulent ensemble (GA 95, « Cahiers VIII», §3,
92-97 ; Ponderings VII-XI, 72-75).
79
Cf. notamment Charmide, 165e : E. Chambry traduit λογιστιχή τέχνη par « calcul » par distinction avec la
« géométrie » (cité in Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’A. Lalande, « logistique »).
80
C’est en ce sens-là que l’utilise aussi le Cercle de Vienne (cf. par ex. Otto Neurath, Hans Hahn, et Rudolf
Carnap, « The Scientific Conception of the World: The Vienna Circle », in Empiricism and Sociology (D. Reidel
Publishing Cie, 1973), 299‑318.).
81
Sans qu’on ne sache vraiment à quoi cela se rapporte, la phrase précédente évoquant l’anthropologie (cf.
Concepts fondamentaux, Gallimard, 1985 (cours de 1941, GA 51), §17). Lors de son commentaire d’IM, Derrida
souligne que le « réquisitoire contre l’Amérique […] se poursuit longtemps » et « atteint […] un sommet » dans
ce passage – le cours de 1952-53 que nous commentons est pourtant plus violent et explicite (Heidegger et la
question, 59.).
393
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
logement des troupes, qui fut ensuite décliné dans le sens des méthodes d’organisation d’un
service ou d’une entreprise82, c’est-à-dire de management. Heidegger utilise ainsi l’ambiguïté
d’un mot pour amalgamer des phénomènes hétérogènes – sans compter qu’il réduit la
philosophie « anglo-saxonne » à la logique, fût-elle symbolique ou algorithmique, avant de
l’assimiler à la « construction du monde technique ». En gros, selon lui: la philosophie
analytique est essentiellement la même chose que le management. La lecture autonome de cet
extrait suffit à montrer que la distinction entre le politique et l’idéologie et le philosophique
passe au sein même des cours philosophiques. Mais cette première lecture, réflexive et
critique, invite inévitablement à s’interroger : et si Heidegger avait raison ? Y aurait-il
effectivement un lien entre la logique et la technique qui permettrait d’assimiler les deux ? La
critique, qui vise à se distancer d’un consentement irréfléchi à la parole du maître, conduit
souvent, dans la lecture d’Heidegger, à s’interroger sur la possibilité que cette parole soit dans
le vrai : le jeu de mots, réel, ne serait en fait qu’apparent83. Ce genre de paradoxes est constant
dans l’interprétation d’Heidegger, et explique les lectures contradictoires que ses textes
suscitent. Mais si on lit ce texte à la lumière des considérations suscitées des Cahiers noirs sur
« l’essence » de l’Angleterre, les conclusions sont plus troublantes. Assimilée à la technique
via l’opérateur sémantique « logistique », la philosophie analytique devient ainsi par essence
la philosophie anglo-saxonne, ce qui est « logique » puisque l’Angleterre, l’URSS,
l’Amérique et la « juiverie internationale » convergent vers la « machination » du globe. En
bref, les Cahiers noirs conduisent à soupçonner que derrière toute occurrence des termes
« calcul »,
« machination »,
« technique »,
« logistique »,
etc.,
se
dissimulent
significations renvoyant d’une part à un nationalisme ontologique et philosophique
84
des
plus
radicalisé que celui qui est publiquement affirmé, d’autre part à un antisémitisme radical qui,
lui, ne se dit jamais ouvertement. On n’analysera pas cette doctrine « ésotérique », mais on se
servira de ces écrits lorsqu’ils aident à comprendre la doctrine « exotérique »85 d’Heidegger
concernant la technique.
82
Pour ces définitions, cf. le Vocabulaire… d’A. Lalande, le Grand Robert de la langue française et, sur Internet,
le CNRTL. D’autres sens ont eu moins de fortune.
83
Bourdieu parle de « l’illusion de la mise au jour de relations cachées » (« L’ontologie politique... », 111.).
84
Dénoncé dès 1956 par J. Wahl, qui accusait Heidegger de ne pas réserver « à l’individu la pensée
philosophique », et de soutenir qu’on puisse « parler d’une pensée philosophique d’un peuple » (in Introduction à
la métaphysique : vers la fin de l’ontologie, Paris, SEDES, 1956, p.57, cité in Marc Crépon, « La “géophilosophie” de l’Introduction à la métaphysique », in L’Introduction à la métaphysique de Heidegger (Vrin,
2007), 117.). Sur le « nationalisme ontologique » :Jean-Pierre Lefebvre, « Philosophie et philologie : les
traductions des philosophes allemands », in Encyclopaedia Universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990, cité par
Barbara Cassin, « Penser en langues », Trivium, no 15 (décembre 2013). Cf. aussi l’encadré « Heidegger: “The
prephilosophical language of the Greeks was already philosophical” » in Dictionnary of Untranslatables, dir. B.
Cassin, op.cit. ; et l’analyse de l’universalité de la philosophie et du nationalisme philosophique chez Schelling in
Jean-François Courtine, « Un peuple métaphysique », Revue de métaphysique et de morale, no 31 (2001): 321‑43.
85
Ces termes sont ici indispensables, ce qui ne signifie pas que l’antisémitisme ne relève que d’une doctrine
privée et ésotérique. Il est patent dans certains discours publics, philosophiques ou politiques, que nous aurons
394
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Un mot, enfin, sur les questions de traduction. Le style heideggérien et son nationalisme
ontologique ont pu conduire à postuler le caractère intraduisible de l’œuvre quand on
n’affirme pas l’affinité « intrinsèque » de l’« allemand » (lequel ?) avec la philosophie. Face à
un style qui creuse sa distance avec le « langage ordinaire », mais aussi « national » en usant
de tournures dialectales, même le germaniste doit traduire : tant pour des raisons de style que
d’édition, la « version originale » d’Heidegger n’existe pas. La soi-disante intraductibilité
d’Heidegger n’est qu’une prescription dogmatique. Prônée au nom de la philosophie, elle nie
celle-là en excluant toute « exposition […] qui refuse d’entrer dans le jeu du jargon »86. La
revendication d’un accès à un sens « originaire » est d’autant plus douteuse lorsqu’il s’agit de
lire les propos inouïs des Cahiers noirs. Dès lors, lire Heidegger en différentes traductions
enrichit aussi l’interprétation87, quand cela ne permet pas un recul par rapport à un style
« autoritaire »88.
Aucune
compétence
(philosophique,
historique,
linguistique
voire
informatique) n’assure l’accès à Heidegger ; toute revendication en ce sens ne peut que viser à
l’homogénéisation de la communauté interprétative.
Pour « clore » la controverse, affirmer qu’il n’y a pas de philosophie possible chez
Heidegger revient à évacuer ces questions d’autonomie du texte, de hors-texte et de contexte,
de significations, d’intention et de « vouloir-dire » et ne peut que conduire à une forme de
mépris vis-à-vis des innombrables philosophes qui ont lu Heidegger, avec et contre lui. Nier
les liens biographiques mais surtout théoriques d’Heidegger avec le nazisme constitue une
faute politique et herméneutique qui empêche de lire cet auteur – ironiquement, ces tentatives
ne sont qu’autant de trahisons de son « vouloir-dire ». Ces deux lignes d’interprétation se
rejoignent dans le postulat idéaliste d’une frontière absolue entre la philosophie et l’idéologie.
En voulant préserver la philosophie des impuretés de l’histoire, on lui ôte aussi toute
possibilité d’agir sur son présent.
l’occasion de citer. De manière générale, le rapport au public et à l’édition d’Heidegger est complexe, et empêche
de tenir les Cahiers noirs pour une sorte de carnet intime qui n’aurait pas eu vocation à être publié.
86
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 117.
87
Pour deux exemples, cf. supra, note 7 (section II.1.a) et infra notre traduction d’Entmachtung (note 232, sect.
II.3.b.iii).
88
Adorno, Jargon de l’authenticité. Voir aussi les travaux, en France, de G.-A. Goldschmidt.
395
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.2.b POUR UNE LECTURE CONTEXTUELLE
II.2.b.i Le modernisme réactionnaire et le nazisme
« La différence entre les porte-parole de la « révolution conservatrice » et Heidegger qui fait
entrer dans la philosophie la quasi-totalité de leurs thèses et nombre de leurs mots, réside tout
entière dans la forme qui les rend méconnaissables : c’est-à-dire qu’on peut la tenir pour nulle
ou absolue selon la valeur que l’on accorde à la mise en forme 89. »
Heidegger est souvent lu depuis une perspective « internaliste ». On refuse
délibérément toute lecture « contextuelle » au motif que la philosophie ne saurait se
« compromettre » avec son milieu de naissance. Cette interprétation idéaliste de la
philosophie et de son histoire concorde avec les lignes générales de la pensée d’Heidegger.
Toutefois, lui-même fait de nombreuses allusions aux débats et aux questions
contemporaines. Il cite des écrivains, parfois philosophes ou du moins considérés comme tels
à son époque, comme Jünger, Spengler ou L. Klages, parfois tenu comme un précurseur de
l’écologie90. Mais les commentateurs préfèrent rapporter Heidegger à Descartes ou Kant, ce
qui permet de rehausser tant Heidegger que l’interprète. En revanche, la minorité qui adopte
une lecture contextuelle le fait principalement pour critiquer son nazisme. Nous refusons cette
distinction entre lecture interne, « philosophique », et lecture externe : ces textes se rapportent
explicitement au contexte, il s’agit souvent d’interventions pensées pour agir dans le présent
(IM, LH). Dissocier Heidegger de son contexte, ce n’est ni lui faire une faveur, ni défendre la
philosophie, ni comprendre une certaine conception de la philosophie qui a été partagée par
Heidegger, le marxisme, Nietzsche ou Foucault, à savoir qu’elle agit, fût-ce de manière
« intempestive », décalée ou à contre-courant. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter
diversement le monde, il s’agirait de le transformer. Critique de cette thèse : […] Est-ce que
toute interprétation n’est pas déjà transformation du monde – à supposer que cette
interprétation soit le fait d’une pensée authentique ? »91
Comprendre Heidegger exige de s’intéresser au modernisme réactionnaire et donc à la
querelle sur la technique. Une quantité astronomique de textes divers furent rédigés dans
différents milieux, universitaires, ingénieurs, etc., qui visaient tous à s’interroger sur la
89
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 118.
Spengler est qualifié de philosophe par Heidegger (cf. par ex. GA 29/30, Les concepts fondamentaux de la
métaphysique, §18, où il commente Spengler, L. Klages, M. Scheler et L. Ziegler – dont il dit qu’elle constitue
l’interprétation « la moins originale et philosophiquement la plus fragile » – ce qui montre qu’il reconnaît une
certaine pensée philosophique à l’œuvre chez ces auteurs, dont il signale toutefois qu’ils sont tous redevables
d’une certaine interprétation de Nietzsche). Sur Klages, auteur notamment de « L’homme et la terre » (trad. in
« Man and Earth », in The Biocentric Worldview (1913; Londres: Arktos, 2013), 26‑45.), cf. Faye et CohenHalimi, L’histoire cachée du nihilisme, 175‑76; Philippe Pelletier, « Ludwig Klages (1872-1956), une prémisse
problématique de l’écologie profonde », Le Monde libertaire, 18 décembre 2008.
91
« Les séminaires du Thor » (TH), in Questions III et IV (1973; Gallimard, 1976), 441. Sur le caractère
« inactuel », cf. Introduction à la métaphysique, 20‑21; Nietzsche I (Paris: Gallimard, 1971), 213; Bourdieu,
« L’ontologie politique... », 120.
90
396
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
compatibilité entre la technique, la rationalisation, la modernisation d’une part, et la culture
allemande d’autre part92. Cette controverse est indissociable de la naissance de la philosophie
de la technique en Allemagne et des interrogations, à partir du début du XXe siècle, sur le
romantisme. La critique du romantisme a ainsi donné lieu à l’élaboration d’un cyberromantisme93, une sorte de dépassement au sens hégélien du romantisme, qui est peut-être
l’un des points qui distingue ce mouvement diffus du futurisme italien. L’hégélien de droite
R. Haym « inaugure » cette querelle – qu’on peut aussi faire remonter au romantisme – en
dénonçant dans Hegel et son temps (1859) le « naufrage universel du spirituel et de la
croyance à l’esprit » ; la péremption de la poésie et de la philosophie, remplacées par « le
triomphe de la technique » qui transforme et déchire « notre vie physique et spirituelle »94. La
critique ne fit que s’intensifier. Outre le syntagme autour duquel toute la réflexion
s’ordonnait, Technik und Kultur est ainsi le nom de la revue publiée de 1919 à 1937 par la
VDDI (Verband Deutscher Diplom-Ingenieure, l’Association des ingénieurs diplômés
allemands, fondée en 1909), date à laquelle elle fut supplantée par Deutsche Technik, la revue
publiée par le « Bureau de la technique » du NSDAP dirigé par F. Todt. Au sein de ce débat,
il serait vain de tracer une ligne de démarcation nette entre philosophie et idéologie, ou
discours « techniciste » et spiritualiste. Il n’est pas possible, non plus, de distinguer
sociologiquement le « discours des philosophes » de celui des « ingénieurs ». Loin du cliché
du technicien apolitique, beaucoup d’ingénieurs revendiquaient tant une forme de vitalisme
technologique que de spiritualisme, à l’instar de P. Schwerber, un ingénieur piqué de
philosophie qui publia Le national-socialisme et la technique : la spiritualisation du
mouvement national-socialiste (1930)95. En retour, de nombreux intellectuels d’extrêmedroite firent l’apologie de la technique et de la planification. On la trouve en particulier dans
Le Travailleur d’E. Jünger, considéré par Camus comme « le seul homme de culture
92
Dans son ouvrage Kultur und Technik (Francfort, 1935), la bibliographie de Carl Weihe compte plus de cent
livres et essais sur le thème « technique et culture » publiés en Allemagne entre 1859 et 1935, dont 70 depuis
1919 (Herf, Reactionary Modernism, p.173.). Une telle étude n’existe pas pour la France : plus tardif, le débat sur
la technique et la Modernité a bien eu lieu, mais n’a sans doute pas pris la même proportion ni les mêmes formes
(on semble le retrouver davantage dans les revues voire dans des comptes-rendus d’associations que dans des
livres). Sur les deux associations d’ingénieurs (VDI et VDDI), cf. en part. Herf, chap. VII, « Les ingénieurs
comme idéologues », et Blackbourn, The Conquest of Nature, 192‑94. Quelques exemples cités par Herf :
Edward Mayer, Technik und Kultur (Berlin, 1906) (selon Herf, p.158, le premier ouvrage avec ce titre); Werner
Sombart, « Technik und Kultur », Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 33 (2, 1912), pp. 305-47 ; Hans
Freyer, « Zur Philosophie der Technik », Blatter fur deutsche Philosophie 3 (1927-8), pp. 192-201; Friedrich
Dessauer, Philosophie der Technik (Bonn, 1928); Manfred Schroter, Die Philosophie der Technik (Munich,
1934); Eberhard Zschimmer, Deutsche Philosophen der Technik (Stuttgart, 1937).
93
Cf. supra, 1e partie, section VII et notes 89, 110, 144 et 208.
94
Rudolf Haym, Hegel et son temps (1859, trad. par P. Osmo, Gallimard, 2008), cité in Rockmore, On
Heidegger’s Nazism and Philosophy, chap. VI, p.215.
95
Herf, Reactionary Modernism, 192‑93.
397
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
supérieure qui ait donné au nazisme une apparence de philosophie »96 et ami d’Heidegger –
dans la vie et la théorie. Le national-bolchévique E. Niekisch critiquait la « technique
anthropophage » tout en faisant l’apologie de la « planification » soviétique et voyait dans la
« liquidation » des koulaks en URSS une situation qui permettait à la « ville de contrôler la
terre de la même façon que la technique contrôle la nature » ; Jünger, qui rêvait des
« paysages planifiés » de l’avenir, en appela à l’aménagement du territoire afin de supprimer
la distinction entre villes et campagnes, idée qui aurait été à l’origine de la création d’un
institut de recherches ad hoc par le Gauleiter E. Koch visant à préparer la planification des
terres conquises à l’Est. Si la technocratie, aujourd’hui, rime avec un apolitisme revendiqué et
parfois moqué, une partie d’entre elle était alors ouvertement fasciste97. La revendication de la
neutralité de la technique et de l’apolitisme de l’ingénieur, voire du philosophe, était au
contraire dirigée par O. Neurath et d’autres membres du Cercle de Vienne contre le nazisme
et ce discours moderniste réactionnaire98.
L’affirmation de G. Anders, en 1956, selon laquelle « la publication d’une critique de la
technique [serait] devenue aujourd’hui une affaire de courage civique »99, n’est
compréhensible qu’à condition de prendre en compte la rupture opérée par le nazisme. En
quelques décennies, on passa en effet d’une critique conservatrice et romantique de la
technique à son apologie : la querelle sur la technique aboutit, sous Hitler, à la victoire du
modernisme réactionnaire. Ce premier succès des « technophiles » fut confirmé après 1945, la
société allemande se ressoudant autour d’un projet démocratique et ordo-libéral100. Au-delà de
l’Allemagne, la croissance économique fait l’objet d’un consensus politique (M. Thorez fit
l’éloge de la « bataille de la production »101), ce qui explique également la perception d’une
naissance soudaine du sentiment environnementaliste dans les années 1960-70 : alors que
celui-ci était présent au début du siècle, il fut partiellement éclipsé après 1945102. En 1961,
l’économiste F. Perroux fut ainsi l’un des premiers à distinguer clairement la croissance du
96
Camus cite ensuite Jünger : « La meilleure réponse à la trahison de la vie par l’esprit, c’est la trahison de
l’esprit par l’esprit, et l’une des grandes et cruelles jouissances de ce temps de participer à ce travail de
destruction » (L’homme révolté, 228‑29.).
97
Cela conduit à interroger l’interprétation de certains historiens qui essaient de tracer une distinction entre ceux
qui ont collaboré avec le régime uniquement en tant que « techniciens », interprétation parfois fondée uniquement
sur leur profession, et les « fanatiques ». Sur Jünger, Niekisch et Koch, cf. Orr, « German Social Theory and the
Hidden Face of Technology », 318, 322. Sur le Generalplan Ost, cf. 1e partie, section VII.3.c.iv.
98
Cf. sur ce point Peter Galison, « Aufbau/Bauhaus: Logical Positivism and Architectural Modernism », Critical
Inquiry 16, no 4 (Summer 1990): 709‑52.
99
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle
(1956; Paris: Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002), 17 (introduction).
100
Michel Foucault, Cours au Collège de France 1978-1979: Naissance de la biopolitique (Seuil, 2004).
101
Discours de Waziers (Nord) du 21 juillet 1945. « Produire […] c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de
votre devoir de classe […] nous gagnerons la bataille de la production comme nous avons gagné la bataille contre
l’occupant. »
102
L’affaire du barrage de Wutach montre toutefois la persistance de l’environnementalisme. Cf. supra, section
VII.3.c.i et note 143.
398
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
développement social103, préalable à toute remise en cause, au sein de la théorie économique,
de l’impératif de la croissance ou de la validité des indicateurs macro-économiques (PIB,
PNB, etc.) forgés au cours de la première moitié du XXe siècle104. Bref, en l’espace d’un
demi-siècle, l’Allemagne s’était réconciliée avec la technique. Celle-ci avait été conçue
comme une puissance dissolvante, assimilée au rationalisme, au libéralisme, au socialisme et
à la modernisation en général sous le terme Zivilisation. Mais, dès la fin du régime du
Weimar, la technique s’était liée à la Kultur allemande, ouvrant la possibilité d’une
« troisième voie » entre l’ « américanisme » et la « bolchévisation ». Carl Schmitt et
Heidegger ont ainsi pu croire à cette alternative avant que celle-ci ne soit décrédibilisée après
1945. Lire Heidegger à la lumière de ces débats permet ainsi d’éclairer ses propos, en les
distinguant de formules proches, tout en évoquant d’autres conceptions de la technique, très
influentes y compris dans les textes que nous commentons, mais moins théorisées. Ainsi, les
textes que nous analysons permettent de saisir, à un moment donné et dans un contexte
historico-social déterminé, plusieurs formulations d’une « pensée de la technique »,
lesquelles, à chaque fois, s’insèrent dans des agencements théoriques et historiques.
II.2.b.ii E. Kapp et Erewhon : l’anthropologie de la technique
Les Allemands considéraient les Lignes directrices d’une philosophie de la technique
(1877) d’E. Kapp, sous-titré « La genèse de la culture depuis une nouvelle perspective »105,
comme l’ouvrage fondateur de la philosophie de la technique. Kapp élaborait une théorie de
la technique comme « projection organique » : tout objet technique est une projection ou un
prolongement des organes et des fonctions humaines106. La « technique est le prolongement
du corps humain », « la technogenèse récapitule et prolonge l’onto- et la phylo-genèse107. »
L’aliénation n’est pas intrinsèque au capitalisme : pour Kapp, la projection de l’Esprit dans la
matière « est bien Entäusserung [extériorisation], mais ne doit jamais devenir Entfremdung
[aliénation] »108. La dépendance à l’égard des machines, l’asservissement à notre propre
production devenue étrangère à nous, n’est qu’une possibilité, un accident ou encore une
erreur. La philosophie de la technique culmine dans la philosophie de l’Etat, projection des
103
Eric Berr et Jean-Marie Harribey, « Le concept de développement en débat », Economies et Sociétés, no 3
(2005): 463‑76.
104
Alain Desrosières, Gouverner par les nombres (L’argument statistique, II) (Presses des Mines, 2013).
105
Kapp, E., Grundlinien einer Philosophie der Technik. Zur Entstehungsgeschichte der Kultur aus neuen
Gesichtspunkten, trad. par G. Chamayou : Principes... Cf. aussi Hottois, « Les philosophes... »; Benoît
Timmermans, « L’influence hégélienne sur la Philosophie de la technique d’Ernst Kapp », in Les philosophes et
la technique (Paris: Vrin, 2003), 95‑108.
106
Timmermans, « L’influence hégélienne... »
107
Ibid., p.98.
108
Ibid., p.105.
399
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
projections – une philosophie qui, chez ce proche des jeunes hégéliens de gauche, demeure
libérale109.
Avec Kapp, la philosophie de la technique s’inaugure comme histoire des techniques,
associée à une anthropologie évolutionniste inspirée de Lamarck, Darwin et Haeckel. S’il
fallait discerner le prix de l’inventeur de la philosophie de la technique, ce n’est toutefois ni à
Kapp, ni à Descartes, La Mettrie, Hegel ou Marx que nous l’accorderions. L’origine des
espèces provoque, dès 1859, un coup de tonnerre qui suscite des controverses bien au-delà de
l’opposition créationniste110. Quatre ans plus tard, un éleveur de moutons envoie une lettre à
un journal néo-zélandais. Intitulée « Darwin et les machines », celle-ci constituera la base, en
1872, du « Livre des machines », soit trois chapitres de l’utopie écrite par Samuel Butler,
Erewhon, or Over the Range, où le narrateur copie un ouvrage venu de ce pays de nulle
part111. C’est donc sur un ton bouffon que Butler propose « qu’une guerre à mort » soit
déclarée aux machines : « Ne faisons aucune exception, pas de quartier ; retournons ensemble
aux conditions primitives de l’humanité »112. Dans Erewhon – un best-seller alors comparé
aux Voyages de Gulliver –, le narrateur rencontre un peuple qui, sans revenir à l’état de CroMagnon, découvert à la même époque, décide toutefois de détruire toutes les machines depuis
272 ans. Loin d’être un luddite – le ton ironique n’échappe qu’à l’éditeur de 2013 – Butler
s’inspire de Darwin pour proposer une histoire naturelle des techniques. Entre la lettre et le
livre, s’est interposée la publication du livre I du Capital (1867), où Marx indique en note que
si « Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la
formation des organes [...] en tant qu’instruments de production de la vie des plantes et des
animaux », il reste à écrire une « histoire de la formation des organes productifs de l’homme
social »113.
Butler n’écrit pas une histoire, mais deux philosophies : selon la première, suggérée
dans « Darwin et les machines » et qui remporta l’adhésion du peuple visité dans Erewhon,
les machines sont une autre espèce, représentantes de la « vie mécanique ». A ce titre, elles
évoluent, mais bien plus vite que l’homme, la faune ou la flore. L’homme croit s’en servir
pour son confort. Mais « nous en sommes arrivés à un tel point qu’aujourd’hui l’homme
souffrirait terriblement s’il cessait de bénéficier des machines », ce qui « nous empêche de
proposer l’annihilation complète des machines »114. En fait, l’homme est entré dans un
109
Kapp. E. (1849), Le despotisme constitué et la liberté constitutionnelle, cité in Timmermans, loc.cit.
John Dewey, « The Influence of Darwinism on Philosophy », in The Influence of Darwin on Philosophy and
Other Essays in Contemporary Thought (New York: Henry Holt & Cie, 1910), 1‑19.
111
La lettre et les trois chapitres ont été republiés ensemble sous un intitulé, choisi par l’éditeur et qui constitue
déjà une interprétation : Samuel Butler, Détruisons les machines (Vierzon: Le Pas de Côté, 2013).
112
Samuel Butler, « Darwin et les machines », in Détruisons les machines, 5‑18, p.17.
113
Karl Marx, Le Capital, livre I (PUF, 1993), chap. XIII, note 89 p.417-418.
114
Samuel Butler, « Le livre des machines (chapitres extraits d’Erewhon, or Over the Range) », in Détruisons les
machines, 19‑94, p.42-43.
110
400
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
processus de domestication par les machines. Certes, les machines, pour se reproduire, ont
besoin de l’homme ; n’est-ce pas la même chose avec le trèfle et le bourdon ? « C’est ici que
réside le danger », selon le narrateur du Livre des machines, car nombreux considèreront, à
juste titre, que l’homme se portera mieux « sous le règne bénéfique des machines [...] bien
qu’ici ou là quelque âme ardente puisse [...] maudire le destin qui ne l’a pas fait naître sous la
forme d’une machine à vapeur ». Or, ce narrateur est horrifié par les conséquences du
darwinisme, et se refuse à admettre, non seulement que l’homme puisse être supplanté par une
autre espèce, mais que lui-même puisse provenir d’une autre espèce. Cette doctrine l’emporta
dans cette région d’Erewhon, conduisant à la destruction des machines trop modernes afin de
mettre un coup d’arrêt à l’évolution machinique. Toutefois, une autre philosophie,
minoritaire, s’y opposait. Selon celle-ci, nul lieu de s’inquiéter : l’homme est un « mammifère
machiné », les machines ne sont rien d’autres que « des membres extra-corporels » : « les
machines doivent être considérées comme le mode de développement par lequel l’organisme
humain est principalement en train d’avancer ». Loin de constituer une autre espèce, les
machines font partie de l’extériorisation de l’homme.
Ainsi Butler est l’inventeur bouffon d’une philosophie anthropologique de la technique
indissociable d’une histoire des techniques, promise à un bel avenir tant en Allemagne qu’en
France avec Canguilhem ou Leroi-Gourhan. Dans ce « Livre des machines », on trouve
présent plusieurs tendances majeures de la philosophie de la technique: la dénonciation de
l’aliénation technique ; l’idée que la technique constitue un mode, spécifiquement humain, de
l’évolution naturelle ; une conception évolutionniste qui va jusqu’à envisager les machines
comme formant un règne ad hoc, distinct du règne animal et végétal, et qui inspira J. Lafitte115
voire Simondon et son « monde technique », etc. Avec Kapp ou Butler, la philosophie de la
technique s’inaugure sous la forme d’une anthropologie – dans cette mesure, c’est toujours
une philosophie de la nature, fût-ce de la nature humaine et de ce qui distingue l’homme de la
nature. Or le geste d’Heidegger consiste à contester cette orientation anthropologique.
Défenseur imperturbable de la différence ontologique entre le Dasein et l’animal, critique
implacable de l’anthropologie et de la psychologie, Heidegger construit sa réflexion en
contre-point de ces ouvrages célèbres.
115
L’auteur des Réflexions sur la science des machines (1932) propose une histoire des lignages techniques sur un
modèle évolutionniste qui le conduit à postuler un « règne » à part des machines. S’inspirant de la Cinématique de
F. Reuleaux (1877), il fut beaucoup discuté jusqu’aux années 1960 (Marcel Boll, « Rôle social de la machine
(pour rendre la planète habitable) », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 7 octobre 1933; Ronan
Le Roux, « Pierre Ducassé et la revue Structure et Évolution des Techniques (1948-1964) », Documents pour
l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 20 (décembre 2011): 119‑34; pour une présentation, cf. Jean-Yves
Goffi, La philosophie de la technique, 2e éd., Que sais-je? (1988; Paris: PUF, 1996), 57‑60.).
401
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.2.c TROIS
CONCEPTIONS
HEIDEGGERIENNES
DE
LA
TECHNIQUE
Nous distinguons trois périodes dans la réflexion sur la technique d’Heidegger : celle
d’Etre et temps (S&Z, 1927), suivie par la période nazie (1933-1945) et l’après-guerre. Cette
périodisation est approximative. Les thèmes antérieurs sont constamment réinvestis tandis que
certaines évaluations ne changeront guère116. Lui-même a proposé, souvent dans un contexte
polémique, plusieurs périodisations distinctes, dont la plus importante concerne l’émergence
du concept de Gestell entre 1949 et 1953, mais on peut aussi citer une coupure qu’il attribue
à ECM (1938)117. Enfin, cette périodisation ne peut qu’entrer en rapport avec la Kehre (« le
tournant ») qu’il a conceptualisé118, sans toutefois coïncider avec elle : si celle-ci est souvent
rapportée aux Beiträge (1936-38), les cours et « digressions » sur Nietzsche, qui se seraient
étendus de 1936 à 1946 peuvent aussi bien être rapprochés de la période nazie – notamment
par l’approche de la technique et de la « race » qui y est présente – que de l’après-guerre, en
particulier avec l’insistance sur ce qu’il n’appelle pas encore Bestand (« fond ») et qui jouera
un rôle majeur dans la théorie du Gestell119. Sans viser à une périodisation rigoureuse, notre
approche, même thématique, ne peut donc faire l’économie d’une chronologie, ce qui
n’implique pas pour autant une lecture strictement diachronique.
Notre analyse visant d’abord à montrer comment Heidegger se joint au modernisme
réactionnaire avant de s’en distancer, nous ne commenterons pas la première conception de la
technique élaborée dans S&Z. D’une part, il n’en reste plus rien dans QT. D’autre part,
Heidegger y défend encore une conception de la technique en tant qu’outil, l’ « ustensilité »
caractérisant l’un des modes d’être du Dasein, ni plus ni moins120. Ce sont les deux
conceptions suivantes que nous analyserons. Dans les années 1930, sans être thématisée en
tant que telle, la théorie heideggérienne de la technique transparaît dans certains textes. On
discernera dans ses conceptions d’alors deux caractéristiques principales : d’une part, l’espoir
de fonder une « technique allemande », de penser une « troisième voie » entre l’URSS et les
Etats-Unis qui permettrait à l’Allemagne de se réapproprier la technique ; d’autre part, la
critique du calcul et de la science, qui culmine dans un rejet violent de la raison mais qui
116
Cf. les propos sur le nazisme dans ES.
ECM (Die Zeit des Weltbildes, in Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard, 1962), 99‑146.) fut d’abord
publié sous le titre Die Begründung des neuzeitlichen Weltbildes durech die Metaphysik, « Le fondement de la
conception moderne du monde par la métaphysique ». La coupure quant au Gestell est affirmée in ES ; sur celle
portant sur ECM, cf. infra, section II.3.c. .
118
Nous n’expliquerons le sens du mot Kehre que dans la section II.4.c traitant de la « conversion ».
119
C’est dans la préface de 1961 à l’édition de ces cours et « digressions » (selon ses termes) qu’il donne cette
périodisation (cf. Nietzsche I, Gallimard, 1971) ; toutefois, le premier tome ne date aucun des chapitres, et le
second les date de 1939 à 1941.
120
Cf. Jean-François Courtine, « Vorhanden/Zuhanden / Vorhandenheit/Zuhandenheit », Dictionary of
Untranslatables. A Philosophical Lexicon (Princeton Univ. Press, 2014); Séris, « Métaphysique et essence de la
technique: Heidegger », 285‑87.
117
402
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
constitue aussi la première théorisation de l’opérationnalité des technosciences. L’aspect
contradictoire de ce couple est le trait principal du « modernisme réactionnaire ». On retrouve
ainsi l’un de nos triangles conceptuels, technique-modernité-nazisme : la pensée
heideggérienne de la technique, dans les années 1930-40, est solidaire tant d’une réflexion sur
la modernité que du nazisme. Vient ensuite, après guerre, l’élaboration du Gestell mais aussi
de la Gelassenheit (« Sérénité », SE). Bien que ces textes ne soient pas dénués de parti-pris
idéologiques, reste qu’ils constituent le lieu où l’on peut trouver, aujourd’hui121, un véritable
intérêt philosophique à sa conception de la technique.
On s’intéressera particulièrement, dans une première partie, à l’Introduction de la
métaphysique (IM, cours de 1935 publié en 1953 : la même année que QT dont il se distingue
fortement) et à ECM (1938). En critiquant la lecture de Derrida122, nous montrerons comment
Heidegger pense une « technique allemande » dans le cadre de ce qu’on appellera la
métaphysique de la guerre froide. Dans le même temps, il réduit le logos à la logique et celleci à la technique, les sciences étant embarquées dans le même mouvement. Malgré ce projet
de « destruction de la logique », on ne trouvera chez lui aucune condamnation claire et
univoque de la technique. Dans un second temps, la lecture des textes d’après-guerre –
notamment les conférences de Brême (1949), QT (1953) et SE (1955) – montrera comment
Heidegger rompt avec le modernisme réactionnaire, qui culmina dans l’apologie de la
technique développée dans les cours sur Nietzsche. Outre l’explication du Gestell, on
montrera comment Heidegger insiste sur la nécessité d’accepter et de se tenir à la hauteur du
« destin » que constituerait la technique moderne : « ce qui […] est ici proprement inquiétant
n’est pas que le monde se technicise complètement. Il est beaucoup plus inquiétant que
l’homme ne soit pas préparé à cette transformation » (SE, 143-145). Cette conception mène à
SE, où il ajoute à son refus constant de condamner la technique l’idée qu’il faut changer notre
rapport à celle-ci plutôt que d’essayer vainement de la contrôler.
A l’antipode de l’adversaire acharné de la modernité, on dessinera un Heidegger
ambigu, voire clivé, partagé entre ses convictions politiques et son inclination contre la
technique et la nécessité philosophique et politique de la penser123.
121
Une précision qui conduit à souligner que l’intérêt philosophique d’un texte, et donc la distinction entre
« philosophie » et « idéologie », tient autant au lecteur qu’au texte lui-même.
122
Derrida, Heidegger et la question.
123
Selon D. Janicaud, l’attitude d’Heidegger est « comparable à celle de Hegel », elle met de côté le « point de
vue individuel » (ou essaie de le faire, est-on tenté de corriger) (in « Face à la domination... », 480.)
403
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.3 HEIDEGGER ET LE MODERNISME REACTIONNAIRE
« Cela ne signifie nullement qu’il n’y a « pas de texte vrai » […] Si une seule des trois
variantes narratives du même fait est « vraie », en revanche une variante « fausse » peut être
en même temps une version extraordinairement active »124.
La conception moderniste réactionnaire développée par Heidegger dans les années 1930
est liée à ses considérations géopolitiques, qu’il faut donc analyser plutôt que nier comme le
fait une partie de l’exégèse. Nous examinerons ensuite les implications de la critique du logos,
en montrant en outre que les références à l’artisanat ne peuvent être comprises comme
relevant de l’apologie d’une technique pré-industrielle. Ceci nous obligera à analyser le statut
de la différence ontologique dans l’économie de ce discours. Enfin, on interrogera la valeur et
le sens de l’assimilation posée entre technique, métaphysique et nihilisme. Cela nous
permettra de montrer d’une part qu’elle le conduit à s’abstenir de tout jugement de valeur à
l’égard de la technique et à prôner, paradoxalement, l’approfondissement de la domination de
la technique en tant que radicalisation du nihilisme qui seule pourrait permettre de le
« surmonter ». D’autre part, cela conduit à interroger le rapport d’Heidegger à la « critique »
et à l’histoire, et plus largement celui des théoriciens qui traitent du rapport de la technique au
génocide nazi.
II.3.a LA TECHNIQUE, L’ESPRIT ET LE DEMONIQUE
Trois ans avant de proclamer l’identité entre l’essence de la technique et celle de la
métaphysique, Heidegger avait écrit que celle-ci était « nihiliste » (IM). Plutôt que de suivre
les péripéties de ce terme flou125, nous analysons l’un des symptômes de ce « nihilisme », à
savoir la « frénésie sinistre de la technique déchaînée ». En 1935, il indiquait que le « destin
spirituel de l’Occident » relevait de la « question de l’Etre », avant d’affirmer que l’Europe se
trouvait prise en « étau » entre la Russie et l’Amérique. Ces pays seraient du « point de vue
métaphysique, la même chose ; la même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de
l’organisation sans racines (bodenlosen) de l’homme normalisé » (IM, 48-49). Autrement dit,
seule l’Europe échapperait à cette « frénésie sinistre » – c’est « l’invention [du] démoniaque »
(das Dämonische ; IM, 57). Selon Derrida, ce « démonique » renvoie à la « démission de
l’esprit devant l’autorité calculatrice de l’entendement »126. Heidegger n’affirme toutefois pas
que la réduction (alléguée) de l’esprit à la ratiocination serait le démonique, mais seulement
que c’en est l’une des manifestations127. Il s’agit bien, cependant, d’une critique de la culture :
124
Faye, Le langage meurtrier, 7‑8.
Voir, sur ce point et sur IM, note 29 sur l’assimilation répétée entre métaphysique et nihilisme, et Faye et
Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme.
126
Derrida, « De l’esprit », chap. VII, p.81, in Heidegger et la question. Pour une critique de cet ouvrage, cf. les
travaux de R. Wolin, dont « Heidegger et le nazisme », L’Homme et la société 97, no 3 (1990): 119‑31.
127
Introduction…, 57 : « La montée de cette démonie (…) se manifeste de façons multiples », y compris « par
l’énervation de l’esprit, qui s’accomplit par une mécompréhension de celui-ci ».
125
404
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’auteur parle d’une « falsification » de l’esprit comme « intelligence », une intelligence
conçue comme « outil » aux services d’objectifs, et qui prend la forme de la culture. On ne
s’intéressera pas tant à cette critique128 qu’au terme surprenant de « démonique ». Pour
Derrida, cela renvoie au Malin Génie de Descartes. L’omniprésence de ce terme dans la
querelle sur la technique rend pourtant une lecture externe indispensable. Après avoir évoqué
ces usages courants, on commentera une conférence de C. Schmitt de 1929 qui révèle une
forme d’utopisme technologique comparable au transhumanisme. On montrera enfin que
l’allusion à la « technique déchaînée » ne saurait être considérée comme une critique de la
technique.
II.3.a.i Le « démonisme » de la technique
Les termes de « démonisme » ou de « démoniaque », ou leurs synonymes, étaient
extrêmement banals – et polysémiques – dans le discours contemporain. On le retrouve dans
la critique paradoxale de la technique d’E. Niekisch129 ; de façon plus positive, chez Spengler
– souvent cité par Heidegger –, qui évoque une « puissance faustienne »130 ; chez Jünger, qui
parle d’un « démonisme mathématique » – qui ne peut manquer de nous renvoyer au « démon
de Laplace » – et stigmatise l’inflation comme une « variation de cours anonyme et
démoniaque »131 ; chez Lüddecke, un admirateur de Ford qui relie ce terme, de façon positive,
à la machine et à l’américanisme132 ; chez le professeur de philosophie Schröter, auteur d’un
Deutscher Geist in der Technik, qui fait l’éloge de cette « destinée technique démonique »
propre aux Allemands133, chez Schwerber, dans son livre sur le National-socialisme et la
technique134… Commentant Sombart, M. Scheler parlait lui d’une « profonde perversion de
toutes les forces essentielles de l’esprit » et d’un « démentiel renversement de tout ordre
128
Nous revenons toutefois sur la Kulturkritik dans la section III.1.b.ii.
Cf. supra, 1e partie, section VII.3.b, et 2e partie, section II.2.b.i. Le terme de « démonique » apparaît dans
« Menschenfresser Technik », in Widerstand 6 (1931), cité in Herf, Reactionary Modernism, 39.
130
Oswald Spengler, Man and Technics. A contribution to a philosophy of life (1931; Greenwood Press, 1976).
Cf. aussi le commentaire étendu dans Herf, op.cit., et la critique acerbe et délicieuse de L. Febvre, qui remarque
en passant que « l’homme qui rompait ainsi avec le peuple de ceux qui l’avaient acclamé, continuait de s’offrir
aux nazis comme leur vrai conseiller » – autre exemple du malentendu entre intellectuels et nazis (L. Febvre,
« Deux philosophies opportunistes de l’histoire ; De Spengler à Toynbee », in Combats pour l’histoire (1936;
Armand Collin, 1992), 118‑43.)
131
E. Jünger, « Uber die Gefahr », in Widerstand, 1931, trad. in « On Danger », New German Critique, no 59
(1993): 27‑32. L’article est cité in Herf, Reactionary Modernism, 98; cf. aussi Ernst Jünger, Le Travailleur (1932;
Paris: Bourgois, 1989), chap. XXXII, 99. Sur son rapport au nazisme: Nikolaus Wachsmann, « Marching under
the Swastika? Ernst Jünger and National Socialism, 1918-33 », Journal of Cont. History 33, no 4 (1998): 573‑89.
132
Theodor Lüddecke, Das amerikanische Wirtschaftstempo als Bedrohung Europas (Leipzig, 1925), cité par
Herf, Reactionary modernism, 163.
133
Cité par Herf, op.cit., 169. Professeur à Munich, Schröter aurait été contraint d’abandonner son poste en raison
de son refus de divorcer de son épouse juive. Son livre de 1934, Philosophie der Technik, fut recensé quelque peu
dubitativement in Pierre Harmignie, « Manfred Schröter, Philosophie der Technik », Revue Philosophique de
Louvain 38, no 45 (1935): 140‑41.
134
Cité par Herf, Reactionary Modernism, 192‑93. Cf. supra note 95.
129
405
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sensé des valeurs »135. Même Weber, qui s’abstient d’un tel pathos et qui fut ciblé par les
modernistes réactionnaires, évoque le « déchaînement extrême », aux Etats-Unis, de « la
recherche du gain »136. Le « démoniaque » se retrouve, enfin, chez Marx, Adorno et
Horkheimer137.
Lorsque Derrida ne lit pas le « démonisme » à l’aune de Descartes, il ramène le
« discours sur la crise » que serait l’IM à d’autres propos qu’il juge analogue, dont notamment
ceux de Valéry et Husserl138. Il noie ainsi la spécificité heideggérienne dans un discours
général139 ; en outre, il oublie de ramener ce « discours sur la crise de l’esprit » à la querelle
sur la technique. Or la mise en rapport de l’« esprit » ou de l’« âme » et de la technique est
une constante de cette controverse. Le modernisme réactionnaire formulait le projet d’une
« spiritualisation de la technique » opérée par un Etat autoritaire. Seul celui-ci pourrait à la
fois assujettir l’économie – notamment « marchande » – au politique, « libérer » la technique
du « diktat de Versailles » et de la gauche – c’est-à-dire permettre le réarmement – et faire
face au conflit de classes par le corporatisme. Dans beaucoup de ces discours, pour réhabiliter
la technique, il faut disjoindre une « essence » de la technique de la technique prise dans les
rapports du capitalisme marchand et financier, « non productif ». L’opposition entre un
capitalisme « productif », « aryen », et un capitalisme « financier », « juif », n’est pas
seulement un stéréotype antisémite, mais aussi la conséquence de ce discours. Parfois, on
tente plutôt d’établir le caractère anthropologique de la technique, dans le sillage d’E. Kapp,
ou de la mettre en rapport avec une « voie intérieure » (Weg der Innerlichkeit) ou une
« volonté de puissance »140.
135
Scheler, « Le bourgeois », 137.
Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p.251.
137
« La machine isolée », dit Marx, « a fait place à un monstre mécanique dont le corps emplit des corps de
bâtiments entiers de la fabrique, et dont la force démoniaque […] éclate dans la folle et fébrile sarabande de ses
innombrables organes de travail ». Adorno et Horkheimer évoquent, eux, « la déformation démoniaque subie par
les hommes et les choses » (Marx, Le Capital, livre I, 428, chap. XIII; Adorno et Horkheimer, La dialectique de
la raison, 45.).
138
Derrida, Heidegger et la question, 74 sq. Ce faisant, il suit l’autojustification d’Heidegger, qui affirmait qu’à
l’instar de Valéry, il voulait résoudre « la crise de l’Esprit européen » (Husserl n’est pas évoqué). Cf. « Letter to
the Rector... » Derrida connaissait cette lettre (op.cit., 181).
139
Sur la critique de ce rapprochement partiel entre Heidegger, Husserl et Valéry, cf. Richard Wolin, « Preface to
the MIT Press Edition: Note on a Missing Text », in The Heidegger Controversy: A Critical Reader, ix‑xx. Cf.
aussi Alain Renaut, « La « déviation heideggerienne » ? », Le Débat 48, no 1 (jan. 1988): 172‑75. La fin de la note
n°2 p.74-76 de Derrida (op.cit.) est particulièrement critiquable : la question du « Papou » chez Husserl aurait
mérité de sa part une lecture plus fine (cf. « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », in La crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935; Gallimard, 1976), 352‑54, 372.)
140
Voir, chez Herf, op.cit., par exemple, Jünger, « Nationalismus und modernes Leben », Arminius 8 (1927), cité
p.82 ; Edward Mayer, Technik und Kultur (1906), cité p.158 ; Friedrich Dessauer, Die Philosophie der Technik
(1928), cité p.170-171 ; l’expression Weg der Innerlichkeit est de Schroter, Die Kulturmöglischkeit der Technik
als Formproblem der produktiven Arbeit, 1920, cité p.164-165, mais on retrouve le terme ailleurs, par exemple
chez Mayer ; voir aussi, de Schroter, Die Philosophie der Technik, 1934, cité p.166 sq.; cf. aussi l’œuvre d’E.
Diesel, le fils de l’inventeur du moteur, cité p.163-164; voir aussi les chapitres sur Spengler, Jünger et Sombart ;
sur E. Kapp, cf. p.157-158.
136
406
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Mais le modernisme réactionnaire ne constitue qu’un des pôles de ce débat. A
l’antipode de ce discours, on trouve en effet l’alliance entre le Bauhaus et le Cercle de
Vienne, défenseur du « positivisme logique »141. O. Neurath affirme ainsi que l’architecture
moderne pourrait refléter « l’esprit des temps modernes », tandis que W. Gropius déclare
qu’elle permettrait de produire une « révolution spirituelle complète chez l’individu » ainsi
qu’un « nouveau style de vie ». Par le « contact constant avec la technologie avancée »,
l’ « individu créatif, déclare Gropius, sera capable d’amener les objets dans une relation vitale
avec le passé, ainsi que de développer une nouvelle attitude à l’égard de la conception
[design], à savoir : l’acceptation déterminée de l’environnement vivant des machines et des
véhicules ». De leur côté, Carnap, Feigl et Neurath publient en 1929 un tract intitulé « A tous
les amis de la conception scientifique du monde ! ». Selon celui-ci, « nous vivons dans une
situation critique sur le plan spirituel [geistigen] ! La pensée métaphysique et théologique est
en train d’exercer son emprise sur certains groupes ; l’astrologie, l’anthroposophie et des
mouvements similaires se développent. De l’autre côté : des efforts toujours plus conscients
pour une conception scientifique du monde, pour la pensée empirique et logicomathématique ». Le « discours sur la crise » est bien un discours général, mais il ne fait que
décrire un champ dans lequel un éventail divers de positions se déploient et où Heidegger
prend position.
II.3.a.ii Carl Schmitt transhumaniste ?
« La thèse soviétique n’implique pas seulement le manque complet de contrôle de l’Ouest sur
sa propre destinée économique, elle présume également l’unité, la discipline et la patience
russe sur une période infinie. » (G. Kennan, 1946-47142)
La stratégie derridéenne s’efforce de dissocier les problèmes théoriques formulés par
Schmitt de ceux élaborés par Heidegger143 ; le théoricien du droit n’est pas cité dans De
l’esprit, qui réduit le démonisme à une dénonciation de la ratiocination. Or Schmitt évoque le
« démonique » dans « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » (ENP, 1929). Ce texte,
considéré comme majeur par Schmitt, s’insère tant dans la « querelle sur la technique » que
dans le projet idéologico-politique de réarmement allemand. Quel est l’agencement
pertinent ? Le problème qui y est formulé répond à ceux examinés dans IM (Introduction à la
métaphysique) et ECM (« L’époque des conceptions du monde »), deux textes où Heidegger
élabore une métaphysique de la guerre froide. Dès lors, ENP, IM et ECM devraient être lus
avec le télégramme Kennan de 1946-47, cette analyse philosophique et stratégique qui
141
Galison, « Aufbau/Bauhaus... »; Neurath, Hahn, et Carnap, « The Scientific Conception... »
Kennan, « The Sources of Soviet Conduct ».
143
Outre les occurrences des noms propres dans son œuvre, il faudrait analyser les thèmes abordés ; cette
hypothèse nous semble toutefois avérée pour ce qui concerne son séminaire sur Heidegger (De l’esprit et les
textes afférents). Cette stratégie ouvre à une réflexion tant sur la genèse des problèmes théoriques et leur
transformation que sur l’honnêteté de la lecture de Derrida.
142
407
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorise la stratégie du « containment » de facto mise en œuvre depuis 1917. La diplomatie, la
philosophie et la stratégie sont indiscernables dans tous ces textes, auxquels il faut rapporter
le corpus sur le mensonge totalitaire, à commencer par le texte de Koyré de 1943, dont les
thèses préfigurent celles de Kennan144. Cette stratégie de lecture est celle qui adhère le plus à
la réalité historique ; on montrera toutefois qu’ENP s’insère aussi dans un autre agencement,
qui le relie au futurisme de Marinetti et au transhumanisme actuel.
Schmitt commence par évoquer l’URSS qui s’est « approprié nos connaissances et
notre technique » et a « pris au sérieux l’antireligion de la technicité »145. Il critique cependant
le pessimisme culturel de la génération précédente, qui voyait dans la technique une
« mécanique [...] sans âme » conduisant à la « détresse de l’âme […] face à l’ère technique »
– soit la conception formulée par Haym en 1859. On sentait que « l’orientation qui avait
commandé les stades successifs de l’esprit européen moderne en était arrivée à menacer la
civilisation même ». En dépit de ses ressemblances, ce diagnostic sur la crise a une toute autre
visée que celui d’Husserl. Constatant le « manque complet de contrôle de l’Ouest sur sa
propre destinée », pour reprendre Kennan (qui décrit le point de vue soviétique), Schmitt veut
dépasser la contradiction que les conservateurs établissent entre Zivilisation et Kultur afin de
permettre « l’unité, la discipline et la patience allemande sur une période indéfinie ». Il lui
faut donc montrer que l’esprit ne s’oppose pas à la technique. Pour cela, il doit rejeter le
dogme de la neutralité de la technique : c’est parce que la technique est ambivalente qu’elle
n’est pas neutre, puisqu’elle peut et doit servir une fin politique et spirituelle. La technique est
un « instrument », une « arme », donc elle n’est pas neutre146. On ne peut pas réduire ce
« produit de l’intelligence et de la discipline » à une « chose morte et sans âme ». Il ne s’agit
toutefois ni d’amalgamer l’esprit et la technique, ni de faire de la technique uniquement
l’instrument de l’esprit (sans quoi elle serait « sans âme »). L’analyse de Schmitt rejoint ici
les Principes de la philosophie du droit (§270) où Hegel dénonce la réduction de l’Etat à un
« mécanisme » qui devrait être asservi aux buts de l’Eglise ; le télégramme de Kennan, qui
peut directement être mis en rapport avec Schmitt et Heidegger, s’inscrit aussi dans cette
analyse hégélienne de la tolérance, du fanatisme et de l’instrumentalisation idéologique de
l’Etat. La solution de Schmitt à ce problème des rapports entre l’esprit, la technique, l’Etat,
les partis, l’idéologie et la diplomatie consiste à formuler le concept d’un « esprit techniciste »
qui se loge derrière la technique et qui ne se confond pas avec les doctrines politiques (ou les
144
Kennan, « The Sources of Soviet Conduct »; Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge (1943; Allia,
1996). Cf. aussi l’interprétation d’A. Fontaine qui conduit à dater la « guerre froide » de 1917.
145
Schmitt, La notion de politique, 131‑53. Cf. aussi le commentaire de Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?,
88‑91; et Schmitt, Le Léviathan..., chap. III et IV.
146
« Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité », 285 (p.145 dans la trad. « L’ère des
neutralisations… » in La notion de politique); cf. aussi Le Léviathan..., 102‑3, chap. IV.) Sur la neutralité
technique, cf. aussi infra sections III.2 et III.4.b.iv.1.1.
408
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« conceptions du monde »). Cet « esprit techniciste » est « peut-être mauvais et
diabolique »147 : ce terme ne renvoie pas à un jugement moral, mais à la frayeur subjective
éprouvée par Schmitt et ses contemporains à l’égard de la Modernité, que le théoricien
reconnaît objectivement (nonobstant le « peut-être »). Le « démonisme » de la technique n’est
que la façon dont l’idéologie populaire perçoit la force métaphysique qui informe le projet
technicien. Ainsi, Jünger, malgré sa fascination technophile, affirmait en 1929 qu’un café au
coin de la rue pouvait « susciter une impression diabolique » et un réveille-matin rappeler la
« catastrophe »148 : le démonisme jüngerien évoque tant la banalité quotidienne que la
« mobilisation totale » de la guerre industrielle. Interpréter ces termes comme des jugements
péjoratifs sur la technique constitue un contre-sens et aboutit à confondre la théorisation de la
technique avec les représentations sociales de celle-ci.
Ce n’est donc pas le fonctionnement de la technique qui intéresse Schmitt. Il reformule
ici les thèses du débat sur l’ « esprit du capitalisme ». Ainsi, contre le « matérialisme
historique », Scheler insistait sur le changement de mentalité qui seul avait permit l’essor et le
maintien du capitalisme – une interprétation compatible avec l’historiographie actuelle qui
insiste sur la « révolution industrieuse » ou sur la modification des pratiques sexuelles plutôt
que sur l’innovation technique et médicale pour expliquer la « transition démographique »
puis la « Révolution industrielle »149. Ainsi, Scheler rejette l’idée que le Moyen-Age ou
l’Antiquité auraient manqué de « savoir-faire » technique. Selon lui, il manquait au MoyenAge cette « volonté foncièrement différente et [cette] nouvelle mentalité » qui caractérise
l’ « esprit du capitalisme », lequel constitue « une structure de l’esprit d’ensemble qui englobe
les individus […] déterminée par la nouvelle volonté de dominer la nature »150. Scheler
affirme ainsi que la faculté de l’entendement, qui préside au travail scientifique et technique,
est subordonné à la volonté, conçue de façon structurelle. Chez Scheler, il y a une ambiguïté
fondamentale, puisqu’on ne sait pas très bien s’il s’agit d’une mentalité collective – d’un
hubris propre à l’attitude anthropocentrique du sujet bourgeois – ou s’il s’agit de l’ « esprit du
capitalisme » ou de l’ « esprit technicien », c’est-à-dire quelque chose qui échappe aux
représentations subjectives et qui constitue plutôt la logique métaphysique – ou métatechnique – interne aux techno-sciences. Schmitt en revanche distingue résolument l’ « esprit
de la technique » des « conceptions du monde » ou de la mentalité bourgeoise. Celui-ci est :
« une conviction fondée sur une métaphysique activiste, la croyance en un pouvoir, en une
domination illimitée de l’homme sur la nature et jusque sur la nature physique de l’homme, en
un recul indéfini des frontières que la nature lui impose, à des possibilités illimitées de
147
ECM. On a aussi traduit par demonic ou par « satanique » (The concept of the political. Expanded ed., trad. G.
Schwab, Univ. of Chicago Press, 1996/2007, p.94. Schmitt, « Aux confins de la politique… ».)
148
Jünger, Abenteurliche Herz (« Le cœur aventureux »), Berlin, 1929, p.168, cité par Herf, op.cit., p.98.
149
Pomeranz, La force de l’empire...; Paltrinieri, « Biopouvoir... »
150
Scheler, « Le bourgeois », 153‑56. Cf. aussi l’extrait de « Connaissance et travail » (inédit en français), p.254.
409
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
bonheur et de transformation inhérentes à son existence naturelle et terrestre. Ce phénomène
peut être qualifié de fantastique ou de satanique, mais il ne saurait être assimilé sans plus à la
mort, à l’absence d’esprit ou à une mécanique sans âme 151. »
La confusion entre les représentations subjectives, l’anthropocentrisme propre au sujet
occidental et son hubris, et entre la logique interne et autonome des techno-sciences demeure
ainsi malgré la volonté de Schmitt de distinguer cet esprit de toute idéologie particulière. Il
réinterprète ainsi le débat historico-sociologique sur « l’esprit du capitalisme » en en
radicalisant les enjeux politiques. En étendant l’hubris du projet technicien au-delà de la
nature afin d’inclure la transformation de l’homme lui-même, Schmitt rejoint Nietzsche selon
qui l’hubris caractérise davantage encore « notre attitude envers nous-mêmes » que celle visà-vis des « animaux »152. Mais Nietzsche s’abstient de tout jugement de valeur : il se limite à
affirmer que cette attitude constitue un renversement de la morale grecque. Schmitt, au
contraire, fait l’apologie de cet hubris. En outre, si l’idée d’une hypostase de la technique est
étrangère à la critique nietzschéenne de la métaphysique du sujet et de la substance, Schmitt
est conduit à hypostasier cette logique autonome des technosciences : l’esprit de la technique
repose sur une « conviction » (partagée par les sujets bourgeois), elle-même fondée sur une
« métaphysique activiste », un phénomène « fantastique » ou « satanique » qui ne peut être
amalgamé ni à « la mort », ni à « l’absence d’esprit », ni à une « mécanique sans âme », pas
plus qu’elle ne peut être assimilée aux idéologies politiques qui doivent s’emparer de la
technique pour en faire une arme. Ainsi s’explique la confusion entre les représentations
subjectives et la logique autonome des techno-sciences : le développement empirique des
techniques s’appuie sur une attitude anthropocentrique collective qui est elle-même fondée
sur la logique intrinsèque des techno-sciences, laquelle constitue une « métaphysique
activiste », c’est-à-dire une force méta-technique sur laquelle la société ne peut avoir aucun
contrôle. Le raisonnement d’Heidegger aboutira au même résultat.
Le pathos de Schmitt qui parle d’une « domination illimitée de l’homme sur la nature »
et sur lui-même se distingue radicalement de la formulation de Bacon selon laquelle « on ne
[triomphait] de la nature qu’en lui obéissant »153. Au contraire, la technique apparaît comme
une force surnaturelle capable de défier les limites de la nature 154. Schmitt est ici proche de
Spengler ou de Jünger qui assimilent la technique à l’expression d’une « volonté de
puissance » (le terme « fantastique » vise peut-être la conception jüngerienne du « réalisme
magique »)155. Il s’agit là d’une manière extrêmement imagée, caractéristique du
151
ECM (Schmitt, La notion de politique, 147‑49).
Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale (1887; Gallimard, 1964), III, 9, trad. modifiée.
153
F. Bacon, Novum Organum, livre I, §3.
154
On retrouve cette même notion chez Niekisch, dans son article précité de 1931.
155
Herf, Reactionary Modernism; Spengler, Man and Technics.
152
410
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
néoromantisme du modernisme réactionnaire et proche du futurisme156, pour définir
l’ambition de maîtriser son environnement, voire son propre corps. Spengler, Jünger, Schmitt
et Heidegger constituent ainsi un agencement collectif d’énonciation dans lequel le
modernisme réactionnaire, sinon le futurisme, jouent un rôle central. Or cet agencement
historique est désormais recomposé par l’émergence du transhumanisme (dont le caractère
gnostique ne doit pas être ignoré, surtout s’il s’agit de lire Heidegger et de s’intéresser à son
mépris du corps et de l’animal). Le texte de Schmitt peut dès lors directement être relié aux
propos transhumanistes d’Y. Coppens157. Ces descriptions lyriques du caractère soi-disant
démiurgique de la technique, qu’elles proviennent de Spengler, Schmitt ou Coppens,
constituent des professions de foi qui – nonobstant les divergences de convictions politiques –
se rejoignent dans un culte affirmant le pouvoir illimité de la technique et de l’homme. Le
juriste catholique du Troisième Reich se fait ici techno-prophète.
II.3.a.iii Carl Schmitt et le télégramme Kennan de 1946-47
« Je ne suis pas du tout certain de continuer indéfiniment dans la science. Je ne sais pas
comment publier mon travail sans le rendre accessible aux mains les plus fortes et je n’aime
pas les mains les plus fortes du temps présent. » (N. Wiener, 16 octobre 1945158)
Schmitt n’en oublie pas pour autant le reste de sa doctrine. La force métaphysique qui
s’incarne dans ce « magnifique ensemble d’instruments [...] n’attend » qu’une chose : « une
politique [...] assez forte pour s’assujettir la technique moderne ». Constante du modernisme
réactionnaire : le spiritualisme de la technique culmine dans l’appel à l’autorité. Cette maîtrise
ne consiste pas tant à rétablir un contrôle perdu de l’homme sur sa création qu’elle se fonde
sur l’idée que la technique, en elle-même, ne signifie rien. Loin de signifier que la technique
est neutre, son instrumentalité exige qu’elle soit dirigée par un projet spirituel et politique.
Maîtriser la technique, ce n’est aucunement limiter l’hubris « anthropocentrique » : c’est au
contraire s’emparer de cet esprit magnifique pour lui faire servir la cause allemande.
La validité historique et philosophique de ce discours sera balayée par les faits et
l’interprétation qu’en donnera G. Kennan159. Celui-ci montrera, avant Arendt, que le
renforcement totalitaire de la « machine gouvernementale soviétique » aboutit d’une part à un
déséquilibre massif entre les appareils répressifs et les organes d’administration visant
d’autres objectifs (par exemple économiques) et d’autre part à n’autoriser que le Parti à se
doter d’une « structure ». La « justification pseudo-scientifique » que permet la théorie
marxiste-léniniste de la haine du capitalisme conduit à un « fanatisme » d’autant plus grave
156
Les travaux sur ce mouvement – politiquement beaucoup plus divers que le modernisme réactionnaire
allemand, et esthétiquement incomparable – sont rares, y compris en italien. Cf. néanmoins Lista, Qu’est-ce que
le futurisme?...
157
Cf. supra, section VIII.6, note 78.
158
Cité in Galison, « The Ontology of the Enemy », 254.
159
Nous traduisons, comme ailleurs, le texte: Kennan, « The Sources of Soviet Conduct ».
411
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’il n’est contre-balancé par « aucune des traditions anglo-saxonnes du compromis » : la
Russie manque d’une tradition de tolérance. Dès lors, la société civile étant écrasée par l’Etat
et le Parti, elle devient une « masse amorphe » qui exige d’autant plus d’être surveillée et
réprimée qu’elle est exploitée et poussée aux limites de ses « forces physiques et nerveuses ».
Ce stakhanovisme totalitaire aboutit ainsi à une économie fragile, massivement déséquilibrée
tandis qu’il demeure impossible d’induire une « culture générale de la production et du
respect de soi » (technical self-respect). Le projet schmittien aboutit à la faiblesse extrême de
l’Etat – ce qui ne l’empêche pas, souligne Kennan à propos de Staline, de représenter une
menace radicale, en particulier parce que l’idéologie marxiste-léniniste divise le monde en
« amis » et « ennemis ». C’est pourquoi la diplomatie du Kremlin se caractérise par la
« duplicité », le « manque de franchise » et l’absence d’ « honneur ». La nature
intrinsèquement mensongère de la politique soviétique est aussi à usage interne, où la vérité
n’est plus, comme le remarque aussi Koyré 160, qu’un « outil » : elle n’a rien de constant,
d’ « immuable » ou d’« absolu » mais est « créée […] par les dirigeants » à des « fins
tactiques », manifestation de la « sagesse » de Staline et de son « infaillibilité ».
II.3.a.iv Retour à l’Introduction… et analyse des discours de
1934
Même associé à la technique – et bien souvent à l’URSS et à l’Amérique –, le terme
« démoniaque » est donc polysémique. S’il est parfois péjoratif, il est fréquemment associé à
une fascination utopique envers le pouvoir jugé sans limites de la technique, qu’il convient
toutefois de délier de tout ce qui relève du libéralisme apparenté à la Modernité – lequel
défend, par la voix du cercle de Vienne, une conception « neutre », c’est-à-dire apolitique de
la technique et des ingénieurs, jugée malsaine par la droite allemande. La polysémie du terme
est peut-être ce qui conduit Heidegger à préciser qu’il l’entend « au sens de la malveillance
dévastatrice » (IM, 57)161. En elle-même, cette précision suffit à montrer, contre Derrida, que
le démonique ne se contente pas de renvoyer à la réduction de l’esprit à l’entendement. Mais
on ne peut pas plus interpréter cette « malveillance » comme une condamnation univoque.
Davantage qu’un jugement moral, Heidegger prend acte d’un mal – dont on montrera qu’il le
considère comme partie intégrante de l’Etre162. La dévastation n’est pas de nature physique
mais « spirituelle » : c’est celle de la culture. Plus tard, la dévastation ne fera plus simplement
référence à une critique de la culture, mais au « déracinement » (ES ; SE, 147)163. Pour
l’instant, Heidegger critique le fait que le « savoir-faire [...] ne signifie plus la capacité et la
160
Nous reviendrons infra sur Koyré.
Derrida traduit « malignité destructrice ».
162
Cf. infra, section II.3.d.ii.
163
Cf. infra, section II.4.c. (ES : Entretien au Spiegel ; SE : « Sérénité »).
161
412
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
générosité qui viennent d’un excès de richesse et d’une maîtrise de nos pouvoirs, mais
seulement la pratique routinière que tout le monde peut acquérir, non sans suer quelque peu,
ni sans déployer de grands moyens », un phénomène décadent qui « s’est accentué […] en
Amérique et en Russie » (IM, 57). Pas plus que chez Schmitt, la référence au « démonique »
n’est donc une critique de la technique en tant que telle.
Le diagnostic sur la culture et la critique de la réduction de l’ « esprit » au calcul
ouvrent ensuite la voie à un rejet du logos, c’est-à-dire tant de la logique que de la raison.
Reprenant partiellement le discours du rectorat, l’esprit est déterminé comme une puissance
de décision irréductible à la rationalité, qui s’enracine dans un peuple et une langue
particulière (IM, 57 sq.). Si ce décisionnisme nationaliste a été critiqué164, Derrida et tant
d’autres ont considéré que la technique en tant que telle était mise en cause. La mise en
accusation ne concerne pourtant que la « technique déchaînée » (IM, 49), la déchéance du
« savoir-faire » dans la « pratique routinière » (IM, 57). Cela ouvre la voie à une autre
technique, aristocratique et nationale, qui laisserait sa place au talent, contrairement à une
technique nivellante et démocratique que tout le monde – et tous les pays – pourraient
acquérir. La stigmatisation de la routine, qui est aussi une critique des masses, évoque en sus
l’opposition tracée par Scheler, après Sombart, entre la « composante héroïque du
capitalisme », le « romantisme technique », et le « petit bourgeois rempli de ressentiment,
assoiffé d’une sécurité maximale de la vie et d’une calculabilité maximale de sa vie transie de
peur »165. De même, si « l’Europe se trouve dans un étau entre la Russie et l’Amérique, qui
reviennent métaphysiquement au même quant à leur appartenance au monde et à leur rapport
à l’esprit » (IM, 56), c’est bien que ce rapport de la technique au Geist et cette « appartenance
au monde », qui est « toujours monde de l’esprit » (ibid.) n’est pas uniforme au niveau
« civilisationnel ». On ne peut donc accepter l’opposition derridéenne entre la technique et
l’esprit, qu’Heidegger comme Schmitt et en général le modernisme réactionnaire essaient au
contraire de « réconcilier ».
Les discours de 1934, dans lesquels Heidegger spiritualise le corporatisme fasciste,
aident à comprendre sa perspective. Il y affirme la péremption des notions d’ « intellect »
(Geist) et de « travail intellectuel » (geistige Arbeit) et déclare que tout travail est « spirituel »
(geistig). Enfin, contre la division entre le travail intellectuel et manuel, il célèbre l’unification
du Volk en un « état vital » (Lebensstand – rare concession au vitalisme de la part de cet
auteur), celui du travail (Arbeitsstand)166. Indépendamment de l’adhésion à l’antisémitisme
164
Cf. par ex. Habermas, « On the Publication of the Lectures... »; Löwith, « Les implications politiques... »;
Arendt, « Qu’est-ce que la philosophie de l’existence? »
165
Scheler, « Le bourgeois », 159.
166
Heidegger, « The Call to the Labor Service », 23 janvier 1934, in R. Wolin, éd., The Heidegger Controversy: A
Critical Reader. Les textes politiques de 1933-34 (GA, 16) ont été traduits par Nicole Parfait (ici, n°11, « Appel
413
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
völkisch167, ce texte redéfinit l’esprit par le Volk. Le travail intellectuel n’est pas « spirituel »
par son objet mais parce qu’il touche à l’existence spirituelle du peuple. Ainsi, ce discours
montre lui aussi que l’esprit ne s’oppose pas à la technique. « Le savoir de la science
authentique ne se différencie absolument pas dans son essence du savoir des paysans, du
bûcheron, du travailleur de la terre et des mines, de l’artisan », déclarait-il la veille, car « la
connaissance veut dire : être, dans nos décisions et actions, à la hauteur de la tâche qui nous a
été assignée, que cette tâche soit celle de labourer le sol, d’abattre un arbre ou de creuser un
fossé ou d’enquêter sur les lois de la Nature ou d’illuminer les forces [...] de l’Histoire 168. »
Entérinant les inégalités sociales comme formes du destin, ce discours inclut ainsi la
célébration du travail sous toutes ses formes, y compris celles du scientifique ou de ce
symbole de la société industrielle qu’est le mineur.
II.3.b UNE METAPHYSIQUE DE LA GUERRE FROIDE ?
En analysant la géopolitique heideggérienne, nous montrerons comment il agence le
discours du modernisme réactionnaire à la métaphysique et à la Grèce – elle-même déjà prise
dans les rêts de l’idéologie nazie. Son diagnostic sur la mondialisation et la décadence
permettra d’analyser, outre sa signification interne, son sens en tant qu’archétype de ce type
de discours et ainsi d’interroger l’oubli constitutif de la Modernité, qu’il s’agisse de déplorer
l’exploitation de la nature ou la « fin des humanités ». On évoquera enfin les cours sur
Nietzsche.
II.3.b.i La « voie allemande » vers la technique
Lorsqu’Heidegger présente son cours sur l’Introduction de la métaphysique, à l’été
169
1935 , l’Allemagne « engage véritablement son réarmement »170 en violant le traité de
Versailles et en se retirant de la SDN – ce qu’Heidegger avait applaudi en évoquant le Dasein
allemand171. Hitler rejette en mars 1934 les ouvertures faites par l’URSS. Il se rapproche de la
pour le service du travail ») avec une présentation de F. Fédier (in Heidegger, « Textes politiques 1933-1934 », Le
Débat 48, no 1 (1988): 176‑92.).
167
Outre les animaux, la communauté du travail exclut « tous les êtres qui ne font qu’exister » (« Und alles bloß
Dahinlebende ») puisque ceux-ci « ne peuvent travailler ». Cf. aussi le discours du 22 janvier 1934, qui évoque
également les animaux. Les « travailleurs », manuels ou intellectuels, sont définis par leur « savoir authentique »
qu’il faut « éveiller » afin « d’être des hommes clairement et résolument allemands. » (texte n°10 in « Textes
politiques 1933-1934 ».)
168
Heidegger, discours du 22 janvier 1934, université de Freiburg, trad. in Wolin, op.cit. et Le Débat, 1988/1,
texte n°10. Notre traduction emprunte aux deux versions après consultation de l’édition allemande.
169
Le contexte politique est brièvement évoqué in Habermas, « On the Publication of the Lectures... ». La plupart
de l’exégèse prétend qu’Heidegger ne parle pas de géopolitique ou interdit d’insérer ses énoncés dans les
agencements collectifs d’énonciation qu’Heidegger connecte de façon délibérée. Cf. Crépon, « La “géophilosophie” de l’Introduction à la métaphysique », 105; Derrida, Heidegger et la question, « avertissement ».)
170
Garraud, « Le développement de la puissance militaire allemande... », 29.
171
Heidegger, discours du 10 et 11 novembre 1933, traduits sous le titre « German Men and Women ! » et
« Declaration of support for Adolf Hitler and the National Socialist State », in Wolin, The Heidegger
Controversy. (Textes n°7 et 8 in Le Débat, loc.cit.)
414
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Pologne (traité de janvier 1934) et du Royaume-Uni, de qui il attend une alliance (pacte naval
de 1935)172. Heidegger formule alors l’existence d’un « conflit de civilisations » opposant
l’Europe à l’URSS d’un côté, aux Etats-Unis de l’autre, et au sein duquel l’Allemagne aurait
un rôle décisif à jouer (IM, 48-50, 56-57, 61). Sa conception de l’Allemagne comme « prise
en étau » par sa position au « centre » de l’Europe (cf. en part. IM, 49) rappelle, comme le dit
Kershaw à propos de l’historien M. Stürmer, « les arguments « géopolitiques » de l’entredeux-guerres et hisse la situation géographique de l’Allemagne au rang d’un facteur
historique si prépondérant que les autres perdent inévitablement toute substance ». Ses propos
méprisants évoquent aussi les conceptions d’Hitler, qui, outre son antibolchevisme radical,
considère les Etats-Unis comme un pays « abâtardi » que l’Allemagne, tôt ou tard, devra
affronter173.
Derrida ne s’attarde guère sur ce conflit. S’il note le « réquisitoire contre l’Amérique »,
pour lui Heidegger désigne « encore la seule Europe, sans doute » : comme si la Russie et
l’Amérique n’étaient que des « voisins européens »174. Pour Derrida, la guerre froide est une
querelle de famille. Pourtant, il s’agit d’une véritable détermination de l’ennemi, à l’est
comme à l’ouest. En 1933-34, Heidegger déclarait dans un séminaire qu’il fallait « se tenir
prêt à l’attaque […] en vue de commencer l’extermination totale » de « l’ennemi greffé sur la
racine la plus intérieure de l’existence du peuple », désigné comme « l’Asiatique »175. En
1936, il dira à Rome qu’« il faut sauvegarder les peuples européens face aux Asiatiques »176,
désignant là encore, a minima, la Russie, et ajoutera en 1941, dans ses « cahiers », que
l’Angleterre joue désormais dans le même camp que l’ « américanisme », le « bolchévisme »
et « donc » que la « juiverie mondiale »177. En creux de ce discours, Heidegger ouvre la voie à
un rapport moins « sinistre » de l’Allemagne à la technique et à une spécificité de l’Allemand
comme « non-déraciné »178, comme échappant à l’uniformisation culturelle. Heidegger n’est
pas seul à tenir ce discours : un an auparavant, Schroter (Die Philosophie der Technik) avait
rejeté le matérialisme de l’URSS et des Etats-Unis tout en affirmant la possibilité d’une « voie
allemande » vers la technique ; le nazisme opèrerait, selon lui, cette unification entre le Geist
172
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, chap. VI sur la politique étrangère du IIIe Reich, en part. p.224-230.
Ibid., chap. X, p.386 et chap. VI, en part. pp.243-244.
174
Derrida, Heidegger et la question, chap. V, p.58-59.
175
GA 36/37 (« L’essence de la vérité », 2001, 91-92), largement commenté in Faye, Heidegger, l’introduction du
nazisme...; cf. aussi Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 166‑67, 185‑86. Dühring fut sans
doute « le premier « philosophe » moderne à prononcer des appels à l’extermination » (ibid.).
176
Discours du 8 avril 1936 à Rome (« L’Europe et la philosophie allemande », Philosophie, no 116 (janvier
2013): 13‑22. Sur le rapport d’Heidegger à l’Asie, outre E. Faye (op.cit.), cf. Domenico Losurdo, « Heidegger et
la démission de la philosophie allemande », L’Homme et la société 95, no 1 (1990): 161‑72.
177
Ponderings XII-XV, 191 (GA 96, 242-243).
178
On ne peut ignorer la connotation antisémite de termes comme Bodenlosen ou Heimatlos – quoi qu’en dise
Fagniez, « Présentation. En deçà et au-delà de l’Europe »; pour essayer de « sauver » la conférence de Heidegger,
« L’Europe et la philosophie allemande ».
173
415
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
allemand et la technique; « la machine et l’américanisme sont deux choses différentes », disait
aussi Jünger179, tandis que H. S. Chamberlain estimait que l’industrie changerait de « sens » si
les Allemands « reprenaient » le contrôle de celle-ci, « abandonnée » aux Juifs180.
On peut distinguer deux stratégies d’interprétations opposées concernant cette
géopolitique philosophique. Soit on invoque une « contamination » de la philosophie par le
contexte politique et on ignore donc ces passages. Soit on prétend lire un sens philosophique
« profond » et on essaie de sauver – malgré lui – Heidegger de son nazisme. Ne pouvant
entièrement échapper aux contraintes textuelles, on invoque alors la tradition : en évoquant
l’Asie, Heidegger s’inscrirait dans la continuité d’un orientalisme multiséculaire 181. En bref,
on compare le nationalisme d’Heidegger à celui de Fichte et à la xénophobie d’Aristote. Ces
deux stratégies reviennent au même. Ne pouvant désormais plus nier ces discours, elles
euphémisent le texte. Elles aboutissent ainsi à nier la démarche d’Heidegger, qui mettait
délibérément en rapport des agencements collectifs d’énonciation, historiques et
philosophiques. En niant l’inclusion de « l’auteur » ou de « l’œuvre » dans ces agencements,
elles reconduisent la métaphysique du sujet « déconstruite » par Heidegger. En voulant le
« sauver du nazisme », que ce soit par l’établissement d’une coupure épistémologique ou par
la négation de la référence à l’histoire réelle, elles radicalisent en sus le processus
d’abstraction idéaliste, conduisant la théorie à devenir, selon les mots du théologien J.
Richard, une pure idéologie182.
Ignorant la métaphysique explicite de la guerre froide élaborée par Schmitt et
Heidegger, ces exégètes ne comprennent donc pas que ces auteurs opposent deux modes
possibles de rapports à la technique, comme le fait l’ensemble du modernisme réactionnaire.
La tentative de « sauver » Heidegger aboutit à ne pas saisir que face à la « technique
déchaînée » de l’URSS et des Etats-Unis, Heidegger veut en faire une « technique
allemande », ce qu’il répète encore dans ECM183. Elle conduit ainsi Derrida à affirmer qu’il
critiquerait la « déchéance » du logos en ratiocination et serait sujet à une « réaction
artisanale », stratégie d’interprétation qui explique qu’on puisse croire qu’Heidegger prônait
un retour à l’artisanat archaïque des Grecs et ainsi à transformer la théorie d’abord en
idéologie, ensuite en fantasme – qui s’insère, comme Derrida le remarque, dans l’idéologie
nazie. On est ainsi conduit à nier tous les passages où Heidegger nuance sa critique du logos
179
Herf, Reactionary Modernism, 85-86, 167 sq. Jünger rejette pourtant l’idée d’une technique purement neutre,
qui n’aurait pas d’incidence culturelle (Le Travailleur, chap. XXIII, 76-77.) Cf. infra, section II.3.a.ii.
180
Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 177‑79.
181
Fagniez, « Présentation. En deçà et au-delà de l’Europe ».
182
Cf. supra, section I.2 et note 56.
183
Cf. les considérations sur le « gigantisme » et l’ « américanisme » (ECM, 124, 145-146), où il précise que le
« gigantesque » (c’est-à-dire la technique) « ne surgit aucunement encore de la plénitude rassemblée de l’essence
métaphysique des Temps Modernes », ce qui, derrière l’obscurité du jargon, fait signe vers une espérance
eschatologique quant à la possibilité d’une appropriation de ce « gigantesque ».
416
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
et de la technique, où il attaque les conservateurs et l’Heimatschutz, et à éclipser sa
conceptualisation implicite mais claire d’une « technique allemande », tout comme son
apologie du mineur et du scientifique, de la « motorisation de la Wehrmacht »184, etc. On a
transformé Heidegger en « technophobe », croyant par là le « sauver ». Or, le calcul et la
technique constituant la trajectoire nécessaire de la métaphysique occidentale, il est évident
qu’il ne peut les rejeter entièrement, surtout s’il veut prendre en main le « destin » de
« l’Occident » (à cet égard, il importe peu qu’il souhaite le faire personnellement ou que ce
soit au Dasein allemand de le faire ou encore à « l’Occident », même si cette dernière
interprétation, défendue dans ES, contredit d’évidence la métaphysique de la guerre froide).
Ainsi, transformer Heidegger en « technophobe » devrait logiquement conduire à affirmer sa
haine univoque de l’Occident et donc de l’Allemagne.
II.3.b.ii La technique et l’Occident
La triade Europe-Allemagne/Amérique/Russie exclut les autres peuples de la terre
(Erde). Le début d’IM avait marqué la différence de nature entre Grecs et Hottentots – qui ont
été exterminés –, ceux-là ne pouvant être considérées comme simple « espèce un peu
améliorée » de ceux-ci185. Cette distinction s’effectue au nom de la métaphysique et de
l’interrogation sur la phusis, « l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient
observable ». Si les autres peuples sont exclus de la géopolitique heideggérienne, c’est parce
qu’ils ne peuvent prendre place dans ce grand jeu de la technique. L’invention de la
métaphysique en Grèce aurait seule permise le développement des sciences. Il renchérit ici sur
Husserl186 : toute technique développée hors de ce cadre ne saurait être une forme de
manipulation de l’étant puisque celle-là exigerait au préalable d’« observer » l’étant, ce qui
requiert l’interrogation métaphysique sur la phusis. Si ailleurs, Heidegger fait preuve
d’attention minutieuse envers le travail de l’artisan, en dérivant la technique de la
métaphysique, il se condamne à ne penser la technique – sous toutes ses formes – qu’au sein
de l’Occident. Sa théorie exclut donc, par principe, toute apologie de l’artisanat non-européen.
L’helléno-centrisme d’Husserl, d’Heidegger ou encore d’E. Bréhier s’inscrit certes dans une
tradition qui remonte à la fin du XVIIe siècle187, et qui n’a pas été exempte de contestation188.
184
Cf. supra, 1e partie, section VII.3.c.ii, note 173 sur la Wehrmacht, et 2e partie, section II.3.a.iv sur le mineur et
le scientifique.
185
Selon Barash, cet exemple serait dû à la proximité d’Heidegger avec l’eugéniste Eugen Fischer, qui travailla
sur l’Afrique du Sud. Qu’il ait été, ou non, proche de Fischer, cette explication paraît spécieuse sauf à l’étendre à
Weber, qui utilise le même exemple. Cf. Jeffrey A. Barash, « Heidegger et la question de la race », Les Temps
Modernes, no 650 (octobre 2008): 290‑305; Le savant et le politique, 83.
186
« De manière générale, la science au sens européen que nous lui connaissons est une création de l’esprit grec. »
(Husserl, « Phénoménologie et anthropologie », in Notes sur Heidegger (1931; Minuit, 1993), 59; cf. aussi « La
crise de l’humanité européenne et la philosophie », 355.
187
Catherine König-Pralong, « L’histoire médiévale de la raison philosophique moderne (XVIIIe-XIXe siècles) »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 3 (octobre 2015): 667‑712. L’auteur cite Bréhier en 1947: « la
417
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Mais Heidegger va bien au-delà : si Hegel, Condorcet ou V. Hugo considéraient le progrès,
pour reprendre la critique de Proudhon, « comme un fluide parcourant chaque race à son tour,
allant d’Orient en Occident »189, Heidegger exclut le reste du monde de la trajectoire
occidentale du progrès. Il s’inscrit ainsi dans la stratégie moderniste réactionnaire pour
requalifier la technique : celle-là n’est pas l’enfant des Lumières mais « dans son essence » le
produit de la métaphysique et de la Grèce. Dès lors, on peut envisager de réconcilier
l’Allemagne et la technique. Mais si d’autres, dont Spengler, s’arrêtent-là, Heidegger est
conduit d’une part à affirmer la fatalité du développement technologique, puisqu’il le
reconduit à une métaphysique qui se déploie de façon « destinale » ; d’autre part, il
complexifie, sans la nier, cette réconciliation entre Kultur et Zivilisation en assimilant la
métaphysique au nihilisme, ce qui le conduit à prôner leur « dépassement ».
Outre sa « destinée manifeste », la plupart des contemporains d’Heidegger attribuent
la puissance géopolitique de l’Occident à une maîtrise technique inextricablement liée à la
puissance économique. Heidegger, lui, reconduit ce pouvoir à l’origine grecque de la
métaphysique. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’il soit l’un des rares à passer sous silence le
Japon – ce pays qui fit la preuve, en 1905, de sa maîtrise de la technique 190. Cette nouvelle
puissance se révèle ainsi impensable191. L’exclusion des Hottentots n’est pas qu’une marque
de mépris vis-à-vis de la technique « inférieure » des « peuples de couleur » : l’incapacité
d’évoquer le Japon indique les limites d’une pensée qui lie de façon essentielle la
métaphysique (grecque) à la technique192. Cela forclôt toute pensée d’une technique nonoccidentale, mais aussi toute réflexion sur les transferts de technologie, sur l’appropriation de
la « technique occidentale » et sur les rapports entre technique et cultures. Tandis que
Spengler s’insurge contre la « trahison » japonaise, que Schmitt affirme que les Russes se sont
approprié « notre connaissance et notre technique », et que L. Febvre exhorte à « ne point
philosophie a pris son élan en Grèce et, de cet élan, elle a gardé l’amour et la passion de la liberté […] C’est cette
plante rare et belle que je défends autant qu’il est possible à un historien, en me rendant compte qu’elle est
exposée au péril qui menace, de l’intérieur et de l’extérieur, notre Occident. »
188
Richard de Bury, Histoire abrégée des philosophes et des femmes célèbres, 2 vol., Paris, Monory, 1773, vol. 1.
C’est « avec trop d’orgueil que les Grecs se sont vantés d’avoir inventé les arts », écrit-il dans une perspective
créationniste : il faut plutôt « remonter » à Adam, lorsque Dieu lui donna « les connaissances qui font l’objet de la
Physique » ainsi que celles « qui lui étaient nécessaires pour être le maître des autres créatures, et disposer de
toute la terre avec justice et équité » (p.1-8). Il attribue toutefois à l’Egypte l’invention d’un grand nombre d’arts,
dont l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la médecine, la chimie… (op.cit., pp.16-19). Ce traité est
commenté dans une autre perspective par C. König-Pralong, art.cit.
189
Sur Condorcet, V. Hugo et Proudhon, cf. Canguilhem, « La décadence... » (citation de Proudhon p.447).
190
Tolstoï, Jaurès, Apollinaire, Lénine, J. London, G. Leroux, A. France, etc. ont écrit sur la guerre russojaponaise (cf. 1905. Autour de Tsoushima, prés. par A. Quella-Villéger et D. Savelli, éd. Omnibus, 2005).
191
Heidegger dira plus tard que seul de l’Occident, et non de l’Asie, peut venir une pensée à la « hauteur » de la
technologie planétaire (ES).
192
Cf. aussi ce fragment qui évoque ce « grand commencement de l’humanité occidentale », dans lequel l’être
humain fut appelé comme « gardien de l’Etre », un appel « immédiatement transformé en la prétention de
représenter les étants dans leur essence machinalement distordue » (GA 95, §4, 95-97 ; Ponderings VII–XI, 75.).
418
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
oublier que les techniques souvent voyagent »193, la métaphysique d’Heidegger l’empêche de
prendre en compte cette dimension essentielle de la technique. Enraciner la tekhnê dans la
philosophie grecque – un geste souvent répété aujourd’hui, bien que les Grecs eux-mêmes
distinguaient difficilement « le domaine propre du technique »194 – est la cause principale de
cette cécité devant le caractère nomade de la technique.
II.3.b.iii Diagnostiquer la mondialisation, de Heidegger à la
société de la connaissance
Heidegger évoque ensuite la mondialisation en un double sens : c’est la soumission du
« dernier petit coin du globe terrestre [...] à la domination de la technique », permettant ainsi
de le rendre « exploitable économiquement » ; c’est aussi l’ubiquité des médias, « lorsque le
temps n’est plus que vitesse », « où toute occurrence qu’on voudra, en tout lieu qu’on voudra,
à tout moment qu’on voudra, est devenue accessible aussi vite qu’on voudra » et qui conduit à
l’affirmation selon laquelle « le temps comme pro-venance a disparu de l’être-Là de tous les
peuples », bref, à « l’oubli de l’Etre ». Or, « à une telle époque […] la question : « Pour quel
but ? – où allons-nous ? – et quoi ensuite ? » est toujours présente, et, à la façon d’un spectre,
traverse toute cette sorcellerie » (IM, 49). La mondialisation joue ainsi le rôle de la « mort de
Dieu » chez Nietzsche, en conduisant à poser la question du nihilisme.
Distinguons le diagnostic – repris au début de « La chose » ou dans ECM (124, 144) –
du commentaire. Lorsqu’il évoque la technique comme processus qui transforme le globe en
champ d’exploitation et permet l’ubiquité des médias, puis, un peu plus loin, « la destruction
de la terre », voire même « la grégarisation [ou massification195] de l’homme, la
prépondérance du médiocre »196, on est tenté d’y voir une caractérisation anticipatrice de la
« mondialisation ». Celle-ci se caractérise en effet, tant chez Heidegger que dans les discours
d’aujourd’hui, par ce triple aspect: la mise en exploitation générale des ressources de la terre,
laquelle provoquerait sa « destruction » ; l’accélération et la simultanéité des événements dus
aux « nouveaux médias »; enfin, la critique de la société de consommation et/ou de
193
Spengler, Man and Technics, chap. XI ; Schmitt, « L’ère des neutralisations et des dépolitisations », in La
notion de politique, 131; Lucien Febvre, « Réflexions sur l’histoire des techniques », Annales d’histoire
économique et sociale 7, no 36 (novembre 1935): 531‑35.
194
Pour Xénophon, l’agriculture était une activité entièrement naturelle, ne requérant aucun savoir ; l’artisanat
était conçu comme accomplissement de la nature, et non pas comme une transformation, et s’opposait à l’artifice,
qui n’engendrait que fictions, sophistiques ou financières. Hauriou remarque, au contraire, que « les Romains
rangeaient dans les industries extractives la chasse et la pêche ». Cf. Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la
fonction technique », in Mythe et pensée chez les Grecs, in Œuvres, vol. 1 (1952; Le Seuil, 2007), 477‑85;
« Travail et nature dans la Grèce ancienne (1965/1996) », in Mythe et pensée chez les Grecs, in Œuvres, vol. 1
(Le Seuil, 2007), 486‑504. Voir aussi la conclusion et la préface de 1987 des Origines de la pensée grecque
(PUF, 1962, rééd. 2012) et Hauriou, Précis de droit administratif, 118.
195
Trad. de Vermassung in Klemperer, LTI..., 227, chap. XXVI. G. Fried et R. Polt traduisent par « reduction of
human beings to a mass », (Introduction to Metaphysics (Yale Univ. Press, 2000), 40‑47.).
196
Heidegger, Introduction à la métaphysique, 56 (§34).
419
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’uniformisation culturelle. Dans ce diagnostic critique s’énonçant sous forme de constat, on a
là, sans doute, l’une des raisons de l’attrait de la pensée heideggérienne de la technique 197.
Indépendamment de sa véracité, notamment en ce qui concerne l’uniformisation culturelle ou
l’utopie communicationnelle – conçue comme dystopique par Heidegger –, le diagnostic n’a
pourtant rien d’original. On y a cependant vu la preuve du caractère visionnaire de
l’auteur198 ; on a aussi prétendu qu’il avait prévu l’informatique ou les biotechnologies199.
Pourtant, on trouverait sans doute des énoncés analogues partout où on a mis en place des
voies régulières de transport, de la Renaissance à l’Empire romain en passant par l’océan
Indien voire les Incas. Plus près de nous et prolongeantl e constat de Kant, S. Carnot évoquait
en 1824 la navigation à vapeur qui « tend à réunir entre eux les peuples de la terre comme
s’ils habitaient une même contrée »200. E. Kapp développait ces remarques dans sa
philosophie de la technique. Spengler était fasciné par la « volonté de puissance » qui étreint
le monde dans son réseau communicationnel et « le transforme par […] la puissance
gigantesque » de la technique (adjectif repris par Heidegger lorsqu’il évoque, par exemple
dans ECM, le « gigantisme »). Cette « mécanisation du monde », ajoutait Spengler, est entrée
dans une « phase très dangereuse de sur-tension » : déforestation, changements climatiques,
extinctions d’espèces, « effacement » de « races entières de l’humanité ». G. Lombroso
effectuait un diagnostic analogue201, ainsi que P. Valéry, Husserl, etc.202 Il ne s’agit pas
d’amalgamer ces « discours sur la crise » mais de dégonfler l’aspect prophétique du discours
heideggérien. On proposera deux lectures complémentaires de ce passage, qui peut être
considéré comme un archétype du diagnostic sur la mondialisation.
Selon la première, on le considèrera comme l’aboutissement d’une séquence historique
liée à la généralisation des médias modernes. Ce processus irait du Radeau de la méduse
(1816) de Géricault à la Scène de la destruction de Messine (1909) de Max Beckmann, qui
commence à peindre l’événement dans le temps même où il a lieu : le séisme de 1908, à
Messine, accompagné de la résurgence du chaos, l’omniprésence des pillages et des violences
« est la première catastrophe de l’ère médiatique »203. En 1965, Paris-Match ne traita pas
197
Arendt considère que « l’attrait » d’Heidegger chez une « élite de la communauté intellectuelle » (sic)
proviendrait non pas de sa tonalité critique, mais de son acceptation du monde, thématisée dans la pensée comme
remerciement : cela fait signe vers deux traditions d’interprétation contraires (cf. La vie de l’esprit (1978; Paris:
PUF, 2013), chap. XV.).
198
Hans-Georg Gadamer, « Back from Syracuse? », Critical Inquiry 15, no 2 (1989): 428.
199
Cf. par ex. l’article par ailleurs intéressant de Nathan Van Camp, « Heidegger and the Question Concerning
Biotechnology », Journal of Philosophy of Life 2, no 1 (2012): 32–54.
200
Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette
puissance (Paris: Chez Bachelier, 1824), 5.
201
Spengler, Man and Technics, chap. X et XII. Lombroso, La rançon du machinisme, 70‑71, 219‑36, 392.
202
Sur ce parallèle, cf. infra, note 138 in section II.3.a.i. Cf. aussi le diagnostic de F. Osborn, La planète au
pillage (1949, cité in Charvolin et Bonneuil, « Entre écologie et écologisme ».).
203
Philippe Dagen, « « Scène de la destruction de Messine », peinture d’actualité », Le Monde, 1er août 2015.
420
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
autrement les émeutes de Watts204 et nous sommes aujourd’hui suspendus, en direct, aux
efforts pour sauver la vie de mineurs après un accident – ce qui ne signifie pas que nous avons
accès à « toute occurrence qu’on voudra », puisque précisément l’accès à ce qu’Heidegger
refuse d’appeler « événements » est déterminé par un certain nombre de paramètres
techniques, culturels, politiques, etc. Notre seconde lecture fera de ce passage le symptôme du
rapport entre la « destruction créatrice » de la technique et l’oubli : la mutation constante et
accélérée des moyens technologiques qui conduit chaque génération à répéter des diagnostics
effectués par la génération précédente tout en les présentant comme neufs et inédits. En
l’espèce, le diagnostic porte sur la mondialisation et la « mondovision » ; mais ceux de
Spengler, de G. Lombroso, de L. Klages, d’A. Leopold et de tant d’autres, au XIXe siècle
comme au XXe, portaient aussi sur la déforestation, l’extinction des oiseaux et de la faune en
général, etc., tandis que d’autres insistent plutôt sur les mass media. « On n’a jamais menti
aussi massivement et aussi totalement qu’on le fait aujourd’hui », affirmait Koyré en 1943, en
soulignant à la fois le caractère « raffiné » de la « technique de la propagande moderne » et
« ses assertions » grossières : la « qualité intellectuelle […] du mensonge moderne […] a
évolué en sens inverse de son volume […] toute production de masse, toute production – toute
production intellectuelle surtout – destinée à la masse, est obligée d'abaisser ses
standards205. » Vingt-deux ans plus tard, J. Ellul faisait un diagnostic à la fois contraire (il y
aura « moins de propagande excessive ») et semblable : « la croissance des moyens de
communication coïncide avec la conformisation des contenus. Plus il y a d’informations,
moins elles donnent un matériel d’appréciation critique »206. Dix-sept ans après, Mitterrand
ouvrait le G7 de 1982 en affirmant qu’« avec ces nouvelles technologies de la communication
une autre forme de civilisation s’instaure […] la communication se mondialise […] En
augmentant nos pouvoirs sur la matière, sur le temps, sur l’espace, la révolution
technologique commande l’évolution de nos économies, de nos modes de vie et de pensée, de
nos systèmes de référence »207. Enfin, Sloterdijk pouvait affirmer, à l’aube du XXIe siècle,
que « l’irruption de la presse à scandale dans les pages culturelles […] est un phénomène de
crise révélant une tendance toute puissante à la réorientation des médias, qui passent de
l’information à la production d’émotion », avant d’ajouter : « cet excès » signale « la fin
dangereuse de l’humanisme littéraire »208 – consciemment ou non, il reprenait ainsi la critique
multiséculaire de la « psychologie des foules », qui s’était indignée avant lui des pamphlets à
l’âge classique ou du sensationnalisme de la presse populaire du XIXe siècle. La répétition des
204
Paris-Match n°855, 28 août 1965 ; le chaos est décrit en termes raciaux sinon racistes.
Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge (1943; Allia, 1996).
206
J. Ellul, « A l’aube d’une révolution », Le Monde diplomatique, mai 1965.
207
François Mitterrand, « “Technologie, emploi et croissance” », 5 juin 1982.
208
Postface à Sloterdijk, Règles pour le parc humain; voir aussi Samson, « Sloterdijk lecteur de Heidegger... »
205
421
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
discours n’annule pas, en elle-même, l’aspect inédit du présent – la puissance de la
mondialisation ou des « nouvelles technologies » à telle ou telle époque (de la navigation, à
voile ou à vapeur, aux réseaux sociaux) ou « l’événement anthropocène ». Bien que le
diagnostic de la « mondovision » soit le même chez Heidegger et F. Jameson209, la réalité
dénotée est distincte. De même, lorsqu’Arendt reprend à Heidegger les concepts de proximité
et de distance pour établir un diagnostic semblable, elle affirme – un siècle et demi après le
constat analogue de Kant – que ce processus de découverte est enfin achevé : « tout homme
est [désormais] un habitant de la Terre autant que de la patrie » ; l’aviation symbolise ce
« rétrécissement général » de la planète. Mais ce « rétrécissement » ne provient pas seulement
des communications ou des transports, mais « du fait que l’esprit humain est capable de
mesurer et arpenter » : « avant de savoir faire le tour de la Terre […] nous avions mis le globe
terrestre au salon pour le tâter et le faire pivoter »210. Désormais appuyé sur le réchauffement
climatique, le constat est réitéré dans La fin de la nature (1989) de Bill McKibben211. La
réitération de ces discours aboutit à un paradoxe analogue à celui des annonces successives de
la « mort de l’art », de la « mort de Dieu » ou de la « fin de l’histoire » si ce n’est de la
métaphysique (FIN) : on est obligé de constater l’achèvement d’un processus interminable ou
le caractère interminable des constats d’achèvement, ce qui renvoie à l’interprétation de la
« fin de l’histoire » chez Hegel. On rétorquera ainsi à Arendt que le processus de découverte
se poursuit avec la démocratisation du tourisme, le lancement du système Galileo ou la
« biopiraterie » des firmes pharmaceutiques. Inversement, on répondra à ceux qui font de
l’image de la Terre vue de l’espace une caractéristique nouvelle du rapport de l’homme au
monde – voire une illustration du « déracinement » heideggérien interprété comme un concept
« écologique »212 – qu’elle ne diffère guère du globe terrestre, composante essentielle de toute
caricature de la Weltpolitik, qu’elle porte sur Bismarck ou (chez Chaplin) sur Hitler. Au-delà
du caractère multiséculaire du discours de la décadence, que signifie cette réitération des
discours ? Pourquoi chaque génération présente comme un diagnostic neuf des propos
anciens ? Les faits sont peut-être nouveaux, la conjoncture assurément différente, mais
l’interprétation reste la même. Que signifie cet oubli constant dans une civilisation qui a fait
de l’écrit, puis de l’histoire, l’un de ses moyens d’expression privilégiés et de la transmission
de ce savoir le cœur de « l’appareil idéologique scolaire » ? Contentons-nous de souligner le
lien entre la répétition de ces discours, l’oubli qui leur est inhérent, et l’écriture et les médias
209
Cf. le résumé qu’en fait P. Anderson in Les origines de la postmodernité (Les Prairies ordinaires, 2010), 81.
Arendt, Condition de l’homme moderne, 316‑19, chap. VI.
211
Cité in Cronon, « The trouble with wilderness ».
212
Benjamin Lazier, « Earthrise; or, the globalization of the world picture », American Historical Review 116,
no 3 (2011): 602–630; Neyrat, La Part inconstructible de la Terre, 77‑78; Bonneuil et Fressoz, L’événement
anthropocène, 77; cf. aussi Adrien Naselli, « Un bouleversant « selfie » de la planète », Le Monde, 7 sept. 2018.
210
422
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
en tant que technologies de connaissance et de mémoire. « L'oubli, et […] l'erreur historique,
sont un facteur essentiel de la création d'une nation », dont « l’essence […] est que tous les
individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des
choses » disait Renan213. L’oubli serait-il aussi la condition de la conscience, non pas
nationale, mais de la Modernité, des modifications incessantes de la technique, de la
transformation continue de nos conditions d’existence – ce qu’Heidegger nommera, aprèsguerre, « l’absence de sol », sans se préoccuper aucunement de l’environnement –, et aussi de
la conscience environnementale ? Ne peut-on prendre conscience de la nouveauté, ou de
l’importancee de celle-ci, qu’en oubliant que cette conscience n’est pas neuve ?
Si l’oubli est la condition de la conscience de la révolution permanente opérée par la
technologie et le capitalisme, cette conscience de la Modernité est à son tour la condition
d’élaboration du projet de formation permanente qui serait indispensable dans une « société
de connaissance » « post-industrielle ». Le caractère vieillot de ce projet est, lui aussi, oublié à
chaque génération : unis par un intérêt commun autour de la pédagogie, qui doit assurer
simultanément l’apprentissage des compétences techniques et une formation humaniste et
citoyenne, les philosophes et politiques, rejoints au XXe siècle par les économistes, le
présentent ainsi comme une nouveauté permanente. En 1954, Simondon préconisait la
formation permanente, nécessaire dans une « société métastable » ; ignorant cela, Lyotard
reprend ce projet en 1979, citant au passage l’instauration de la « formation professionnelle »
par la loi sur l’enseignement supérieur de 1968 et vantant l’enseignement « à la carte »
prodigué tout au long de la vie, entre autres, dit-il, par l’Université de Vincennes ; instauré par
l’UE comme priorité de l’ « économie de la connaissance », thème à la mode depuis un
rapport de l’OCDE de 1996, ce projet justifie chaque réforme sur l’enseignement214. Depuis
des décennies, l’idée de formation permanente – qualifiée par Deleuze de « désastre absolu
pour la pensée »215 – et de « société de la connaissance » est ainsi présentée comme une
rupture par rapport à une société qui, de « stable », serait devenue « métastable » ou
« liquide » (Althusser paraît l’un des rares à échapper à ce travers216). L’oubli définit ainsi la
213
Renan, « Qu’est-ce qu’une nation? »
Gilbert Simondon, « Prolégomènes à une refonte de l’enseignement », in Sur la technique (1953-1983) (1954;
PUF, 2014), 237; Jean-François Lyotard, La condition postmoderne (Minuit, 1979), 82 (plus généralement chap.
XII); D. Foray et B. A. Lundvall (dir.), Employment and Growth in the Knowledge-Based Economy, Paris,
OCDE, 1996, cité in Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif : La Nouvelle Grande Transformation (éd.
Amsterdam, 2007), 60.
215
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 17.
216
Althusser refuse en effet de faire de la « formation permanente » une nouveauté absolue, puisque tout « AIE »
« inculque […] des « savoir-faire » enrobés dans l'idéologie dominante (le français, le calcul, l'histoire naturelle,
les sciences, la littérature), ou tout simplement l'idéologie dominante à l'état pur (morale, instruction civique,
philosophie) ». La « formation permanente » est donc intrinsèque à l’Etat. Mais cela ne l’empêche pas de
reconnaître la nouveauté qui a conduit l’ « appareil idéologique scolaire » à remplacer l’Eglise, et par suite de
prendre acte de ce qui distingue les réformes scolaires entre elles ( « Idéologie et AIE... »).
214
423
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Modernité : « le moderne – qu’il soit esthétique ou historique – est toujours, par principe, […]
un présent-absolu »217, dans lequel on déplore le basculement d’une instruction humaniste
vers une éducation technique ou « opérationnelle » tout en réitérant l’impératif d’élaborer une
« formation continue » qui ne se réduise pas à l’apprentissage de compétences mais permette
de doter l’individu d’une autonomie, c’est-à-dire – outre la capacité morale de « raisonner par
soi-même » propre à l’Aufklärung218 – de la capacité d’apprendre. « Apprendre à apprendre »
constituait ainsi le slogan des Ecoles Normales Supérieures au XIX e siècle, repris au
successeur de Kant à Königsberg, J. F. Herbart219, avant d’être remis au goût du jour dans les
années 1970 par le psychologue C. Rogers220. On annonce ainsi à chaque génération la « fin
de l’humanisme » pour proclamer le caractère indispensable d’inventer un nouveau type
d’éducation, qui n’est autre que l’éducation humaniste. Sloterdijk peut rabattre la culture sur
les techniques culturelles (la pédagogie, les médias, l’ « humanisme littéraire », etc.) et
prétendre que ces techniques ne se distingueraient guère de l’ « anthropotechnique » qui
permettrait de modifier « consciemment » la « nature humaine », notamment via les
biotechnologies221 : indépendamment de son bienfondé, ce projet eugéniste n’enlève rien à la
nécessité de la culture, soit de l’apprentissage de la capacité à apprendre, qui passe par l’usage
autonome de la raison.
Heidegger, quant à lui, ne dissimule pas l’absence d’originalité de son diagnostic. C’est
précisément pour cela qu’il prétend être au-delà des discours tant de décadence que de
progrès. Sa spécificité réside d’une part dans sa manière particulière de traiter de la
« décadence », d’autre part dans ses préconisations. Le sens qu’il donne à cette « décadence »
est au cœur de l’interprétation que l’on peut faire de son rapport à la technique et des liens
entre l’ « esprit » et la « technique ». Il affirme en effet qu’il y a une « décadence spirituelle
(geistige Verfall222) de la terre », propos qui relèveraient d’une « simple constatation », mais
que celle-ci « n’a rien à avoir avec un pessimisme concernant la civilisation » ni « avec un
optimisme » (IM, 49) – ce en quoi il rejoint, contre toutes attentes, Spengler lui-même223. Il
217
Anderson, Les origines de la postmodernité, 23.
Kant, Qu’est-ce que les lumières ? Cf. aussi l’introduction du Traité de pédagogie (1803) : « il ne suffit pas de
dresser les enfants ; il importe surtout qu’ils apprennent à penser ». Si l’éducation régulière doit s’arrêter, dit
Kant, à la majorité sexuelle, c’est parce qu’il est présumé que la discipline est apprise, ainsi que l’autonomie,
laquelle permet le développement indéfini de la culture. Or si la discipline s’apprend uniquement dans l’enfance
et qu’on ne peut pas la « réparer » par la suite, le « défaut de culture » peut lui « se réparer plus tard ».
219
Philippe Meirieu, « L’aventure des savoirs », Sciences Humaines, 1999.
220
Fred Zimring, « Carl Rogers (1902-1987) », Prospects: the quarterly review of comparative education XXIV,
no 3/4 (1994): 411‑22.
221
Sloterdijk, Règles pour le parc humain; Samson, « Sloterdijk lecteur de Heidegger... »
222
Derrida traduit par « déchéance spirituelle ».
223
« Il y a des gens qui confondent le déclin (Untergang) de l’Antiquité avec le naufrage (Untergang) d’un
paquebot. Le sens de « catastrophe » n’est pas contenu dans ce mot: si l’on disait « parachèvement » […] au lieu
de « déclin », l’on éliminerait le côté « pessimiste » sans pour autant transformer la signification fondamentale du
terme » (Spengler cité in David Engels, « Le déclin programmé de l’Occident. Les 100 ans du maître-ouvrage de
Spengler », Eléments, 2018.).
218
424
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’agit là d’une constante de son discours, qui renvoie dos-à-dos progressistes et
conservateurs224. Lorsqu’il évoque la « décadence », qu’il rapporte à ce que « les peuples »
seraient « tombés depuis longtemps hors de l’être sans le savoir » (IM, 48), il renvoie à S&Z
(§38). Or, ce passage traite de « l’échéance » (Verfallen) du Dasein, notamment dans le
« bavardage », la « frénésie de l’ « affairement » » et la « précipitation », laquelle est
rapportée à « l’absence de sol ». Verfallen ne désigne pas une « déchéance ». Heidegger
écarte explicitement l’idée d’« une « chute » depuis un « état primitif » plus pur et plus
élevé »225, tout comme il écarte l’idée que l’échéance constituerait une « propriété ontique
mauvaise et déplorable, susceptible d’être éliminée à des stades plus avancés de la culture »
(S&Z, §38). Son renvoi conduit ainsi à réinterpréter la « structure ontologico-existentiale » du
Dasein en tant qu’il « échoit », qu’il est « auprès du « monde » dont il se préoccupe » (ibid.),
en termes ethnico-culturels. Heidegger prétend ainsi s’abstenir de porter un « énoncé ontique
sur la « corruption de la nature humaine » parce que sa « problématique est antérieure à tout
énoncé sur la corruption ou l’intégrité » (ibid.). La différence ontologique et le renvoi de IM à
S&Z lui permettent ainsi de parler de décadence sans en parler et donc de dédoubler son
discours : Verfallen change de sens entre S&Z (§38) et IM, mais l’auteur redouble le sens de
décadence que donne le contexte d’IM par le sens d’ « échéance » qu’il a dans S&Z. De
même, il dira que « le « on » n’a nullement pour objet d’apporter seulement au passage une
contribution à la sociologie » (LH, 73), ce qui signifie bien qu’il vise aussi à cela, ou encore
que l’on parle « bien tardivement » de la « décadence du langage », désignant là le sens
ordinaire qu’on peut attribuer à ce terme (ibid.). Ses références à l’histoire et à la géopolitique
rendent impossible d’affirmer qu’il ne parle qu’uniquement sur un plan dit « ontologique » ;
les dénégations qu’il prend soin d’effectuer quant au caractère « ontique » de ses propos
justifient, en retour, les interprétations selon lesquelles il ne parle pas de ce dont il parle. Il
faut attendre l’après-guerre pour que le discours sur la décadence s’éclaircisse et prenne ses
distances – relatives226 – avec une décadence culturelle qui s’abattrait sur certains peuples.
Dorénavant, il assimile la prospective (la futurologie, la planification, etc.) au « décompte du
réel existant » effectué sur « le mode morphologique et psychologique, en termes de
224
Nous le verrons à maintes reprises. Cf. aussi ses considérations sur « l’idolâtrie de la science » qui aurait
simplement été inversée, datant probablement de 1931 (GA 94, 32-34, §92 ; Ponderings II-VI, 25-26) et sa
critique du « romantisme » dans le passage sur la « tyrannie de la technique » (GA 94, 498-500, §85 ; Ponderings
II-VI, 362-363 ; cité supra, note 50 , section II.1.c).
225
Cf. les remarques du traducteur de S&Z, E. Martineau, qui introduit le terme d’ « échéance ». Cf. aussi séance
du 9 sept. 1969 (TH, 450) : « Verfall (l’aval, la pente, la « chance ») n’est pas à entendre ontiquement comme
chute, mais ontologiquement comme détermination essentielle du Dasein quotidien. Le Verfallen […] est la
naturalité même du Dasein tel qu’il ne peut s’occuper des choses qu’en ne s’occupant pas de l’être ».
226
Le 9 septembre 1969, il affirme que ceux qui, en « Amérique », s’intéressent désormais à la « question de
l’Etre », par cela même qu’ils s’y intéressent, se voilent la face quant à « la réalité de l’Amérique », à savoir le
complexe militaro-industriel (TH, 447). Ce n’est plus l’ontique qui dissimule l’ontologie mais l’inverse ! Un tel
hapax peut difficilement être mis au compte d’autre chose que la vision ethnique et essentialiste d’Heidegger.
425
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
décadence et de perte, de fatalité et de catastrophe, de déclin »227 : ces discours, qu’il assimile
aussi à l’ « optimisme » et au « pessimisme », relèvent d’attitudes « techniques » dont le
principal défaut relève de la conception du temps qu’ils impliquent et dans le fait de rapporter
l’avenir et le passé au présent et donc le réel à l’actuel (ou à la « présence »). Ce qu’il oppose
au discours de la décadence, ce n’est pas sa négation, mais le fait que celle-ci soit perçue sur
un mode ontique, une sorte de bilan des pertes et profits qui ne parviendrait jamais à prendre
en compte l’externalité fondamentale : l’oubli de l’Etre.
Après avoir qualifié les Allemands de « peuple métaphysique »228, il affirme : « C’est
pourquoi nous avons mis la question vers l’être en connexion avec le destin de l’Europe, où se
trouve décidé le destin de la planète (Erde), et il faut considérer encore qu’à l’intérieur de ce
destin, pour l’Europe même, notre être-Là proventuel se révèle comme le centre » (IM, 53, un
propos qu’il se verra obligé de réfuter après-guerre229). Il lie ainsi la question ontologique à la
géopolitique : l’Allemagne est responsable du « destin de la planète » menacée par la
domination de la technique, laquelle est intrinsèquement métaphysique – donc occidentale –,
au sens où il ne saurait y avoir d’observation de l’étant sans métaphysique. La séparation
entre le plan ontologique et ontique est ainsi rejetée, Heidegger articulant ici la « décadence
spirituelle » (IM, 49) au « destin » géopolitique de l’Europe et de l’Allemagne. La
responsabilité du Dasein – qui désigne ici le peuple allemand – prend la forme d’un « esprit »
qui doit s’éloigner de toute « décadence spirituelle », entendue comme déchéance de l’esprit
sous la forme de l’intelligence, c’est-à-dire, in fine, d’une technicisation alléguée de l’esprit.
Echapper à la « décadence » requiert une décision spirituelle, radicalement coupée de toute
rationalité, qui engage le « peuple »230. Heidegger rejoint les modernistes réactionnaires dans
leur appel à l’autoritarisme. Mais le rapport entre l’esprit et la technique n’est pas seulement
de nature antagoniste, comme le prétend Derrida. Malgré son pathos technophobe, Heidegger
écarte simultanément technophilie et technophobie. Peut-on évoquer un « désir de noncontamination » de l’esprit – ou de la « pensée de l’essence » – par la technique, auquel
Derrida oppose une « contamination originaire et essentielle par la technique »231 ? Le Geist
est-il vraiment ce qu’Heidegger espère « sauver de toute destitution », ou plutôt de toute
« castration » par la technique, à laquelle il opposerait la virile résolution pour l’Etre232 ?
227
« Le tournant », in Questions III et IV (Gallimard, 1976), 319 (Die Kehre, ci-après KEH). Cf. infra, note 511,
section II.4, pour l’édition de ces conférences de Brême de 1949.
228
Sur le nationalisme ontologique, cf. supra, section II.2.a.ii, note 84.
229
« La « réalité allemande » n’est pas dite au monde pour qu’en l’essence allemande le monde trouve sa
guérison » (LH, 97).
230
Cf. Derrida, op.cit. et supra, section II.3.a.iv et note 164 sur les critiques de cette détermination de l’esprit.
231
Derrida, op.cit., 21-22.
232
Derrida traduit étrangement « Entmachtung » (IM, 56 sq.) par « destitution » (op.cit., p.22). Nous préférons
traduire Entmachtung des Geistes (GA 40, 50-51) par « castration de l’esprit ». Ce syntagme est rendu par G.
Kahn d’abord par « énervation de l’esprit », puis par « impuissance », par G. Fried et R. Polt par « disempowering
of the spirit ». Notre traduction se justifie par l’allusion, juste après, au viril discours du rectorat, où l’auteur
426
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Cette lecture – qui évacue entre autres la référence à S&Z (§38) – a pour elle la tonalité
mystique et réactionnaire d’Heidegger et la référence, dans IM, au discours du rectorat. Ne
faut-il pas sauver la pensée de sa technicisation, de son abêtissement dans les vulgates
propagées par l’industrie culturelle ? N’est-ce pas ce qu’Heidegger lui-même prétend faire
quand il rejette les interprétations extérieures, « superficielles » de son œuvre, pour adouber
les lectures conformes – processus que Bourdieu compare, dans une analogie qui ne relève
pas seulement de l’humour, à M. Duchamp233 ? Certes, mais cet aspect occulte l’autre versant
d’Heidegger. S’il prétendait dans S&Z traiter d’une « problématique […] antérieure à tout
énoncé sur la corruption ou l’intégrité » (§38), il prend ici acte que la « contamination » de
l’esprit par la technique est originaire – c’est peut-être même le sens du lien originaire qu’il
établit entre métaphysique et technique. Sans doute désire-t-il, malgré tout, sauver l’esprit de
cette menace. Mais ce désir intime, moteur de sa philosophie, n’est pas contradictoire avec
l’affirmation réfléchie que cela ne passe pas par le refus de la technique. Au contraire : en
indiquant l’existence d’une responsabilité « spirituelle » allemande face à cette « sorcellerie »,
il ouvre la voie à la « spiritualisation de la technique », la seule alternative possible, selon lui
et à ce moment, à la technicisation de l’esprit. Cette alternative est philosophique autant que
géopolitique et idéologique : c’est la « troisième voie » entre Etats-Unis et URSS, qui
coïncide avec le modernisme réactionnaire et le national-socialisme.
II.3.b.iv Les cours sur Nietzsche ou l’apologie de la technique
Ce discours sur l’esprit et la technique renvoie à des thèmes constants du modernisme
réactionnaire. Voici ce que proclamait Goebbels en 1939 :
« Nous vivons à l’ère de la technique [...] La technique moderne suscite un danger
indubitable, celui que les hommes perdent leurs âmes. Le national-socialisme n’a jamais
rejeté et ne s’est jamais opposé à la technologie. L’une de ses tâches principales était plutôt de
l’affirmer consciemment, de la remplir de l’intérieur avec de l’âme, de la discipliner et de la
placer au service de notre peuple [...] Nous vivons dans un âge qui est à la fois romantique et
dur comme l’acier, qui n’a pas perdu la profondeur de ses sentiments. Au contraire, on a
découvert un nouveau romantisme dans les résultats des inventions modernes et de la
technologie [...] le national-socialisme a compris comment prendre le cadre dénué d’âme de la
technique et le remplir avec les rythmes et les élans de notre temps234. »
Inaugurant l’exposition automobile de Berlin, ce discours appelle à insuffler de l’esprit
dans la technique de façon particulièrement martiale, ce qui évoque la « poésie d’acier » de
définissait l’esprit comme une résolution pour l’Etre (Entschlossenheit zum Wesen des Seins). Heidegger
écrit ensuite: « Geist ist die Ermachtigung der Mächte des Seienden als solchen im Ganze », traduit par Kahn
« L’esprit est le plein pouvoir donné aux puissances de l’étant comme tel en totalité » et par Fried & Polt par
« Spirit is the empowering of the powers of beings as such and as a whole ». Traduire « l’esprit est la virilisation
des puissances des étants… » serait sans doute aller trop loin. Notre traduction par « castration » est confirmée
par la suggestion de Courtine qui propose « émasculation » (in Jean-François Courtine, « Heidegger, l’art, la
technique », Canal U - La webtv de l’enseignement supérieur, 3 juillet 2014.).
233
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 120.
234
Goebbels, Deutsche Technik (mars 1939), cité par Herf, Reactionary Modernism, p.195-196.
427
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Jünger. Celui-ci critiquait en 1926 le « romantisme fourvoyé qui conçoit la machine comme
en conflit avec la Kultur » et distinguait la machine de l’ « américanisme », c’est-à-dire de
l’uniformisation culturelle. L’écho de cette polémique se retrouve chez Heidegger qui déclare
qu’ « on ne pense plus du tout » quand on assimile le « gigantisme » à l’ « américanisme »
(ECM, 124). Au contraire, ajoutait Jünger, « si notre ère possède effectivement une culture, ce
sera seulement par l’usage des machines qu’elle sera en position de s’étendre ou de défendre
son Lebensraum. » « L’extraordinaire entreprise d’armement [...] dans tous les domaines de la
vie [...] Voilà ce qui remplit d’espoir »235. L’ « esthétique futuriste de la guerre » de Marinetti
est la suite logique de ce discours, dont certains propos d’Heidegger paraissent
presqu’indiscernables :
« Il ne suffit pas de posséder des chars blindés [...] il ne suffit même pas que l’homme sache
seulement maîtriser la technique comme si celle-ci était quelque chose de neutre en soi [...]
quelque chose d’utilisable au gré de n’importe qui à des fins quelconques. Il y faut une
humanité qui soit foncièrement conforme à l’essence fondamentale singulière de la technique
moderne et à sa vérité métaphysique, c’est-à-dire qui se laisse totalement dominer par
l’essence de la technique afin de pouvoir de la sorte précisément diriger et utiliser elle-même
les différents processus et possibilités techniques236. »
Dans son cours sur « la métaphysique de Nietzsche » (1940), Heidegger avait repris
cette apologie de la technique, présentant la « motorisation de la Wehrmacht » comme un
« acte métaphysique »237. Reprenant ses propos sur la « lutte entre Weltanschauungs » (ECM,
123), il évoque un « combat pour la souveraineté planétaire », un « combat pour l’exercice de
la puissance sur la Terre » et « pour la maîtrise de l’étant », un combat, donc, dans lequel la
technique joue un rôle primordial, d’autant plus qu’il est soutenu par le « déploiement de la
métaphysique », laquelle se déploie dans la domination de la technique. Or, ce combat mène
« à son achèvement une ère universelle de la Terre et de l’humanité historiale » par la
réalisation « des possibilités extrêmes de la domination universelle et de la tentative entreprise
par l’homme de décider exclusivement ce qu’il en est de sa propre essence »238. Pas plus que
dans ECM, Heidegger ne critique ce combat, jugé métaphysiquement nécessaire. En
revanche, il le double par un autre « conflit », une « ex-plication » ou un « règlement de
compte » entre « la puissance de l’étant et la vérité de l’Etre », dans lequel il peut espérer
jouer un rôle à sa hauteur : « Préparer ce règlement de compte est le but le plus lointain
auquel tend la méditation »239. L’auteur décrit ensuite cette « machinalisation » qui permet
235
Jünger, « Grosstadt und Land », in Deutsches Volkstum n°8 (1926), pp. 577-81 (cité in Herf, op.cit., 85-86); Le
Travailleur, 78‑79, chap. XXIV.
236
Nietzsche II, 133‑34, « Le nihilisme européen », « Le cogito sum de Descartes ».
237
GA, vol. 48, 1986, p.333, cité in Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 594. Cf. supra, 1e partie,
section VII.3.c.ii, note 173 sur cette phrase supprimée de la première édition du cours et sur la façon dont elle
prend part, volontairement ou non, à la propagande nazie sur la dite « motorisation ».
238
Nietzsche II, 210‑11.
239
Ibid., 211.
428
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« une maîtrise de l’étant à tout moment [...] contrôlable, économisant, c’est-à-dire
emmagasinant des énergies » – il ne dit pas encore l’étant en tant que Bestand –, cette
machination240 qui doit passer, dit-il, par la « sélection de l’homme » et de la « race »241.
Passons ici sur ce qui relève des considérations explicites sur la race, qui n’aurait pas « une
signification biologique », mais « métaphysique »242, en relevant simplement qu’elles
reprennent les mots sur « l’homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se
cultive comme race et se donne finalement les pleins pouvoirs pour devenir le maître de
l’orbe terrestre » (ECM, 144). Comment interpréter ces propos comme ayant une quelconque
teneur critique, dans la mesure où dans la « lutte expresse contre l’individualisme et pour la
communauté » (ECM, 121), il avait déjà résolument pris parti en faveur du « Nous de la
Société » contre « le Je réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire » et pour le sujet en tant
qu’ « Etat, Nation et Peuple » contre le sujet en tant qu’ « Humanité générale de l’homme
moderne » (ibid.) ? Cette « transvaluation nihiliste de toutes les valeurs », continue l’auteur
des cours sur Nietzsche, est celle du « grand style », celui qui surmonte « tout romantisme » et
désigne « la manière dont la Volonté de puissance dispose d’avance de l’organisation de
toutes choses et de la sélection de l’humanité en tant que la maîtrise de l’étant par essence
sans but, dans sa totalité et dont à partir de sa puissance elle prescrit chaque nouveau pas à
franchir dans une constante intensification de la puissance »243. Quoique l’orientation générale
de ces propos soit claire – la transvaluation des valeurs, fût-elle « nihiliste », ne saurait être
tenue, après Zarathoustra, pour quelque chose de négatif – on a pu soutenir, en reprenant son
autojustification, que l’auteur critiquait, ici encore, la technique (et le nazisme) 244. Non
seulement Heidegger s’abstient de tout jugement de valeur concernant cette « constante
intensification de la puissance », mais il la juge métaphysiquement nécessaire – difficile de
parler d’une « critique ». Cela était déjà dit, dans la conclusion du cours précédent, qui montre
que ce processus « métaphysiquement nécessaire » est attribué à l’Etre lui-même qui rend
service à l’homme, pour ainsi dire :
240
Traduit par P. Klossowski par « machinalisation », Machenschaft a le sens de « machination », selon Polt,
« References to Jews... » Présent dans les Beiträge et IM (165 sq.), ce concept préfigure celui de Gestell.
241
Nietzsche II, 247.
242
Ibid. Voir le commentaire de Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 212.
243
Nietzsche II, 249.
244
« Quiconque avait des oreilles pour écouter entendait dans ce cours une confrontation avec le nationalsocialisme » (ES).
429
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« L’ère de l’achèvement de la métaphysique [...] incite à rechercher jusqu’à quel point il nous
faut d’abord nous retrouver dans l’histoire de l’Etre et auparavant éprouver l’histoire de l’Etre
en tant que déchaînement de l’Etre dans la machination, déchaînement que l’Etre lui-même
détermine afin de rendre essentielle sa vérité à l’homme »245.
Outre le fait qu’on a déjà, dans ce cours, le refus d’une conception anthropocentrique de
la technique et son ontologisation historiale (son inclusion dans une « histoire de l’Etre »),
ainsi que, par le concept de machination, la préfiguration du philosophème du Bestand qui
sera développé après-guerre, on a la reprise de l’idée nietzschéenne selon laquelle il faudrait
« éprouver » le nihilisme avant d’en sortir. Par là – et dans la reprise incessante du mot de
Hölderlin sur le péril –, Heidegger s’inscrit dans la lignée de la « révolution conservatrice »
qui considérait, à l’instar de Möller van den Bruck, que les Allemands étaient un Gefahrvolk,
un peuple qui, à l’inverse des Français fatigués, prospère d’autant plus qu’il est dans une
situation périlleuse246. Dans les Cahiers noirs, outre des considérations antisémites sur
l’eugénisme qui ne serait que la conséquence de la puissance de la « machinalisation »,
Heidegger pousse cette « espérance » à son aboutissement ultime. Le « dernier acte » de
« l’accomplissement suprême de la technique » serait atteint si « la terre elle-même était
partie en fumée » et que « l’humanité actuelle » aurait disparue. Loin d’être un « malheur »,
cela aurait constitué « la première purification de l’être de sa déformation la plus grave par
l’hégémonie de l’étant »247. Dans un texte bien connu, il « modère » cette véritable haine du
monde : « Avant que l’être puisse se montrer dans sa vérité initiale, il faut que l’être comme
volonté soit brisé, que le monde soit renversé, la terre livrée à la dévastation et l’homme
contraint à ce qui n’est que travail » (DM, 82-83248). On comprend qu’Habermas ait parlé
d’un « espoir apocalyptique de salut »249.
245
Nietzsche II, 203.
Fritzsche, « Nazi Modern ».
247
GA 96, p.238 (Ponderings XII-XV, 187), cité in Peter Trawny, La Liberté d’errer avec Heidegger (Indigène
éd., 2014), 40; sur ce pamphlet, cf. Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen, Le cas Trawny: à propos des
Cahiers noirs de Heidegger (Sens & Tonka, 2015). Le passage antisémite en question, qui évoque un « don
marqué [des juifs] pour le calcul », considère que l’eugénisme et le racisme nazi ne sont pas les conséquences
d’une Weltanschauung, ni d’une prise de position politique, mais des phénomènes métaphysiquement nécessaires.
De façon paradoxale (mais il semble s’agir d’un hapax), Heidegger y considère l’eugénisme comme l’instrument
d’une « déracialisation complète » des peuples (GA 96, p.56, Ponderings XII-XV, 44; ; trad. alternatives in David
Farrell Krell, Ecstasy, Catastrophe: Heidegger from Being and Time to the Black Notebooks (State Univ. of New
York Press, 2015), 150; Polt, « References to Jews and Judaism... »).
248
Cf. aussi la traduction alternative in Schürmann, Le principe d’anarchie, 188.
249
Habermas, « Work and Weltanschauung »; cf. aussi The Philosophical Discourse of Modernity, chap. VI.
246
430
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.3.c LA
CRITIQUE
DU
LOGOS,
ENTRE
TECHNOSCIENCES,
ANTHROPOCENTRISME ET ARTISANAT
« Cela devient la structure de l’esprit d’ensemble qui englobe les individus ; le nouvel esprit
d’acquisition et de travail détermine aussi la vision du monde et la science, puisqu’il
transforme l’attitude cognitive de contemplation […] propre à la vision du monde médiéval et
antique, en attitude quantitative et calculatrice [...] C’est pourquoi la nouvelle technique n’est
nullement une « application » a posteriori d’une connaissance de la nature […] cette sorte de
connaissance, dirigée sur les nudae quantitates, est elle-même déjà née du nouvel esprit
bourgeois et se trouve, dans ses catégories, déjà déterminée par la nouvelle volonté de
dominer la nature [...] Seules la dédivinisation, la désanimation, la dévalorisation de la nature
et du monde [...] ont pu voir la nature comme la massivité inerte que seule le travail formateur
aurait à aménager en bâtiment d’habitation pour les hommes » (M. Scheler, 1914250)
Si notre lecture, insistant sur l’idée, chez Heidegger, d’une reprise en main
« spirituelle » de la technique et donc sur sa proximité avec le modernisme réactionnaire est
juste, comment la concilier avec la critique de la raison, de la technique et des sciences à
laquelle on réduit le plus souvent sa pensée ? En fait, cette contradiction constitue le paradoxe
central du modernisme réactionnaire. Si nous examinons les procédés par lesquels Heidegger
réduit le logos à la logique elle-même assimilée à un instrument technique, ce n’est donc pas
pour essayer de trouver une cohérence impossible, mais parce que cette critique constitue le
fondement de toute interprétation philosophique de la science, ou des techno-sciences, en tant
qu’opérationnalité, défendue en particulier par l’école de Francfort et depuis banalisée. En
interrogeant une source philosophique majeure de cette conception de l’opérationnalité, nous
espérons ainsi interroger son évidence actuelle. La conception de la science que développe
Heidegger dans les années 1930 annonce les propos de 1952-53 sur la « logistique »251 et ne
sera jamais abandonnée.
On analysera d’abord la lettre de 1945 accompagnant la publication, en 1983, du
discours du rectorat, dans laquelle Heidegger admet avoir cru en la possibilité d’une
spiritualisation de la technique. Il établit alors une césure dans son œuvre, renvoyant à ECM
(1938). Après avoir montré la scission qu’il opère entre philosophie et logique, on
s’intéressera à l’analyse de Derrida selon qui Heidegger aurait critiqué la politisation de la
science et promouvrait une forme de « réaction vers l’artisanat ». On contestera cette idée,
centrale dans les discours voyant en Heidegger un conservateur, ce qui nous conduira à
reprendre la question des usages et de la signification de la différence ontologique. Nous
examinerons enfin pourquoi Heidegger considère les conceptions « idéalistes » ou
« désintéressées » de la science comme non-pertinentes, ce qui constitue, hors du champ
heideggérien, un élément central du débat sur la technoscience.
250
Scheler, « Le bourgeois », 153‑56. Cf. aussi l’extrait de « Connaissance et travail » (inédit en français), traduit
dans la note 23, p.254.
251
Commentés supra, section II.2.a.ii.
431
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.3.c.i Une auto-justification auto-accusatoire
Dès 1945, Heidegger rédige une lettre en vue de la présentation du discours du rectorat,
dont il prévoit l’édition à venir. Il ne semble pas juger les conditions réunies de son vivant :
l’édition eût lieu en 1983, sept ans après sa mort252. Ce contexte éditorial laisse songeur. Le
moment est celui d’une « véritable prise de conscience de l’opinion »253, au-delà des
historiens, de l’importance de l’antisémitisme et de l’Holocauste, titre d’une série blockbuster
diffusée à l’époque aux Etats-Unis, en France et en Allemagne. Mais cette prise de conscience
s’articule à diverses tentatives plus ou moins révisionnistes. En 1980, l’historien E. Nolte –
élève et intime d’Heidegger254 – publie un article de presse qui préfigure l’Historikerstreit de
1986. Cette « querelle des historiens » fut initiée par Habermas qui accusa Nolte, A.
Hillgruber et M. Stürmer de réhabilitation subreptice du nazisme255; on est aussi, en 1983, en
pleine « affaire Faurisson », qui suit la publication du livre de D. Irving, Hitler’s War
(1977)256. L’affaire Faurisson, en particulier, soulève la question non plus des « tendances
apologétiques » (Habermas257) mais de la négation du génocide – thèses négationnistes que
Nolte peut « examiner avec attention »258.
Quoi qu’il en soit, dans cette lettre de 1945, Heidegger dira avoir appris de
l’« expérience » du rectorat que « la science [...] ne [pouvait] plus être déterminée par des
tentatives de renouvellement ; le changement essentiel qui la métamorphose en pure technique
ne peut plus être contenu. »259 Il s’agit là d’un aveu stupéfiant. D’abord, il reconnaît qu’il a
cru en la possibilité d’une spiritualisation de la technique, confirmant ainsi notre
interprétation sur la « technique allemande » et la « troisième voie », puisque la
« transformation de la science »260 ne peut se distinguer de celle-ci. Ensuite, cet aveu conduit
à douter de la nature de la conception prétendument « ontologique » de la décadence qu’il
avançait dans IM (48-49) en renvoyant à S&Z (§38) : s’il croyait que le « changement »
pouvait « être contenu », c’est qu’il y voyait une décadence tout court, et qu’il pensait pouvoir
252
En 1979, le fils prend le contrôle de l’entreprise éditoriale (Kisiel, « Heidegger’s “Gesamtausgabe” ».).
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, 165, chap. V.
254
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 672.
255
Sur l’article de Nolte de 1980 (trad. en anglais sous le titre « Entre mythe et révisionnisme : le Troisième Reich
dans la perspective des années 1980 »), cf. Kershaw, op. cit., chap. X, note n°9 p.499. Sur l’Historikerstreit:
Geoff Eley, « Nazism, Politics and the Image of the Past: Thoughts on the West German Historikerstreit, 19861987 », Past & Present, no 121 (1988): 171‑208; Kershaw, op.cit., chap. X.
256
Kershaw, op.cit., 166 et note n°8, p.456.
257
Habermas, Die Zeit, 11 juillet 1986 (trad. in « Une manière de liquider les dommages. Les tendances
apologétiques dans l’historiographie contemporaniste allemande », in Devant l’histoire. Documents de la
controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs, Le Cerf, 1988, 47-59), cité in Kershaw, op.cit., 361.
258
Kershaw, op.cit., 374. Le mot « négationnisme » a été forgé par H. Rousso (Le syndrome de Vichy, 1987),
mais son existence remonte à l’immédiat après-guerre (notamment avec M. Bardèche). Il connaît toutefois un
regain d’activité à la fin des années 1970.
259
Heidegger, « Le rectorat 1933-1934. Faits et réflexions », Le Débat, no 27 (novembre 1983): 12.
260
IM, 116. Cf. aussi infra, note 313.
253
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
échapper à celle-ci par un acte historique, qui aurait permis une renaissance : la « décadence
spirituelle » était bien une « propriété ontique mauvaise et déplorable, susceptible d’être
éliminée à des stades plus avancés de la culture » (S&Z, §38). Par voie de ricochet, cette lettre
en forme d’autojustification constitue la plus grave accusation philosophique portée contre
Heidegger : à savoir que la « différence ontologique », la distinction entre les propos qui
relèveraient de l’ontologie et ceux qui relèveraient de la banale existence ontique, ne serait
peut-être qu’un leurre : « Heidegger le renard » se serait-il piégé lui-même261 ?
II.3.c.ii Le renvoi à « L’époque des « conceptions du monde » »
Pour attester de ce changement de conception, qui témoignerait d’une désillusion, la
lettre de 1945 renvoie à ECM262. Outre les considérations susmentionnées sur la race et sur
l’homme comme « maître de l’orbe terrestre »263, l’auteur y réduit la technique à la
« calculabilité », elle-même identifiée à l’acte de représentation. D’où le raccourci lapidaire
selon lequel « la représentation est objectivation investigante et maîtrisante » (ECM, 141).
D’un côté, la technique est ramenée à l’exploitation de la nature. De l’autre, plutôt que de la
renvoyer simplement à la science, il la fait dériver de la représentation, philosophème élaboré
à partir d’une lecture de Descartes. En cherchant ainsi une origine métaphysique de la
technique, Heidegger s’oppose aux conceptions historiques « positives ». S’il rejette la
conception de la technique comme simple « application, dans la pratique, des sciences
mathématisées », pour en faire une « transformation autonome de la pratique », ce n’est que
pour mettre toute entière celle-ci sous le signe de la science, conçue sous l’auspice du concept
de représentation, marqué par le « conditionnement réciproque » entre « subjectivisme » et
« objectivisme » (ECM, 99-100, 115). Si notre ère est celle de la technique, l’ensemble de
notre expérience vécue passerait donc à travers le filtre de la « représentation », au sens
heideggérien, lequel comprend la conception de la raison comme uniquement « calculatrice »,
un calcul qui est déjà, en lui-même, exploitation de la nature. Ici aussi, Heidegger est
redevable de thèses antérieures sur « l’esprit du capitalisme »264 qu’il transfère sur le plan
métaphysique d’une « historialité de l’Etre ».
II.3.c.iii La déchéance du logos en logique
Si ECM érige Descartes en tant que point de rupture dans l’histoire de la métaphysique,
Heidegger était remonté, dans IM (191 sq.), jusqu’à Aristote. Dès S&Z (§7, B), il affirmait
261
Cf. le journal de bord d’Arendt, « Heidegger le renard » (1953 – l’année de la publication de IM), in Arendt,
Qu’est-ce que la philosophie de l’existence? suivi de L’existentialisme français (1946; Rivages, 2002); cf. aussi
Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 187‑90.
262
Ceux qui font de 1938, l’année d’ECM, la marque d’une rupture avec le nazisme ne font ainsi que reprendre
cette autojustification (par ex. Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du nihilisme... », 62.).
263
Cf. supra, section II.3.b.iv.
264
Cf. citations de Scheler en exergue, section II.3.c, note 250.
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que le logos n’était pas, originellement, « le « lieu » primaire de la vérité ». Il déclare
maintenant que si la raison calculatrice est ce qui permet l’exploitation de la nature, de l’étant,
cela ne se peut que parce que le logos est devenu un étant « maniable » et « manié pour
acquérir la vérité conçue comme justesse », avant de devenir « comme un instrument,
organon », qu’on rend maniable : le logos déchoit en logique (IM, 191-192) – interprétation
qui fait violence à Aristote265. En posant l’étant comme création divine, donc « prémédité
rationnellement », le christianisme aurait ensuite préparé le terrain à la « pensée pure de la
mathématique », qui rend l’être « calculable »266. L’étant devient « quelque chose de
maîtrisable au sein de la technique moderne à structure mathématique, qui est essentiellement
autre que tout ce qu’on avait pu connaître en fait d’usage d’outils [...] N’est étant que le pensé
correctement, qui résiste à l’épreuve d’un penser correct » (IM, 197). La pensée n’appréhende
l’étant que sous la forme logique de la vérité comme adéquation à la chose 267.
Réciproquement, seul peut apparaître ce qui apparaît sous cette forme, qui coïncide, à l’ère
moderne incarnée par Descartes, avec la relation du sujet à l’objet. Ce « déclin »
« s’aggrave » avec le calcul qui en fait quelque chose de toujours d’abord « maîtrisable »,
donc sujet à intervention technique. Nul progrès à attendre ni du côté des sciences et d’un
approfondissement de la logique, ni du côté de la « logique philosophique » établie par Kant
ou Hegel – dont Heidegger ajoute, à juste titre, qu’elle constitue une métaphysique (IM, 130).
« L’unique progrès possible [concernant la logique] est celui qui consiste à la faire
fondamentalement sortir de ses gonds pour autant qu’elle demeure l’orientation dominante
dans l’interprétation de l’être »268. Sur la base du célèbre débat avec Carnap, la scission entre
265
P. Pellegrin rappelle qu’« Aristote n’emploie jamais le terme « logique » […] au sens d’une discipline qui
s’occuperait des règles du discours ». Cependant, la question du statut de la logique par rapport à la philosophie,
de savoir si elle n’est qu’un « instrument » de celle-ci ou en fait partie, n’a jamais cessé d’être discutée, des débats
antiques jusqu’à Benveniste et après. De façon générale, disjoindre complètement l’un à l’autre demeure
intenable. Or, c’est précisément ce que tente de faire Heidegger : sa pensée s’achève dans un projet où il prétend
penser « au-delà » de la logique, voire de la grammaire (cf. l’introduction à l’Organon de P. Pellegrin et M.
Crubellier in Aristote, Catégories. Sur l’interprétation. GF Flammarion, 2007 ; Jean-François Courtine, « La
destruction de la logique », in La cause de la phénoménologie (PUF, 2007), 171‑218.).
266
Cette caractérisation du rôle du christianisme évoque l’explication de Koyré, qui constitue le contre-pied de
l’interprétation citée en exergue de Scheler : « L’Univers infini […] dans la Durée comme dans l’Etendue […]
avait hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité. » (Du monde clos à l’univers infini (1957; Gallimard,
1973), 336‑37.).
267
Heidegger considère que la logique situe la vérité dans l’énoncé propositionnel, ou le jugement (cf. Courtine,
« La destruction de la logique »; Dastur, Heidegger, chap. IV), et que la métaphysique est sous-tendue par une
théorie de la vérité-correspondance. Il ne s’intéresse pas aux développements contemporains qui établissent une
théorie de la vérité comme cohérence (des propositions entre elles), et selon lesquels la vérité ne peut donc se
situer dans le seul jugement, ni non plus à l’épistémologie (H. Poincaré, P. Duhem mais aussi E. Mach) qui remet
en cause la notion de « fait brut » et l’idée d’adéquation (cf. Enrico Castelli Gattinara, « Epistémologie, histoire et
histoire des sciences dans les années 1930 », Revue de synthèse 119, no 1 (janvier 1998): 9‑36.). Toutefois, ce
débat épistémologique indiffère Heidegger, dans la mesure où il récuse l’idée que la vérité soit « originellement »
située dans le logos. Sa conception de la vérité comme aletheia est a-épistémologique, c’est-à-dire qu’on ne peut
ni la justifier, ni la réfuter d’un point de vue épistémologique – ce qui implique qu’il ne sert à rien de la discuter :
Heidegger s’enferme volontairement dans une sorte de solipsisme.
268
Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. et commenté in Courtine, « La destruction de la logique ».
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
philosophie et logique est ainsi revendiquée par Heidegger. Les deux auteurs partent du même
constat pour aboutir à des réponses opposées : si Carnap considère que les phrases de Qu’estce que la métaphysique ? (« le néant néantise », etc.) n’ont aucun sens, Heidegger part
précisément de ce constat pour affirmer que la logique ne peut penser l’être. Ce qui conduit
l’un à rejeter l’ontologie de l’autre est ce qui permet à celui-ci d’affirmer le caractère
insuffisant et « non-originaire » de la logique. Ainsi, Heidegger ne remet pas en cause, en tant
que telle, la critique par le positivisme logique du discours métaphysique. Au contraire, il
affirme que la philosophie ne peut que prendre l’apparence de propositions absurdes : lui
appliquer le raisonnement logique bascule vers une « pensée poétisante », c’est précisément
parce qu’il s’accorde avec le Cercle de Vienne, qui considère par exemple qu’un mystique ne
peut parler de ses expériences, « parce que parler implique la capture par des concepts et la
réduction à des états de faits scientifiquement classifiables »269. On a remarqué qu’Heidegger
écartait de sa conception de la logique les développements contemporains270, notamment en
ce qui concerne la logique modale et l’école polonaise, qui joueront par la suite un rôle
fondamental en métaphysique. Comme le montrent les similarités entre le diagnostic porté par
le Cercle de Vienne et celui d’Heidegger, il est improbable que sa position eût changé s’il
avait pris en compte ces développements. Quoi qu’il en soit, certains refusent encore de voir
dans cette critique radicale du logos « le signe d'un rejet total de la raison et de la logique et
l'aveu d'un irrationalisme »271, ce qui conduirait inéluctablement à souligner les affinités
politiques de ce discours et, à l’inverse, ce qui liait la critique positiviste de la métaphysique
effectuée par le Cercle de Vienne à l’antifascisme, libéral ou marxiste272. Pour autant, plus
qu’un « aveu », il s’agit d’une revendication constamment réitérée (FIN, 304), qui conduit à
opposer Kant et Hegel d’un côté, Heidegger de l’autre, l’opposition concernant le rôle décisif
attribué à l’entendement et à la Raison273. De même, Heidegger tente de justifier l’obscurité
de son discours en critiquant la notion de clarté, qu’elle renvoie à l’évidence intuitive d’une
idée, indubitable en tant que telle, à ce qui peut être expliqué ou à ce qui est noncontradictoire274. Il semble ainsi se distinguer de ceux qui font appel à l’ « évidence » du
sentiment contre la démonstration et l’argumentation, mais s’oppose surtout à trois formes du
rationalisme classique que celui-ci essaie, le plus souvent, de penser ensemble : celle qui
269
Neurath, Hahn, et Carnap, « The Scientific Conception... », 307.
Courtine le souligne : Heidegger renvoie au « verdict de Kant: « La logique n'a pas fait, semble-t-il, un pas en
avant depuis Aristote. » Et Heidegger (non plus en 1787, mais en 1935) de confirmer » (op.cit., p.198).
271
Dastur, Heidegger, 128, chap. IV.
272
Cf. entre autres Galison, « Aufbau/Bauhaus... »
273
Cf. la controverse avec Jacobi (Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 29‑62; et la critique de
l’esthétique de l’existence et de son amoralisme menée in Hegel, Introduction à l’esthétique, chap. III, 3, « Ironie
et romantisme ».).
274
GA 95, p.76-77, §74 intitulé « Clarté » (Ponderings VII-XI, 58.). H. Jonas, selon qui « Heidegger était encore
un penseur rationnel » avant le « tournant », rappelle que la raison et la profondeur ne sont pas incompatibles
(« Heidegger and Theology », 227.).
270
435
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
affirme la possibilité de l’évidence, celle qui défend l’objectif de clarté d’une démonstration
et celle qui s’appuie sur la logique classique du tiers-exclu.
Cette critique du rationalisme porte tant sur les sciences, dont l’histoire, que sur la
théologie rationnelle. Elle conduit à une définition non-démonstrative de la philosophie, qui
lui permet d’avancer sa conception de l’histoire, et notamment de l’histoire de la
métaphysique, en soulignant, à diverses reprises, que ses interprétations peuvent être
considérées comme « arbitraires », mais qu’un tel jugement ne relève « que » d’un point de
vue logique. On doit mettre en rapport cette attaque contre la raison avec le rationalisme
classique, par exemple celui de Pascal. Portant sur les « vérités humaines » plutôt que
« divines », « l’esprit de géométrie » permet de démontrer la vérité et de la « discerner d’avec
le faux quand on l’examine »275. Bien que la démonstration procède par axiomes et
définitions, on ne peut « tout définir » et « tout prouver » au risque de la régression infinie276.
La connaissance a donc besoin d’un fondement, qui provient de la clarté de l’évidence
naturelle277. Même si celle-ci constitue une vérité connue par le « cœur » plutôt que par la
« raison »278, c’est aussi le sens commun qui permet de la discerner. « C’est une maladie
naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement »279 ; il faut « se tenir dans
ce milieu » entre la tentation de tout définir et démontrer et celle de ne rien définir et
démontrer, et accepter comme axiomes et définitions toutes les choses qui sont « claires et
entendues de tous »280. Nonobstant les subtilités pascaliennes, le fait, entre autres, que Pascal
reprenne la définition aristotélicienne des axiomes comme koinai doxai, ou convictions
communes à tous les hommes281, montre bien le caractère subversif de la démarche
d’Heidegger.
Le point décisif, c’est que cette critique du logos s’associe directement à une critique
de la technique. Le logos s’est transformé en calcul qui consiste à mettre l’étant en position
d’être « maîtrisé », « contrôlé » et « exploité ». La logique et, par extension, les sciences
comme la philosophie classique, n’appréhendent l’étant que dans l’horizon de la technique.
La thèse selon laquelle le langage ne ferait qu’exprimer la pensée n’est pas simplement
théorique: c’est le reflet d’un « usage instrumental du langage » qui extrait des discours une
« pensée » qui puisse ensuite « « compter » dans le monde du calcul et de l’expérience
275
Pascal, « De l’esprit géométrique », in Les Provinciales, Pensées et opuscules divers (1658; Le Livre de
Poche/Classiques Garnier, 2004), 109‑45. Cet opuscule est divisé en deux parties : « Réflexions sur la géométrie
en général » (RG) et « De l’art de persuader » (AP). Sur les « vérités divines », cf. AP, §4-7 ; sur l’art d’agréer,
ib., §21-27.
276
Pascal, RG, §1, 6, 7, 16, 17, 26.
277
Ibid., §21.
278
Pascal, Pensées, §110 (éd. Lafuma; 142 éd. Sellier).
279
Pascal, RG, §61.
280
Ibid., §22.
281
Aristote, Métaphysique, III, 2; cf. aussi Seconds Analytiques, I, 2.
436
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
vécue »282. Le discours médiatique n’est pas la cause, mais la conséquence du « déracinement
du langage »283 – affirmation décisive si l’on veut évaluer le rapport d’Heidegger à la
Modernité. De même, la conception pragmatique de la vérité, ou l’épistémologie
(invraisemblable) selon laquelle l’applicabilité d’une théorie garantirait sa vérité, sont pour lui
davantage que des théories de la science ou de la vérité : elles manifestent l’essence de la
vérité à l’ère de la représentation, ce pourquoi il peut rabattre la science sur la technique 284.
Paradoxalement, Heidegger a bien une théorie pragmatique de la vérité et de la science : « les
résultats […] garantissent l’exactitude de l’investigation »285. Cette conception est
pratiquement reprise telle quelle par Lyotard, selon qui le critère de légitimation de la science
serait aujourd’hui la « puissance », la « performativité » ou l’ « efficience ». Le « principe de
performativité » et l’exigence de rentabilité auraient ainsi pour « conséquence globale la
subordination des institutions d’enseignement supérieurs aux pouvoirs ». La recherche
fondamentale se distinguerait ainsi de la R&D parce qu’on y investirait « à fonds perdus
pendant un certain temps pour augmenter les chances d’obtenir une innovation décisive, donc
très rentable »286. La recherche fondamentale serait donc opérationnelle (remarquons que le
principe des business angels et du financement de la Silicon Valley, de Facebook à Uber,
réside sur un tel investissement « à fonds perdus », ce qui fragilise cette distinction).
Heidegger distingue cette « théorie » de la vérité comme opérationnalité de sa conception de
l’aletheia, qui ne coïncide aucunement avec le « concept de vérité » mais qui serait ce qui
« rend possible qu’il y ait vérité » (FIN, 300-301).
Le caractère manifestement faux des conceptions heideggériennes de la science ne
s’explique que lorsque nous saisissons qu’il ne soutient pas une position épistémologique : il
ne prétend pas décrire le fonctionnement interne des sciences, ni défendre une conception
philosophique qui sous-tendrait ce fonctionnement. Il importe ainsi peu que la « théorie
pragmatique » d’Heidegger caricature le véritable pragmatisme, que ce soit celui de Descartes
faisant primer la vérosimilitude287 ou toute autre forme, notamment « américaine »,
qu’Heidegger déclare être « en dehors du domaine métaphysique » (ECM, 146). Heidegger
prétend en effet décrire une sorte de réalité objective de l’époque, qui saisit les sciences dans
leur imbrication avec l’économie, l’ « utilitarisme » et le « matérialisme » (vulgaire) ambiant,
c’est-à-dire l’injonction politique faite aux sciences d’être efficaces ou rentables. On
282
GA 95, « Cahiers VIII» , §3, 92-97 ; Ponderings VII-XI, 72-75.
Ibid.
284
Beiträge, « Propositions sur la « science » », §76, al. 10.
285
Ibid. Cf. aussi FIN, 285 : « La vérité scientifique est strictement superposable à l’efficience de cette
effectuation. »
286
Lyotard, La condition postmoderne, chap. XI-XII (citations p.75, 77, 82). Cf. la critique de cet ouvrage in
Anderson, Les origines de la postmodernité, 38‑42.
287
Descartes, Principes de la philosophie, IV, §204.
283
437
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’explique qu’Heidegger puisse attirer ceux qui veulent dénoncer le « nouveau management
public » de la science. Le prix à payer de cette position n’est autre que l’exclusion de
l’épistémologie – et donc de la compréhension philosophique du travail scientifique – de la
philosophie. Mais celle-ci peut-elle encore revendiquer ce titre si elle s’ampute d’une
philosophie de la science ? La conception d’Heidegger n’aboutit-t-elle pas à remplacer
l’épistémologie par un « sociologisme » radical ? La prétention au discours ontologique ne
serait-elle pas, ici et en fin de compte, le masque d’une position théorique interne – et radicale
– aux sciences sociales ? Si tel est le cas, alors la défense heideggérienne de la spécificité de
la philosophie par rapport aux sciences sociales s’écroule : il ne fait que défendre une position
interne (donc « ontique ») à ces dernières, en lui superposant – plutôt qu’en lui substituant –
une conception de l’aletheia comme origine de la vérité. On ne s’étonnera guère, ainsi, de le
voir défendre avant la lettre une position kuhnienne sur l’histoire des sciences, qui insiste tant
sur la notion d’incommensurabilité des paradigmes que sur l’idée que ceux-ci constituent des
programmes de recherche288. Si elle était innovante, voire provocatrice, cette position a perdu
de son intérêt depuis les débats complexes des « science wars » des années 1970-80, ayant
opposé la vision épistémologique interne aux sciences aux conceptions sociologiques externes
(ou l’internalisme à l’externalisme). Plutôt que de donner à penser comme elle le faisait
naguère, la conception heideggérienne de l’opérationnalité, reprise par l’école de Francfort,
renforce les préjugés fondés sur une vision simpliste de la science, qui alimentent sa
condamnation comme forme du « nihilisme ».
Comme l’écrit J. Taminiaux, fidèle commentateur, Heidegger voit ainsi chez Descartes
« la naissance métaphysique de la pensée calculatrice » sous l’espèce de la mathesis.
D’emblée, celle-ci « planifie la totalité de ce qui est », tant sur le mode de la subjectivation –
le cogito – que sur celui de l’objectivation, qu’il identifie aux caractères intégralement
« calculables et maîtrisables » des choses289. La mathesis « projette sur [la nature] un regard
intrinsèquement technique », affirme Taminiaux. Il entérine ainsi la mésinterprétation du
projet cartésien de devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature » : alors que celui-ci
était un projet avant tout épistémologique, il est lu comme projet technicien traduisant une
volonté d’exploitation de la nature, qu’on le valorise ou le stigmatise. On peut toujours
débattre des implications éthiques du projet épistémologique, et soutenir que l’humanisme
cartésien conduit, malgré lui, à l’exploitation de la nature. Cette thèse légitime doit toutefois
admettre qu’elle ne porte pas sur Descartes en tant que tel : celui-ci n’appelait aucunement à
288
Les parallèles entre ECM, 101 sq., et La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, sont flagrants. Cf.
aussi S&Z, §69, b) : « Avec l’élaboration conceptuelle fondamentale de la compréhension directrice d’être se
déterminent les fils conducteurs des méthodes, la structure de la conceptualité, la possibilité spécifique de vérité
et de certitude, le type de fondation et de preuve, le mode d’obligation et le type de communication ».
289
Taminiaux, « L’essence vraie de la technique », en part. p. 272-273. Etrangement, l’auteur ne cite pas ECM qui
contient la plupart des thèmes qu’il traite.
438
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’exploitation « effrénée » de la nature. Chez lui, la connaissance médicale du corps est liée à
la sagesse, tandis que la théorie de l’animal-machine vise à exclure les explications
surnaturelles plutôt qu’à établir une « domination » de l’homme290.
Taminiaux reprend ensuite à son compte l’interprétation de Nietzsche par Heidegger :
« la volonté de puissance [fait-elle] autre chose que porter à son comble le projet universel de
subjectivation et d’objectivation inhérent à la mathesis ? »291 Voilà la domination de la nature,
sous le mode de sa mathématisation indissolublement scientifico-technique, identifiée à la
« volonté de puissance », tandis que le nihilisme sert désormais à caractériser ce
qu’Heidegger considère comme l’époque actuelle de l’Etre, celle de la « métaphysique
achevée » sous le signe de la technique292. Cela revient à dire que la « volonté de puissance »
serait le comble, ou l’accomplissement, de la logique, qui n’aurait que de façon accessoire à
voir avec la cohérence du discours et la possibilité du dialogue, puisqu’elle serait d’abord
l’instrument de l’exploitation de la nature. Selon Heidegger, la volonté de puissance est ainsi
l’aboutissement d’une volonté de maîtrise de la nature déjà présente chez Descartes.
Comment comprendre celle-ci, dans la mesure où Heidegger reprend à Nietzsche la critique
du sujet et de la volonté, et que la volonté de puissance n’est en aucun cas la volonté d’un
sujet, individuel ou collectif ? Lorsqu’on parle du projet cartésien de maîtrise de la nature, on
ne parle pas de la volonté d’un sujet individuel (Descartes) ni même collectif (les
« cartésiens », ou les « Européens »). Il s’agit plutôt de dire, comme Scheler, que « la
nouvelle volonté de dominer la nature » constitue « la structure de l’esprit d’ensemble qui
englobe les individus »293, sans postuler pour autant de sujet collectif (de Volksgeist ou de
Zeitgest) auquel on pourrait attribuer cette volonté. C’est cette « volonté » qui caractérise,
selon Scheler, « l’esprit du capitalisme », expression qui ne se réfère pas à un sujet ou à un
« type d’hommes » (les « capitalistes » ou le « bourgeois ») mais plutôt à un processus sans
sujet qui créé les sujets appropriés. Outre la critique nietzschéenne du sujet294, c’est bien de
ces thèses qu’Heidegger s’inspire, en les insérant dans son « histoire de l’Etre ». Or, il adjoint
à cette idée proto-structuraliste d’un processus sans sujet celle selon laquelle chaque
« époque » serait caractérisée par un « principe » prédominant (ECM) – ce qui autorise
Taminiaux à affirmer que la « volonté de puissance » porterait à son comble le projet
cartésien, comme si l’on pouvait distinguer une époque « cartésienne », caractérisée par la
volonté de maîtriser la nature, d’une époque « nietzschéenne », caractérisée par la « volonté
290
Cf. Fabien Chareix, « La maîtrise et la conservation du corps vivant chez Descartes », Methodos. Savoirs et
textes, no 3 (avril 2003); et la critique d’E. Faye contre une lecture en termes de « métaphysique du sujet », in
Heidegger, l’introduction du nazisme..., p.224-232 et 584-594.
291
Taminiaux, « L’essence vraie de la technique », 273.
292
Heidegger, Essais et conférences (cf. notamment DM, 92), cité par Taminiaux, art. cit.
293
Cf. citation en exergue, supra, note 250.
294
Voir par ex. C.Romano, « Nietzsche et le concept de sujet », Philosophie n°58, juin 1998, p.66-89.
439
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de puissance ». Mais on peut se demander d’abord ce qui autorise à conserver le concept de
« volonté », qui paraît vidé de sa substance puisque celle-ci n’est plus relative à un sujet ;
ensuite ce qui justifie un tel découpage historique – donc ontique – en fonction de
« principes » métaphysiques. L’idée selon laquelle à chaque « ère » correspondrait une
« interprétation déterminée de l’étant et une acceptation déterminée de la vérité », soit le
« principe [métaphysique] de sa configuration essentielle » (ECM, 99), relève d’une
philosophie arbitraire de l’histoire. Or c’est bien cette idée qui soutient la conception
commune à Schmitt295 et à Heidegger selon laquelle la technique – plutôt que le capitalisme,
les religions ou les idéologies, voire l’environnement ou le Bien platonicien 296 – constituerait
le principe de notre « époque » : soit ce qu’il appellera le Gestell. Le caractère arbitraire
inhérent à la tentative d’assigner un principe époqual unique s’illustre par ses hésitations : le
principe de l’ère contemporaine est tantôt le Gestell, tantôt l’énergie atomique (« l’ère
atomique »), tantôt les biens de consommation297. Chez Schürmann, qui fait du « principe
époqual » le fondement de son commentaire, l’arbitraire du geste se dévoile en ce qu’il est
empiriquement contredit (en ce qui concerne le principe qui régirait les Incas) par la recherche
– ce qui constitue une erreur inévitable plutôt qu’accidentelle298.
Cette « critique » de la vérité comme représentation ou adéquation au réel, de la
« déchéance » du logos en « calcul » et en « investigation objectivante et maîtrisante »
(ECM), c’est-à-dire, en clair, en techno-science, Heidegger ne l’abandonnera jamais. En
revanche, il lui apportera, en 1964, un correctif majeur : « la thèse d’une mutation de
l’essence de la vérité […] n’est pas soutenable » (FIN, 302). Il rature ainsi toute l’histoire du
logos qu’il a tracé, des Grecs à la Modernité en passant par le christianisme et le
cartésianisme. Il n’est plus possible de dire, comme le fait Taminiaux, qu’il voit en Descartes
« la naissance métaphysique de la pensée calculatrice ». C’est « dès le départ », en effet, que
l’aletheia se manifeste « sous l’aspect de l’homoïosis et de l’adaequatio » (FIN, 302). Il n’y a
pas d’origine pure de l’aletheia qui aurait été pensée, chez les Grecs, autrement que sur le
mode de la « vérité », laquelle est toujours déjà pensée, selon le « second Heidegger », sur le
mode de l’objectivité. Il s’agit d’une véritable reconfiguration de « l’oubli de l’Etre » : la
pensée de l’aletheia ne relève plus d’une origine pure de la pensée, qu’on pourrait retrouver
dans l’histoire, par exemple chez les présocratiques, mais d’une « possibilité première » (FIN,
295
« L’ère des neutralisations et des dépolitisations » in Schmitt, La notion de politique.
Cf. à cet égard l’affirmation arbitraire de Schürmann, Le principe d’anarchie, 109 (note n°75). « Les principes
que les hommes ont retenus au cours des siècles comme, chaque fois, l’être le plus réel, depuis le Bien platonicien
jusqu’aux biens de consommation, objectivent et réifient l’étant en tant que tel ».
297
Cf. infra, note 554, section II.4.b.ii.
298
Schürmann (op.cit., en part. chap. I) prétend identifier une modalité d’un tel « principe » dans le système
décimal inca. Comme toute tentative visant à identifier un « principe » suprême, celle-ci se heurte aux travaux
empiriques, qui montrent en l’occurrence que le système décimal est loin de tout ordonner dans l’empire inca (cf.
Urton et Chu, « The Invention Of Taxation in the Inka Empire ».)
296
440
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
286-287) qui n’aurait jamais été pensée par la métaphysique, car celle-ci penserait « l’étant
comme tel en mode onto-théologique » (FIN, 300). Cette rature de 1964 est décisive,
puisqu’elle conduit à remettre en cause l’histoire d’une « déchéance » du logos ou l’histoire,
décrite dans ECM, d’une mutation des « conceptions du monde » ou de la vérité, et relativise
ainsi fortement le rôle allégué du cartésianisme dans l’avènement du Gestell. Mais dès lors, le
Gestell, plutôt que d’être la conséquence de la rupture cartésienne des Temps Modernes,
s’enracine dans les origines mêmes de la métaphysique. En ce cas, comment affirmer
qu’Heidegger puisse « critiquer » la Modernité, si celle-ci n’est que le résultat d’un oubli
originaire propre à la métaphysique dans son ensemble ?
II.3.c.iv Une pseudo-apologie de l’artisanat ?
La double réduction de l’esprit et de la technique au calcul, effectuée par Heidegger
dans les années 1930 dans le cadre d’une histoire de la métaphysique, a étrangement été
interprétée comme une critique du nazisme. Anisi, Derrida reprend au moins deux de ses
autojustifications, en affirmant que le « Discours de rectorat […] s’élève en effet contre la
professionnalisation [du savoir universitaire par les nazis] qui est aussi une technologisation
des études » et qu’Heidegger se serait opposé à la « soumission de la philosophie nationalsocialiste [sic] à l’empire et aux impératifs de la productivité technique »299. Cette reprise
véhicule des malentendus qu’il convient de dissiper parce qu’ils se fondent d’abord sur une
erreur d’interprétation quant au rapport des nazis à la technique et qu’ensuite ils soutiennent la
perception d’Heidegger comme hostile à la technique moderne et comme défenseur de
l’artisanat traditionnel. Soulignons que Derrida soutient la même année, dans des lieux
différents, qu’Heidegger critique le nazisme et la « technicisation » des études mais qu’il
n’aurait « opposé au nazisme […] qu’un nazisme plus « révolutionnaire » et plus pur ! »300 Si,
dans les « autojustifications d’après-guerre » que cite Derrida, Heidegger se pose comme
adversaire d’une « science politisée »301, pour laquelle la vérité serait « ce qui est utile au
peuple », la quasi-totalité de l’exégèse s’accorde pourtant à voir dans IM et le discours du
rectorat l’apologie du rassemblement autour du Volk et d’une puissance vide de résolution302.
Du reste, même là où il « critiqua » le « collectivisme » contre l’individualisme abstrait d’un
côté, le « cosmopolitisme » ou l’universalisme abstrait de l’humanisme de l’autre, le
« collectivisme » recevra constamment ses faveurs303. Les ambiguïtés de la stratégie
299
Derrida, Heidegger et la question, 181-183; 190-194.
Derrida, « Heidegger, l’enfer des philosophes ». Derrida aurait empêché la traduction de ce texte paru la même
année qu’Heidegger et la question : cf. Wolin, « Preface to the MIT Press Edition: Note on a Missing Text ».
301
« Le rectorat... »; « Letter to the Rector... »
302
Cf. supra, section II.3.a.iv et note 164.
303
Cf. par ex. ECM, 191, et LH, 98. Derrida ignore aussi cela, en préférant mettre l’accent sur les lieux où
Heidegger affirme que le « collectivisme » (ou le « nationalisme ») est, lui aussi, une forme de « subjectivisme »
300
441
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
derridienne mettent ainsi en lumière les imbrications, chez Heidegger, entre le rapport à la
technique et son positionnement à l’égard du nazisme.
Or, malgré ce qu’en dit Derrida, le discours du rectorat ne saurait être tenu pour une
critique de l’utilisation à des fins techniques et utilitaires du savoir, ni d’un quelconque
productivisme nazi. De même que dans S&Z, la philosophie doit aller au-delà du
questionnement ontique et spécialisé de chaque science – ce qui n’implique nulle critique des
sciences en tant que telles304 –, de même ici la pensée doit sortir les sciences de « leur
dispersion sans limite et sans but » et les exposer « de nouveau [...] à la fécondité et à la
bénédiction de toutes les puissances configuratrices du monde du Dasein » : « nature, histoire,
langue ; peuple, mœurs, Etat ; poésie, pensée, croyance ; maladie, folie, mort ; droit,
économie, technique305. » Pourtant, Heidegger ne met pas en cause la spécialisation
scientifique en tant que telle – qu’il juge inhérente au projet scientifique306 – mais le fait de
s’en contenter. Ainsi, il pose la prééminence de la « pensée » sur la science, comme de
l’ « existence spirituelle comme Volk » sur le productivisme ; mais la science comme le
productivisme et la technique en demeurent les conditions nécessaires, quoiqu’insuffisantes.
Cette formule logique est une signature de la pensée heideggérienne 307. Faute de l’avoir saisi,
l’exégèse ignore que lorsqu’Heidegger paraît, ici ou là, critiquer x, il affirme uniquement qu’il
s’agit de conditions nécessaires mais insuffisantes. Cela est pourtant répété : « Sang et sol
sont sans doute des déterminations puissantes et nécessaires mais non suffisantes pour ce qui
est du Dasein d’un peuple »308 ; « Si aujourd’hui on recommande à la science d’être au
service du peuple, c’est là sans doute une exigence nécessaire et estimable, mais elle n’en est
pas moins insuffisante » (IM, 116) ; « le travail n’est pas non plus seulement l’occasion et le
moyen de gagner un salaire »309 ou « le « on » n’a nullement pour objet d’apporter seulement
(cf. par ex. Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité (Seuil, 2018), 124, 152.) ; mais même alors, le
« cosmopolitisme » ou « l’individualisme » est systématiquement dénigré.
304
Cf. supra, section II.1.a et Salanskis, « Conjugaisons de Heidegger avec la science ».
305
Nous soulignons. Transcription extraite de deux traductions : « L’Université allemande envers et contre tout
elle-même », Le Débat, no 27 (novembre 1983): 90‑98; « The Self-Assertion of the German University », in The
Heidegger Controversy, 29‑39.
306
BEIT, « Propositions sur la « science » », §76, al.4 et 5 ; ECM, 109 : la spécialisation scientifique n’est pas
« un mal nécessaire, mais la nécessité essentielle de la science ».
307
On la retrouve ainsi lorsqu’il oppose la vérité comme « exactitude » qui correspond à l’objet à la vérité comme
entente de l’essence, ou quand il affirme que la technique n’est pas un acte « purement humain », mais qu’elle est
aussi cela, etc. Cf. par ex., infra, section II.4.c.v, note 695.
308
Sein und Wahrheit (1933-1934) (GA 36/37, Klostermann, 2001, p.263), cité par S. Jollivet qui en fait une
« critique du nazisme ». L’apologie de la pensée völkisch se poursuit longtemps (cf. ce fragment de 1938 ou
1939 : GA 95, §75, 424-427 ; Ponderings VII–XI, 331-332). Heidegger ne remet jamais en cause le Volk, mais
seulement sa compréhension « anthropologique », c’est-à-dire en tant que sujet (Beiträge, §7, §69, §73, §196 ;
l’usage du terme völkische est le plus souvent passé sous silence dans la traduction américaine). Cf. Richard Polt,
« Metaphysical Liberalism in Heidegger’s Beiträge zur Philosophie », Political Theory 25, no 5 (octobre 1997):
655‑79; cf. aussi Barash, « Heidegger et la question de la race »; Rockmore, On Heidegger’s Nazism and
Philosophy, 186‑202 (et la traduction alternative du §73 des Beiträge, p.194); S. Jollivet, « Enjeux de la
polémologie heideggerienne : entre Kriegsideologie et refondation politique », Astérion, no 6 (2009).
309
Discours du 22 janvier 1934 (texte n°10 in « Textes politiques 1933-1934 ».).
442
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
au passage une contribution à la sociologie » (LH, 73), ce qui implique qu’ils visent aussi
cela. Dans une autre variante : « La cruche est une chose en tant que vase. Ce contenant, à
vrai dire, a besoin d’une production […] La production fait sans doute entrer la cruche dans
ce qui lui est propre. Seulement ce qui est propre à la manière d’être de la cruche n’est jamais
fabriqué par la production » (CH, 198).
Ensuite, Derrida considère que les nazis auraient effectué une « professionnalisation du
savoir ». Or, privés de véritable programme, les nazis limitèrent la réforme universitaire à
l’exclusion des présumés Juifs et autres « indésirables »310. Deux projets de réforme reçurent
un écho relativement important : celui d’A. Rein et celui d’E. Krieck, adversaire honni
d’Heidegger311. Or, si ces deux projets s’opposaient à la liberté « absolue » de la recherche
(Zweckfreiheit) prônée par l’idéal humboldtien (c’est-à-dire à son caractère « fondamental »,
la
Zweckfreiheit
s’opposant
précisément
à
la
Zweckrationalitat
ou
« rationalité
instrumentale »), ils refusaient aussi que l’université soit asservie par les intérêts pratiques –
fussent-ils ceux de l’Etat. Krieck critiqua notamment, lors du plan quadriennal de 1936, la
préférence (relative) accordée aux sciences naturelles et au développement technique. Mais
ces projets, paradoxaux puisqu’ils critiquaient à la fois l’idéal humboldtien et les conceptions
utilitaires du savoir, échouèrent. S’il n’y eût ainsi pas de technicisation des études, la véritable
politisation de la science eut lieu dans des instituts ad hoc, tels que l’Ahnenerbe de
Himmler312, plutôt qu’à l’université – ce qui fit l’objet d’une appréciation positive
d’Heidegger, portant d’ailleurs précisément sur la « recherche historique ou archéologique »
(ECM, 111), dont l’Ahnenerbe était l’un des foyers. Ainsi, non seulement il ne s’opposa pas à
la professionnalisation des études ou à une science « au service du peuple », considérée
comme « nécessaire » mais « insuffisante » (IM, 116)313, mais il rejoignit Krieck dans sa
« défense des humanités ».
310
Sylvia Paletscher, « The Invention of Humboldt and the Impact of National Socialism: The German University
Idea in the First Half of the Twentieth Century », in Science of the Third Reich (Berg Publishers, 2001), 37‑59.
Applaudie par Heidegger (IM, 59), l’épuration aurait touché 20% des professeurs selon Paletscher (un tiers des
professeurs de droit furent contraints d’abandonner leur poste selon Stolleis, « Histoire du droit public
allemand ».).
311
Krieck était recteur de Francfort puis d’Heidelberg et membre de la SS. Leurs rapports sont toutefois plus
complexes qu’une simple rivalité. Cf. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 124, 135, 159, 299, 378,
703, 706‑8 ; Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 183.
312
Sur le statut de la géographie, cf. supra 1e partie, section VII.3.c.iv. De façon plus ambiguë, c’est aussi ce
qu’explique Arendt : « derrière la façade qu’étaient les départements d’histoire des universités se tenait,
menaçant, le pouvoir plus réel de l’Institut de Munich [l’Institut pour l’étude de la question juive] ; derrière ce
dernier pointait, à son tour, l’Institut Rosenberg à Francfort ; et c’est seulement derrière ces trois façades, que […]
se trouvait le véritable centre de l’autorité, le Reichssicherheitshauptamt [RSHA], division spéciale de la
Gestapo. » (Le Système totalitaire (1951; Seuil, 1972), 131, chap. III.).
313
§41 de l’éd. allemande. En juin 1933, il qualifie la véritable « science völkische » par « le courage originaire
dans l’affrontement avec l’étant ». N’est-ce pas un tel courage guerrier qui est implicitement évoqué dans IM
(116) lorsqu’il affirme que « pour opérer une transformation de la science […] notre être-là […] a besoin d’abord
de retrouver un rapport fondamental […] à l’être de l’étant dans son ensemble » ? (cf. « L’Université dans le
nouveau Reich », juin 1933, trad. in Wolin, The Heidegger Controversy ; texte n°5 in « Textes politiques…».).
443
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Reste deux points à éclaircir qui concernent les rapports d’Heidegger à l’artisanat d’une
part et au nazisme d’autre part. Malgré les « effets équivoques » de « cette stratégie » qui
« ouvre à une réaction archaïsante vers l’artisanat rustique et dénonce le négoce ou le capital »
alors associé aux Juifs, « la méditation sur le Hand-Werk authentique a aussi le sens, selon
Derrida, d’une protestation artisanaliste contre l’effacement ou l’abaissement de la main dans
l’automatisation industrielle »314. Or même si c’était le cas, concessio non dato, cela n’aurait
rien d’incompatible avec le nazisme. L’interprétation derridéenne échoue ici à rendre compte
tant d’Heidegger que du nazisme, dont le mélange entre modernisme et archaïsme avait été
reconnu, avant Herf, par de nombreux observateurs, de Klemperer à Marcuse. Plutôt que de
réclamer un retour en arrière dont il stigmatise le caractère illusoire, l’attitude d’Heidegger à
l’égard de cette technicisation ne consiste pas à opposer l’esprit à la technique, mais la
« spiritualisation » de la technique (et de l’Université) à la « technique déchaînée ».
II.3.c.v La chose, l’artisanat et la différence ontologique
Du reste, Heidegger ne fait pas l’apologie de l’artisanat. Ses descriptions attentives de
l’artisanat ne sauraient être considérées en ce sens. A cet égard, « L’origine de l’œuvre
d’art »315 est pourtant explicite. D’abord, cette conférence traite de l’art plutôt que de la
technique. Malgré quelques allusions relevant de la critique de la culture (Kulturkritik),
Heidegger y affirme surtout que la production artisanale est une condition nécessaire mais
insuffisante de la création artistique (ORI, 65). Il faut en effet distinguer l’art de l’artisanat :
l’opposition ne passe pas tellement entre la production artisanale et la production industrielle
– bien qu’elle soit sous-jacente – mais surtout entre la production en général (artisanale et
industrielle) et la création artistique. La réinterprétation de la τέχνη et du τεχνίτης, de la
tekhnè et du « technicien », vise précisément à retirer à ce terme toute signification liée au
travail ou à une « réalisation pratique », c’est-à-dire à le dégager de toute philosophie de la
technique (ORI, 66). Il est dès lors difficile d’y voir un discours qui relèverait du mouvement
arts & crafts, du do it yourself ou même de l’artisanat traditionnel.
Il en est de même de la conférence de 1949-50, « La chose » (CH)316, qui opposerait
cette dernière, qui relèverait de l’artisanat, à l’ « objet », qui relèverait de la production
industrielle. Ainsi, selon Latour, la cruche faite à la main serait une « chose », et une cannette
de Coca-Cola un « objet »317. De même, A. Feenberg déclare que « la critique de la technique
314
Derrida, Heidegger et la question, 190‑91.
« L’origine de l’œuvre d’art » (ORI), in Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard, 1962), 13‑98.
316
« La chose » (CH). Il existe deux versions de cette conférence (cf. infra, note 511 in section II.4.a).
317
A l’appui de cette interprétation, il cite Graham Harman, Tool-Being: Heidegger and the Metaphysics of
Objects (Chicago, 2002). Cf. Latour, « Why Has Critique... », 233.
315
444
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
moderne d’Heidegger oppose celle-ci à l’idée d’artisanat »318. Pourtant, le sens philosophique
et ontologique de CH demeure identique si on remplace la cruche par une canette ou un
paquet de corn-flakes. Dans ce qu’il appelle « production », Heidegger ne distingue pas la
production artisanale. La chose ne s’oppose pas à l’objet de par son mode de production, mais
parce que l’essence de la chose est définie en opposition à la conception classique de
l’essence, qu’il attribue à l’objet. La choséité n’est ni une res, ni une ens, ni un objet, mais
une « chose pour autant qu’elle rassemble (dingt) » le Quadriparti (le ciel, la terre, les mortels
et les dieux) (CH, 211) : la thèse du texte se rassemble dans cette nouvelle ontologie, qui n’a
rien à voir avec une distinction ontique entre artisanat et industrie mais qui en revanche
oppose – ou superpose – deux conceptions différentes de l’essence. En tant qu’objet d’une
production artisanale, la « chose » est précisément toujours un objet. Or la chose ne peut
qu’être produite, c’est là une condition nécessaire (cf. aussi ORI, 65); mais que « la cruche ait
été produite par le potier, ce n’est pas là ce qui appartient à la cruche en tant qu’elle est
comme cruche » (CH, 198). Il s’ensuit de cela que la cannette ait été produite par une usine
n’a rien à voir avec la « cannéité ». La choséité (la cruchéité, la canneité ou la paquéité du
paquet de corn-flakes) ne réside pas dans la production. Le producteur, artisanal ou industriel,
a bien l’eidos, l’idea ou « l’aspect » de la chose devant ses yeux lorsqu’il la produit, mais son
essence, selon Heidegger, ne se réduit pas à cela. Dans cette mesure, on peut dire que Platon a
pensé l’être du paquet de corn-flakes aussi peu que l’ont fait Aristote et tous les autres (CH,
198). Heidegger rompt ici avec des conceptions qu’il défendait encore en 1937-38319.
L’essence d’une cruche, d’une cannette ou d’un paquet de céréales est tout à la fois constituée
du vide (ou d’air) que de l’emballage proprement dit : ses bords ou son « aspect ». Une
cannette qui ne tient pas debout reste une cannette, mais « laisserait échapper le contenu »
(CH, 199). L’artisan, comme l’usine, ne donne sa forme qu’au contenant, non au vide : c’est
pourquoi ils ne fabriquent pas à « proprement parler » la chose, artisanale ou industrielle (CH,
200). En rejetant l’hylémorphisme aristotélicien, Heidegger rejette précisément toute
distinction concernant le mode de production ou la matière de l’objet (CH, 200). La cruche
pourrait être en plastique, la tasse de thé en polystyrène, cela ne change rien au problème
principal, malgré ce qu’en dit H. Dreyfus320. Or l’essence de la chose réside, lorsqu’il s’agit
d’un contenant, non pas uniquement dans la capacité de contenir, mais aussi dans l’acte de
318
Feenberg se contredit par ailleurs puisqu’il affirme aussi que la « critique de la technique » d’Heidegger « ne
vise aucune technique en particulier » (Pour une théorie critique de la technique (2010, Lux, 2014), 372, 380 ; cf.
aussi p.74 sur l’opposition entre les « choses » et les « objets »).
319
Il écrivait alors : la « technè [au sens grec qu’il prétendait dévoiler] signifie : saisir les êtres comme émergeant
d’eux-mêmes, de la façon dont ils se montrent, dans leur apparence extérieure, eidos, idea, et, en accord avec
cela, se soucier des êtres eux-mêmes et les laisser grandir, c’est-à-dire se ranger parmi les êtres comme un tout à
travers la production et les institutions » (§38 in Basic Questions of Philosophy, 1994 (GA 45), p.155, cité in
Feenberg, op.cit., 372).
320
Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du nihilisme... »
445
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
verser (CH, 203). Que l’on verse du vin ou du Coca-Cola flakes ne change rien à cette
nouvelle définition de l’essence. Si Heidegger s’affranchit de l’hylémorphisme, il ne tombe
pas dans un pur et simple fonctionnalisme, bien qu’il conserve la cause finale – la cruche a
bien la fonction de verser, de même qu’une cannette, fonctions que n’auraient pas un tracteur.
Un urinoir sert à uriner – et même s’il ne sert pas à cela, ou ne peut servir à cela parce qu’il
est cassé ou qu’il a été mal conçu, il reste un urinoir. L’eidos et la cause finale donnent
l’essence de l’objet. Mais l’essence – la choséité – ne réside pas dans la cause finale : non
seulement Heidegger propose une nouvelle ontologie, mais il s’agit d’une ontologie de la
technique, de l’objet. Réduire la chose à l’objet, c’est soutenir une conception hylémorphiste
et fonctionnaliste. Or, ces caractéristiques (la fonction, la forme, la matière) définissent
l’essence de l’objet, qui doit nécessairement être produit avant qu’on ne puisse s’intéresser à
la choséité : l’objet est la condition nécessaire et insuffisante de la chose – et par suite, l’eidos
et la cause finale sont des conditions nécessaires mais insuffisantes de l’essence de la chose.
Toutefois, la choséité ne se réduit pas à la finalité : elle ne se restreint pas à l’acte de verser.
Le versement est une offrande, une libation : on peut paraphraser Heidegger en disant que
dans l’être des corn-flakes « la terre et le ciel demeurent présents » (CH, 204). La choséité ne
réside donc pas dans l’objet, ni dans une « chose » qui se distinguerait mystérieusement de
l’objet. Elle consiste dans l’acte d’utiliser l’objet dans un cadre qui dépasse l’utilitarisme.
Plutôt que d’artisanat, cette conférence traite de la différence entre un acte purement
utilitaire et fonctionnel (verser du vin) et un acte culturel, social, symbolique, et ensuite du
Quadriparti, notion que l’on peut se passer, ici, d’analyser. Heidegger met explicitement en
garde contre une interprétation « artisanaliste » : « Jamais non plus les choses ne viennent
comme choses par cela que nous nous tenons simplement à l’écart des objets et que nous
rappelons le souvenir de vieux objets d’antan » (CH, 217). Il ajoute que ce sont « justement »
« des personnes de [son] entourage » qui deviennent « sourds » lorsqu’il s’agit de comprendre
que le Gestell « appartient nécessairement aussi à la pensée de la chose »321. On ne sera pas
plus près des choses en utilisant une tasse en céramique qu’en plastique. Outre que Dreyfus
perpétue une vision orientaliste en pensant que le Japon aurait davantage échappé au Gestell,
il affirme qu’on ne pourrait faire une cérémonie du thé avec une tasse en polystyrène. Les
mères qui s’échinent à l’art du bento en utilisant des boîtes en plastique seraient surprises 322.
La crainte majeure d’Heidegger, c’est de voir disparaître la dimension culturelle ou
symbolique, qu’il semble identifier au sacré: « verser, dès que son être s’étiole, peut devenir
le simple fait de remplir ou de déverser, jusqu’à sa décomposition finale dans le vulgaire débit
321
« Post-scriptum » (PSCH), 222 (cf. aussi supra, note 38, section II.1.c).
La cuisine japonaise semble traditionnellement attentive à l’esthétique. Il est aujourd’hui à la mode d’esthétiser
les repas que les enfants apportent à l’école. Les repas sont souvent reproduits sur Instagram.
322
446
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de boissons » (CH, 204-205). Mais il ne fait pas ici l’éloge du garde-manger contre le meuble
Ikea. Heidegger est bien conscient que dans la société de consommation, ici visée, la
production artisanale relève tout autant de la consommation de masse que la production
industrielle. Ainsi, si l’acte de verser, c’est-à-dire de mise en rapport avec le Quadriparti, peut
déchoir dans l’acte utilitariste de « remplir ou de déverser », la matière ou la forme de l’objet
sont aussi indifférentes que ne l’est le lieu de cette activité. Lorsqu’on oppose, aujourd’hui, la
sociabilité du café du village à celle du McDonald’s 323, cette différence ne peut être que
sociologique et architecturale. Conformément à CH, rien, sauf le préjugé, n’empêchera les
lycéens d’y trouver le Quadriparti. Le commentaire d’H. Dreyfus manque tout cela. Certes,
nous-mêmes aplatissons sans doute le caractère (a)-théologique du Quadriparti (la libation de
la cruche qui verse est une parodie de l’eucharistie) sur un simple symbolisme ou
culturalisme. Mais d’une part, celui-ci est explicitement présent, d’autre part, le Quadriparti
n’a aucun rapport avec l’apologie de l’artisanat. Nous lirons plutôt CH comme une critique,
outre de l’hylémorphisme, des thèses sur Feuerbach. Marx reprochait en effet au matérialisme
classique de ne saisir l’objet « que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant
qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective ». En définissant
l’objectivité comme une pratique sociale, non subjective – c’est-à-dire comme n’étant pas le
résultat de l’activité d’ « individus isolés » –, Marx avait ainsi renouvelé l’ontologie sociale et
technique. En définissant la chose comme une pratique sociale (l’acte de verser, la libation),
Heidegger prend acte de cette révolution ontologique, mais lui ajoute la dimension spirituelle
du Quadriparti.
Affirmer qu’Heidegger ferait l’apologie de l’artisanat parce qu’il utilise l’exemple
d’une cruche n’est donc pas pertinent. Il se passe la même chose, en inversé, que lorsqu’on
essaie de dédouaner Heidegger de ses conceptions politiques en faisant appel à la différence
ontologique : ici, au contraire, on élude le fait que l’apologie que paraît faire Heidegger n’est
que d’ordre ontique. La métaphore artisanale n’est pas la manifestation cachée d’un
« phantasme social »324, mais l’expression ouverte des inclinations d’Heidegger, qui ne joue
pourtant aucune fonction philosophique. De deux choses l’une. Soit on admet, sur les traces
de Jonas325 ou Bourdieu326, que la différence ontologique est un procédé profondément
323
On reviendra là-dessus avec Habermas (cf. infra, section III.4.b.iv.2.2). Cf. Lorraine de Foucher, « « C’est
notre café à nous » : quand le McDo remplace le troquet du coin », Le Monde.fr, 2 nov. 2018. Sur le même thème,
cf. aussi Jean-Pierre Le Goff, La fin du village. Une histoire française (Gallimard, 2012); Daniel Cefaï, « Mondes
sociaux. Enquête sur un héritage de l’écologie humaine à Chicago », SociologieS, 23 février 2015.
324
Voir l’analyse du concept de « Fürsorge » rapporté à l’assistance sociale (Sozialfürsorge) in Bourdieu,
« L’ontologie politique... », 111‑15.
325
Jonas le note à deux reprises. D’abord, il est évident qu’en dépit des « assertions vigoureuses » d’Heidegger,
les concepts de l’analytique existentiale (« culpabilité », « souci », « anxiété », « résolution », Verfallenheit,
« authenticité », etc.) n’ont pas qu’une « signification purement ontologique », mais ont aussi une connotation
ontique, par exemple psychologique – mais aussi théologique et morale ; même s’ils ne fournissent aucun critère
pour une décision éthique ou politique. Ensuite, dans un contexte théologique, « il est clair que les affirmations
447
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ambigu, et qu’Heidegger utilise systématiquement un registre de double discours : alors, il fait
bien l’apologie de l’artisanat, ainsi que du nazisme et de la « troisième voie » allemande,
malgré ses dénégations. On citera, par exemple, ce fragment où il affirme qu’il est le véritable
et authentique autochtone, mais que les autres autochtones, dont l’enracinement est faible et
menacé, persistent toutefois à revenir vers la terre et sont donc aussi dans le vrai, quoique
dans une moindre mesure327. On peut aussi citer le discours de 1934 sur la province, qui mêle
le thème de l’enracinement du philosophe et de la pensée auprès du monde paysan tout en
stigmatisant le folklore et ce qu’il appelle « l’enracinement artificiel »328. Soit, au contraire, on
souscrit à la méthode heideggérienne, et on affirme que lorsqu’il prétend discourir de
l’ontologie, il ne se réfère pas au « monde ontique » : si on peut ainsi écarter la dimension
politique patente de ses écrits, il faut aussi affirmer qu’il ne fait ni l’apologie de l’artisanat, ni
celle de la ruralité. On citera alors tous les textes où il affirme que l’authenticité de la vie
rurale et traditionnelle – et par suite de l’artisanat – n’existe plus, et où il critique
conjointement l’Heimatschutz et le Naturschutz329.
Ces solutions ne sont pourtant pas satisfaisantes. Le premier choix conduit en effet à
réduire la différence ontologique à un procédé rhétorique, tandis que le second semble
prendre au pied de la lettre Heidegger. L’alternative serait entre la fidélité et la trahison. Mais
précisément, une lecture littérale conduit à écarter sa revendication à discourir uniquement sur
un plan ontologique : pour écarter les implications politiques de certains textes, son apologie
moderniste réactionnaire de la « spiritualisation » de la technique, ou l’idée que la
« décadence » ne se référerait pas à un peuple ou une culture en particulier, il faut écarter cette
d’Heidegger sur l’être sont en réalité, au moins en partie, ontiques, et non ontologiques quelques que soient ses
protestations – et cela veut dire, qu’elles sont métaphysiques ». Le langage « éminement ontique, objectifiant et
donc métaphysique » d’Heidegger parle de lui-même, car « un « être » qui agit doit être […] comment parler de
l’activité de l’être et de la réceptivité de l’homme […] sans comprendre celui-ci en tant qu’il agit (agency) et en
tant qu’une puissance, comme une sorte de sujet ? » (« Heidegger and Theology », 212, 223.)
326
« La dénégation est au principe du double-jeu qu’autorise la double information de chaque élément du
discours, toujours défini simultanément par l’appartenance à deux systèmes, le système patent de l’idiolecte
philosophique et le système latent de la langue ordinaire […] La mise en forme fait qu’il est à la fois juste et
injustifié de réduire la dénégation à ce qu’elle dénie, au phantasme social qui est à son principe. » (Bourdieu,
« L’ontologie politique... », 112.).
327
GA 94, §107, p.38-39 (Ponderings II-VI, 29).
328
« Why Do I Stay in the Province? », in Martin Heidegger, Philosophical and Political Writings (Continuum
International Publishing Group, 2003), 16‑18. Dans ce discours radiophonique motivant son choix de rester en
province, Heidegger prend soin de se distancer de toute apologie de la ruralité et du folklore : il dénonce le citadin
qui se comporte à la campagne comme en terres conquises, « s’amusant » comme il le fait dans les « centres
récréatifs de la ville », et « détruisant en une soirée plus que ce que des siècles d’enseignement académique sur le
caractère du peuple et du folklore ne pourraient jamais nous apprendre » (ce qui ne constitue certes pas une
apologie de l’histoire du folklore, mais plutôt sa dérision). Jünger critique lui aussi les « îles artificielles » du
folklore (Le Travailleur, chap. XXXI). Nous verrons plus tard que les deux auteurs sont proches dans leur critique
de l’idée d’une « nature vierge » ou d’une « tradition authentique », artisanale ou rurale.
329
Cf. GA 94, « Cahiers V », §87 (« Technique et déracinement »), 363-364 (Ponderings II–VI, 265) ; GA 95,
§75, 76-82, sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 58-62), où il reprend partiellement la critique du discours sur la
province de 1934 en moquant le tourisme rural, le folklore et le regret des « bons vieux jours » ; GA 95, « Cahiers
X », §35, 297-302 (Ponderings VII-XI, 232-235) sur la critique de W. Riehl et des tentatives de « renouveler le
passé » à travers les costumes folkloriques.
448
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
lecture. On est donc reconduit au premier choix. Mais affirmer que la différence ontologique
ne joue aucun rôle si ce n’est celui, rhétorique, de permettre un double discours implique de
réduire cette différence à l’alternative entre la vérité et le mensonge. Le discours ontique
serait le « vrai » discours d’Heidegger. Mais celui-ci n’avançait pas toujours masqué : « tout
le monde » comprenait bien les implications et les connotations de son discours, lorsque
celles-ci n’étaient pas dites en toutes lettres330. La complexité des rapports entre le mensonge
et la vérité empêchent de tenir l’un de ces discours – l’ontique ou l’ontologique –, pour vrai,
et l’autre pour faux. « Tout le progrès technique est mis au service du mensonge » : cette
proposition qui pourrait être d’Heidegger provient d’A. Koyré. Dans ses Réflexions sur le
mensonge (1943), celui-ci reprend les catégories classiques du mensonge, de la duplicité et de
la tromperie pour analyser le totalitarisme et le mensonge à l’ère de la production de masse. Si
la tromperie, ou la vérité ésotérique, constitue le principe des confréries secrètes, des
conspirations ou des groupes de bandits, le mensonge en plein jour caractérise, selon lui, les
totalitarismes. Mais si ces derniers font de la vérité un pur instrument de déception, s’ils
« proclament unanimement que la conception de la vérité objective, une pour tous, n'a aucun
sens », cela se complique lorsqu’il s’agit d’élaborer une conspiration en plein jour : seule
« l’élite d’initiés » peut alors déchiffrer « le voile qui masque la vérité […] par une espèce de
savoir intuitif et direct, [ils] connaissent la pensée intime et profonde du chef ». Il se passe, en
quelque sorte, la même chose avec la différence ontologique. Si celle-ci ne servait qu’à
dissimuler une vérité ésotérique, ou qu’elle ne serait que le procédé d’un mensonge en plein
jour, comme le croit Bourdieu331, on pourrait alors distinguer entre le véritable discours
d’Heidegger et un discours trompeur en se rapportant à la différence entre un discours ontique
et ontologique. Que l’on considère, comme Bourdieu, que la véritable teneur de ce discours
réside dans ses indications ontiques, se donnant souvent sous la forme de la dénégation, ou au
contraire que l’on affirme qu’Heidegger ne traite pas de la situation ontique – et notamment
politique – mais parle sur un plan ontologique, cela revient au même. L’alternative n’est pas
dans la détermination du discours vrai et mensonger en rapportant cette distinction au couple
ontique/ontologique. On prétend dans les deux cas distinguer un discours ontique d’un
discours ontologique, comme si l’auteur parlait ou d’histoire et de politique, ou de
métaphysique. Mais Heidegger ne se rapporte pas au plan ontique uniquement sur le mode de
la dénégation, comme le croit Bourdieu : il utilise aussi l’opérateur logique de la condition
nécessaire mais insuffisante. Autrement dit, il ne nie jamais la dimension ontique, mais la
redouble d’une dimension « ontologique », qu’on peut juger « spiritualiste ». Il faut donc au
330
De façon équivoque voire trompeuse, Heidegger le reconnaît d’ailleurs : « quiconque avait des oreilles pour
écouter entendait dans ces cours [sur Nietzsche] une confrontation avec le national-socialisme » (ES).
331
Bourdieu, « L’ontologie politique... »
449
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
contraire lire la différence ontologique dans l’articulation des types de discours qu’elle
permet, sans jamais pouvoir présumer lequel des deux serait vrai ni même ignorer la
possibilité qu’Heidegger poursuive un discours délibérément « contradictoire » – à l’instar du
modernisme réactionnaire. Son discours n’est d’ailleurs pas nécessairement, ni toujours,
contradictoire : la première moitié de CH relève d’une analyse philosophique de la technique
et de l’essence, associée à des considérations « ontiques » sur ce qui distingue l’utilitarisme et
le fonctionnalisme du symbolisme, du social et du culturel ; ce n’est que quand le thème du
Quadriparti intervient qu’on entre dans un registre spiritualiste. On ne peut davantage
distinguer une partie ontique d’une autre, ontologique : l’affirmation, qui est dissociable de la
théorie du Quadriparti, selon laquelle l’essence d’un produit ou d’un objet ne réside ni dans
l’eidos qui a présidé à sa conception, ni dans le simple usage, constitue une thèse ontologique
sur la technique qu’on peut considérer d’un point de vue sociologique ou anthropologique332.
On pourrait peut-être dire que la différence ontologique, ici, consiste en un voile diaphane, ou
une fine feuille de papier, qui sépare et joint ensemble les considérations ontiques et
ontologiques, portant sur l’anthropologie, la culture, la technique, etc., à des considérations
spiritualistes, « métaphysiques » et (a-)théologiques. La différence serait une couture, plutôt
qu’une coupure, qui ne séparerait pas l’ontique de l’ontologique mais recouvrirait les
considérations anthropologiques d’un voile de spiritualité. De même, dans ECM, il lie
ensemble
considérations
ontiques
et
ontologiques,
en
rapprochant
des
thèses
épistémologiques sur l’incommensurabilité des paradigmes scientifiques à une « histoire de
l’Etre » qui déploie son « principe » à chaque époque. Ailleurs, il écarte l’idée que la
distinction entre l’être et l’étant puisse être pensée sur le mode d’une opposition 333. Même
lorsqu’il distingue la « quotidienneté » de ce qui est « authentiquement en train d’arriver de
façon invisible », il met en garde contre l’idée de « simplement s’élever au-dessus du
quotidien et d’errer dans le royaume des rêves » : il faut au contraire « se maintenir au milieu
de l’être » et se mettre en « quête » du « futur dans la quotidienneté »334. Interpréter le
discours « ontologique » comme étranger aux préoccupations « ontiques » du « quotidien »,
ou à l’inverse comme révélant sa « vérité » dans les connotations ontiques, ce sont pour
Heidegger deux faces de la même monnaie : on doit au contraire « découvrir » la « vérité
ontologique » au sein même du monde et du quotidien « ontique » sans pour autant la
confondre avec eux. On peut enfin se représenter la différence ontologique comme un
332
C’est précisément ce que fait T. Ingold même s’il cite Simondon, Deleuze et Guattari à l’appui de sa critique
de l’hylémorphisme plutôt qu’Heidegger (in Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture (2013; éd.
Dehors, 2017).).
333
GA 95, « Cahiers VIII », §3, 92-97 (Ponderings VII-XI, 72-75).
334
GA 94, « Cahiers III », §95, 151-152 (cf. aussi, sur ce rapport à la « quotidienneté » qui en l’espèce désigne le
nazisme au pouvoir, §88, 148-149 ; §91, 149-151, §94, 151-152, op.cit. ; in Ponderings II–VI, 109‑12.).
450
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dispositif qui permet de faire varier la signification des énoncés : un « oscillateur
sémantique »335. A rester dans le cercle de la pensée heideggérienne, il est en effet impossible
de s’assurer d’avoir bien compris – à moins d’être convaincu de faire partie de l’ « élite
initiée », ce qui est toujours un pari risqué (PSCH, 222). Ce n’est qu’en rapportant ce discours
à son dehors qu’on peut déterminer la vérité de telle ou telle proposition – par exemple, le fait
que « son immense Nietzsche » soit « immensément menteur »336 ; mais aussi, peut-être, qu’il
soit vérace dans la présentation futuriste de la « domination de l’homme sur la planète »337 qui
y est faite.
L’apologie apparente de l’artisanat à laquelle se livre Heidegger est trompeuse. Peutêtre y croyait-il lui-même, mais elle contredit l’ensemble de sa théorie de la technique.
D’abord celle des années 1930, liée au modernisme réactionnaire – qui pouvait faire
simultanément l’apologie, en peinture, des paniers en osier et proclamer l’héroïsme des
pilotes de course, la grandeur de l’Autobahn ou affirmer, avec Heidegger, que la
« motorisation de la Wehrmacht » constitue « un acte métaphysique », de même que l’avion
dans lequel s’envole Hitler entre dans l’histoire338. On pourrait établir une analogie entre
d’une part, l’usage, chez Heidegger, des métaphores artisanales, qui viennent connoter le
discours339, et le décalage avec sa théorie, c’est-à-dire leur absence de signification sur le plan
théorique ; et d’autre part l’imagerie artisanale, paysanne et médiévale, propre à l’idéologie
nazie, et la réalité économique et politique du nazisme, caractérisée par l’industrialisation et
les grands travaux. Heuristique, cette analogie qui prendrait appui sur la contradiction
supposée entre la « réalité » modernisatrice et « l’idéologie », caractérisée par la mythologie
teutonique ou la fascination pour les « forêts sauvages » d’Arminius, est limitée : l’idéologie
nazie était aussi caractérisée par une mythologie futuriste. Elle permet toutefois de souligner
le caractère idéologique des métaphores artisanales et du discours pastoral, qui ne jouent
aucun rôle réel au sein de la théorie philosophique – et notamment dans la nouvelle
conception de l’essence. Cette apologie équivoque de l’artisanat contredit aussi la théorie du
Gestell, dans la mesure où, comme nous le montrerons, l’artisanat est pris dans le Gestell tout
autant que l’industrie. Il est significatif que dans le discours radiophonique sur la province,
Heidegger prenne le soin d’équilibrer le pathos de l’attachement à la terre par la dénonciation
du folklore qui, comme toute forme d’historiographie selon lui, ne peut que bloquer l’accès à
335
Nous reprenons cette notion, sans doute en la simplifiant, à Faye, Le langage meurtrier.
Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 161. Cf. aussi l’interprétation stupéfiante de Kant dans
CH, 210.
337
En l’occurrence, nous empruntons ce syntagme typique d’Heidegger, surtout dans ses cours sur Nietzsche, à sa
conférence sur Jünger (GA, 90, cité par Faye et Cohen-Halimi, op.cit., 211).
338
La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (Gallimard, 2008, p.102, cité par Faye et
Cohen-Halimi, op.cit.). Sur la Wehrmacht, cf. supra, 1e partie, section VII.3.c.ii, note 173.
339
Cf. aussi l’analyse de Jonas qui ne nie pas que les concepts de S&Z aient une signification ontologique, mais
seulement qu’ils n’aient que cette signification : la connotation des termes joue un rôle. Cf. supra, note 325.
336
451
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la pensée ; et qu’il répète, vingt ans plus tard, cet avertissement (CH, 217 ; PSCH, 222). On
peut critiquer, avec Levinas, le pathos du discours sur les « génies du Lieu »340 ; croire qu’il
révèlerait la vérité de la théorie heideggérienne de la technique, c’est commettre une erreur
d’interprétation décisive.
II.3.c.vi Heidegger face à l’« idéalisme » de la science
« Certes, les chercheurs individuels ne « pensaient » ne servir que la « vérité ». Mais leur
organisation intellectuelle même, c’est-à-dire les catégories dans lesquelles ils observaient et
cherchaient, était déjà déterminée par ce même esprit de calcul qui s’était également donné
forme dans le nouveau grand livre commercial. » (M.Scheler, 1914341)
Nous poserons encore deux questions quant à cette conception du logos. D’une part,
pourquoi Heidegger n’accorde-t-il pas plus d’importance aux conceptions non utilitaires de la
science ? D’autre part, en rejetant ces conceptions, ne participe-t-il pas lui-même de ce
mouvement conduisant à exiger de toute science qu’elle soit rentable ?
Heidegger ne fait droit à ces différentes positions que sous une seule forme, celle –
classique – qui conçoit la théorie comme contemplation. D’autres conceptions de la science
s’affrontaient pourtant. Pascal trouvait dans la géométrie – distinguée des sophistications de la
logique scolastique – « l’esprit de géométrie », soit l’art de démontrer le vrai et de le discerner
du faux, le « plus utile » et le « plus universel »342. Russell considérait que la valeur des
mathématiques ne reposait ni dans leurs potentielles applications pratiques, ni même dans
l’entraînement à utiliser ses facultés de raisonnement ; position défendue par le statisticien K.
Pearson, selon qui « la science moderne, en tant qu’elle entraîne l’esprit à effectuer une
analyse exacte impartiale des faits, est une éducation particulièrement adaptée à la promotion
d’une citoyenneté solide »343. Contrairement à une position répandue, partagée par Jonas344,
l’idéal d’objectivité et de neutralité axiologique n’est pas, pour Pearson voire Pascal, un idéal
amoral, mais constitue au contraire la dimension éthique propre à la science – ce
qu’Habermas tentera d’étendre à l’argumentation en général en rappelant que tout discours
argumenté présuppose la possibilité d’y assigner un sens ainsi que sa véracité. Pour Russell,
en revanche, la valeur des mathématiques réside dans la pure beauté de l’abstraction, la
contemplation de vérités universelles, non seulement pour ce monde actuel, mais pour tout
monde possible345. De même, le physicien Worthington, sans écarter toute finalité pratique,
insistait dans son Study of Splashes (1908), sur l’ « exquise beauté de certaines des formes »
340
Cf. supra, section II.1.c, extrait cité de Levinas (note 37).
Scheler, « Le bourgeois », 154.
342
Pascal, « De l’esprit géométrique ». Cf. l’introduction (§1-4) et « De l’art de persuader », §42-43 et 55-63.
343
Karl Pearson, The Grammar of Science, 2e éd. (Londres: Adam and Charles Black, 1900), p.9.
344
Cf. infra, citation note 377, section II.3.d.i.
345
Bertrand Russell, « On the Study of Mathematics », in Mysticism and Logic and Other Essays, 2e éd. (1902;
Taylor Garnett Evans & Co. Ltd., 1917), 58‑74. Voir aussi Imre Tóth, Liberté et vérité: pensée mathématique &
spéculation philosophique (Éd. de l’Éclat, 2009).
341
452
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
des gouttes d’eau (ou de liquide), sur la « surprise [éprouvée face] à la révélation de tant de
choses là où si peu était attendu », et sur la « fascination particulière qui est toujours ressentie
lorsque l’on suit tout phénomène naturel progressivement changeant, dans lequel la séquence
des événements peut, au moins en partie, être anticipée et comprise »346. En refusant, contre
ces auteurs, non seulement tout caractère éthique voire esthétique à la méthode scientifique,
mais aussi l’aspect créateur et intimement lié à l’imagination des mathématiques, Heidegger
ne participe-t-il pas lui-même de ce processus intimant à la science de délivrer des résultats
opératoires ? C’est possible ; toutefois, Heidegger n’ignore pas ces différentes conceptions, et
en particulier la caractérisation anti-utilitariste de la théorie comme pure activité de
contemplation, y compris dans sa dimension morale de désintéressement. Pour lui, cependant,
il ne s’agit que d’une attitude subjective. Or, il affirme qu’objectivement, le logos s’est
transformé en logique, puis en mathesis rendant le monde calculable et opérationnel : c’est un
mouvement réel de transformation dont il prétend rendre compte, indépendant de tout rapport
subjectif des hommes à la science qu’ils font. Plus tard, il écrira que « cette manière de
caractériser la pensée comme θεωρία [théorie] et la détermination du connaître comme
« attitude théorétique », se produit déjà à l’intérieur d’une interprétation « technique » de la
pensée » (LH, 69). En jargon marxiste, on aurait dit qu’elle constitue une conception (de
l’idéologie) bourgeoise347…
En distinguant la perception subjective de l’activité scientifique de son effectuation
objective, Heidegger apparaît comme l’un des inventeurs du concept de techno-sciences, aux
côtés, par exemple, de Horkheimer348 – à ceci près que, d’une part, il rapporte celles-ci à une
« histoire de l’Etre », et que d’autre part il prolonge le débat sur l’ « esprit du capitalisme ».
Que l’activité subjective des scientifiques soit désintéressée, que les mathématiques puissent
être considérées en dehors de toutes applications pratiques, lesquelles ne seraient que des
dérivés accidentels d’une contemplation première, est hors de propos, pour lui comme pour
Scheler ou Horkheimer : la finalité technique, pratique et instrumentale, prime – y compris au
niveau des mathématiques pures, car celles-ci impliqueraient une conception de l’étant
comme objet manipulable. La position russellienne ne pourrait lui être opposée : la beauté de
la construction abstraite des mathématiques demeure orientée, selon lui, par une conception
de l’étant sous forme d’objectivité manipulable. Ainsi pour Heidegger, même s’il y a une
imagination mathématique, celle-ci est rabattue sur l’entendement, visant l’étant en tant
qu’objet. Il avance ainsi une explication objective, mais fondée dans l’ontologie et l’histoire
de la métaphysique, plutôt que dans l’histoire (tout court) et la société (qui considérerait le
346
A.M. Worthington, A Study of Splashes (Londres et New York, Longmans, Green, and Co., 1908), préface
(chap. X, p.120 pour un exemple d’application pratique).
347
Cf. G. Lukács, chap. sur « la réification et la conscience du prolétariat » (in Histoire et conscience de classe.).
348
Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique ».
453
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
savant idéaliste comme allié objectif du capitalisme, par exemple349). Il soustrait ainsi sa
critique à toute conception alternative, provenant soit du mathématicien, soit du sociologue ou
de l’historien. En ce sens, la différence ontologique rend la théorie heideggérienne irréfutable
ou infalsifiable, ce qui revient à dire qu’elle est injustifiable. Rien ne nous contraint à la
préférer à la conception, par exemple, d’I. Tóth, qui souligne le caractère créateur des
mathématiques, montre qu’elles pensent le non-être (par les nombres irrationnels) et affirme
que la géométrie non-euclidienne constitue un « bouleversement radical et de nature politique
dans le domaine d’être de la Raison », par lequel « le sujet des mathématiques a pris
conscience [...] de sa liberté d’assigner la vérité à la fois à deux propositions axiomatiques
contradictoires »350 ; bref, que les mathématiques pensent le non-être et la contradiction,
privilège qu’Heidegger réservait à la métaphysique351.
S’il n’accorde pas plus d’importance aux conceptions non utilitaires du savoir, c’est
donc parce que selon lui, celles-ci sont subjectives, sinon idéologiques. Qu’une telle position
puisse conduire à soutenir cela même qu’elle condamne, à savoir la « technicisation de
l’esprit », relève d’un autre débat qui concerne la critique de la culture, ou des sciences, en
général. Celui-ci devrait tenir compte de cet avertissement d’Adorno : « Identifier la culture
au mensonge seulement, voilà qui est excessivement dangereux à un moment où elle tend
effectivement à basculer complètement de ce côté et à ne justifier que trop ce genre
d’identifications, de sorte que se trouve compromise toute pensée qui entreprend de
résister352. »
II.3.d CONCLUSIONS: TECHNIQUE ET « NIHILISME »
La conception heideggérienne de la technique des années 1930 rompt nettement avec
S&Z. Alors qu’il n’y distinguait pas entre l’outil et la technique moderne, il élabore alors les
fondements d’une conception des technosciences et de leur mode d’action, considéré sous la
forme de l’opérationnalité, ce qu’il nomme l’ « objectivation investigante et maîtrisante »
(ECM, 141). Cette conception est associée à une critique générale du logos et de la logique,
qui constitue non seulement une « attaque contre Descartes »353 et son « subjectivisme », mais
une attaque contre la raison, jugée inapte à penser. Connu, ce versant a occulté l’autre :
Heidegger n’oppose pas l’esprit à la technique, comme le soutient Derrida, ni la tradition au
349
A ce titre, le savant idéaliste ne se distingue guère du positiviste, selon Horkheimer (art.cit.) : il s’agit à chaque
fois de « convictions purement privées », qui n’influencent en rien leur « activité réelle ».
350
Tóth, Liberté et vérité, 34 et 43. Cf. aussi le « conventionnalisme » d’H. Poincaré et K. Popper : les théories
physiques peuvent être « considérées comme des libres créations de notre esprit, résultant d’une intuition presque
poétique » (in Conjectures et réfutations, Londres, 1969, chap. VIII, 330-331, cité in Castelli Gattinara,
« Epistémologie, histoire et histoire des sciences dans les années 1930 », 15.).
351
Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique? », in Qu’est-ce que la métaphysique? Les Essais, VII (Gallimard,
1951), 21‑44. Sur le débat avec Carnap, cf. supra, section II.3.c.iii.
352
Adorno, Minima Moralia, 55, §22 (« Le bébé avec l’eau du bain »).
353
Sur cette expression, cf. GA 95, §48, p.168-9 (vol. 8 des Cahiers noirs).
454
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
progrès, mais la technisation de l’esprit à la spiritualisation de la technique, projet qui ne se
comprend que par ses affinités avec le modernisme réactionnaire et le nazisme. La
conciliation paradoxale d’une critique de la technique et de la raison qui fait, dans le même
temps, l’apologie de la « technique allemande », constitue la définition même du modernisme
réactionnaire. Plutôt que d’opposer la Modernité à la Tradition, ou l’appel à la foi, à l’instinct,
à l’intuition ou à l’émotion contre la raison, Heidegger distingue (au moins) deux projets
concurrents au sein de la Modernité, qu’il qualifie de « lutte entre Weltanschauung » (ECM).
Dans la mesure où, selon lui, ces deux « conceptions du monde » rivales se fondent sur le
« subjectivisme » cartésien moderne, et par conséquent sur le projet « objectiviste »
technicien, ils reviennent « au même » – ce qui veut dire qu’ils sont tous les deux
« modernes » ou « modernistes ». Cela ne l’empêche pas de prendre parti : entre
l’individualisme libéral ou/et l’universalisme abstrait (le « cosmopolitisme de Goethe »,
stigmatisé dans LH), la préférence d’Heidegger va d’évidence vers le « collectivisme »
entendu au sens de « l’homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se
cultive comme race et se donne finalement les pleins pouvoirs pour devenir le maître de
l’orbe terrestre » (ECM, 144). Faute de l’admettre, on dépeint Heidegger en défenseur de la
tradition, du ruralisme ou de l’artisanat, alors même qu’il ne cesse de pourfendre
l’Heimatschutz et le Naturschutz et de mettre en garde contre le retour illusoire au passé.
Heidegger n’est toutefois pas un simple specimen du modernisme réactionnaire, pas plus que
son anti-cartésianisme ou son irrationnalisme ne se réduit au fascisme, en dépit de leurs
affinités354 . Sa critique de la logique lui permet en effet d’édifier une philosophie de l’histoire
qui justifie en retour celle-ci, en liant inextricablement technique, métaphysique, volonté de
puissance, nihilisme et Occident. Ce germano-helléno-centrisme exacerbé, associé à une
vision faisant de la métaphysique occidentale le moteur de l’histoire, l’empêche de penser
l’artisanat non-occidental ou la modernisation du Japon355. Mais cet angle mort est dérisoire
dès lors qu’on le rapporte aux effets que sa philosophie de l’histoire et de la technique permet,
aujourd’hui encore, quant à l’interprétation du génocide nazi, effets d’autant plus importants
qu’Heidegger place au centre de l’histoire la technique et la métaphysique. Le rôle de la
technique lors de l’Holocauste constitue, au-delà d’Heidegger, une question incontournable
pour une philosophie de la technique. Par « technique », on entend le plus souvent à la fois les
354
« De tout notre élan, de toutes nos inquiétudes et de toutes nos épouvantes […] nous participons à la critique,
au renversement et au remplacement du vieux rationalisme », écrivait par exemple Drieu la Rochelle en 1938
dans « Le fonds philosophique de notre doctrine ». Toutefois, le fascisme n’avait pas le monopole de cette remise
en question du rationalisme, tandis qu’Heidegger prend soin de se distinguer non seulement du vitalisme mais
aussi du spiritualisme « vulgaire », qui du reste ne sont pas l’apanage du fascisme. Sur l’anti-cartésianisme, de
gauche et de droite (et la citation de Drieu la Rochelle), cf. Azouvi, « Descartes ».
355
Laquelle ne constitue pas une reprise pure et simple de la technique moderne, mais provient aussi de causes
endogènes (cf. L’Histoire, n°451 sur « l’ère Meiji », sept. 2018).
455
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
chambres à gaz et autres dispositifs meurtriers et l’organisation bureaucratique, « technique »,
du génocide, symbolisé par Eichmann. Qu’il soit avéré, aujourd’hui, qu’Eichmann était
fanatique, ne modifie pas cette interrogation philosophique concernant la « responsabilité » de
la technique dans le génocide. Cela montre simplement qu’à l’instar de nombreux autres
« techniciens », fonctionnaires ou ingénieurs, Eichmann n’était pas apolitique, ce qui en
retour conduit à souligner les limites de la conception dominante, historiquement et
politiquement située, de la technique ou de la « technocratie » comme « politiquement
neutre » : être un technicien, a fortiori sous le IIIe Reich, est compatible avec un engagement
extrême. C’est donc à ces questions concernant la conception heideggérienne de l’histoire, et
donc de la technique et du nihilisme, les conséquences de celle-ci dans la pensée
contemporaine et notamment dans les usages du « nihilisme », et enfin du statut de la
technique dans l’Holocauste, que nous nous intéresserons ici.
II.3.d.i Le nihilisme de l’Occident : de Heidegger au XXIe
siècle
Le geste métaphysique d’Heidegger, qui consiste à passer de la technique au
« nihilisme » en passant par la « métaphysique », demeure au cœur de sa pensée bien au-delà
des années 1930. Les critiques ont souvent moqué ces jeux de mots, qui permettent de tels
glissements sémantiques (CH, 207-208). Nous-mêmes avons souligné le procédé utilisé pour
critiquer le « cartel de la philosophie montante », en particulier dans « les pays anglosaxons », sous le nom de « logistique »356. Mais le glissement entre les termes de technique,
de nihilisme et de métaphysique, qui prennent l’allure de signifiants flottants, est autrement
inquiétant – comme l’ont démontré J.-P. Faye et M. Cohen-Halimi à propos du rapport entre
métaphysique et nihilisme. Ces auteurs ont montré comment Heidegger avait retourné contre
Krieck l’accusation de nihilisme357 et comment ce qu’on hésite à qualifier de philosophème ne
cesse d’être utilisé à des fins tactiques. Le nihilisme désigne en effet, chez Heidegger, et en
fonction de la cible à abattre ou des nécessités de l’autojustification, beaucoup de choses : de
la « métaphysique de Nietzsche » à la « métaphysique » tout court – et donc, par association,
la technique, puisque leur essence sont identiques – mais aussi le fascisme, qui serait, dit-il en
1945 en s’auto-justifiant, la « forme politique » à travers laquelle le nihilisme se serait
manifesté de la façon la plus claire358. Mais dans une autre lettre de 1945, il affirme que
Jünger pense « la domination universelle de la volonté de puissance dans le champ de
l’histoire devenue
visiblement
planétaire »,
domination
effective
tant
dans
le
356
Supra, section II.2.a.ii.
Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 173‑92; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme...,
488.
358
Heidegger, « Letter to the Rector... »
357
456
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« communisme » que dans le « fascisme » ou la « démocratie mondiale » (terme qui désigne
sans doute l’ONU)359. Or une telle domination, c’est le nihilisme360. Tous les régimes
politiques et attitudes philosophico-politiques, du fascisme au communisme et au marxisme
en passant par l’existentialisme361, le christianisme et la démocratie sont qualifiés de
« nihilistes ». Ce seraient tous des modes d’expression de la « métaphysique de la
subjectivité », c’est-à-dire des formes de « l’humanisme »362. Certes, ces « humanismes » –
qu’on pourrait aussi appeler « modernismes » dans la mesure où la « métaphysique
subjectiviste » caractérise, selon lui, la Modernité – se distingueraient par leur conception de
la « liberté » et de la « nature » de l’homme ; mais, à l’instar des sciences, ils relèveraient
d’une même précompréhension de l’Etre (LH, 76-77) – ce qui permet ainsi à Heidegger
d’assimiler le nazisme à l’humanisme363. Sloterdijk reprend à la lettre cet amalgame,
l’ « humanisme » n’étant pour lui qu’une manière « d’éluder la radicalité dernière de la
question de l’essence de l’homme »364.
Autrement dit, la dénonciation politique de l’ « humanisme » s’appuie sur
l’homogénéisation de l’histoire de la métaphysique : celle-ci n’aurait jamais cessé de penser
l’homme comme un animal doté d’une « raison »365 (S&Z, §10 – toute la « critique » du
« biologisme » vient de ce refus de concevoir le Dasein comme un organisme doté d’une
raison, conception « humaniste »). Peu importe, à cet égard, que l’âme ait longtemps été
considérée comme le propre de l’homme, bien davantage que sa « raison », c’est-à-dire le
complexe entendement-volonté-imagination de la philosophie classique (et encore, même
chez Descartes, l’âme joue un rôle stratégique dans l’établissement de la différence
359
Heidegger, « Le rectorat... »
On retrouve cette identification entre « nihilisme » et « volonté de puissance planétarisée » dans sa lettre
précitée, mais aussi dans ses cours sur Nietzsche, etc. Sur la démocratie comme « nihilisme », cf. aussi la phrase
supprimée du cours sur Nietzsche, mais publiée in GA 43, 193 : « L'Europe veut encore et toujours se cramponner
à la « démocratie » et ne veut pas apprendre à voir que cela constituerait sa mort historique. En effet, comme l'a
vu clairement Nietzsche, la démocratie n'est qu'une variété du nihilisme » (citée in Losurdo, « Heidegger et la
démission de la philosophie allemande ».)
361
Lorsqu’il écrit sa « lettre sur l’humanisme », Heidegger n’avait pourtant pas lu L’Etre et le néant (1943)
(Alphonse De Waelhens, « Heidegger, Platon et l’humanisme », Revue Philosophique de Louvain 46, no 12
(1948): 490‑96.).
362
« Lettre sur l’humanisme » (LH), 75-77, 100-101. « Tout nationalisme est, sur le plan métaphysique, un
anthropologisme et comme tel un subjectivisme ». L’auteur est plus clair dans ses lettres privées, « Letter to the
Rector... »; « Le rectorat... » Sur la dénonciation du Volk conçu de façon anthropologique et « subjective », cf.
supra, section II.3.c.iv, note 308.
363
Heidegger est assez « subtil » (in LH) pour écarter de quelques pages le raisonnement : il compare p.77 le
marxisme, l’existentialisme et le christianisme, tous ramenés à la même précompréhension de l’Etre, mais ne
parle du « nationalisme », allusion à peine voilée au nazisme, que p.100, s’empressant d’ailleurs d’ajouter que
« l’internationalisme » n’en diffère que superficiellement. Il qualifie ailleurs explicitement le nazisme de
« métaphysique de la subjectivité » (cf. supra, section II.3.c.iv, note 308). Voir aussi Barash, « Heidegger et la
question de la race ».
364
Sloterdijk, Règles pour le parc humain, 22. L’auteur évite évidemment de parler du « nationalisme » cité in
LH, 100 (cf. note précédente).
365
Nous montrons infra (section II.4.b.i qu’il faut renverser cette proposition.
360
457
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
anthropologique366). Peu importe, également, qu’Aristote insère le ζῷον λόγον ἔχον (zôon
logon echon) dans une continuité du vivant allant jusqu’aux plantes et aux étoiles.
Qu’importe, enfin, si Aristote ne propose pas une détermination de l’homme, mais deux,
puisque l’homme s’oppose aussi à la bête – plutôt qu’à l’animal – en tant qu’il est un « être
vivant politique »367.
Si tous les régimes politiques et attitudes philosophiques sont, tour à tour ou en même
temps, qualifiés de « nihilistes », c’est donc parce qu’ils relèveraient tous de
l’ « humanisme », qui lui-même, plutôt que d’être le produit de l’humanitas romaine, du
christianisme, de la Renaissance ou des Lumières, désigne la manière dont la métaphysique
aurait défini l’homme. Mais les glissements sémantiques ne s’arrêtent pas là,
puisqu’Heidegger désigne également la technique, la « métaphysique de Nietzsche » ou la
métaphysique en général de « nihiliste ». Après mai 68, Marx remplace Nietzsche comme
penseur le plus « extrême » du nihilisme, Heidegger opérant ainsi une sorte de
rembobinage368. Il le justifie ainsi : le « marxisme pense à partir de la production : production
sociale de la société […] et auto-production de l’homme comme être social. Pensant ainsi, le
marxisme est bien la pensée d’aujourd’hui » (ZA369, 475). Autrement dit, il applique au
marxisme ce qu’il disait des théories du langage et de la conception « pragmatique » de la
vérité et utilitariste de la science370 : ces théories – qu’Heidegger essaie de saisir dans leur
noyau essentiel, au risque de la simplification – désignent le mouvement même de l’Etre et
sont donc « exactes ». Ce faisant, Marx atteint « la position la plus extrême du nihilisme »,
puisque « dans la doctrine qui énonce […] que l’homme est l’être (das Wesen) le plus haut
pour l’homme se fonde et se justifie enfin que l’être en tant qu’être ne soit plus rien (nihil)
pour l’homme » (ZA, 481). Ce que conteste Heidegger, ce n’est pas l’équivalence,
l’interchangeabilité ou la co-appartenance entre l’être et le néant, qu’il a lui-même posée dans
son cours de 1929 sur la métaphysique. Ce qu’il refuse, c’est que soit « décidé que l’homme
est uniquement l’homme (et rien d’autre) est ce dont il s’agit » (ZA, 481-482) : les théories ne
sont pas des conceptions abstraites, mais des décisions ontologiques. Il manifeste ainsi son
366
Descartes, lettre au marquis de Newcastle, 23 nov. 1646, in Œuvres IV, éd. Adam & Tannery, p. 568-577.
Dans S&Z (§10), Heidegger parle bien d’un « être vivant raisonnable », et non d’un « animal raisonnable »,
mais affirme que l’ « anthropologie antico-chrétienne » a interprété le zôon logon « comme animale rationale, le
logos ne constituant qu’un « équipement de dignité supérieure ». Il ne changera pas de position sur ce point,
l’ambiguïté même du terme « anthropologie antico-chrétienne » permettant d’attribuer tantôt cette conception au
christianisme, tantôt d’aplatir la conception aristotélicienne sur celui-ci.
Sur la notion d’animal et de bête chez Aristote, cf. supra, « Introduction générale », section I.1.f.i et Depraz,
« Animal ». Sur ce coup de force, cf. aussi Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, p.209.
368
Dans la mesure où la pensée philosophique correspond, selon Heidegger, aux époques de l’Etre, son histoire de
la métaphysique demeure chronologique, bien qu’elle ne soit pas « progressive » (c’est-à-dire que Kant n’est pas
« supérieur » à Descartes) et qu’elle procède par sauts et ruptures plutôt que par « continuités » (Schürmann parle
de « brusques réarrangements dans l’ordre des choses », in Le principe d’anarchie, 97‑100 (§10).)
369
Heidegger, « Le séminaire de Zähringen » (ZA), in Questions III et IV (1973; Gallimard, 1976).
370
Cf. supra, section II.3.c.iii.
367
458
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
refus profond de toute institution autonome de la société, tout en admettant que celle-ci
constitue, au-delà du régime démocratique ou du marxisme, un trait essentiel du présent. S’il
est sans doute motivé par des convictions politiques, ce refus est justifié par la différence
ontologique entre l’Etre et le Dasein. L’hétéronomie revendiquée par l’affirmation de cette
différence entretient un lien intrinsèque avec sa conception de la conversion d’une part, avec
sa philosophie de l’histoire, d’autre part : la pensée de l’Ereignis n’est pas dissociable de cette
hétéronomie anti-démocratique371. Mais c’est aussi ce refus de l’autonomie qui conduira
Heidegger, après-guerre, à abandonner l’idéal d’une maîtrise – ou/et d’une spiritualisation –
de la technique : la philosophie de la technique qu’il développera ne se laisse pas dissocier de
la composante (a-)théologique de sa pensée.
Ces glissements sémantiques entre « humanisme », technique, logique, logos et
métaphysique qui culminent dans le « nihilisme » ne cessent d’être reproduits. Dénoncer le
« nihilisme » des techno-sciences voire de la Raison est devenu une lapalissade. On peut rire
de ce que L. Ferry dénonce comme « irrationaliste » le spécialiste en philosophie analytique
A. Næss : l’inventeur de la deep ecology, qui se remémorait avec plaisir les séminaires de
Vienne sur l’empirisme logique372, n’aurait pas suivi Heidegger dans sa dénonciation de la
« logistique ». Il est plus inquiétant que certains reprennent l’attaque contre le « vieux
rationalisme » menée par Drieu La Rochelle, Heidegger ou même E. Mounier qui manifesta,
en 1936, une certaine forme de sympathie à l’égard des « boutades » de Goering contre le
« rationalisme bourgeois » et la « république des professeurs »373. Imitant Heidegger (FIN,
304), une commentatrice nous conjure « de ne pas sombrer dans le nihilisme non par faute de
logique, mais à cause précisément de sa domination inaperçue »374. Croyant suivre Heidegger,
un professeur en « éthique appliquée » opposé aux OGM appelle les scientifiques à se
371
Sur la conversion chez Heidegger, cf. infra, section II.4.c. Sur le lien entre hétéronomie, conversion, différence
ontologique et philosophie de l’histoire, cf. par ex. GA, 95, 76-82, §75 sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 5862). L’Ereignis (« avenance » selon Fédier, littéralement « événement » et traduit « Event » en anglais), désigne,
comme nous le montrerons, la conversion heideggérienne.
372
Næss, « Logical Empiricism... »; Ferry, Le nouvel ordre...
373
Sur Drieu la Rochelle, cf. citation supra, note 354 ; les propos malheureux de Mounier (Manifeste au service
du personnalisme, 1936, vol. I, p.500) sont également cités par Azouvi, art. cit., p.4511. B. Charbonneau évoque
la « révolte profonde [de la Jugendbewegung, ou « mouvement de jeunesse »] contre les professeurs et le
rationalisme », avec laquelle il sympathise manifestement (Charbonneau, « Le sentiment de la nature... », 179).
Cf. aussi les attaques contre « le rationalisme » ou encore contre « le désordre capitaliste et l’oppression
communiste, contre le nationalisme homicide et l’internationalisme impuissant, contre le parlementarisme et le
fascisme » dans la revue L’Ordre nouveau, que certains tentent aujourd’hui de faire passer pour une preuve
d’adhésion à la démocratie sinon pour une « critique progressiste du progrès » (textes cités in Hardy,
« Introduction », 12, 30‑31.)
374
Dastur, Heidegger, 11. Cela continue : « Car – et c’est là la vertu décapante et par là proprement philosophique
de […] Heidegger […] – ce qui commence à nous apparaître ainsi, dans la stupeur et l’effroi, c’est
l’irrationalisme de la domination de la raison elle-même dans ce qu’il faut bien nommer le règne de la technique
moderne. » Cf. aussi p.208, sur le « règne de la calculabilité intégrale […] qui caractérise le « nihilisme
accompli », c’est-à-dire le plus extrême oubli de l’être ».
459
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« crever les yeux pour devenir des êtres inutiles et non rentables »375. F. Fédier, ancien élève
de J. Beaufret, affirme que communisme, nazisme et démocratie, sans être « identiques »,
peuvent être ramenés au « même », parce qu’ils « co-appartiendraient » au « même
mouvement », celui de la « technique planétaire »376. Même H. Jonas reprend ce schéma:
« derrière le nihilisme de la philosophie de l’existence et son éthique de l’arbitraire inventant
des valeurs, tout comme derrière le subjectivisme moderne en entier, se tiennent les sciences
modernes de la nature avec leur illusion d’un monde libre de valeurs »377.
Certes, Weber lui-même avait ouvert la voie en affirmant que « s’il y a quelque chose
qui soit propre à tuer à la racine la croyance qu’il y a quelque chose comme un « sens » du
monde, ce sont bien ces connaissances » scientifiques ; mais il ajoutait que la neutralité
axiologique constituait aussi une « œuvre morale »378. Heidegger porte ce désespoir culturel à
une autre puissance, via l’équivalence posée entre le nihilisme, la métaphysique et la
technoscience. Ainsi, ces déplacements fondés sur cette lecture métaphysique de l’histoire
finissent par nier l’histoire réelle au profit d’une lutte entre acteurs phantasmagoriques : « le
subjectivisme moderne », « les sciences de la nature », « leur illusion d’un monde libre de
valeurs » – alors même, par exemple, qu’un tel idéal de neutralité axiologique peut être très
précisément daté à la fin du XIXe siècle379, et qu’on ne saisit pas le rapport avec
l’existentialisme ou l’institution autonome et démocratique des valeurs. Ils empêchent en sus
de penser la technique dans son déploiement empirique. En cela, Heidegger et la cohorte
d’imitateurs plus ou moins conscients rejoignent le modernisme réactionnaire qui n’examine
jamais la technique dans son contexte social mais en abstrait une « essence » dynamique, une
« métaphysique activiste » (Schmitt380). Enfin, effectuée au nom de la dénonciation du
« nihilisme métaphysique » et de la défense de l’Allemagne et de l’Occident, l’attaque contre
la raison et la haine de la démocratie qui sous-tendent, chez Heidegger, le mot de
« nihilisme », se retourne contre l’ « Occident » et le « Grand Satan ».
On retrouve ainsi la « critique » du « nihilisme contemporain » dans La barbarie à
visage humain (1977) de B.-H. Lévy, ouvrage qui confirme Bourdieu : plus on descend dans
la « hiérarchie des interprètes » d’Heidegger, plus le « discours exotérique tend à sa vérité »
en ne masquant plus ses connotations réactionnaires381. Ce brûlot qui reprend sans le dire
Lyotard (lequel est au contraire attaqué) peut être rapproché de nombreux autres textes
375
Jacques Quintin, « La menace des biotechnologies : un choix entre la vie et l’existence. », VertigO - la revue
électronique en sciences de l’environnement 2, no 1 (septembre 2001).
376
F. Fédier, « S’il s’agit vraiment de rendre justice à Heidegger… », L’Infini, n° 56, Gallimard, 1996, p. 40 (cité
in Frank Burbage, « Technique et violence », Cahiers philosophiques n° 111, no 3 (octobre 2007): 44‑65.)
377
Jonas, Le principe responsabilité, chap. IV, 1, 9, b], note 1, p.174-175. Trad. légèrement modifiée.
378
Weber, Le savant et le politique, 89, 96.
379
Pestre, Science, argent et politique, pp.20-21 et 58-62; Daston et Galison, Objectivité.
380
Supra, section II.3.a.ii, citation et note 151.
381
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 120.
460
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« postmodernistes » par sa désillusion radicale382 – même si on ne réduira pas le
« postmodernisme » à cela. Se revendiquant d’Heidegger et de Jünger dans la dénonciation de
la « barbarie technicienne », il déclare ainsi qu’« il faut se débarrasser des concepts éculés et
connexes d’oppression et de libération » : « abolir la misère matérielle », c’est « généraliser
l’empire de la technique » – concluons qu’il vaudrait mieux « laisser mourir » les misérables,
bien qu’il soit impossible d’arrêter le « progrès », puisque celui-ci est un « authentique réel ».
Le progrès, cette « idée réactionnaire », c’est « l’autre nom de l’horreur et de la barbarie ». A
l’idée de disparition de la classe ouvrière, BHL oppose celle de la « prolétarisation » intégrale
de la société, en reprenant le cliché de la « disparition de la culture ». Et c’est pourquoi le
« principe d’intelligence du nihilisme contemporain » n’est autre que le suivant : « le
prolétariat, c’est la classe qui échoue à accoucher de la société bonne, mais qui l’emporte au
contraire en consacrant l’état barbare » et « le Capital n’est rien d’autre que la réalisation du
nihilisme »383. On aurait tort d’isoler cette forme indigeste de la critique du consumérisme
sous prétexte qu’elle proviendrait des « nouveaux philosophes », qui dénoncent aussi le
« marxisme-nihilisme » de Mao384. On la retrouve en effet chez E. Morin et P. Ricœur385.
Malgré leurs différences, BHL, Lyotard, Morin et Ricœur se rejoignent dans la critique du
« nihilisme » de l’« Occident » – ce qui vaut à Lyotard, et d’autres, d’être accusé de prôner un
« hédonisme nihiliste » par P. Anderson ou A. Callinicos dans la mesure où il annonce la fin
du politique et de l’idéal de l’émancipation386. On ne s’étonnera donc pas de retrouver, dès
1980, la « critique » du « nihilisme métaphysique » de l’ « Occident » chez Ahmad Fardid et
d’autres « intellectuels organiques » du régime iranien, ou encore chez les ultra-nationalistes
russes387 : deux Etats qui concilient l’obscurantisme et l’hétéronomie anti-démocratique aux
techno-sciences. Ce qui n’empêche pas des philosophes et islamologues de reprendre le
terme, cette fois pour défendre la démocratie voire – et au mieux – le dialogue entre
382
Voir par ex. les déclarations selon lesquelles le clivage gauche/droite n’aurait plus de sens chez I. Hassan
(« Pluralism in Postmodern Perspective », in The Postmodern Turn, 1987, p.227) ou Ch. Jencks (What is PostModernism ?, 1986, p.43-47). En 1973 Lyotard écrit « [La raison] est déjà au pouvoir dans le kapital [sic]. Et
nous ne voulons pas détruire le kapital parce qu’il n’est pas rationnel, mais parce qu’il l’est. Raison et pouvoir
sont tout un. […] Il n’y a en lui rien, aucune dialectique qui le conduira à être dépassé, surmonté par le
socialisme : le socialisme, c’est notoire à présent, est identique au kapitalisme. » (Dérive à partir de Marx et
Freud, Paris, 10/18, 1973, p.12-18, cité in Anderson, op.cit., p.43). BHL reprend largement cette thèse (Hassan,
Jencks et Lyotard sont cités in Anderson, Les origines de la postmodernité, 32, 38, 43‑44.).
383
Bernard-Henri Lévy, La barbarie à visage humain (Grasset & Fasquelle, 1977), 1e partie, chap. III ; 2e partie,
chap. IV ; 4e partie, chap. I et II ; 5e partie, chap. II.
384
André Glucksmann, « Mes années maoïstes me font toujours honte », Le Figaro, 9 septembre 2006.
385
Cf. infra, section III.1.b.i.
386
Anderson, Les origines de la postmodernité, 44, 114. L’auteur cite Callinicos, Against Postmodernism, Polity,
Cambridge, 1989.
387
Matthew Feldman, « Between Geist and Zeitgeist : Martin Heidegger as Ideologue of ‘Metapolitical
Fascism’ », Totalitarian Movements and Political Religions 6, no 2 (septembre 2005): 175‑98; Faye et CohenHalimi, L’histoire cachée du nihilisme, 280‑82; Alexander S. Duff, « Heidegger’s Ghosts », American Interest,
25 février 2016. Cf. aussi infra, section II.4.c.iv.
461
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’ « Islam » et l’ « Occident ». On affirme alors, de façon typiquement heideggérienne, que
l’ « Etat islamique » « n’est que la manifestation d’un des plus monstrueux nihilismes de
l’histoire »388. Ou que le djihadisme contre l’Amérique, c’est le « nihilisme au carré », le
conflit entre « l’empire du rien » et les « royaumes du néant »389. Tous ces récits convergent
vers une même idée : l’acteur réel de l’histoire, c’est le « nihilisme ».
II.3.d.ii Le nihilisme est-il catastrophique ?
« Il ne faut pas se tromper sur le sens du mot « apocalypse », cela ne veut pas dire
catastrophe. L'apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu'on peut
faire quelque chose. C'est comme si la forme du temps avait changé et que l'on pouvait donc
maintenant enfin faire quelque chose. C'est une pensée pour l'action contre la sidération et la
panique. » (B. Latour, 2013390)
Quel est le sens « véritable » du nihilisme ? Comprendre le rapport d’Heidegger à la
technique et à la Modernité, ainsi que pourquoi cet auteur a été si souvent dépeint comme un
conservateur, passe par cette interrogation – à condition de saisir, précisément, l’équivocité de
ce terme391. Faute d’interroger suffisamment cet « oscillateur sémantique » qu’est le
« nihilisme », qui fait varier à la fois le sens des phrases et dont le sens lui-même ne cesse de
varier, l’ambivalence éprouvée par Heidegger face à la Modernité est insaisissable. Les
métaphores et les exemples relevant du champ sémantique pastoral ont permis d’affecter le
discours philosophique et d’en guider l’interprétation, fût-ce de manière trompeuse. Ils jouent
donc un rôle, mais n’ont, au sens strict, aucune fonction philosophique : on peut les remplacer
par un autre lexique, sans pour autant modifier la théorie392. Ils permettent au mieux d’éclairer
la psychologie d’Heidegger. Au contraire, on ne peut substituer au « nihilisme », pas plus
qu’à la « différence ontologique », aucun autre philosophème : non métaphoriques, ces deux
termes ne sont pas seulement au cœur de la théorie, ce sont les opérateurs du changement de
sens, de la mutation des perspectives, de la possibilité de l’ambivalence et de l’ambiguïté du
discours ainsi que de l’hétérogénéité des interprétations. L’oscillateur sémantique n’est pas le
noyau dans lequel on trouvera le « sens profond » de la théorie : il est ce qui fait varier
indéfiniment le sens du discours, ce qui permet de le guider vers des interprétations multiples
et potentiellement contradictoires et, in fine, de plonger le récepteur du discours dans une
obscure clarté:
388
Nous soulignons cette résurgence du discours heideggérien chez deux philosophes : Joseph Cohen et Raphael
Zagury-Orly, « Ce nihilisme qui nous guette », Libération.fr, 17 novembre 2015. Cf. aussi Olivier Roy, « « Le
djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste » », Le Monde.fr, 24 novembre 2015; Raphaël Enthoven,
« Le nihilisme islamiste », Philosophie Magazine, 16 février 2015.
389
Marc Semo, « Bernard-Henri Lévy, au chevet des peuples maltraités par l’Histoire », Le Monde, 6 avril 2018.
390
Bruno Latour, « L’apocalypse est notre chance », Le Monde.fr, 20 septembre 2013. Cf. aussi supra la citation
analogue de Spengler (note 223, section II.3.b.iii).
391
Parfois explicitement affirmée (Nietzsche II, 224.).
392
C’est d’ailleurs ce que s’emploie à faire F. Jameson, sans voir que ce procédé ne constitue pas une reprise
critique d’Heidegger (in « The Cultural Logic of Late Capitalism », in Postmodernism, Or the Cultural Logic of
Late Capitalism (1984; Duke Univ. Press, 1991), 33‑34.).
462
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Ce « petit chef-d’œuvre […] réussit d’asservir les catégories […] ontologiques à « l’instant »
historique, de sorte qu’elles font naître l’illusion que […] la liberté de la recherche [va de
pair] avec la coercition étatique […] à la fin de la conférence l’auditeur ne sait pas s’il doit
ouvrir les Présocratiques de Diels ou s’engager dans les rangs des SA. C’est pourquoi l’on ne
peut se borner à juger ce discours [du rectorat] selon un point de vue ou purement politique,
ou purement philosophique393. »
Ce n’est donc pas le sens du nihilisme que nous essaierons de saisir, mais l’oscillation
de valeur qui l’affecte, dans la mesure où c’est là que réside la clé de la compréhension de
l’ambivalence du rapport d’Heidegger à la technique. Ses commentateurs l’utilisent souvent
de façon péjorative, si bien qu’il devient un jugement de valeur. Ce contre-sens est si répandu
qu’on assure que lorsqu’Heidegger désigne x comme « nihiliste », il « critique » x. Il est vrai
que le « nihilisme » est un opérateur tactique : plutôt que de désigner la propriété d’un
phénomène, il qualifie une cible à abattre. Toutefois, cet usage n’est pas le seul. Le
« nihilisme » n’est pas simplement péjoratif394. Il n’équivaut pas au « mal », pas plus que le
« démoniaque », en tout cas si l’on entend par là que si Heidegger qualifie x de « nihiliste »,
de « mal » ou de « démoniaque », cela relève d’un jugement de valeur et d’une « critique ».
Les commentateurs, en général, voudraient distinguer le bien du mal, tandis que Derrida tente
de montrer, contre Heidegger croit-il, que l’origine est toujours déjà contaminée. Pourtant,
Heidegger ne cesse de postuler la co-originarité du mal et du bien : « Ce qui sauve n’est pas
l’à-côté du péril. Le péril est lui-même, s’il est comme péril, ce qui sauve […] le péril est
l’être lui-même, il est partout et nulle part […] Le péril est l’époque de l’être déployant son
essence comme Gestell » (KEH, 314-315 ; cf. aussi QT, 38-39). Cela seul explique son espoir
apocalyptique de salut395, tout comme son refus véhément de toute évaluation morale et de
toute critique. Que ce refus ne puisse qu’être illusoire sur le plan biographique ne lui enlève
en rien sa signification philosophique.
Heidegger se dit « par-delà le bien et le mal », dans un sens éloigné du perspectivisme
nietzschéen qui affirme la nécessité de l’évaluation396 : « La pensée sur le mode des valeurs
est […] le plus grand blasphème qui se puisse contre l’Etre » ; « toute évaluation […] est une
subjectivation » et, en tant que tel, « elle ne laisse pas l’étant : être » (LH, 109). L’évaluation
axiologique serait donc le propre de l’ « humanisme » : elle relèverait d’une « métaphysique
de la subjectivité », donc du « nihilisme ». Dès lors, donner une valeur axiologique au
philosophème du « nihilisme », c’est, selon Heidegger lui-même, être nihiliste. Passer du
descriptif au prescriptif, c’est être nihiliste. En ce cas, prescrire qu’il ne faudrait « pas sombrer
dans le nihilisme non par faute de logique, mais à cause précisément de sa domination
393
Löwith, « Les implications politiques... », 17.
Nietzsche II, 222.
395
Cf. supra, section II.3.b.iv et note 249.
396
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962; Paris: PUF, 1983).
394
463
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
inaperçue »397, ce serait précisément tomber dans le nihilisme. Remarquons, d’ailleurs, que ce
commentaire ne fait qu’imiter la proposition de FIN, 304. Ce texte de 1964 n’évoque jamais
le « nihilisme ». Il parle bien de la « fin de la philosophie », qui « se dessine comme le
triomphe de l’équipement d’un monde » (FIN, 286). Mais cette « fin » n’est aucunement à
penser « en un sens purement négatif », « comme l’arrêt d’un processus », et encore moins
comme « délabrement et impuissance » (FIN, 283). Cette « fin » est un « achèvement », qui
ne constitue pas une « perfection », mais le « rassemblement sur les possibilités les plus
extrêmes » (FIN, 283-284). Ces possibilités ne constituent pas une simple alternative : la
« possibilité première », celle d’un « autre penser » découle de l’autre, l’ « ultime possibilité »
qui est celle de la « fin de la philosophie » comme « triomphe de l’équipement » (FIN, 286).
L’ « autre penser » découle de la possibilité de mise en œuvre de la technique, mais redouble,
en sorte, celle-ci. Heidegger thématise ici la « conversion » ontologique qu’on abordera plus
tard ; en aucun cas ne condamne-t-il la « fin de la philosophie » ou « l’équipement du
monde », qui constituent au contraire la condition du « salut ». Ainsi, le refus de l’évaluation
axiologique ne relève pas – comme le croit Schürmann398 – d’une épochè, ou d’une
suspension temporaire du jugement moral, comparable au relativisme culturel propre à la
méthode ethnologique ou à l’idéal de neutralité axiologique qui n’excluent pas la prise de
position du savant en tant que citoyen. L’appel à ne pas juger le nihilisme conduit au contraire
Heidegger à prôner l’approfondissement de l’usage de la technique, y compris, voire surtout,
pendant la guerre, dans sa dimension « eugénique » et raciale :
« Pour penser l’essence de la justice […] il nous faut évidemment éliminer toutes les
représentations de la justice qui proviennent de la morale chrétienne, humaniste, éclairée,
bourgeoise et socialiste […] Jusqu’où son regard [celui de la justice comme « fonction d’une
puissance »] porte-t-il ? Dans tous les cas par-delà les petites perspectives du Bien et du Mal
[…] La justice regarde au-dehors vers cette humanité qui doit être façonnée, dressée et
marquée de l’empreinte de cette race qui possède l’aptitude essentielle d’instituer sa
souveraineté absolue sur la Terre399. »
Qu’est-ce « qui peut se dire dans de tels langages »400 ? La revendication d’être au-delà
de toute évaluation aboutit, ici, à ce discours, qui renverse l’évaluation à première vue
négative de la technique et du nihilisme en appel prescrivant d’approfondir le règne de la
technique lorsque celle-ci est au service du « peuple métaphysique ». Ce discours se fonde sur
le constat douteux, et de nature ontico-ontologique401, de la « ruine des suprêmes valeurs » –
397
Dastur, Heidegger, 11.
Schürmann, Le principe d’anarchie, 79 (note 82).
399
Nietzsche II, 259‑61. Nous soulignons ce qui se rapporte directement à la technique.
400
Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 212. Les auteurs parlent d’autres passages, analogues,
des cours sur Nietzsche.
401
Le « constat » du « nihilisme » est en effet à la fois de nature sociologique (tout ce qui a trait à la « crise des
valeurs », au discours de la décadence, voire à la « fin du village », pour reprendre le titre de l’ouvrage précité de
J.-P. Le Goff) et métaphysique, puisque ces valeurs correspondent, selon Heidegger, à une conception de l’étant
dans sa « totalité à partir du suprasensible », lui-même reconnu « en tant que le véritable étant, que ce
398
464
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
c’est-à-dire de la déchéance de l’ « autorité de Dieu et de l’Eglise », « de la conscience », de
la « raison », du « progrès historique » et même de « l’instinct social », phénomènes qui ne
signifient aucunement « la dissolution de toutes choses dans le néant » et qui ne doivent pas
mener au « pessimisme qui ne voit jamais que déclin »402. Le lexique changera après la
guerre, mais le refus de l’évaluation demeure. Dans un dialogue fictif de 1945, Heidegger fait
réfléchir les interlocuteurs sur l’exigence terrible à l’égard de la pensée humaine que
comporte cette idée – qu’il faudrait penser – « que l’être est dans le fond de son essence
malicieux », surtout lorsque « la pensée doit aussi s’empêcher de regarder cette pensée, selon
laquelle le mal habite l’essence de l’être, comme étant « pessimiste », ou l’évaluer de quelque
manière que ce soit ». Les hommes ne peuvent jamais « présumer passer un jugement » sur la
« dévastation », terme équivalent au nihilisme qui désigne la « domination inconditionnée »
de la technique403. Heidegger n’espère plus que l’Allemagne puisse échapper à la « technique
déchaînée » et à l’ « invasion du démoniaque » : il affirme que ce démoniaque, c’est l’Etre
lui-même, et qu’il faut s’abstenir de toute évaluation. On pourrait prudemment rapprocher
cette position d’un certain gnosticisme. Nous ne parlons pas du gnosticisme dualiste qui
marquerait le Dasein et l’angoisse du « premier Heidegger », un sentiment d’étrangeté au
monde et de refus de celui-ci404. Ici, il ne s’agirait ni de l’ « acosmisme », qui aurait nié la
réalité du monde et dont on trouverait peut-être une trace dans l’aspiration transhumaniste à
« télécharger » son cerveau ou à greffer une tête405 ; et encore moins du gnosticisme de
Marcion, qui aurait condamné le monde, conçu comme création d’un « pseudo-dieu »
démoniaque. Au contraire, et bien que la tentation d’en appeler à l’annihilation du monde et
de l’humanité pour une « purification de l’être » soit présente chez Heidegger406, son mot
selon lequel « la pensée sur le mode des valeurs est […] le plus grand blasphème qui se puisse
contre l’Etre » (LH, 109) évoque davantage, mutatis mutandis, l’anti-manichéisme d’Irénée :
« dire que le monde est un produit de la chute et de l’ignorance, c’est le plus grand des
blasphèmes »407. En revanche, que le démoniaque appartienne à l’Etre même, cela évoque le
gnosticisme de Valentin, qui aurait situé « la dualité de la ténèbre (non-être) et de l’être au
suprasensible soit Dieu […] la loi morale, l’autorité de la raison, ou le progrès, le bonheur du plus grand nombre »
(Nietzsche II, 220; voir aussi l’interprétation de Schürmann, qui fait de chacune de ces « valeurs » (« depuis le
Bien platonicien jusqu’aux biens de consommation ») un « principe époqualement ultime », in Le principe
d’anarchie, notamment §12 (p.118-129) et p.109.).
402
Nietzsche II, 222‑24.
403
« Evening Conversation: In a Prisoner of War Camp in Russia, between a Younger and an Older Man », in
Country Path Conversations (1995; Indiana Univ. Press, 2010), 138‑40.
404
Natalie Depraz, « Le statut phénoménologique du monde dans la gnose : du dualisme à la non-dualité », Laval
théologique et philosophique 52, no 3 (1996): 641.
405
Barthélémy, « Sergio Canavero, l’homme qui veut greffer des têtes ».
406
Cf. supra, note 247 in section II.3.b.iv.
407
Irénée, Adversus haereses, II, 3, 2, cité in Depraz, « Le statut phénoménologique du monde dans la gnose »,
631, dont nous suivons la typologie de la gnose, à défaut de la suivre sur Heidegger.
465
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sein de la divinité elle-même »408. On reconnaît la « puissance » et le « sérieux » d’un
philosophe à ce qu’il « expérimente radicalement et immédiatement, dans l’être des étants, la
proximité du néant. Quelqu’un à qui cela est dénié demeure définitivement et sans espoir hors
de la philosophie409. » La quête de l’origine et de l’authenticité, qui marque le « premier
Heidegger », fait ainsi place à l’idée d’une origine toujours déjà « contaminée », « impure »,
au sens où le « démoniaque » appartient déjà à l’Etre, ou « ce qui sauve n’est pas l’à-côté du
péril » (KEH, 314-315), au sens, aussi, ou « la thèse d’une mutation de l’essence de la vérité
[…] n’est pas soutenable » et que donc le logos est dès son origine un « calcul », c’est-à-dire
une technique410.
Revenons au monde, et au nihilisme qui se déploierait en lui par la « machination »,
cette « technique déchaînée » qui ne paraît désormais être plus qu’une émanation du
« démoniaque » présent au sein de l’Etre lui-même. S’il faut s’abstenir d’évaluer le monde, la
technique, le nihilisme ou l’Etre, ce n’est pas seulement parce que « toute évaluation […] est
une subjectivation » (LH, 109), c’est aussi parce qu’Heidegger reprend le thème nietzschéen
de la nécessité de surmonter ou de traverser le nihilisme : il faut « courageusement faire face à
l’abîme » (BEIT, §8). Le salut proviendrait du nihilisme, de sa traversée, de son épreuve – et
donc de la technique, de la « machination » ou du Gestell. L’appel inhumain ou surhumain à
ne pas évaluer – à une pensée au-delà du sujet – retombe dans l’évaluation subjective,
Heidegger opérant alors, par sa théorie, un renversement de ses inclinations : ce qu’il
considère subjectivement comme « mal » (la technique), il l’appréhende par une pensée « audelà du bien et du mal » comme relevant de l’essence de l’Etre, et comme ouvrant la
possibilité du « salut » : en somme, Heidegger s’auto-convertit à la Modernité. L’ « espoir
apocalyptique » trouve ici sa motivation411. Il n’évalue négativement la technique qu’à
condition d’ajouter qu’il affirme ensuite qu’elle est un destin de l’Etre, par lequel lui-même se
révèle, offrant ainsi la possibilité du salut : l’évaluation négative se renverse alors en
évaluation positive. Penser qu’Heidegger critique la technique, c’est immobiliser sa pensée
plutôt que de l’évaluer dans le mouvement qui la constitue. Plutôt qu’aboutir à la suspension
impossible de toute évaluation, le nihilisme comme oscillateur sémantique conduit à les
adapter : pendant la guerre, Heidegger « regarde au-dehors vers cette humanité qui doit être
façonnée, dressée et marquée de l’empreinte de cette race »412 ; après-guerre, son
« cheminement » l’amènera à thématiser la « conversion » par le biais de la Gelassenheit.
Mais la conclusion demeure: il faut « éprouver l’histoire de l’Etre en tant que déchaînement
408
Commentaire de H. Jonas, La religion gnostique, chap. VIII (Flammarion, 1978), in Depraz, art. cit., p.634.
GA 94, 268-269 : Ponderings II–VI, 197, §209.
410
Cf. supra, conclusion de la section II.3.c.iii.
411
Cf. supra, section II.3.b.iv et note 249.
412
Supra, note 399.
409
466
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de l’Etre dans la machination, déchaînement que l’Etre lui-même détermine afin de rendre
essentielle sa vérité à l’homme »413.
II.3.d.iii Technique, extermination, mythologie
« La « hauteur » stylistique n’est pas une propriété accessoire du discours philosophique […]
Elle est aussi ce qui fait que certaines choses ne sont pas dites qui n’ont pas de place dans le
discours en forme ou qui ne peuvent pas trouver les porte-parole capables de leur donner la
forme conforme ; tandis que d’autres sont dites et entendues qui seraient autrement indicibles
et irrecevables414. »
Ces glissements sémantiques entre technique, métaphysique et nihilisme s’appuient sur
une philosophie de l’histoire caractérisée par le rôle donné à la « Métaphysique » en tant
qu’agent de cette histoire, dès lors restreinte à l’ « Occident »415. Pour justifier cette
équivalence inouïe entre métaphysique et nihilisme, Heidegger l’attribue à Nietzsche, qui
aurait soi-disant renversé l’hégélianisme: ce n’est pas le sens que la raison découvrirait dans
l’histoire, mais sa négation. Ainsi, Nietzsche « interprète métaphysiquement la marche de
l’Histoire occidentale, lorsqu’il la saisit comme avènement et déploiement du nihilisme »416.
Heidegger lie ainsi inextricablement métaphysique, histoire et Occident : tout découle de la
« Métaphysique »417, et notamment les sciences – dont il souligne « l’implication essentielle »
qui les relient à la Métaphysique418– ainsi que la technique, elle-même perçue comme force
métaphysique. Cette vision de l’histoire noue ensemble plusieurs thèses : le rôle essentiel de
la technique en tant que force métaphysique ; l’histoire de la métaphysique en tant qu’elle est
histoire de l’Occident et « oubli de l’Etre » ; l’idée, ou l’espoir, d’un « recommencement »,
non pas d’un retour en arrière ni même d’un retour à l’origine, mais plutôt une sorte de retour
de l’origine – il n’y a pas de « retour au mythique », dit aussi Jünger, mais celui-ci est
« rencontré à nouveau […] en présence du danger extrême »419.
Si Nietzsche, en particulier, et la Première guerre mondiale avaient déjà conduit à
mettre en cause l’idée d’un progrès inexorable et la philosophie hégélienne de l’histoire,
Auschwitz radicalise cette approche. Outre le sens de l’histoire, c’est aussi le statut de la
technique et de la Modernité qui s’en trouve modifié. Il ne s’agit plus, comme le faisait le
futurisme avant 1914, ou Jünger dans Orages d’acier ou Le Travailleur, de célébrer celle-ci.
La barbarie de la Grande guerre avait certes été dénoncée, de Freud à Barbusse en passant par
413
Heidegger, Nietzsche II, 203.
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 119.
415
Lorsque Schürmann prend pour exemple l’empire inca (cf. supra, note 298 in section II.3.c.iii), on peut y voir
soit la critique implicite de cet ethnocentrisme, soit la volonté de le passer sous silence.
416
« Le mot de Nietzsche : « Dieu est mort » », in Chemins qui ne mènent nulle part (1943; Gallimard, 1962),
254. Cf. aussi Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 182‑84.
417
La majuscule est d’Heidegger.
418
« Le mot de Nietzsche... »
419
Ernst Jünger, Traité du rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisations (Christian Bourgois, 1981),
chap. XVII. Cf. infra, section II.4.c.iv, note 660.
414
467
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Alain qui rappelle que « le sacrifice n'est point libre ; que l'arrière pique l'avant de ses
baïonnettes, comme au temps de l'inhumain Frédéric »420. Mais précisément, Alain pouvait
comparer la « boucherie » de 1914-18 au modèle disciplinaire mis en œuvre par Frédéric le
Grand ou, avant lui, par M. de Nassau, inventeur des « armées mécaniques » (clockwork
armies)421 : après Auschwitz, cette comparaison n’est plus possible. La Seconde Guerre n’est
pas seulement l’exemple d’une « guerre industrielle » ou « totale » ou l’illustration du pouvoir
grandissant de la technique : elle diffère des guerres précédentes par la finalité poursuivie par
l’Axe, à savoir l’objectif de mise en esclavage et d’extermination. En constituant ainsi une
rupture dans l’histoire de la guerre, l’histoire du nazisme constitue le réquisit nécessaire d’une
philosophie de la technique, bien que celle-ci soit souvent tentée de l’éluder en renvoyant
l’examen du « mal radical » à la philosophie morale. Or, par un effet étrange de l’histoire de
la philosophie, ceux qui ont essayé de penser ensemble la technique et le mal, liés dans la
métonymie d’Auschwitz, l’ont fait dans le cadre de la philosophie allemande, donc en se
positionnant par rapport à Heidegger. Or, si son nationalisme philosophique a été soumis à la
critique, sa conception de la technique et de l’histoire est restée largement à l’abri – au point
qu’on a essayé de « penser Auschwitz » en l’utilisant. Interroger, au XXIe siècle, le statut de
la technique dans la philosophie, c’est donc interroger la philosophie de l’histoire
d’Heidegger. Voici ce qu’il écrit dans un texte célèbre :
« Chaque fois qu’un art advient, c’est-à-dire qu’initial il y a, alors a lieu dans l’Histoire un
choc : l’Histoire commence ou reprend à nouveau. Histoire, cela ne signifie point ici le
déroulement de faits dans le temps – faits qui, malgré l’importance qu’ils peuvent avoir, ne
restent toujours que des incidents quelconques. L’Histoire, c’est l’éveil d’un peuple à ce qu’il
lui est donné d’accomplir, comme insertion de ce peuple dans son propre héritage 422. »
La dimension eschatologique et nationaliste du propos – que l’on qualifiera de
palingénésie (littéralement : « nouvelle naissance ») – n’est dissociable ni de l’idée
heideggérienne de conversion423, ni de la relativisation de l’histoire que ce discours
mythologique suscite et justifie. Considérer, en 1935, la Première guerre mondiale comme un
« fait » qui, « malgré l’importance » qu’il peut avoir, demeure un « incident quelconque »,
c’est grave. Avec Auschwitz, cela prend un nouvel aspect. Or, non seulement Heidegger
affirmera que la Seconde guerre mondiale n’a rien changé d’ « essentiel », mais il avait déjà
formulé cette pensée entre 1938 et 1939, en écrivant que même une guerre « plus horrible et
destructrice » que celle de 1914 ne pourrait rien changer d’essentiel : seul une sorte de grâce
420
Alain, Mars ou la guerre jugée (Gallimard, 1936), 223; Henri Barbusse, « Dans l’enfer du vrai », Cahiers du
bolchévisme, no 53 (15 juillet 1926): 1485‑87.
421
Michel Foucault, Surveiller et punir (Gallimard, 1975); Manuel de Landa, War in the Age of Intelligent
Machines, Swerve Eds (Zone Books, 1992).
422
« L’origine de l’œuvre d’art », 87 ; nous soulignons.
423
Sur la palingénésie et la conversion heideggérienne, cf. infra, section II.4.c.iv.
468
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
émanant de l’Etre pourrait le faire424. Ce qui est en jeu – outre la conception « historiale » et
l’incapacité d’Heidegger de prendre acte de l’événement inouï incarné par la Seconde guerre
– c’est sa conception de la technique. Sa comparaison entre l’agro-industrie, la « production
de cadavres dans des chambres à gaz et des camps d’extermination », le blocus de Berlin et la
bombe H, est, selon Levinas, « au-delà de tout commentaire »425. Son analyse est pourtant
indispensable : cette comparaison n’est pas un hapax, mais le résultat de sa conception de
l’histoire et de la technique.
Celle-ci donne au nihilisme, à la technique ou à la métaphysique – l’échange des termes
est permanent – un rôle moteur. Ce terme fluctuant de nihilisme est utilisé par les
heideggériens – et au-delà, par Jonas par exemple426 – en tant qu’explication historique : cette
philosophie de l’histoire ne redouble pas l’interprétation historiographique mais prétend s’y
substituer. Dans son interprétation d’Antigone (IM, 161-162), Heidegger récuse l’idée que « le
chœur raconterait l’évolution de l’humanité, depuis le chasseur sauvage […] jusqu’au
bâtisseur de cités » : selon lui, cette conception s’appuie sur l’idée selon laquelle « le
commencement de l’histoire [serait] constitué par ce qui est primitif et arriéré, maladroit et
faible », alors que « le commencement est ce qu’il y a de plus inquiétant de plus violent. Ce
qui vient ensuite n’est pas un développement du commencement, mais celui-ci s’affadit en
s’étendant ». Or « l’authenticité et la grandeur de la connaissance historique » réside « dans la
compréhension du caractère mystérieux de ce commencement ». Heidegger conclut :
« La connaissance de l’histoire à ses origines ne consiste pas à déterrer le primitif et à
rassembler des ossements. Elle n’est pas une science de la nature totalement ni même à
moitié ; si elle est quelque chose, c’est une mythologie » (IM, 162).
La « vérité interne et la grandeur » du nazisme se trouve dans le rapport qu’il élabore
entre l’homme et la technique (IM, 202)427 ; « l’authenticité et la grandeur de la connaissance
historique » se trouve dans la « mythologie » (IM, 162). L’analogie n’est pas fortuite, d’autant
424
GA, 95, 76-82, §75 sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 58-62). Il le répète dans son séminaire sur Héraclite
de 1943-44 : « même deux guerres mondiales n’ont pas été capables d’arracher l’homme historique au pur
affairement parmi les étants et de le placer devant l’être même » (GA 55, p.84, cité in Schürmann, op.cit., 188.).
425
« Du dispositif » (Das Gestell, DISP), conférence de Brême (Bremen and Freiburg Lectures: Insight Into That
Which Is and Basic Principles of Thinking (Indiana Univ. Press, 2012), 27.) Cette comparaison avait été citée par
Wolfgang Schirmacher, Technik und Gelassenheit (Freiburg, 1984), avant la publication de la conférence dans
GA, 79 (1994). Cf. E. Levinas, « As if consenting to horror », Critical Inquiry 15, no 2 (1989): 485–488; M.
Blanchot, « Thinking the Apocalypse: A Letter from Maurice Blanchot to Catherine David », Critical Inquiry 15,
no 2 (1989): 475‑80; Ph. Lacoue-Labarthe, « Neither an Accident nor a Mistake », Critical inquiry 15, no 2
(1989): 481–484; Wolin, « Heidegger et le nazisme »; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 660 sq.
426
Supra, note 377, section II.3.d.i.
427
Sur cette phrase célèbre – qu’Heidegger tenta laborieusement de justifier in ES – et l’introduction postérieure
de la parenthèse qui suit à propos du rapport de l’homme à la technique, voir Wolin, The Heidegger Controversy,
187 sq. ; l’introduction in Heidegger, Introduction to Metaphysics; Habermas, « Work and Weltanschauung »,
446, 452, qui rappelle qu’O. Pöggeler constata en 1983 la disparition des archives Heidegger de la page du
manuscrit où figurait cette phrase... Nous avouons ne pas comprendre la polémique, car nous ne voyons pas en
quoi la parenthèse atténuerait l’apologie faite du nazisme. Elle indique au contraire que le nazisme répond à ce
qu’Heidegger considère comme le problème fondamental de l’existence aujourd’hui !
469
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
plus lorsqu’on prend en compte l’importance du mythe pour le fascisme. La philosophie
heideggérienne de l’histoire est une mythologie, qui prétend se substituer à l’historiographie
mais qui porte en elle-même de nombreux jugements historiographiques, par le fait même
d’éclipser les faits historiques, les acteurs réels, les causes déterminables. Dans cette
mythologie, le « nihilisme » est à la fois l’agent de l’histoire qui se substitue aux agents réels
et une propriété qui qualifie des régimes, des idéologies, des conceptions voire des individus ;
c’est aussi ce qui qualifie la technique comme force métaphysique qui conduit le
développement réel, économique, des techniques, et qui permettra ainsi d’ « expliquer »
l’Holocauste.
Citons quelques-uns de ces énoncés mythologiques, qui, pour différents qu’ils soient, se
rejoignent tous dans une interprétation qui n’est pas « a-historique », mais anti-historique.
Dans un commentaire philosophique du discours du rectorat428, un professeur de l’université
du Texas écrit qu’en 1933, « le peuple allemand se débat pour relever le défi du nihilisme si
bien résumé par le mot de Nietzsche », « Dieu est mort », et « Heidegger s’efforce de prendre
à bras le corps » ce « défi » – effort qui passe par l’appel à l’extermination du cours de 193334, ce qu’il omet de dire429. L’ensemble des événements pouvant expliquer 1933 est ainsi
éclipsé par la proposition « Dieu est mort ». Les choses se corsent lorsqu’il s’agit d’interpréter
le génocide. Une professeure émérite de la Sorbonne affirme que « par rapport à ce
mouvement de fond, qui est celui de la dévastation et de l'exploitation du monde, l'idéologie
et la conception du monde [...] propres au nazisme apparaissent comme des
épiphénomènes »430. Une professeure de Berkeley déclare que les « racines de l’Holocauste »
sont à trouver dans la manière « déracinée et calculante » par laquelle « nous tous, dans
l’Occident », « rencontrons le monde »431. Pour Sloterdijk, la « catastrophe du temps présent »
(la guerre et le génocide) est le résultat de l’humanisme, et c’est donc celui-ci (et pas le
nazisme) « qui constitue le problème »432.
Selon J.-L. Nancy, il faut « prendre en compte » et « retravailler » la proposition selon
laquelle « l'horreur des camps est le comble destinal de la technique »433. Même en supposant
qu’il ne s’agisse pas d’un « développement organique et orienté », il est « difficile de nier
428
Bambach, « Le Discours de rectorat de Heidegger », 176.
Supra, section II.3.b.i, note 175.
430
Dastur, Heidegger, 212. Le parallèle invoqué par P. Aubenque (in « Encore Heidegger et le nazisme ») avec le
marxisme, qui aurait aussi vu dans le nazisme un « épiphénomène », celui du capitalisme, n’est pas acceptable,
puisque le marxisme considère au contraire le nazisme comme moment culminant du procès capitaliste. Du reste,
les interprétations marxistes sont plus variées que cela, à commencer par celle de F. Neumann (Le Béhémoth) qui
soulignait la contradiction entre la rationalité capitaliste et le « caractère magique » de la propagande nazie. Sur
les interprétations marxistes du nazisme, cf. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?
431
Weston, « Thinking the Oblivion of Thinking… », 283.
432
Sloterdijk, Règles pour le parc humain, 22.
433
Nancy, Banalité de Heidegger, p.61.
429
470
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’enchaînement qui va d’Athènes et Rome à [...] Auschwitz, Hiroshima, etc. »434 D’une part il
attribue à Heidegger la paternité « évidente » de cette proposition. Outre que ce dernier n’a
jamais parlé d’« horreur des camps », il n’a surtout jamais identifié le Gestell au « mal
radical ». La « désolation » ne désigne pas les destructions de la guerre (Heidegger
euphémise) ni celle de la planète. Elle atteint « son extrême là où elle s’installe dans
l’apparence d’un état sûr du monde », dans les « pays qui n’ont pas été touchés par la
guerre », où l’on cherche à établir le « bien-être uniforme de tous les travailleurs », écrit-il en
1945435. Le « comble destinal de la technique », pour Heidegger, c’est le welfare-state et
l’égalité sociale. Peut-on croire que Nancy ignore cela ? Faut-il alors supposer qu’il élabore
un mensonge philosophique pour le « bien de l’humanité », comme Platon construisait des
mythes ? En faisant dire à Heidegger le contraire de ce qu’il dit, Nancy réussira-t-il à lutter
contre ce qu’il considère comme le mal radical de notre époque : la technique ? En présentant
cette continuité aberrante comme une évidence, il renverse la charge de la preuve : ce serait à
nous, plutôt qu’à lui, de prouver que l’idéalisme platonicien n’aboutit pas nécessairement à la
chambre à gaz. Ce serait aussi à nous de montrer que de ce que Hegel affirme que « l’unique
intention de la contemplation philosophique est l’élimination de l’accidentel »436 il ne découle
pas que la métaphysique dirige l’histoire ni que le rêve cybernétique de contrôle ne soit la
conséquence nécessaire d’Hegel et de Platon. En dépit de son refus déclaré de la téléologie,
l’idéalisme heideggérien de Nancy réduit l’histoire à un destin dirigé par la théorie. Il nie
l’accidentel et « l’élément humain », le « démon augustinien » de Wiener. Ce faisant, il
renforce involontairement ce qu’il dénonce, à savoir cet enchaînement qui conduit
l’abstraction à vouloir de plus en plus contrôler le réel. En voulant « sauver » Heidegger, faitil autre chose que les « spécialistes de la résolution des problèmes » dont parlait Arendt ?
Affirmer que l’extermination serait le « comble » de la technique (J.-L. Nancy), c’est le
contraire que de dire que le nazisme est un « épiphénomène » (F. Dastur) – ce qui signifie que
le nazisme et Auschwitz seraient un « symptôme accessoire qui se surajoute aux symptômes
essentiels » ou/et un « phénomène accessoire qui accompagne le phénomène essentiel sans
être pour rien dans son apparition ou son développement »437. Si nous rassemblons ces
énoncés hétérogènes, c’est parce que tous lient ensemble la technique et la mythologie
heideggérienne. On s’est interrogé sur la possibilité de comprendre le génocide et
l’extermination de ceux que les nazis désignèrent comme « Juifs », « tziganes »,
« homosexuels », « Arabes »438, etc., dans les termes d’une histoire de l’Etre qui errerait, et
434
Ibid., 61.
GA 77, 213-216 (« Evening Conversation: In a Prisoner of War Camp... », 136‑39).
436
Hegel, Die Philosophische Weltgeschichte. Entwurf von 1830, cité in Arendt, « Du mensonge... », 16.
437
Grand Robert de la langue française et Vocabulaire d’A. Lalande.
438
Blaise Gauquelin, « La liste noire de Mauthausen », Le Monde.fr, 6 avril 2017.
435
471
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sur ce que cela implique sur le plan moral de la responsabilité 439. Un petit nombre de
commentateurs a souligné le caractère halluciné de cette histoire440. Il faut aller au-delà : outre
les philosophes, cette mythologie concerne directement les juristes, la liberté d’expression et
la responsabilité de la théorie.
E. Faye, qui rappelle au passage les liens entre J. Beaufret et R. Faurisson, a forgé la
notion de « négationnisme ontologique » pour commenter un extrait glaçant du « Danger »441,
au côté duquel l’assimilation de la « juiverie mondiale » et du « calcul » effectuée dans les
Cahiers noirs paraît presque « ordinaire »442. Dès 1948, Marcuse reçu une lettre d’Heidegger
qui prétendait que les Etats-Unis avaient, comme le nazisme, perverti les idéaux de
« l’esprit », de la liberté et de la vérité. Il lui répondit qu’il se tenait en dehors du domaine de
la « conversation entre hommes – en dehors du Logos »443. D’autres auteurs ont depuis
soutenu que la langue heideggérienne était devenue une « machine à faire du prononcé
révisionniste »444. En fait, elle l’a toujours été, mais le sens de ce révisionnisme a
dramatiquement changé après Auschwitz et la publication par M. Bardèche de Nuremberg ou
la terre promise (1948). Dès S&Z (§76), Heidegger revendiquait la possibilité pour
439
Habermas, « On the Publication of the Lectures... »; Cohen-Halimi et Cohen, Le cas Trawny. Voir aussi Sartre,
qui pose tout à la fois l’hypothèse, en 1946, « qu’une politique “existentielle” est aux antipodes du nazisme » et
qui affirme, dans la Critique de la raison dialectique : « Toute philosophie qui subordonne l’humain à l’Autre que
l’homme […] a pour fondement et pour conséquence la haine de l’humain. » (cité in Editorial, « Heidegger aux
Temps modernes », Les Temps Modernes, no 650 (2008): 1‑3.). Cf. enfin les considérations d’Arendt sur la
« culpabilité » chez Heidegger in La vie de l’esprit , chap. XV.
440
Cf. néanmoins Habermas, « Work and Weltanschauung »; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme...;
Cohen-Halimi et Cohen, Le cas Trawny.
441
« Des centaines de milliers meurent [sterben] en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués [They are put
down ; Sterben sie? Sie kommen um. Sie werden umgelegt.]. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces de réserve
[Bestandstücke] d’un stock [Bestandes] de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés [liquidiert]
discrètement dans des camps d’extermination. Et sans cela – des millions périssent [Verenden] aujourd’hui de
faim en Chine » (in « Le Danger », GA, 79 (1994), p. 55-56 ; trad. in Bremen and Freiburg Lectures, 53. Voir
trad. et commentaires in Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme..., 663 sq.; Salanskis, Heidegger, le mal et la
science, 25‑29). Outre l’usage de la notion de Bestand, qui est la contre-partie du Gestell, il faut souligner, en
raison des accusations qui ont été lancées contre E. Faye (notamment par A. Finkielkraut qui l’a qualifié
d’ « éradicateur » sur France culture en août 2005), que ce passage n’a rien à voir avec la « littérature des
camps » qui dénonce la déshumanisation dans les camps d’extermination. D’abord, il implique des concepts
heideggériens ; ensuite, il s’abstient de nommer les victimes – dont le chiffre est minoré –, réinvestissant ainsi le
thème du « On » de l’existence « inauthentique », reformulé par la métaphore des « pièces de réserve »
(Bestandstücke). De plus, il compare l’extermination à la famine en Chine, ce que P. Levi ou R. Antelme ne font
pas. Enfin, Heidegger distingue entre les hommes qui « meurent » et les animaux qui « périssent » (cf. par ex.
CH, 212), ce qui donne à ce passage une signification radicalement autre que les propos cités infra de l’historien
H. Feingold comparant Auschwitz au système industriel.
442
De la même façon, pourrait-on dire, que les pamphlets de Céline font « apparaître comme modérés les écrits
antisémites de Bernanos […], de Drieu la Rochelle ou de Brasillach parus dans les années 1930 » (Pierre-André
Taguieff, « Un racisme hitlérien », L’Histoire, novembre 2018).
443
Marcuse répond aux propos suivants : « Aux accusations d’une validité douteuse [Heidegger s’intéresse
maintenant à l’ « exactitude » ? ] que tu exprimes « concernant un régime qui a assassiné des millions de Juifs,
qui a fait de la terreur un phénomène quotidien, et qui a transformé tout ce qui se rapporte aux idées d’esprit, de
liberté et de vérité en son contraire sanglant », je peux seulement ajouter que si à la place de « Juifs » tu avais
écrit « Allemands de l’Est », alors cela vaut pour l’un des Alliés », etc. (cf. Herbert Marcuse et Douglas Kellner,
Technology, War and Fascism: Collected Papers of Herbert Marcuse, Volume 1 (Routledge, 1998), 265‑67.
Cette lettre a été évoquée par Habermas in « Work and Weltanschauung ».).
444
Faye et Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme, 205.
472
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« l’enquête historique authentique » d’entrer en contradiction avec l’enquête historique
« factice ». Il ne revendiquait pas seulement le droit d’interpréter l’histoire (Hegel), mais de la
contredire. On est loin de la naïveté « infantile » dénoncée par Habermas445 ou de l’idée
saugrenue que la philosophie pourrait s’abstenir de « tenir compte des transformations que
l’ « histoire » peut observer chez les différents peuples et sur les différents continents » (DM,
92-93) – quoiqu’ici aussi, les guillemets sur l’histoire montrent qu’il ne s’agit pas d’une
revendication a-historique mais anti-historique.
On ne peut qu’esquisser, ici, ce que demanderait une analyse juridico-philosophique des
implications d’un tel discours qui porte sur la technique, l’histoire et la Shoah. Se donnant
chez Heidegger sous la forme d’une mythologie ouvertement révisionniste, ce discours n’a
rien à voir avec la relativisation de la chute de Rome opérée par Augustin, qui considérait que
la seule césure importante était celle opérée par le Christ446, ni avec la dialectique hégélienne
de l’histoire, accusée de façon contestable d’être une théodicée qui relativiserait le mal. Une
telle analyse exigerait d’interroger la notion de coupure épistémologique, qui permet à
certains de tracer une frontière entre la science (ici l’histoire) et l’idéologie (le révisionnisme
et le négationnisme)447. Il faudrait élaborer la notion bourdieusienne de « censure structurale »
pour analyser le champ philosophique, qui détermine tant ce qui ne peut pas être dit que ce
qui peut être dit, alors que cela serait indicible et irrecevable dans un autre discours, par
exemple historien448. Il faudrait se demander s’il existe un monopole de l’interprétation
légitime, qui permettrait à la philosophie de s’exempter des règles du discours légalement
autorisé, et s’interroger sur la façon dont les philosophes ont historiquement répondu à la
censure ou aux accusations d’impiété. Il faudrait s’interroger sur le cryptage, le codage et la
dénégation inhérents au discours négationniste et antisémite – codage qui, chez Brasillach par
exemple, est un pseudo-cryptage qui permet de dire ouvertement ce que l’on veut dire tout en
hurlant à la censure449. Il faudrait s’interroger sur les réactions de l’académie et de l’édition,
en rappelant que R. Faurisson ne fut jamais déchu de son grade de professeur tandis que S.
445
« L’horizon préscientifique de l’expérience se montre infantile dès lors qu’on veut y faire entrer de façon naïve
le mode sur lequel nous vivons notre rapport aux produits d’une rationalité exacerbée » (Habermas, « Progrès
technique et monde vécu social », in La technique et la science comme « idéologie » (Gallimard, 1973), 87.).
Habermas parle aussi d’un « appel naïf, quoique prétentieux, aux « diagnostics du présent » présentés ad hoc »
(« Work and Weltanschauung », 434.).
446
Cf. par ex. les analyses d’Arendt in « Le concept d’histoire » (La crise de la culture, 88‑92.).
447
On ne peut pas prendre les propos de V. Igounet sur l’opposition entre idéologie et science au pied de la lettre
(« Le négationniste Robert Faurisson est mort », L’Histoire.fr, 22 octobre 2018.).
448
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 119.
449
En 1939, R. Brasillach propose dans Je suis partout de remplacer « antisémitisme » en « antisimietisme » et le
mot « juif » par celui de « singe » : « Quel tribunal, en effet, oserait nous condamner si nous dénoncions
l’envahissement de Paris et de la France par les singes ? » Cette « précaution » est parfaitement inutile puisque le
décret Marchandeau, comme le rappelle M. Troper, ne réprimait que les attaques ad hominem et non les discours
racistes généraux : elle constitue ainsi une surenchère ouverte et explicite dans le discours antisémite (cf. Michel
Winock, « Comment l’antisémitisme est devenu un “crime” », L’Histoire, novembre 2018, 33 ; Michel Troper,
« La loi Gayssot et la constitution », Annales HSS 54, no 6 (1999): 1252.).
473
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Thion fut révoqué en 2000 du CNRS. Il faudrait rappeler que le fait de « minorer ou banaliser
de façon outrancière » un crime contre l’humanité est condamnable en France450, de même
que la provocation ou l’apologie d’un acte terroriste : quel est le statut juridique de discours
qui tendraient à faire de tels ou tels crimes contre l’humanité un « épiphénomène », ou qui
appelleraient les scientifiques « à se crever les yeux », alors même qu’il existe, y compris en
France, un néo-luddisme terroriste de faible intensité451 ? Un débat commence à avoir lieu à
propos de la « métapolitique » en musique, certains groupes de « néo-folk » ou de musique
« martiale-industrielle » propageant un message néofasciste tout en revendiquant une attitude
apolitique (ce qui n’a pas empêché les autorités françaises et allemandes d’interdire tel
concert du groupe Death in June)452. Il paraît nécessaire d’avoir un tel débat juridicophilosophique, ne serait-ce que pour la sécurité juridique des éditeurs. Même s’il faut insister
sur l’hétérogénéité des énoncés suscités et le caractère variable de l’intention des auteurs –
élément fondamental du droit pénal –, ou sur le fait que la philosophie heideggérienne ne se
réduise pas à cet aspect, il n’est pas inimaginable que le Conseil constitutionnel reprenne un
jour la formule suivante, en remplaçant « historiques » par « philosophiques » : « Considérant
[…] que seule la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes
est prohibée ; que les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet d'interdire les
débats historiques »453. Ce débat est philosophique, juridique et politique : la bêtise
individuelle et les discours intolérables sont sévèrement et parfois massivement réprimés ; en
revanche, les théoriciens – de « bons citoyens » qui « ont bénéficié d’une excellente
éducation », remarque Arendt454, et qui par conséquent connaissent les limites du discours
acceptable – bénéficient d’une quasi-irresponsabilité de droit. D’où viennent pourtant les
discours qui contaminent la société ? Comment penser ce paradoxe juridico-politique qui
aboutit à tolérer l’appel à ce que les scientifiques se « [crèvent] les yeux », émanant qui plus
450
Art. 24 bis de la loi de 1881 sur la presse – qui s’applique, en l’espèce, à tout discours public (y compris, donc,
académique) – et qui a été introduit par l’art. 173 de la loi n°2017-86 (partiellement censuré par la décision du
Conseil constitutionnel n°2016-745). Si la loi n’évoque le fait de « minorer ou banaliser de façon outrancière »
que pour des crimes qui ne relèvent pas du tribunal de Nuremberg, la décision du Conseil n°2015-512 QPC avait
interprété le verbe « contesté » utilisé dans l’al. 1 (qui porte sur le nazisme) comme impliquant « la négation,
implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes ». Cf. aussi Troper, art. cit.
451
Quintin, « La menace des biotechnologies ». Outre les attentats d’ « Unabomber », cf. par exemple Anonyme,
« Identifican al grupo “ITS” como autor del atentado en el Tec de Monterrey », Excélsior, 9 août 2011; Gerardo
Herrera Corral, « Stand up against the Anti-Technology Terrorists », Nature News 476, no 7361 (22 août 2011):
373‑373; Anonyme, « Individualidades Tendiendo a lo Salvaje atacan en México » (communiqué du groupe);
« L’incendie de la Casemate revendiqué », Le Monde, 29 novembre 2017; Anonyme, « Grenoble technopole
apaisée ? », Indymedia Nantes, 26 novembre 2017 (communiqué). Sur le délit d’apologie du terrorisme, voir le
commentaire du Conseil constitutionnel de sa décision n° 2018-706 QPC.
452
On analysera les rapports d’Heidegger à la « métapolitique » infra, section II.4.c.iv. Sur ces groupes, cf. Anton
Shekhovtsov, « Apoliteic music: Neo-Folk, Martial Industrial and ‘metapolitical fascism’ », Patterns of Prejudice
43, no 5 (décembre 2009): 431‑57.
453
Conseil constitutionnel, Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, considérant n°8.
454
Arendt, « La désobéissance... », 67.
474
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
est du titulaire d’une chaire en éthique ? Ne serait-ce pas le résultat d’un paradoxe du
libéralisme qui aboutit, chez Rawls, a dissocié les « doctrines » des individus et ainsi à faire
des « idéologies » de simples discours déliés de la réalité sociale ? Cela n’aboutit-il pas, in
fine, à réprimer les classes populaires (voire la « culture populaire ») et à exonérer les
théoriciens qui fabriquent les idéologies ? Ne serait-ce pas paradoxalement l’ « humanisme »
libéral qui aboutit à exonérer de toute responsabilité le sujet qui théorise ?
II.3.d.iv L’Holocauste et le progrès, ou Sade et les techniques
Ce débat concerne directement le rôle de la technique dans l’Holocauste – comme le
montrent, entre autres, les extraits terribles des conférences de Brême 455. Il rejoint
l’environnement, puisque la crise environnementale est aujourd’hui l’argument principal pour
affirmer que la technique ne saurait être que nuisible – selon l’idée que c’est « elle » qui nous
aurait menée là où nous en sommes, et que « donc » nous ne devrions plus lui faire
confiance456 ; cette hypostase de la technique n’est pas compréhensible sans la philosophie de
l’histoire sur laquelle elle s’adosse.
Le négationnisme (et le conspirationnisme) met systématiquement la focale sur ce rôle
de la technique : il nie d’une part l’existence des chambres à gaz, ou leur usage, et met en
cause, d’autre part, leur signification historique, conduisant ainsi à nier l’importance du
génocide457 –ce que fait aussi Heidegger en s’appuyant sur sa mythologie de l’histoire. Ce
débat sur le rôle de la technique dans la Shoah est pourtant nécessaire, à condition de
s’émanciper de la mythologie heideggérienne. Plutôt que de faire d’Auschwitz
l’épiphénomène d’un processus « destinal », conservons cette métonymie comme « point de
référence cardinal [...] de l’histoire moderne »458. Certes, la singularité de la Shoah est
débattue – quoique ce débat lui-même indique une forme de singularité du génocide. Nous le
traiterons ici uniquement en ce qu’il met en jeu la technique – et non l’antisémitisme, le statut
des « tziganes » ou de l’homosexualité, et ce bien qu’on ait pu considérer que la spécificité de
l’antisémitisme nazi reposait entre autres sur son « extrême modernité » (Klemperer459). Nous
455
Cf. supra, extraits cités dans les notes 425 et 441.
Cf. par ex. Katz, « Le grand mensonge... », 352.
457
Outre Faurisson, ces deux axes sont illustrés par L. Darquier de Pellepoix (« on a gazé que des poux »,
L’Express, 28 oct. 1978, ce qui renvoie à M. Bardèche, Nuremberg ou la terre promise, 1948) ou J.-F. Jalkh
(selon qui il aurait été « techniquement » impossible d’utiliser le Zyklon B à des fins d’extermination) d’un côté,
et J.-M. Le Pen de l’autre (le « détail de l’histoire »). Cf. Ariane Chemin, « Le jour où “Le Monde” a publié la
tribune de Faurisson », Le Monde.fr, 20 août 2012; Madeleine Meteyer, « Propos négationnistes : la polémique
enfle autour du président par intérim du FN », Le Figaro, 27 avril 2017.
458
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, 424.
459
Pour Klemperer, l’antisémitisme nazi revêt trois particularités ou « innovation [qui] sont reliées les unes avec
les autres » : son caractère racial, son anachronisme et sa modernité : « la deuxième particularité de cet
antisémitisme, outre son anachronisme monstrueux, réside dans le fait que cet anachronisme ne revêt nullement
une apparence du passé, au contraire, il apparaît d’une extrême modernité, non comme une émeute populaire […]
mais comme une perfection en matière d’organisation et de technique » (LTI..., 179‑80, chap. XXI.). Nous
excluons donc tous les débats relatifs à la spécificité de l’antisémitisme, à la possibilité de distinguer plusieurs
456
475
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
excluons aussi l’eugénisme, bien que celui-ci soit central dans l’analyse des rapports entre
technique, culture et civilisation, si bien que la « question de la technique » est toujours aussi
un questionnement, outre du nazisme, du colonialisme et du handicap460. Le génocide nazi se
singularise-t-il par son usage de la technique ? Si cette proposition a été largement défendue
(Klemperer, J.-L. Nancy, etc.), elle est aussi ce qui soutient, paradoxalement, les thèses
révisionnistes d’E. Nolte. Celui-ci retourne en effet l’argument en affirmant que la « seule
originalité [d’Auschwitz résiderait] dans les techniques employées »461 – ce qui soulève bien
d’autres problèmes que ceux évoqués par Nolte, que l’on examinera plus tard462. On opposera
à deux objections à l’idée d’une spécificité du génocide par son usage de la technique.
D’abord, le génocide a aussi eu lieu sur le front de l’Est, avec des fusils, à Varsovie,
avec la famine, même si « celui qui, aujourd’hui, évoque l’extermination des Juifs pense
d’abord aux chambres à gaz d’Auschwitz »463. Plus généralement, et en dépit du mythe d’un
« génocide à la machette », le Rwanda a montré que l’organisation bureaucratique
perfectionnée n’est pas indispensable à l’extermination. Plus précisément, ce génocide semble
appuyer la thèse de la « désublimation répressive » : les machettes ont été importées en masse
par l’Etat, qui aurait « organisé la sauvagerie » en utilisant majoritairement les armes à feu
pour tuer les jeunes hommes et « rentabiliser » les meurtres de masse, et laissant les « civils »
opérer à la machette pour le reste des cas464. Affirmer que l’extermination, ou qu’Auschwitz,
révèlerait la vérité de la technique, conduit à minorer ou ignorer les procédés « moins
élaborés » qui ont été utilisés et à exclure des problèmes centraux qu’une philosophie de la
génocides ou politicides (Holocauste, Porajmos, etc.), à l’exclusion des « gitans », qui conduit Husserl à
reprendre les clichés xénophobes sur leur prétendu « nomadisme » et extériorité à l’Europe (in « La crise de
l’humanité européenne et la philosophie », 352. ; cf. aussi infra, notes 138 et 139, section II.3.a.i), etc.
460
L’eugénisme fut pratiqué aux Etats-Unis, en URSS, au Canada, au Pérou sous Fujimori, en Suède entre 1935
et 1976. Cf. Marie-Laure Colson, « Suède: L’eugénisme des sociaux-démocrates. », Libération.fr, 26 août 1997;
Françoise Barthélémy, « Stérilisations forcées des Indiennes du Pérou », Le Monde diplomatique, mai 2004; Mark
B. Adams, Garland E. Allen et Sheila Faith Weiss, « Human Heredity and Politics: A Comparative Institutional
Study of the Eugenics Record Office at Cold Spring Harbor (United States), the Kaiser Wilhelm Institute for
Anthropology, Human Heredity, and Eugenics (Germany), and the Maxim Gorky Medical Genetics Institute
(USSR) », Osiris 20 (2005): 232‑62; Carlos Gastélum, « Las escuelas residenciales para aborígenes desde una
perspectiva sociológica », Revista Mexicana de Estudios Canadienses (nueva época), no 11 (2006): 87‑100.
461
Ces citations ne sont pas de Nolte mais de Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, 368‑70, chap. X. Cf.
cependant p.376, où Nolte affirme la spécificité du génocide tout en en faisant « l’image en miroir de la complète
annihilation d’une classe mondiale visée par le bolchevisme » - ce qui aboutit à faire d’un génocide réel l’image
de ce que Nolte conçoit comme un politicide intentionnel – mais qui n’a pas eu lieu. L’original devient la copie
d’un original qui n’a jamais eu lieu…
462
Cf. infra, section III.2.c.iii sur le « paradigme d’extermination ».
463
Klemperer, LTI..., 179, chap. XXI.
464
La « désublimation répressive » consiste, selon l’école de Francfort et Marcuse, à « libérer » les pulsions tout
en les soumettant au « principe de réalité », c’est-à-dire aux finalités imposées par l’organisation politique. Selon
Le Monde, le journaliste D. Servenay et Ch. Ayad, 35% des meurtres auraient été commis à la machette.
L’importation de machettes commence à être bien documentée. En 2006, Ph. Verwimp montrait déjà l’usage
« rationnel » des machettes ( Ayad, Ch. « La France a formé les troupes d’élite rwandaises en sachant qu’elles
avaient déjà participé à des massacres de Tutsi ». Le Monde.fr, 15-03-18 ; Servenay, D. « Les secrets de la France
au Rwanda : les ambiguïtés de l’opération « Turquoise » », ibid.; Verwimp, Ph.. « Machetes and Firearms: The
Organization of Massacres in Rwanda ». Journal of Peace Research 43, no 1 (1 jan. 2006): 5-22).
476
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique ne peut ignorer, tels que l’ambivalence des techniques et leur indétermination 465.
L’histoire des crimes contre l’humanité est aussi une histoire sordide des techniques, qui se
manifeste surtout par le ré-emploi de techniques pré-existantes : le rapprochement avec Sade
effectué dans DR se justifierait aussi sur ce plan466. Citons l’utilisation du barbelé, de
l’aviation et des hélicoptères (utilisés tant pour l’épandage aérien pendant la guerre d’Ethiopie
que lors des « vols de la mort » à Alger ou à Buenos Aires), de la radio, etc.467 La chambre à
gaz elle-même a été inventée au Royaume-Uni pour les fourrières, procédé utilisé à Paris de la
fin du XIXe siècle aux années 1960 et perçu, à l’instar de la guillotine, comme une preuve de
progrès et de compassion468 – conformément au droit communautaire, ce dispositif continue à
être utilisé pour l’abattage469. On peut ainsi effectuer une histoire des dispositifs techniques
qui recoupe l’histoire des crimes contre l’humanité sans s’y réduire. Loin de manifester l’idée
que le mal révèlerait la vérité de la technique, une telle histoire conduit à insister sur
l’ambivalence des techniques. Si une philosophie de la technique est toujours une réflexion
sur son rôle dans l’histoire, une telle histoire conduit à une philosophie de la technique et de
l’histoire aux antipodes de la mythologie heideggérianisante revendiquée par J.-L. Nancy.
Ensuite, il est biaisé d’affirmer que le mal révèlerait l’essence de la technique, ou sa
signification « profonde ». Cela s’entend en deux sens. D’abord, selon Z. Bauman,
« proclamer que l’holocauste est un « paradigme » de la civilisation moderne, son produit
« naturel » », le promouvoir « au rang de vérité de la modernité (plutôt que reconnu comme
une possibilité contenue dans la modernité) » conduirait paradoxalement à « en réduire
l’importance, car les horreurs du génocide seront devenues virtuellement indissociables des
autres souffrances que la société moderne engendre à coup sûr quotidiennement »470. Les
comparaisons d’Heidegger entre l’agro-industrie, les camps d’extermination, le blocus de
Berlin, la bombe H et la famine en Chine, illustrent, d’une certaine façon, la relativisation
qu’évoque Bauman. Malgré le caractère idiosyncratique des formulations d’Heidegger471,
celles-ci s’alimentent à une conception répandue. Ainsi, l’historien H. Feingold – qui souligne
que « la Solution finale a marqué l’endroit où le système industriel européen a dérapé » –,
écrit qu’Auschwitz « fut aussi une extension banale du système industriel moderne. Au lieu
465
Problème que nous analysons infra, section III.2.c.
Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison, 92‑127, chap. « Juliette ou Raison et morale ».
467
Cf., entre autres, Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes (Le Serpent à plumes, 1999); Maintenant tu es
mort : Le siècle des bombes (Paris: Serpent à plumes, 2002); discours d’Hailé Sélassié à la SDN du 30 juin 1936,
cité in: Schaller, « Genocide and Mass Violence... »; Robin, Escadrons de la mort…; Razac, Histoire politique du
barbelé.
468
Baldin, « De l’horreur du sang... », 60‑61.
469
En droit français, l’étourdissement préalable est obligatoire depuis le décret n° 64-334 ; il est prévu par le
règlement européen n°1099/2009 sur l’abattage.
470
Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste (1989; La Fabrique éd., 2002), 28, chap. I.
471
Cf. supra, notes 425 et 441, section II.3.d.iii.
466
477
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de manufacturer des biens de consommation, la matière première était faite d’êtres humains et
le produit fini était la mort »472. Ces analyses ne relativisent pas seulement – malgré elles – le
génocide, mais renversent aussi les rapports entre technique et politique. Au lieu de montrer
que des opérations d’allure technique deviennent politiques – comment l’architecture, par
exemple, peut être utilisée en tant qu’arme de guerre et d’occupation, comme le montre dans
un autre contexte E. Weizman473 –, on finit par rabaisser des opérations politiques
(l’extermination, pour ce qui est du nazisme) à un processus technique. Ensuite, affirmer que
la mal ou le génocide révélerait le sens de la technique présuppose une perspective
technophobe, qui seule permet de considérer que le « mouvement de fond »474 de la technique
se verrait davantage dans le mal que dans le bien – le doublement de l’espérance de vie en
France entre 1870 et 2010, le fait que « l’état de pauvreté et de faim aiguës [dans le monde
soit] passé de 90% il y a deux cents ans à environ 10% aujourd’hui »475, ou encore qu’alors
qu’au début du XXe siècle, 70% de la vie éveillée des hommes aurait été consacrée au travail,
cette proportion serait passée à 16% en France aujourd’hui476 (ce qui, selon Arendt, serait au
contraire un mal477). Contre ce pessimisme, il faut souligner que DR n’affirmait en aucun cas
la primauté du mal, ce qui conduirait à penser en-deçà d’Hegel : la critique d’Adorno et
d’Horkheimer et leur utilisation de Sade consiste d’abord à montrer que la raison pratique
peut justifier tant le bien que le mal : c’est la raison qui est en cause davantage que la seule
rationalité technique.
Le rôle de la technique dans le génocide et dans l’avènement de l’anthropocène
concerne aussi l’organisation bureaucratique. Ce qui est mis en cause, c’est de nouveau la
rationalité instrumentale, le rapport entre les moyens et les fins, la déliaison entre les auteurs
d’un acte et la possibilité d’en percevoir les effets, la responsabilité, etc. Traitée par H.
Arendt478, cette question est au cœur de la thèse révisionniste de D. Irving479. Cela montre à
472
H. Feingold, « How unique is the Holocaust ? » in Genocide : Critical issues of the Holocaust, éd. A.
Grobman et D. Landes (Simon Wiesenthal Center, 1983), p.399-400, cité in Bauman, op.cit., p. 31-32, qui donne
d’autres exemples analogues.
473
Eyal Weizman, Hollow Land. Israel’s Architecture of Occupation (Verso, 2007). L’auteur dirige aujourd’hui
une « agence », Forensic Architecture, qui utilise les techniques de l’architecture (entre autres) afin d’élucider des
crimes et des violations contre les droits de l’homme, montrant ainsi que l’architecture peut être aussi bien un
outil de guerre qu’un outil humanitaire. Cf. Rowan Moore, « Forensic Architecture: The Detail behind the
Devilry », The Guardian, 25 février 2018.
474
Dastur, Heidegger, 212. Cf. supra, note 430, section II.3.d.iii.
475
Ariane Chemin, « Français, vous avez tant changé. Recension de La France en chiffres de 1870 à nos jours
(dir. O. Wieviorka), Perrin, 2015 », Le Monde.fr, 28 mai 2015; Rémy Ourdan, « « La faim est la pire crise
humanitaire depuis la seconde guerre mondiale » (entretien avec David Beasley, directeur du Programme
alimentaire mondial) », Le Monde, 12 juin 2018. Beasley ajoute qu’on est passé d’un milliard de personnes
souffrant de la faim il y a 25 ans à 777 millions en 2016, mais que ce chiffre augmente actuellement.
476
Cette moyenne se fonde sans doute sur le temps de travail payé. Cf. Socheleau et Lamy, « Interview de B.
Hamon ».
477
Cf. supra, 2e partie, section I.3.e, note 129 (La condition de l’homme moderne).
478
Dès 1944, Arendt dénonce la « monstrueuse machine de massacre administratif » et le fait que la
« conscience » des « pères de famille » a « disparu dans l’organisation bureaucratique de leurs actes » (« La
478
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
quel point, en ce domaine, le révisionnisme – et le débat entre intentionnalistes et
fonctionnalistes – repose sur des conceptions de la technique et du concept d’intention. Pour
Bauman, « le choix de l’extermination comme meilleur moyen de parvenir à l’Entfernung
[mise à l’écart, éloignement] était le produit de procédures bureaucratiques ordinaires ». Cela
ne signifie pas « que la survenue de l’holocauste fut déterminée par la bureaucratie moderne
ou la culture de la rationalité instrumentale qu’elle incarne : encore moins que la bureaucratie
moderne doit aboutir à un phénomène du type holocauste […] [Mais] les règles de la
rationalité
instrumentale
sont
fondamentalement
incapables
d’empêcher
de
tels
480
phénomènes » . Si la rationalité instrumentale n’ « explique » pas le génocide, en
radicalisant la distanciation entre l’agent individuel et les effets de son action, la
bureaucratisation conduit à une déresponsabilisation générale et au « mal radical ». Il faut
donc modifier la théorie aristotélicienne de l’action, selon laquelle le caractère nonintentionnel des effets de l’action est un trait anthropologique. Il est vain d’opposer Aristote
ou la « ruse de l’histoire », à l’idée d’autonomie de la technique481 : en réalité, alors
qu’Aristote élaborait une théorie de la responsabilité, le système bureaucratique – et
médiatique – produit une irresponsabilité générale qui constitue le terreau de la « banalité du
mal » et à laquelle personne n’échappe. Difficilement contestable, ce constat conduit toutefois
Bauman à l’aporie, dans la mesure où la bureaucratisation permet tout à la fois Auschwitz que
les dénis d’humanité quotidiens. L’omniprésence de ces décisions kafkaïennes, parfois
drapées derrière les apparâts de la justice (particulièrement en matière de droit des étrangers),
invite à s’interroger sur l’idéologie ou les pratiques qui permettent de les justifier et de « vivre
avec », de la confession à la psychanalyse au légalisme témoignant d’un manque
d’imagination juridique, et reconduit le thème de l’individu « rouage de la machine » et de
son autonomie. Tandis que le pouvoir judiciaire refuse souvent de qualifier de situation de
« détresse » le fait de dormir à la rue, il condamne en revanche des chauffeurs de bus
embarqués dans la routine de leur travail482. En rappelant ainsi cette irresponsabilité suscitée
par la bureaucratie, Bauman n’échappe pas au risque de relativisation du génocide qu’il
identifie, puisque la « banalité du mal » s’exerce quotidiennement. Toute la difficulté consiste
donc à penser simultanément le mal radical d’Auschwitz – qui, en tant que tel, n’a rien de
culpabilité organisée », in Penser l’événement (1944; Belin, 1989), 21‑34.). Pour une discussion importante de
cette thèse, cf. Donald Bloxham, « Organized Mass Murder: Structure, Participation, and Motivation in
Comparative Perspective », Holocaust and Genocide Studies 22, no 2 (2008): 203‑45.
479
Kershaw, op.cit., 166 et note n°8, p.456.
480
Bauman, Modernité et holocauste, 45‑46, chap. I.
481
Bourg, L’homme artifice, 100‑103.
482
Cf. le procès aux assises particulièrement triste: Pascale Robert-Diard, « Noctilien 44, terminus de vie pour un
SDF », Le Monde, 8 février 2019 (on comparera l’inventaire des biens du SDF à ceux effectués en Angleterre
après 1945 présentés par Trentmann, Empire of Things.).
479
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« banal » – et la « banalité du mal » que ceux qui refusent de vivre avec observent
quotidiennement.
Outre la question de la rationalité bureaucratique, se pose aussi la caractérisation du
nazisme comme « phénomène rationnel ». Or, celui-ci est surtout constitué par une rationalité
instrumentale très limitée. Qu’attendre d’autre lorsqu’un Prix Nobel de physique, Ph. Lenard,
en arrive à rejeter la théorie de la relativité comme « invention juive » (La physique
allemande, 1936) ? Selon Camus, « le régime qui a inventé la politique étrangère biologique
allait contre ses intérêts les plus évidents »483. Herf rappelle aussi que la rationalité technique
était, du fait même de la remise en cause de la raison et de l’appel à la volonté, largement
défaillante. Le paradoxe du modernisme réactionnaire, qui tente de concilier la rationalité au
spiritualisme et à l’appel mystique à l’autorité et à la volonté, éclate: une tel syncrétisme, dont
la cohérence ne peut qu’être purement idéologique, conduit en pratique à des effets aberrants.
Arendt souligne aussi le caractère anti-utilitariste du nazisme, en ajoutant que sa politique
scientifique et technique a pâti de sa conception de la technique, tandis qu’Agamben évoque
le caractère incompréhensible du programme d’euthanasie484. L’autobiographie d’A. Speer
regorge d’exemples de décisions aberrantes, dues à la fois à l’autorité et à l’amateurisme de
Hitler et à la corruption des élites. Il n’est donc pas crédible d’interpréter l’Holocauste comme
une manifestation de la domination ou de l’excès d’une rationalité instrumentale. Cela devrait
conduire à reformuler le problème de la « bureaucratisation du monde ». La problématisation
de la rationalité instrumentale que nous effectuerons à partir de l’école de Francfort revêt ainsi
des implications majeures pour ce qui est de l’interprétation du nazisme, des dénis quotidiens
d’humanité, des « populations jetables »485 et du problème de l’anthropocène.
Enfin, se pose la « question fondamentale », comme dit Kershaw, de comprendre
« comment un « effondrement de la civilisation », aussi brutal et sans aucun précédent, [a] pu
se produire dans un pays industrialisé, moderne et hautement développé »486. Naguère posé en
termes de civilisation et de barbarie, ce problème demeure aujourd’hui sous la forme de
l’opposition entre pays riches et pays « en voie de développement », ou entre Etats stables et
« Etats faillis ». Il était au cœur de l’analyse effectuée dans DR, selon laquelle la rationalité
aurait été pervertie en son contraire – interprétation qui fait jouer un rôle central au mythe
dont on sait à quel point il est important pour, entre autres, Heidegger et Jünger. Il faut
483
Camus, L’homme révolté, 230.
Herf, Reactionary Modernism, en part. le dernier chapitre. Ce phénomène se retrouve dans les régimes
communistes, notamment en URSS ou à Cuba (en particulier lors de la période « gouvernementale » de Che
Guevara, qui misait tout sur la vertu et la volonté révolutionnaire). Selon H. Arendt, le nazisme, une fois venu la
guerre, jeta « par-dessus bords toutes considérations utilitaires », et le stalinisme, qui enferma par milliers des
ingénieurs, n’aurait guère été plus « rationnel » (Le Système totalitaire, 139‑50, chap. III.). Cf. aussi Agamben,
Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, 152‑55.
485
Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême (éd. Amsterdam, 2012).
486
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, 424.
484
480
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
soigneusement distinguer la thèse d’Adorno et d’Horkheimer de celles d’interprètes
d’Heidegger – sa propre réflexion sur le génocide se limite aux passages controversés
susmentionnés, lesquels paraissent témoigner d’une absence radicale de pensée dans la
mesure où cette réflexion, surdéterminée par la paranoïa antisémite des Cahiers noirs,
aboutirait au négationnisme ontologique. En effet, les interprétations opposées de F. Dastur et
de J.-L. Nancy convergent en mettant en cause un « excès » de raison. Or pour Adorno,
Horkheimer et Habermas cet « excès » est en réalité un manque. Ils reformulent la question en
distinguant rationalité et raison : comment la rationalité technique a-t-elle pu coexister avec
cet effondrement de la Raison ? La perspective heideggérienne de Dastur et de Nancy les
empêchent de formuler ainsi le problème. En effet, nulle part Heidegger n’évoque-t-il
d’effondrement de la Raison. A contrario et en dépit de la légitimité de son effort
philosophique, l’attaque contre le logos participe de cet effondrement, comme l’avait noté
Löwith487. Cette distinction fondamentale faite, la critique heideggérienne de la rationalité
instrumentale et de l’opérationnalité techno-scientifique n’en demeure pas moins au centre de
l’interprétation de l’école de Francfort. Si DR visait à comprendre Auschwitz, cette
interprétation a été étendue à l’ensemble de la Modernité dans la critique de la « société
administrée » qui manifesterait une même coexistence entre la perfection technique et
l’effondrement de la Raison. La différence de degré n’annule ainsi pas, selon Adorno,
l’identité de nature entre Auschwitz et la banalité quotidienne du mal. La critique
heideggérienne du logos est ainsi recyclée en tant que critique du capitalisme – si bien qu’A.
Negri, qui se tient à l’écart des critiques caricaturales de la science, peut reprendre la
dénonciation
du
« contrôle
logistique
du
monde »488
et
Debord
affirmer
que
« l’approfondissement du rationnel est aussi ce qui nourrit l’irrationnel »489. Si l’on insiste,
comme Adorno, sur l’identité de nature, on prend le risque de relativiser le génocide nazi et
d’étendre indûment le concept de totalitarisme. Mais si on accentue au contraire la différence
de degré, on prend le risque de s’en tenir à la proclamation, pourtant juste et nécessaire, de la
singularité de la Shoah. Outre les problèmes méthodologiques de cette position qui revient à
487
Cf. supra, la citation de la note 393 (section II.3.d.ii) extraite des « Les implications politiques... »; cf. aussi
Thomas Mann, The War and the Future (Washington, D.C.: Library of Congress, 1944).
488
« Que l’être soit à ce point transformable, on ne le comprend qu’après avoir perçu la portée de la crise et la
possibilité effective d’une destruction de l’être, qui n’est autre que la conclusion de l’effort de contrôle logistique
du monde », écrit-il en ajoutant : « La science et le travail, donc, le monde du langage et de l’information, sont
ainsi ramenés à l’éthique, et étudiés dans le moment même où ils se font, dans la généalogie de leur production.
Leur force consiste à constituer l’être » (« Spinoza: les cinq raisons de son actualité », in Spinoza subversif.
Variations (in)actuelles (1985; Kimé, 1994), 9‑18.). Voir aussi le passage où il évoque une « rupture avec la
rationalité technique dominante », assimilant la « technique dominante » à une puissance « destructive » liée au
patronat, ce qui, du reste, rejoint l’école de Francfort plutôt qu’Heidegger (5 e lettre, in Pipeline. Letters from
Prison (1983; Polity, 2014), 63.).
489
Debord, La Société du Spectacle (§72; cf. aussi §62 sur les « fausses oppositions archaïques, des régionalismes
ou des racismes chargés de transfigurer en supériorité ontologique fantastique la vulgarité des places
hiérarchiques dans la consommation »).
481
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
extraire l’Holocauste de l’histoire, cela peut conduire d’une part à minimiser la banalité
quotidienne du mal radical, d’autre part à effacer les autres victimes du nazisme et donc à se
représenter de façon erronée le nazisme ou le fonctionnement des camps490. On est ainsi
conduit, comme Adorno ou Debord, à postuler simultanément l’identité et la différence
essentielle entre différentes formes de « totalitarisme ». Debord est ainsi amené à poser le
caractère universel du Spectacle tout en distinguant le « spectaculaire concentré » du
« spectaculaire diffus », c’est-à-dire, grosso modo, l’URSS et les Etats-Unis. Si les « fausses
luttes spectaculaires […] sont en même temps réelles », la réciproque est vraie. Pourtant,
Debord distingue bien la « dictature de l’économie bureaucratique », où un simple choix
alimentaire ou musical déviant constitue une forme d’insurrection. Le totalitarisme stricto
sensu se caractérise par la « violence permanente » mais surtout par l’identification absolue
de chacun à la « vedette absolue » : « chaque Chinois […] n’a rien d’autre à être » que Mao,
il faut s’y « identifier magiquement ou disparaître »491. Debord radicalise ainsi l’analyse
freudienne de la « psychologie de masse ». Toutefois, selon E. Balibar492, loin de considérer
que les phénomènes pathologiques révélaient la vérité du pouvoir, Freud affirmait au
contraire qu’il fallait étudier la cohésion ordinaire des institutions (en premier lieu desquelles
l’armée et l’Eglise, piliers de l’Etat) et de « l’adhésion qu’elles commandent », c’est-à-dire du
ressort affectif et « inconscient » de la légitimité de l’Etat que la philosophie politique
traditionnelle aborde uniquement sur le plan rationnel. Une telle analyse, qui se placerait endeçà de la distinction entre individu et collectif pour s’intéresser au « moment du
transindividuel », permettrait selon Freud d’étudier tant les processus de désagrégation
sociale, d’anomie ou d’ « autisme » hyper-individualiste que les phénomènes de panique et de
débandade, de sectarisme, d’hystérie collective ou encore de « soif d’obéissance » qui conduit
à comparer, au-delà d’un désir de servitude volontaire, l’identification au chef à une hypnose
collective. Ainsi, le risque de confusion inhérent à la critique d’Adorno et de Debord est le
fait d’une lecture idéologique qui aboutit à confondre totalitarisme et démocratie, banalité
quotidienne du mal et singularité d’Auschwitz, alors que ces auteurs affirment au contraire
qu’en tant que le processus global du capitalisme constitue ces différences réelles, le
capitalisme est en-deçà des distinctions de régimes politiques ce qui ne revient pas à affirmer
que l’identité ou le caractère superficiel des oppositions entre les différentes
« superstructures » institutionnelles.
Il faut souligner, en outre, que DR ne se limite pas à une critique de la rationalité
technique, mais constitue en outre une remise en cause tant de Kant que de Hegel. Auschwitz
490
Nicolas Patin, « Construire l’enfer (compte-rendu de Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de
concentration nazis, 2017) », La Vie des idées, 28 janvier 2019.
491
Debord, La Société du Spectacle (§55 et 64).
492
Freud, « Psychologie des masses... »; Balibar, « Psychologie des masses... »
482
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
est ainsi lu comme rupture fondamentale dans la Modernité, puisqu’il mettrait un terme
définitif à l’idée de progrès, davantage que ne l’avait fait 1914-18. Dans les mots de Lyotard :
« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : « Auschwitz » réfute la
doctrine spéculative493. » Or, une telle lecture ne conduit pas nécessairement à une critique de
la technique, de la science ou du logos, mais à décrédibiliser la philosophie de l’histoire dans
la mesure où celle-ci assigne un telos à l’histoire, y compris sous la forme négative d’un
« avènement et déploiement du nihilisme »494. Auschwitz est ainsi devenu le nom de la
déliaison entre progrès technique et progrès moral. Non pas parce qu’il serait le seul
phénomène à manifester cette rupture, ni non plus parce que celle-ci n’aurait pas été ressentie
auparavant, mais en raison d’une part de l’intensité extrême du phénomène, d’autre part de sa
localisation spatio-temporelle. Que le progrès technique n’aille pas de pair avec le progrès
moral, cela était clair du point de vue des peuples colonisés ; pour autant, le bombardement
des populations, qui était mis au service de la « civilisation » européenne, n’est devenu un
problème moral que lorsqu’il fut employé contre les Européens eux-mêmes495. Avant les
Khmers Rouges et les politicides des dictatures latino-américaines, il y avait bien eu le
génocide arménien. Cette première forme de massacre inaugurait l’histoire du génocide en
tant qu’élimination non plus de l’Autre colonial, mais du Soi, puisque les Arméniens étaient
« citoyens » de l’Empire. Mais d’une part, pour des raisons liées tant à l’histoire de l’Etat turc
qu’à la volonté de dissimulation exercée par les « Jeunes Turcs », il n’était pas réellement
entré dans la conscience historique ; d’autre part, il demeurait « extra-européen ». Hormis ce
génocide, le génocide nazi est ainsi le premier « auto-génocide ». A cette localisation sur le
« sol européen »496 s’ajoute le fait qu’il eût lieu à une période de sécularisation massive, cellelà même qui donnait naissance aux différents existentialismes. John Adams, le deuxième
président des Etats-Unis, considérait que l’élimination de la peur de l’enfer allait « rendre le
meurtre lui-même aussi indifférent que le tir au pluvier, et l’extermination de la nation Rohilla
aussi innocente que la déglutition des mites sur un morceau de fromage »497. Quoi qu’il en
soit de la véracité de cette affirmation, ou de l’importance du christianisme dans l’élimination
des peuples autochtones, les deux guerres mondiales montraient clairement que ni les civils,
ni les Européens, n’étaient désormais protégés des massacres de masse qui, en raison de la
puissance technique accrue, étaient sans commune mesure avec ceux des guerres de religion.
Couplé à la « mort de Dieu » et aux progrès impressionnants réalisés par la technique,
493
Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, 1983, p.257 et Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, 1988,
p.50, cité in Jean-Baptiste Amadieu, « Le grand récit émancipateur chez Lyotard, entre validité et invalidation »,
in Les Sources au cœur de l’épistémologie historique et littéraire (École nationale des chartes, 2017), 6.
494
« Le mot de Nietzsche... », 254. Cf. supra, note 416, section II.3.d.iii.
495
Lindqvist, Maintenant tu es mort.
496
Nous mettons des guillemets afin de ne pas préjuger des rapports entre la Turquie et l’Europe.
497
J. Adams, Discourses on Davila (Works, Boston, 1851, t. VI, p.280) cité in Arendt, La crise de la culture, 175.
483
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Auschwitz a ainsi contribué de façon importante à la mise en crise de l’idée de progrès et de
la notion d’une téléologie de l’histoire. Bien que non suffisant, Auschwitz est ainsi un
marqueur du postmodernisme, dans la mesure où celui-ci considère la philosophie ou la
téléologie de l’histoire comme caractérisant la Modernité 498. Certes, en dehors, peut-être (et
encore !), de l’idéologie scientiste, nul n’a jamais considéré le progrès comme automatique. Si
l’on a souvent accusé la dialectique hégéliano-marxiste de constituer le modèle de ce « grand
récit » du progrès, en faisant de la violence « l’accoucheuse de l’histoire » ce récit n’était pas
précisément « optimiste ». D’une certaine façon, et par son titre même, la Dialectique de la
raison peut revendiquer son hégélianisme là même où elle semble s’en écarter : isolé du reste
de la construction hégélienne, le moteur de la dialectique, le « dépassement » (Aufhebung),
n’implique nullement de relativiser la guerre ou le mal, au motif qu’ils permettraient des
avancées décisives, en médecine par exemple, puisque l’Aufhebung n’implique pas, en luimême, que la « thèse » (le « bien ») soit conservée et l’ « antithèse » (le mal) supprimée –
mais que la contradiction elle-même soit à la fois « conservée » et « supprimée », c’est-à-dire
portée à un niveau supérieur ou modifiée dans sa forme. Interpréter la dialectique de sorte que
le « mal » serait un moyen pour le « bien » constitue un contre-sens, puisque le « moyen », en
l’espèce, est constitué par la contradiction entre les deux termes, et non par l’un ou l’autre pris
de façon isolée – ce qui distingue Hegel de toute théodicée. Reste que la philosophie de
l’histoire demeure téléologique, et que la Modernité, si elle considère le progrès comme
n’étant ni linéaire ni automatique, pose que le choix est entre le progrès et la régression. Ainsi
Condorcet déclare qu’ « il faut, ou marcher vers la perfection, ou s’exposer à être entraîné en
arrière »499, tandis que la fresque de Diego Rivera, L’homme contrôleur de l’univers (1934),
semble dépeindre la même alternative. Même le mot de Gramsci, opposant le « pessimisme de
l’intelligence » à l’ « optimisme de la volonté », montre toutefois la persistance de l’espoir –
espérance qu’Auschwitz aurait disqualifiée aux yeux de certains intellectuels d’après-guerre.
Ainsi le postmodernisme, lorsqu’il proclame la « mort du progrès », ne constitue qu’un
« grand récit » parmi d’autres, qui présuppose le caractère monolithique et non-scindé de la
Modernité et qui ignore la persistance actuelle de l’idée de progrès500. Ce que ces analyses
ignorent, c’est que le storytelling du progrès est inhérent au capitalisme501 – et que, si Hegel
ne relativise ni le mal ni la guerre, on ne peut dire la même chose de la logique capitaliste qui
498
Fredric Jameson, Postmodernism, Or the Cultural Logic of Late Capitalism (Duke Univ. Press, 1991), 10‑12
(introduction).
499
« Premier mémoire. Nature et objet de l’instruction publique » in Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction
publique (Flammarion, 1993).
500
Cf. supra, 2e partie, section I.3 et Angus Deaton, « « Il faut une politique en faveur des consommateurs et des
travailleurs » », Le Monde.fr, 16 décembre 2017.
501
Pour un exemple édifiant dont l’intitulé constitue un pied-de-nez involontaire à Lyotard : E. Greenberg, M.
Hirt et S. Smit, « The global forces inspiring a new narrative of progress », McKinsey & Company, avril 2017.
484
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
tente de tirer profit de tout événement. Pour ne pas laisser court à l’accusation de simplifier
l’histoire ou de présenter une Modernité ou une contemporanéité monolithique, le
postmodernisme est obligé, comme le fait Jameson, d’une part de souligner qu’il s’agit d’une
« logique culturelle » dominante – et non totale – et d’autre part qu’il constitue en lui-même
un concept contradictoire, puisqu’il s’agit de caractériser une « époque » à une « époque » où
le concept d’ « époque » est mis en doute502. La question demeure alors de savoir si c’est le
progrès ou sa possibilité, ou au contraire l’impossibilité du progrès, qui prédomine
aujourd’hui. A cet égard, le climatoscepticisme conduit à la fois à souligner la persistance de
l’idée de progrès et sa négation absolue en tant qu’il prend la forme du « Madame la
marquise… », ou encore de l’idée qu’une croissance maintenue sur le même modèle
qu’aujourd’hui serait non seulement souhaitable, mais possible. D’une certaine manière, être
« progressiste » aujourd’hui consiste à rejeter la croyance au progrès, ce qui est la seule
manière de rendre le progrès encore possible : le « catastrophisme éclairé » constitue
paradoxalement l’unique forme possible du progrès aujourd’hui503, ou, comme le dit Arendt
en évoquant la fin de la tradition comme du progrès, de « préserver et [de] prendre à cœur un
monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après
nous »504.
II.4 L’APRES-GUERRE : DU GESTELL A L’AUTRE USAGE DE
LA TECHNIQUE
L’après-guerre pousse Heidegger à la fois à approfondir la conception de la technique
élaborée sous le nazisme et à rompre avec celle-ci. Nous présentons donc ici cette ultime
théorie heideggérienne de la technique, en montrant, chaque fois que possible, ce qui la
rapproche et ce qui l’éloigne des théories contemporaines de la technique et de
l’environnement. Si ECM le conduit à ramener la technique à la « représentation » du sujet, il
radicalise cette position jusqu’à affirmer, en 1973, que « l’homme est passé de l’époque de
l’objectivité à l’époque de la disponibilité (die Bestellbarkeit) [...] Il n’y a plus,
rigoureusement parlant, d’objets ; seulement des « biens de consommation » » (ZA, 476). Si la
pensée moderne ne reconnaissait la présence de l’étant que lorsque celui-ci apparaissait sous
la forme d’objets manipulables, désormais l’étant n’apparaîtrait que sous la forme de biens de
consommation505. Comment comprendre ce « tournant » énigmatique ? Au pied de la lettre, il
signifierait qu’une comète, par exemple, constituerait un bien de consommation, plutôt qu’un
502
Jameson, Postmodernism..., introduction; « The Cultural Logic... », 1‑5.
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2004); Petite métaphysique des tsunamis (Seuil,
2005).
504
Arendt, La crise de la culture, 126.
505
A ce titre, l’interprétation de Schürmann en termes de « principes époquaux » est justifiée (cf. passages cités
supra, notes 296 et 298 in section II.3.c.iii et 401 in section II.3.d.ii).
503
485
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
objet d’observation voire d’intervention technique. Notre exemple n’est peut-être pas le
meilleur506 ; mais nous verrons que les exemples « ontiques » jouent, ici, un rôle important,
puisqu’à l’inverse de l’artisanat, ils fondent ou justifient le discours métaphysique : la
différence ontologique est de nouveau en jeu, ainsi que la présence du non-, ou du préphilosophique dans la philosophie. Si Heidegger parle de changement d’ « époque » de l’Etre
plutôt que d’une modification de sa théorie, on peut soupçonner une tentative de ne pas se
laisser déborder dans la radicalité : « Les slogans de mai 1968 […] vont-ils jusqu’à
reconnaître dans la société de consommation le visage actuel de l’être ? »507 Il se réapproprie
ainsi la critique de Lukács pour qui « l’objet particulier [...] est défiguré dans son objectivité
par son caractère marchand »508. Le rembobinage de Nietzsche à Marx comme penseur le plus
extrême du « nihilisme »509 trouve aussi, sans doute, son explication – mais non sa
justification – dans ces considérations tactiques. Toutefois, évoquer un simple changement
tactique ne suffit pas à rendre compte de ce « tournant ». Pour cela, il faut en passer par « La
question de la technique » (QT), qui amorce ce nouveau thème et constitue le moment majeur
de sa théorisation de la technique.
II.4.a LE GESTELL : HEIDEGGER CRITIQUE DE LA MODERNITE ?
Cette conférence de 1953 doit être lue parallèlement aux conférences de Brême de
1949, qui la précisent et permettent d’insister sur des éléments souvent laissés de côté. Ce
cycle de Brême – qui contient les extraits controversés susmentionnés510 – est composé de
quatre textes, « La chose » (CH), « Le dispositif » (Das Ge-Stell ; DISP), « Le danger » (DG)
et « Le tournant » (KEH)511. La présentation canonique de la conception heideggérienne de la
technique s’appuie sur QT, et se résume ainsi : s’enquérant de « l’essence de la technique »,
Heidegger la distingue de toute instanciation concrète, effective et particulière, ainsi que de la
« conception instrumentale et anthropologique », c’est-à-dire de la conception de la technique
506
On n’objectera toutefois pas que les comètes seraient effectivement des biens de consommation de par leur
médiatisation. D’une part, la majorité des comètes observées ne sont pas médiatisées, d’autre part la médiatisation
concerne l’image de la comète, non la chose même.
507
Séance du 11 sept. 1969, in « Les séminaires du Thor », 457 (TH).
508
Lukács, Histoire et conscience de classe, p.121. Nous n’analyserons pas, en tant que telle, cette dernière
évolution de la théorie heideggérienne. Pour un exemple (criticable) d’analyse, cf. Neyrat, « Heidegger et
l’ontologie de la consommation ».
509
Dans le séminaire de Zähringen (ZA). Cf. supra, section II.3.d.i.
510
Cf. supra, notes 425 et 441, section II.3.d.iii.
511
GA 79 (1994), trad. in Bremen and Freiburg Lectures. « La chose » est le titre de deux conférences, celle de
Brême en 1949 et celle de 1950 devant l’Académie bavaroise des beaux-arts (version publiée en 1951 puis en
1954, in Vorträge und Aufsätze, Stuttgart) ; Das Ge-Stell, inédit jusqu’alors, reprend « La question de la
technique », traduit avec « La chose » (1950) in Essais et conférences, Gallimard, 1958/1980 ; « Le tournant » a
été publié en 1962 (Die Technik und Die Kehre, Pfullingen ; Questions III et IV, Gallimard, 1976) ; en écartant
DISP, presqu’identique à QT, seul « Le danger » n’avait alors fait l’objet d’aucune publication (cf. le mot de
l’éditeur, pp.167-173 de la traduction). Nous suivons donc le plus souvent l’édition française pour CH et KEH, et
l’édition anglophone pour DISP et DG (il existe néanmoins une traduction française de DISP par S. Jollivet : « Le
dispositif », Po&sie 115, no 1 (2006): 7‑24.).
486
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
comme moyen pour une fin d’une part, et comme activité humaine (l’activité technique, par
opposition, par exemple, à l’activité théorétique) d’autre part. Il substitue à cette conception
anthropo-instrumentale le Gestell, en donnant à ce mot un usage autre que son sens habituel, à
savoir « un objet d’utilité, par exemple une étagère », qui permettrait d’encadrer un contenu
(les livres), ou « un squelette », qui structurerait la chair de l’intérieur. On a traduit Gestell par
« dispositif », ou « arraisonnement » en insistant sur le verbe Stellen, qui renvoie à l’acte
d’interpeller quelqu’un512, ici, la nature ; en anglais par dispositionnality, qui renvoie au verbe
to dispose of… Le dispositif (Gestell) ne renvoie pas à la manière dont sont disposées les
pièces d’une machine ou d’un appareil, modalité qu’Heidegger renvoie au « montage » et qui
fait partie du « travail technique », et non de l’essence de la technique513. Il renvoie plutôt à
l’acte de disposer les choses de façon à ce qu’elles soient disponibles, mobilisables, sous la
forme d’un Bestand, un « fond subsistant ».
C’est là qu’intervient la reprise de l’image du Rhin en tant que source d’énergie
hydraulique, déjà utilisée par Spengler514 et dans S&Z (§15) et qui a conduit R. Schérer, en
1973, à faire de Heidegger le « premier théoricien de la lutte écologique »515. Mais si en 1927,
le fait de « voir » la nature comme « réserve de bois », « carrière » ou « force hydraulique »
était le résultat d’une attitude mondaine – celle du travail, d’un Werkwelt – le Rhin est
désormais puissance hydraulique par son essence même. Dans S&Z, l’auteur distinguait
plusieurs modes d’accès à la nature (par exemple celui du botaniste et celui du promeneur) ;
dans IM (46), il ne hiérarchisait pas les modes d’accès à l’être d’une « chaîne de montagnes
lointaines » du promeneur, du paysan ou du météorologiste, symbole s’il en est de la science
conquérante516. Désormais, le Rhin en tant que puissance hydraulique est le seul mode d’accès
au monde. La contemplation du paysage par le promeneur n’est plus possible, car même le
« fleuve du paysage » est investi par l’ « industrie des vacances ». Il ne s’agit pas d’une
métaphore, ni seulement du résultat de l’association courante entre tourisme, technique et
512
En allemand comme en français, d’où cette traduction par A. Préau (on dit aussi « arraisonner un navire », ce
qui revient à l’arrêter pour interroger ses passagers et l’inspecter, notamment à des fins sanitaires). Sur les
traductions de Gestell, voir Jean-Pierre Dubost, « Combination and Conceptualization. A “Particle Metaphysics”
in German », Dictionary of Untranslatables). Nous écartons la traduction de M. Haar par « con-sommation », qui
constitue une interprétation lisant QT à partir des propos postérieurs à 1968, et qui annule donc le
« cheminement » d’Heidegger et ses considérations tactiques.
513
« Montage » est le terme de la trad. d’A. Préau, et renvoie au troisième sens de « dispositif » dans Le Grand
Robert de la langue française.
514
« Nous ne pensons plus maintenant qu’en puissance de chevaux ; nous ne pouvons pas regarder une cascade
sans en faire mentalement une puissance électrique ; nous ne pouvons pas contempler un paysage et ses vaches
pâturer sans penser à l’exploiter comme source de viande » (Spengler, Man and Technics, chap. XII). L’ouvrage
de Spengler date de 1931 : il est postérieur à S&Z, mais l’interprétation proposée est plus proche de QT.
515
R. Schérer, Heidegger, Paris, Seghers, 1973, p.5, cité in Bourdieu, « L’ontologie politique... », 110.
516
Heidegger avait été affecté au service de météorologie de l’armée en 1917. Vingt ans plus tard, la météorologie
est une illustration saisissante des progrès de la science moderne, suite notamment aux travaux de l’école de
Bergen qui invente la notion, utilisée à chaque JT, de « front » météorologique.
487
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
industrialisation, que l’on retrouve chez A. Leopold 517. La « nature elle-même devient un
paysage, et le paysage un « objet de commerce » » ; les villages et les fermes sont « devenus
des villes qui incluent les objectifs agricoles »518. Loin d’être du registre de la métaphore,
nous montrerons qu’il s’agit, selon Heidegger, du résultat du changement d’essence du
paysage, du Rhin, et de toutes les entités qui composent le monde – conduisant au passage à
la disparition de la ruralité, qu’il serait donc vain de défendre.
En nous écartant de la lecture canonique, on peut montrer que cette thèse découle, ou du
moins est complémentaire, de la thèse ontologique soutenue dans CH. Si l’on met de côté le
Quadriparti, celle-ci affirmait que l’essence d’un objet ne réside pas dans celui-ci, mais dans
les pratiques sociales519. L’envers de cette thèse, c’est que l’essence d’une entité –
« naturelle » ou « artificielle » – puisse être modifiée par des pratiques, fussent-elles incarnées
ou cristallisées dans des installations techniques : le Rhin devient puissance hydraulique de
par l’installation hydraulique. Mais ce n’est pas simplement l’essence de l’usine qui
transforme l’essence du Rhin : l’essence de l’usine réside dans les pratiques sociales, qui en
l’occurrence visent à mobiliser les énergies naturelles. CH faisait signe vers des pratiques
sociales qui mènent au Quadriparti ; QT en constitue le négatif, puisqu’elle fait signe vers les
pratiques sociales incarnées dans le Gestell. Qu’Heidegger pense que cette thèse permet de
comprendre l’essence de la technique moderne est indéniable – même s’il ne s’agit pas, pour
lui, de distinguer entre l’artisanat et la technique, mais entre des techniques archaïques et
modernes, comme le montre l’exemple du moulin. En analysant l’usage des exemples dans
QT, nous montrerons que ce point de vue est insoutenable sur le plan historique520 ; mais nous
pouvons d’ores et déjà dire que d’un point de vue philosophique, rien ne permet de restreindre
au monde moderne cette thèse ontologique qui porte sur le rapport entre l’essence des entités,
naturelles et artificielles, qui composent le monde, et les pratiques sociales. Aussi, la thèse,
philosophiquement et historiquement inouïe, selon laquelle c’est la technique elle-même « qui
exige […] que nous pensions » autrement l’essence (QT, 40), est manifestement fausse : elle
ne repose que sur un préjugé « anti-industrialiste ». Ce n’est pas la technique qui exige de
renouveler l’ontologie : c’est l’acte de création philosophique d’Heidegger, qui a rendu
singulièrement fade l’idée que l’essence serait dans la quiddité de l’objet et qu’elle ne saurait
se métamorphoser. Dans cette mesure, ces deux thèses, formulées dans CH et dans QT, ne
relèvent pas d’une ontologie de la technique moderne, mais de l’ontologie tout court. Elles
517
Cf. supra, 1e partie, section I.2.b.ii et Koshar, « Organic Machines... » Sur le rapport d’Heidegger au tourisme,
cf. supra, note 329, section II.3.c.v.
518
GA, 95, 76-82, §75 sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 58-62).
519
Cf. supra, section II.3.c.v.
520
Cf. infra, section II.4.b.ii.
488
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
permettent néanmoins de penser différemment la technique, archaïque ou moderne, et
intéressent donc toute philosophie de la technique.
Revenons à la lecture classique. Tout, selon lui, est mobilisé par la technique en tant
que Gestell. Plutôt, celui-ci prédispose chaque étant de façon à ce qu’il puisse être exploité
par la technique. Cela inclut l’homme en tant qu’il est intégré dans ce processus général : le
forestier travaille pour l’industrie du bois, ou plutôt il est « commis » par l’industrie du bois,
elle-même commise par l’industrie papetière, à son tour commise par la presse, etc. Ce que les
historiens appellent « système technique », Heidegger l’appelle Gestell et en fait un mode du
dévoilement de l’Etre. Mais alors que le logos, sous la forme de la logique et de la mathesis,
le dévoilait sous la forme de l’objectivité et de la représentation, le Gestell « provoque »
l’Etre, l’arraisonne en le forçant à se montrer sur le mode du Bestand, universellement
disponible à l’exploitation. Enfin, si le Gestell renvoie bien à l’acte de disposer les étants en
tant que Bestand, cet acte n’est pas rapporté au sujet humain – ce qui ne ferait que reconduire
la conception anthropo-instrumentale de la technique. L’homme lui-même est pris dans le
Gestell. Il y a là un double caractère horrifique de la technique : c’est la présence de l’étant
sous le mode d’un Bestand, degré ultime du retrait de l’Etre (qui se montre en s’occultant), et
l’inclusion de l’homme – ainsi que de la pensée et du langage521– dans ce schème du Gestell
et du Bestand.
Cette présentation sommaire constitue le socle des interprétations qui y voient une
critique radicale de la technique : la technique n’est pas un instrument de l’homme, c’est
l’homme lui-même qui est pris dans la technique en tant que Gestell, lequel conduit à une
exploitation généralisée de la nature, mais aussi de l’homme, et à une technicisation de la
pensée qui elle-même fait partie de ce Gestell. C’est à ce titre qu’on prend un ton quasiapocalyptique pour décrire la technique, trait essentiel de notre contemporanéité : ce n’est pas
tant qu’ « Auschwitz [soit] le comble destinal de la technique », c’est plutôt que la technique
comme Gestell serait le comble de l’oubli de l’Etre522… même et surtout lorsqu’elle
521
A ce sujet, cf. la dénonciation de la « dictature propre de la publicité » et du fait allégué que « le langage
tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d’échange […] Le langage se livre bien plutôt à notre pur
vouloir et à notre activité comme un instrument de domination sur l’étant » ; il « tombe ainsi sous la dictature de
la publicité », laquelle « décide d’avance de ce qui est compréhensible et, de ce qui, étant incompréhensible, doit
être rejeté. » (« Lettre sur l’humanisme », 72‑74). La critique de la technique est une critique de la pensée, et du
langage, en tant que ceux-ci sont « technicisés ».
522
En disant cela d’Auschwitz, J.-L. Nancy mésinterprète (délibérément ?) l’idée principale d’Heidegger, tandis
que F. Dastur lui est au contraire fidèle : la technique ne présente pas un danger par ses usages destructeurs, ni par
ses ratés, mais bien par sa réussite. Toutefois, ce n’est pas d’Auschwitz, mais de l’histoire en général et de
l’eschatologie d’Heidegger dont il parle quand il écrit : « Il ne suffit pas, de regarder avec stupéfaction une
histoire qui nous paraît courir à sa propre perte : il faut apprendre à rompre avec le modèle que cette histoire s'est
donné, celui d'un progrès dans une conquête du monde par l'homme et de l'homme par ses propres finalités
exponentielles […] Nous sommes désormais en charge non seulement de l'horreur destructrice et autodestructrice
mais aussi de tout ce qui se complaît dans les commencements autant que dans les fins, dans les orients autant que
dans les occidents, dans les levers de soleil autant que dans les crépuscules sanglants.… » (Nancy, Banalité de
Heidegger, p.85 et 88; Dastur, Heidegger.)
489
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fonctionne très bien, ce qui conduit, selon Heidegger, à toujours « plus de fonctionnement »,
et au « déracinement » de l’homme (ES) ; « ce que Marx [...] a reconnu comme étant
l’aliénation [...] plonge ses racines dans l’absence de patrie (Heimatlosigkeit523) de l’homme
moderne [...] La technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vérité de
l’Etre en tant qu’elle repose dans l’oubli » (LH, 99). Heidegger ne déplore ni la destruction de
l’écosystème, ni la disparition du monde rural. On pourrait à la rigueur reconstituer un
environnement artificiel – tout comme on remplace les matières naturelles par des ersatz
synthétiques (TH, 457). Le danger écologique serait ainsi écarté – mais le « déracinement »,
lui, ne le serait pas. Ce qui est périlleux, ce ne sont pas les catastrophes industrielles, ni la
dégradation quotidienne de l’environnement, ni même le risque d’une destruction de
l’humanité (SE, 147) mais le « déracinement » induit par cette forme ultime de l’oubli de
l’Etre, le fait que nous ne sommes plus capables de nous rapporter à l’étant que sur le mode,
même pas de l’objectivité, mais du Bestand, dans une espèce de processus indéfini, d’un
infini sous la forme d’un cercle vicieux, qui embarque dans son mouvement la pensée même,
devenue techno-logique voire « cybernétique » (ES) ; une note de Baudrillard, qui lui
demeure attentif aux catastrophes, va dans le même sens524. Dans une allusion explicite à la
Lebensreform (« réforme de la vie »525), Heidegger critique ceux qui prennent la « terre » pour
« objet » de la philosophie, qui l’amalgament avec « Gaïa » et qui dégradent, selon lui,
l’attitude goethéenne à la nature526 : la « pénétration « spirituelle » de la nature » serait même
pire que les interprétations biologiques, en ce qu’elle conduirait à une « forme de
dévastation » qui ne pourrait être interrompue. En effet, selon lui, un tel environnementalisme
n’est qu’une autre forme de l’anthropocentrisme, qu’il ne cesse de critiquer – non pas au
profit d’un biocentrisme, mais de l’affirmation de l’hétéronomie de l’homme vis-à-vis de
l’Etre527.
On admettra qu’Heidegger n’est pas écologiste, mais comment prétendre qu’il ne
critiquerait pas la technique ? Nous ne pouvons plus répondre à cette question en invoquant
son modernisme réactionnaire, puisque précisément la conception de la technique formulée
523
Nous suivons ici la traduction, comme du reste le fait Derrida in Geschlecht III (ce qui est autrement grave
puisqu’il traite du nationalisme). Heimat n’est pourtant pas identique à « patrie » (Vaterland), comme expliqué
infra (1e section, note 18, section VII.1.b).
524
Affirmant que toute catastrophe peut être considérée comme une « forme de terrorisme » au sens où elle a « le
même effet de déstabilisation » sur le « système mondial » (et de citer le séisme de Tokyo en 1923, lors duquel on
massacra des milliers de Coréens tenus pour responsables), il conclut : « Tout concourt à la défaillance d’un
système qui se voudrait infaillible. Et, au regard de ce que nous subissons déjà dans le cadre de son emprise
rationnelle et programmatique, on peut se demander si la pire catastrophe ne serait pas l’infaillibilité du système
lui-même » (Baudrillard, « Violence de la mondialisation ».)
525
Sur ce mouvement, cf. notamment Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich.
526
Sur celle-ci, cf. notamment Pierre Hadot, Le Voile d’Isis ; Daston et Galison, Objectivité (les passages
pertinents sont indiqués dans les index respectifs).
527
Le fragment date de 1938 ou 1939 : GA 95, 73-74, §71. Il est proche du §75 déjà cité, qui critique aussi la
« théorie de la « terre » et de la « nature » » (GA, 95, 76-82, §75) ; Ponderings VII-XI, 56, 58-62.
490
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
après-guerre rompt avec cette position. On lui refusera alors le titre de « critique » au sens où
il s’abstient de toute considération empirique, théorético-pratique, non seulement du fait de sa
conception de l’histoire mais aussi parce qu’il exclut comme non-pertinente toute conception
anthropo-instrumentale de la technique. Dans la mesure où il ontologise la technique sous la
forme du Gestell – sur lequel nous n’avons, par définition, aucune prise – cette pensée
n’ouvre sur aucune politique – en cela, elle se distingue de ses théorisations antérieures qui
pensaient au contraire pouvoir, par un acte politique et intellectuel, « spiritualiser la
technique ». On a pourtant soutenu que transposer la « critique » au niveau « ontologique » la
rendrait d’autant plus puissante. Cette affirmation repose sur l’idée selon laquelle une
« explication » avec la technique ne pourrait se contenter d’une critique des dérives ou abus
dans l’usage des techniques, ni même d’une réévaluation de la Modernité et des concepts de
progrès ou de croissance, par exemple. Elle requerrait, de façon plus « fondamentale », une
explication avec la métaphysique, depuis son origine grecque528. Mais, à supposer même
qu’on accepte la mythologie heideggérienne de l’histoire, une critique, fût-elle philosophique,
peut-elle se contenter d’être métaphysique ?
Nous dessinerons ici la figure d’un Heidegger tenant d’une conception quasithéologique de la technique qui le contraint à voir dans le malheur même l’espérance du salut.
Mais en déroulant le fil de ses réflexions, nous montrerons d’une part que le conservatisme
n’a pas grand-chose à voir avec sa philosophie de la technique, et aborderons d’autre part
plusieurs problèmes pertinents pour la philosophie de l’environnement, à commencer par la
distinction entre nature et artifice. On dégagera aussi, à partir du philosophème de la
« sérénité » (Gelassenheit), sa défense d’un usage « autre » des choses et de la technique, qui
pourrait s’apparenter à une éthique, peut-être mystique, de la technique. Avant d’analyser la
critique de la conception anthropo-instrumentale de la technique, qui conduit à l’élaboration
des philosophèmes du Gestell et du Bestand, il faut toutefois éclaircir un point : Heidegger
n’élabore pas une « conception » de la technique, dans la mesure où sa démarche consiste à
rompre avec le concept de technique.
II.4.b LA VACHE EST UNE USINE A LAIT : LA TRANSFORMATION
DE L’ETRE ET LA FIN DE LA NATURE
Nous expliquons d’abord pourquoi la technique ne doit pas être conçue, selon
Heidegger, comme un concept. Nous montrons ensuite comment le Gestell amène à mettre en
528
C’est l’idée soutenue par Heidegger dans l’entretien au Spiegel, lorsqu’il affirme que seule une pensée
« occidentale » peut permettre de nous confronter à la technique, et qu’il n’y a donc rien à attendre, par exemple,
du bouddhisme-zen (en vogue chez les hippies) – bien qu’il dise aussi qu’il n’est pas impossible qu’en Russie et
en Chine des « traditions anciennes de « pensée » » puissent se « réveiller » et aider à « rendre possible pour
l’homme une relation libre avec le monde technique ».
491
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
cause la distinction entre nature et artifice. Ces considérations mènent Heidegger à rejeter
toute idée d’une nature « originaire » ou « primitive » qu’il faudrait défendre contre la
technique ou l’industrialisation : selon lui, une telle nature n’existe plus dès le commencement
de la métaphysique. Nous évoquons ensuite ses critiques du mouvement de la Lebensreform
avant de traiter brièvement de sa conception de la biologie stricto sensu (en ignorant donc tout
ce qui relève du racisme). Avant d’examiner ses thèses sur la possibilité d’un « autre » usage
des objets techniques, nous concluons cette section sur le rôle qu’il assigne à la pensée à l’âge
de la « domination planétaire » de la technique.
II.4.b.i L’essence de la technique, l’intention, l’animal
Le premier mouvement de QT consiste, en apparence, à se dégager de toute analyse
empirique : « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique ». Ceci implique
qu’on ne saurait penser la technique en formant un concept rassemblant les différentes
instanciations techniques : l’essence de la technique n’est pas ce qui est commun à toutes les
techniques, ni aux objets techniques. L’essence d’une chaise n’est pas le concept ou l’idée de
la chaise ; de même, l’essence de tel plant génétiquement modifié ne serait pas, selon
Heidegger, l’idée abstraite ou le concept de l’OGM ; cette essence n’est pas non plus à
chercher, plutôt que dans le produit, dans la technique, ici la technique d’ingénierie génétique,
ni dans la compréhension scientifique de la transgenèse. Pas plus l’essence de la technique
n’est-elle à trouver dans ce qui rassemblerait les différentes techniques entre elles, mécanique,
génétique, forestière, etc. Non seulement il ne faut pas penser l’essence de la technique sous
forme d’une quiddité, essentia, eidos ou idea, mais c’est la technique elle-même « qui exige
[…] que nous pensions » autrement l’essence (QT, 40).
Que cette proposition soit fausse ne lui enlève pas son efficacité : Heidegger
s’émancipe des définitions traditionnelles, telles qu’on peut les trouver soit dans le sens
commun (la « conception anthropo-instrumentale »), soit chez les philosophes, d’Aristote à
Marx en passant par Kant. Les philosophes définissaient en effet la technique en contrastant
l’objet et l’acte technique à la nature, en se fondant sur le rôle primordial de l’intention
humaine présidant à l’élaboration du produit529. Ainsi, ce n’est pas la nature du produit –
l’outil – qui permet de remonter à la technique, mais l’acte créateur, conçu comme fabrication
ou production, qui est distingué du processus naturel et organique. Il n’y a aucun critère
intrinsèque pour départager un objet naturel d’un artefact : in abstracto, un silex régulier peut
529
Aristote, Métaphysique, Z, 7, 1032b ; Kant, Critique de la faculté de juger (1790; Aubier, 1995), §43; Marx,
Le Capital, livre I, 3e section, chap. VII, §1. Cf. récapitulatif in Jean-Pierre Séris, La technique (1994; PUF,
2013), 22‑31; cette définition de l’homo faber est reprise par Paul Ricœur, « L’aventure technique et son horizon
planétaire », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique 76, no 1 (2003): 67‑78. La définition
aristotélicienne rompt avec la conception grecque (Vernant, « Prométhée et la fonction technique »; « Travail et
nature dans la Grèce ancienne (1965/1996) ».)
492
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
être l’œuvre d’un homme ou du hasard530. Mais si seule l’intention permet de départager
l’artefact du hasard ou de la spontanéité naturelle – ce qu’objectait déjà le philosophe R.
Taylor à N. Wiener531 –, ce critère lui-même est extrêmement fragilisé aujourd’hui.
La philosophie est le camp retranché du mythe de l’homo faber. L’usage des outils étant
lié au concept d’intention, et donc par extension à la volonté et à la conscience, l’homo faber
implique bien davantage que le seul privilège d’utiliser des outils. Le complexe obsidional de
l’humanisme s’explique, et le mythe philosophique continue à exercer ses effets, y compris là
où il est rigoureusement mis en cause : en éthologie, en psychologie expérimentale, en
archéologie, etc. Les singes manipulent des outils, et on peut rapporter des techniques et des
comportements particuliers, acquis par apprentissage, à des groupes particuliers532.
L’intention, qui servait de critère pour distinguer l’artefact de l’objet naturel, est ainsi
triplement menacée : d’abord, certains animaux utilisent des outils533 ; ensuite, on ne peut
opposer – comme le montre la psychologie expérimentale – de façon binaire l’instinct à
l’intention humaine ; enfin, la relation, qui paraît presque essentielle, entre l’évolution des
hominidés et la présence des silex bifaces (le fait qu’on en ait trouvé dans le monde entier)
conduit à s’interroger sur le statut intentionnel de cette technique, qui pourrait peut-être
relever plutôt de « l’instinct »534. Un débat s’est ainsi ouvert sur l’applicabilité de la notion de
« culture(s) » aux animaux – autre remise en cause du dualisme nature/culture, qui montre
ainsi sa liaison nécessaire avec l’anthropocentrisme. Le paradigme darwinien de la
paléoanthropologie rend ce débat nécessaire, sauf à refuser de comprendre le processus
d’hominisation535. Utiliser, comme le font encore la plupart des philosophes, une définition ad
hoc de la culture qui la réserve aux humains, bloque toute compréhension de l’hominisation.
En outre, cela conduit à l’idée que l’humanité serait unique – idée triviale puisque toutes les
espèces le sont536. La différence anthropologique est ainsi fondée sur cette idée qu’il n’y
530
Nous reprenons ici l’exemple de Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 206, note. Celui-ci n’est
peut-être pas le meilleur: selon T. Ingold, au contraire, « il est invraisemblable qu’un accident ou qu’une série
d’accidents puisse engendrer l’éclatement typique d’un biface » (in Faire..., 86.).
531
Galison, « The Ontology of the Enemy », 249‑52.
532
A. Whiten et al., « Cultures in chimpanzees », Nature 399, no 6737 (17 juin 1999): 682‑85.
533
Ibid. et Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? (Les liens qui
libèrent, 2016), 105‑29, chap. III (entre autres).
534
Il s’agit là d’un double-bind théorique, que T. Ingold relie à l’hylémorphisme. D’un côté, tout indique que les
bifaces sont le produit d’une activité intentionnelle ; mais on ne peut alors rendre compte de leur omniprésence.
De l’autre, si l’on en fait, à l’instar de Leroi-Gourhan, la conséquence du « schéma corporel » des hominidés, et
qu’on les considère comme une sorte d’ « excroissance prothétique du corps des hominidés », alors ils relèvent de
l’instinct, plutôt que de l’intention : on rend alors compte de son omniprésence, mais pas du caractère
intentionnel. Cf. la discussion in Ingold, Faire..., 83‑92.
535
Tim Ingold, « `Tools for the Hand, Language for the Face’: An Appreciation of Leroi-Gourhan’s Gesture and
Speech », Studies in History and Philosophy of Science, vol. 30, no 4 (1999): 411‑53; Pascal Picq et Hélène
Roche, Les premiers outils : Les origines de la culture (Le Pommier, 2004).
536
Ces deux arguments sont repris à Kevin N. Laland et William Hoppitt, « Do Animals Have Culture? »,
Evolutionary Anthropology 12, no 3 (19 mai 2003): 150‑59.
493
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aurait pas des animaux, mais l’animal537 – qui ne se définit, dès lors, que par négation de son
humanité. Il faut renverser la proposition de S&Z (§10) : l’animal est un homme privé de
raison538. Une définition qui concerne l’humanitas de l’homme, mais ne dit rien, à proprement
parler, de l’animal. La perspective darwinienne oblige à se poser la question de la possibilité
d’identifier un lieu d’une discontinuité radicale : à quel moment entre-t-on dans l’humain ? A
quel moment cette innovation a-t-elle eu lieu, étant entendu que cette origine n’est pas
nécessairement unique et que toute régression n’est pas exclue539 ?
Si, sans doute sous l’influence de l’humanisme philosophique, la paléoanthropologie
semble majoritairement poser cette question en termes de discontinuité – en préjugeant donc
de l’existence de celle-ci –, le débat éthologique quant à l’usage de la technique par les
animaux et, plus largement, sur l’extension de la notion de culture, peut conduire à imaginer
plutôt une continuité. Cela ne constitue pas un « préjugé » fondamental de l’éthologie : on
peut tout à fait soutenir l’existence de cultures animales sans préjuger de la question d’une
éventuelle discontinuité humaine, puisque l’évolution se ramifie en branches distinctes plutôt
que de converger vers l’homme. Aussi, des chercheurs ont affirmé que les primates étaient les
plus mauvais candidats pour s’interroger sur la notion de culture, entre autres en raison d’un
biais primatocentrique et « cérébrocentrique » qui ne fait pas droit à la notion d’évolution
convergente (à savoir que l’intelligence ou la culture ait pu se manifester dans des lignées
distinctes des mammifères et même des vertébrés – par exemple chez la pieuvre540, qui n’est
pas un bon candidat pour la notion de culture mais dont les capacités cognitives sont
reconnues)541. Certains poissons et oiseaux, les orques (qui communiquent en dialectes), les
baleines à bosse, seraient ainsi de meilleurs candidats542. Terminons sur une « anecdote »
symbolique qui interroge le statut des animaux, la mythologie européenne et l’opposition
entre savoir et mythe : on a récemment montré le caractère fondé des mythes aborigènes
concernant une technique innovante de chasse (largement utilisée par les Amérindiens pour
537
Th. Hoquet insiste à juste titre sur la nécessité de penser les animaux en tant que pluralité (« Animal
Individuals: A Plea for a Nominalistic Turn in Animal Studies? », History and Theory 52, no 4, (2013): 68‑90.).
538
Ce que la philosophie classique montre clairement (cf. la lettre de Descartes au marquis de Newcastle du 23
novembre 1646, loc.cit., ou la lettre de Leibniz à Conring de mars 1678 où il déclare que si on lui présentait un
singe qui l’emporterait contre un homme au « jeu des sacs », il se ferait végétarien et « condamnerai avec
Porphyre […] la tyrannie exercée par les hommes sur les animaux »).
539
Nous soulignons par là que sur l’échelle de l’évolution, la « rupture » de l’hominisation a pu avoir lieu avant
d’être « oubliée ».
540
Evoquant, entre autres, les corbeaux, les crocodiles et la pieuvre veinée (coconut octopus), F. de Waal
s’exclame : « Un mollusque qui ramasse des outils pour jouir d’une protection future, si simple soit-elle : que de
chemin parcouru depuis le temps où l’on voyait dans la technique le trait qui définissait notre espèce ! » (in
Sommes-nous trop bêtes..., 128, excipit du chap. III.).
541
Laland et Hoppitt, « Do Animals Have Culture? »
542
Ibid.; cf. aussi Rangarajan, « Animals with Rich Histories: The Case of the Lions of Gir Forest, Gujarat,
India ». Cf. aussi l’exemple surprenant du mutualisme entre l’indicateur, un oiseau qui pratique le parasitisme de
couvée (et qui ne peut donc rien « enseigner » à sa progéniture), et l’homme; un biologiste parle de « coévolution » des comportements de l’homme et de l’oiseau (Florence Rosier, « Comment un drôle d’oiseau s’allie
à l’homme pour dénicher les ruches », Le Monde.fr, 26 juillet 2016.).
494
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
chasser le bison). Certains rapaces déclenchent en effet des incendies en utilisant des
brindilles afin de déplacer le feu543.
Qu’il y ait des cultures animales n’enlève en rien la singularité de la culture humaine.
Affirmer, toutefois, que celle-ci réside dans sa complexité relève d’un cercle vicieux : la
complexité de la culture humaine n’explique pas sa singularité, elle est cette singularité. Il
faut donc trouver ailleurs que dans la complexité les traits qui singularisent la culture
humaine544. Bien qu’on puisse dire que les animaux ont aussi une histoire 545, l’aspect
cumulatif et stable de celle-ci chez les hommes est distinctif. De même, les innovations se
diffusent plus chez les hommes que chez les animaux, demeurent plus stables – ce qui renvoie
aussi à la tradition et aux sociétés jadis dites « sans histoire » –, et ont un caractère élevé de
cumulations (nonobstant la stabilité de l’industrie lithique acheuléenne et oldowayenne,
demeurées quasi-identiques pour plus d’un million d’années546). Enfin, si les animaux
modifient leur environnement, la « construction de niche » par les humains est plus
importante. Aucun de ces traits n’est absent chez les animaux, mais ils sont présents à un
degré supérieur chez les humains, ce qui conduit à une différence de nature 547. Le mythe de
l’homo faber s’effondre, le haut degré technologique atteint par l’humanité n’en constitue pas
moins un de ses traits essentiels – y compris, bien sûr, pour les sociétés dites « primitives ».
Cette conclusion, qui horrifierait peut-être Heidegger, est tempérée par l’importance de la
tradition et du conformisme dans les sociétés humaines : si l’innovation est importante, son
maintien exige aussi une tradition, qui permet le réapprentissage et la transmission
générationnelle (comme dit Latour, la théorie de la relativité n’existe à Singapour que parce
qu’on y forme des physiciens, sans quoi elle serait « oubliée »). En tout état de cause, ni
l’intention, ni l’outil, dont le couple forme la définition traditionnelle de la technique, ne
peuvent être considérés comme le propre de l’homme.
La philosophie classique oppose donc d’abord l’art et l’artifice à la nature en faisant
appel à l’intention. Cette définition demeure actuelle : si Katz s’oppose à l’ingénierie
génétique, soit aux projets de « restauration de la nature »548, ce n’est pas au nom d’une
défense d’une « nature vierge », mais parce que selon lui – et on reconnaît la tonalité
heideggérienne du discours – « nous ne pouvons (et ne devons) pas tenir les objets naturels
pour des artefacts, car cela revient à assujettir leur essence même à une intention et à un projet
543
Nathaniel Herzberg, « Le milan noir, oiseau pyromane », Le Monde.fr, 21 janvier 2018.
Laland et Hoppitt, « Do Animals Have Culture? »
545
Rangarajan, « Animals with Rich Histories: The Case of the Lions of Gir Forest, Gujarat, India ».
546
« Même si la comparaison [de différents spécimens] témoigne d’un progrès constant en termes d’équilibre et
de symétrie, la forme générale est restée globalement inchangée » (Ingold, Faire..., 84.).
547
Nous reprenons toujours Laland et Hoppitt, « Do Animals Have Culture? »; sur la capacité du vivant à
modifier son milieu, cf. aussi Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 258.
548
Sur ce thème, voir la discussion in Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 247‑64, chap. VII.
544
495
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(design) humains »549. Ce n’est que dans un second temps qu’on distinguera l’art (au sens
moderne) de la technique – procédé que suit Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art ».
Davantage que le caractère erroné de la conception de l’homo faber, ce qui importe ici c’est
l’impossibilité d’isoler, par cette définition qui lie la technique à l’intentionnalité, la
spécificité de la technique moderne. Hegel et Marx l’avaient ainsi complété par l’analyse du
machinisme et de l’industrie, en insistant sur l’aliénation et sur le caractère émancipateur de la
« grande industrie » qui déchire « le voile qui cachait aux hommes leur propre procès social
de production »550. Au lieu de suivre cette voie, Heidegger rejette, plutôt qu’il ne complète, la
définition traditionnelle de l’activité technique. On verra toutefois qu’au lieu de s’en
émanciper, il opère un renversement de cette conception, fondé notamment sur les rapports
entre intention et technique.
II.4.b.ii Les exemples : philosophie ou sciences sociales ?
En évoquant l’artisanat, nous avons montré qu’on ne pouvait accorder un statut
philosophique à ces exemples, dans la mesure où on peut les remplacer par d’autres sans
modifier le sens du texte551. L’usage des exemples dans QT diffère de ce point de vue, dans la
mesure où ils sont utilisés en tant qu’éléments d’argumentation plutôt que pour connoter le
texte. Ils servent en effet de marqueurs permettant de distinguer la technique modernes des
techniques plus anciennes (plutôt que de l’artisanat en tant que tel).
Le moulin à vent serait non-moderne parce qu’il n’accumulerait pas l’énergie,
contrairement à la « chaleur solaire emmagasinée » par le charbon (QT, 20-21). Pourtant, les
moulins jouèrent un rôle crucial dans l’industrialisation des filatures. Au temps même
d’Heidegger, ils étaient un moyen important de mise à disposition des étants (« le sol marin
doit se transformer en terres labourables », s’exclamait la presse lors de l’édification, en Frise
du Nord et grâce aux moulins, d’un pölder de plus de 1 300 ha552). Au Moyen Age, ils
permettaient de faire tourner les forges, donc de construire les outils agraires : on transformait
ainsi l’énergie hydraulique en énergie calorique553. Bien que les commentateurs n’hésitent pas
à suivre Heidegger en soutenant que le processus de « pro-vocation » de la technique – la
libération de « l’énergie cachée dans la nature », son accumulation et sa transformation –
serait caractéristique de la Modernité ou du capitalisme554, celui-ci est en fait analogue au
549
Katz, « Le grand mensonge... », 366.
Marx, Le Capital, livre I, chap. XIII, §9, 546. Cf. supra, 2e partie, section I.3.
551
Cf. supra, section II.3.c.v.
552
L’Allemagne mit en œuvre de nombreux projets de poldérisation, d’abord dans le cadre de la politique
autarcique, puis pour répondre aux pénuries d’après-guerre. De façon générale, environ « 1,8 millions d’hectares
ont été conquis sur la mer depuis deux millénaires » (Frédéric Bertrand et Lydie Goeldner, « Les côtes à polders.
Les fondements humains de la poldérisation », L’information géographique 63, no 2 (1999): 78‑86; Blackbourn,
The Conquest of Nature (pour les projets d’après-guerre, cf. p.325).).
553
Mathieu Arnoux, « 200 000 ans de transition énergétique », L’Histoire, février 2015.
554
Cf. par ex. Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation ».
550
496
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
processus, décrit par M. Bloch, du passage de l’énergie humaine à l’énergie animale, puis
hydraulique, opéré de l’Antiquité au Moyen Age 555. On le suit aussi lorsqu’il fait du charbon
ou de l’atome le « principe époqual », suivant ainsi une tendance répandue à parler en termes
d’ères énergétiques – alors même que le charbon assurait encore, en 1990 comme en 2019,
près de 40% de la production mondiale d’électricité556. Enfin, Heidegger distingue le forestier
actuel de son grand-père, qui n’aurait pas encore été pris dans le Gestell – ceci dans un pays
qui, dès le XVIIIe siècle, élaborait des méthodes rationnelles de gestion de la forêt, méthodes
qui auraient pu pourtant constituer une illustration quasi-parfaite de la « mathématisation de la
nature »557 !
Le refus de s’appuyer sur les sciences sociales conduit à des approximations, au point
que rien ne permet d’affirmer la modernité du Gestell : ni les critères (empiriques) utilisés, ni
sa caractérisation comme mise à disposition de la nature comme fond, ne le distingue des
modes plus archaïques d’exploitation de la nature. Toute l’ « argumentation » repose sur la
mythologie de l’Etre et l’idée arbitraire qu’un « principe époqual » unique, éventuellement
incarné par une source énergétique, régirait chaque époque. L’absence d’interrogation sur le
statut déficient de ces exemples conduit à perpétuer la scission entre philosophie et sciences :
comme l’a souligné Habermas, le rejet des méthodes positives débouche a minima sur la
naïveté558. Loin d’être périphériques, « illustratifs » ou simplement connotants, ces exemples
« ontiques » justifient un discours « ontologique » : s’ils n’ont pas de validité empirique,
comment souscrire, comme le font encore Schürmann ou Neyrat559, à l’idée que l’étant se
manifesterait différemment aujourd’hui (que ce soit la forme d’un « objet » ou d’un « bien de
consommation ») et hier ? En dépit des dénégations, l’essence de la technique est bel et bien
rapportée à des techniques déterminées, et Heidegger ne fait que mine de se dégager d’une
analyse empirique. Contrairement à la cruche (CH), ces exemples jouent un rôle stratégique :
ils résultent de la nécessité, pour l’ontologie, de demeurer lié à l’ontique, ou pour la
philosophie de penser avec les sciences. Ces exemples incarnent la présence du non-, ou du
555
« Mais dans cette progressive relève du monde animé, dont le déroulement résume peut-être l’essentiel de
l’évolution technique – voyez encore le fer substitué au bois, la houille au charbon de bois, les colorants
chimiques à la cochenille ou à l’indigo,– dans cette prise de plus en plus directe que, sans passer par
l’intermédiaire du transformateur animal, l’homme exerce sur les forces naturelles profondes, l’étape franchie peu
avant la naissance du Christ fut, en un sens, la plus décisive de toutes. » (Marc Bloch, « Avènement et conquêtes
du moulin à eau », Annales d’histoire économique et sociale 7, no 36 (1935): 538‑63.).
556
Sur l’idée même de « transition énergétique », cf. la critique de Bonneuil et Fressoz, L’événement
anthropocène, chap. V. Comme nombre de ses contemporains, Heidegger est tenté de parler en termes d’ « âge »
ou d’ « époque de l’atome » ; mais contrairement à eux, il donne à ce terme une signification métaphysique en en
faisant le « principe » époqual contemporain, ce qui contredit d’ailleurs les passages où il affirme que le
« principe » consiste plutôt dans les « biens de consommation » ou dans le Gestell (cf. Schürmann, Le principe
d’anarchie, 168, 215. Voir aussi notes 296 et 298, section II.3.c.iii, et note 401, section II.3.d.ii).
557
Cf. supra, 1e partie, introduction, section I.2 et note 68.
558
Cf. supra, note 445, section II.3.d.iii.
559
Schürmann, Le principe d’anarchie; Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation ».
497
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pré-philosophique au sein du texte philosophique et l’échec d’une ontologie historiale qui
s’arroge le droit de contredire les historiens. La philosophie dévoile ainsi sa face idéologique,
ce qui n’implique pas qu’elle ne puisse produire des effets philosophiques : qu’une
interprétation soit fausse n’implique pas qu’elle soit inactive – y compris au sein de la
philosophie, dont les interprétations affectent en retour les disciplines « positives ».
II.4.b.iii Le rejet du dualisme entre nature et artifice
Le sens du rejet de la définition classique de la technique ne se comprend que par
l’élaboration du Gestell. Celui-ci permet en effet de remettre en cause la distinction
nature/artifice au fondement de la distinction aristotélicienne, en insistant sur l’idée que la
nature est prise, comme tout étant, dans le dispositif général de la technique (le Gestell), sous
la forme du Bestand (le « fond à exploiter »). Le Rhin n’est plus, sous ce régime, une entité
naturelle. Cela veut dire, aussi, qu’il n’est pas une simple matière (naturelle) auquelle
l’homme aurait imposé une forme (artificielle) : la remise en cause du dualisme nature/artifice
est aussi l’effet logique de la critique de l’hylémorphisme (CH). D’un point de vue historique,
dépasser l’antithèse nature/artifice apparaissait nécessaire dès lors qu’on s’apercevait qu’en
modifiant en permanence ses conditions matérielles d’existence, l’homme supprimait la
possibilité de penser une nature strictement extérieure et indemne. « La face entière de la
Terre porte aujourd’hui l’empreinte de l’homme », disait Buffon560. La remise en cause, par
Heidegger, de cette distinction, que l’on pourrait assimiler à une thèse sur la « fin de la
nature », n’est pas ici une apologie de la pleine maîtrise de la nature 561. Elle n’équivaut pas,
non plus, à la thèse d’une « complète intelligibilité » de la nature : Heidegger affirme celle-ci
en tant que la nature est prise, comme étant, dans le Gestell, mais cette complète intelligibilité
va de pair avec l’oubli de l’Etre en tant qu’être – et non plus en tant qu’étant. En énonçant
cette thèse, Heidegger n’effectue ni l’apologie de la maîtrise, ni sa critique : il la formule en
tant que constat, à propos duquel il n’y a rien à faire, sinon méditer562.
560
Buffon, Les époques de la nature (1778), cité in Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 202. Cf.
supra, 1e partie, section I.2.
561
« La thèse de la fin de la nature est celle de sa complète intelligibilité » et de sa « complète maîtrise (C. et R.
Larrère in Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement, 9‑10; voir aussi Bonneuil et
Fressoz, L’événement anthropocène, 103‑5.). C. et R. Larrère sont toutefois contraints d’ajouter que si cette idée
est « manifestement fausse », « elle repose […] sur une constatation juste » (ibid., 12), celle de l’existence
d’objets hybrides, mixtes de nature et de culture. Si cette idée est « fausse », ce serait parce que « nous ne
maîtrisons pas tout » et ne connaissons pas tout – et que donc la nature persiste. Partagé par V. Maris (La part
sauvage du monde, Le Seuil, 2018), ce raisonnement définit la nature comme ce qui résiste à la connaissance et à
la maîtrise humaine. Outre qu’une telle définition heurte la conception de la science comme compréhension de la
nature, elle implique que nous contrôlerions et connaîtrions parfaitement ce qui relève du social et de l’artifice.
Les auteurs ont depuis modifié leur conception (Penser et agir..., 16‑17, 185‑213.).
562
QT, 46 ; ECM, 144 : « l’impérialisme planétaire de l’homme organisé techniquement » constituerait un
« destin de l’essence moderne » qu’on ne saurait ni « quitter », ni « suspendre », mais auquel on pourrait répondre
par une « méditation préparatoire ». C’est là une constante de la pensée heideggérienne.
498
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
La sélection variétale et l’agronomie moderne rendent impossible l’acte de penser un
épi de maïs comme une entité strictement naturelle, du simple fait qu’il possèderait son
principe de développement en lui-même – comme le faisait Aristote. Les plantes (cultivées)
elles-mêmes sont des entités techniques, et l’agronomie n’a fait que mettre en lumière le fait
qu’elles le sont depuis les débuts de l’agriculture. L’aménagement des fleuves à des fins
d’exploitation de leur puissance hydraulique, mais aussi d’irrigation, de protection à l’égard
des inondations, de gains de terres arables, de délimitation de frontières, de transport, etc.,
rend également sensible la disparition du « purement naturel ». L’historien D. Blackbourn a
ainsi montré comment, avant sa « fabrication » au XIXe siècle, le Rhin ne cessait de sortir de
son lit. Il s’étalait en une multitude de bras qui ne cessaient de se replier sur eux-mêmes, dans
une large plaine alluviale, formant autant d’îles et de « zones humides », d’où un débit très
lent. Il ne cessait de submerger les terres alentour, de déplacer le terrain et de se déplacer luimême, si bien qu’alors que la France révolutionnaire tentait d’imposer le concept de frontière
« naturelle », un ingénieur déplorait qu’ « avec les inondations, une île ou une commune, qui
au printemps était française, se retrouvait allemande l’hiver suivant, avant de redevenir
française deux ou trois ans plus tard »563. Certes, ce n’est pas là ce qu’avait Heidegger en tête,
en déplorant la disparition du « fleuve du paysage » : pour lui, ce Rhin-là était tout à fait
« naturel », et c’est seulement la centrale hydro-électrique qui signe l’avènement du Gestell.
Mais le couple du Gestell et du Bestand conduit nécessairement à la mise en cause du
dualisme nature/artifice. Si la nature semble se tenir « contre et au-delà de la technologie »,
elle est toujours déjà insérée dans le Bestand du dispositif technique (DISP, 40) ; il évoque
ailleurs le fait que la technique « englobe [...] tous les domaines de l’étant », dont « la nature
objectivée » (DM, 92), ou le retrait de « la nature en tant que nature » en prenant l’exemple du
remplacement des « matières « naturelles » » par les matières synthétiques564. Heidegger est à
mille lieux d’une pensée de la « nature vierge » ou de la wilderness, ou même d’une « nature
authentique », fût-elle celle du Kulturlandschaft, que l’on pourrait opposer à l’artefact et que
le
Naturschutz défendait. Jünger
constatait déjà l’amenuisement des
« paysages
romantiques », qu’on pouvait encore trouver hier en Turquie ou en Grèce, dit-il, avant d’en
prédire la disparition totale. Ce constat d’extinction de la nature vierge le conduisait à moquer
ces « parcs naturels où l’on maintient en vie à titre de curiosités les derniers restes du
dangereux et de l’extraordinaire »565 – une idée guère différente de la critique heideggérienne
du folklore et qui pourrait être rapprochée de certaines critiques actuelles de la « mise en
563
Blackbourn, The Conquest of Nature, 95 (de façon générale, le chap. II sur la « fabrication » du Rhin). Cf.
aussi Hauriou, Précis de droit administratif, 506‑7.
564
Séance du 11 sept. 1969, TH, 457. Les guillemets sur matières « naturelles » proviennent du texte.
565
Jünger, Le Travailleur, 59, chap. XIV. Cf. aussi le chap. XXXI où il critique les « îles artificielles » du folklore
et le « sans-culottisme » du « retour à la nature ».
499
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cage » de la nature566. Mais Heidegger va plus loin : la métaphysique, et non la révolution
industrielle, serait la cause de la disparition de la nature : il faut remonter jusqu’aux
présocratiques, dit-il dans les années 1930, pour trouver une pensée qui n’ait pas réduit la
nature à un étant567 ; plus tard, même cette possibilité sera niée568. L’origine est toujours déjà
perdue. Si la thèse de la « fin de la nature » est une idée postmoderne, alors Heidegger est
radicalement postmoderne569.
II.4.b.iv Heidegger et la biologie
En affirmant la fin de la nature, Heidegger se distingue du courant de la Lebensreform,
qui s’exclamait que « la vache [n’était] pas une usine à lait »570 . Pour lui, elle l’est devenue,
même s’il le regrette. L’essence de la vache n’est plus la même qu’au Moyen-Age parce
qu’elle serait désormais, littéralement, une usine à lait. Il ne s’agit pas d’opposer à la
zootechnie des races « rustiques », plus « archaïques » et « originaires ». Il ne s’agit pas d’une
technique en particulier, mais de la technique en général, qui conduit à un changement de
l’essence qui concerne l’ensemble des entités (animées ou non – cf. aussi TH, 456, sur la forêt
comme « espace vert ») : selon lui, les vaches issues de races rustiques sont aussi des usines à
lait. Heidegger n’était ni un promoteur de l’agriculture biologique, ni un défenseur des
animaux571. De ce point de vue – et nonobstant ses considérations sur ce qui distingue les
animaux du Dasein –, il serait plus cartésien que Descartes : si ce dernier disait que « toutes
les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »572, c’était avant tout d’un point de
vue épistémologique : les lois de la mécanique s’appliquent à tous les corps. Descartes
maintenait des différences entre les animaux et les machines : le débat sur la théorie de
l’animal-machine porte d’abord sur la question de savoir s’il s’agit de différences de degré (la
taille et la visibilité des organes) ou de nature. Il porte ensuite, d’une part, sur la question de
savoir si Descartes « croyait » à sa théorie ou s’il pensait qu’elle avait simplement une valeur
heuristique et épistémologique573 et d’autre part, sur la possibilité de maintenir une conception
épistémologique sans que celle-ci n’impacte l’éthique et l’ontologie : peut-on avoir une vision
mécaniste – ou cybernétique574 – du monde sans que celle-ci dépasse le statut d’une méthode
566
Birch, « L’incarcération du sauvage... »; cf. aussi Umberto Eco, « Ecologie 1984 et le Coca-Cola s’est fait
cher », in La guerre du faux (Grasset & Fasquelle, 1985), 51‑59.
567
Beiträge, §155 ; GA 95, §4, 95-97 (Ponderings VII-XI, 75. Fragment cité supra, note 192, section II.3.b.ii).
568
Cf. supra, conclusion de la section II.3.c.iii.
569
C’est l’idée de Jameson, qui se plaît à présenter Heidegger comme défenseur d’une Kulturlandschaft, qui serait
« la forme finale de l’image de la Nature à notre époque » ( « The Cultural Logic... », 33‑34.). Cf. aussi Hardt et
Negri, Empire, 236.
570
Cf. supra, 1e partie, section VII.3.c.v. Jonas parle aussi de « machines à pondre », mais dans un sens, semble-til, tout aussi métaphorique qu’il l’est pour la Lebensreform. Cf. Le principe responsabilité, 400.
571
Sur ces mouvements sous le nazisme, cf. infra, 1e partie, sections VII.3.c.iii et VII.3.c.v.
572
Descartes, Principes de la philosophie, IV, §203.
573
Cf. entre autres Chareix, « La maîtrise et la conservation du corps... »
574
Cette question se pose évidemment aussi pour N. Wiener (Galison, « The Ontology of the Enemy »).
500
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
scientifique. Le débat est tout autre pour Heidegger. La vache est devenue, dans son essence,
une machine ; elle est complètement intégrée au Bestand – ce qui, en principe, limite les
possibilités d’empathie. Le « berger de l’Etre », ce n’est pas celui des êtres575. Que les êtres
non-humains se fondent intégralement dans le Bestand découle, entre autres, de la remarque à
propos de l’homme : s’il fait lui aussi partie du Bestand, qu’il est « matériel humain », il ne
« devient jamais pur fonds576 » parce qu’en « s’adonnant à la technique, il prend part au
commettre comme à un mode du dévoilement » (QT, 24-25) – d’où l’on peut déduire qu’en
principe l’homme ne peut jamais être réduit à ne constituer que des « pièces de réserve d’un
stock de fabrication de cadavres »577.
C’est selon cette ligne d’interprétation qu’il expliquera les progrès récents de la
biologie, qui avaient conduit J. Rostand à publier ses Inquiétudes d’un biologiste (1967) et à
traiter notamment des risques d’eugénisme. Dès les Beiträge (§153), Heidegger s’interrogeait
sur le bien-fondé de la biologie : celle-ci est-elle vraiment indispensable ? Ne va-t-elle pas
« nécessairement détruire les « êtres vivants » et empêcher toute relation fondamentale avec
ces derniers » ? Comme toute forme d’objectivation, selon lui, la biologie empêche une
connaissance « réelle » du vivant dans la mesure où elle bloquerait l’accès à son « essence »
et empêcherait ainsi d’établir une « relation » adéquate au vivant. Une fois encore, la science
est vue uniquement sous l’angle du calcul et de la différence ontologique. B. McClintock
(Nobel de 1983) a souligné l’importance, pour ses recherches, de l’empathie qu’elle éprouvait
vis-à-vis des plantes, allant jusqu’à parler de « mysticisme »578. Mais il ne s’agit pas pour
Heidegger de défendre l’empathie ou l’intuition, qui ne se réfèrent, elles aussi, qu’aux étants
et non à l’Etre579. En 1969, il réinterprète donc la biologie à partir du Gestell. Selon lui, plutôt
que de contribuer aux progrès de la médecine, celle-ci devient une « biophysique » qui
conduirait l’homme à être « produit, conformément à une vue déterminée, comme n’importe
quel objet technique ». Heidegger ne s’oppose pas à ce projet : la science ne saurait « s’arrêter
à temps » et il est impossible de « poser une limite à la curiosité humaine dont parle
Aristote »580.
II.4.b.v La pensée face à la technique
La rupture avec la conception philosophique classique de la technique découle ainsi de
la nécessaire spécification de la technique moderne, ce qui explique aussi l’abandon de la
575
Jonas, « Heidegger and Theology », 229.
Nous suivons ici l’usage mais « fond » ne devrait en principe pas prendre de « s » (sauf à comparer le Bestand
à un fonds financier).
577
Il faut garder cela en tête pour interpréter l’extrait du « Danger » cité supra, section II.3.d.iii, note 441.
578
Cf. la biographie d’E. Fox Keller, A feeling for the organism, 1983 (cité par A. Fagot-Largeau, « Etre vivant –
être en devenir ; comment une science du vivant est-elle possible ? », Collège de France, 14 décembre 2006).
579
Cf. l’extrait sur la clarté commenté supra, section II.3.c.iii (GA 95, p.76-77, §74; Ponderings VII-XI, 58.).
580
TH, 446 (9 sept. 1969). La traduction anglaise dit « definite plan » plutôt que « vue déterminée ».
576
501
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conception de l’ « ustensilité » (S&Z) qui ne permettait aucune distinction entre outil et
technologie. La technique moderne est désormais conçue comme conduisant à l’enrôlement
de tout ce qui est – au service, non pas de l’homme, mais du processus technique lui-même –,
d’où l’effacement de la distinction nature/artifice. Cela conduit à un changement de l’essence
des entités qui composent le monde, puisque toutes sont désormais partie de ce Bestand.
L’attitude technique n’est plus seulement l’une des formes du rapport au monde, comme elle
l’était encore dans S&Z et même dans IM : elle est désormais la seule attitude possible, parce
que l’étant ne se présente plus que sous cette forme du Bestand. Cela prépare le passage,
annoncé en 1973, « de l’époque de l’objectivité à l’époque de la disponibilité (die
Bestellbarkeit) » (ZA, 476). Mais si la pensée et la langue elles-mêmes sont menacées, selon
Heidegger, dans leur essence même par cette technicisation, il faut rappeler un trait principal
de sa philosophie : si l’attitude technique est désormais le seul rapport possible au monde, il
est toujours possible d’échapper à cet « oubli de l’Etre » par la pensée – une pensée qui ne se
déploie pas sur un mode solitaire, mais qui est l’œuvre d’une communauté de travail. Cette
communauté n’est plus celle du Volk, mais d’un petit groupe qui doit « inlassablement […]
travailler en dehors de toute publicité à maintenir vivace une pensée attentive à l’être » (TH,
440) : Heidegger théorise, comme on le montrera, une sorte d’interregnum, ou comment vivre
dans une « parenthèse historique ».
II.4.c DE LA CRITIQUE DE LA MAITRISE A L’ « AUTRE » USAGE
Ayant exposé les traits principaux du Gestell, nous montrerons d’abord comment
Heidegger entérine l’abandon du projet politique de maîtrise de la technique puis discuterons
des indications qu’il donne, notamment dans SE (Gelassenheit) concernant une possible
éthique de la technique qui se réfèrerait à un usage « autre » de la technique qui laisserait
toutefois celle-ci intacte. Ceci nous mènera notamment à interroger la notion de conversion et
à proposer deux lectures possibles, l’une qui se réfère à une « métapolitique » et l’autre qui
rapporte la Gelassenheit à l’usage sans propriété théorisé par les franciscains.
II.4.c.i L’abandon du projet de maîtrise de la technique
Après avoir affirmé que l’essence de la technique n’était « rien de technique »,
Heidegger définit la conception anthropo-instrumentale de la technique selon laquelle elle se
caractériserait par la rationalité instrumentale – l’agencement des moyens aux fins – et par son
statut d’activité humaine. Bien qu’ « exacte », cette conception n’est pas « vraie », affirme-t-il
en jouant de sa distinction entre « l’observation » exacte et le « dévoilement » de la vérité. On
pourrait croire que le maintien, malgré son dépassement, de la conception anthropoinstrumentale de la technique, pourrait le conduire à continuer à « penser » la technique, son
fonctionnement, et notamment les questions morales et politiques qu’elle pose. Il évoque en
effet ces questions :
502
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est
pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme
dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la
technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, « prendre en main » la technique
et l’orienter vers des fins « spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le
maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au
contrôle de l’homme (QT, 11).
Ainsi, la maîtrise de la technique, enjeu politique et éthique fondamental, est évoquée
sur un double mode : celui d’une conception instrumentale, qui voit dans la technique un
moyen pour une fin ; celui d’une « spiritualisation » de la technique, une prise ou reprise en
main, qui évoque le discours des modernistes réactionnaires et du nazisme581. Comment ne
pas remarquer d’ailleurs ces guillemets qui reviennent sur l’ « esprit » (les « fins
« spirituelles » »)582 ? S’agit-il d’un désaveu discret d’une conception naguère partagée par
Heidegger ? La proposition d’ « orienter la technique vers des fins spirituelles » paraît
relativement innocente, d’autant plus lorsqu’elle est liée à l’idée de la « prendre en main »,
qui oriente la bioéthique contemporaine. Elle signifierait ainsi qu’il faudrait contrôler le
développement technique afin d’en faire un bon usage, autrement dit « placer l’homme dans
un rapport juste à la technique ». Un tel énoncé pourrait, in abstracto, être rapporté au
personnalisme d’E. Mounier, aux discours de Mitterrand voire même à la critique marxisante
d’Heidegger par G. Friedmann583. Mais précisément, Heidegger n’écrit pas in abstracto. Il
faut donc éclaircir l’équivocité de l’idée selon laquelle il faudrait « maîtriser la technique » et
ce qui constituerait un « bon usage » de la technique ou un « rapport juste » à celle-ci. Pour
cela, l’invocation de « fins « spirituelles » », au centre de son discours des années 1930, est
décisive. Ce discours sur l’esprit et la technique renvoie au modernisme réactionnaire : le
« bon usage » de la technique, pour Schmitt et Heidegger dans les années 1930, c’est entre
autres son usage militariste afin de faire prévaloir une « conception du monde » déterminée.
La discrète phrase sur les « fins « spirituelles » » de la technique peut ainsi être interprétée
comme une forme d’autocritique, adressée au projet nazi de spiritualisation de la technique,
581
Th. Rohkrämer, qui tente de distinguer l’approche jüngerienne de la technique de l’approche nazie, fait
précisément de cet idéal de la maîtrise de la technique un trait du nazisme (laissant de côté le fait que Jünger
partage pleinement cet idéal, tout en affirmant que la technique engage un changement d’existence). Cf.
Rohkrämer, « Antimodernism, Reactionary Modernism and National Socialism. Technocratic Tendencies in
Germany, 1890-1945 », Contemporary European History 8, no 1 (1999): 29‑50.
582
Derrida, Heidegger et la question, en part. « De l’esprit », chap. IV, V, IX sur l’usage des guillemets. Il note
leur suppression, sur le mot « esprit », depuis le discours du rectorat jusqu’à la conférence sur Trakl de 1953, pour
laquelle il propose la traduction iconoclaste de Geist par « l’esprit en-flamme ». On s’étonne donc de ce qu’il
n’ait pas relevé la présence, ici, de ces guillemets, qui plus est parce que les « fins « spirituelles » » y sont mises
en relation avec la « main », sur laquelle il s’attarde.
583
« Quelque convaincu que l'on soit […] de la nécessité d'intégrer d'authentiques forces spirituelles au progrès
technique, sans elles aveugle et mortellement dangereux, […] certaines pages d’Heidegger et de ses disciples
donnent une furieuse envie de leur rappeler que, si l'on considère une famille ouvrière vivant à cinq dans une
chambre d'hôtel […] leur discussion de l’« humanisme » […] ne recouvre pas […] les problèmes authentiques. »
(Georges Friedmann, « Heidegger et la crise contemporaine de l’idée de progrès », Cahiers Internationaux de
Sociologie 16 (1954): 118‑25.).
503
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’Heidegger justifia en le considérant « métaphysiquement nécessaire »584. Nonobstant ES, il
constaterait ainsi l’échec du projet d’une « voie allemande » vers la technique.
Hormis ES, tous les textes d’après-guerre signalent l’abandon de l’idée de maîtrise
« spirituelle » de la technique dans sa formulation moderniste réactionnaire. Il ne s’agit pas
pour autant de revenir à un « bon usage » de la technique : Heidegger écarte le thème de la
maîtrise de la technique, au double prétexte de sa non-pertinence et du caractère « piégé » de
cette volonté de maîtrise, qui ne ferait in fine que reconduire la puissance de la technique. On
a montré qu’Heidegger ne pouvait être ramené à une pensée d’une « nature originaire ».
(Remarquons, toutefois, que l’argumentation qu’il déploie ici est implicitement reprise par la
critique philosophique des projets de « restauration de la nature » et peut en être rapprochée
même si une différence essentielle les sépare585. La conception qui préside à l’ingénierie
écologique, écrit E. Katz, « ne se distingue en rien de celle de la « rationalité technique » qui a
engendré la crise environnementale […] Une nature « restaurée » est un artefact créé pour
répondre aux intérêts des hommes et leur apporter une satisfaction. Par conséquent […] nous
avons affaire à un avatar à peine déguisé du rêve insidieux de domination humaine sur la
nature »586.) Pour écarter l’appel à la maîtrise de la technique, Heidegger va d’abord constater
l’importance politique et culturelle de ce thème : la volonté de maîtrise, selon lui, devient
d’autant « plus insistante » que la technique « menace » de s’autonomiser (QT). Mais ce
vouloir serait lui-même technique.
Si la maîtrise de la technique – ou sa « spiritualisation » – est désormais jugée inutile,
c’est d’abord parce qu’elle serait impossible. Qu’on encense la technique ou qu’on la critique,
« nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté » (QT, 9-10). Il renvoie
ainsi dos-à-dos technophiles et technophobes, progressistes et réactionnaires (QT, 9-10 ; DG,
55-57 ; SE, 144-145587, TH, 454). « Ceux qui depuis toujours appartiennent à hier et ceux qui
depuis toujours appartiennent à demain se rejoignent sur l’essentiel » : ils évitent la
« confrontation » avec la question de l’Etre588. Il ne sert à rien de « condamner » la technique
« comme œuvre diabolique » (QT, 34). Dès lors, les affirmations selon lesquelles nous
sommes devenus, « à notre insu », « esclaves » des objets techniques (SE, 145) et « privés de
584
De la même façon, il affecta de se distancer, après-guerre, du nationalisme (sans pour autant défendre
l’internationalisme) : « Lettre sur l’humanisme », 97, 100‑101; « Evening Conversation: In a Prisoner of War
Camp... », 153‑55. Comp. aux discours du 10-11/11/1933, mais aussi voir, dans « la conversation dans le camp
de prisonniers » (texte daté du 8 mai 1945), le passage, à la fin du texte, sur les Allemands comme « cœur de
l’Occident » qui risquent de devenir les « victimes des idées étrangères »…
585
Cf. entre autres GA, 95, 76-82, §75 sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 58-62).
586
Katz, « Le grand mensonge... », 352; commentaire in Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, 257. Cf.
aussi Azam, « Ingouvernable comme une forêt (recension de J.-B. Vidalou, Être forêts...) » (qui cite Jünger et
Schmitt).
587
Issu d’un discours de 1955, ce texte a été publié en 1959 sous l’intitulé Gelassenheit (SE, trad. in Questions III
et IV, 133‑48.).
588
GA 94, « Cahiers IV », §278, 296-297 (Ponderings II–VI, 217.)
504
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
liberté » (QT, 9-10), ne sont pas des condamnations morales. Heidegger rejette toute
évaluation axiologique – morale ou politique – sur la technique589. Le « pire », dit-il encore,
est de la considérer comme « neutre », de s’en tenir à la conception anthropo-instrumentale,
qui « nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique » (QT, 9-10 ;
DG, 56-57). Toutes ces conceptions (positives, négatives ou neutre) font de la technique un
moyen ou un outil, ce qui la « dégrade dans son essence », car au lieu de penser la technique
comme le déploiement de l’Etre, on en fait un « étant parmi d’autres étants » (DG, 57).
Il peut paraître étrange, voire contradictoire, qu’Heidegger « rejette » la conception
instrumentale de la technique après avoir décrit la transformation du logos en simple
instrument opératoire de la transformation du monde ; et d’autant plus surprenant qu’il exclut
toute condamnation alors même que ce processus semblait être décrit sur le mode d’une
déchéance. Peut-être faut-il lire, derrière cette négation qui prétend s’en tenir au rejet d’une
conception instrumentale, une thèse positive, d’inspiration jüngerienne. Si son ami avait
disjoint machinisme et américanisme, ce n’était toutefois pas pour défendre la neutralité de la
technique. Au contraire, Jünger, comme Schmitt590, s’opposait à l’idée de « dispositifs
purement techniques » et à une conception de la technique comme « domaine neutre, à valeur
universelle ». Pour lui, la technologie impliquait une existence nouvelle, elle faisait
disparaître les anciennes figures du guerrier médiéval ou du paysan derrière celle du
Travailleur, qui pour cette raison même ne pouvait être compris comme ouvrier 591. Plutôt que
la sécurité et le confort bourgeois, si « ennuyeux » et également stigmatisés par Sombart et
Scheler, la technique vise essentiellement la création d’un « espace du danger absolu », tant
dans sa composante militaire que civile (Jünger prétend ainsi que l’automobile avait déjà tué
plus de monde que n’importe quelle guerre, révélant l’avènement de « catastrophes de type
technologique » qu’il est loin de regretter)592. Bref, la technique détermine nos vies d’une
façon autre, impliquant un changement d’essence. Or, cette thèse fut reprise par Heidegger
lorsqu’il affirmait que la technique exigeait une humanité neuve qui « se laisse totalement
dominer par l’essence de la technique »593.
589
Cf. supra, section II.3.d.ii.
Cf. supra, section II.3.a.ii et citation note 146.
591
Jünger, Le Travailleur, 75‑79, chap. XXIII. Sur l’américanisme, cf. Herf, Reactionary Modernism, pp.85-86,
pp.167 sq. et supra, section II.3.a.
592
Jünger, « On Danger »; Le Travailleur, chap. XIII-XIV. Sur le risque et le danger, cf. aussi la notion de
Gefahrvolk (supra, section II.3.b.iv et note 246) ainsi que Scheler, « Le bourgeois », 159. Sur le mépris du confort
affiché par W. Sombart dans Marchands et héros (1915), cf. la critique de Friedrich A. Hayek, La route de la
servitude, 5e éd. (1944; Paris: PUF, 2010), 122‑23, chap. XII. En dépit d’une image répandue, des historiens
soulignent actuellement qu’en 1925, l’automobile était plus sûre que l’usage de chevaux (nonobstant les
différences nationales). Par ailleurs, Hitler lui-même reprit cette comparaison entre les accidents et les morts de la
guerre de 1870-1871, mais pour prôner un abaissement à 80 km de la vitesse sur autoroute (Koshar, « Organic
Machines... », 115, 130.).
593
Cf. passage cité supra, in section II.3.b.iv, note 236, extrait de Nietzsche II, 133‑34.
590
505
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
On tient là une première raison, positive, du rejet heideggérien de la neutralité de la
technique. Notons que si la thèse d’une métamorphose de l’essence humaine due à la
technique peut paraître métaphysique, l’anthropologie fournit d’innombrables exemples de
sociétés profondément modifiées par l’introduction ne serait-ce que d’un objet technique, de
la hache en fer à la motoneige en passant par la télévision594. La seconde raison expliquant le
refus de la thèse de la neutralité technique est davantage liée à sa philosophie générale. En
affirmant que seul l’usage des techniques peut déterminer leur valeur, la conception « neutre »
nous conduit en effet à penser que la technique dépend de l’homme : elle est inévitablement
« anthropologique » (QT, 25-26). « Aussi longtemps que nous nous représentons la technique
comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser » et « passons à côté
de son essence » (QT, 34). Outre son caractère illusoire, l’idéal de maîtrise est jugé néfaste en
ce qu’il nie l’hétéronomie de l’homme. Or, celle-ci constitue un motif central du Gestell et de
la pensée de l’Etre, dont le caractère théocratique est parfois limpide595. Un passage du cours
sur Nietzsche, où il explique qu’un véritable penseur prépare la « décision » entre la
« prédominance de l’étant et la souveraineté de l’Etre », illustre sa manière singulière de
penser l’autonomie de la technique. Dénonçant une véritable « dialectique de la raison » selon
laquelle « tout ce que Nietzsche voulût jamais atteindre [...] se soit retourné en son
contraire », il affirme qu’à son insu :
« Nietzsche [...] est devenu comme l’instigateur et le promoteur d’une intense
autodécomposition, morale, corporelle, spirituelle de l’homme, voire d’une mise en scène de
l’être humain qui a eu finalement et indirectement pour conséquence une exhibition sans
mesure de l’activité humaine par le son et l’image, la photographie et le reportage ;
phénomène planétaire [...] qui reste singulièrement indépendant de la volonté des individus
comme de la manière d’être des peuples, des Etats, et des civilisations 596. »
S’il peut attribuer à Nietzsche l’origine involontaire d’un processus technique et
culturel, qui échappe à toute emprise volontaire et qui relève littéralement de la décadence,
c’est parce qu’il conçoit le penseur comme le porte-parole de l’Etre. Le thème de l’autonomie
de la technique est ainsi rattaché à la pensée de l’Etre. Sur le fondement de celle-ci, il déclare
594
La démonstration est nécessairement plus complexe pour des sociétés modernes, où on met généralement en
rapport des modifications sociales d’envergure avec l’introduction de complexes de techniques nouvelles (les
« révolutions industrielles ») plutôt que d’un objet isolé ; à cet égard, l’étude des peuples autochtones fonctionne
parfois comme une sorte de laboratoire.
Sur la télévision, cf. infra, note 821 (section II.5.d.). Sur la hache et la motoneige, cf. supra, note 66 sur Clastres
(section I.4) et Lauriston Sharp, « Steel Axe for Stone Age Australians » (in Edward H. Spicer (dir.), Human
Problems in Technological Changes (Russell Sage, 1952), cité in Feenberg, Pour une théorie critique de la
technique, 364‑65); Pertti J. Pelto, The Snowmobile Revolution: Technology and Social Change in the Arctic
(Cummings Publishing Co., 1973, cité in Langdon Winner, Autonomous Technology, 86‑88).
595
Il dénonce ainsi l’idée que « toute loi [ne serait] que le produit de la raison humaine » : « c’est seulement pour
autant que l’homme ek-sistant dans la vérité de l’Etre appartient à l’Etre, que de l’Etre lui-même peut venir
l’assignation de ces consignes qui doivent devenir pour l’homme normes et lois » (LH, 123). « L’histoire n’est
pas seulement […] l’accomplissement de l’activité humaine. [Elle] ne devient historique que lorsqu’elle est en
rapport avec une dispensation du destin » (QT, 33) ; seul « un dieu peut encore nous sauver » (ES).
596
Heidegger, Nietzsche I, 370.
506
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que nul « ne peut freiner ou diriger le déroulement historique de l’âge atomique », ce qui
signifie pour lui l’impossibilité de la politique en général : « aucune organisation purement
humaine n’est en état de prendre en main le gouvernement de notre époque » (SE, 143 ; pour
d’autres raisons, Latour soutient la même thèse597). Heidegger justifie l’inéluctabilité du
progrès par sa définition du Gestell. Comme le dit J. Taminiaux, si celui-là est le mode actuel
du dévoilement de l’Etre, il serait naïf de vouloir reprendre « en main la technique moderne »,
de la freiner ou de « l’humaniser »598. Dire que la technique « se laisse [...] maîtriser »,
« positivement » ou « négativement », signifierait « que l’homme serait le maître de l’Etre »
(KEH, 311). Inversement, affirmer l’autonomie de la technique, admettre que la technologie
n’est depuis longtemps plus un simple moyen, mais qu’au contraire c’est l’homme qui devient
l’instrument de la technique, cela constituerait toujours un aveuglement face à « l’essence de
la technique » (DG, 57-58). Cet argument est central : Heidegger ne nie aucunement
l’autonomie de la technique, mais l’idée qu’elle se serait « autonomisée » du contrôle humain.
Selon lui, la technique n’a jamais été un moyen, même à son origine (ibid.). Cela s’explique
d’abord en ce qu’il considère que la technique n’est pas le fruit de l’homme ou de sa volonté,
mais le mode de déploiement de l’Etre. Ensuite, cette thèse préfigure peut-être l’autorécusation de 1964, selon laquelle la « thèse d’une mutation de l’essence de la vérité […]
n’est pas soutenable » (FIN, 302) : l’origine est toujours déjà contaminée599.
Outre ce motif ontologique, si Heidegger abandonne désormais tout projet politique
de maîtrise de la technique, c’est parce qu’il considère les institutions comme parties
intégrantes du dispositif technique – en ce sens, peut-être faut-il comprendre qu’il n’y a tout
simplement pas d’ « organisation purement humaine ». Outre l’amalgame entre les
techniques600, la suspension de toute évaluation axiologique concernant la technique conduit
en effet à la disparition de la spécificité de l’acte et de l’objet technique. L’agro-industrie est
assimilée à l’énergie atomique, que son usage soit pacifique ou militaire (QT, 21), mais
surtout aux « camps d’extermination », eux-mêmes assimilés au blocus de Berlin (DISP,
27601). L’acte politique de décréter un blocus est jugé équivalent à l’industrie, comme l’est
aussi la famine en Chine602. Le concept de technique ne désigne plus des outillages techniques
déterminés, ni même le système socio-technique. Sous le nom de Gestell, il désigne
l’ensemble de l’existence, supprimant la possibilité même d’une politique distincte de la
597
Bruno Latour, « Faisons revivre les cahiers de doléances », Le Monde.fr, 9 janvier 2019.
Taminiaux, « L’essence vraie de la technique », 281‑82.
599
Cf. supra, conclusion de la section II.3.c.iii.
600
Cela est noté par Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, 76; Burbage, « Technique et violence ».
601
Cf. supra, section II.3.d.iii, notes 425 et 441 pour les différentes réactions à cette comparaison.
602
Cf. l’extrait suscité du « Danger » (note 441 in section II.3.d.)
598
507
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique. L’acte politique ne se distingue plus de l’acte technique603. Le caractère « total » de
la technique est une vieille revendication de l’auteur : il avait déjà affirmé que la technique
« englobe [...] tous les domaines de l’étant [...] : la nature objectivée, la culture [...], la
politique [...] « La technique » ne désigne donc pas ici les différents secteurs de la production
et de l’équipement par machines », bien que ceux-ci « jouissent [...] d’une situation
privilégiée [...] fondée sur la priorité accordée à tout ce qui est matériel » (DM, 92).
Ce caractère total de la technique est ontologique plutôt que sociologique, d’autant plus
qu’il inclut la nature dans le Gestell. Il se distingue d’une conception socio-technique, qui
soulignerait la nature hybride des entités techniques et des organisations, soit le fait que le
développement technique ne saurait être radicalement séparé du social 604. Heidegger ne dit
pas que la technique relève de choix (politiques, économiques, culturels…). Une telle
conception, propre aux STS, est « anthropo-instrumentale ». Pour lui, ces choix sont de nature
technique, et s’il n’y a pas d’organisation « purement humaine », c’est parce que toutes sont
déjà prises dans le Gestell, en tant que pièces du Bestand – une thèse qu’on pourrait
rapprocher du commentaire du Léviathan par Schmitt605. Un fil continu relie ainsi les arbres,
le forestier, l’industrie papetière, les médias et leur organe de surveillance (notre CSA). La
« preuve » que le CSA n’est pas une organisation politique, mais une entité technique qui
relève du Gestell, réside selon lui dans l’expérience de pensée suivante (reprise par
Marcuse606) : si le CSA recommandait d’interdire la télévision, il serait immédiatement
dissous (DISP, 36). Même l’auditeur qui croirait s’émanciper de l’industrie médiatique en
éteignant sa radio ne serait libre qu’au sens qu’à « chaque fois il doit se libérer de l’insistance
coercitive de la sphère publique qui toutefois persiste inéluctablement » (ibid.). Même si
demain, tous les postes radio disparaissaient, l’emprise du dispositif demeurerait sous la
forme de l’ « ennui » profond qui atteindrait l’homme (DISP, 37).
Reprenant l’idée du progrès inexorable de la technique, Heidegger transforme celle-ci
pour en faire un attribut total de l’existence contemporaine, qui échappe au contrôle de toute
culture particulière pour devenir un fait global, échappant à la maîtrise et au sens que
pourraient lui donner tel ou tel peuple607 – d’où le syntagme, fréquent, de « planétarisation de
la technique »608. Il ne s’élève toutefois pas contre cette technicisation, ni contre le péril
603
Cf. aussi séance du 9 sept. 1969 (TH, 447). On retrouve la même idée chez Azam, « Ingouvernable comme une
forêt (recension de J.-B. Vidalou, Être forêts...) ».
604
Latour, Changer de société...
605
Schmitt conçoit l’Etat comme le « premier produit de l’ère technique » et considère l’interprétation de Hobbes
comme une « décision métaphysique » dont découle le développement scientifique et technique (Le Léviathan...,
chap. III).
606
Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel (1964; Minuit, 1968), 269‑70.
607
Cf. supra, note 596.
608
Outre les cours sur Nietzsche, voir ECM, 144 (passage cité supra, section II.4.b.iii, note 562) et la phrase sur
« la correspondance entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne » (IM, 202, citée supra,
section II.3.d.iii et note 427).
508
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nucléaire (QT, 37 ; CH, 195, 201 ; ES). Que la technique échappe au « contrôle de l’homme »
ne signifie aucunement que des accidents se produisent, ou plutôt, qu’ils font événement : ces
catastrophes ne disent rien d’essentiel. La technique s’émancipe de l’homme au moment
même où elle fonctionne parfaitement. A l’instar de Jünger ou Sombart, c’est le confort
moderne qui pose problème, pas la catastrophe industrielle (ou nucléaire), ni la guerre. La
« désolation » est « la plus forte dans les pays qui n’ont pas été touchés par la guerre »609 : la
catastrophe n’est jamais arrivée, ou plutôt elle est à venir ou toujours déjà là, ce qui revient au
même – on ne s’empressera pas de lire dans ces propos une négation de la Shoah, mais on
peut s’interroger sur la lucidité de ceux qui reprennent sans ciller ces propos. Commentant
l’appel de Mainau de 1955 sur l’énergie atomique (signé par des Prix Nobel) et le mot d’un
chimiste selon lequel la modification du vivant sera bientôt à l’ordre du jour, il déclare
pourtant que « l’inquiétante transformation du monde » aura lieu « précisément » si
l’humanité continue à vivre, mais que ce qui « est ici proprement inquiétant n’est pas que le
monde se technicise complètement » (SE, 143) : une affirmation ignorée par les
heideggériens. Qu’est-ce qui est donc « proprement inquiétant », si ce n’est ni le risque
industriel ou nucléaire, ni la technicisation complète du monde ?
II.4.c.ii Un usage « autre » de la technique : Gelassenheit
« ... dans un avenir relativement proche, [l’énergie nucléaire couvrira] tous les besoin
mondiaux en énergie […] des centrales atomiques pourront être construites dans toutes les
régions de la terre […] l’explosion d’une bombe à hydrogène ne signifie pas grand-chose. Car
c’est précisément si les bombes […] n’explosent pas et si l’homme continue à vivre sur la
terre que l’âge atomique amènera une inquiétante transformation du monde. Ce qui, toutefois,
est ici proprement inquiétant n’est pas que le monde se technicise complètement. Il est
beaucoup plus inquiétant que l’homme ne soit pas préparé à cette transformation […] Aucun
individu, aucun groupe humain, aucune commission […] ne peut freiner ou diriger le
déroulement historique de l’âge atomique. » (SE, 141-143)
On élucidera cette question en lisant « Sérénité » (SE, Gelassenheit)610. Mais au
préalable, il faut souligner l’inflexion de sens qu’Heidegger donne à des termes utilisés
auparavant, dont ceux d’enracinement, de déracinement et de dévastation. Dans les années
1930, ces termes étaient connotés de façon réactionnaire et nationaliste, rapprochant le
discours d’Heidegger du discours alors répandu sur la décadence, celui de la Kulturkritik
dénoncé par Adorno. Se défendant d’être un conservateur « pessimiste », Heidegger plaçait
alors son espoir dans la « troisième voie » opposée au socialisme et au capitalisme. S’il
609
GA 77, 213-216 (« Evening Conversation: In a Prisoner of War Camp... », 138‑39).
Discours de 1955, publié en 1959 et traduit en 1966 dans Questions III et IV (p.133-148), qui le fait suivre
d’un texte malencontreusement intitulé « Pour servir de commentaire à Sérénité », dans la mesure où il a été écrit
avant : c’est la version abrégée du texte écrit « en 1944-45 » (selon l’éditeur de Questions III et IV). Le texte
intégral, qui se donne sous la forme d’un entretien imaginaire, est daté du 7 avril 1945 et a été publié en 1995 in
GA 77 (« Ἀγχιβασίη: A Triadic Conversation on a Country Path between a Scientist, a Scholar, and a Guide », in
Country Path Conversations (1995; Indiana Univ. Press, 2010), 1‑104.).
610
509
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
demeure marqué par son nationalisme et ce discours sur le déclin, ces connotations
s’affaiblissent toutefois après la guerre. Or, la modification de sa position politique va de pair
avec un changement dans sa conception de la technique et de ce qu’il convient de faire face
au Gestell, étant entendu qu’il ne croit plus en la possibilité d’une solution politique. Le début
de SE laisse pourtant penser que l’ « enracinement » se réfère encore à un discours
nationaliste : le texte prend en effet prétexte de la célébration de l’ « enracinement » dans
l’Heimat de l’œuvre d’un musicien pour reprendre le motif du « déracinement » de l’homme
moderne par la technique. Mais on verra peu à peu qu’Heidegger se réfère à autre chose qu’à
un attachement patriotique. Le « déracinement » désigne le « vrai danger » que pose la
technique par opposition aux risques secondaires que seraient les catastrophes industrielles ou
l’apocalypse nucléaire. Il ne fait aucun doute que l’on réussira à « maîtriser l’énergie
atomique » et à éviter qu’elle nous détruise (SE, 142). Notons l’aspect paradoxal de cette
« critique de la technique », d’autant plus que ce paradoxe est commun à de nombreuses
autres critiques « technophobes » : si Heidegger ne considère pas le risque industriel comme
un danger, c’est certes parce qu’il pense que même si elle fonctionne, la technique est
problématique, mais c’est aussi parce qu’il éprouve une forme de confiance quasi-scientiste
envers les technosciences. S’il ne craint pas que l’énergie nucléaire nous échappe, c’est parce
que cela n’est, à ses yeux, pas possible : le risque industriel n’est qu’à peine un risque
secondaire, il est nié. Heidegger fait non seulement confiance aux techniciens pour maîtriser
l’énergie nucléaire, mais aussi au dispositif géopolitique censé garantir la rationalité des
relations internationales. Tout comme, dans les années 1930, il partait du même constat que le
Cercle de Vienne pour développer sa critique du logos, il partage ici la vision prédominante
des internationalistes, voire de la théorie des jeux, selon lesquels les deux superpuissances ne
commettront pas l’irréparable car cela serait irrationnel – une conception mise en cause en
particulier par G. Allison611. Ainsi, l’argument qu’Heidegger a souvent adressé aux courants
irrationalistes, selon lesquels ils confirmeraient implicitement leur « confiance » en la
« rationalité »612, se retourne contre lui : sa critique de la technique tout autant que la
reconnaissance de celle-ci en tant que force nécessaire et infaillible repose sur une forme de
positivisme sinon de scientisme613.
S’il ne craint pas la catastrophe – que P. Virilio considèrera plus tard comme l’envers
du progrès614 –, cela ne signifie pas que la crainte d’une apocalypse ne disparaisse
611
Allison et Zelikow, « L’essence de la décision ». Cf. aussi supra, 2e partie, section I.4.b.
GA 94, §117, p.384-385: Ponderings II–VI, 280.
613
On concourt partiellement avec Feenberg pour qui Heidegger rejoint le « prométhéisme », bien qu’on ne pense
pas, comme lui, qu’Heidegger chercherait une technique « non-prométhéenne » (Pour une théorie critique de la
technique, 76‑77.).
614
Paul Virilio, « Ce qui arrive » (Fondation Cartier, 2002).
612
510
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
complètement, même si le pathos apocalyptique des écrits datant de la guerre n’est plus de
rigueur. Mais il s’agit d’une toute autre forme d’apocalypse, celle selon laquelle le Gestell
pourrait provoquer la « fin de l’humanité », c’est-à-dire non pas son anéantissement, mais la
suppression de la possibilité d’un « autre commencement » que celui qui aurait été inauguré
par la métaphysique occidentale615. Le caractère eschatologique de sa pensée demeure présent
(Gelassenheit, ici traduit par « sérénité », signifiait, outre son usage courant, « s’en remettre à
la volonté de Dieu »616). Dans SE, le « déracinement » désigne d’abord, littéralement, la
menace qui porterait sur « l’enracinement des œuvres humaines dans une terre natale » (SE,
144). Mais ce concept va changer de sens au cours du texte. A la perte inéluctable de la « terre
natale », il oppose ailleurs l’espoir envers la possibilité de retrouver « un nouveau sol »
(ibid.), qui équivaudrait à une « transformation essentielle de l’humanité »617. Or, ce « sol », il
le dessine, métaphoriquement, par l’opposition qui structure le texte entre « la pensée qui
calcule et la pensée qui médite » (SE, 137).
Au-delà des sciences et des techniques, le calcul est désormais le mode de toute pensée
« qui vise des buts déterminés » et escompte « des résultats définis », « là même où elle
n’opère pas sur des nombres » et n’utilise pas de machines à calculer (SE, 136). Si la
conception anthropo-instrumentale de la technique paraissait encore désigner la rationalité
instrumentale, l’opposition ici tracée entre calcul et méditation va bien au-delà, puisque c’est
toute forme d’intentionnalité qui est considérée comme ressortant du « calcul »618. Alors
qu’Heidegger se libérait de la conception classique de la technique par la critique de la
conception anthropo-instrumentale, on voit ici qu’il aboutit à son renversement : dans un cas,
la technique est définie par l’intentionnalité ; dans l’autre, tout acte intentionnel est technique.
Ce renversement n’aboutit pas à l’équivalence des conceptions, au contraire : la technique
n’est plus définie par son intentionnalité, puisque le Gestell n’est pas le fruit de la volonté
humaine, mais le déploiement de l’Etre. Dans la mesure où le concept d’intentionnalité fait
référence à la volonté, et donc à la puissance de faire mais aussi de ne pas faire, comme le
souligne Agamben619, on est ici à l’opposé de la conception traditionnelle tant de la technique
615
GA 95, « Cahiers VIII» , §3, 92-97 (Ponderings VII-XI, 72-75).
Voir à ce sujet les remarques sur la nature du vœu chez Suarez in Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté
(Rivages, 2011), 76‑77, I, 3], §3.4.
617
GA 96, 29-33 (Ponderings XII-XV, 24‑26). Ce syntagme est aussi utilisé in « Le danger de penser », in GA, 95,
§69 du VIIe « Cahier », p.70-71 (Ponderings VII-XI, 54-55).
618
C’est ce qui fonde l’analyse par Schürmann (op.cit., §11) de la « téléocratie théorique », bien que nous nous
écartons ici notablement de celle-ci dans la mesure où nous nous intéressons avant tout à la technique. C’est aussi
ce qui fonde les recherches proches d’Agamben sur un « geste » sans finalité (cf. Moyens sans fins; Karman.
Court traité sur l’action, la faute et le geste (Le Seuil, 2018); cf. aussi le passage sur la « violence » chez
Benjamin in Etat d’exception (Seuil, 2003), 105‑9.).
619
« Aux mégariques qui affirmaient que la notion d’une puissance distincte de l’acte est inutile parce qu’on ne
peut vraiment quelque chose que dans l’instant où on le met en acte (energei monon dynasthai), Aristote répond
sans relâche que, s’il en était ainsi, il serait impossible de « posséder une technique », c’est-à-dire d’attribuer à un
architecte la capacité de bâtir alors qu’il n’est pas en train de pratiquer l’architecture […] Cependant, cela signifie
616
511
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que de la volonté et de la puissance, puisque le Gestell ne peut pas ne pas se déployer. Mais si
Heidegger délie technique et intentionnalité, celle-ci est considérée en elle-même comme
technique, indépendamment de tout usage empirique d’une technique quelconque. Pour la
philosophie classique, l’usage empirique d’une technique doit être rapporté à l’intentionnalité
si l’on veut prouver qu’il s’agit d’une technique – et non d’un barrage de castors. Pour
Heidegger, toute intentionnalité est technique : il n’est dès lors plus nécessaire qu’elle
imprime sa marque dans la nature pour le reconnaître. L’intentionnalité était un simple critère
de reconnaissance de la technique, qui n’excluait pas des modes intentionnels de rapports au
monde de nature non-technique – ce qui était encore sa position dans S&Z et même dans IM
(46)620. Désormais, elle s’identifie avec la technique – bien que paradoxalement, la technique
ne puisse être considérée comme un outil ni comme le résultat de la volonté du sujet
(individuel, collectif, humain). Par conséquent, aucune forme de pratique (qu’elle relève de la
randonnée, de l’artisanat d’une cérémonie du thé voire simplement de l’amitié621) n’échappe
au Gestell : celui-ci ne connaît d’extériorité ou de dehors ni dans la nature sauvage, ni dans
des pratiques marginales ou relevant de la contre-culture. Depuis le milieu des années 1930, il
avait commencé à écrire qu’il n’y avait plus de dehors ni d’accès à une nature originelle,
conception qui trouva sa formule élaborée dans le Gestell. Mais le geste est une nouvelle fois
radicalisée, puisque c’est désormais l’intentionnalité, donc le sujet, qui est mis en cause.
Cela pose divers problèmes, internes et externes à sa théorie. Sur un plan externe, cela
implique que tout animal capable de viser un but déterminé et d’escompter un résultat défini
pratique une attitude technique – ce qui inclut beaucoup d’animaux, dont les pieuvres622. Par
ailleurs, si l’intention est ce qui définit la technique, il s’ensuit qu’il existe bien une nature
externe, un Dehors du Gestell : la position d’E. Katz se justifie623, puisqu’il paraît
inconcevable d’affirmer que tous les objets naturels relèvent de l’intention humaine ou qu’ils
seraient tous pris dans des programmes de planification : la « nature sauvage » (wilderness)
n’existe peut-être plus, mais la wildness (« sauvage ») est une caractéristique essentielle d’une
partie au moins de la nature, des bactéries aux fleuves en passant par les grands prédateurs et
les phénomènes géologiques et météorologiques. Cette définition de l’intentionnalité comme
[…] que, pour être maître de ses actions, un homme doit pouvoir les faire et ne pas les faire » (Agamben,
Karman, 70‑71. Cf. aussi Aristote, Métaphysique, 1046a).
620
Cf. supra, section II.4.a et note 516.
621
Nous reprenons les exemples de Dreyfus, art. cit. (cf. aussi section II.3.c.v). Ils appartiennent tous, peu ou
prou, à la contre-culture américaine : la randonnée s’intègre dans la conception de la wilderness, l’artisanat dans
le mouvement des arts & crafts et le Livre du thé de Kakuzō, outre l’influence qu’il a eu sur Le Zen dans l'art
chevaleresque du tir à l'arc d’E. Herrigel et vraisemblablement sur Heidegger, était un best-seller de la littérature
hippie. Si Dreyfus évoque aussi l’amitié, par contraste au « réseautage », en tant que « pratique marginale », Jonas
affirme au contraire qu’il n’y a nulle place pour l’amour fraternel ou les bonnes œuvres dans une pensée qui met
la pensée au-dessus de tout (« Heidegger and Theology », 225.)
622
de Waal, Sommes-nous trop bêtes...
623
Katz, « Le grand mensonge... » Cf. aussi Maris, La part sauvage...; Azam, « Ingouvernable comme une forêt».
512
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique opère certes un renversement par rapport à la définition classique, mais elle semble
aussi contredire le caractère totalisant du Gestell. Sur le plan interne, si l’intentionnalité est
technique, alors il n’y a plus de différence entre la technique traditionnelle et moderne : la
technique devient un fait anthropologique, de sorte qu’Heidegger semble revenir à une
conception de l’homo faber, fût-ce sous une forme renversée. Ensuite, en passant de
l’intégration des étants au Bestand, qui constitue le fond de « matières premières » du Gestell,
à l’intention comme acte purement technique – et même en admettant que cette conception ne
remplace pas celle du Gestell mais s’y ajoute plutôt –, Heidegger déplace la problématique
vers le rapport du sujet au temps : il revient à S&Z. L’intention se déploie en effet
nécessairement dans la temporalité (comme le soulignent les conceptions narratives du sujet,
de Ricœur à Ch. Taylor624). Chez Heidegger, cette forme d’intentionnalité est ce qu’il désigne
par la « futurologie » d’un côté, le discours (ordinaire) de la décadence de l’autre, qu’il
assimile tous deux au « décompte du réel existant » (KEH, 319). En considérant que la
« futurologie », la prospective et la planification sont des actes qui relèvent du Gestell,
Heidegger s’écarte de la fascination éprouvée par les modernistes réactionnaires pour la
planification. Mais elle conduit surtout à déplacer l’enquête de l’intention du sujet individuel
au « système », terme utilisé par Baudrillard625 et qui paraît le plus indiqué pour désigner le
mélange institutionnel et technique que vise Heidegger. Ce qui soulève la question inévitable :
en l’absence d’une théorie de l’exploitation, comment peut-on dire que le « système » serait
intrinsèquement « nocif » ? Surtout – et y compris en présence d’une telle théorie – en quoi
les résistances au « système » seraient-elles nécessairement meilleures (jugement moral que
Baudrillard tente d’esquiver626) ? Faute de qualifier plus précisément le « système », de
distinguer entre des régimes, des politiques, mais aussi des dispositifs techniques, la critique
bascule dans une protestation vide. Elle rejoint ainsi l’appel à l’engagement de S&Z, inapte à
opérer les distinctions élémentaires de l’activité politique. C’est précisément pour cela que, de
Marcuse à Jameson, la critique marxiste, même lorsqu’elle prône le « grand Refus »
624
Cf. Galen Strawson, « Against Narrativity », in Narrative, Philosophy and Life, vol. 2 (Springer Netherlands,
2015), 11‑31. Selon sa terminologie (contestable mais heuristique), mais contrairement à ce qu’il soutient,
Heidegger ne serait pas un « narratif » (il n’essaie pas d’effectuer un récit cohérent de sa vie) mais un
« épisodique » (il remet en cause non seulement l’identité à soi de la conscience, mais considère que toute
tentative « narrative » relève du « décompte du réel existant »). Notons enfin que l’intentionnalité temporelle se
retrouve chez certains animaux (à l’instar du chimpanzé du zoo de Stockholm, qui amassa patiemment une
réserve de pierres pour les jeter un jour sur ses visiteurs), d’où la nécessité, pour réserver celle-ci à l’homme,
d’écarter l’intentionnalité dite « triviale » (celle, par exemple, de la pieuvre veinée) et d’en appeler à l’éthique,
comme le fait Taylor en parlant de l’insertion des actes dans un projet de « vie bonne », lequel « exige une
compréhension narrative de ma vie » (in The Sources of the self, Cambridge, 48, cité in Strawson, art. cit., 21).
625
Baudrillard, « Violence de la mondialisation ».
626
Les « singularités » peuvent « être le meilleur ou le pire » ; reste que le « système » est indéniablement
« mauvais » (ibid.). La même question peut être posée à tous ceux qui défendent un Dehors face au « système »
sans s’embarrasser de qualifier la nature politique, juridique et technique du « système » en question (dont
Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du nihilisme... »; Birch, « L’incarcération du sauvage... »).
513
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(L’Homme unidimensionnel) ou refuse d’adopter une posture moralisante, persiste à établir
des distinctions politiques627. La crise environnementale rend la question d’autant plus
pressante : si la critique contre la technocratie est légitime628, comment répondre à cette crise
sans prévoir ni planifier ? Cette question, toutefois, se pose davantage aux heideggériens qu’à
Heidegger : lui-même n’incite à aucune forme de révolte et encore moins de « grand Refus »,
puisqu’évaluer axiologiquement le Gestell serait précisément tomber dans le « piège » de
l’intention. On en revient à la méditation et à la Gelassenheit.
Reprenons donc le commentaire. Le risque réel n’est pas celui de la « destruction
complète de l’humanité et [de] la ruine de la terre » mais celui que la technique fascine
l’homme au point de « l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante [sera] la seule
à être admise et à s’exercer » (SE, 147.). Dans la mesure où Heidegger a mis en cause le
concept d’intentionnalité en tant que tel, cette crainte n’a évidemment rien à voir avec une
simple critique de l’utilitarisme ou de l’acte intéressé. Il ne s’agit pas, non plus, de prôner
l’acte « libre », à la manière des surréalistes629. De quoi s’agit-il donc, puisqu’il est clair qu’il
ne s’agit pas non plus d’un appel à la méditation bouddhiste (on concèdera qu’elle puisse être
une forme de pensée qui ne vise aucun « but déterminé » ni de « résultat défini », mais elle est
nécessairement précédée par un projet intentionnel). Il ne s’agit pas, pour Heidegger, d’altérer
sa conscience, mais d’une grande « décision » – réservée aux philosophes –, non pas « pour »
ou « contre » la technique, mais afin de savoir, écrit-il ailleurs, si la « machination par ellemême est encore capable de prévenir la destruction de son essence », et ainsi de se laisser
expérimenter dans « une nouvelle configuration », ou si elle se laissera brisée par sa puissance
même630. Cela est répété après guerre (KEH, 311631), ce qui montre que malgré l’abandon de
la conception moderniste réactionnaire, il conserve l’idée d’une métamorphose de la
technique. Face à ce risque, il propose un « bon usage » de la technique. Comment
comprendre celui-ci, puisqu’Heidegger avait écarté toute conception instrumentale comme
étant elle-même techno-logique (DG, 57), ce qui empêcherait « l’essence de l’homme » de
« s’ouvrir à l’essence de la technique » (KEH, 311) ? Qualifiant d’ « insensée » l’idée de
« donner l’assaut, tête baissée, au monde technique », il affirme, au contraire, que si « nous
627
Cf. Jameson, « The Cultural Logic... »; et le commentaire in: Anderson, Les origines de la postmodernité,
chap. III, 69-107 (p.92 sur le refus du moralisme).
628
Outre Th. Birch, art.cit., voir, pour des formes et degrés divers de cette critique, Bonneuil et Fressoz,
L’événement anthropocène; Gorz, « L’écologie... »; Azam, « Ingouvernable comme une forêt ».
629
A. Breton, L’amour fou (1937). Cf. aussi le Second manifeste du surréalisme (1930), dont le caractère
scandaleux n’a fait que s’aggraver : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre
dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. »
630
GA 96, 115-117, §74 (Ponderings XII-XV, 91.). Sur le rôle exclusif du philosophe dans cette « décision », cf.
supra, section II.4.c.i, note 596.
631
« Voilà pourquoi l’essence de la technique ne peut être conduite dans la métamorphose de son destin sans
l’aide de l’essence de l’homme. »
514
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dépendons des objets » techniques, au point que nous en sommes devenus « leurs esclaves »,
un bon usage de ceux-ci demeure possible :
« Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement, mais en même
temps nous libérer, de sorte qu’à tout moment nous conservions nos distances à leur égard.
Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu’on en use. Mais nous
pouvons en même temps les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que
nous avons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire « oui » à l’emploi inévitable
des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire « non », en ce sens que nous
les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller, et finalement vider notre
tête. » (SE, 145).
On peut inscrire ce passage dans la litanie de dénonciations du matérialisme et de la
société de consommation, qui appelle à garder une certaine réserve face au « divertissement »
du monde moderne, et que l’on retrouve par exemple chez Mounier632. On pourrait même y
lire un appel à une consommation raisonnée, voire à la décroissance – s’il n’avait pas
explicitement écarter celle-ci comme réponse inappropriée, en tout cas insuffisante et
« inessentielle » (TH, 477) et s’il ne s’était pas montré aussi insensible à l’environnement. Ces
lectures possibles ne rendent toutefois pas compte de la notion de conversion qu’élabore
Heidegger.
Résumons : le dernier Heidegger abandonne la dénonciation virulente de la « technique
déchaînée » menée avant-guerre, ainsi que l’exaltation de la reprise en main « spirituelle » de
la technique incarnée par le militarisme nazi. Contrairement à ce qu’affirme H. Arendt633, le
« tournant » d’Heidegger entérine le fait technique moderne : « Si dans l’être, c’est-à-dire
aujourd’hui dans l’essence du Gestell, une métamorphose advient, cela ne veut absolument
pas dire que la technique [...] serait mise à l’écart. Elle n’est ni abattue, ni [...] détruite »
(KEH, 310). Et c’est de façon pragmatique qu’Heidegger affirme qu’il est normal que nous
fassions usage des objets techniques. Plutôt qu’un autre « faire », il prône désormais un
« autre penser », une méditation qui s’oppose – plus qu’au « calcul » scientifique et à la
rationalité instrumentale – à toute intentionnalité. Or, cette méditation laisse les objets
techniques, et le monde, tel qu’ils sont : en ce sens, elle ne s’ « oppose » pas au calcul, à la
science ou à la technique, qu’elle considère au contraire nécessaires. Elle implique
« simplement » un changement d’attitude à leur égard, une prise de distance qui permette de
ne pas se laisser « accaparer » par la technique et la « pensée qui calcule » (SE, 136). Un tel
changement d’attitude est désormais la forme sous laquelle Heidegger pense ce qu’il avait
naguère appelé « résolution », ou « modification existentielle du On » (S&Z, §54). Ce serait
632
Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Que sais-je? (1949; PUF, 1969).
Au vu des extraits précités de Nietzsche II, l’interprétation d’Arendt (La vie de l’esprit, chap. XV.), selon
laquelle il y aurait un « tournant » entre les deux tomes, qui s’effectuerait sur le mode d’un tournant de la
« volonté de puissance » vers la Gelassenheit, est irrecevable. L’émergence du philosophème de la « sérénité »
marque bien un tournant, mais il ne se situe pas à ce moment, et on ne peut pas non plus considérer, comme le fait
Arendt, la Gelassenheit comme une « alternative » au règne de la technique, puisqu’elle laisse celui-ci intact.
633
515
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
toutefois une erreur, comme nous le montrerons, de le ramener à une simple « révolution en
pensée »634. En outre, alors qu’Heidegger avait tenté d’écarter toute définition classique,
anthropo-instrumentale, de la technique, il est conduit à une formule qui constitue l’épure
même de cette définition : toute technique est intentionnelle, proposition dont il affirme
qu’elle est réciproquement vraie : toute intentionnalité est technique. Or, c’est ce couple entre
la technique et l’intention – qu’il a de lui-même reconstitué après l’avoir critiqué – qu’il se
propose de critiquer. La critique de l’intentionnalité, donc de la conscience et du sujet, se
raccroche ainsi à sa pensée de la technique. Penser un autre rapport à la technique (plutôt
qu’une autre technique, plus respectueuse, par exemple, de l’environnement ou des besoins
réels), c’est en effet nécessairement penser au-delà de l’intention et du sujet. Heidegger
montre ainsi comment toute philosophie de la technique est nécessairement aussi une
philosophie de l’intention, de la conscience et du sujet, et comment toute déconstruction de la
première doit être également une déconstruction du sujet et de l’acte volontaire (tâche que
tente d’esquisser Agamben). Or, s’il laisse les objets techniques, et le monde intact,
préconisant une simple prise de distance, sa critique du sujet laisse aussi celui-ci intact : il ne
s’agit pas d’affirmer que l’intentionnalité serait « mal », ni la technique « mauvaise », mais
d’essayer de penser un autre rapport, tant à la technique qu’au sujet635.
II.4.c.iii La conversion et le transhumanisme d’Heidegger
Ce nouveau rapport à la technique et au sujet, Heidegger le pense dans le cadre de ce
que nous appellerons une « conversion ontologique ». Dans son élaboration de ce que devrait
être une conversion véritable, un « autre commencement », Heidegger renoue avec la tradition
philosophique et théologique636. Nous lirons son appel à une « autre pensée » en nous
appuyant, entre autres, sur le double modèle de conversion identifié par P. Hadot : d’une part
l’epistrophe, d’autre part la metanoia637. L’epistrophe désigne un « tournant » ou une
« inversion » ; ce double sens est présent dans le mot Kehre638. La metanoia, en revanche,
implique un changement d’état d’esprit et l’idée d’une mutation et d’une renaissance. La
conversion implique ainsi « une opposition interne entre l’idée d’un « retour à l’origine » et
634
Bourdieu à propos de l’authenticité de S&Z (« L’ontologie politique... », 117).
On est enclin à penser que la limite des différents « anti-humanismes » du XXe siècle provient de l’idée selon
laquelle il n’y aurait plus de sujet – ce à quoi échappent tant Heidegger que Foucault, qui plutôt de se contenter
d’affirmer la « mort du sujet » le remplace par le couple assujettissement/subjectivation (contrairement à
Agamben, nous ne croyons pas que Foucault rencontre, à la fin de sa vie, une aporie en opposant la subjectivation
à la dé-subjectivation : selon nous, la subjectivation s’oppose plutôt à l’assujettissement, et la désubjectivation
n’en est que le corrélat. Cf. Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure », Vacarme, no 10 (décembre 1999).)
636
Jonas montre à la fois comment il sécularise des concepts théologiques chrétiens et comment sa pensée
constitue une forme de paganisme hostile à la théologie (in « Heidegger and Theology ».).
637
Pierre Hadot, « Conversion », Encyclopaedia Universalis (France) (Paris, 1968).
638
Au sens littéral, la Kehre désigne le « lacet » d’un chemin de montagne : des tournants qui conduisent à
inverser le sens de la marche. On pourrait rajouter le sens d’ascension (lorsqu’on monte). Dévaler la pente, cela
peut coïncider avec l’acte de « couper les lacets ».
635
516
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’idée d’une « renaissance » » (Hadot). La conversion écologique, à ce titre, est prise dans
cette tension : si elle se réfère le plus souvent à une metanoia, un changement d’état d’esprit
qui permettrait une transformation des pratiques, elle renvoie aussi à l’epistrophe, un retour à
la « vie simple » sinon à la « nature vierge ».
On peut sans doute dire qu’Heidegger essaie de penser la conversion dans la tension
même entre metanoia et epistrophe, « retour à l’origine » et « renaissance ». De même, son
appel à l’hétéronomie de l’homme, et l’idée selon laquelle le « salut » ne dépend pas de lui,
nous reconduit à la grâce augustinienne : l’acte de conversion est libre, mais sa liberté est
créée par Dieu639. Le désengagement vis-à-vis du politique correspond, quant à lui, à certaines
modalités de conversion philosophique préconisées par les écoles stoïciennes, épicuriennes et
néo-platoniciennes640. Certes, la conversion heideggérienne s’associe à une critique du sujet,
de la conscience, de la volonté et de l’intentionnalité – qui peut paraître éloignée de Maître
Eckhart641. Un passage des Beiträge (§5), qui aurait pu s’intituler « to the happy few », précise
ce qu’il entend par « philosophie » : ce n’est pas une connaissance axiomatisable, ni même
démontrable, parce que toute démonstration présupposerait que celui qui comprend reste le
même lors du déroulement de la démonstration. Ce n’est qu’à l’issue de celle-ci que la preuve
exige un « mode changé de représentation », ou plutôt de se représenter quelque chose qui
n’avait pas été pris en compte. Or, dans la connaissance philosophique, au contraire, la
première étape engagerait une « transformation de celui qui comprends » (ibid.). Arrêtonsnous : Heidegger relie son idée de conversion à la critique du logos et de la démonstration.
« Cette pensée ne peut jamais se justifier, comme le fait le savoir authentique. Mais elle
est tout aussi peu arbitraire, étant liée à la destinée essentielle de l’être, et pourtant elle-même,
en tant qu’énonciation, ne lie jamais, au contraire elle est simple incitation possible à suivre le
chemin de la réponse, c’est-à-dire à s’avancer, dans l’entier recueillement de la
circonspection, vers l’être qui a déjà parlé » (PSCH, 220). Nous avons souligné que cette
conception allait à l’encontre du rationalisme classique, mais aussi de la théologie
rationnelle642. Heidegger déclare ici que la philosophie n’est pas démonstrative, qu’elle est audelà du logos, ou, prétend-il, de la distinction entre rationnel et irrationnel (FIN, 304), parce
que le cheminement même de la pensée philosophique constituerait un processus de
639
Cela se lit dans de nombreux textes, dont GA, 95, 76-82, §75 sur la « nature » (Ponderings VII-XI, 58-62).
Hadot, « Conversion ».
641
Eckhart parlait d’une Selbstschöpfung, ou d'une sorte d’« auto-création » mystique de l'homme qui ne peut
manquer de rappeler L’Unique et sa propriété de Stirner : « Là, je fus ma première cause, je fus la cause de moimême […] Car, dans cette essence de Dieu, dans laquelle il est élevé au-dessus de toute essence et de toute
différence, là je fus moi-même et je me reconnus créateur de cet homme, et à cause de cela je fus la cause de moimême selon mon être qui est éternel, mais non selon mon devenir, qui est temporel » (Eckhart, cité par G.
Gusdorf, Du néant à Dieu dans le savoir romantique, Payot, 1983, p.115-116). Sur la critique de la volonté par le
« second Heidegger », cf. notamment « Pour servir de commentaire à Sérénité », loc.cit..
642
Cf. supra, section II.3.c.iii.
640
517
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conversion. Jonas parle ainsi d’une « révélation permanente » : cela implique, par contraste
avec le christianisme, que la révélation n’est pas terminée ou achevée ; que les révélations à
venir ne peuvent être jugées à l’aune des révélations passées ; et que donc aucune révélation
ne peut fournir un critère permettant de juger de la vérité d’une révélation ultérieure : l’idée
d’une « vraie doctrine » disparaît, et avec elle celle de l’hérésie643. La conversion n’est donc
ni une illumination soudaine, ni le résultat d’une démonstration qui transformerait le sujet.
Est-elle analogue à la maïeutique socratique ? Non, car Heidegger écarte à la fois la
démonstration et la réfutation – et comme le souligne Jonas, ne pas pouvoir démontrer ce
n’est pas la même chose que de ne pas pouvoir réfuter, notamment en ce qui concerne la
théologie ou la morale. L’impossibilité de réfuter une doctrine conduit à ne pouvoir distinguer
entre la « voix de l’Etre » et celle du « diable » – ou du Führer, ajoute-t-il644. La conversion
heideggérienne n’a donc rien à voir avec la maïeutique, qui procédait d’abord par réfutation
de la doxa – une méthode radicalisée par le pyrrhonisme. Heidegger a prévu cette objection. Il
admet n’avoir aucune méthode sûre pour distinguer le vrai du faux. « Dans une telle pensée,
écrit-il après la guerre, la possibilité de l’erreur est au plus haut point », ce qu’il appelle aussi
l’ « errance » de la pensée ou du chemin (PSCH). C’est à ce titre qu’il prétend ne formuler
aucune « doctrine » (PSCH, 221). Mais comment échapper à l’arbitraire si l’on ne dispose
d’aucun « esprit de géométrie » ou de moyen de « discerner [la vérité] d’avec le faux
lorsqu’on l’examine » ? Heidegger refuse la notion d’évidence ou de clarté intuitive : il ne
prétend pas recevoir la parole de l’Etre comme une révélation – il ne s’agit pas d’une « vérité
divine » que Dieu aurait mis dans les âmes, comme chez Pascal – , et ne cesse de critiquer la
Lebensphilosophie qui s’attaque à la raison pour prôner l’évidence des choses mêmes. Cela
peut sembler, à juste titre, paradoxal. Mais sa réponse est aussi ambiguë : il revendique non
pas le droit à l’erreur, mais d’être dans l’errance : le seul critère dont il dispose, en effet, c’est
celui d’ « être exercé à la marche ». « Demeurez dans la bonne détresse sur le chemin et,
fidèle au chemin bien qu’en errance, apprenez le métier de la pensée » (PSCH, 223). Il nie
tenir des propos arbitraires tout en admettant ne disposer d’aucun critère sûr de la vérité. Un
quidam pourrait en dire autant, mais la science et la philosophie ne relèvent pas de la doxa.
On pourrait dire qu’il prétend fonder la vérité de son discours sur une guideline, plutôt que sur
une règle : ni un critère, ni une méthode, ni, bien sûr, une expérience empirique (celle
qu’apporterait, par exemple, la sagesse des années), mais une expérience de la pensée.
Heidegger compare ici la pensée à un « métier » : faut-il en conclure que la philosophie n’est
pas donnée à tous les hommes – affirmation qui constituerait une rupture dans l’histoire de la
philosophie ? Heidegger déclare en sus : « à qui pense grandement, il faut errer
643
644
Jonas, « Heidegger and Theology », 225.
Ibid., 218, 227. Voir aussi Löwith, « Les implications politiques... »
518
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
grandement »645. Il ne s’agit pas de dire que l’erreur est humaine, qu’elle est un accident
auquel on n’échappe pas, soit que nos évidences relèvent en fait de préjugés, soit que nos
diagnostics empiriques ne correspondent pas avec la réalité, soit que nos démonstrations
trébuchent646. Il s’agit d’affirmer le caractère intrinsèque de la pensée et de l’erreur : l’errance
est le « don de la vérité »647. Une telle proposition n’a rien à voir avec le scepticisme,
l’humilité ou la « morale provisoire » de Descartes. Elle relève au contraire d’une foi qui ne
doute pas et qui se pose comme savoir : « cette vérité [qu’il faut vouloir la « transition » vers
l’autre commencement] exige ce courage de la pensée et cette errance du questionnement qui
ont laissé tout doute derrière parce qu’ils savent cette seule chose au sujet de l’essence
dissimulée de l’humanité : l’être humain est celui jeté dans la vérité du Seyn »648.
La conversion heideggérienne est donc un processus, un « cheminement » qui ne
dispose d’aucune méthode pour discerner le vrai du faux autre que l’expérience de la pensée
acquise en marchant, et qui considère que l’errance fait partie intrinsèque de la pensée. Jonas
a raison de dire que cette pensée ne permet pas de distinguer l’hérésie de la vérité, mais cela
est revendiqué par Heidegger. On est tenté de rappeler un vers d’A. Machado, « Caminante,
no hay camino, se hace camino al andar »649, si ce n’est qu’aucune référence à l’erreur ou à
l’errance ne se trouve dans ce poème et que précisément la liberté du philosophe n’est pas
celle du poète. La conversion heideggérienne ne peut pas plus être rapprochée de la
maïeutique que de la conversion platonicienne, au sens d’une connaissance qui ne serait pas
seulement théorétique et abstraite mais qui transformerait l’homme afin d’assurer une « vie
bonne » et de « sauver » son âme650. D’abord, Heidegger rejette la détermination, qualifiée de
« technique », de la pensée comme θεωρία (LH, 69). Ensuite, cette transformation ne doit pas
être entendue au « sens moral » ou « existentiel », mais par rapport au Dasein (BEIT, §5). Ce
n’est pas un « simple changement d’attitude » (CH, 217). On ne peut « purement et
simplement convertir en choses tout ce qui aujourd’hui se tient comme objet dans le sansdistance », et les choses ne viendront pas non plus à nous comme choses parce que « nous
nous tenons simplement à l’écart des objets et que nous rappelons le souvenir de vieux objets
d’antan » (ibid.). S’ouvrir à l’Etre, ce n’est pas s’éloigner des étants, mais reconnaître en eux
leur « simplicité » et leur « grandeur » (BEIT §5). La « garde de l’être » n’est pas pour autant
645
« L’expérience de la pensée », in Questions III, 31, cité par Trawny dans un ouvrage où il lie l’antisémitisme
des Cahiers noirs à cette « pensée de l’errance » et affirme que « l’errance n’offre aucune prise à l’assignation
d’une culpabilité ». Cf. Trawny, La Liberté d’errer avec Heidegger; et surtout Cohen-Halimi et Cohen, Le cas
Trawny.
646
C’est précisément pour cela qu’il distingue l’errance de l’erreur, qu’il place entre guillemets puisque celle-ci,
selon lui, n’appartient qu’aux théories classiques de la vérité, et notamment de la vérité comme correspondance
(in GA 95, « Cahiers VII », §13, 13-14 : Ponderings VII-XI, 11-12).
647
GA 95, « Cahiers VII », §13, 13-14 (Ponderings VII-XI, 11-12).
648
Nous soulignons. GA 95, « Cahiers VIII» , §3, 92-97 (Ponderings VII-XI, 72-75).
649
« Marcheur, il n'y a pas de chemin, Le chemin se construit en marchant » (in Proverbios y cantares, XXIX).
650
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique? (Gallimard, 1995), 106, chap. V.
519
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« fascinée par les choses existantes » (PSCH, 221). Le contexte de cette phrase demeure
obscur, mais l’incipit de cette lettre affirmait d’abord que la pensée de l’être échappait au
modèle du sujet pensant et de l’objet pensé (l’être), ensuite que l’être ne pouvait être identifié
au réel devant nous (actuel, ou présent), et qu’il ne pouvait pas non plus être « opposé au neplus-être ou au ne-pas-être-encore », lesquels font « eux-mêmes partie de l’être de l’être »
(PSCH, 221). Dans un rare moment de reconnaissance de l’importance philosophique de la
logique, il écrit que la métaphysique avait « commencé à se diriger » vers cette
compréhension de l’être par les modalités du possible et du nécessaire651. Ainsi,
lorsqu’Heidegger préconise de se rapprocher des « choses », ce n’est pas pour dire qu’il faut
s’éloigner des objets ou des biens de consommation (on peut d’ailleurs retrouver l’Etre dans
n’importe quel étant, « que ce soit un rocher, un animal, une œuvre d’art, une machine », LH,
88) ; mais lorsqu’il dit qu’il ne faut pas être fasciné par les étants, il semble se référer aussi
bien aux objets qu’au présent actuel : l’être est irréductible à l’actualité et à la présence du
présent, les choses sont aussi dans le passé, l’avenir et le possible.
Si on ne peut pas convertir par magie les objets en choses, c’est sans doute parce
qu’Heidegger affirme un lien intrinsèque entre la conversion du Dasein et celle des étants. La
« transformation de la science » exige d’abord que le Dasein retrouve « un rapport
fondamental […] à l’être de l’étant » (IM, 116). Sa lettre de 1945 prétendait faire le deuil de
cet espoir: « le changement essentiel qui […] métamorphose [la science] en pure technique ne
peut plus être contenu »652. L’élaboration du Gestell s’accorde avec cette déclaration.
Toutefois, l’idée de conversion demeure : « La chose » traite bien de ce thème d’un rapport
retrouvé à « l’être de l’étant dans son ensemble » (IM, 116). Si la conversion n’est pas
platonicienne, bien qu’elle se revendique encore de la philosophie (BEIT §5), c’est parce qu’il
prétend lier ensemble interprétation et transformation du monde : une interprétation qui serait
« le fait d’une pensée authentique » transformerait en elle-même le monde (TH, 441). Plutôt
que la XIe thèse sur Feuerbach explicitement ciblée, Heidegger ne vise-t-il pas la VIIIe thèse,
qui oppose au « mysticisme » la compréhension rationnelle de la pratique ? Quoi qu’il en soit,
on se heurte, ici, à un mystère. D’un côté Heidegger dit de la conversion qu’elle est un
cheminement, de l’autre qu’elle est un « saut ». Le « changement de paradigme » auquel il en
appelle, pour reprendre Dreyfus, est brutal et immédiat, même s’il n’opère pas par magie :
« La conversion du danger en ce qui sauve serait immédiate »653. La conversion est un
651
La métaphysique analytique contemporaine qualifierait peut-être la position d’Heidegger comme nonprésentiste. On oppose en général le présentisme à l’éternatisme, selon lequel le passé et l’avenir existent autant
que le présent. Ces deux doctrines sont parfois comparées à l’actualisme et au possibilisme, le premier affirmant
que tout ce qui existe est actuel tandis que le second considère que le possible existe aussi. Voir l’introduction de
David Ingram et Jonathan Tallant, « Presentism », in Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018.
652
Cf. supra, section II.3.c.i ; « Le rectorat... », 12.
653
Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du nihilisme... », 58.
520
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« saut » qui transforme à la fois le Dasein, les étants et l’Etre (Seyn ; BEIT §5) : c’est une
transformation ontique et ontologique de l’ensemble de l’humanité et du monde.
Comment s’opérerait-elle ? Dans un fragment intitulé « Ceux du futur » (BEIT, §250),
l’auteur affirme que ces privilégiés auront atteint la « connaissance authentique et historiale »,
laquelle ne consiste pas en la futurologie mais en la connaissance de ce que l’on pourrait peutêtre appeler les conditions de l’histoire, étant entendu que les événements, à proprement
parler, sont pensés comme étant irréductibles à la causalité historique 654. Au-delà de la
connaissance surhumaine qu’Heidegger pose comme « objectif » du cheminement de pensée,
il distingue une déchéance, ou décadence, « authentique d’une « essence distordue » » de
cette décadence. Or, seuls ceux qui cheminent vers cette pensée surhumaine « connaissent »
cette « ère » de la décadence et la voient comme un « autre commencement » : l’illumination
complète et entière à laquelle aboutirait ce « cheminement » serait ainsi l’obtention d’un
savoir divin, mais le fait, comme Heidegger, de reconnaître, ou de commencer à reconnaître,
que le Gestell et la « décadence » ne sont pas une chose négative constituerait le signe d’une
sorte d’élection. Tous les autres mortels ne peuvent, selon lui, que craindre cette décadence,
qui leur apparaît comme une fin, un terme apocalyptique incarné par le Gestell. Technophilie
et technophobie se rejoignent ainsi, selon Heidegger, dans une même pensée de la décadence :
qu’on regrette l’extension du Gestell ou qu’on l’approuve, on ne voit pas que le « péril est ce
qui sauve ». Heidegger explique un peu mieux, dans ce fragment, pourquoi il rejette
l’optimisme et le pessimisme. Etre résigné, c’est ne plus vouloir, tandis que l’optimisme
méconnaît la volonté, en ramenant celle-ci à l’identité du sujet, alors qu’Heidegger essaie de
penser une volonté qui voudrait « au-delà d’elle-même » et qui ne s’accomplirait que dans la
« transformation » (ibid.). Outre l’hubris inouï de cette pensée apocalyptique, remarquons
surtout que la critique heideggérienne de la volonté porte davantage sur l’identité subjective
que sur la volonté : Heidegger ne dit pas autre chose, ici (et ailleurs), qu’il faut « vouloir » le
« nihilisme » car c’est en lui que résiderait le « salut ». Revenons à la conversion : d’une
certaine manière, elle paraît en retrait des modèles plus classiques: il ne s’agit ni de
transformer les habitudes, ni de changer les esprits ou les âmes, ni même d’opérer un retour à
l’origine : « il y a toujours simultanéité de l’ancien et du tardif » (PSCH, 221), l’origine est
présente, mais occultée. Mais si cette conversion laisse tout intact, de sorte qu’on pourrait
parler d’une théologie négative de la conversion, c’est parce qu’Heidegger ambitionne qu’elle
révolutionne tout. Si l’auteur critique, après 1945, le modernisme réactionnaire et la volonté
de « spiritualiser » la technique, la pensée d’une révolution ontologique survit à cette critique.
654
Ce thème est élaboré dès S&Z. Cf. « Le danger de penser », in GA, 95, §69 du VIIe « Cahier », 70-71
(Ponderings VII-XI, 54-55) : « L’essence de l’histoire / déterminée par la vérité de l’Etre (Seyn) / doit précéder
l’histoire ».
521
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Il attend toujours, comme entre 1938 et 1941, une « transformation essentielle de
l’humanité », annoncée dès l’incipit des Beiträge655, du langage, qui entretient un lien
intrinsèque avec l’Etre (Seyn)656 et de manière générale une « transition en dehors de la
modernité »657. Heidegger serait-il le premier philosophe postmoderne ? Il est en tout cas
proche du transhumanisme dans son appel à une transformation de l’essence même de
l’humain – même s’il ne reconnaîtrait pas ses rejetons qui ne font qu’adapter au goût du jour
l’eugénisme du début du XXe siècle658. Enfin, Heidegger ne parle pas d’une conversion
individuelle. Il pense qu’une élite de penseurs et de poètes – parfois ramenée à un peuple en
particulier659 – opèrera ce qu’il faut appeler la conversion de l’Etre. En effet, cette conversion
ne transformerait pas que l’homme, ni le sujet, mais l’Etre, et donc l’époque de l’Etre dans
laquelle nous sommes : voilà la sortie en dehors du règne de la technique qu’entrevoit
Heidegger, lui qui déclare avoir vécu, de son vivant, deux transitions d’une époque de l’Etre à
l’autre.
II.4.c.iv La métapolitique, le néofascisme et la mondialisation
« La retraite dans la forêt (Waldgang) ne doit pas être entendue comme une forme d’anarchie
qui s’opposerait au monde machinique, bien que cette tentation soit forte, surtout lorsque
l’effort vise simultanément à regagner un mythe […] Il n’y a pas de retour au mythique ; il est
plutôt rencontré à nouveau lorsque le temps sort de ses gonds et en présence du danger
extrême » (Jünger, 1951660)
Si l’inscription de cette pensée dans une tradition multiséculaire de la « conversion » est
inévitable malgré les ruptures opérées, il faut aussi l’inscrire dans des enjeux d’ordre tactiques
et politiques. On ne peut que constater, en effet, l’homologie de cette pensée avec ce que R.
Griffin a qualifié de « métapolitique »661. Par cette catégorie de métapolitique – aujourd’hui
revendiquée par l’extrême-droite662 –, Griffin désigne un courant spécifique du néofascisme,
qui fait usage en particulier des thèmes de l’apoliteia et de la palingénésie dans un cadre ultra655
Cf. aussi GA 96, 29-33 (Ponderings XII-XV, 24‑26.); « Le danger de penser » (GA, 95, §69 du VIIe « Cahier »,
p.70-71 ; Ponderings VII-XI, p.54-55).
656
GA 95, « Cahiers VIII» , §3, 92-97 (Ponderings VII-XI, 72-75).
657
« La destinée humaine » (GA, 95, §70 du VIIe « Cahier », p.72-73 ; Ponderings VII-XI, p.55)
658
Voir notre présentation « Sloterdijk lecteur de Heidegger... »
659
« Quel peuple occidental est capable de développer et surtout d’endurer un mode complètement autre de
penser sur le fondement du Seyn » ? (GA 95, « Cahiers X », §35, 297-302 : Ponderings VII-XI, 232-235).
660
Trad. adaptée d’E. Jünger, The Forest Passage (1951; Telos Press Publ., 2013), chap. XVII; et Traité du
rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisations.
661
Roger Griffin, « Between metapolitics and apoliteia : The Nouvelle Droite’s strategy for conserving the fascist
vision in the “interregnum” », Modern & Contemporary France 8, no 1 (février 2000): 35‑53. Malgré quelques
points communs, notre lecture diverge de celle de M. Feldman, qui tend à partager l’interprétation aujourd’hui
invalidée d’A. Mohler selon laquelle les penseurs de la « révolution conservatrice » se seraient opposés, ne seraitce qu’en pensée, au nazisme (cf. Feldman, « Between Geist and Zeitgeist ».).
662
Marion Maréchal-Le Pen, les « identitaires », Casa Pound en Italie, ou encore Ernesto Araújo, ministre des
Affaires étrangères du gouvernement Bolsonaro, revendiquent ce terme (outre son blog,
https://www.metapoliticabrasil.com/, cf. Samuel Bouron, « Les « identitaires » se mobilisent pour moderniser la
lutte des races », Le Monde.fr, 26 novembre 2014; Lucie Soullier, « Aux Etats-Unis, Marion Maréchal-Le Pen
veut « make France great again » », Le Monde.fr, 22 février 2018.).
522
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nationaliste ou/et européiste et régionaliste. Sans traiter du « cas Heidegger », il montre
comment dès le lendemain de la guerre, deux intellectuels, A. Mohler – secrétaire personnel
de Jünger après la guerre – et J. Evola, ont reconfiguré le fascisme pour s’adapter à la
nouvelle donne – si bien que certains n’arrivent plus à le reconnaître663. Le premier, qui a
introduit, en 1950 et à des fins politiques, le concept de « révolution conservative », a aussi
utilisé le concept de l’interregnum664 pour évoquer le fait que l’Europe serait entrée dans une
parenthèse historique avec la victoire des Alliés, le changement « révolutionnaire » – ou la
renaissance – ne pouvant plus être considéré comme imminent. Le second – qui disputait à E.
Gentile le titre d’intellectuel du fascisme – a introduit, dans Chevaucher le tigre (1961), le
concept de l’apoliteia, soit l’idée de cultiver un détachement aristocratique à l’égard du
politique dans l’attente de jours meilleurs. Griffin rassemble ces deux discours, qui s’appuient
sur le mythe, le spiritualisme et le paganisme, dans la catégorie de discours
« métapolitiques », dont il souligne les affinités avec la « Nouvelle droite ». On empruntera
d’ailleurs à la tête pensante de ce courant, A. de Benoist, une proposition qui résume
l’ambiguïté de l’apoliteia métapolitique, c’est-à-dire de cette attitude qui prétend –
contrairement à Gramsci – ne pas faire de politique : « il n’y a pas de prise du pouvoir
politique possible sans prise préalable du pouvoir culturel »665. En s’inspirant de théoriciens
de droite et de gauche, il s’agit de former une « communauté imaginée » d’esprits
« guerriers » opposés au monde moderne, libéral, démocrate et égalitaire. Il s’agit de lutter
contre
l’uniformisation
culturelle
supposément
induite
par
la
mondialisation
et
l’ « américanisation » au nom d’un différentialisme culturel (qui critique tant le biologisme
racial que le « racisme anti-classes »666) en préparant, par une pensée et un mode de vie qu’on
peut rapprocher du « retour à la forêt » de Jünger, le « nouveau monde »667. En 1983, P. Vial,
le secrétaire général du GRECE, expliqua ainsi le projet de « méta-politique » : il s’agit de
663
« Ni le « fascisme » ni le « racisme » ne nous feront la faveur de revenir sous une forme que nous puissions
facilement reconnaître », avertissait P.-A. Taguieff, ce qui était d’ailleurs revendiqué par M. Bardèche: « Je ne
vois pas pourquoi la définition du fascisme devrait seule être enfermée dans les moules que lui ont imposées les
circonstances » (P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle Droite. Jalons d’une analyse critique (Descartes & Cie, 1994,
p.54), cité in Griffin, « Between metapolitics and apoliteia »; Maurice Bardèche, Qu’est-ce que le fascisme? (Les
Sept couleurs, 1961), 82.)
664
Issu du droit romain et redéfini par Gramsci (« La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et
que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interregnum on observe les phénomènes morbides les plus
variés », Cahiers de prison, vol. III, §34, p. 283), ce concept a été repris par Agamben (Etat d’exception , §6.4),
Z. Bauman, E. Balibar ou encore Ch. Mouffe. Signalons la thèse de L. Gohary : Interregnum. Le partage du corps
souverain et la naissance de la Libera Res Publica, Univ. Paris-Sorbonne - Paris IV, 2010.
665
« Le pouvoir culturel » in Alain de Benoist, Les idées à l’endroit (Libres-Hallier, 1979), 250‑59 (en part. 255).
666
« Ni haine de race ni haine de classe » (ibid.., 157‑58). Cf. aussi Bardèche, op.cit., p.30-32, 53, 179, 185, qui
s’efforce de dissocier le « véritable fascisme » de la biologie, du racisme et du nationalisme allemand, ce qui ne
l’empêche pas de parler de « rêves négroïdes » et de « race adultère ». Sur le racisme différentialiste, cf.
notamment les travaux de P.-A. Taguieff et d’E. Balibar, et le résumé in Hardt et Negri, Empire, 239‑45.
667
« Quand les temps seront venus, un vent nouveau se lèvera et portera au loin leur graine » (Bardèche, op.cit.,
90). Sur Jünger, cf. citation en exergue supra, note 660.
523
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« redonner aux peuples d’Europe conscience de leur destin et volonté dans un plus grand
avenir »668. Evoquant l’ « Occident futur », A. de Benoist voyait les choses un peu
différemment : l’ « Europe invisible » ne se révèle « que progressivement au monde – et, dans
le même temps, à sa propre conscience. L’internationale des esprits libres et souverains
constitue bien un Ordre, mais un Ordre […] coupé de lui-même. Un Ordre au secret – le
contraire même d’un Ordre secret – qui n’existe qu’en creux »669. Obéit-il, ici, à la règle
fondamentale de toute conspiration670 ? Ou essaie-t-il de construire une société secrète ?
Quoi qu’il en soit, la catégorie de métapolitique avancée par Griffin vise à identifier un
air de famille : elle permet de discerner des convergences théoriques et politiques et
d’identifier des mouvements politiques ; elle a aussi été appliquée à des courants musicaux671.
En ce sens, elle est analogue à la catégorie idéal-typique de modernisme réactionnaire. Si
nous l’utilisons pour interpréter Heidegger, ce n’est donc pas pour en faire un « métapoliticien
ordinaire » – lui-même n’avait que mépris pour l’Heimatschutz et l’étude du folklore. Mais les
affinités sont patentes : l’idée de palingénésie, de même qu’une forme de paganisme
critiquant le judéo-christianisme672. En outre, l’idée de conversion est indissociable de sa
mythologie de l’histoire, de l’affirmation de la différence ontologique et de l’hétéronomie de
l’homme par rapport à l’Etre. Largement élaborée avant 1945, cette théorie prend aprèsguerre une dimension proche de l’apoliteia et de l’interregnum. Interrogé, en 1969, sur la
technique, il déclare :
« Pour autant qu’on peut le présumer, les conditions extérieures d’aujourd’hui sont
défavorables […] Il s’agit, à quelques-uns, inlassablement, de travailler en dehors de toute
publicité à maintenir vivace une pensée attentive à l’être, tout en sachant que ce travail doit
viser, dans un lointain avenir, une possibilité de tradition – étant bien entendu que ce n’est pas
en dix ou vingt ans qu’on peut mettre de côté un héritage bimillénaire » (TH, 440).
Le terme de métapolitique est utilisé par Heidegger avant 1938. Il évoque alors
l’approfondissement de la « métaphysique du Dasein » dans la « métapolitique « du » peuple
historique » et de manière générale l’utilise pour penser le rapport de la philosophie au
politique et à l’histoire673. Bien que ce concept soit peu utilisé (mais il faudrait le rapporter,
668
Anne-Marie Duranton-Crabol, « La « nouvelle droite » entre printemps et automne (1968-1986) », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire 17, no 1 (1988): 39‑50.
669
A. de Benoist, « L’ascension de l’Europe », op.cit., p.272-289 (citation p.279-280).
670
Koyré, Réflexions sur le mensonge (1943), cf. supra, note 205 in section II.3.b.iii et section II.3.c.v.
671
Shekhovtsov, « Apoliteic music ».
672
Sur son paganisme : Jonas, « Heidegger and Theology »; Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous »; S. Moyn,
« Judaism against Paganism: Emmanuel Levinas’s Response…», History & Memory 10, no 1 (1998): 25‑58.
673
GA 94, §29 et 32, 115-116 ; §54, 124-125 (Ponderings II–VI, 85, 91). Le §29 (« La fin de la « philosophie » »)
oppose la métapolitique à la philosophie ; le §32 est bref : « la métaphysique en tant que métapolitique »
(Heidegger est en cours d’ébauche du thème du « dépassement de la métaphysique ») ; le §54 est celui qui évoque
le « peuple historique » – et qui rend risible le commentaire de l’éditeur, P. Trawny (qui s’appuie sur une
paragraphe où le terme de métapolitique est absent), selon lequel Heidegger considérait sans l’ombre d’un doute
que la philosophie devait être détachée de la « métapolitique » du « peuple historique » (op.cit., p.385).
524
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
entre autre, aux considérations sur la « grande politique »674), il joue un rôle central. Ce qui a
été interprété comme une « critique du nazisme », une forme d’ « exil intérieur » ou une
distanciation à l’égard du politique ne se comprend qu’à l’aune de cette métapolitique. Ainsi,
lorsqu’il écrit, entre 1938 et 1939, que « toute « révolution » n’est pas seulement trop faible
pour faire face à ce procès » – celui de l’approfondissement de la « machination » – mais
qu’elle est radicalement « inapte » à le faire, c’est pour lui opposer la « volition de la
transition » et la pensée du Seyn675. Ce n’est pas le nazisme – qu’il appelle « révolution » –
qu’il remet en cause, mais l’idée qu’il suffirait à constituer une politique de l’Etre. Aussi, on
comprend qu’au même moment, il continue à faire l’apologie de la brutalité nazie676 : « le
plus grand danger qui menace notre essence », c’est que « nous puissions en arriver un jour à
affirmer tout ce qui a été nié dans le premier choc de la révolution » et à remettre ainsi au goût
du jour les « valeurs culturelles », voire même à « assigner une « valeur » au
« raffinement » »677. Mais s’il prophétisait l’imminence de la « transformation essentielle » de
l’Etre et de l’« autre commencement »678, il affirme désormais « que ce n’est pas en dix ou
vingt ans qu’on peut mettre de côté un héritage bimillénaire ». Cette déception constitue un
point de rupture difficile à dater : il faut plutôt parler d’une période de crise qui n’exclut pas
des regains subis d’ « optimisme » (c’est-à-dire de l’imminence de cet « autre
commencement »), et qui s’étalerait grosso modo entre 1936-38 et 1945679.
La singularité d’Heidegger n’est pas dans son rejet d’une conception argumentative de
la philosophie, même si elle prend des proportions inouïes chez lui. Elle consiste plutôt dans
l’importance historique qu’il donne à la philosophie, qui serait apte à déterminer le cours de
l’histoire. La philosophie, dit-il, n’est pas une discussion académique mais la « décision sur la
forme de la future souveraineté de l’Estre [Seyn] »680. L’idée que la philosophie se caractérise
par une décision préalable ou fondamentale n’est pas unique à Heidegger. En revanche, ce
décisionnisme ne porte pas, ici, simplement sur la forme de la pensée : il ne s’agit pas de dire
que la distinction entre le matérialisme et l’idéalisme s’explique en raison de choix
primordiaux effectués en amont de la réflexion philosophique qui ne ferait qu’expliciter les
implications de cette décision. Chez Heidegger, les choix – conscients ou inconscients – ne
674
Cf. par ex. Nietzsche I, 369‑75. Cf. aussi GA 96, §14, 34-35, §56, 69-70 (Ponderings XII-XV, 28, 54), et
Arendt, La vie de l’esprit, chap. XV.
675
GA 95, « Cahiers VIII », §3, 92-97 (Ponderings VII-XI, 72-75).
676
Contra: Schürmann, Le principe d’anarchie, 82 (§8).
677
GA 95, « Cahiers VII », §11, 12-13 (Ponderings VII-XI, 10). C’est Heidegger qui met des guillemets à
« valeurs culturelles ».
678
Cf. par ex. Beiträge, §8. Nous évitons délibérément le terme d’Ereignis (« événement ») pour éviter le jargon,
mais il est clair que ce philosophème ne désigne rien d’autre que cette « transformation essentielle ».
679
Au sein même des Beiträge, par exemple, il parle de l’imminence de cette « transformation » (§8) ou au
contraire du fait que cela pourrait encore requérir des siècles (§76, « Propositions sur la « science » », al. 10). Au
contraire, les cours sur Nietzsche semblent bien considérer cet avènement comme imminent.
680
GA 96, §56, 69-70 (Ponderings XII-XV, 54.). Cf. aussi GA 94, §146, p.170-172 (Ponderings II-VI, 125-126).
525
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sont pas faits par les sujets qui philosophent. Le penseur, pour lequel l’expérience du néant est
la condition sine qua non de la pensée, est appelé à sa pensée par l’Etre681. Le philosophe est
le porte-parole de l’Etre – outre la dimension déresponsabilisante de cette conception, Jonas
souligne qu’elle constitue « le plus énorme hubris de toute l’histoire de la pensée »682. Il
n’avait pas vu l’orgueil encore plus grand de cette pensée : Heidegger ajoute en effet que la
décision fondamentale porte sur la forme de l’Etre lui-même et pas seulement sur celle de la
pensée. A l’instar des commentaires sur le statut de la décadence chez Heidegger 683, il serait
facile d’affirmer que cette métapolitique, d’ordre ontologique, n’aurait rien à voir avec la
métapolitique décrite par Griffin. Outre le rôle qu’on ferait ainsi, une fois de plus, jouer à la
« différence ontologique » pour préserver Heidegger d’une « contamination » ontique et
politique, une telle affirmation reposerait sur la mécompréhension de ce qui constitue la
nature même de la métapolitique selon Griffin. Celle-ci se caractérise en effet précisément par
ses aspirations mythiques et eschatologiques. Mais ce discours utopique, dans la
métapolitique ordinaire comme chez Heidegger, va de pair avec un diagnostic pessimiste sur
le présent, vu comme interregnum dans lequel les conditions sont si défavorables que seule
une élite restreinte peut maintenir vivace les idées qui importent. « Il s’agit donc de sauver
cette essence de l’homme. Il s’agit de maintenir en éveil la pensée » (SE, 147), cela grâce à
une communauté aristocratique de pensée, celle formée par « ceux du futur » évoqués dans les
Beiträge684. Indépendamment de ce qui relève de la conception heideggérienne d’un savoir
absolu, on voit bien qu’une telle conception utopique, ou mythique et eschatologique, qui se
formule dans un diagnostic désabusé à propos du présent, n’est pas propre à l’extrême-droite :
elle anime également nombre de discours sur Marx et sur la « crise du marxisme »,
diagnostiquée depuis au moins les années 1930685, et donne du courage et un sens au
militantisme en général686 : « le partisan de l’éthique de conviction ne se sent « responsable »
que d’une chose : empêcher que ne s’éteigne la flamme de la pure conviction », écrivait
Weber687. Ce qui permet d’identifier le discours métapolitique comme lié au néofascisme, ce
681
GA 94, §209, 268-269 (Ponderings II–VI, 197).
Jonas, « Heidegger and Theology », 228.
683
Cf. supra, section II.3.
684
Sur la communauté aristocratique de pensée, cf. notamment IM, 62 ; Beiträge, §5 et 248-252 sur « ceux du
futur » ; GA 95, §62, 416-418 (Ponderings VII-XI, 325. Voir aussi extraits cités in Courtine, « La destruction de la
logique », 209‑12.
685
L. Rudas, « Qui est mort et qui est vivant? », Cahiers du bolchévisme, no 21 (1er novembre 1933): 1458‑69.
L’auteur réfute une enquête du journal conservateur Le Temps qui proclamait la mort du marxisme.
686
F. Jameson qualifie les mouvements communistes d’Europe de l’Ouest de l’après-guerre de « dispositif
mnémonique gardant en quelque sorte la place dans les pages de l’histoire » d’une aspiration radicale (Marxism
and Form, Princeton, 1971, p.273, cité in Anderson, Les origines de la postmodernité, 126). Cela vaut a fortiori
pour le mouvement anarchiste.
687
Max Weber, Le savant et le politique (La Découverte, 2003), 193. Cf. aussi la définition de l’ « Empire »
comme « ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour
l’éternité » (Hardt et Negri, Empire, op.cit., 19.
682
526
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
n’est pas l’une ou l’autre de ses composantes isolées, mais leur conjonction, la tonalité des
discours, le refus de l’égalité et un racisme persistant mais toujours présenté sous une forme
de dénégation, etc. Plutôt que de s’acharner à démontrer les similarités entre Heidegger et la
métapolitique « ordinaire », en réalité toujours métaphysique, on se contentera du constat que
ce type de néofascisme reconnaît en Heidegger « l’un des siens »688. D’autres lectures sont
heureusement possibles, mais celle-ci paraît conforme à l’intention de l’auteur, ce qui n’exclut
pas des désaccords ponctuels (par exemple sur le régionalisme et le folklore, sur le rôle de la
volonté689, etc.). Par ailleurs, on peut apprécier la dimension poétique et mystique
d’Heidegger sans appartenir à cette mouvance : mais a-t-on compris où il voulait en venir ?
En outre, il faut remarquer, d’une part, que le propre de la métapolitique est d’avancer
masquée, en particulier par l’usage d’un langage crypté et les dénégations constantes de toute
référence au politique, et que d’autre part si l’extrême-droite ne détient pas le monopole des
critiques contre la raison690, il y a toutefois des affinités fortes, depuis les Lumières, entre les
deux. Mais cette hypothèse de lecture nous permet surtout de reconsidérer un jugement
courant portant sur la théorie de la technique du « second Heidegger » : on affirme en effet
qu’il se serait réfugié dans un quiétisme apolitique ne donnant aucune prise sur le réel 691.
Cette critique légitime manque sans doute un aspect important que la catégorie de
métapolitique permet d’élucider : l’apolitisme n’est qu’apparent. Non seulement la pensée
d’Heidegger n’a pas complètement abandonné les errances du modernisme réactionnaire,
mais son hubris s’est renforcé. Or, si la conception d’un savoir absolu et d’un « tournant » de
l’Etre qui serait effectué par une conversion ontologique du Dasein, de l’être et des étants est
spécifique à Heidegger, son idée générale de métapolitique résonne fortement avec une
tendance politique historique. Heidegger est atypique mais non isolé.
II.4.c.v De l’autre usage des choses aux franciscains
Ayant ainsi formulé une lecture possible et effective de la métapolitique
heideggérienne, nous réinscrirons la notion d’un « autre » usage de la technique dans une
tradition à la fois philosophique et juridique ancienne, bien que minoritaire, celle des
franciscains, ce qui ouvre vers une lecture plus positive. En effet, en formulant ce
philosophème d’un « bon usage » qui ne s’effectue pas sur le mode de l’activité, mais de la
passivité – ou plutôt « au-delà de la distinction de l’activité et de la passivité »692 –, il reprend,
688
En Europe comme en Iran ou en Russie. Cf. Feldman, « Between Geist and Zeitgeist »; Duff, « Heidegger’s
Ghosts ».
689
Le fascisme oppose à cette fatalité, qu’il nie, « la volonté de l’homme et il pense que l’homme peut forger son
propre destin » (Bardèche, op.cit., 93).
690
Voir les critiques contre le « cartésianisme » formulées par l’extrême-gauche française au début du XXe siècle
(cf. Azouvi, « Descartes ».).
691
On trouve cette critique notamment chez Habermas ou J.-P. Séris, in La technique, op.cit.
692
« Pour servir de commentaire à Sérénité », loc.cit., 152.
527
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’une certaine façon, la formule franciscaine d’un usage sans propriété 693. « L’usage des
choses est [...] non seulement licite, mais aussi nécessaire », écrivait Hughes de Digne694. De
même pour Heidegger, l’usage de la technique est nécessaire et ne saurait être condamné sans
absurdité ; ce qu’il conteste, c’est le « rapport » à celle-ci. C’est ainsi seulement qu’on peut
comprendre son insistance sur le fait que la conception anthropo-instrumentale est « exacte »,
que la technique est « aussi » cela – que le philosophème du Gestell ne vise pas, en ce sens, à
la réfuter, ni même à la dépasser ou à la « surmonter »695 – ce qui signifie aussi que l’abandon
de l’idéal de maîtrise et de spiritualisation de la technique n’est pas complet. Ne se rapporter à
la technique et au monde – ce qui revient au même, dans la mesure où le monde est dit
« entièrement technicisé », et la technique intrinsèquement « planétaire » – que sur un mode
« technique », c’est-à-dire un mode intentionnel, revient selon lui à effacer la dimension
événementielle du temps, c’est-à-dire la possibilité de l’absolument nouveau, irréductible à ce
qui peut être conçu, prédit ou programmé (KEH, 311, 319)696. La critique du rapport technologique à la technique est ainsi liée à celle de l’historialité, conçue comme déni de « l’oubli de
l’Etre » et des possibilités événementielles de ses métamorphoses.
Mais si les franciscains avaient théorisé une véritable philosophie juridique de l’usage,
Heidegger n’avance ses propositions que sur un mode négatif : la méditation permet de ne pas
se laisser « accaparer » par les choses, et de se tourner vers l’Etre en tant qu’il est une
puissance de métamorphose. Il ne faut pas lutter contre le « déracinement » moderne, mais
apprendre à être « chez soi – pas seulement habitué ou indifférent – dans cet espace-temps où
les étants n’ont pas de fondement et l’Etre est dissimulé »697. Il faut donc être « chez soi »
dans le nihilisme, puisque celui-ci se caractérise précisément par l’absence de « fondement »
des étants ; ou encore dans ce que Schürmann appelle l’ « an-archie », soit l’ « époque » sans
« principe époqual », donc l’époque qui échappe précisément à la définition d’une époque
(définition qui rejoint celle de la postmodernité selon Jameson698). Au-delà de ces assertions
cryptiques, il n’y a aucune préconisation sur la manière dont peut se concevoir – et se vivre –
un tel usage « autre » de la technique, qui laisse celle-ci être sans toutefois se rapporter à elle
uniquement sur le mode, nécessaire mais insuffisant, de l’instrumentation intentionnelle. La
693
G. Todeschini, Richesse franciscaine : De la pauvreté volontaire à la société de marché (Verdier, 2008).
Cité in Agamben, De la très haute pauvreté, 146, III, 3], §3.1.
695
Par exemple : « Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain » : elle l’est donc aussi. Ou : « La conception purement instrumentale, purement anthropologique,
de la technique devient caduque dans son principe »; ou : « ce dévoilement a-t-il lieu quelque part au-delà de tout
acte humain ? Non. Mais il n’a pas lieu non plus dans l’homme seulement, ni par lui d’une façon déterminante. »
(QT, 25-26, 28, 32 ; cf. aussi KEH, 311). Sur cette formule courante chez Heidegger, cf. supra, section II.3.c.iv.
696
Le penseur, contrairement au « philosophe scientifique » qui édifie des systèmes, est celui qui prend acte de
ces « changements imprévisibles » (GA 96, 33-34 : Ponderings XII-XV, 27, §13.). Cette pensée de l’évènement en
tant qu’il est irréductible à l’histoire est l’un des aspects d’Heidegger qui se retrouve chez Foucault et Deleuze.
697
GA 96, 29-33 (trad. in Ibid., 24‑26.).
698
Jameson, Postmodernism..., introduction; « The Cultural Logic... », 1‑5. Cf. supra, section II.3.d.iv.
694
528
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« méditation préparatoire » évoquée dans ECM demeure, jusqu’à ES, une pensée qui peut
seulement « aider l’homme en général [...] à achever une relation adéquate à l’essence de la
technologie ». Heidegger revendique cette « pensée sans effet dans le monde » (FIN, 304 ; cf.
aussi KEH, 312-313) – et ce, bien qu’il considère, conformément à sa conception
métapolitique, que seule une telle pensée puisse être véritablement agissante.
La relation entre l’homme et la technique, qui serait le problème majeur auquel il
faudrait se confronter aujourd’hui, n’est jamais spécifiée ou déterminée. La seule
détermination est purement négative, puisqu’elle consiste à rejeter toute politique de la
technique, toute tentative de « maîtriser » ses effets ou de l’orienter comme « nonauthentiques »699. Lorsqu’il essaie de justifier sa phrase sur la « grandeur du nazisme » (IM,
202 ; ES, 104-105), il affirme que c’est parce que la démocratie et l’ « Etat constitutionnel »
seraient fondés sur cette ambition que ces régimes seraient des « demi-vérités ». Or cette
ambition avait bien été la sienne sous la forme idéologique d’une « spiritualisation ». ES est, à
cet égard, problématique : lorsque le journaliste avance qu’on pourrait peut-être dire que d’un
côté, le nazisme aurait constitué la « réalisation » de la rencontre entre l’homme et la
technique, mais que de l’autre côté cette « rencontre » aurait été la « pire » qui soit et la
« protestation la plus impuissante » qui soit contre la technique, Heidegger oppose un niet
catégorique. Il affirme au contraire, d’une part, qu’il n’a jamais prétendu que la « situation de
l’homme dans le monde de la technique planétaire soit un destin auquel on ne pourrait
échapper » – cela n’est pas contradictoire avec son allusion, dans le même texte, à un « état
technologique total », dans la mesure où on a montré qu’il n’en attendait pas moins une
rédemption par la conversion ontologique. Il déclare, d’autre part, que le nazisme a fait un pas
pour « aider l’homme […] à accomplir une relation adéquate à la technique » (ES, 111). Outre
l’éloge du nazisme publié dans le Spiegel, cela est doublement problématique : d’une part, on
a vu qu’Heidegger ne cessait de considérer la technique comme une fatalité ; d’autre part, tout
laisse penser qu’il avait abandonné le projet moderniste réactionnaire de maîtrise
« spirituelle » de la technique – et voilà qu’il en fait l’éloge ! Commençons par le second
problème, car de son interprétation dépend celle du premier. Celui-là conduit à mettre en
doute l’ensemble de sa philosophie d’après-guerre : par cette seule phrase, Heidegger semble
raturer ce qu’il a écrit. Trois interprétations s’ouvrent à nous. D’abord, on peut considérer
qu’Heidegger n’a jamais abandonné ses espérances secrètes – lecture qui renforcerait
l’inscription de l’auteur dans le courant métapolitique. Ensuite, on peut décider d’abandonner
son « vouloir-dire » à l’auteur, et donc de ne s’intéresser qu’à la signification « intrinsèque »
des textes d’après-guerre, qui tranche avec le modernisme réactionnaire. Enfin, on peut
699
Cf. supra, note 695.
529
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
essayer de combiner ces lectures, considérer que la rature n’efface pas le texte. En suivant –
partiellement – Gadamer, on dira qu’il est vrai qu’Heidegger a été déçu par le nazisme, qu’il
l’a considéré comme une « révolution ratée » plutôt que comme le « grand renouveau » qu’il
attendait700. Mais ceci n’efface en rien son soutien, jusqu’à l’ES, du nazisme, et c’est cela
qu’il s’agit de comprendre. Tout, dans le « second Heidegger », laisse à croire qu’il n’accorde
plus aucun crédit au politique, qui serait incapable de faire face au Gestell. Tout essai,
politique ou juridique, de maîtriser la technique, ne peut en effet qu’aboutir à le renforcer ; les
institutions sont, en elles-mêmes, techniques. C’est précisément en raison de l’ « échec » du
nazisme, au sens où Heidegger l’entend, que le thème de la conversion ontologique et de la
métapolitique s’impose. Or, le scandale de cette phrase d’ES recouvre un aveu : Heidegger
croit encore au politique. Si le nazisme a fait un pas pour « aider l’homme », c’est que le
politique n’est pas si inefficace qu’il ne le proclame. Le rejet du projet démocratique de
maîtrise de la technique, la désillusion partielle éprouvée à l’égard du nazisme, s’expliquent
par l’espoir du « grand renouveau » ; ces trois termes expliquent, à leur tour,
l’approfondissement de la pensée de l’Ereignis dans l’hubris de la conversion ontologique et
dans l’idée, plus modeste quoiqu’indéterminée, d’un usage « autre » de la technique. L’envers
d’une désillusion partielle, c’est une reconnaissance mitigée du rôle du politique – ici, du
nazisme –, ce qui conduit à deux idées. Il s’agit bien d’une rature, constatée comme telle : la
fuite en avant dans la radicalité de la conversion ontologique était une erreur. L’apologie du
nazisme dans ES est le désaveu du refus manifeste et radical du politique. Dès lors, Heidegger
indique, en creux, que l’usage « autre » de la technique ne saurait se penser que sur un mode
mystique – il requiert l’appui institutionnel du droit et du politique. Paradoxalement, cette
phrase scandaleuse rapproche Heidegger tant des franciscains que d’une philosophie
démocratique de la technique.
700
Gadamer, « Back from Syracuse? », 429.
530
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.5 HEIDEGGER, LA POSTMODERNITE ET LA TRANSITION
ECOLOGIQUE
L’exégèse a pris deux voies d’interprétation rivales. La première isole Heidegger de son
contexte pour prôner une lecture philosophique interne. Marquée par l’idéalisme de l’histoire
de l’Etre, celle-ci va jusqu’à nier l’histoire réelle et correspond à un grand récit de l’histoire
de la métaphysique, au point qu’il est difficile d’échapper au soupçon selon lequel l’histoire
de l’Etre ne serait « finalement contenue [pour Heidegger] que dans les livres des
philosophes »701. Cet idéalisme est aussi adopté par ceux qui placent le « cartésianisme » ou
d’autres conceptions du monde (le « christianisme », etc.) comme étant à l’origine de la crise
environnementale. La seconde voie d’interprétation critique l’idéalisme d’Heidegger, son
irrationnalisme ou son détachement à l’égard des sciences sociales, de la vie matérielle et des
enjeux concrets que doit affronter une philosophie de la technique digne de ce nom. Ainsi,
selon le mot rapporté de Deleuze, on a vu en Heidegger un « druide nazi »702, le penseur
réactionnaire de l’autochtonie (Levinas) ou un esprit spéculatif indifférent à la vie matérielle
et à l’injustice (G. Friedmann, J.-P. Séris703). Quoique ces différentes interprétations ne se
rejoignent pas nécessairement sur la valeur accordée par Heidegger à la technique 704, elles
convergent dans l’idée qu’il aurait abouti à une « aporie poétique » et au mysticisme. Ainsi,
même lorsque les critiques voient qu’Heidegger ne prône pas un « retour en arrière », elles
affirment que sa pensée ne peut aider à penser la technique. A. Feenberg, par exemple, estime
qu’ « il est difficile de voir en quoi consiste cette relation [plus profonde à l’être] au-delà d’un
simple changement d’attitude », c’est-à-dire d’une « solution idéaliste » rejetée par « une
génération de militants d’écologistes »705. Ces réceptions contradictoires d’Heidegger
convergent ainsi dans l’idée qu’il critiquerait la Modernité voire la société de
consommation706, mais aussi dans celle qu’il exigerait une « conversion » spirituelle. C’est sur
cette double idée que se fonde la critique de l’école de Francfort : selon Marcuse, Heidegger
701
Schürmann, Le principe d’anarchie, 268.
Jean-Pierre Faye, « J’étouffe, je te rappellerai », Libération, 7 novembre 1995. Cf. aussi Deleuze et Guattari,
Qu’est-ce que la philosophie?, 104.
703
Sur Friedman, cf. supra, section II.4.c.i et note 583. Séris critique aussi une « riposte « spéculative » »
marquée par l’« indifférence à l’égard de la vie matérielle » (in « Métaphysique et essence de la technique:
Heidegger », 303‑4.).
704
Cf. supra, section II.1.c.
705
Lorsqu’il distingue « le problème ontologique de la technique », qui conduit à poser la question d’une
« relation libre » à la technique, et la « solution ontique proposée par les réformateurs qui veulent changer la
technique même », Feenberg ajoute que « cette distinction est sans doute moins intéressante aujourd’hui ». Il
n’explique pas en quoi cette distinction aurait pu être intéressante avant, ni pourquoi l’une serait de nature
« ontique » et l’autre « ontologique », d’autant plus qu’il laisse entendre, à tort, qu’Heidegger souhaiterait une
technique « non prométhéenne » : changer la technique, n’est-ce pas ontologique ? Cf. Feenberg, Pour une
théorie critique de la technique, 75‑77, 382‑83.
706
Cf. entre autres Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation »; Vioulac, « Capitalisme et nihilisme.
Marx et le problème du dépassement de la métaphysique ».
702
531
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aboutit à un « hyper-idéalisme » et à l’hypostase de la technique qui devient chez lui « un
destin »707. C’est cette lecture, aussi, qui permet dire que « pour ces auteurs [Ellul, l’école de
Francfort, Arendt ou Anders], Auschwitz, Hiroshima et le consumérisme d’après-guerre
participent de la même suprématie de la technique et de la raison instrumentale »708 – autant
dire du « nihilisme » –, bien qu’Arendt soulignait au contraire l’irrationalité des régimes
« totalitaires » et que l’école de Francfort, comme nous le montrerons, distinguait résolument
entre les phénomènes de destruction et de création et entre les techniques « autoritaires » et
« démocratiques ». Nous aurons montré qu’il est faux de lire Heidegger comme un « critique
de la Modernité » – qu’on considère qu’il aurait porté cette critique à une puissance
philosophique sans équivalents en ontologisant celle-ci ; ou qu’au contraire celle-ci soit
rendue impotente de par son idéalisme, son quiétisme à la limite du mysticisme et son refus
de l’argumentation et des sciences sociales – tout comme il est erroné d’interpréter la
« conversion » heideggérienne sur un mode psychologique, moral ou spirituel.
Contre ces lectures, et bien que nous considérions la critique de Francfort comme
indispensable, dans un premier temps nous situerons Heidegger dans la constellation du
modernisme, qui a pu prendre des figures aussi antagonistes que le modernisme réactionnaire
et le positivisme logique. Nous évaluerons aussi sa place dans le « discours postmoderne » et
de façon plus générale son influence sur les discours actuels concernant la technique et
l’environnement. Ainsi, tout en défendant la nécessité d’une analyse socio-historique de la
technique et d’une politique de la technique, nous insisterons dans un second temps sur la
nécessaire prise en compte des problèmes soulevés par Heidegger, tant sur le plan d’une
philosophie de la technique que sur le plan environnemental. Mais on examinera d’abord la
question du rapport de la philosophie aux sciences sociales, question qui relève, selon
Heidegger, de la technicisation de la pensée. Si nous partageons le jugement selon lequel
Heidegger « renonce à toutes les questions empiriques et normatives qui peuvent être traitées
par des moyens historiques ou socio-scientifiques, ou même à toute approche de celles-ci sous
forme argumentative »709, celui-ci pose aussi la question de savoir comment la philosophie
doit se représenter son rôle si elle ne veut pas « courir après la science » (TH, 440). On
reviendra ensuite sur la thématique de la conversion, particulièrement insistante aujourd’hui,
qu’on en appelle à l’éveil des consciences, à la modification des pratiques et des habitudes
voire à la « décroissance » ou plutôt à se réconcilier avec le monde et la technique. Bien
707
Marcuse, « German Philosophy, 1871-1933 »; « Heidegger’s Politics: An Interview », in Heideggerian
Marxism. Herbert Marcuse (1977; Univ. of Nebraska Press, 2005), 165‑75.
708
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 309‑10.
709
Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity, chap. VI, p.139. Pour un point de vue analogue, mais
qui tente, de façon caricaturale, de construire cette opposition en dualisme « philosophie continentale »« philosophie analytique » (en incluant Habermas dans le camp « irrationnel »), cf. Barry Smith, « L’Autriche et
la naissance de la philosophie scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales 109, no 1 (1995): 61‑71.
532
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’Heidegger refuse d’assimiler sa position à ce genre d’appels, sa thématisation permet de
les problématiser tandis que son idée, certes vague, d’un « autre usage » des objets techniques
peut faire signe vers les limites intrinsèques de toute politique de la technique. On sera ainsi
conduit à revenir, enfin, sur cette idée d’une « transition en dehors de la modernité »710 et sur
le problème posé après la guerre, soit celui, non pas de « retrouver ses racines » d’apprendre à
vivre dans un monde « sans sol », c’est-à-dire « sans tradition » (ZA, 476).
II.5.a ENTRE
MODERNISME, MODERNISME REACTIONNAIRE ET
POSTMODERNISME
En 1989, A. Davidson présentait le numéro de Critical Inquiry consacré à « l’affaire
Farias », l’auteur d’Heidegger et le nazisme, en appliquant une citation de S. Cavell à
Heidegger.
Cavell
qualifiait
les
Recherches
philosophiques
de
Wittgenstein
d’ « ésotériques sur le plan logique », insérant celles-ci aux côtés d’ « œuvres majeures du
modernisme », qui toutes auraient cherché à « diviser leur public entre les initiés et les
autres ». Elles « créent ainsi le caractère particulièrement désagréable propre aux sectes », au
mieux afin de combattre « l’indifférence » et « la partialité par le parti-pris » (partialness by
partiality) ; « d’où l’exigence, pour qu’elles soient sincèrement reçues, du choc de la
conversion »711. Cette recontextualisation de la citation de Cavell ouvre le débat sur
Heidegger au-delà du champ philosophique pour considérer son rapport à la Modernité. Il ne
suffit pas en effet d’inscrire cet auteur dans le contexte « continental » (néo-kantisme,
phénoménologie, marxisme, existentialisme, etc.) ni de souligner que le pragmatisme, la
philosophie du langage ou la métaphysique de Whitehead se sont intéressés à des thèmes
proches de ceux d’Heidegger. Son œuvre s’inscrit en effet dans les diverses tentatives
d’exploser et de reconstruire le langage et la pensée. Aussi, Heidegger a sa place aux côtés de
Wittgenstein, Joyce, Le Corbusier, Duchamp712, Breton, Sartre, Céline, Lukács, etc., qui, pardelà leurs différences, ont réfléchi aux limites de la pensée et du « langage » (littéraire,
philosophique, scientifique, logique, ordinaire, artistique, architectural, etc.). Dans le champ
philosophique, cette œuvre se situe aux antipodes du positivisme du Cercle de Vienne, dont P.
Galison a montré qu’il était très proche du modernisme du Bauhaus713. En se référant au
modernisme réactionnaire, Galison souligne toutefois que « la technologie, comme le
modernisme en général, était un terrain idéologique convoité » et ajoute qu’il semblerait que
les « mouvements philosophiques anti-positivistes des années 1960 », qu’il assimile au
710
GA 95, 72-73 (Ponderings VII-XI, 55, §70).
Stanley Cavell, The Claim of Reason: Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy (New York and
Oxford, 1979), p. xvi, cité in Arnold I. Davidson, « Questions Concerning Heidegger: Opening the Debate »,
Critical Inquiry 15, no 2 (1989): 407‑26.
712
Cf. infra, note 233 in section II.3.b.iii.
713
Galison, « Aufbau/Bauhaus... »
711
533
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« postmodernisme », pourraient être resitués « au sein, et non à l’extérieur, de la tradition
moderniste particulière de leurs « adversaires » »714. C’est précisément ce que nous allons
essayer de faire pour Heidegger.
Heidegger serait-il « moderniste » ? Caractérisées par l’absence de consensus qui
règne à leur égard, les notions de modernisme et de postmodernisme sont à la fois descriptives
et prescriptives. En ce sens, elles sont intrinsèquement indéfinissables, non pas parce que ce
seraient des concepts qui désigneraient un « air de famille », au sens de Wittgenstein715, mais
parce que les luttes autour de leur définition font partie de leur « essence ». Se dire ou
qualifier autrui de « moderniste » ou de « postmoderne » relève d’un acte politique qui ne
s’embarrasse d’être crédible que dans la mesure où il faut donner à cette désignation un
certain aspect vraisemblable – et cela est vrai tant des artistes et des philosophes que des
historiens de l’art ou des idées, dans la mesure où on aura bien de la peine à tracer une
coupure épistémologique permettant d’accorder le bénéfice indubitable de l’objectivité à qui
que ce soit. Enfin, ces qualificatifs portent tant sur des écoles de pensée, des styles artistiques
ou formels, que sur l’idée qu’on pourrait assigner une « attitude » générale ou prédominante,
une « manière de vivre » ou un « rapport à l’existence », qui caractériserait un mode de vie
« traditionnel », « moderne » voire « postmoderne ».
Il est donc illusoire et inutile de prétendre définir ici la Modernité, le modernisme ou
le postmodernisme ; il serait tout aussi vain de s’affranchir de toute réflexion. Au-delà
d’Heidegger et du concept idéal-typique de « modernisme réactionnaire », ces idées, comme
celles de « post-industrialisation », d’ « économie de la connaissance », de « société de
l’information » ou de « capitalisme cognitif », constituent le cadre général de la réflexion
contemporaine sur la technique et l’environnement. Que l’on prétend, en effet, qu’une
« conscience environnementale » serait propre à une « modernité réflexive », que l’économie
immatérielle serait plus « écologique » que l’économie industrielle716, ou simplement qu’on
serait passé à une économie post-industrielle – alors même qu’on observe une véritable course
aux terres rares indispensables à la dite « économie immatérielle » qui requiert, en outre, des
quantités gigantesques d’électricité –, tout cela relève d’un discours apparenté à l’idée qu’on
aurait « dépassé » la Modernité industrielle et le rapport de domination de la nature attribué au
cartésianisme (y compris par Heidegger, jusqu’à ce qu’il réfute cette idée en 1964). Par
ailleurs, dans la mesure où nous nous sommes appuyés sur le concept de « modernisme
réactionnaire » pour analyser tant la politique environnementale sous le nazisme
qu’Heidegger, il faut s’arrêter un instant sur ces notions.
714
Ibid., 751.
Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953 ; Gallimard, 2004), §66 sq.
716
Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation ».
715
534
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Le modernisme et le postmodernisme ont été inventés, comme étiquettes désignant
tant un mouvement artistique qu’un phénomène de société, dans le monde hispanophone, et
en particulier en Amérique latine. P. Anderson le rappelle, au prix d’une simplification
excessive : « ce fut le monde « arriéré » qui inventa les termes qui allaient servir à définir les
progrès de la métropole »717. Plus d’un demi-siècle avant qu’il ne s’impose dans le monde
anglo-saxon, le modernismo avait été initié par le poète nicaraguayen R. Darío. Entre style
formel et attitude politico-culturelle, il s’agissait d’un courant nationaliste qui critiquait
l’hégémonie culturelle espagnole et de façon générale l’uniformisation culturelle sous le nom
de « cosmopolitisme ». Ce modernisme hispanophone était donc à l’opposé du « style
international » en architecture, défendu entre autres par le Bauhaus contre la conception
nationaliste défendue par le mouvement völkisch. En 1934, F. de Onís reprenait la catégorie
de modernismo dans son anthologie de la poésie, distinguant la « transition du romantisme au
modernisme » et le « triomphe du modernisme » (1882-1905), le « postmodernisme » (19051914) et l’ « ultramodernisme ». Déjà dépassé, le postmodernisme était défini comme une
« réaction vers la simplicité lyrique ; réaction vers la tradition classique ; réaction vers le
romantisme ; réaction vers le prosaïsme sentimental ; réaction vers l’ironie sentimentale »718.
Trois ans après qu’Heidegger ne proclame la « fin » et l’ « achèvement » de la philosophie,
Ch. Wright Mills évoquait aussi la fin des Temps modernes dans L’imagination
sociologique719 (1967). Alors qu’en 1958, Arendt publiait The Human Condition, dont le
dernier chapitre était consacré à la vita activa à « l’âge moderne », Lyotard reprenait en 1979
le titre de la traduction française de ce livre, faisant entrer le concept du postmodernisme en
philosophie, alors que le terme était déjà largement popularisé outre-Atlantique en
architecture et en critique littéraire720. De plus, dès 1954, l’historien A. Toynbee avait qualifié
d’ « âge postmoderne » la période succédant à la guerre franco-prussienne de 1870721. Enfin,
en 1975, D. Bell prédisait, avec A. Touraine, l’avènement de la société post-industrielle722,
notion aujourd’hui vulgarisée malgré ses faiblesses.
717
Nous suivons en grande partie Anderson, Les origines de la postmodernité, 9. Les poètes L. Lugones et E.
Larreta sont argentins, pays qui, dans les années 1920, est la 7 e puissance économique mondiale (Enrique Díez
Canedo, qui passe deux ans à Paris, y fut ambassadeur d’Espagne) ; F. de Onís enseigna un demi-siècle à
l’université Columbia, etc. : opposer la périphérie au centre est ici une simplification.
718
Jean Sarrailh, « Federico de Onís, Antología de la poesía española e hispanoamericana (1882-1932) »,
Bulletin hispanique 37, no 4 (1935): 525‑27.
719
Cf. Anderson, Les origines de la postmodernité, 20‑23.
720
Lyotard, La condition postmoderne. Cf. commentaire critique in Anderson, Les origines de la postmodernité,
38‑54. Pour une autre lecture, cf. Amadieu, « Le grand récit émancipateur chez Lyotard, entre validité et
invalidation ». Il est amusant de voir que cette interprétation (qui paraît conduire à la perte de toute la radicalité de
la démarche de Lyotard) conduit à identifier son postmodernisme à la « modernité réflexive » d’Habermas : il ne
s’agirait, somme toute, que de critiquer les récits modernes, sans perdre de vue pour autant l’émancipation.
721
A. Toynbee, A Study of History, vol. VIII (1954), cité in Anderson, Les origines de la postmodernité, 11‑12.
722
A. Touraine, La société post-industrielle : naissance d'une société (1969) et D. Bell, The Coming of PostIndustrial Society : A Venture in Social Forecasting (1974).
535
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Notre définition du modernisme ne peut donc être qu’indicative. Or, si on définit
celui-ci comme réflexion sur la Modernité et ses limites – aspect qu’on retrouve dans les
« œuvres majeures » suscitées –, et qu’on passe outre le préjugé selon lequel l’ « avantgarde » serait intrinsèquement « progressiste », Heidegger est indubitablement moderniste –
de même que Céline et Le Corbusier723, dont les œuvres sont aussi caractérisées par un
mélange détonnant de « modernisme » et de pensée réactionnaire. Outre la réflexion sur le
langage et la pensée, qui place son œuvre aux côtés d’autres opus modernistes, son rapport à
la technique lors des années 1930 le place dans les rangs du modernisme réactionnaire. Il
bascule ainsi d’une critique mitigée de la technique, qui est en fait davantage une critique de
l’ « américanisme » que de la technique en soi, puisqu’il ménage l’espoir en une « troisième
voie » allemande, à l’apologie futuriste de la technique effectuée dans les cours sur Nietzsche.
La métaphore artisanale ne joue aucun rôle sur le plan philosophique, servant tout au plus à
affecter le discours et à en diriger l’interprétation.
Si Heidegger peut être considéré comme moderniste, y compris dans son rapport à la
technique dans les années 1930, pourquoi parler de « modernisme réactionnaire » ? Selon
Herf, cet idéal-type, qui implicitement se pose en alternative de celui de « révolution
conservatrice », fait référence à un « paradoxe » constitutif. Sommairement défini, celui-ci
proviendrait du fait d’embrasser la technique sans les Lumières724. Si Herf se limitait à cela,
ce concept serait bien fragile. Associer le refus du projet d’émancipation des Lumières – qui
ne s’identifie d’ailleurs pas purement et simplement à la démocratisation 725 – au progrès
technique relève en effet d’un autoritarisme banal. Sans parler du Cambodge, les tentatives
réellement rétrogrades, comme celles du sultanat d’Oman, sont rares726 : quelles que soient
l’orientation politique des gouvernements, les Etats s’efforcent en général de soutenir le
développement. Celui-ci, pourrait-on même affirmer, fonde la légitimité des régimes
modernes bien davantage que le principe de souveraineté populaire. Le véritable paradoxe du
modernisme réactionnaire est ailleurs : d’abord ce « mouvement » était modernisateur au
niveau économique, ensuite il « articulait des thèmes associés à l’avant-garde moderniste »,
enfin il était « irrationaliste »727. Le despotisme peut être rationnel voire « éclairé », tandis que
723
Voir par ex. Francastel, Art et technique aux XIXe et XXe siècles, 30‑40; Anonyme, « Le Corbusier fasciste ? »,
Le Monde.fr, 22 juin 2015.
724
Herf, Reactionary Modernism, 3.
725
L’identification entre le libéralisme et la démocratie n’allait pas de soi au XIX e siècle – elle fut aussi remise en
cause au XXe siècle par le biais du communisme et des « démocraties populaires », et le demeure aujourd’hui
avec la défense, dans certains secteurs, d’une « démocratie illibérale ».
726
Saïd Ben Taïmour (1932-1970) n’autorisa que trois écoles, s’opposait à l’amélioration de la santé et réservait
l’eau et l’électricité aux proches, le développement du pays lui paraissant menacer son pouvoir. Même R.
Kapuściński, le journaliste à l’imagination débordante et auteur de la fable sur le pouvoir Le Négus (1978) –
laquelle constitue un véritable essai de philosophie politique –, n’aurait pas imaginé un tel obscurantisme. Cf.
Benjamin Barthe, « A Oman, la nouvelle révolution de Salalah », Le Monde.fr, 12 août 2017.
727
Herf, Reactionary Modernism, 12‑13.
536
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le modernisme réactionnaire se caractérise, à l’instar du fascisme en général, par l’attaque
contre la raison et l’appel au mythe. Toutefois, ce qui constitue sa spécificité, ainsi que celle
du nazisme, c’est l’apologie contradictoire de l’archaïque et du moderne, remarquée par tant
d’observateurs, de Klemperer à Marcuse : si le futurisme italien – qui ne se réduit pas au
fascisme – est caractérisé par le rejet de la tradition et la volonté de représenter le mouvement
même de la Modernité, le modernisme réactionnaire mêle une thématique futuriste à
l’apologie du Moyen-Age ou des tribus barbares de l’Antiquité. Il ne s’agit pas d’opposer
l’idéologie nazie qui s’incarnerait dans l’art et les affiches de propagande dépeignant des
paysannes ou des guerriers médiévaux à une réalité industrielle de la politique nazie, mais au
contraire de souligner la présence simultanée et contradictoire de ces deux pôles – archaïsme
et modernisme – au sein de l’idéologie elle-même, ce que montre entre autres l’architecture
nazie728. Si l’on restreint l’idéal-type à ces traits caractéristiques, on le retrouve
indéniablement tant dans le nazisme que chez Heidegger. Le degré et la conjonction des
éléments varient, par hypothèse, selon les individus, les œuvres et les circonstances.
L’apologie de l’artisanat ou de la décentralisation du territoire n’était pas nécessairement prise
au même degré de sérieux par l’ensemble du NSDAP. Dans cette mesure, l’association de la
critique du logos comme « calcul » et « représentation objectivante et maîtrisante » à
l’apologie de la « technique allemande » constitue le paradoxe essentiel du modernisme
réactionnaire. En ce sens, il paraît parfaitement légitime d’une part de conserver l’idéal-type
du modernisme réactionnaire, d’autre part de l’appliquer à Heidegger, du moins celui qui
s’étend de 1933 aux cours sur Nietzsche.
Cette recontextualisation n’enlève rien à la singularité de cette pensée, ni à son
influence prépondérante. Comme toute tentative d’étiquetage, qu’on procède par catégories,
écoles de pensée ou idéal-type, elle ne peut qu’être imparfaite, d’autant plus qu’elle ne
s’applique qu’aux années 1930-40. Nonobstant ceux qui l’ont directement côtoyé (Jonas,
Arendt, Marcuse, Gadamer, Levinas, Agamben, etc.), l’œuvre d’Heidegger continue
d’irriguer et d’irradier la « civilisation mondiale » (FIN, 286). En s’entremêlant, bien sûr, à
d’autres sources, cette pensée qui revendiquait l’ « inactualité », l’ésotérisme et l’ « inutilité »,
a influencé et continue d’influencer, à tort ou à raison : l’écologie et divers mouvements de
protection de la nature ; la critique de la technique ; la « French theory » (pour abréger) et le
« postmodernisme » des critical studies dont les effets se font ressentir jusqu’à La Paz 729 ; les
« nouveaux philosophes » ; la « métapolitique » de mouvements plus ou moins cryptofascistes ; l’anathème lancé depuis la Russie ou l’Iran contre le « nihilisme métaphysique » de
728
A. Speer (op. cit.) n’ait pas le seul à souligner l’aspect moderniste de l’architecture nazie.
Bien avant qu’on ne traduise en français J. Butler, le groupe bolivien Mujeres Creando défendait les droits
LGBT et les prostituées en se référant explicitement aux travaux issus de la critical theory.
729
537
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’« Occident » ; la défense de la démocratie contre le « nihilisme » djihadiste ; la critique
d’extrême-droite du « techno-nihilisme », des gender studies et du transhumanisme730, etc.
Cette influence ne s’exerce pas de la façon descendante prévue et critiquée par
Bourdieu : « à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des interprètes et que décline la
hauteur des phrases […], le discours exotérique tend à retourner à sa vérité » – la
« vérité ontique » du discours politique se dévoilerait. Mais ce processus, comparable aux
« philosophies émanatistes », s’accompagnerait « d’une perte de valeur, sinon de substance »,
le « discours « trivialisé » et « vulgarisé » [portant] la marque de sa dégradation, contribuant
ainsi à rehausser encore la valeur du discours original ou originaire »731. Cette influence ne
s’exerce pas, non plus, par la « conversion » à la parole heideggérienne – fût-elle passagère –,
qui seule permettrait de la « recevoir sincèrement » – expression singulièrement déplacée qui
présuppose, en sus, l’univocité d’une œuvre s’étalant sur plus d’un demi-siècle. Il ne s’agit
pas d’adopter la parole du maître, ses manières ou ses convictions politiques ( !) : l’auteur ne
se pose pas en exemple, qui pourrait constituer une règle de vie quelconque 732. Non pas qu’il
n’ait jamais cédé à la posture du « maître à penser », se moulant ainsi dans la forme générale
de l’intellectuel, engagé ou non. Son style autoritaire, ses exhortations politiques à aller voter
ou au contraire le désengagement politique de l’après-guerre, constituent bien des exemples (à
ne pas suivre). S’il est difficile de distinguer la biographie de l’œuvre – notamment lorsque le
philosophème de « vie philosophique » s’impose comme thème central du XXe siècle –, et
impossible de séparer le politique du philosophique, nous devons toutefois opérer ici, ne
serait-ce qu’à titre heuristique et temporaire, ces distinctions. En effet, sauf en un sens trivial,
on ne peut même pas « vouloir s’approprier » sa pensée. Au regard de cette velléité, l’idée de
« s’approprier » Nietzsche paraîtrait presque raisonnable. Il n’y a pas, chez Heidegger,
d’expérience analogue à la pensée désubjectivante de l’Eternel Retour, qui formerait le cœur
ou la parole à recevoir et à vivre, fictivement donnée aux hommes par Zarathoustra dans la
mesure où elle conduit à la folie : « tous les noms de l’histoire, au fond, c’est moi »733.
Heidegger préconise bien une voie, elle aussi « surhumaine » : il faudrait expérimenter
730
Cf. l’entretien de Ph. Darantière (auteur de Le techno-nihilisme, éd. de la Délivrance, 2015), in « Nihilisme,
dissidence et désobéissance civile », Présent, 13 avril 2016.). Voir, de façon générale, la revue Limite.
731
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 120.
732
Il est peut-être absurde de souligner qu’Heidegger ne prétendait pas à l’imitatio Christi, ni à la lex viva ou
animata de l’évêque. Il s’est toutefois senti obligé de préciser qu’il n’apportait pas « une voie de salut » ni « une
nouvelle sagesse », non plus qu’une « doctrine » (PSCH 221). Il est facile d’ironiser, mais le simple fait que
Davidson cite cet extrait appelant à se « convertir » montre que telle est bien la façon dont il a pu être reçu. Sur
les notions de « règle vivante », cf. Paolo Napoli, « Ratio scripta et lex animata. Jean Gerson et la visite
pastorale », in L’Ecriture des juristes (XVIe-XVIIIe siècles) (Classiques Garnier, 2010), 131‑51; « Après la
casuistique: la règle vivante », in Aux origines des cultures juridiques européennes. Yan Thomas entre droit et
sciences sociales (Ecole française de Rome, 2013), 197‑204; « Giorgio Agamben, Altissima Povertà. Regole
Monastiche e Forma Di Vita and Giorgio Agamben, Opus Dei. Archeologia Dell’ufficio », Comparative Legal
History 2, no 1 (juin 2014): 115‑17.
733
Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, 94.
538
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« radicalement et immédiatement, dans l’être des étants, la proximité du néant »734. Il faudrait
aussi « éprouver l’histoire de l’Etre en tant que déchaînement de l’Etre dans la
machination »735, c’est-à-dire penser, traverser et « surmonter » le « nihilisme ». C’est à cette
condition-là qu’on deviendrait, non pas « heideggérien », mais membre de cette élite, dotée
d’un savoir absolu « au-delà du rationnel et de l’irrationnel », qui accomplirait une conversion
simultanée du Dasein, de l’être et des étants, suscitant ainsi la « transformation essentielle de
l’humanité »736.
Si l’influence de cette pensée ne s’exerce pas de la façon « émanatiste » proposée par
Bourdieu, et encore moins en se « l’appropriant » par une « conversion » qui constituerait, en
elle-même et au mieux, un contre-sens radical ; si l’efficace de cette pensée ne réside pas dans
l’utopie de la conversion ontologique, comment s’exerce-t-elle ? D’une façon à la fois banale
et réfléchie : par la réflexion objectivante, menée tant en philosophie qu’en sociologie,
théologie et ailleurs, au « sommet » de la « hiérarchie des interprètes » comme à sa « base », à
droite comme à gauche, et cela dans le monde entier. Dans une certaine mesure, cette
diffusion contradictoire, à savoir, pour simplifier et pour reprendre la trajectoire de
l’hégélianisme ou du « nietzschéisme », la possibilité d’un « heideggérianisme de gauche » et
de « droite », est le fruit de l’indétermination de textes comme S&Z, qui hormis l’appel à la
« résolution », s’offrent à tout contenu politique : l’auteur se contente des connotations viriles
autant que pastorales. Une telle explication, toutefois, ne s’étend pas aux textes ultérieurs à
S&Z. Car il ne s’agit pas de formes vides – le contenu politique est patent –, ni d’ « outils »
offerts au public sans droit de regard. Au contraire, Heidegger ne cesse, y compris de façon
posthume, d’exercer son droit d’auteur et de conduire l’interprétation – une conception qu’on
peut lier à sa conception de l’essence et de la technique, qui jamais ne rompt complètement
les amarres avec l’intention du producteur (le « ne-pas-se-verser » de la cruche n’appartient
pas au tracteur, car la cause finale continue d’exercer son empire sur « la chose »). Cette
diffusion mondiale conduit à des malentendus inévitables – la surdité se présente « justement
avec des personnes de mon entourage » (PSCH, 222), dit-il, déjouant par avance
l’interprétation bourdieusienne. Outre les erreurs d’interprétation, ces « malentendus » sont
provoqués par les ambiguïtés du discours. Ils sont aussi le résultat de la production d’une
pensée qui s’adapte à la conjoncture tout en suivant une trajectoire incertaine, au cours de
laquelle certains éléments restent les « mêmes », quitte à être réinterprétés de façon plus ou
moins franche, tandis que d’autres sont raturés. Ils sont en sus l’effet d’une pensée nondialectique qui ne se saisit que dans son mouvement, et par lequel l’évaluation négative de la
734
Cf. supra, section II.3.d.ii et note 409.
Heidegger, Nietzsche II, 203.
736
Cf. supra, section II.4.c, notes 617, 656, 678 et 679.
735
539
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique devient, in fine, évaluation positive, processus qui passe par l’hubris de l’absence
d’évaluation, puisque toute évaluation ramènerait à la « métaphysique de la subjectivité ».
Enfin, et cela découle de l’oscillation entre évaluation positive et négative et de
l’ambition de ne pas évaluer afin d’éprouver le nihilisme, ces malentendus proviennent de
l’incertitude qui affecte le sens même de la « critique ». Heidegger rejette, par principe, toute
forme de critique, parce qu’il faut « acquiescer au réel » et conduire le nihilisme – et la
philosophie – à sa « fin », ou à son « achèvement » qui seul permettrait l’ « autre penser » –
d’où « l’espoir apocalyptique de salut » qui peut aller jusqu’à souhaiter l’annihilation de la
Terre en vue de la « purification de l’être ». L’absence d’évaluation, qui revient au refus de
principe de la critique, est impossible – et par suite, Heidegger ne cesse d’évaluer, de soutenir,
ou de critiquer, bien que les cibles de sa critique soient mouvantes, au point qu’il ait pu faire
l’apologie des « chars blindés »737. Mais même lorsqu’il critique, il ne critique pas, car il
considère que tout ce qui relève de l’« ontique » constitue une condition nécessaire mais
insuffisante738. Sans être pour autant stoïcien, Heidegger refuse ainsi le principe même de la
critique. En cela, il est profondément hégélien, si l’on s’accorde à dire que « des catégories
comme l’optimisme ou le pessimisme n’ont pas leur place dans la pensée de Hegel »739.
Malgré les malentendus et les revirements de la pensée heideggérienne, un certain
nombre de thèmes qu’il a abordé sont omniprésents dans la culture contemporaine. Ainsi,
l’idée – abandonnée – que le cartésianisme serait à l’origine du projet de maîtrise de la nature
est un leitmotiv de la critique environnementale ou/et de la technique. Bien qu’Heidegger n’ait
rien d’un écologiste, on a lu ses propos sur le « laisser être » ou ses métaphores artisanales
comme une défense d’un rapport plus « doux » et « harmonieux » à la nature. Dans la mesure
où « l’énoncé anthropocène » fondamental exige en effet de penser d’autres formes de la
technique, ce qui conduit par exemple R. et C. Larrère à opposer les techniques de
« pilotage », qui seraient plus respectueuses de la nature, aux techniques de « fabrication »740,
la pensée heideggérienne apparaît ainsi comme un recours possible, au risque toutefois d’un
certain nombre de contre-sens. On peut certes interpréter Heidegger afin de s’en inspirer pour
formuler une pensée écologique, tout comme l’environnementalisme s’inspire de Spinoza
malgré sa justification explicite de la violence envers la nature 741. Mais cette liberté de
l’interprète présuppose une responsabilité ; à cet égard, passer sous silence les passages anti-
737
Cf. supra, section II.3.b.iv et note 236.
Cf. supra, section II.3.c.iv.
739
Anderson, Les origines de la postmodernité, 107 (l’auteur parle ici de l’influence hégélienne sur F. Jameson).
740
Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, chap. VI.
741
Fonder une conception éco- ou bio-centriste sur Spinoza exige d’écarter les passages gênants cités supra (2e
partie, section I.3.e, note 137), ce qu’on oublie souvent de mentionner (cf. par ex. Olivier Clerc, « L’exploitation
de l’énergie nucléaire ou l’archétype de la modernité face au renouveau de la philosophie naturaliste », Annales
de droit, no 10 (juin 2016): 97‑118.).
738
540
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
écologiques de Spinoza est un acte beaucoup moins grave que celui qui consiste à ignorer la
dimension apocalyptique (et anti-écologique) de Heidegger contre laquelle Jonas mettait
justement en garde. Inversement, la critique de la conception anthropo-instrumentale de la
technique, qui le conduit à affirmer que toute tentative de maîtriser la technique – donc d’en
diriger le cours et d’en atténuer les effets néfastes – ne pourrait que reconduire à consolider le
Gestell, soutient, implicitement ou non, la critique du discours technique et scientifique de
l’ « anthropocène »742. Ce discours se caractérise par l’idée, liée à celle de la « fin de la
nature », que l’homme devrait prendre en charge intégralement celle-ci et réparer les dégâts
qu’il a lui-même commis, en faisant appel, notamment, au progrès scientifique et technique.
Or, selon ses critiques, un tel projet ne peut qu’échouer, car il ne se distinguerait « en rien de
la « rationalité technique » qui a engendré la crise environnementale »743. Certes, pour
Heidegger, la question n’est pas là : la confiance extrême qu’il accorde aux possibilités de la
technique, son idée positiviste selon laquelle les techniciens – et les Etats – réussiront à
maîtriser, par exemple, l’énergie nucléaire, conduit à affirmer que selon lui, le projet d’une
technologie verte, ou de la géoingénierie, aurait toutes les chances de se réaliser avec succès.
De même, son idée qu’il n’y a pas de « dehors » du Gestell ; que même l’artisanat et la nature
prétendument « sauvage » sont pris dedans ; qu’on ne peut plus défendre le fleuve comme
objet de contemplation esthétique car l’essence du fleuve en tant qu’entité naturelle n’existe
plus ; tout cela indique qu’il est difficile de se réclamer d’Heidegger pour défendre une
« nature sauvage » ou des « pratiques marginales » et « alternatives » qui résisteraient au
Gestell744. En fait, bien que H. Dreyfus ou F. Jameson pensent qu’Heidegger croyait en un
« dehors »745, sa « critique » du Gestell converge avec toutes les critiques des « récupérations
inévitables » de la contestation par le capitalisme, des situationnistes – qui y opposaient le
« détournement »746 – à Lyotard. Ainsi, ce dernier rejoint la « critique » du Gestell lorsqu’il
déclare que « même les critiques [qu’on peut] opposer au développement, à son inégalité, à
son irrégularité, à sa fatalité, à son inhumanité, même ces critiques sont des expressions du
développement et y contribuent »747. Si le postmodernisme caractérise l’idée d’une société
742
Pour une inspiration explicite, cf. Neyrat, « Heidegger et l’ontologie de la consommation »; La Part
inconstructible de la Terre.
743
Katz, « Le grand mensonge... », 352; on retrouve cette critique chez Bonneuil et Fressoz, L’événement
anthropocène; Neyrat, La Part inconstructible de la Terre; Maris, La part sauvage...
744
Cf. entre autres Birch, « L’incarcération du sauvage... »; Dreyfus, « Heidegger et l’articulation du
nihilisme... »; Maris, La part sauvage...
745
Jameson, « The Cultural Logic... », 33‑34.
746
Collectif, Internationale situationniste (Paris: Fayard, 1997).
747
Lyotard, « Une fable postmoderne » in Moralités postmodernes (éd. Galilée, 1993), p.87-93 (cité in Anderson,
Les origines de la postmodernité, 51‑52.)
541
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« où le changement semble impossible et où l’idée de progrès est morte »748, la lettre de 1945
où Heidegger affirme que « le changement essentiel qui [métamorphose la science] en pure
technique ne peut plus être contenu » pourrait être considéré comme l’un des actes de
naissance de cette « crise du progrès ». En dehors des différentes attitudes qui peuvent suivre
cet acte de décès, qui, comme le montre Camus749, ne convergent pas nécessairement dans le
cynisme caractéristique d’une partie du postmodernisme, il faut toutefois souligner les aspects
idiosyncratiques de cette désillusion heideggérienne. Elle va d’abord de pair avec la confiance
positiviste au progrès, et à cet égard sa désillusion provient d’une nostalgie réactionnaire qui
constate l’impossibilité du projet contre-révolutionnaire – en particulier après 1945. Ensuite,
cette désillusion prend la forme d’une pensée apocalyptique du salut, qui considère qu’au bout
de la traversée du nihilisme se trouve la possibilité d’une rédemption via la conversion
ontologique. Si la dimension apocalyptique change de forme dans les derniers textes,
témoignant d’un certain apaisement face à « l’usage normal » de la technique – jusqu’à
rappeler, paradoxalement, l’appel de W. Gropius en faveur de « l’acceptation déterminée de
l’environnement vivant des machines et des véhicules »750 –, elle n’en demeure pas moins
présente, comme l’indique encore ES.
II.5.b LA PHILOSOPHIE, LES SCIENCES SOCIALES ET LA CITE
« Le mépris des sciences humaines étoit un des premiers caractères du christianisme 751. »
Heidegger ne cesser de s’attaquer aux sciences sociales, rassemblées sous le nom
d’ « historiologie » ou de « cybernétique ». Au-delà du mépris, cette réflexion s’appuie sur un
double constat : d’une part, celui que la philosophie ne peut plus prétendre au rôle de
récapitulation encyclopédique des savoirs positifs ; d’autre part, l’idée que la critique
positiviste menée contre la « métaphysique », en particulier par le Cercle de Vienne, est
exacte, bien qu’Heidegger en tire des conclusions diamétralement opposées: si la
métaphysique est un non-sens, la logique doit abandonner ses droits à régir la pensée752. Cette
position a conduit à formuler des thèses qui vont bien au-delà de la « naïveté » infantile753.
Penser « au-delà du rationnel et de l’irrationnel » conduit en premier lieu à réitérer l’idée que
la philosophie serait une forme de savoir supérieure aux savoirs positifs, et en deuxième lieu à
748
Fredric Jameson, Sartre. The Origins of a Style (1961; Columbia Univ. Press, 1984), 8; cité in Anderson, Les
origines de la postmodernité, 94. Lyotard, ou dans un registre moins élevé, La barbarie à visage humain de B.-H.
Lévy, font des constats similaires.
749
Voir notamment Le mythe de Sisyphe (1942) et L’homme révolté (1951).
750
Cf. supra, section II.3.a.i. La citation provient d’un texte de 1926 de Gropius, cité in Galison,
« Aufbau/Bauhaus... », 717.
751
Condorcet, Esquisse d’un tableau..., 108.
752
Cf. supra, section II.3.c.iii.
753
Cf. supra, section II.3.d.iii note 445 et section II.4.c.v, note 709, où nous citons Habermas, « Progrès technique
et monde vécu social »; « Work and Weltanschauung »; The Philosophical Discourse of Modernity, chap. VI.
542
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
inclure dans le champ philosophique des « diagnostics du présent » présentés ad hoc »754.
Philosopher « au-delà » des sciences sociales, comme le montre le mésusage des exemples
dans QT, conduit à inclure l’idéologie dans la philosophie sans que cette inclusion ne soit
réfléchie en tant que telle755. « Au risque de déformer en simplifiant, on peut dire que les
philosophies de l’existence ont dévalorisé dans l’enseignement de la philosophie le souci de la
méthode »756.
S’agit-il pour autant d’affirmer que la philosophie ne peut s’appuyer sur des exemples
ou sur des propositions empiriques que de façon « naïve », ou qu’il ne pourrait s’agir que
d’illustrer la théorie ? Cette position bourdieusienne entérine ce qu’elle dénonce. En affirmant
le droit de la sociologie à critiquer la philosophie, à « dévoiler » son discours véritable,
Bourdieu exclut en effet de ce privilège la philosophie, comme si celle-ci ne pourrait se
déployer que sur un mode idéologique. La critique lucide et volontaire du discours
philosophique ne pourrait se faire que du dehors – et en particulier, par la sociologie.
Bourdieu ré-institue ainsi le cordon sanitaire heideggérien : « Tout discours philosophique qui
se respecte » ne peut qu’exclure les phrases « vulgairement » empiriques, car la « distinction
entre le « théorique » et l’ « empirique » est en effet une dimension fondamentale du sens de
la distinction philosophique »757. Il retourne contre la « hauteur de style » philosophique son
arrogance, opérant ainsi un simple renversement où l’empirisme sociologique prend le dessus
sur l’abstraction idéaliste. Dans le même temps, il attribue à la philosophie cela même qu’il
produit, en tant que sociologue. Loin de n’être qu’une « critique » d’Heidegger, son texte en
soutient les thèses fondamentales, tandis qu’Heidegger devient la métonymie du discours
philosophique – quitte à amalgamer philosophie et idéalisme. En somme, Bourdieu réitère la
critique de Carnap du « non-sens » métaphysique, sauf qu’il affirme qu’il s’agit de
propositions « idéologiques » plutôt qu’incohérentes – une piste d’investigation précisément
ouverte en 1929 par le Cercle de Vienne758.
La critique de la scission entre la philosophie et les sciences sociales doit donc viser
autant la fausse « naïveté » d’Heidegger que la réduction de la philosophie à l’idéologie
opérée par Bourdieu dans le sillage du positivisme logique. Ces deux positions rivales sont
solidaires : le constat est le même, seules les conclusions diffèrent 759. Par ailleurs, la
conception même de la vérité et de la science qu’Heidegger développe, selon le double
754
Habermas, « Work and Weltanschauung », 434.
Cf. supra, section II.4.b.ii.
756
Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe... »
757
Bourdieu, « L’ontologie politique... », 119.
758
On peut expliquer les « voies erronées » de la « philosophie métaphysique » d’un point de vue psychologique
(ou psycho-analytique), logique et sociologique, en particulier à l’aide de la théorie de la « superstructure
idéologique » (Neurath, Hahn, et Carnap, « The Scientific Conception... », 307.).
759
Cf. supra, section II.3.c.iii.
755
543
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
schéma de la vérité scientifique comme « opérationnalité » et donc, in fine, comme réductible
à la technique, et de l’aletheia comme condition de toute conception de la vérité, relève à la
fois d’une position métaphysique – sur l’aletheia – et d’un sociologisme radical qui nie
l’autonomie de la théorie scientifique760. Paradoxalement, la scission qu’instaure Heidegger
entre philosophie et sciences sociales ne conduit pas seulement à introduire l’idéologie au sein
de la philosophie : elle est elle-même illusoire, dans la mesure où Heidegger défend lui-même
des thèses qui relèvent de la sociologie des sciences, tout en prétendant discourir sur un plan
« ontologique » (plutôt qu’épistémologique). La volonté philosophique de s’affranchir des
sciences sociales paraît tout aussi vaine que le projet de s’affranchir de la métaphysique ou de
parler sans présupposés philosophiques761.
La critique de ces positions rivales mais solidaires (Heidegger contre Bourdieu et le
Cercle de Vienne) ne peut toutefois se contenter de l’appel à l’interdisciplinarité. Il ne peut
s’agir, non plus, de constater qu’à chaque fois que la philosophie traite d’un objet scientifique
intéressant plutôt que d’un exemple trivial, qu’elle s’intéresse, par exemple, à la dolomite
plutôt qu’à un caillou, elle est conduite à modifier ses thèses, et d’abord concernant le
« réalisme » qui distingue si facilement les « faits » des « interprétations »762. Il faut en fait
reprendre la question d’Heidegger : comment la philosophie doit-elle se représenter son rôle
si elle ne veut pas « courir après la science » (TH, 440) ? En ce qui concerne la « philosophie
de la technique », comment éviter qu’elle ne se rabatte purement et simplement sur une
analyse en termes de sciences sociales qu’elle pourrait, au mieux, « éclaircir » ? Comment
éviter que la philosophie ne se réduise à une « science de l’homme » – comme le déplorait
aussi Sartre763 –, auquel cas elle n’aurait plus qu’à laisser la place à des chercheurs
compétents comme Lévi-Strauss – ce qui constitue « l’achèvement légitime de la
philosophie » (FIN, 284-285) ? Ce problème fondamental doit d’abord être distingué du
thème – qui remonte à Locke764 – de la « fin de la métaphysique ». Certes, celle-ci désigne
effectivement, chez Heidegger, le règne du Gestell qui conduit à la subsomption de la
philosophie par les sciences sociales ; à l’inverse, le Cercle de Vienne se réjouissait de ce que
760
Ibid.
Le débat au sein du Cercle de Vienne concernant la question de désigner leurs activités sous le nom, ou non, de
« philosophie » est à cet égard parlant – surtout lorsque leur critique du langage, qui s’affirme comme nonmétaphysique, rejoint celle de Nietzsche qui avait critiqué par les mêmes moyens les concepts de « sujet » et de
« substance ». Comparer par ex. Par-delà bien et mal, §17, et Neurath, Hahn, et Carnap, « The Scientific
Conception... », 307‑8. De même, comment ne pas penser à Stirner, Nietzsche ou au nominalisme en général en
lisant les critiques de Carnap selon lesquelles il n’y aurait pas d’ « objets sociaux comme l’Etat ou le Volk » (in
Galison, « Aufbau/Bauhaus... », 736.) ?
762
Latour, « Why Has Critique... », 234; l’exemple de la dolomite est emprunté à Ian Hacking, Entre science et
réalité. La construction sociale de quoi? (La Découverte, 1999).
763
Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe... »
764
Foucault, « Michel Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à Nietzsche son vrai visage » (1966), in Dits et
écrits, vol. I, texte n°41.
761
544
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le « procès moderne de production […] laisse de moins en moins de place aux idées
métaphysiques »765, ce qui montre le caractère moderniste de ce thème. Il faut essayer de
penser le rapport de la philosophie aux sciences sociales au-delà de cette problématique
moderniste.
En premier lieu, affirmer que la philosophie devrait éclaircir les sciences sociales
constitue le procédé inverse de celui élaboré par Bourdieu : on refuse à l’autre la capacité
d’autoréflexion critique, croyant « donner beaucoup à la philosophie » alors qu’ « on lui retire
tout »766. Il faut donc penser ces rapports autrement qu’en termes de critique réflexive. Or il
faut ici distinguer le traitement de cette question d’un point de vue philosophique par
Heidegger, c’est-à-dire la spécificité de la philosophie à l’égard des sciences sociales, et la
question du Gestell. Certes, Heidegger assimile dans un geste de mépris l’ensemble des
sciences sociales au Gestell (FIN). Mais refuser cet amalgame ne fait pas disparaître le
problème : celui-ci demeure, que ce soit sous la forme d’une transformation de la philosophie
en marketing ou d’une collaboration des sciences sociales et de la philosophie aux projets
d’ingénierie sociale – bref, ce qui conduisit Heidegger à amalgamer la philosophie analytique
au management et qui suscita l’indignation de Deleuze ou de Canguilhem767. Ainsi, si
Heidegger traite cette question du point de vue philosophique, elle concerne en fait
l’ensemble des sciences sociales en tant que celles-ci élaborent une théorie. C’est précisément
pour cela que penser le rapport entre philosophie et sciences sociales selon une relation de
réflexion critique constitue une impasse : qu’on essaie d’assigner à la sociologie le privilège
de cette réflexion (Bourdieu), ou au contraire à la philosophie ce rôle d’un savoir surplombant
(Hegel, Heidegger), on est inéluctablement conduit à prendre acte de ce que chaque
discipline, scientifique, artistique, juridique ou philosophique, est capable d’élaborer une
réflexion critique sur elle-même. Qualifier cette réflexion de « sociologique » ou de
« philosophique » ne revient qu’à déplacer le problème. Cette « mauvaise plaisanterie »768
amènerait à dire que tout philosophe qui réfléchit sur la philosophie se fait « sociologue » ou
« historien » ou que tout chercheur en sciences sociales qui réfléchit sur sa discipline devient
« philosophe ». Plutôt que de penser le rapport ou le clivage entre philosophie et sciences
sociales, on aura disséminé celui-ci dans le champ social et au sein de chaque acteur.
On peut abandonner l’idée d’une précompréhension de l’Etre par la philosophie qui
surplomberait ainsi les sciences, ainsi que celle du Gestell en tant qu’il aurait une quelconque
valeur descriptive de notre époque ou de la technique : deux idées qui n’en font qu’une,
765
Neurath, Hahn, et Carnap, « The Scientific Conception... », 317; cf. aussi Galison, « Aufbau/Bauhaus... », 732.
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 11.
767
Cf. Qu’appelle-t-on penser ?, commenté supra (section II.2.a.ii) ; Deleuze, « A propos des nouveaux
philosophes... »; Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?; Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un
philosophe... »
768
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, 11.
766
545
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
puisqu’elles affirment que notre ère serait celle du « primat de la technique » sur toute autre
forme de pensée. « Il est à présumer que le besoin de mettre en question la technique moderne
dépérit dans l’exacte mesure où la technique […] règne plus exclusivement » (FIN, 285) : la
sociologie des controverses, notamment scientifiques, techniques et environnementales ; la
critique de la bureaucratisation du monde, que l’on entend même à Bruxelles où l’on parle de
la nécessité de forger une « identité européenne » ; la crise environnementale, enfin, montrent
précisément l’inverse. Qu’importe que, pour Heidegger, ces critiques ne relèveraient encore
que du Gestell. Il demeure vrai que la proximité des sciences sociales avec la technique –
même si on met en doute la valeur descriptive du Gestell – n’en existe pas moins, dans les
divers projets d’ingénierie sociale et d’utilisation par l’Etat et les entreprises des sciences
sociales les plus diverses, qui vont de la collaboration triviale à la compromission intégrale. Si
certains savants s’insurgent ainsi qu’on utilise leurs outils à des fins de détection de la
déviance769, d’autres travaillent avec la CIA sur son programme de torture ou lancent des
études qui concluent que « les entreprises doivent […] s’assurer que les employés intègrent la
possibilité d’être surveillés à tout moment afin de renforcer l’effet « disciplinant », mais aussi
qu’ils ne perçoivent pas cette surveillance informatique comme une limitation de liberté mais
bien comme légitime, sous peine de renforcer l’« effet d’éviction » »770. En ce qui concerne la
philosophie, la RATP en a découvert l’intérêt en tant que « méthode opérationnelle » ; on
ouvre des masters « Philosophie et management » tandis que les PUF publient l’Essai sur les
données philosophiques du management ; « Counseling Philosophie » obtient un marché
auprès d’un grand hôpital afin de forger une « conscience collective »771. En 1990, un agrégé
de philosophie fonda une société de consulting tout en publiant un ouvrage « philosophique »
sur « l’âme » des entreprises772 ; cela lui valu d’être nommé en 2003 au Commissariat général
au plan. Nonobstant l’usage du concept en marketing773, on aurait tort de ricaner. Il ne suffit
pas de s’indigner de cette « commercialisation » (qui est aussi due à la précarité des
chercheurs), de la transformation des « fonctionnaires de l’humanité » en fonctionnaires tout
court ou de la proximité des sciences sociales – dont la philosophie – avec le Gestell. Le
problème est celui de la place pour la philosophie autre que sous la forme d’une bioéthique ou
d’une techno-éthique voire, au pire, d’une « éthique des entreprises qui ont une âme »774. Il ne
s’agit pas de défendre un superbe isolationnisme spéculatif du penseur, position très éloignée
769
F. Chateauraynaud, « Ce que fait la “veille d’opinion” aux “lanceurs d’alerte” », Indiscipline!, 1er fév. 2009.
John Bohannon, « Torture Report Prompts APA Apology », Science 349, no 6245 (17 juillet 2015): 221‑22;
Ludivine Martin et Angela Sutan, « Les outils de surveillance informatique ne sont pas préjudiciables à la
performance des manageurs », Le Monde.fr, 10 octobre 2017.
771
Johan Maurice, « Je pense donc je suis consultant », Libération.fr, 8 septembre 2013; Fabien Trécourt,
« Quand les philosophes font irruption dans les entreprises », Capital.fr, 11 août 2015.
772
Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe... »
773
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?
774
Canguilhem, art. cit.
770
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de celle de Hobbes, Descartes ou Kant, pour ne pas parler de Pascal : outre la motivation
pratique qui le conduit à inventer la machine à calculer, il obtient le monopole exclusif non
seulement sur son modèle actuel d’appareil, mais sur « toute machine arithmétique »775 (une
problématique de la brevetabilité que l’on retrouve aujourd’hui à propos des gènes). Il s’agit
plutôt de s’interroger sur le rôle de la théorie ou de la spéculation à l’égard de la pratique,
c’est-à-dire sur la praxis, et de problématiser le rapport de la théorie au social. De même, quel
est le rôle d’un philosophe dans tel ou tel comité d’éthique ? Quel est le discours qu’il peut
tenir ? Que fait un philosophe ou un sociologue lorsqu’il participe à un projet artistique,
architectural ou urbanistique ou travaille avec une ONG, une entreprise, un parti ou
l’administration ? L’anthropologue endosse-t-il uniquement le « rôle d’alibi » lorsqu’il étudie
les sociétés que le capitalisme détruit, ou participe-t-il aussi à la compréhension des
« difficultés nouvelles » auxquelles la Modernité se confronte776 ? Bref, quel est le rapport
entre la philosophie – et la théorie en général – et son dehors ? S’il existe un lieu, ou une
place, pour la philosophie en tant que telle – c’est-à-dire, s’il y a un sens à parler d’une
philosophie qui ne serait pas simplement une « science de l’homme » –, que pourrait-on
attendre d’elle ? Cette pensée « autre » qui refuse de « courir après la science » est-elle
réellement possible ou différente ? N’est-ce pas l’idée même d’Heidegger depuis S&Z que
d’expliciter les présupposés de toute science et de tout débat, en tentant de porter l’analyse sur
ce que Dreyfus qualifie d’« arrière-fonds de pratiques » ? En quoi cela serait-il si différent,
par exemple, d’une bioéthique, entendue au sens d’une philosophie morale et politique plutôt
qu’en tant que simple forme de consulting ? A cet égard, si la définition deleuzienne qui met
l’accent sur l’imagination – la philosophie en tant que « création de concepts »777 – plutôt que
sur l’accès sacerdotal à une « vérité de l’Etre » est séduisante, elle ne dit pas grand-chose sur
les relations entre la philosophie et les sciences sociales. Cette collaboration est en effet
davantage pensée par le concept d’agencement et par sa mise en pratique dans L’Anti-Œdipe
et Mille plateaux. Toutefois, lorsqu’il s’agit de s’interroger sur le rapport du philosophe ou du
théoricien en général à l’égard de la « société », Deleuze soutient une forme de repli ou de
distance théorique analogue à celle d’Heidegger : le processus créatif de l’abstraction paraît
être la seule attitude possible si l’on veut éviter la compromission. Mais cela ne risque-t-il pas
de conduire à revenir à une conception abstraite de la théorie, voire au repli spéculatif dans la
tour d’ivoire, toute participation à un projet social étant suspecte de travestir la théorie en
idéologie et de conduire les intellectuels à se compromettre soit avec la ligne d’un parti, soit
775
René Taton, « Sur l’invention de la machine arithmétique », Revue d’histoire des sciences et de leurs
applications 16, no 2 (1963): 140, 146‑49.
776
C. Lévi-Strauss, « Diogène couché », Les Temps Modernes, n°110, mars 1955, cité in Canguilhem, « La
décadence... », 452.
777
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?
547
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
avec le capitalisme ? On ne répondra pas à ce double danger de l’abstraction, menacée d’un
côté par la compromission avec le réel, de l’autre par son détachement idéaliste, risques qui
conduisent tous deux à transformer la théorie en idéologie : mais il paraît nécessaire d’aller
au-delà de l’indignation éprouvée par Heidegger, Sartre, Canguilhem ou Deleuze – auteurs
qui se sont tous engagés dans la cité, prenant le risque nécessaire de transformer leur
philosophie en mot d’ordre.
Le philosophème du Gestell est en lui-même une tentative de réponse à ces questions,
tout comme l’est l’élaboration d’une nouvelle ontologie de la chose, définie à partir des
pratiques plutôt que sur le fondement de la seule conception ou production. Outre les lacunes
empiriques, le défaut majeur du Gestell réside dans l’hypostase de la technique qui conduit à
légitimer par avance un « progrès technique » conçu comme linéaire, unidirectionnel et
inéluctable. Il s’agit d’un idéologème dans la mesure où la dénonciation de la technique qu’il
paraît exprimer conduit à abandonner tout espoir de « maîtriser la technique » ou de
développer une praxis de la technique. Pour autant, l’élaboration du Gestell et le déplacement
de la « question de la technique » à celle portant sur « l’essence de la technique » visait aussi
à répondre à l’histoire et à l’anthropologie des techniques contemporaine d’Heidegger. Celuici soulève ainsi le problème de la délimitation du cadre légitime pour l’analyse du phénomène
technique : comment trouver l’équilibre entre une approche « micro », qui ne s’intéresserait
qu’aux objets techniques empiriques, une approche « méso », qui prendrait pour objet le
système (socio-)technique, et une approche « macro » qui se déclinerait selon son versant
marxiste d’analyse du capitalisme ou heideggérien d’ontologie historiale ? Malgré ses limites,
le Gestell éclaire ainsi les limites d’une approche exclusivement centrée sur l’analyse
fonctionnelle ou culturelle (anthropologique ou sociologique) des objets techniques
particuliers, ou sur l’histoire des inventions ou des lignages techniques. D’un point de vue
sociologique ou historique, la détermination du cadre ou de l’échelle appropriée peut paraître
comme relevant d’une question de méthode, mais il apparaît clairement qu’elle engage une
ontologie de la technique. Nous avons distingué trois conceptions de la technique chez
Heidegger, celle de l’ustensilité (S&Z), celle du modernisme réactionnaire et celle de l’aprèsguerre. Mais nous avons aussi deux ontologies distinctes et potentiellement contradictoires de
la technique : la première fait signe vers les pratiques sociales qui mènent au Quadriparti
(CH), la seconde renvoie aux pratiques incarnées dans le Gestell778. Dans la mesure où
l’ontologie de « la chose » place l’essence de la chose hors de celle-ci, et conduit à interroger
les pratiques, elle est ouverte à une anthropologie et une sociologie des techniques, quand
bien même cela conduirait à minimiser la portée « spirituelle » du Quadriparti (mais il ne tient
778
Cf. supra, sections II.3.c.v et II.4.a.
548
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’à l’anthropologie et à la sociologie de prendre en compte ces dimensions). Inversement,
même si la dimension idéaliste du Gestell conduit à le considérer davantage comme une pure
entité métaphysique (au sens péjoratif), enquêter sur le rapport de l’homme, ou de tel ou tel
acteur, au monde, indépendamment de l’usage de telle technique déterminée, constitue un
champ d’activité éminent des sciences sociales. Dans cette mesure, le clivage perçu par
Heidegger entre celles-ci et la philosophie paraît avoir été exagéré, alors même que ses
ontologies de la technique ne sont pas fermées aux sciences sociales.
La thématisation heideggérienne de la conversion et sa critique du politique nous
permettra de réélaborer ces questions sous une autre forme. Se demander ce que peut la
philosophie par rapport aux sciences sociales ou la théorie par rapport au social, et notamment
en ce qui concerne la technique, n’est-ce pas en effet s’interroger sur les limites intrinsèques
de toute politique de la technique, y compris dans la mise en œuvre du programme des STS
ou/et d’Habermas, à savoir la mise en démocratie des choix scientifiques et techniques ? Or,
ce programme d’une démocratie technique et environnementale, les STS, la philosophie de la
technique et la philosophie politique y participent de façon théorique et pratique :
l’organisation de « conférences citoyennes » et autres dispositifs de la démocratie
participative est devenue une forme de consulting philosophique et sociologique, tandis qu’au
pôle opposé d’autres théoriciens joignent leurs forces à ceux qui critiquent ces dispositifs
comme ne relevant que de processus de légitimation politique ou au contraire comme formes
de « populisme anti-démocratique »779. Il ne s’agit pas de critiquer l’engagement de la théorie
dans la cité ni même dans l’entreprise, mais de se demander si cette « scientificisation » ou
« technicisation » de la théorie est sa seule modalité d’existence – en particulier, du point de
vue philosophique, si elle ne veut pas rompre les amarres avec les sciences sociales et le
discours rationnel en général. La question ne porte pas sur le rapport de la philosophie aux
sciences sociales, comme si l’une était spéculative et les autres théorico-pratiques, et comme
si l’on pouvait opposer une pensée au-delà de la distinction entre le rationnel et l’irrationnel
(« l’autre penser » ou la philosophie) à une « pensée qui calcule » (SE, 136). Il ne s’agit ni
d’opposer la « pensée méditante », la philosophie ou la pensée tout court aux techniques ni de
réduire les sciences (sociales et naturelles) à la « pensée qui calcule », en accordant le
privilège de la théorie à la philosophie, mais au contraire d’interroger le rapport de la théorie
en général à la pratique et à l’engagement. Cette question revient aussi à s’interroger sur les
limites du politique, qui ici ne se distinguent guère de la « technicisation » prise au sens
général du Gestell, ce qui veut dire, aussi, de la Modernité en général.
779
Un exemple amusant chez cet auteur qui propose, plutôt que de rétablir des élections législatives au milieu du
mandat présidentiel, d’inventer des élections consultatives dénuées de tout effet juridique : Yves Charles Zarka,
« Pour éviter les dérives du référendum d’initiative citoyenne, il vaudrait mieux concevoir un vote à mi-mandat »,
Le Monde.fr, 8 janvier 2019.
549
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
II.5.c LA
CONVERSION, UN MODELE POUR LA TRANSITION
ECOLOGIQUE
?
La critique de l’école de Francfort est incontournable, dans la mesure où l’hypostase de
la technique ne peut que conduire à une dénonciation abstraite de la « tyrannie de la
technique », qui se retrouve tant dans la critique radicale, de gauche ou de droite (quitte à
constituer des agencements contre-nature780), que dans des discours officiels781. Pour autant,
on ne peut assimiler la « conversion » heideggérienne à une position spirituelle ou morale. Il
ne prône ni une « décroissance » ni la renonciation au progrès (ZA, 476-477), mais une
conversion ontologique qui conduirait à la métamorphose simultanée du Dasein, de l’être et
des étants782. Dans la mesure où cette conversion vise la « transformation essentielle de
l’humanité », elle est plus proche du modernisme réactionnaire – voire du transhumanisme –
que ce que nous imaginions, même si la « transformation de la science »783 est rejetée dans un
avenir lointain. Il ne s’agit, pour Heidegger, ni de « tourner le dos à la civilisation », ni de
prôner l’acceptation du monde. Sans se référer explicitement à lui, on a poussé l’hypostase de
la technique à son comble en prétendant qu’une telle conversion psychologique permettrait de
restituer l’ « essence véritable » de la technique en la purifiant de la vanité, laquelle aurait
perturbé le « cours naturel de l’évolution technique » tandis qu’un professeur de philosophie
(ex-président d’une commission de l’ANR) conseille aux entrepreneurs d’effectuer des
« exercices spirituels », ce qui permettrait une « innovation responsable »784. On élabore ainsi
soit une « théorie pseudo-philosophique de retour à la simplicité naturelle de la vie », soit une
« anti-philosophie » qui transforme le philosophe en manager. D’un côté la compromission
avec le capitalisme, de l’autre la nostalgie, dénoncée par Levinas, Debord ou, en l’espèce,
Canguilhem qui rappelle que ce thème « dissimule, sous le charme de l’archaïsme, le vertige
du nihilisme »785. Si la critique manque sa cible quand elle affirme qu’Heidegger promeut une
conversion psychologique, cette tentation est réelle.
Par ailleurs, l’appel heideggérien a une « conversion » résonne étrangement – y compris
là où elle s’en distingue – avec la prise de conscience environnementale à laquelle on nous
exhorte. D’une certaine manière, elle est comme un condensé, idiosyncratique, de
l’insuffisance d’une prise de conscience pour modifier la trajectoire de l’anthropocène, ce qui
780
Cf. supra, section I.2.c, note 40.
Cf. par ex. Assemblée générale de l’ONU, Résolution 2450 (XXIII) sur les droits de l’homme et les progrès de
la science et de la technique; Mitterrand, « Technologie, emploi et croissance »; « Discours pour la mise en place
du CCNE », 2 décembre 1983.
782
Cf. supra, section II.4.c.
783
IM, 116. Cf. supra, section II.4.c.
784
Camille Riquier, « Un retour à la vie simple », Esprit, no 433 (2017): 165‑72; Catherine Vincent, « « Il est
urgent que la philosophie questionne l’innovation » », Le Monde, 1er septembre 2018.
785
Deux tendances identifiées par Canguilhem dans deux articles distincts: « La décadence... », 450‑51; « Qu’estce qu’un philosophe... »
781
550
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ne la rend pas moins nécessaire. D’abord, la thématisation d’une « conversion » est une façon,
en elle-même, de dire qu’une « prise de conscience » n’est pas suffisante : il ne s’agit pas
simplement de développer un savoir réflexif sur un objet (les impacts de l’homme sur
l’environnement) mais aussi de faire en sorte que ce savoir modifie son sujet (afin de réduire
ces impacts). La « prise de conscience », qui n’est jamais acquise mais doit être renouvelée à
chaque instant, doit ainsi se prolonger en transformation des comportements. Or, si Feenberg
indique à juste titre que le « changement d’attitude » relève d’une « solution idéaliste » rejetée
par « une génération de militants »786, c’est parce que la conversion écologique est ici pensée
uniquement sur un mode individuel et qu’elle disjoint radicalement éthique (individuelle) et
politique. Or, en tant qu’elle est posée en tant que transformation générale des
comportements, qui doit être induite tant par les leviers de l’action politique et économique
que par l’exemple des comportements adoptant des modes de vie plus respectueux de
l’environnement, il est erroné d’une part de la qualifier de « solution idéaliste », d’autre part
d’affirmer qu’elle est unanimement rejetée. Elle n’en reste pas moins insuffisante, dans la
mesure où il paraît utopique d’affirmer que cette conversion pourrait être à la fois
suffisamment générale, rapide et intensive pour faire face à la crise. C’est la raison même
pour laquelle on ne peut opposer la « solution idéaliste » de la conversion au pragmatisme
politique, dans la mesure où les deux sont nécessaires. D’une certaine façon, Weber ne disait
rien d’autre en affirmant le caractère « irréductible » de l’opposition entre les « maximes »
inspirées par l’éthique de conviction et celles inspirées par l’éthique de responsabilité tout en
déclarant que ces éthiques « se complètent l’une l’autre »787. Toutefois, même un modèle
politico-éthique et collectif de la conversion demeure insuffisant dans la mesure où il ne paraît
pas pouvoir être suffisamment rapide et massif pour faire face à la dynamique de la trajectoire
anthropocène.
A ce titre, l’aporie qui est au cœur de la thématique heideggérienne de la conversion
résonne avec cette aporie de la conscience environnementale. L’hubris de la conversion
ontologique est aussi un aveu de faiblesse. De même, l’idée de « métapolitique » ou, dans les
années 1930, de « révolution spirituelle » qui doit donner sa vraie grandeur à l’ « activisme
politique », constitue tant une marque d’arrogance philosophique qu’un aveu d’impuissance
vis-à-vis du champ politique. D’une certaine manière, si cet appel se limite à se déployer de
façon spirituelle, et qu’il s’abstient donc de s’intéresser aux structures économico-politiques
ou de prôner le changement des comportements, c’est parce qu’il est conscient de son
insuffisance : c’est parce que ni l’action politique, ni une conversion subjective et individuelle
ne suffiraient à renverser le cours des choses qu’Heidegger est contraint d’en appeler à une
786
787
Cf. supra, note 705 in section II.4.c.v.
Weber, Le savant et le politique, 192, 204.
551
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« conversion ontologique » utopique. Ainsi, il postule que l’action politique ne peut qu’être
inefficace – non pas de façon générale, puisqu’elle est tout à fait apte à remplir les objectifs
qu’elle se fixe –, mais quant au Gestell, c’est-à-dire quant à la « question technique ».
Heidegger réduit ainsi celle-ci à la question d’un rapport « spirituel » de l’homme à la
technique, délégitimant ainsi toute politique de la technique – ou ce qu’il appelle toute
tentative de « maîtriser la technique » ou de lui donner des « fins « spirituelles » ». Pris
comme tel, ce postulat est inacceptable, d’autant plus que l’idée même de ce qui constituerait
un « rapport adéquat de l’homme à la technique » n’est pas précisée.
Le deuxième paradoxe de la conversion heideggérienne consiste en sa critique de toute
conversion volontaire : comment imaginer une conversion du sujet qui ne soit pas volontaire ?
Si Heidegger est amené à prôner une telle conversion a-subjective, nonobstant sa critique du
sujet, c’est parce qu’il critique les tenants d’un « retour à la nature » qui pensent qu’une
conversion spirituelle permettrait de s’affranchir du problème de la tradition – ou de son
absence – soulevé par la Modernité. La conversion heideggérienne se déploie ainsi selon une
double négation : la première marque les limites de la politique, et en particulier d’une
politique de la technique, inapte à répondre au problème fondamental de notre temps, celui du
« rapport à la technique »; la seconde nie la forme même d’une conversion en tant que retour
de l’âme sur elle-même. On pourra toujours objecter à la théologie négative (ou l’a-théologie)
d’Heidegger qu’elle demeure une théologie, de même qu’on pourra toujours faire valoir que
sa conversion paradoxale demeure une conversion – et qu’à ce titre, elle s’expose à la critique
classique (et injuste) faite au stoïcisme788 ou au reproche effectué par Feenberg. Bref, on
pourra toujours accuser de quiétisme, voire de tromperie visant à détourner des véritables
enjeux, les discours qui marquent les limites de la politique. Mais ce discours politique ne
peut lui-même faire taire l’objection qu’il ne peut être auto-suffisant. Faut-il « choisir son
camp », ou peut-on tenir ensemble ces deux propositions ?
Dans notre lecture de la conversion heideggérienne, nous avons défendu deux pistes
d’interprétation. La première montre qu’elle ressort d’une « métapolitique », dont la nécessité
se justifie en raison des limites du politique, qui constitue un élément intrinsèque du Gestell et
de la « pensée qui calcule ». La seconde insiste sur la dimension de l’appel à un « autre
usage » des objets techniques, c’est-à-dire à ce qui ressort d’une transformation « spirituelle »
qui laisse la matière intacte. Cette seconde lecture s’expose à la critique adressée à toute
« révolution spirituelle », à savoir qu’elle laisse les rapports sociaux intacts. Toutefois, en
liant ce thème à celui de l’usage sans propriété des choses par les franciscains, il est possible
788
Participer à la vie de la « petite » cité (par opposition au « monde ») est un « devoir » (c’est agir
« conformément à la nature », kathekon ou officium), du moins tant que celle-ci est en progrès (cf. « cité » in V.
Laurand, Le vocabulaire des stoïciens, Ellipses, 2002).
552
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de montrer qu’une transformation « spirituelle » peut aussi se penser sur un mode juridique :
garder les choses intactes ne signifie pas qu’on ne puisse modifier notre rapport à celles-ci.
Plus généralement, toute conversion spirituelle passe par l’invention de nouvelles pratiques :
que serait une conversion qui ne s’effectuerait que dans le for intérieur, sans s’extérioriser par
le comportement ? Rien ne nous permet de deviner ce que seraient ces pratiques en lisant
Heidegger, mais il est bien certain qu’il espérait, en quelque sorte, redoubler l’usage ordinaire
de la technique par un rapport à la fois plus « intime » aux objets techniques et plus
« distant », en ce qu’il les « laisseraient être ». En témoigne ces formulations effectuées à plus
d’une décennie d’écart, et surtout dans un contexte renouvelé :
« Il ne suffit pas de posséder des chars blindés [...] il ne suffit même pas que l’homme sache
seulement maîtriser la technique [...] Il y faut une humanité [...] qui se laisse totalement
dominer par l’essence de la technique afin de pouvoir de la sorte précisément diriger et
utiliser elle-même les différents processus et possibilités techniques 789. »
« Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu’on en use. Mais nous
pouvons en même temps les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que
nous avons de plus intime et de plus propre. » (SE, 145).
La proximité de ces préconisations, pourtant en chiasme, est frappante. Qu’il faille se
laisser « totalement dominer » ou au contraire ne pas se laisser atteindre dans « ce que nous
avons de plus intime », il s’agit à chaque fois de redoubler la pratique technique par une
certaine attitude. Que cette attitude requiert une « conversion spirituelle », c’est là sa
conviction profonde. Mais que celle-là puisse s’effectuer uniquement dans un cadre idéaliste,
c’est ce que l’idée d’un « autre usage » met en doute, comme le montre la pratique
franciscaine. Pour aller au-delà, il faut nécessairement sortir d’Heidegger. A cet égard,
Simondon, qui a tenté d’élaborer quelques pistes pour une « éthique des techniques » et qui
plaide pour un « changement d’attitude de l’homme envers les objets techniques »790, semble
parfois très proche d’Heidegger. En se référant à l’obsolescence programmée, il parle ainsi de
la « frénésie de la nouveauté qui est une véritable monstruosité » ou d’un usage « dégradant »
des objets techniques791 – faire de la technique un moyen, c’est la « dégrader » dans son
essence, disait Heidegger (DG, 57). Outre une même « condamnation » de la consommation,
ou du moins de ses excès, on a chez les deux auteurs l’appel – mystérieux – à apprendre à
vivre avec la technique. Heidegger invite plutôt à nous mettre sur la piste métaphysique d’un
acte qui se dirait sous une forme passive, ou d’une « passivité en acte », d’une « conversion
spirituelle » qui « laisserait être » son objet et, ce faisant, le modifierait de façon essentielle ;
tandis que Simondon ouvre sur des voies plus pratiques, quoique pas toujours très réalistes792.
789
Heidegger, Nietzsche II, 133‑34, « Le nihilisme européen », « Le cogito sum de Descartes ».
« Note sur la technique », in Simondon, « Prolégomènes à une refonte de l’enseignement ».
791
Gilbert Simondon, « Sauver l’objet technique », in Sur la technique (1953-1983) (1983; PUF, 2014), 447‑54.
792
L’une de ses préconisations consiste en effet à favoriser l’enseignement technique de façon à ce que l’on
comprenne comment fonctionnent les dispositifs dont nous nous servons. Une telle proposition « constitue
790
553
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Une bifurcation qu’on illustrera ainsi, au risque de la simplification : d’un côté Simondon, qui
préfigure l’éthique hacker du bricolage, connaissant les machines et les détournant de leur
usage autorisé et commercial ; de l’autre Heidegger, qui fait plutôt signe vers la mystique
franciscaine d’un usage des choses qui laisseraient celles-ci intactes dans leur matérialité et,
par là même, conduirait à une « transformation dans l’essence » de l’homme. Hormis la
question de l’usage, un point commun réunit hackers et franciscains : l’importance de la
question du droit. Or celui-ci n’est pas appréhendé uniquement comme étant la forme par
laquelle l’Etat impose le monopole de la violence légitime ou régule rationnellement
l’économie et, en l’espèce, le développement des techniques, mais aussi comme le moyen
pour des pratiques marginales de se développer (les licences copy-left, etc., sont des
inventions juridiques développées à l’origine par les communautés de hackers).
II.5.d LA
FIN DE LA TRADITION ET L’INADAPTATION A LA
TECHNIQUE
« Dès que je me sers d’un ordi, il plante, explique Sophie, fonctionnaire quadragénaire. J’ai
l’impression que la machine renferme comme un esprit qui développe contre moi une force
négative. Du coup, comme le service informatique est très lent à intervenir […], j’ai pris pour
habitude de faire appel à une amie […] Je la vois un peu comme une chamane […] Moi, a
contrario, je me sens handicapée793. »
« En 2017, 12% de la population âgée de 12 ans et plus, soit près de 7 millions de personnes,
ne se connectent jamais à internet et un tiers des Français s’estime peu ou pas compétent pour
utiliser un ordinateur, soit 18 millions de personnes 794. »
Lorsque Simondon et Heidegger affirment qu’il faut apprendre à vivre avec la
technique, ils soulignent un point aveugle de toute politique de la technique. Maîtriser les
effets de celle-ci, en atténuer les impacts environnementaux ou mettre en œuvre la démocratie
technique ne répond pas à une question fondamentale de la Modernité, qu’Heidegger formule
sous les termes d’une « absence de sol » ou de « tradition ». Or, sa « conversion » vise à
apprendre à vivre dans cette déterritorialisation permanente 795. Malgré certaines formulations
équivoques, ce thème ne conduit pas Heidegger à une dénonciation de la société de
consommation, qui critiquerait l’absence de perspectives éthiques du sujet consommateur et
presque un défi aujourd’hui », précise I. Saurin dans un doux euphémisme. Simondon essaie de sortir de cette
difficulté en distinguant la « compréhension technique » et scientifique, ce qui l’a amené à des résultats
remarquables en termes de pédagogie effective. Il faut rapporter ces propos à Weber qui affirmait que la
rationalisation croissante ne signifie pas « une connaissance générale toujours plus grande » de nos « conditions
de vie » mais plutôt « le fait de savoir ou de croire que, si on le voulait seulement, on pourrait à tout moment
l’apprendre » (nous soulignons en partie; cf. Gilbert Simondon, « Place d’une initiation technique dans une
formation humaine complète », in Sur la technique (1953-1983) (1953; PUF, 2014), 203‑32; Irlande Saurin,
« Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon », Esprit, no 433 (2017): 157‑64; Weber, Le
savant et le politique, 83.).
793
Nicolas Santolaria, « Allô, allô, monsieur l’ordinateur... », Le Monde, 11 novembre 2018.
794
Défenseur des droits, « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », 2019, 33 (chiffres
CREDOC 2017, Baromètre numérique).
795
Nous détournons le concept de « déterritorialisation » formulé in Deleuze et Guattari, Mille plateaux.
554
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
prônerait un mode de vie, sinon autarcique, du moins frugal. Il s’agit plutôt d’apprendre à
vivre dans une telle société, sans pour autant se laisser réduire à ce que l’on est – un sujet
producteur et consommateur, utilisant à bon escient la « pensée qui calcule » pour travailler et
agir politiquement. Une telle injonction ne peut être accusée de quiétisme, dans la mesure où
elle n’implique pas, ipso facto, un refus vis-à-vis de la nécessité de travailler et d’agir, y
compris sur ce qui concerne les choix techniques et environnementaux. Surtout, le souci
d’Heidegger concernant le processus de transformations continues qui est inhérent à la
Modernité conduit à réinterroger nos évidences. La technique, aujourd’hui, est dénoncée
principalement en raison de ses effets sociaux et culturels (la remise en cause, par exemple, de
certains modèles familiaux), économiques (la menace qu’elle fait planer sur l’emploi),
sanitaires et environnementaux, voire tous ces effets ensemble (les biotechnologies agricoles
ou la « syndémie »796). Or, Heidegger ne s’intéresse ni aux catastrophes, ni à l’environnement,
ni à la santé, ni au chômage, ni au maintien de la tradition. Il s’intéresse uniquement à la
Modernité en tant que rapport en permanence renouvelé à la tradition, c’est-à-dire aux formes
de vie antérieures, qui serait désormais impossible dans la mesure même où l’ « impératif du
progrès » (der Progressionszwang) conduit à l’absence de tradition (ZA, 476). Ce rapport à la
« tradition », qui constituait naguère une quasi-évidence du « problème technique », est
aujourd’hui largement éclipsé. Il ressurgit certes chez les conservateurs qui relient l’écologie
et la critique du transhumanisme à la défense de la tradition797 et plus largement dans tout
discours visant à préserver une pratique ou un mode de vie « traditionnel » contre certaines
mutations socio-techniques798 – y compris lorsqu’il s’agit de défendre, par exemple, la
(récente) « tradition des alpages » contre les déprédations du loup ou de l’ours, puisque les
mutations socio-techniques en cours consistent aussi à réintroduire de la « nature sauvage » là
où elle avait disparu. Mais ce n’est pas ce dont Heidegger parle.
L’idée que le rapport à la technique constitue un « problème », surtout là où elle
fonctionne, est intrinsèquement liée chez Heidegger à l’idée de cette disparition de la
tradition, qui serait constitutive de la Modernité ou du Gestell : il ne s’agit donc pas de
défendre une tradition déjà perdue. On pourrait soutenir qu’il s’agit d’un pseudo-problème, ou
que ce problème n’est pas aussi fondamental qu’il ne l’ait cru. Ce serait là le point de vue
« progressiste »: la tradition n’est pas un « problème », parce qu’au lieu d’être conçue sous
une forme dogmatique ou normative, elle est l’objet de réinterprétations permanentes qui
conduisent précisément à la revitaliser. L’opposition passerait ainsi entre les traditionnalistes
796
Swinburn et al., « The Global Syndemic... »
Cf. supra, note 780 et Michel De Jaeghere, « Demeure de François-Xavier Bellamy : un manifeste pour les
droits de l’âme », Le Figaro, 28 septembre 2018. L’auteur de Demeure. Pour échapper à l’ère du mouvement
perpétuel (Grasset, 2018), professeur de philosophie est tête de liste du parti « Les Républicains » pour les
élections européennes de 2019.
798
Cf. le rapport changeant si ce n’est opportuniste à la « tradition » décrit in Jamin, « Deux saisons en grivière ».
797
555
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ou les conservateurs d’un côté, et les progressistes de l’autre. Mais c’est précisément ce
schéma qu’Heidegger fait imploser : la Modernité en tant que rapport en permanence
renouvelé à la tradition n’est plus possible précisément parce qu’il n’y a plus de tradition. En
ce sens, Heidegger peut être considéré comme l’un des premiers théoriciens de la
postmodernité, puisqu’il cherche une « transition en dehors de la modernité »799. De même,
Arendt affirme qu’il ne s’agit ni de « renouer le fil rompu de la tradition » ni « d’inventer
quelque succédané ultramoderne destiné à combler la brèche entre le passé et le futur »800. Le
triptyque autorité-tradition-religion n’en appartient pas moins au passé : il y a une
« disparition indéniable de la tradition dans le monde moderne »801 – ou plutôt, dans le monde
contemporain, « qui est la conséquence de l’époque moderne » (à laquelle n’appartenait pas
encore Galilée, Luther ou Magellan) « mais qui n’est absolument pas identique au monde de
l’époque moderne »802. Comment comprendre cette disparition ? On peut en effet faire valoir
que les coutumes résistent, quitte à se réinventer – et c’est bien là l’élément fondamental qui
conduit à mettre en cause l’idée d’une « américanisation » de la planète ; en outre, le concept
de technique contient en lui, comme le remarquait Mauss, celui de transmission et de
tradition803. Parler de technique sans tradition relèverait en ce sens d’un oxymore. Pour
Arendt, de telles objections reviendraient toutefois à confondre la fin de la tradition avec
« l’oubli du passé »804. L’absence de tradition ne signifie pas qu’il ne soit plus possible de se
rapporter à des coutumes, que ce soit pour les transformer ou les conserver, mais que le passé
ne fait plus autorité. Chez Arendt (mais aussi chez Heidegger), cela est profondément ambigu.
D’une part, en effet, en perdant notre « fil conducteur dans les vastes domaines du passé »,
qui était aussi « la chaîne qui liait chaque génération », il se pourrait qu’ « aujourd’hui
seulement le passé s’ouvre à nous avec une fraîcheur inattendue ». Mais d’autre part, il est
vrai que « la disparition d’une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a
plusieurs siècles) » nous menace du « danger [de l’]oubli », ce qui conduirait à la perte de la
« profondeur de l’existence humaine »805. Toutefois, la « perte de vitalité » de la tradition ou
son oubli renforce le pouvoir « tyrannique » des « vieilles notions et catégories »806. Cet
énoncé, qui fait écho à celui de Marx sur le « poids très lourd de la tradition sur le cerveau des
vivants », semble conduire à dire que les concepts, une fois oubliés, prennent une fonction
« La destinée humaine », in GA, 95, §70 du VIIe « Cahier », p.72-73 (Ponderings VII-XI, p.55).
Arendt, La crise de la culture, 25 (préface).
801
« Qu’est-ce que l’autorité ? », in Ibid., 124. Cf. aussi Arendt, « Sur la violence », 119‑21, 128‑34.
802
Arendt, Condition de l’homme moderne, 316‑17, chap. VI.
803
Mauss, « Les techniques du corps »; cf. aussi Yves Schwartz, « La technique », in Notions de philosophie, III
(Gallimard, 1995), 231‑36.
804
Arendt, La crise de la culture, 125‑26.
805
Ibid., 124‑25.
806
Ibid., 38‑39 (chap. I).
799
800
556
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
idéologique – laquelle ne consiste pas tant à légitimer le présent qu’à le surdéterminer par les
principes politiques et moraux du passé. Cette problématique est analogue à celle de la
théologie lorsqu’elle s’interroge sur la légitimité de conserver le « langage religieux
primitif », qui peut conduire à des « immaturités religieuses » (par exemple à concevoir, après
Auschwitz, un Dieu théiste807) ou à favoriser les attitudes réactionnaires sinon
fondamentalistes.
Une autre ambiguïté du discours sur la fin de la tradition relève tant de la datation de la
rupture que du rapport de la culture à l’économie et aux techniques, ou du rapport d’un
diagnostic politico-culturel (la fin du triptyque autorité-tradition-religion) à un diagnostic
économico-technique (l’état de la mondialisation, l’invention décisive, ou non, de telle ou
telle technique, etc.). Ainsi, tout comme le diagnostic sur la mondialisation ou l’idée de
l’avènement d’une « conscience écologique », le diagnostic général sur la fin de la tradition
est condamné à se réitérer en postulant à chaque fois sa nouveauté essentielle 808. Cela ne peut
que conduire à relativiser, sinon à nier, le diagnostic lui-même, tout en le validant
paradoxalement puisque le fait même que ce diagnostic oublie ses précédents valide l’idée
que « nous sommes en danger d’oubli ». Par ailleurs, cela reconduit au problème de la
détermination réciproque : est-ce la fin de la tradition, de l’autorité et de la religion qui a
provoqué l’évolution économico-technique, ou l’inverse ? Heidegger comme Arendt mettent
les deux en rapport tout en les dissociant de façon telle qu’un problème de concordance se
pose, analogue à celui posé à Jameson : « si le postmodernisme était la logique culturelle du
capitalisme tardif, ces deux phénomènes ne devraient-ils pas coïncider dans le temps ? »809.
Ainsi, pour Arendt, nous vivons dans un « univers protéen », bien que « la perte de la
permanence et de la solidité du monde – qui, politiquement, est identique à la perte de
l’autorité – n’entraîne pas, du moins pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de
construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu
vivable pour ceux qui viennent après nous »810. L’étrangeté de ce geste – qu’on retrouve chez
Heidegger lorsqu’il passe de l’ « époque de l’objectivité » à celle de la « disponibilité » (ZA,
476) – consiste à affirmer d’une part que l’absence de tradition constitue la propriété même de
la (post-)modernité ou de la transformation continuelle des conditions d’existence due au
capitalisme ; d’autre part qu’elle caractérise, non pas la Modernité ou le capitalisme en
général, mais la société de consommation811. Est-ce donc la modernité, le capitalisme ou la
« consommation » qui est en cause ? Cette question renvoie à la critique qu’adresse toute
807
Richard, « Sur le thème de la toute-puissance », 454.
Cf. supra, section II.3.b.iii.
809
C’est là une objection faite par M. Davis, « Urban Renaissance and the Spirit of Modernism », New Left
Review, n°151, mai-juin 1985, p.106-113, cité in Anderson, Les origines de la postmodernité, 111.
810
Arendt, La crise de la culture, 126.
811
Cette ambiguïté est présente dans l’ensemble de La condition de l’homme moderne (par ex. p.182-183, 324).
808
557
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
philosophie politique à l’éthique environnementale et à la métaphysique de la technique : que
ce soit la théorie de Francfort qui critique Heidegger ou la théologie de la libération, selon
laquelle Jonas omettrait que le danger ce « n’est pas seulement la technique mais la forme
sociale hégémonique : le capitalisme tout court »812.
Dans leurs tentatives d’assigner un caractère inédit au présent, Heidegger ou Arendt se
confrontent aux mêmes problèmes que les théoriciens de la postmodernité, à savoir celui de la
distinction de la situation présente avec une situation « classique », « traditionnelle » ou
« moderne » et celui de la datation précise de la rupture813 – Jameson évoquant par exemple le
« Troisième Age de la Machine »814. Ainsi, au sein de la Modernité, Heidegger finit par
distinguer l’ « objectivité » de la « disponibilité », opposant la société de consommation à la
société industrielle, alors qu’il avait auparavant identifié celle-ci à l’âge des barrages
hydrauliques plutôt qu’à l’époque du « grand-père forestier »815. Parallèlement, il décala la
date de la rupture jusqu’à affirmer la contamination de l’origine elle-même, prétendant ainsi
que la « société technicienne » trouve son origine en Grèce816. On retrouve ce problème de
datation chez Arendt, qui travaille essentiellement sur un schéma opposant l’Antiquité à la
Modernité tout en montrant la spécificité du présent. Ainsi, elle distingue le concept d’histoire
chez Augustin, Vico et Marx, soulignant d’une part le basculement de la vision chrétienne et
eschatologique de l’histoire chez Augustin à l’idée d’une histoire infinie chez Vico et Hegel,
et d’autre part le basculement du regard rétrospectif de l’historien ou de la philosophie de
l’histoire chez Vico et Hegel à la planification de l’histoire chez Marx et, au-delà, dans la
politique contemporaine, évoquant ainsi implicitement la « rationalité de la guerre froide »817.
Préfigurant les thèses de Foucault sur l’entrée de la vie dans l’histoire – la biopolitique –, elle
affirme en sus que ce qui distingue « le monde technologique dans lequel nous vivons, ou
peut-être commençons de vivre […] du monde mécanisé » du XIXe siècle, c’est que « nous
« faisons la nature » dans la même mesure que « nous faisons l’histoire » ». Il y a ainsi « une
double disparition du monde – la disparition de la nature et celle de l’artifice humain au sens
le plus large, qui inclurait toute l’histoire ». La thèse de la fin de la nature – qui est aussi celle
de sa politisation – est ainsi reliée à celle de la fin du monde des objets techniques, puisque
désormais, avec l’énergie nucléaire qui consiste, selon elle, à produire des processus naturels,
notre monde « est beaucoup plus déterminé par l’action de l’homme dans la nature, la création
de processus naturels qui sont amenés dans l’artifice humain et le domaine des affaires
812
Martínez Andrade, « Le nain et la nature... », 111.
Sur ces questions, voir notamment Anderson, Les origines de la postmodernité.
814
Jameson, « The Cultural Logic... », 35.
815
Cf. supra, section II.4.b.ii
816
Cf. supra, conclusion de la section II.3.c.iii.
817
Nous citons dans ce paragraphe « Le concept d’histoire » (Arendt, La crise de la culture, 58‑120.).
813
558
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
politiques, que par l’édification et la préservation de l’artifice humain comme une entité
relativement permanente ». Ce n’est pas le barrage hydraulique, mais la physique nucléaire
qui constitue la rupture. Si elle ne sous-estime pas le risque posé par ces « forces élémentaires », si elle ne pense pas que les hommes pourraient cesser de penser un jour, elle
considère toutefois décisif le fait que « la capacité humaine d’action a commencé de dominer
toutes les autres » : la « constellation qui ordonne » les « rapports mutuels » entre l’action, la
fabrication, le travail et la contemplation ou la pensée est ainsi en cours de modification. On
ne peut plus dissocier la fabrication, qui culmine dans l’objet fini, de l’action, caractérisée,
comme le disait Nietzsche818, par son aspect imprévisible, dans la mesure où la nature fait
l’objet de manipulations humaines à l’échelle des « forces élémentaires ». Mais si la physique
nucléaire efface la distinction entre nature et histoire, rendant la première aussi imprévisible
que la seconde et conduisant à une confusion croissante entre l’action, la fabrication et le
travail (qui ne supprime jamais leur distinction819), Arendt pense que d’autres ruptures sont à
venir : « nos techniques sociales, dont le véritable champ d’expérimentation se trouve dans les
pays totalitaires, ont seulement à rattraper un certain retard pour être en mesure de faire pour
le monde des relations humaines et des affaires humaines ce qui a déjà été fait pour le monde
des objets produits »820. Au contraire, selon P. Anderson, si « le postmoderne a connu un seul
moment charnière », ce n’est ni celui du barrage hydraulique, ni celui des câbles
télégraphiques sous-marins, ni Hiroshima ou Auschwitz, ni encore la physique nucléaire ou
l’invention de la « cybernétique » en tant que « science de l’information » : c’est l’invention
de la télévision en couleur, « média dominant à l’époque postmoderne » dont « la puissance
est infiniment supérieure […] dans l’ex-Tiers Monde que dans le Premier Monde »821. Il est
tentant d’écarter ces problèmes de datation comme non pertinents : qu’importe, au fond, si
l’invention décisive est celle du barrage hydraulique, de la bombe atomique ou de l’invention
de la physique nucléaire, de la télévision en couleurs, d’Internet ou de la téléphonie 5G qui
permettra de démocratiser l’ « Internet des objets » ? D’autant plus, remarque l’historien D.
Edgerton qui cite le condom comme invention potentiellement plus importante que l’avion,
que ces évaluations reposent largement sur le présupposé du caractère irremplaçable d’une
technologie ; un historien calcula que sans chemin de fer, la croissance américaine aurait
818
« L’action – on ne connaît pas son origine, on ne connaît pas ses conséquences : – par conséquent, est-ce que
l’action possède aucune valeur ? » (fragment posthume cité à partir du recueil falsifié La volonté de puissance in
Arendt, op.cit., 113 ; cf. aussi Mazzino Montinari, « La volonté de puissance » n’existe pas, L’Eclat, 1996).
819
L’irréductibilité de l’action est un thème essentiel chez Arendt (Condition de l’homme moderne (chap. V);
« Du mensonge... »; « Sur la violence ».).
820
Arendt, La crise de la culture, 79, 81, 85‑86, 119.
821
Anderson, Les origines de la postmodernité, 122‑26, 168. Sur l’importance de la télévision dans la
modification des relations sociales, cf. aussi les témoignages in Le Goff, La fin du village, 191‑204 (chap. VII).
559
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
attendu 1891 ou 1892 plutôt que 1890 pour atteindre le même niveau822… L’exemple est
délibérément provocateur : A. Chandler démontra l’importance du chemin de fer dans la
transformation du capitalisme américain823. Néanmoins, en poursuivant ces suggestions, on
insistera sur l’importance du classeur et des fiches volantes, qui permirent de remplacer les
livres de compte et conduisirent à une réorganisation générale des méthodes de travail,
académiques, entrepreneuriales et bureaucratiques824, ou encore sur le Post-it, qui continue à
rivaliser l’ordinateur825. Le débat sempiternel sur la « mort du livre » et de l’ « humanisme
littéraire » se heurte ainsi au caractère décisif d’innovations liées aux « technologies de
papier », donc d’écriture et de savoir, ce qui n’empêche pas des chercheurs éminents de
prôner la fin de l’enseignement de l’écriture, laquelle servirait tout juste à développer « les
systèmes nerveux et musculaire de la main » : apprendre à « organiser ses idées », c’est
apprendre à taper sur un clavier826… Ces différents problèmes, liés tant à la mythologie du
progrès qu’aux difficultés réelles d’évaluer l’importance de telle ou telle technique,
expliquent peut-être les contradictions internes qu’on retrouve chez Heidegger ou Arendt, qui
paraît tantôt privilégier la physique nucléaire, tantôt la « société de consommation » :
l’important, selon eux, ce n’est pas de comprendre pourquoi le forestier contemporain du
Heidegger de QT vivait à l’ère du Gestell mais pas son grand-père, mais de saisir ce que
signifie vivre dans le Gestell, ou vivre la fin de la tradition. Cependant, une telle position ne
relève pas seulement du mépris des sciences sociales ou de la réalité empirique: elle est aussi
l’effet de l’absence du concept de postmodernisme, non pas de façon générale, mais dans la
manière que celui-ci tente d’articuler, depuis Jameson, la « logique culturelle » du
« postmodernisme » – soit la fin de la tradition, même si elle ne se résume pas à cela – au
« capitalisme tardif ». En bref, le flou entretenu par ces deux auteurs est du d’une part à
l’hésitation entre la tentative d’attribuer la « fin de la tradition » à la Modernité en général ou
à la période avancée de la modernité, d’autre part au caractère frustre de l’analyse du
capitalisme tardif, réduit à un vague diagnostic sur la mondialisation ou la « société de
consommation »827. Cela conduit Arendt à opposer de façon invraisemblable les « œuvres »
durables à la fongibilité et à l’interchangeabilité des biens de consommation, en reprenant la
thématique heideggérienne du remplacement continuel des choses propre à la société de
822
Edgerton, Quoi de neuf ?, 32, 51‑54 (chap. I); sur les présupposés qui conduisent à surévaluer l’importance
des techniques modernes de contraception, cf. Paltrinieri, « Biopouvoir... »
823
Chandler, The Visible Hand.
824
Gardey, Ecrire, calculer, classer.
825
H. Guillaud, « Pourquoi les ordinateurs n’arrivent-ils pas à concurrencer les Post-it ? », Le Monde.fr, 20-03-09.
826
Nous soulignons ; précisons que certains enseignants en informatique font leurs cours en n’autorisant que le
papier et le stylo… Cf. Gilles Dowek, « Interdisons aussi les stylos dans les écoles et collèges », Le Monde.fr, 4
septembre 2018; Laurence Pierson, « Education : le combat du stylo et de l’écran », Le Monde.fr, 24 septembre
2018; Gilles Dowek, « Education : le combat du stylo et de l’écran (II) », Le Monde.fr, 25 septembre 2018.
827
Voir, à cet égard, la somme de Trentmann, Empire of Things.
560
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
consommation. La condition de l’homme moderne est parsemée d’affirmations farfelues, par
exemple selon laquelle « ce qui distingue la plus mince paire de souliers de n’importe quel
bien de consommation, c’est qu’ils restent intacts si je ne les porte pas »828. On répondra
qu’une œuvre d’art constituée à partir d’une barre de chocolat n’a pas à être « spécialement
bonne. Il suffit qu’elle ait été fabriquée dans l’intention de faire de l’art. Elle reste mangeable,
puisque son caractère comestible est compatible avec le fait qu’elle est de l’art »829, et que
donc un objet de consommation peut bien être une œuvre. Cette pirouette ne vise pas à
invalider l’idée de la fin de la tradition ou de la postmodernité, mais à montrer ce que celle-ci
doit, chez Heidegger et Arendt, à un rejet instinctif de la consommation de masse – par lequel
ils
se
montrent,
comme
Adorno,
profondément
« modernistes »
plutôt
que
« postmodernes »830 – et à souligner la fragilité des catégories employées par Arendt (le
travail, la fabrication, l’œuvre, l’action et la parole). Or, comme le montre P. Anderson, le
concept de postmodernisme devient intéressant d’abord quand on lie le diagnostic culturel au
diagnostic technique et économique, ensuite quand on le caractérise par le fait que la culture
n’est plus opposée à la consommation, à l’économie ou à la technique – et que donc les
distinctions d’Arendt, si elles ne cessent pas d’être intéressantes, ne peuvent conduire à
opposer l’œuvre au bien de consommation. En ce sens, on peut admettre l’idée d’Heidegger et
d’Arendt d’une fin de la tradition sans que cela ne constitue un problème, non pas dans le sens
« moderniste » qui ré-élabore la tradition, mais dans la mesure où le postmodernisme rompt
avec un certain pathos commun tant à la Kulturkritik qu’à la critique de l’école de Francfort,
qui voit dans la société de consommation l’effondrement apocalyptique du monde bourgeois
plutôt que sa simple transformation831. Cela ne veut pas dire que la tradition aurait
entièrement disparu, comme l’affirment Heidegger, Arendt ou, semble-t-il, la théorie
postmoderne, mais marque néanmoins différents « stades » dans la Modernité.
Comme tout concept visant à établir une coupure, le postmodernisme – et la Modernité
– suscitent une controverse quant à leur localisation. Mais, du moins, il conduit à davantage
de précision que le sentiment selon lequel le barrage hydraulique serait fondamentalement
différent du moulin à vent, ou que la manipulation de la matière à l’échelle atomique
constituerait, en elle-même, une rupture fondamentale par laquelle les processus naturels
seraient rentrés dans l’histoire – rupture que Foucault décalait de quelques siècles, ce qui ne
nous avance guère plus, puisque les débats sur l’anthropocène proposent d’autres points de
rupture. De même qu’Heidegger n’apporte aucun critère empirique pour déterminer ce qui
828
Arendt, Condition de l’homme moderne, 189, chap. IV.
A. Danto, « The Death of Art » (1985), trad. in L’art contemporain et la Clôture de l’histoire, Le Seuil, 2000,
cité in Anderson, Les origines de la postmodernité, 139.
830
Cf. sur ce point Anderson, Les origines de la postmodernité, notamment p.119-122.
831
Cf. les propos de Jameson sur la manière dont des concepts « apocalyptiques » (comme la « fin de l’art »)
deviennent presque « décoratifs » (in Postmodernism..., 16 (introduction).)
829
561
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
constitue la modernité du Gestell, de même on peut critiquer la distinction d’Arendt entre
l’action et la fabrication en soulignant que le fait que la fabrication conduise à des effets
imprévus – ce qu’elle considère comme une marque de l’action et de notre modernité – est
connu depuis l’édification de canaux d’irrigation au Néolithique832, tandis que l’idée même
que l’édification d’un canal vise avant tout à créer un objet fini n’avait peut-être pas effleuré
Charlemagne lorsqu’il lança le projet de la Fossa Carolina. Plutôt que d’affirmer la nonpertinence de ces controverses, ce qui revient à valider l’idée qu’on pourrait établir des
ruptures historiques sans les historiens, il faut au contraire réaffirmer leur importance et la
nécessité de relier les transformations du capitalisme aux analyses politico-culturelles sur la
« fin de la tradition ».
Dans son analyse de la postmodernité, P. Anderson insistait sur le fait qu’après la
période moderniste au cours de laquelle la technique fascinait les artistes, les intellectuels et le
public, puis la rupture d’Auschwitz et d’Hiroshima, s’ouvrit une période au cours de laquelle
le « charisme de la technique se dégrada en routine et perdit le pouvoir d’attraction qu’il
exerçait sur l’art ». C’est à cet égard, entre autre, que la télévision en couleur marque une
rupture : « Naguère, le modernisme était envahi par des images de machines, causant
jubilation ou effroi ; désormais, le postmodernisme se trouvait sous l’emprise d’une machine
à images »833. Ces analyses ne sont pas intéressantes uniquement parce qu'elles montrent que
la technique ne peut plus être analysée en opposition à la culture, montrant qu’on ne peut plus
opposer la catégorie de la production à l’expression834 ou la fabrication à l’action ou à la
parole – et qu’il faut donc un concept de technique plus large que celui qui se rapporte au
travail, à la transformation de la nature, ou à la production d’un artefact par distinction avec
la production naturelle. Elles nous intéressent aussi en ce qu’Anderson souligne que « le
postmoderne, c’est aussi cela : un indicateur de transformations décisives dans la relation
qu’entretiennent les hautes technologies et l’imaginaire populaire »835. Or, à cet égard, la
« convergence des technologies nano-bio-info-cognitives » (NBIC) conduit à remettre au goût
du jour le thème heideggérien d’une impossibilité de la tradition, d’une façon qui ne conduit
non pas à insister, comme le fait Arendt, sur la disparition du triptyque autorité-traditionreligion, mais plutôt sur l’inadaptation persistante au changement qui caractérise le
capitalisme en général tout en connaissant des phases ascendantes et descendantes, selon les
rythmes du changement et les périodes considérées. Ainsi, le thème de la fin de la tradition
permettrait peut-être de problématiser davantage ce que l’ingénierie technique et sociale
disqualifie, de façon typiquement « moderniste », comme simples résistances irrationnelles au
832
Cf. supra, 1e partie, section I.2, note 57.
Anderson, Les origines de la postmodernité, 123‑25.
834
Thème central chez Deleuze et Guattari.
835
Anderson, Les origines de la postmodernité, 126.
833
562
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
changement, qu’il conviendrait donc de briser, fût-ce par des efforts de pédagogie et de
« communication », attitude que Simondon dénonçait déjà836. Etant donné l’importance
fondamentale de lier la justice sociale à l’environnement, il est sans doute aussi pertinent de
s’interroger sur une « justice technique », qui passerait par les deux voies divergentes
dessinées par Simondon et Heidegger : d’une part, apprendre à se servir des machines, à les
comprendre, plutôt qu’à simplement les utiliser ; d’autre part, apprendre à ne pas s’en servir, à
ne pas les utiliser, et à ne pas savoir les utiliser, sans que cela ne produise ni un handicap, ni
un sentiment de mal-être et de désadaptation chronique. Est-il acceptable, en effet, que
Sophie, fonctionnaire quadragénaire, développe une sorte d’animisme à l’égard des
ordinateurs, considérés comme renfermant en eux une « force négative » ? Ou que Caroline,
nutritionniste sexagénaire, se sente « hors circuit » parce qu’elle n’arrive pas – comme tant de
jeunes « millenials » – à « activer [son] adresse email » :
« J’ai l’impression, dit-elle, d’être à la merci de concepts plus puissants que moi.
Etymologiquement, « ordinateur » vient d’ailleurs d’ « ordonnateur », soit le principe qui
organise le monde : Dieu en somme. Je suis très mal à l’aise avec cette dimension
existentielle prise par la technique. Je me dis parfois que je n'ai plus ma place dans ce mondelà837. »
Comme le dit aussi M.-A. Hermitte, il y a sans doute « une sorte de fatigue de la société
à l’idée qu’on chane sans arrêt sans cadre de pensée ou son paysage, du moins en France »838,
d’autant que ces évolutions imposées conduisent parfois à des résultats contestables,
ambiguës sinon contradictoires (à l’instar des ampoules « basse consommation »839). Le
sentiment de désadaptation à l’égard des bouleversements techniques devient ainsi un enjeu
qui concerne, outre la justice sociale, le droit du travail et de la santé au travail, mais aussi
jusqu’à l’aménagement du territoire, puisqu’il est désormais question de créer des « zones
blanches » pour accueillir les personnes « électro-hypersensibles »840. Ces questions semblent
nous reconduire d’une part à la psychologie et à la formation personnelle – même si on ne
considère pas la résistance au changement comme « irrationnelle », on dira qu’il « suffirait »
de « guérir » ces personnes en les formant –, et d’autre part au droit et à la politique (d’autant
836
Simondon explique les résistances « irrationnelles » par l’inadéquation des objets techniques vis-à-vis de leurs
usages et utilisateurs, soulignant ainsi l’importance de rapprocher la conception des utilisateurs – un thème
aujourd’hui connu sous le nom de « user-centered design » (cf. Simondon, « Aspects psychologique du
machinisme agricole »; Jan Cornelis et Marleen Wynants, éd., Brave New Interfaces: Individual, Social and
Economic Impact of the Next Generation Interfaces (Brussels: Academic & Scientific Publishers, 2008); Robert
Picard et Loïc Poilpot, « Pertinence et valeur du concept de « Laboratoire vivant » (Living Lab) en santé et
autonomie » (Paris: Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies, juillet 2011).).
837
Pour ces deux témoignages, cf. Santolaria, « Allô, allô, monsieur l’ordinateur... » Cf. aussi Défenseur des
droits, « Dématérialisation et inégalités... », 33 sq.
838
Sylvie Berthier et Valérie Péan, Les OGM à l’épreuve des arguments (Quae, 2011), 82.
839
Cf. infra, section III.4.b.iv.2.3 sur les normes techniques.
840
La commune de Saint-Julien-en-Beauchêne (Hautes-Alpes) s’est portée candidate ; la proximité géographique
d’éventuelles « zones blanches » et des réserves naturelles situées dans des lieux peu denses conduit à réinterroger
la notion de « nature sauvage ».
563
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’on ne voit pas très bien, aujourd’hui, comment « guérir » les « électro-hypersensibles »).
Mais dans la mesure où le mal-être face au bouleversement technique prend aussi la forme de
l’engouement irréfléchi et de la fascination exercée par les innovations les plus diverses,
auxquels n’échappent pas l’administration qui favorise ces mutations, on ne peut les réduire à
ces questions psychologiques – fût-elles de l’ordre de la médecine du travail, de la
psychologie sociale ou de la pédagogie. Même si la pensée d’Heidegger n’offre aucune piste
« concrète », elle conduit ainsi à réinterroger le clivage moderne entre les conservateurs et les
progressistes, non pas simplement parce qu’il affirmerait que celui-ci n’aurait plus de sens, ni
non plus parce qu’il n’existerait plus, mais parce que le rapport à l’innovation et au progrès
n’est plus un marqueur de clivage entre la droite et la gauche841. A cet égard, le concept de
« l’envers de la Modernité » (the underside of Modernity), proposé par le théologien de la
libération E. Dussel pour évoquer les démunis ou tous ceux qui sont « privés des bénéfices de
la modernité » (et à l’origine forgée dans une optique tiers-mondiste)842, paraît relativement
bien décrire cet état de fait appelé à s’aggraver et qui entretient des rapports étroits avec la
« crise de confiance » envers les sciences et la bureaucratie. Enfin, de façon analogue à la
théorie de la reconnaissance développée par A. Honneth afin de montrer le point aveugle des
théories de la justice, Heidegger désigne un point aveugle de la réflexion sur la démocratie
technique : il ne peut s’agir uniquement de mettre en délibération les choix techniques et
scientifiques, mais aussi de faire face à l’inadaptation – ou à « l’absence de sol » – qui ne
constitue plus un résidu de la tradition dans des sociétés modernes, mais le trait même d’une
(post-)modernité dans laquelle l’ignorance et l’inadaptation ne sont pas des accidents qu’on
pourrait « guérir » par le recours au savoir ou à la tradition. Enfin, face au clivage de
l’écologie qui divise ceux qui considèrent qu’on pourrait maîtriser la technique et en atténuer
les effets environnementaux, voire améliorer l’état de la planète grâce à celle-ci, et ceux qui
postulent qu’étant donné que ce mode de pensée, jugé « cartésien », serait à l’origine de la
crise, il faudrait au contraire basculer dans une critique radicale de la science et des
techniques, Heidegger paraît ainsi refuser de choisir son camp ou choisir les deux
simultanément. Plutôt que de vouloir « surmonter » cette aporie ou la « dépasser », il faut
conserver ce clivage et considérer, comme Heidegger mais d’une manière toute différente,
qu’en la technique réside à la fois « le danger et le salut » et que sortir de cette aporie ne peut
que conduire à la catastrophe. Dénoncer la connivence de l’Etat et des techno-sciences sans
admettre qu’ils sont, de fait, des conditions nécessaires de résolution de la crise et que c’est
841
Il suffit d’observer ce paradoxe apparent qui fait qu’en France, les projets de « numérisation » de la pédagogie
et de l’école sont défendus autant, voire plus, par la droite que par la gauche.
842
Richard, « Sur le thème de la toute-puissance », 444; Pour une version plus radicale mais ici inappropriée
concernant notamment le « Tiers-Monde », cf. Ogilvie, L’Homme jetable.
564
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
précisément cette aporie qu’il faut s’efforcer de penser ne fait que basculer la pensée dans un
fondamentalisme
éthique
menaçant,
par
sa
subjectivité
radicale,
la
démocratie.
565
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III. LA CRITIQUE DE FRANCFORT FACE A LA
« TECHNOCRATIE »
III.1 INTRODUCTION
L’interprétation de la philosophie démocratique de la technique que développe la
théorie de Francfort vise à développer les problèmes qu’ils soulèvent, notamment quant à ce
qui concerne l’évaluation des techniques et la possibilité de contrôler le déploiement des
« technosciences ». On mettra ainsi en rapport le corpus de Francfort avec d’autres textes et
des cas concrets, tels que le Big Data, la question du pilotage des comportements et de
l’alimentation carnée étudiée à travers le dossier du soja OGM, la géoingénierie ou encore
l’idée d’un « paradigme de l’extermination » qui permettrait d’affirmer l’existence d’une
relation entre l’industrie phytosanitaire et la Shoah. Nous substituerons au concept
monolithique d’opérationnalité une conception plurielle qui fait droit à la diversité des modes
d’action des techniques et des sciences. Cela nous conduira à ré-interroger la thèse de la « fin
de la nature » et à problématiser la distinction entre la construction d’un monde d’objets
techniques et l’intervention technique sur la nature. En distinguant entre différents sens de
« neutralité » de la technique, on montrera en quoi l’ambivalence et l’indétermination des
techniques rend l’évaluation impossible bien que nécessaire, ce qui conduit à mettre en cause
le critère de « techno-diversité ». En étudiant ensuite l’œuvre d’Habermas qui essaie de
fonder une démocratie technique en encadrant la rationalité instrumentale par la rationalité
communicationnelle, on montrera que ce projet finit paradoxalement par légitimer la
« technocratie »1 et à réifier la technique. On montrera notamment que la critique du jeune
Habermas ne vise pas tant la technocratie, comme on le croit souvent, mais le décisionnisme
de Schmitt : Habermas montre en effet que décisionnisme et technocratie sont
intrinsèquement liés et qu’ils aboutissent tous deux à dissoudre le politique, le décisionnisme
renforçant paradoxalement la technocratie. Il ne semble pas qu’Habermas ait pris toute la
mesure de l’importance de cette critique qu’il a formulé quasiment en passant. Celle-ci permet
en effet de comprendre comment la « rationalité de la guerre froide » développée par la
« cybernétique » et le télégramme Kennan, associée à l’opposition irréductible entre deux
« conceptions du monde », a conduit à réaliser historiquement la métaphysique de la guerre
froide élaborée par Schmitt et Heidegger. Or ce processus a abouti à la suppression
tendancielle de la raison des relations internationale, ce qui a fourni un cadre théorique,
1
A l’instar d’Habermas, nous utilisons ce terme au sens ordinaire ; mal défini, le concept conduit, comme le
terme d’ « expert », à présumer de la compétence de ce « pouvoir technique », point qui précisément fait débat au
niveau théorique mais aussi sociologique (notamment en ce qui concerne celle des managers ; cf. Michaël Lainé,
« Monsieur, Je paie votre salaire de prof, donc je fais ce que je veux », Le Monde.fr, 21 septembre 2018.).
567
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
juridique et géopolitique, qui a permis, outre la crise de Cuba, la mise en œuvre de
l’extermination de catégories entières de la population2. On montrera ensuite comment le
concept de rationalité communicationnelle permet à Habermas d’élaborer le paradigme de la
démocratie participative, tout en conduisant à un échec partiel dû tant à la réification de la
technique qu’il opère à son insu qu’à la reprise de la thèse wébérienne de la différenciation
fonctionnelle de la société en sphères séparées et semi-autonomes. Ceci nous conduira
notamment à interroger le rapport entre la rationalisation du travail et la bureaucratisation du
monde et le statut des normes techniques, dont on montrera qu’elles ne sont techniques que du
fait de leur exclusion du champ politique. L’exposition de ces différents problèmes nous
permettra ainsi d’aborder l’évaluation des biotechnologies effectuées par le HCB et la CJUE
en nous appuyant sur une perspective divergente du paradigme délibératif prédominant.
III.1.a LA THEORIE HABERMASSIENNE COMME PARADIGME
La théorie habermassienne de la régulation des technosciences – c’est-à-dire de la
rationalité instrumentale – par la rationalité communicationnelle, est actuellement le seul
modèle philosophique permettant d’expliquer et de légitimer les différents dispositifs juridicoinstitutionnels liés à la démocratie technique et participative. Esquissée dès TSI et formalisée
dans les deux volumes de la TAC, cette théorie justifie la popularité académique d’Habermas,
qui grimpe en flèche dans les années 19803 et qui a valu à la TAC d’être considérée comme
l’un des dix ouvrages sociologiques majeurs du XXe siècle, aux côtés de Weber, Parsons et
Elias, pour citer des auteurs qui traitent du processus de rationalisation et de « civilisation »4.
Ce modèle théorique sous-tend les dispositifs institutionnels de démocratie délibérative ou/et
participative.
Affirmer que cette théorie constitue un paradigme s’entend au-delà du sens kuhnien
dans la mesure où il porte sur la pratique (les dispositifs institutionnels) autant que sur la
théorie. Parmi les travaux s’insérant dans ce paradigme, certains visent à l’amender et à
l’améliorer, d’autres à en montrer ses insuffisances, voire à en élaborer une critique radicale5.
Mais aucune de ces critiques n’a touché le cœur de ce paradigme. En effet, on peut
2
Cf. supra, 2e partie, sections I.4.b et II.3.
Une recherche sur Google Ngram concernant la littérature anglophone montre que la « côte » d’Habermas ne
cesse d’augmenter depuis les années 1960, avec une accélération soudaine au milieu des années 1980 (voire en
1985, probablement le temps nécessaire pour assimiler les deux volumes de la TAC, publiés en 1981 et traduits en
anglais en 1984 et 1987). Cette courbe connaît son acmé en 1998 et décline plus fortement à partir de 2003. La
courbe est stable entre 2005 et 2008 (dernière année prise en compte par Ngram). Une telle déclinaison, qui ne
pourrait être confirmée que par une anayse portant sur la dernière décennie, peut et doit sans doute être interprétée
non pas comme une « moindre importance » d’Habermas mais au contraire comme l’assimilation quasi-intégrale
de ces thèses, rendant la discussion de ses travaux « inutile ».
4
Classement de 1998 de l’Association internationale de sociologie, effectué sur la base d’un sondage parmi ses
membres (https://www.isa-sociology.org/en/about-isa/history-of-isa/books-of-the-xx-century ).
5
Jstor propose plus de 58 000 résultats si l’on tape « Habermas », et près de 6 000 pour « instrumental
rationality ».
3
568
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
immédiatement écarter non seulement celles qui visent à amender ce modèle – puisqu’elles
s’inscrivent alors dans ce que Kuhn qualifie de « science normale » –, mais aussi les critiques
sociologiques qui tentent de « démontrer » l’erreur de la théorie de la délibération ou son
idéalisme en montrant que les participants ne modifient pas leurs convictions de base à l’issue
de tel ou tel débat. Ce type de critiques, qui peut inspirer certaines formes de refus militant
des débats organisés, repose sur une mécompréhension totale du projet habermassien et de
manière générale de l’éthique de la discussion (Apel, etc.). Si et lorsqu’elles réussissent à
démontrer effectivement que les convictions des acteurs n’ont pas été modifiées par le débat,
elles ne nous apprennent qu’une seule chose, à savoir que dans ce cas précis, les convictions
n’ont pas changé. Puisque rien ne permet d’extrapoler de ce cas au général, l’apport théorique
de ces études est négligeable s’il se limite à cela – ce qui ne préjuge en rien de leur intérêt
empirique. Reste les critiques, aussi bien sociologiques que philosophiques, qui portent sur la
théorie elle-même. Ces critiques théoriques portent soit sur un point particulier, ce qui invite
donc à modifier le paradigme sans le rejeter entièrement, soit sur l’ensemble de la théorie :
elles sont alors radicales. On trouve surtout ces dernières formes de critiques en philosophie
(par exemple avec les travaux de Foucault, Deleuze, Rancière et de manière générale toutes
les remises en causes de l’idéal de « consensus » et de « délibération rationnelle » s’inspirant
souvent de Schmitt). La sociologie tend en effet soit à rejeter la conception des
technosciences qui informe ce paradigme (c’est le cas des STS), soit à s’interroger sur la
validité ou sur l’intérêt théorique (tant sur le plan heuristique que politique) du modèle de
délibération ou de la manière dont celui-ci est mis en œuvre (c’est le cas par exemple de la
sociologie des controverses). Mais en ne portant que sur une partie du paradigme ou sur sa
mise en œuvre, elles ne peuvent le remettre entièrement en cause ; et bien qu’il soit souvent
difficile de distinguer, lorsqu’il s’agit d’œuvres théoriques importantes, ce qui relève de la
philosophie ou de la sociologie, il est clair qu’une critique qui ne se voudrait que sociologique
sans être aussi philosophique ne peut atteindre un paradigme dont la nature même est d’avoir
lié ensemble sociologie et philosophie. La combinaison de la critique philosophique radicale
du modèle habermassien et des travaux effectués en STS conduit à un éclairage nécessaire et
décisif sur ce paradigme. Mais suffit-il à le remettre en cause ? La critique radicale théorique
(philosophique et/ou sociologique) inspire (et s’inspire) des formes militantes de contestation
de la démocratie participative institutionnelle (à l’instar du groupe grenoblois Pièces et Main
d’œuvre dont l’activisme conduisit à suspendre le débat sur les nanotechnologies organisé par
la Commission nationale du débat public). Elle peut aussi s’inspirer des formes d’élaboration
de la science ou d’expériences pédagogiques : davantage qu’aux travaux sur les « sciences
citoyennes », qui s’inscrivent dans le cadre du paradigme habermassien, ou des
expérimentations de type quasi-libertarienne ou anarchiste menées dans la manière de faire
des sciences, parfois désignées sous le nom de « garage science » et qui se déroulent en
569
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
particulier dans le domaine de la biologie synthétique et qui conduisent plutôt à renforcer
l’idée d’une « rationalité instrumentale » qu’à la mettre en cause de par la nature « sauvage »
de ce type de pratique scientifique, nous pensons notamment aux expériences pédagogiques
qui tenteraient de remettre en cause le fondement métaphysique de toute pédagogie en
s’inspirant du Maître ignorant de Rancière. Mais cette critique théorique et pratique ne met
pas réllement en cause le paradigme habermassien –dans certains cas relevant de la critique
militante, elles conduisent même à le renforcer.
En effet, du point de vue théorique, ces critiques radicales (notamment philosophiques)
ne visent pas à se substituer au paradigme habermassien mais à proposer d’autres modèles.
Elles essaient ainsi de contester la nature paradigmatique du modèle habermassien en en
faisant un modèle parmi d’autres (de la même façon, par exemple, que la sociologie française
des années 1980 était orientée par deux paradigmes dominants : la sociologie, inspirée de
l’individualisme méthodique, derrière Boudon, et la sociologie bourdieusienne, aucun de ces
paradigmes ne pouvant prétendre être « dominant » ou « unique » et n’étant donc des
paradigmes qu’au sens faible de la théorie kuhnienne). Sur le plan théorique, on pourrait
soutenir qu’elles y arrivent, au moins dans une certaine mesure : il n’y a heureusement pas en
sciences sociales ou en philosophie de paradigme unique derrière lequel tous les chercheurs se
regrouperaient. Toutefois, elles n’arrivent pas réellement à mettre en cause le caractère
paradigmatique, au sens fort, d’Habermas, dans la mesure où sa théorie affecte également les
constructions juridico-institutionnelles. De la même façon, la critique marxiste n’affecte pas
le caractère paradigmatique de la théorie de Rawls, la plus à même d’expliquer et de légitimer
la démocratie libérale.
Réciproquement, la critique radicale, en pratique, du modèle habermassien – qui se
fonde soit sur une critique néo-luddique de la technique et du capitalisme, soit sur une critique
de type deep ecology insistant sur la « nature sauvage » et la possibilité de se soustraire à la
« grille » et à la « capture » de l’existence par la logique juridico-économique du capitalisme
(soit au Gestell) –, porte uniquement sur son volet « délibératif » et « social-démocrate ».
Ainsi, les militants comme ceux de Pièces et Main d’œuvre nient toute légitimité au projet de
démocratie participative, qu’ils accusent de ne constituer qu’une forme de justification
idéologique de l’ordre actuel. En cela, leur critique est analogue à la critique marxiste de la
théorie de Rawls : elle souligne le caractère idéologique de la construction habermassienne.
Mais cette critique politique s’appuie sur des thèses identiques à celles de l’école de Francfort
et d’Heidegger concernant le caractère « opérationnel » des technosciences : elle repose sur le
concept de « rationalité instrumentale » et l’idée que d’une part, les technosciences sont
dotées d’une forme d’autonomie importante, et que d’autre part elles s’insèrent entièrement
dans la logique capitaliste qui oriente nos sociétés. De façon ironique, cette critique radicale
d’Habermas ne fait que renforcer sa théorie concernant les rapports entre rationalité
570
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
instrumentale et rationalité communicationnelle. Elle revêt ainsi un caractère désespéré dans
la mesure où elle ne peut qu’espérer freiner le développement techno-scientifique en lui
opposant des actes de sabotage (d’où l’expression « néo-luddisme »). Lorsque cette forme de
critique ne bascule pas dans l’obscurantisme « fascisant » ou le terrorisme – risque avéré –,
elle conduit à l’élaboration d’ « utopies concrètes » et éphémères qui constituaient, pour E.
Bloch, « l’anticipation réaliste de ce qui est bien »6. Mais, pas plus que la critique de Pièces et
Main d’œuvre, elles ne parviennent à mettre en cause la nature paradigmatique de la théorie
habermassienne.
C’est pourquoi le paradigme habermassien est un paradigme au sens fort : il n’est pas
seulement théorique, mais pratique ; ou encore, ce qui revient au même, il n’est pas
uniquement philosophique, mais « idéologique ». Si « la théorie se change en force matérielle
dès qu’elle saisit les masses »7, elle fait ici corps avec les institutions démocratiques. Or, par
définition, une critique théorique ne saurait s’établir à elle seule comme pratique. Autrement
dit, une critique théorique du paradigme habermassien ne peut affecter qu’au plan idéal ce
paradigme, sans remettre en cause le fait que celui-ci informe les dispositifs juridicoinstitutionnels. De même, une critique pratique qui soutient les mêmes conceptions théoriques
sur la technoscience qui informent Heidegger et l’école de Francfort ne peut remettre en cause
ce paradigme. Cela ne peut se faire que du point de vue de la praxis, ce qui signifie qu’il
faudrait, pour cela, un bouleversement radical de l’ordre existant, quel que soit sa forme. Dans
l’attente, utopique ou non, de celui-ci, la théorie habermassienne demeure le paradigme de la
régulation des technosciences et par suite l’unique cadre dans lequel non seulement la
bioéthique, mais la « crise environnementale » dans son ensemble, peut être traité. Or il se
heurte à une série d’apories l’empêchant d’y faire face.
III.1.b LA THEORIE DE FRANCFORT : AU-DELA DE LA CRITIQUE
DE LA CONSOMMATION
A l’instar d’Heidegger, la théorie de Francfort – et en particulier des ouvrages comme
La dialectique de la raison (DR) et L’homme unidimensionnel (HU), voire le recueil sur la
technique de Habermas (La Technique et la science comme « idéologie », TSI) – a parfois été
réduite à une vague dénonciation de l’ « irrationalité » de la société moderne : un thème
porteur, dont le caractère équivoque permet de rassembler sous une même bannière une
multitude d’auteurs qui témoigneraient d’une même « crise du progrès ». Nous rappelons
6
E. Bloch, Le principe espérance (1954-59 ; Gallimard, 1976). Le livre d’Erik Olin Wright, Utopies réelles (La
Découverte, 2017), ouvertement inspiré de Bloch, semble en passe de devenir l’une des nouvelles « bibles » du
« mouvement altermondialiste » (ou de ce qu’il en reste), pour reprendre l’expression utilisée à l’époque pour
qualifier Empire (2000) de T. Negri et M. Hardt. Cf. Ariane Chemin, « Les utopies réelles ou la fabrique d’un
monde postcapitaliste », Le Monde.fr, 30 novembre 2017.
7
Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel.
571
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’abord brièvement ce thème, en analysant trois textes publiés en France entre 1963 et juin
1968 (E. Morin, P. Viansson-Ponté et P. Ricœur). Nous montrons ensuite en quoi la critique
de Francfort revendique sa distinction à l’égard de ce genre de critiques vagues, qu’elle
désigne sous le terme de Kulturkritik, ce pourquoi il est erroné de l’amalgamer, comme on le
fait souvent, à la critique d’Heidegger, d’Arendt ou d’Ellul au motif qu’ils critiqueraient tous
la « technologisation du monde ». A l’égard d’Heidegger, cette assimilation hâtive se justifie
toutefois partiellement dans la mesure où la théorie de Francfort effectue une reprise critique
de sa théorisation de la technique et réciproquement Heidegger ne cesse de penser, dès S&Z,
contre le marxisme et surtout qu’ils partagent la même conception concernant
l’opérationnalité des techno-sciences8. On rappellera toutefois comment Francfort oppose à
Heidegger une philosophie appuyée sur les sciences sociales – projet duquel Habermas
s’éloignera de plus en plus.
III.1.b.i Nihilisme, ennui et révolte dans la société de
consommation
Face à l’embarras du choix, le texte de 1963 du sociologue E. Morin consacré aux
« yé-yé » permet de s’éloigner d’Heidegger contrairement à de nombreux autres textes et de
montrer une critique française analogue à la Kulturkritik allemande. Il y distinguait deux
formes de « nihilisme », celui de la « consumation » et celui de la « consommation ». A la
« forme paisible et consommatrice du nihilisme qui constitue l’individualisme de jouissance
personnelle », il opposait la révolte qui « ne voit de la vie des adultes que l’échec ». La
conjonction de ces deux « nihilismes », incarnée par les « yé-yé », renvoyait selon lui au
« sentiment profond de la fraction d’humanité qui pénètre dans la civilisation du bien-être, du
confort, de la consommation, de la rationalisation, qui s’en réjouit et s’en émerveille, mais qui
en même temps pressent un mal-être dans le bien-être, un inconfort de l’âme dans le confort,
une pauvreté affective dans l’affluence, une irrationalité fondamentale sous la rationalisation
»9. Dans ce texte – par ailleurs nuancé –, le nihilisme désigne ainsi à la fois le conformisme de
la consommation et son contraire, la révolte. Mais celle-ci ne désigne plus, comme chez
Camus, le mouvement indispensable de l’âme devant l’absurdité d’une existence injuste10. Pas
plus ne désigne-t-elle la distanciation nécessaire de l’être par rapport à un « avoir » nécessaire
à la « personne », à laquelle appelait Mounier11. Sorte de luxe d’enfant gâté, la révolte est
8
Cf. Goldmann, Lukács et Heidegger; Honneth, La Réification, 34 (chap. II).).
Deux tribunes de 1963, « Le Yé-yé » et « Une nouvelle classe d’âge », ont été republiées par Le Monde à
l’occasion du décès de J. Hallyday (« 1963, Edgar Morin baptise la génération « yé-yé » dans « Le Monde » », Le
Monde.fr, 9 décembre 2017.).
10
Cf. notamment Le mythe de Sisyphe (1942) et L’homme révolté (1951), deux livres qui ne cessent d’interroger
le « nihilisme » (et pas seulement l’ « absurde »), entre autres par l’analyse de la révolte des « nihilistes » russes.
11
Mounier, Le personnalisme, 57, chap. III.
9
572
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pervertie par Morin en pure négation de la Modernité et de la société d’abondance – une idée
qui conduira plus tard à réduire le mouvement punk à un mouvement « nihiliste ». Malgré le
traumatisme de la guerre d’Algérie, Morin diagnostique ainsi une France qui s’ennuie. De
même, cinq ans plus tard, le journaliste du Monde P. Viansson-Ponté stigmatisait une
« jeunesse qui s’ennuie » et qui ne se préoccupe guère que de sexualité. Du moins opposait-il
au prétendu « nihilisme de consumation » identifié par Morin d’une part les étudiants d’autres
pays – qui ont « au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité » – et d’autre part
les « chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, […] vieillards plus
ou moins abandonnés de tous [...] si absorbés par leurs soucis qu'ils n'ont pas le temps de
s’ennuyer »12. Dans un texte de juin 1968, aux accents personnalistes bien plus
qu’écologistes, Ricœur évoquait quant à lui une « révolution culturelle » menée en
« Occident », qui « attaque enfin le nihilisme d'une société qui, tel un tissu cancéreux, n'a pas
d'autre but que sa propre croissance », stigmatisant le « projet inhumain de bien-être
quantitatif »13.
III.1.b.ii Francfort, la Kulturkritik et le productivisme
L’école de Francfort se distingue nettement de ces critiques générales et abstraites de
la société de consommation et de son prétendu « nihilisme ». Est-ce un hasard si, dans deux
de ses ouvrages phares (DR et HU), ce « signifiant flottant » brille par son absence ? Adorno
critique au contraire les « continuateurs préfascistes » de Nietzsche qui n’ont retenu de son
rapport ambivalent à la Raison que l’aspect négatif d’une « force « nihiliste » hostile à la
vie […] qu’ils [pervertissent] en idéologie » (DR, 59) ; « le nihilisme devient une farce »14. La
théorie critique reproche à « l’économisme » de croire « que la transformation du monde se
limite à la croissance de la production »15 : elle n’est pas opposée au productivisme en tant
que tel, mais à l’idée qu’il serait, en lui-même, émancipation du genre humain. Cette position
est donc distincte de celle de J.-M. Lévy-Léblond au milieu des années 1960 pour qui la
science, « bien qu’assujettie au grand capital », demeure « progressiste »16 : selon Marcuse
(HU), la science actuelle n’a rien de « progressiste » : elle doit le devenir pour correspondre à
12
P. Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie », Le Monde, 15 mars 1968. Voir le contraste avec la
description de la vieillesse par Stanley Hall en 1922 (supra, 1e partie, section II, 2, b).
13
Paul Ricœur, « Rebâtir l’université, la relation enseignant-enseigné (1) », Le Monde.fr, 22 mai 2008.
Initialement publié dans Le Monde, puis dans Esprit, en juin 1968.
14
Jargon de l’authenticité, 69. Le « nihilisme » n’est jamais mentionné dans HU et qu’une seule fois dans DR
(p.59). Le refus d’utiliser ce terme dans DR rend d’autant plus suspect sa qualification, par Habermas, comme le
« livre le plus noir, le plus nihiliste » d’Adorno et d’Horkheimer (in « The Entwinement of Myth and
Enlightenment: Re-Reading Dialectic of Enlightenment », New German Critique, no 26 (1982): 13.). Le terme est
utilisé trois fois dans le recueil d’Horkheimer, L’éclipse de la raison. Bref, si l’école de Francfort ne s’interdit pas
de faire usage de ce concept, c’est avec prudence et parcimonie.
15
Adorno, « Critique de la culture et société », in Prismes (1955; Payot & Rivages, 2010), 21.
16
Fages, Lamy, et Saint-Martin, « Objecteur de science... », 233.
573
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
son « essence ». Tout comme la Kulturkritik (conservatrice), la théorie critique (l’école de
Francfort) dénonce l’uniformisation et la standardisation culturelle, la marchandisation de la
culture, etc. Mais, selon elle, la critique conservatrice légitime la division du travail, perçue
comme condition nécessaire de la culture – ce qui relève du problème des rapports entre
machinisme et civilisation17. Enfin, elle se moque d’une dénonciation du matérialisme qui
« conforte la croyance selon laquelle le vice réside dans le désir des hommes pour les biens de
consommation, et non dans l’ordre qui les en prive : dans la satiété et non dans la faim »18.
Jamais les auteurs de Francfort n’auraient qualifié, comme Ricœur, la croissance de « projet
inhumain » (énoncé
qui contraste d’ailleurs avec Mounier qui suggérait aux élites de
« [regarder les] feuilles de paye […] avant de dénoncer le matérialisme »19). Réduire la
théorie de Francfort à la dénonciation du consumérisme revient à l’amalgamer à la
Kulturkritik : selon Adorno, le « jargon » de cette « critique » qui en appelle à
« l’authenticité » est à l’élitisme culturel ce que la « pseudo-individualisation procure dans
l’industrie culturelle »20. Il rejette la totalité sociale comme « nihiliste », plutôt que de
combiner la mise en question globale de la culture comme « idéologie » à sa confrontation
« avec les normes qu’elle a elle-même engendrées »21. Cette critique d’Adorno sera reprise
par Habermas pour qui d’une part la démocratie se caractérise par l’opposition entre la
démocratie réelle et l’idéal de démocratisation qu’elle formule et qui d’autre part souligne que
la Kulturkritik attribue la perte de sens, l’anomie et l’aliénation à la rationalisation du monde
vécu, tandis que la gauche, favorable à cette rationalisation, « veut expliquer les perversions
du monde vécu rationalisé par les conditions de la reproduction matérielle »22.
III.1.b.iii Francfort, l’hypostase de la technique et les sciences
sociales
Ce rapport ambigu à la Modernité explique pourquoi la théorie de Francfort peut se
développer à la fois à partir et parallèlement à la pensée d’Heidegger, théoricien éminent de la
Kulturkritik23. Elle partage avec lui le refus du positivisme et ce qu’elle perçoit comme une
critique de l’aliénation de la technique et de l’existence contemporaine. Mais elle n’a de cesse
de dénoncer son déni de la réalité sociale et historique qui l’a conduit à une position jugée
irrationaliste, qui ne pouvait que le mener, selon cette interprétation, à l’adhésion au nazisme.
L’ontologie historiale est dénoncée en raison de la neutralisation de l’histoire qu’elle opère
17
Cf. supra, 2e partie, section I.3.
Adorno, « Critique de la culture... », 15.
19
Mounier, Le personnalisme, 27.
20
Jargon de l’authenticité, 60.
21
Adorno, « Critique de la culture et société », 25.
22
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2 (1981; Fayard, 1987), 162, 363‑64.
23
Cf. par ex. l’allusion aux « prédicateurs de l’engagement pour l’engagement » (Adorno, « Critique de la culture
et société », 14.).
18
574
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dans le moment même où elle prétend historiciser l’ontologie, ce qui conduit Heidegger à un
« hyper-idéalisme » : il aboutit à un « idéalisme transcendantal » à côté duquel Husserl
semble être saturé d’histoire, idéalisme qui mène à glorifier le réel et ses tendances les plus
mortifères, le conduisant ainsi à un « réalisme raciste et héroïque »24. Le second Heidegger
n’échappe pas à la dénonciation de l’hypostase de la technique, qui devient chez lui « un
destin »25.
Contre cette conception irrationaliste, l’école de Francfort établit dès le départ la
nécessité de joindre la philosophie aux sciences sociales plutôt que de penser la philosophie
en réaction à ces dernières. Ainsi, Horkheimer, dans l’une des premières formulations de son
programme, va jusqu’à affirmer que la « théorie critique » – c’est-à-dire la philosophie, du
moins marxiste – est une connaissance positive, sociologique, qui se présente sous forme
logique26. Seule l’approche subjective distingue celle-ci de celle-là, ce qui modifie l’acte
théorique lui-même. Reprenant Lukács, Horkheimer considère en effet que la sociologie
traditionnelle conçoit le monde comme un donné, qu’il s’agit de décrire et d’expliquer par des
lois, tandis que la théorie critique y voit le produit de l’activité humaine. L’acte théorique
critique fait ainsi apparaître le caractère construit du social, et donc la possibilité d’agir
dessus : en cela, il constitue un acte de transformation, tandis que l’acte positif (de la théorie
traditionnelle) ne fait que conserver ce construit (d’où le fait que le sociologue, ou le
théoricien traditionnel, scinde ses activités de savant et de citoyen, tandis que le théoricien
critique les fusionne). La revendication de Horkheimer est plus intéressante que l’exactitude
de son interprétation – Habermas (qui n’a guère compris la critique de Lukács) rappellera
qu’elle se fonde sur la mécompréhension du projet de décrire les faits sociaux comme des
« choses », puisque pour Durkheim, il s’agit indissolublement d’en faire l’objet d’une
réflexion critique et donc de les « dénaturaliser »27. Davantage que la défense d’un
constructivisme ou que la critique du positivisme et de la scission wébérienne entre le savant
et le politique, ce qui importe ici c’est la volonté de maintenir ensemble philosophie et
sciences sociales à un moment où la philosophie est contrainte de s’interroger sur ce qui fait
sa spécificité. Cette revendication est réaffirmée dans le texte le plus critique vis-à-vis de la
science et de la technique de l’école de Francfort, La dialectique de la raison. Certes, DR
dénonce la transformation de la pensée en marchandise et la promotion de celle-ci par le
langage, « l’interdiction de l’imagination théorique » et la réduction de l’esprit au positivisme
24
Ce diagnostic est porté en 1934 : « German Philosophy, 1871-1933 ». Du même, « Heidegger’s Politics... »,
2005; « Postscript: My Disillusionment with Heidegger », in Heideggerian Marxism. Herbert Marcuse (1977;
Univ. of Nebraska Press, 2005), 177; cf. aussi Adorno, Jargon de l’authenticité; Habermas, « Work and
Weltanschauung »; « On the Publication of the Lectures... »; The Philosophical Discourse of Modernity.
25
Marcuse, « Heidegger’s Politics... », 2005.
26
Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique ».
27
Habermas, « Connaissance et intérêt », in TSI, 149‑50.
575
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de « la vérification des faits et [du] calcul des probabilités ». Bien sûr, ce texte critique la
« domination de l’objectivité » et la disparition de l’individu devant l’appareil technique.
Mais cette « réflexion concernant l’aspect destructif » du progrès vise aussi à ne pas laisser
celle-ci à ses « ennemis ». Outre une critique du positivisme et de la rationalité instrumentale,
il s’agit d’une « critique de la philosophie qui [...] ne veut pas sacrifier la philosophie » et son
idéal émancipateur et qui s’oppose ainsi non seulement aux « fascistes » et aux « experts
dociles de l’humanité », mais aussi au thème heideggérien du dépassement de la
métaphysique28.
Au risque d’écraser la subtilité des écrits de l’école de Francfort, on se contentera de
rappeler une orientation majeure, à savoir la dénonciation de la technoscience qui aurait
perverti le caractère émancipateur de la Raison. Cette critique n’attribue toutefois pas à la
technique (ou au machinisme) en tant que tels l’origine de la misère de l’homme de la
« société d’abondance », mais bien aux rapports de domination qui structurent le
capitalisme29. Le refus de l’hypostase de la technique qui va de pair avec la revendication de
l’autonomie de l’homme s’associe ainsi à la préservation de ses possibilités émancipatrices –
dont la contraception demeure l’un des symboles les plus évidents (HU, 262, 267 ; l’extrêmedroite, qui ne s’est pas remise des thèses de W. Reich et de Marcuse, ne s’y est pas
trompée30). L’école de Francfort n’est pas seule à camper sur cette position : Mounier en est, à
certains égards, très proche31. En revanche, elle se caractérise par une problématisation
philosophiquement incomparable.
III.1.c POUR
UNE
PHILOSOPHIE
DEMOCRATIQUE
DE
LA
TECHNIQUE
Deux textes de Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology » (1941)
et L’Homme unidimensionnel (1964), nous permettrons de montrer comment celui-ci aborde
le problème de la neutralité des techniques et de leur nécessaire évaluation. Il nous faudra
alors distinguer différents sens de la neutralité des techniques, avant de souligner le double28
Ces citations sont tirées de la préface de 1969 et de l’introduction. Nous nous inscrivons ici en porte-à-faux
contre l’interprétation d’Habermas, qui voit dans cet ouvrage la rupture avec le premier programme de Francfort,
associant philosophie et sciences sociales (cf. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 (1981;
Fayard, 1987), 387‑90; Stéphane Haber, Habermas et la sociologie (PUF, 1998), 10‑15.).
29
D’où le rappel que l’énoncé de Marx, dans Misère de la philosophie, selon lequel le moulin à vent donnerait le
féodalisme et la vapeur la société capitaliste, a été corrigé par la théorie marxiste, pour qui « c’est le mode de
production et non la technique qui est le facteur historique fondamental » (Marcuse, L’homme unidimensionnel,
177 (chap. VI).). Ci-après HU.
30
De Pat Buchanan, un Trump avant l’heure, au tueur d’Oslo A. Breivik, en passant par les courants « ultra » du
catholicisme (du jésuite suisse J.-B. Fellay à la roumaine Anca-Maria Cerna, invitée du synode sur la famille de
2015), tous dénoncent le « marxisme culturel » incarné par l’école de Francfort. Cf. Jérôme Jamin, « Anders
Breivik et le « marxisme culturel » : Etats-Unis/Europe », Amnis. Revue de civilisation contemporaine
Europes/Amériques, no 12 (juillet 2013).
31
« Produire est bien une activité essentielle de la personne […] mais la production n’a de valeur que par sa plus
haute fin : l’avènement d’un monde de personnes » (Mounier, Le personnalisme, 30‑32.).
576
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
bind (ou « injonction contradictoire ») auquel Marcuse se révèle confronté : si on accepte,
contre Heidegger, l’exigence politique et morale d’évaluer les différentes techniques, cette
évaluation se révèle quasiment impossible à mettre en œuvre, dans la mesure où la technique
est caractérisée par son indétermination. Ce problème nous amènera à quitter un moment les
théoriciens de Francfort. Nous proposerons le concept de dispositif technique abstrait (DTA)
pour faire droit à cette indétermination essentielle. Si celle-ci empêche de qualifier a priori
une technique de « bonne » ou « mauvaise » (ou d’« autoritaire » ou de « démocratique »),
nous soutenons qu’il est toutefois possible d’évaluer l’affinité d’une technique avec tel ou tel
pôle axiologique. Il est donc possible – et indispensable – d’évaluer les techniques tout en
faisant droit à leur indétermination fondamentale, et donc d’affirmer que certaines d’entre
elles sont meilleures que d’autres. On distinguera alors l’évaluation philosophique, et
axiologique, des techniques, de leur évaluation économique, axiologiquement neutre, à
laquelle correspond le critère de « techno-diversité ».
Nous examinerons ensuite le concept d’opérationnalité qui informe la théorie de
Francfort et plus largement la critique contemporaine des technosciences, en particulier celle
qui conteste les dispositifs délibératifs. Nous montrerons d’abord comment ce concept se
construit sur l’opposition entre une science « antique » fondée sur la contemplation (theôria)
et une science « moderne » fondée sur l’opération, dont Bacon et Descartes auraient formulé
les principes. Nous montrerons ensuite comment ce concept s’appuie sur la nostalgie pour une
science « désintéressée », « pure », opposée tantôt aux techniques, tantôt à la recherche
« appliquée » ou à la marchandisation des sciences. D’autre part, nous soutiendrons que ce
concept, en accordant un privilège exorbitant à la physique, ne fait pas droit à la diversité des
sciences et à la distinction persistante entre science et technique. Au-delà d’une commune
« maîtrise de l’étant » ou d’une même activité instrumentale, nous distinguons ainsi la
fabrication de machines, destinées à peupler un « monde technique », de la production
d’effets moléculaires, se diffusant tant dans l’environnement que dans les populations. Nous
soutenons donc qu’on ne peut réduire les sciences ni à une commune « opérationnalité », ni à
une même « rationalité instrumentale ».
Ces analyses sont le préalable à la lecture du projet habermassien. On aura en effet
montré, dans la première partie, l’aporie à laquelle s’est heurté Marcuse concernant
l’impossible mais nécessaire évaluation des techniques. Si nous avons proposé une réponse,
partielle, à cette aporie, il reste que la philosophie ne peut se contenter d’une simple
évaluation des techniques : elle doit aussi se confronter à la question de la praxis, c’est-à-dire
de la façon dont on peut favoriser tel ou tel usage ou telle ou telle technique. Or, à la suite de
Marcuse, Habermas ébauche précisément un projet de cette nature, qui est à l’origine des
dispositifs institutionnel actuels. Notre analyse s’appuiera d’abord sur une lecture générale du
recueil La technique et la science comme « idéologie » (TSI). Si celui-ci prend l’allure d’une
577
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
défense de la rationalité communicationnelle contre une conception technocratique de la
société, nous soutiendrons que le véritable adversaire de Habermas est en réalité le
décisionnisme commun à Heidegger et à Schmitt. D’une certaine manière, ce que Habermas
essaie de déconstruire avec sa conception d’une raison communicationnelle, c’est tout le
projet idéologique du « modernisme réactionnaire ». Or, nous verrons que ce faisant, la
critique de Habermas, loin de remettre en cause la distinction entre technique et politique,
rationalité instrumentale et communicationnelle, réaffirme celle-ci. En reprenant la
thématique wébérienne de la « rationalisation » des sociétés modernes, Habermas scinde le
social en différentes sphères d’activité qui se caractérisent en premier lieu par leur type de
rationalité (instrumentale ou communicationnelle). Déjà formulée dans TSI, cette conception
est aussi au cœur de son ouvrage-phare, La théorie de l’agir communicationnel (TAC). Elle se
retrouve chez d’autres auteurs, y compris chez Latour qui la met largement en cause mais est
parfois tenté de la réintroduire en particulier lorsqu’il évoque le rapport du droit aux sciences.
Empruntée à Weber, le concept de rationalisation ne se limite pas à la différenciation sociale.
Il permet en effet également d’expliquer un fait central de la technique moderne –
l’automation – ainsi que de la politique moderne – la bureaucratisation. La rationalisation se
décline ainsi en rationalisation du travail ou de l’action et en rationalisation des décisions. On
verra que les problèmes liés à la manière de concevoir cette rationalisation sont au cœur des
interrogations non seulement sur la gestion néolibérale de l’administration et du travail à la
chaîne dans l’institution judiciaire mais aussi des questions sur la spécificité de l’intelligence
artificielle. C’est sur ces bases que Habermas théorise ce qu’on appellera la « démocratie
technique » : le débat rationnel et démocratique sur le développement des techniques. Mais le
dualisme posé entre raison communicationnelle et instrumentale, couplé au concept non
critique de différenciation sociale, conduit malgré lui Habermas à entériner l’autonomie du
« fait » technique et à postuler le caractère non politique des normes techniques, suivi en ceci
par la majorité de la doctrine juridique. Dès lors, la raison communicationnelle ne peut que
limiter du dehors, à la marge, les avancées de la science et des techniques. L’aporie
habermassienne est celle de notre présent : s’il s’agit de limiter et de réguler la rationalité
instrumentale par la rationalité communicationnelle, le déploiement inéluctable de celle-là,
conçu comme inhérent à la « modernisation », signe l’échec nécessaire de tout projet de
régulation, ce qui conduit à saper la légitimité de la démocratie et donc la possibilité de
répondre à la crise environnementale.
578
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.2 MARCUSE ET L’EVALUATION DES TECHNIQUES
Le « principe de neutralité de la technique », sa défense ou sa critique, sont au cœur de
tout débat sur la technique : non seulement ceux, déjà anciens, portés par Heidegger, Ellul ou
l’école de Francfort, mais aussi lorsqu’il s’agit de s’enquérir de la responsabilité des
ingénieurs et des entreprises dans la mise en place d’un système de surveillance généralisée,
telle que mis en place en Tunisie sous Ben Ali, ou plus largement de la technique des DPI
(« deep packet inspection »32) utilisée sur Internet33. Nous aborderons ici cette question en
partant du commentaire de Marcuse auquel on associera l’étude de cas concrets. Marcuse
affirme l’impératif éthique et politique d’évaluer les techniques tout en se montrant sensible
aux difficultés d’une telle évaluation, au point qu’on peut parler d’un double-bind (« double
contrainte ») qui pourrait conduire à abandonner le projet même d’une évaluation des
techniques. Or, ce projet est non seulement indispensable mais mis en pratique de façon
quotidienne, par les individus d’une part et par les institutions relatives au déploiement des
techniques d’autre part. Ne serait-ce que s’agissant des armes, la charte de l’ONU disposait
qu’il ne fallait « [détourner] vers les armements que le minimum des ressources humaines et
économiques du monde » (art. 26). Elle établit ainsi que certaines techniques peuvent être
nocives à la paix et que la recherche menée en certains domaines s’effectue toujours au
détriment de celle qui aurait pu être conduite ailleurs. Dans la mesure où l’évaluation
s’effectue de fait et en droit, la philosophie doit réussir à expliquer celle-ci alors même que la
conception instrumentale de la technique et l’idée de sa neutralité et de son ambivalence
semble conduire à rendre cette évaluation impossible.
Pour identifier ces difficultés, nous distinguerons plusieurs conceptions de la neutralité
technologique. Nous serons ensuite amenés à problématiser la notion d’indétermination des
techniques, qui ne se réduit pas au problème des « technologies duales »34 comme le
nucléaire. On sera en sus conduit à distinguer différents modes d’ambivalence et de
« détournement » des techniques, qui rendent toute évaluation in abstracto complexes. On
conclura enfin sur la nécessité, malgré tout, d’élaborer des critères d’évaluation axiologiques
des techniques.
32
Le DPI est une méthode de traitement de données utilisée sur des réseaux de communication, dont Internet, qui
peut être utilisée par des entreprises (sur leur réseau interne), des FAI (fournisseurs d’accès Internet) ou des
gouvernements. Il peut être utilisé afin de s’assurer de la fiabilité des données (éviter les bugs), mais aussi à des
fins d’application de la réglementation sur la propriété intellectuelle, de censure, de surveillance, etc. Il est mis en
cause tant par les défenseurs des libertés civiles (notamment lorsqu’il s’agit de dictatures) que par ceux qui
défendent le principe de neutralité du Net (l’impossibilité pour les FAI de favoriser certains contenus plutôt que
d’autres, par exemple You Tube plutôt que des articles gratuits en ligne ou des échanges en peer-to-peer).
33
Marie Goupy, « La bienveillante neutralité des technologies d’espionnage des communications : le cas
tunisien », Cultures & Conflits, no 93 (juillet 2014): 109‑24.
34
On parle habituellement de « technologies duales » lorsqu’un usage militaire et pacifique d’une même
technologie est possible.
579
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.2.a TROIS SENS DE LA NEUTRALITE DES TECHNIQUES
« L'invention des armes à feu, cette invention qui à première vue apparaît si préjudiciable, est
certainement favorable à la permanence et à l'extension de la civilisation » (A. Smith35)
Marcuse, qui dénonce en 1941 le remplacement de la « rationalité critique » par la
« rationalité technologique », précise que les techniques peuvent « promouvoir tant
l’autoritarisme que la liberté, la rareté que l’abondance, l’extension que l’abolition du
labeur »36. Il ne s’agit toutefois pas d’affirmer la neutralité de la technique. Bien qu’il s’en
abstienne, il faut ici distinguer plusieurs sens de cette « neutralité ».
D’une part, les techniques ne sont pas neutres au sens où « la machine [serait]
indifférente aux usages sociaux auxquels elle est destinée » et qu’il suffirait « que ces usages
restent en accord avec ses possibilités techniques » (HU, 178). Marcuse rejette cette thèse de
la neutralité des techniques, que nous appellerons la neutralité-indifférence : en un sens, c’est
celle utilisée par la NRA pour défendre le droit à porter une arme (‘un revolver n’est pas
mauvais en soi, c’est seulement le tireur qui peut l’être’). A cet égard et en ce qui concerne les
armes, on note que le droit tend à la fois à entériner cette thèse et à la rejeter. Lorsqu’il s’agit
d’actes individuels, la responsabilité du producteur n’est a priori pas engagée37. En revanche,
les contrats internationaux d’armement – notamment depuis le Traité sur le commerce des
armes de 2013 – peuvent prendre en compte cette dimension38. De façon analogue, la firme
Amesys fait l’objet d’enquêtes pour complicité de torture en raison de sa livraison de logiciels
de surveillance à la Libye et à l’Egypte 39. Au-delà de Marcuse, nous verrons, en examinant le
paradigme habermassien que cette thèse s’appuie très souvent sur l’ambivalence des
techniques : de ce qu’une arme peut être utilisée de façon légitime ou illégitime, on infère
qu’elle serait « neutre ». Cette conception tend ainsi à confondre ambivalence et neutralité.
35
A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, V, 1 (trad. Germain Garnier, 1881;
cité par Emile Benveniste, « Civilisation. Contribution à l’histoire d’un mot », in Problèmes de linguistique
générale, I. (Gallimard, 1966), 342.).
36
H. Marcuse, « Some Social Implications... »; trad. in « Quelques implications... »
37
Il semblerait que des tentatives pour se placer sur ce terrain aient lieu aux Etats-Unis.
38
ONU, « Traité sur le commerce des armes » (2008) (cf. notamment art. 6-8 et 11). Paris s’est ainsi défendu
d’accusations provenant d’Amnesty International en ce qui concerne la vente d’armes à l’Egypte, utilisée pour
réprimer des manifestants, en déclarant n’avoir autorisé l’exportation que dans le cadre de la lutte contre le
terrorisme au Sinaï. Des blindés « destinés à l’armée égyptienne » ont été détournés « au profit des forces de
sécurité intérieure » (Hélène Sallon, « L’Egypte a utilisé des blindés français pour réprimer une manifestation »,
Le Monde, 18 octobre 2018.). Notons que sur ce sujet, le président F. Hollande a utilisé des arguments analogues
à ceux de certains physiciens ayant participé au projet Manhattan, sur le mode « si ce n’est pas nous, ce seront les
autres » (cf. documentaire d’A. Poiret, Mon pays fabrique des armes, 2018, et recensions : Nathalie Guibert,
« « Mon pays fabrique des armes » : une « équipe France » si bien armée », Le Monde.fr, 23 octobre 2018; JeanClaude Renard, « Dans les arcanes d’une industrie taboue », Politis.fr, 23 octobre 2018.)
39
S’agissant de la Libye, la Cour d’appel de Paris a autorisé en 2013 la poursuite de l’enquête lancée à la suite
d’une plainte de la FIDH. Une nouvelle plainte a été déposée, en 2017, contre Amesys pour ce qui concerne
l’Egypte (AFP, « Répression en Egypte : la société française Amesys visée par une plainte », Le Monde.fr, 9
novembre 2017; cf. aussi https://www.business-humanrights.org/fr/proc%C3%A8s-amesys-libye .)
580
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Mais l’ambivalence en elle-même n’implique pas qu’on puisse utiliser de façon « neutre » une
technique, comme le soulignèrent tant Aristote (à propos de la rhétorique) que Schmitt40.
On peut rapprocher cette thèse d’une deuxième conception, légèrement différente, qui
consiste à dire qu’une technique est neutre au sens où elle n’a pas d’implications politiques,
comme lorsque l’on dit qu’il ne s’agit « que d’un problème technique ». Cette thèse est en
étroit rapport avec la première, au point qu’elle peut lui sembler identique. Elle s’en distingue
toutefois, dans la mesure où la thèse de la neutralité-indifférence – ou son rejet – conduit à
insister sur l’usage, bon ou mauvais, des techniques : ici, il n’est pas même possible d’évaluer
l’usage, puisqu’il ne peut s’agir, précisément, que d’un usage technique. La distinction est
cruciale : la NRA n’affirme pas qu’il n’y a pas de mauvais usage des armes, mais maintient
seulement l’idée de neutralité des armes en elles-mêmes ; cette deuxième conception, que
nous appelons « technocratique », affirme que non seulement la technique est neutre, mais
que son usage l’est aussi. Elle pourrait être soutenue, par exemple, à l’égard des feux de
circulation et du GPS embarqué dans les véhicules : quoi de plus neutre ? Nonobstant les
possibilités de surveillance qu’offrent le GPS à ses constructeurs, celui-ci n’est pas neutre :
« les systèmes de guidage sont beaucoup plus prescriptifs que les panneaux », remarquait un
maire d’arrondissement41, soulignant ainsi que le GPS entrait en contradiction avec le code de
la route et la signalisation qui lui est associée. On pourrait multiplier les exemples témoignant
d’une certaine perplexité face à des phénomènes qu’on qualifie à la fois de « techniques » et
de « politiques » : ainsi de la juriste S. Lacour selon qui l’attribution des fréquences
hertziennes à l’industrie des puces RFID (radio-frequence identification) relève de
« précisions purement techniques » qui soulèvent toutefois des enjeux politiques, sanitaires et
« plus globalement des questions de société » ; de J. Bossan qui affirme que l’application
Cassiopée développée dans le système judiciaire « s’inscrit dans un contexte de rationalisation
[…] et de modernisation » mais qu’elle « dépasse sensiblement le seul enjeu économique et
augure d’une réforme plus globale de la justice », dans laquelle la « recherche de la vérité […]
n’apparaît qu’au second plan » ; ou encore du Syndicat de la magistrature qui présente la
visioconférence comme « outil technique » avant d’affirmer que « sa banalisation porte en
germe une déshumanisation de la relation judiciaire, voire une déresponsabilisation du
juge »42.
40
Cf. infra, section III.4.b.iv.1.1 sur Kant et Habermas.
F. Dagnaud, maire du XIXe arrondissement de Paris, à l’occasion d’une réunion de quartier, en octobre 2018,
consacrée à un projet voté dans le cadre du budget participatif de Paris (notes personnelles).
42
Stéphanie Lacour, « Ubiquitous computing et Droit. L’exemple de la radio-identification », in La sécurité de
l’individu numérisé (L’Harmattan, 2008), 29‑46; Jérôme Bossan, « La dématérialisation de la procédure pénale »,
Recueil Dalloz, 2012, 627; Syndicat de la magistrature, « Contre-circulaire sur le recours imposé à la
visioconférence en matière juridictionnelle », syndicat-magistrature.org, 30 avril 2009.
41
581
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Il existe une certaine confusion entre la première et la deuxième conception de la
neutralité des techniques, qui conduit certains à affirmer qu’une technique ne relèverait que de
la technique, alors qu’en fait ils n’excluent en aucun cas un mauvais usage de celle-ci (et
réfutent donc l’idée qu’il ne s’agirait que d’un « problème technique »)43. Lorsqu’elle est
généralisée, cette conception apolitique de la technique équivaut à ce que Habermas appelle la
« thèse de la technocratie » (TSI, 45) ou le « modèle technocratique » de la décision44 : on
pourra parler d’une thèse de la neutralité-apolitique ou risquer le barbarisme de technoneutralité. La conception de la neutralité-indifférence distingue technique et politique en
affirmant que seul l’usage, et non la production ou l’objet technique lui-même, peut faire
l’objet d’une évaluation ; cette deuxième conception, technocratique, de la neutralité, sépare
complètement technique et politique, en affirmant que certains objets ou techniques ne
peuvent faire l’objet d’évaluation, pas même dans leur utilisation.
Marcuse récuse aussi l’idée de neutralité en un troisième sens, qui s’appuie sur une
reprise de la critique heideggérienne de la conception instrumentale. Certes, les techniques
peuvent servir différentes fins : « un ordinateur peut servir une administration capitaliste » ou
socialiste, un cyclotron être utilisé à des fins militaires ou pacifiques – ambiguïté déjà notée
par Aristote à propos de la rhétorique45. Reste qu’à l’époque moderne, la technique n’est plus
un simple outil :
« la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle circonscrit une
culture tout entière ; elle projette une totalité historique – un « monde » », et c’est en ce sens
qu’il faut comprendre que les sciences, les techniques, et le monde quotidien, « obéissent à la
même [...] rationalité : celle de la domination » (HU, ch. VI, 177-178).
Cette différence entre les techniques particulières et la technique comme « forme
universelle » avait été théorisée en 1941 par la distinction entre les techniques et la
« technologie », conçue comme la rationalité globale du système socio-technique46. A la suite
d’Heidegger, Marcuse rejette une conception de la technologie (c’est-à-dire du système
technique) qui appréhenderait celle-ci comme un simple outil. Or il faut distinguer cette
conception, qu’Heidegger appelait « instrumentale », de ce que nous avons identifié comme
43
Voir l’argumentation du directeur de l’ATI (Agence tunisienne d’Internet) sous Ben Ali, K. Saadaoui, mais
aussi l’interprétation générale de l’auteur de l’enquête (Goupy, « La bienveillante neutralité... »). Le premier
souligne « constamment l’absence totale de responsabilité des ingénieurs de l’ATI sous Ben Ali, en distinguant
nettement mission technique et mission policière, ce qui lui permet d’endosser seul la responsabilité d’une
collaboration avec le ministère de l’Intérieur » ; la seconde met en cause le principe de neutralité des techniques
en insistant sur le fait que ces techniques d’information et de communication ont été développées, en Tunisie,
dans le cadre de la dictature et pour celle-ci. Aucun des deux n’affirment – et pour cause – que ces techniques
peuvent être neutres et demeurer telles : le premier affirme que c’est l’usage qui détermine leur valeur, tandis que
la seconde affirme qu’elles sont biaisées dès leur conception.
44
Jürgen Habermas, « Scientificisation de la politique et opinion publique » (SCI-POL), in La technique et la
science comme « idéologie » (1964; Gallimard, 1973), 100.
45
Aristote, Rhétorique, I, 1. Etrangement, ce traité n’est pas évoqué dans les manuels de philosophie de la
technique (cf. par ex. Goffi, La philosophie de la technique, 35‑40; Séris, La technique, 23‑27, 170‑71.)
46
Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology ».
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
neutralité-indifférence. Contrairement à celle-ci, celle-là peut en effet soutenir que la valeur
intrinsèque des techniques est modifiée par leur usage (‘l’ordinateur est mauvais parce qu’il
est utilisé pour établir un régime orwellien’ ; selon la NRA, au contraire, une arme n’est ni
bonne ni mauvaise, seul le tireur peut l’être). La conception instrumentale ne nie donc pas que
la valeur d’une technique déterminée est affectée par son usage, mais soutient que la
technique, en elle-même, est neutre, parce qu’elle fonctionne avant tout comme un outil.
Alors que la thèse de la neutralité-indifférence peut s’appliquer à telle ou telle technique
particulière, dans un contexte précis, et affirme qu’elle demeure neutre, seul son usage
pouvant être dit « bon » ou « mauvais », la conception instrumentale porte sur la technique en
général (celle-ci est d’abord et avant tout un outil), mais affirme que, selon l’intégration d’une
technique à un milieu donné, celle-ci peut être dite « bonne » ou « mauvaise » en soi (puisque
précisément, on ne peut plus distinguer l’usage de son contexte d’élaboration47). Contre cette
thèse, le concept heideggérien de Gestell ou marcusien de « technologie » soutient au
contraire que la technique n’est pas un simple outil, mais qu’elle induit un rapport spécifique
au monde (de mise à disposition et de manipulation des étants, ou de domination),
indépendamment de l’usage qui en est fait. Mais si Marcuse rejoint Heidegger – plutôt que
Marx48 – dans le rejet de cette thèse de la neutralité-instrumentale, sa théorie ne l’empêche
pas, au contraire, de porter un jugement axiologique et politique sur l’usage de telle technique
particulière (militaire et autoritaire plutôt que pacifique et émancipateur, etc.) : « cultiver le
sol et le détruire » sont deux opérations qualitativement différentes49.
Marcuse est ainsi partagé entre une conception générale de la technique, qui reprend
l’idée générale du Gestell pour souligner le rapport spécifique induit au monde par la
technologie, et l’impératif de pouvoir distinguer entre différents usages des techniques, qui
permettraient de les évaluer. S’il se distingue sur ce point d’Heidegger, il rejette aussi
l’hétéronomie du Dasein par rapport à l’Etre. Son affirmation de l’autonomie de la société (ou
du demos) n’implique toutefois pas le rejet de l’extériorité en général : au contraire, la
47
C’est la thèse que semble soutenir, par exemple, Goupy, « La bienveillante neutralité... »
Pour qui il s’agissait de lier les rapports sociaux de production aux forces de production, combinaison formant
le mode de production d’une société donnée. La question n’était pas tant de s’intéresser au rapport spécifique
induit au monde par la technique en général que de s’intéresser aux rapports sociaux coïncidant avec telle ou telle
technique (d’où la formule malheureuse sur le rapport du moulin au féodalisme, mais aussi celle selon laquelle
« avec l’invention d’un nouvel engin de guerre, l’arme à feu, toute l’organisation interne de l’armée s’est
nécessairement trouvée modifiée » - Marx, Travail salarié et capital : Suivi de Salaires, prix et profits, GEME
(Paris: Ed. Sociales Internationales, 1931), 32.). Nonobstant cette nuance, Marx s’intéresse bien au rapport
spécifique induit par le mode de production capitaliste (aliénation, etc.), qui forme ici l’objet des analyses de
Marcuse sur la « technologie », concept qui fonctionne comme quasi-synonyme du capitalisme avancé.
49
« Cultiver le sol et le détruire, faire l’extraction de ressources naturelles ou faire une exploitation de gaspillage,
opérer des coupes dans les forêts ou déboiser totalement, sont des faits qualitativement différents. » (HU, 264)
48
583
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
philosophie se caractérise par la « négation » du réel, préalable à toute création50. Ainsi, si elle
n’est pas instrumentale, la conception de Marcuse de la technologie est bien
« anthropologique » : le destin de l’homme et l’usage des techniques dépend de lui seul.
III.2.b LE DOUBLE-BIND DE L’EVALUATION DES TECHNIQUES
Marcuse défend donc une conception anthropologique, mais non instrumentale, de la
technologie. Comme il s’agit à la fois de conserver l’ambivalence propre aux techniques tout
en niant leur caractère purement instrumental, ou de préserver la possibilité d’un usage
émancipateur tout en soulignant qu’elles s’insèrent actuellement dans le contexte d’une
société répressive, une difficulté de cette thèse tient au rapport contradictoire qu’elle
entretient avec l’idée de neutralité (instrumentale) de la technique. Acceptée au niveau des
techniques particulières (non pas au sens de la neutralité-indifférence, mais au sens de la
neutralité-instrumentale), celle-ci est rejetée au niveau global : les techniques sont neutres,
mais la technologie ne l’est pas. Mais cette distinction, qui permet de lever la contradiction,
n’empêche pas la persistance d’un doute ou d’une ambiguïté : certaines techniques ne
seraient-elles pas, en elles-mêmes, plus « autoritaires » ou émancipatrices que d’autres ? C’est
cette question qui reste décisive, davantage peut-être que l’idée d’une « autre » technique,
d’une « Technique nouvelle », qui remplacerait l’exploitation de la nature par une attitude de
sollicitation et de soin et qui ne traiterait pas la nature comme un objet mais comme un
partenaire (HU, 189-190, 252-253). D’une part, elle s’impose aujourd’hui en raison de
l’importance prise par les dispositifs institutionnels d’évaluation des techniques. D’autre part,
si l’on admet la critique quelque peu lapidaire de Habermas, le projet d’une Science et d’une
Technique « nouvelle » ne constituerait qu’une illusion. Selon lui, la structure du progrès
scientifique
et
technique
demeurerait
identique.
« Seules
les
valeurs
directrices
changeraient » : « ce qui serait nouveau, ce serait la direction de ce progrès lui-même, mais la
rationalité comme critère resterait quant à elle inchangée »51. Passons, ici, sur les objections
qu’on pourrait soulever contre cette lecture52. Différons également le fait qu’on pourrait
retourner cette objection contre le projet habermassien lui-même, tel qu’exprimé en particulier
dans le recueil La technique et la science comme « idéologie » (TSI) mais aussi dans TSA. En
admettant la critique d’Habermas, c’est-à-dire l’idée qu’il ne pourrait s’agir que d’une telle
réorientation, quel sens celle-ci aurait-elle s’il n’y avait pas des techniques plus
50
Ce thème justifie sa critique de la philosophie du langage ordinaire, qui se contenterait de prendre le réel actuel
(et non pas aussi potentiel ou virtuel) pour objet. « Faire éclater les faits donnés et même les subvertir, c’est la
tâche historique de la philosophie » (HU, chap. VII, 208).
51
Jürgen Habermas, « La technique et la science comme « idéologie » », in TSI, 12‑16. Ci-après TSI.
52
On montrerait qu’il s’agit, pour Marcuse, de bien plus que de cela. Cela dit, on défendrait Habermas en
affirmant qu’il n’a pas « mésinterprété » Marcuse (délibérément ou pas), mais simplement affirmé que ce projet
était utopique, c’est-à-dire infaisable. Il faudrait alors s’interroger, non pas sur le texte de Marcuse, mais sur les
possibilités actuelles de mener à bien son projet.
584
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« autoritaires » que d’autres ? Or, si nous parlions de doute, ou d’ambiguïté, c’est parce que
même s’il paraît cohérent de soutenir que toutes les techniques ne se valent pas, il paraît
presque impossible, en pratique, de se prononcer.
Cette ambiguïté est patente chez L. Mumford, qui développe des thèmes analogues à
la critique de Marcuse. Selon lui, il existe depuis le Néolithique « deux technologies », l’une
« autoritaire » et centralisée, l’autre « démocratique », décentralisée et favorisant « donc »
davantage l’autonomie individuelle53. Ceci le conduit ainsi à assimiler la bombe atomique, les
fusées spatiales et l’informatique aux pyramides, c’est-à-dire à un modèle autoritaire et
centralisé de la technique. Contre ce dernier, il revendique – comme Kropotkine et G.
Lombroso le faisaient déjà54 – une conception décentralisée. Il semble ainsi affirmer
résolument le caractère intrinsèquement autoritaire ou démocratique de certaines techniques,
qui n’est donc pas dû à leur usage spécifique mais à leur fonctionnement même, puisque
celui-ci implique un certain type d’usage. La difficulté de soutenir cette thèse en réalité
intenable le conduit à diverses incohérences. Il prétend ainsi lever un malentendu possible en
affirmant que « le danger qui menace la démocratie » ne provient ni d’une découverte en
particulier ni d’une « invention électronique » spécifique. Mais cette affirmation revient à
réfuter l’ensemble de sa thèse. Aussi, il recule devant celle-là, et affirme que les contraintes
qui « dominent les techniques autoritaires » précèdent l’invention de la roue, avant de
déclarer, juste après, que le « danger » date de Bacon et Galilée, période depuis laquelle « nos
grandes transformations matérielles se sont effectuées à l’intérieur d’un système qui élimine
délibérément l’intégralité de la personnalité humaine », surévalue « le rôle de l’intelligence
abstraite » et fait du « contrôle de la nature physique, et pour finir de l’homme lui-même »,
l’objectif principal de l’existence. Davantage que le flottement chronologique, qui fait écho à
celui d’Heidegger, ce qui est significatif c’est l’hésitation devant le fait de qualifier telle ou
telle technique comme intrinsèquement autoritaire ou démocratique.
Pour revenir à Marcuse, cette hésitation montre que le rapport ambigu à l’égard de la
thèse de la neutralité de la technique conduit à un double-bind : s’il est légitime, et même
éthiquement et politiquement nécessaire, de porter un jugement axiologique sur telle ou telle
technique, ou tel ou tel usage, et que l’impératif de diriger le progrès n’a de sens qu’en
admettant que telle ou telle technique serait intrinsèquement nocive ou bénéfique, ou du
moins porterait en elle davantage de potentialités d’usage négatifs que positifs, il se révèle
difficile, sinon impossible, d’une part de prévoir à l’avance le caractère de telle ou telle
53
Lewis Mumford, « Authoritarian and Democratic Technics », Technology and Culture 5, no 1 (jan. 1964): 1‑8
(nous modifions légèrement la trad. in « Pour une technologie démocratique », Agone. Histoire, Politique &
Sociologie, no 45 (avril 2011): 173 – 184).
54
Pierre Kropotkine, Champs, usines et ateliers, ou l’Industrie combinée avec l’agriculture, et le travail cérébral
avec le travail manuel (Paris: P.-V. Stock, 1910); Lombroso, La rançon du machinisme, 392‑414 (livre IV).
585
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
technique, et d’autre part d’affirmer de façon définitive qu’une technique particulière et
existante serait plutôt « autoritaire » qu’émancipatrice. En effet, il est toujours possible de dire
de cette dernière que son usage autoritaire ne provient pas de son caractère propre, mais de la
société dans laquelle elle est insérée. Le caractère autoritaire ou démocratique d’une technique
ne serait alors pas une propriété intrinsèque, mais extrinsèque ; et cela peut aussi valoir, selon
les auteurs, pour la technologie elle-même – c’est-à-dire pour l’ensemble des techniques.
Ainsi, selon la théorie marxiste, la technologie en tant que telle n’est pas répressive, mais son
usage, c’est-à-dire son insertion dans le mode de production capitaliste, en fait une arme du
capital. Selon G. Lombroso, la machine en elle-même n’est pas problématique, mais c’est son
usage centralisé par la grande industrie qui l’est. Selon Heidegger, ce n’est pas l’usage des
techniques qui pose problème, mais le rapport que nous entretenons à celles-ci. Dans la
mesure où il s’agit ici d’évaluations globales, elles ne permettent pas d’évaluer au cas par cas
telle ou telle technique. Or Marcuse et Mumford maintiennent au contraire l’exigence
politique et morale d’évaluer les techniques, c’est-à-dire de les différencier en techniques
« autoritaires » et « démocratiques ». Mais cette évaluation paraît, en pratique, impossible.
Alors même que Marcuse admet la non-équivalence des techniques, cette difficulté (associée
au point de vue révolutionnaire) le conduit à déporter l’évaluation sur le plan des « projets
historiques » : un projet rationnel doit d’une part être en accord avec les possibilités
techniques, d’autre part montrer qu’il peut « préserver » et « améliorer les réalisations
productives de la civilisation » et tendre vers la « pacification de l’existence » (HU, 244, 259261). Chez Marcuse, cette évaluation générale conduit à opposer le communisme au
capitalisme (HU, 247-248). Cette bipolarisation ne l’amène pas à défendre le « bloc de
l’Est » : d’une part l’Etat de droit est « infiniment plus sûr » (HU, 75), d’autre part l’Est et
l’Ouest convergent dans la même rationalité technologique (HU, 21, 39, 113, 119, 127).
Marcuse oppose ainsi le « projet historique » du communisme au socialisme réel (HU, 67,
122, 125). On retiendra surtout de cette thématique bipolaire qu’on ne peut évaluer, selon
Marcuse, la supériorité d’un « projet historique » en se fondant uniquement sur l’histoire (HU,
247-248) : la « victoire » de l’Ouest ne démontre pas la supériorité du capitalisme sur le
projet communiste en tant que « système qui offre le plus de chances pour une pacification » ;
elle démontre l’infériorité du socialisme réel qui n’a pas pu rivaliser sur le terrain de la
production (laquelle fournit un critère nécessaire mais non suffisant pour évaluer la
supériorité d’un système historique – mais non d’un projet historique). Il faut souligner en sus
qu’il s’agit a priori d’un choix entre des projets alternatifs fondés sur l’idéal d’émancipation
des Lumières : tout autre projet est exclu (HU, 16-17). Marcuse présuppose ainsi, comme
586
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Rawls et Habermas, un consensus culturel et politique autour de valeurs centrales 55. Il exclut
ainsi les projets anti-capitalistes ou qui s’opposeraient à la démocratie libérale si ceux-là ne se
fondent pas sur l’idéal des Lumières. On peut en conclure que tout critère rationnel de choix
élaboré par la philosophie ne peut que s’effectuer au sein du projet historique global
« rationnel » des Lumières. Or, au sein de ce projet, plusieurs alternatives s’offrent. Elles ne
se distinguent pas uniquement par les problèmes de répartition des richesses, d’équité ou
d’égalité. De DR à HU, la théorie de Francfort associe la domination de l’homme à
l’exploitation de la nature. Lecteur admiratif de R. Dumont (HU, 72), Marcuse affirme ainsi
l’importance du rapport à la nature ou de l’évaluation des « vrais besoins » (qui ne se
confondent pas avec les besoins vitaux, HU, 31-33), critique le gaspillage, etc. La
détermination des « vrais besoins » constitue en elle-même un critère général d’évaluation des
techniques et un leitmotiv des discours sur la société de consommation ; la difficulté d’usage
de ce critère provient du fait que s’il est possible d’affirmer que tel ou tel produit technique
n’est, au mieux, qu’un gadget, il est en revanche impossible de parler de besoins « vitaux ».
Hegel soulignait déjà que le « besoin social » était composé de l’ « union du besoin naturel et
immédiat et du besoin spirituel de la représentation »56. De Ortega y Gasset à Debord en
passant par Marcuse, tous insistent sur ce point tout en critiquant (notamment pour les deux
derniers) l’excès de consommation57. Nonobstant ce point, ce que souligne Marcuse c’est que
le choix n’est pas simplement économique : il ne s’agit pas seulement de répartir les « fruits
de la croissance », ce qui explique sa critique de certains syndicats (HU, 46-47), qui sera
reprise en France, dans les années 1970, par la CFDT contre la CGT. Il faut donc juger des
techniques, mais cette évaluation se révèle pratiquement impossible à mettre en pratique, d’où
l’accent mis par Marcuse sur l’évaluation des projets historiques globaux et sur la négation
critique du « système technologique » dans son ensemble. Ce double-bind n’est pas le fait de
la théorie, mais de la technique elle-même. Contre l’idée de Mumford, selon laquelle celle-ci
serait, selon son type, intrinsèquement « autoritaire » ou « démocratique », la technique
apparaît en effet comme essentiellement indéterminée.
55
HU, 16-17. Pour la même problématique chez Rawls et Habermas, cf. note 8, 1e partie, « Introduction
générale », section I.1.b.
56
Principes de la philosophie du droit, §194.
57
Ortega y Gasset montre que la technique (le feu, etc.) ne répond pas à un besoin mais au contraire à une
suspension du besoin, puis montre qu’on ne saurait donc identifier des « besoins vitaux ». Sa conception devrait
être rapprochée de Marx qui affirme que les hommes sont des « êtres encore plus objectifs » que les animaux.
Debord refuse l’idée d’un « besoin ou désir authentique » anhistorique, tout en parlant de « pseudo-besoin »,
d’une « rupture absolue d’un développement organique de besoins sociaux » et de la libération d’un « artificiel
illimité » (cf. José Ortega y Gasset, Méditation sur la technique (1933; Allia, 2017) (chap. I et II); Debord, La
Société du Spectacle (§68). Sur Marx, cf. supra, section I.3.d)
587
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.2.c COMMENT EVALUER DES TECHNIQUES INDETERMINEES ?
« The street finds its own uses for things », William Gibson, Burning Chrome (1982).
« Le phénomène de la production du mouvement par la chaleur n'a pas été considéré sous un
point de vue assez général. On l'a considéré seulement dans des machines dont la nature et le
mode d'action ne lui permettaient pas de prendre toute l'étendue dont il est susceptible. Dans
de pareilles machines, le phénomène se trouve en quelque sorte tronqué, incomplet ; il devient
difficile de reconnaître ses principes et d'étudier ses lois.
Pour envisager dans toute sa généralité le principe de la production du mouvement par la
chaleur, il faut le concevoir indépendamment d'aucun mécanisme, d'aucun agent particulier :
il faut établir des raisonnements applicables, non seulement aux machines à vapeur, mais à
toute machine à feu imaginable, quelle que soit la substance mise en œuvre et quelle que soit
la manière dont on agisse sur elle. »
Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu58
L’indétermination de la technique vaut en deux sens différents. D’une part, comme
l’indique Sadi Carnot, les dispositifs techniques sont abstraits. Non pas au sens de Bachelard,
mais plutôt dans un sens quasi-simondien, à savoir qu’il s’agit avant tout de schémas
fonctionnels pouvant s’incarner dans des objets distincts : « aucune structure fixe ne
correspond à un usage défini »59. Ainsi le bathyscaphe, utilisé en 1960 pour explorer le fond
de la fosse des Mariannes, utilise le même principe que le ballon atmosphérique 60. C’est cet
aspect abstrait qui explique le caractère dual de certaines technologies, à commencer par le
nucléaire, dont la maîtrise permet à la fois des usages civils (production d’électricité et usages
médicaux) et un usage militaire61. C’est aussi lui qui permet la composition des techniques.
Ainsi, le téléphone, explique Simondon, est le résultat de la combinaison de deux dispositifs,
celui de la traduction d’un sens en signal (signaux de fumée, etc.) et celui de la conduction de
l’énergie dans l’espace (fil, tuyau acoustique)62.
D’autre part, même lorsque le schéma technique est concrétisé dans un objet
particulier, celui-ci peut demeurer indéterminé dans ses usages. Un barrage peut servir à
l’irrigation, au stockage d’eau potable, à fournir le débit suffisant pour des moulins, à protéger
des inondations, à faciliter la navigation ou encore à produire de l’électricité – mais ces
58
Carnot, Réflexions sur la puissance..., 7‑8.
Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué (PUF, 1949), 105‑10. Il qualifie l’ampoule électrique d’ « objet
abstrait-concret », parce que relevant de la pensée scientifique, ce qu’il appelle un exemple d’ « empirisme
composé » ou de « rationalisme appliqué ». Le sens de Simondon est plus complexe que l’usage que nous en
faisons ici, puisqu’il qualifie, selon leur construction et leur fonctionnement, le degré d’abstraction ou de
concrétisation de tel ou tel objet technique (Du mode d’existence des objets techniques, 1958; Paris: Aubier,
2012 ; chap. I; citation p.21).
60
Jean Martin, « Rôle des bathyscaphes dans l’exploration scientifique des océans », L’Astronomie 74 (1960):
349‑65.
61
Le caractère dual du nucléaire n’est pas symétrique, puisqu’il faut maîtriser un usage « pacifique » pour
pouvoir fabriquer une bombe. Par ailleurs, la distinction entre un usage pacifique et militaire n’est pas non plus
fixe : rien n’empêche, a priori, d’utiliser pacifiquement la technologie de propulsion des sous-marins nucléaires,
ni même la bombe (un temps envisagé comme outil d’aménagement du territoire – ce qui certes constitue tout de
même un usage destructeur).
62
Simondon, « Place d’une initiation technique dans une formation humaine complète », 218.
59
588
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
différentes fonctions sont difficilement conciliables, et tant la forme, la taille, le lieu que les
choix d’usage déterminent laquelle prédominera63. Il y a ainsi des degrés d’actualisation du
schéma qui limitent les possibilités. Sur le plan conceptuel, on distinguera, en outre, entre les
détournements d’usage, ou de finalité, et les transformations qui modifient la technique ellemême ; en pratique, il peut être difficile d’opérer cette distinction, le détournement d’usage
pouvant conduire à l’innovation.
Les détournements laissent intact l’usage initial, redoublant celui-ci par un autre. Ce
genre de pratiques s’observe fréquemment en art contemporain, du ready-made aux
compressions de César, mais aussi dans les cas banals d’usage innovant ou non-orthodoxe
d’un outil, potentiellement « subversifs » (de l’ « arme par destination » du Code pénal (art.
132-75, qui inclut l’usage offensif d’animaux), à la réappropriation de la vidéosurveillance
afin de lutter contre les violences policières64 en passant par l’usage des tests ADN afin
d’identifier les restes de migrants ou des « disparus » des dictatures latino-américaines ou
encore dans le cadre de l’Innocence Project visant à innocenter des condamnés à mort) ; on le
constate enfin dans des contextes scientifiques65.
Les transformations conduisent, en revanche, à modifier la nature de l’objet. Le
Minitel, analysé par Feenberg, constitue un bon exemple de cette forme d’indétermination, en
particulier parce qu’il répond précisément à la transformation d’une « technique autoritaire »
en « technique démocratique ». Conçu comme un système centralisé d’information, dans
lequel les usagers ne devaient être que des récepteurs, il est progressivement devenu, sous la
pression sociale (et économique), un moyen d’échanges variés et de communication (qui n’a
pas été limité à la « messagerie rose » : plus de 20 ans avant Twitter et le « printemps arabe »,
il fut utilisé, en 1986, pour coordonner la grève étudiante…)66. « Les fonctions techniques ne
sont pas données à l’avance »67, même si elles font l’objet, au bout d’un moment, d’un
verrouillage (à distinguer des concepts de lock-in et de path-dependency). Une telle
possibilité, toutefois, n’existe pas pour tous les objets, et c’est précisément ce qui justifie le
concept d’un dispositif technique abstrait (DTA) qui s’actualise progressivement. Il est ardu
d’identifier le moment précis où une technique est verrouillée, c’est-à-dire lorsque le
processus d’actualisation du DTA est arrivé à son terme. Rien n’empêche, en principe, une
63
Blackbourn, The Conquest of Nature, 220‑25.
Cf. l’application MobileJusticeCA permet de télécharger directement sur le site de l’ACLU (American Civil
Liberties Union) les images filmées sur son téléphone afin de s’assurer de leur intégrité.
65
Citons par exemple l’usage des dispositifs d’identification automatique des navires, destiné à la sécurité
maritime, afin de calculer et de cartographier l’activité globale de pêche (David A. Kroodsma et al., « Tracking
the Global Footprint of Fisheries », Science 359, no 6378 (23 février 2018): 904‑8.). Cf. aussi Ortega y Gasset,
Méditation sur la technique, 76.
66
Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (chap. V, p.191 pour l’usage en 1986 et d’autres
exemples).
67
Ibid., 198.
64
589
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nouvelle potentialisation d’un objet technique, rendant possible sa réappropriation et par suite
un nouvel usage. Mais certains objets sont de facto bien trop déterminés pour cela : à quoi
peut donc servir une mine anti-personnel ? Ce qui ne veut pas dire que les techniques
impliquées, ou que le DTA de cette forme de munition explosive, ne puisse servir uniquement
à cela. Ainsi, le caractère réel, mais relatif, de l’indétermination des techniques justifie la
distinction entre l’objet technique, particulier, et le dispositif abstrait.
III.2.c.i Des techniques
nanotechnologie
sans
finalité ?Big
Data
et
L’indétermination de ce dispositif, d’autant plus grande que celui-ci n’est pas
concrétisé dans un objet, n’est pas seulement le fruit d’un détournement d’usage, ou de
finalité, qui, en lui-même, peut être aussi bien émancipateur qu’autoritaire (à l’instar de cet
agriculteur qui utilisait la moissonneuse comme « avertissement pour les ouvriers »68). Elle
peut aussi provenir de l’absence de finalité conçue – le moyen préexistant ainsi à sa fin. Cela
avait été aperçu par Habermas, qui toutefois ne tire pas toutes les conséquences de ce fait qui
remet en cause l’approche wébérienne69. En effet, de ce que « n’est qu’a posteriori qu’on
trouve des finalités d’emploi » à ce « pouvoir abstrait », il aurait dû en conclure
l’inadéquation de sa définition de la rationalité instrumentale – en tant que celle-ci est censée
recouvrir le domaine de la technique – comme activité adaptée à une fin, « pour des buts fixés
et dans des situations données »70. Des exemples majeurs de cette absence de finalité se
trouvent dans le droit des brevets, dans l’informatique (Big Data et open data) et sans doute
dans les nanotechnologies71. Le caractère extrêmement large de certains brevets, entre autres
lorsqu’il s’agit de certains procédés biotechnologiques, répond ainsi à cette absence d’usage
connu et présent, ainsi que prévisible (tout au plus escompte-t-on une possibilité d’usage,
mais celle-ci reste tout à fait indéterminée). De même, la course au Big Data, soit
l’accumulation massive de données hétérogènes par une variété d’acteurs, allant des GAFA
(Google etc.) à l’Etat. L’utilisation à des fins publicitaires ne rend en effet compte que d’une
fraction infime des données accumulées. En ce qui concerne les fichiers étatiques, et en
particulier ceux relevant de la sécurité (police et renseignement), le principe de finalité, pierre
angulaire du droit de la protection des données personnelles, vise précisément à contraindre
l’Etat à expliciter l’usage prévu de ces données ; mais celui-ci ne cesse de collecter des
68
Cf. supra, 1e partie, section IV.4.c, note 163.
Weber, Economie et société, tome 1, 101‑8 (chap. II).
70
Habermas, « Progrès technique et monde vécu social », 91; « La technique et la science comme « idéologie » »,
5. Ce passage décisif, mais ignoré (par lui-même), de Habermas, s’appuie sur Freyer et Schelsky.
71
Selon M.-A. Hermitte, le « projet » nanotechnologique « sort sciemment d’un cadre maîtrise et s’inscrit dans un
cadre non maîtrisé », l’idée étant que « c’est de la non-maîtrise que surgira la nouveauté » (citée in Berthier et
Péan, Les OGM à l’épreuve..., 82‑83.).
69
590
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
données en espérant pouvoir, à l’avenir, les exploiter d’une manière ou d’une autre. Cette
forme d’indétermination pose un problème différent que la crainte exprimée face aux usages
répressifs qu’un régime autoritaire pourrait faire de données collectées par un régime
démocratique. C’est un effet dans un cadre institutionnel identique que des données, récoltées
à l’origine pour une finalité précise, après accord du parlement et avis de la CNIL (ou de toute
autre autorité de protection des données personnelles), peuvent être utilisées à d’autres fins.
Or, une fois que les données sont enregistrées, il est politiquement difficile de s’opposer à
l’extension de leur usage, fût-il imprévu (à l’instar du numéro INSEE, qui ne devait à
l’origine servir qu’à des fins statistiques et d’assurance sociale – les Anglo-Saxons parlent de
« function creep »). Le cas inverse existe également : certaines données, qu’on croyait nonexploitables, peuvent se révéler finalement utilisables, ce qui change drastiquement la
signification et la finalité possible des bases de données (ainsi de l’ « ADN poubelle », ou
junk DNA, utilisé dans les fichiers d’identification génétique, concept pseudo-scientifique
aujourd’hui remis en cause ce qui conduit à douter fortement de la légalité de ces fichiers 72).
Si les acteurs, privés ou publics, mettent en avant des finalités déterminées afin d’être en
conformité avec le droit des données personnelles, le modèle économique de leur usage
témoigne de ce qu’en fait, le Big Data, public ou privé, repose sur l’absence de finalité
prévisible. A cet égard, la tendance actuelle à l’open data, c’est-à-dire à la mise à disposition
du public des données de l’administration, est encore plus révélatrice. On attend en effet de la
publicisation des données constituées à des fins administratives et prétendument
« inutilisées » (ou « sous-utilisées ») une exploitation innovante et « disruptive » par le public,
c’est-à-dire les start-ups. A vrai dire, la plupart de ces données n’existent pas en tant que
« données brutes » et ce processus n’a rien de gratuit ; l’open data requiert d’abord de créer la
donnée, ou de la brutifier par un travail d’identification, de centralisation, de formatage et de
standardisation d’une série hétérogène d’informations présentes dans différents documents et
bases de données administratives, dans lesquels les données sont très souvent déjà
transformées en vue de leur usage administratif73. En d’autres termes, on produit des
« données brutes » (data) à des fins qu’on présume, juridiquement et politiquement,
inconnues et imprévisibles.
72
L’ADN « non codant » ou junk DNA est l’ensemble des séquences de l’ADN qui, contrairement aux gènes, ne
« codent » pas pour une protéine. On distingue désormais, au sein de cette catégorie « fourre-tout », divers types
de séquences non codantes, dont les STR (short tandem repeat), qui sont les séquences utilisées par la police
judiciaire. Or, on a pu attribuer diverses fonctions ou obtenir diverses informations à partir de certaines
séquences. Ainsi, le marqueur D2S1338, inclus dans les profils du FNAEG (fichier national automatisé des
empreintes génétiques), a été associé à la pseudohyperkaliémie (une maladie du sang). Il est donc faux de dire que
les bases de données judiciaires ne contiennent aucune information relative aux sujets autre que ce qui permet de
les identifier, ce qui est pourtant un réquisit légal.
73
Jérôme Denis et Samuel Goëta, « Rawification and the careful generation of open government data », Social
Studies of Science 47, no 5 (2017): 604‑29.
591
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
On peut donc distinguer différents versants de l’indétermination des techniques : celui
du DTA, qui permet à un même schéma abstrait de s’incarner dans des objets techniques
variés (exemple du bathyscaphe) ; celui du détournement d’usage, artistique, scientifique ou
généralisé (Minitel) ; enfin, celui de l’absence de finalité conçue (Big Data et open data).
III.2.c.ii L’oscillation des techniques entre pôles autoritaires et
démocratiques
Etant donné l’indétermination de la technique, et l’encastrement de celle-ci dans un
contexte et un système social déterminé, il apparaît illusoire d’affirmer le caractère
intrinsèquement autoritaire ou émancipateur de quelque technique que ce soit. Tout ce que
l’on peut dire, c’est que telle technique, actuellement existante, contient davantage d’affinités
avec tel pôle. Ainsi, les techniques liées à la guerre sont d’évidence plus proches du pôle
militaire que pacifique, ce qui ne préjuge pas, en principe, de leur aspect « autoritaire » ou
« libérateur », lequel dépend du jugement porté quant à la légitimité de la guerre menée.
Inversement, les techniques liées à l’agriculture paraissent plus proches du pôle de la
production que la destruction. On peut, de même, caractériser l'aspect plus ou moins « privé »,
ou « public », d'une technique, au sens du concept économique de bien public74. En effet, dans
la mesure où tout savoir-faire, toute technique et toute science requiert un certain
investissement (en temps, en argent, en matières premières, en ressources humaines, etc.) afin
d'être actualisé ou utilisé, une technique nécessitant un investissement très important ne peut
pas être considérée comme « publique » – ce que Condorcet soulignait75. Ceci vaut, de façon
générale, pour la plupart des technologies les plus sophistiquées (nucléaire, accélérateur de
particules, biotechnologies agricoles, etc.76). Enfin, on peut faire droit aux critiques de
Marcuse à l'égard du « gaspillage » et de l'obsolescence programmée (HU, 265), en classant
les techniques selon leur plus ou moins grande robustesse : une évaluation éthique et politique
qui a conduit, en France, à l'interdiction de « la pratique de l'obsolescence programmée »,
définie « par le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le
74
Michel Callon, « Is Science a Public Good? Fifth Mullins Lecture, Virginia Polytechnic Institute, 23 March
1993 », Science, Technology, & Human Values 19, no 4 (1994): 395‑424; cf. aussi Vatican, Laudato Si’, §104.
75
« L'imprimerie a rendu l'instruction plus facile en la rendant moins chère, mais elle n'a facilité que l'instruction
par les livres, et celle que l'on doit recevoir par l'observation et l'expérience, celle qui exige des instruments, des
machines, des expériences, est encore restée, et restera au-dessus des facultés de la très grande pluralité. »
(Condorcet, « Sur la nécessité de l’instruction publique ».).
76
C’est ainsi que Limagrain, 4e semencier mondial, a dû s’associer avec d’autres firmes (notamment Vilmorin) au
sein de Biogemma, pour mettre en commun une partie du travail biotechnologique, afin de pouvoir tenter de
rivaliser avec ses concurrents (Monsanto, Syngenta, etc.). De même, la société Florimond Desprez (dont le chiffre
d’affaires, en 2011, était dix fois inférieur à celui des activités « semence » de Pioneer, et plus de vingt fois
inférieur à celui de Monsanto) n’a pas les moyens de développer elle-même des traits GM (génétiquement
modifiés), lesquels incluent le financement de la R&D, mais aussi les activités juridiques, la veille scientifique &
juridique, etc. (cf. HCB (CEES), « Compte-rendu des auditions du GT « coexistence » (Limagrain - Biogemma,
INRA) », 18-05-11; id. « Compte-rendu des auditions du GT « coexistence » (Pioneer, Florimond-Desprez,
Monsanto) », 7-04-11).
592
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
marché d'un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux
de remplacement »77.
Si l'on peut ainsi déterminer, avec une précision relative, l'affinité d'une technique
avec l'un de ces pôles, cette affinité demeure elle-même instable. Outre la question des
technologies duales, l’instabilité provient des échanges et transferts d'un champ à un autre.
Pour illustrer ces formes d’échanges ou de synergie, on prendra le cas de l’association entre
pesticides et gaz de combats qui a conduit certains auteurs à soutenir l’existence d’un
paradigme agricole de l’annihilation, qui aurait joué un rôle dans les logiques d’extermination
humaine.
III.2.c.iii Des pesticides à la Shoah : le « paradigme de
l’extermination »
Il existe en effet une certaine fluidité entre « techniques agricoles » et militaires, qui
peut conduire à contester l'idée que les techniques agricoles seraient uniquement portées vers
un pôle « pacifique » et « producteur ». Ainsi, les échanges et transferts entre pesticides et gaz
de combat montrent que l’affinité avec l’un de ces pôles demeure très instable. De 1914-18 au
Plan Colombie78, en passant par la Seconde guerre mondiale, la « guerre du Golfe »79 et
l’usage d’ « agent orange » au Vietnam – qui conduisit à forger le concept d’ « écocide »80 –,
on constate un certain nombre de synergies entre le secteur civil et militaire. A celles-ci
s’ajoute la possibilité constante de maintenir un usage « dual » des produits biocides issus de
la chimie, tant et si bien que ceux-ci peuvent servir aussi bien à « faire pousser des plantes »,
à protéger les champs des ravageurs et des « mauvaises herbes », qu’à faire la guerre. Ces
77
Nous soulignons cet exemple d’interdiction de « techniques », notion que la jurisprudence devra définir (L.411-2 Code de la consommation, créé par l'ordonnance n°2016-301 du 14 mars 2016 et la loi du 17 août 2015 sur
la transition énergétique).
Au niveau européen, la Commission se refuse pour l’instant à adopter une définition générale. D’une part, elle
s’appuie sur la directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales (art. 7) pour affirmer que
l’obsolescence programmée n’est pas « déloyale en soi », mais pourrait l’être, dans certains cas, si le
consommateur n’en est pas informé. D’autre part, elle précise que certains produits sont assujettis à une exigence
de durabilité : elle préconise ainsi de procéder plutôt au cas par cas, en élargissant les catégories de produits
concernés (Parlement européen, « Résolution sur une durée de vie plus longue des produits: avantages pour les
consommateurs et les entreprises (2016/2272(INI)) », 4 juillet 2017; Réaction de la Commission sur le texte
adopté en plénière (SP[2017]619, 01/12/2017); Commission européenne, « Orientations concernant la mise en
œuvre/l’application de la directive 2005/29/CE rel. aux pratiques commerciales déloyales (SWD(2016) 163
final) », 25 mai 2016, § 3.4.8.).
78
Le Plan Colombie vise conjointement à éradiquer les cultures de coca et à assécher les finances des FARC.
Bien que l’épandage aérien ait été arrêté en 2015 par le président Santos, le glyphosate reste utilisé à terre. Santos
a ré-autorisé l’épandage aérien, par drones, à la toute fin de son mandat, en juin 2018, mais l’arrêt d’août 2018 en
Californie contraignant Monsanto à indemniser le jardinier Dewayne Johnson pourrait conduire Bogota à revenir
sur cette décision (Associated Press, « Colombia to Use Glyphosate in Cocaine Fight Again », The Guardian, 19
avril 2016; Luis Jaimes Acosta et Helen Murphy, « Colombia to Use Drones to Fumigate Coca Leaf with
Herbicide », Reuters, 26 juin 2018; Gerald Barr, « Glyphosate: Say It, Don’t Spray It! », The Bogotá Post, 15
août 2018.).
79
John Warden, « Pesticide link with Gulf war syndrome », BMJ 313, no 7062 (1996): 897.
80
Barry Weisberg (dir.), Ecocide in Indochina: The Ecology of War (San Francisco, 1970), cité in Rome, « Give
Earth a Chance », 546; Valérie Cabanes, « Écocide (point de vue 1) », La pensée écologique, 2017.
593
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
synergies ont conduit des historiens à évoquer une « culture de l’annihilation », qui aurait été
développée conjointement dans l’agriculture moderne et dans la « guerre totale ». Ch.
Bonneuil et J.-B. Fressoz, en particulier, ont extrapolé la thèse de G. Mosse pour avancer
l’hypothèse que la guerre aurait « encouragé une « brutalisation » des rapports entre société et
environnement ». Bien que cette hypothèse d’interprétation vise à couvrir davantage de
phénomènes que le cas des pesticides, les auteurs font jouer à celui-ci un rôle central:
« Guerre et chimie ont puissamment contribué à l’élaboration d’une culture de l’annihilation :
de la Première Guerre mondiale à la Seconde, on passe progressivement d’un contrôle des
nuisibles fondé sur l’entomologie (utiliser les prédateurs des insectes ou des substances
naturelles pour protéger les récoltes) à une logique d’extermination »81.
De multiples raisons justifient donc qu’on s’intéresse de près à cette thèse, et qui font
du cas des pesticides un lieu privilégié pour notre analyse de la notion d’ « oscillation des
techniques » et notre interrogation concernant la possibilité d’évaluer des techniques en
faisant droit à leur indétermination. Soulignons dès maintenant la spécificité de ce cas par
rapport à d’autres techniques issues du « complexe militaro-industriel » et, le cas échéant,
« duales » : il ne s’agit pas, ici, d’une innovation militaire qui aurait ensuite irriguée le reste
de la société, selon un modèle de relations « top-down », mais plutôt de synergies entre
recherches civiles et militaires82. Outre le fait que notre analyse peut s’appuyer sur notre étude
du développement de la police phytosanitaire et des discours afférents au début du XX e siècle
en France, l’hypothèse d’un « paradigme de l’extermination » qui aurait été commun à la
guerre et à l’agriculture permet aussi d’interroger le statut de la technique au regard du
génocide nazi. Dans une formule brutale qui correspond à la violence du thème, on pourrait
dire que le Zyklon B cristallise en lui-même les questions de la technique, de
l’environnement, de la Modernité et du nazisme : il incarne le losange conceptuel que nous
avons identifié. Si l’hypothèse du « paradigme de l’extermination » se vérifiait, il serait
difficile d’entièrement refuser l’équivalence posée par Heidegger entre l’agro-industrie et
l’extermination humaine83. Par conséquent, il faudrait soit abandonner l’espoir d’évaluer les
techniques, soit définir et préciser la signification d’un tel « paradigme » de façon à ce qu’il
permette l’évaluation et qu’il ne fasse donc pas de l’équivalence suscitée une identité – refus
de l’amalgame qui conduit à rejeter la comparaison elle-même en tant qu’elle constitue une
relativisation morale et politique, tout en admettant l’existence d’un type de relations – à
définir – entre les deux termes. Notre analyse a donc une portée descriptive – ce paradigme
correspond-il à la réalité historique ? – et normative – le cas échéant, comment et pourquoi
évaluer les techniques ?
81
Cf. notamment Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 151‑56.
Perkins, « Reshaping Technology in Wartime »; Russell, « Speaking of Annihilation ».
83
Cf. supra, section II.3.d.iii, notes 425 et 441.
82
594
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Elle ne peut isoler l’analyse du discours et des métaphores des synergies techniques,
économiques et politiques – puisque les métaphores sont précisément l’une des explications
de ces synergies84. La clarté exige toutefois d’analyser en premier lieu la rhétorique de la
« guerre aux insectes », en nous appuyant sur notre étude historique sur les phytosanitaires, ce
que l’on complètera en insistant sur le rôle joué par l’entomologie médicale et l’hygiénisme ;
on étudiera ensuite les différentes synergies, en particulier pendant la première moitié du XXe
siècle, entre le secteur civil et le secteur militaire ; on abordera aussi l’impératif moral et
politique de maintenir une distinction entre ce que nous avons défini, en général, comme
pôles « autoritaires » et « démocratiques » des techniques (ici, pacifique et militaire,
producteur et destructeur) ; on s’intéressera enfin à une variante de l’hypothèse d’une
brutalisation générale qui consisterait à dire que le génocide nazi aurait été – entre autres85 –
l’ « application » d’un paradigme exterminateur qui aurait émergé en agriculture.
L’importance des métaphores guerrières et d’une vision plutôt agonistique de la
nature, en tout cas de la « nature hostile », incarnée par les parasites menaçant les champs, a
déjà été abordée. Indépendamment de toute interaction réelle avec le domaine militaire, il
s’agissait de faire la « guerre aux insectes », voire même d’exterminer les « parasites »
(adventices ou ravageurs). Nous avions conclu qu’il ne fallait pas exagérer la portée de ce
discours, qui demeure essentiellement métaphorique – bien que, lorsqu’il s’agit d’appels à
l’extermination, que ce soit d’insectes ou d’êtres humains, le statut même de ce qui constitue,
ou non, une métaphore soit problématique86. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire, en pensant
aux insectes, adventices et autres ravageurs de culture, les formules de Foucault selon lequel
« les massacres sont devenus vitaux » ou selon qui « on tue légitimement ceux qui sont pour
les autres une sorte de danger biologique »87. Le paradigme de l’extermination est, à cet aune,
une variante du biopouvoir : la « guerre des races » se situe, tapie, derrière la « guerre aux
insectes ». Mais comment comprendre ce discours ? D’abord, si cette vision et ce lexique était
bien de mise, ils n’étaient propres ni à l’agriculture, ni à l’environnement. Outre que là aussi,
il faut constater l’existence d’une « conscience scindée », puisque cette conception belliciste
n’était pas unanime, il faut surtout prendre en compte l’omniprésence de ces métaphores
84
Cf. aussi la métaphore du « front » météorologique de l’école de Bergen.
Ch. Bonneuil et J.-B. Fressoz, par exemple, ne prétendent évidemment pas « expliquer » le génocide par ces
synergies ; reste que, selon eux, ce « paradigme » a « puissamment contribué » au génocide (cf. supra, note 81).
86
L’appel au meurtre, qui relève du speech act et, dans le cadre nord-américain, des hate speech, ne peut pas être
analysé de la même manière que l’appel à la destruction d’insectes ou de plantes « nuisibles » ; dans le premier
cas, il ne fait pas de doute que la « métaphore » vise à induire l’action, et que celle-ci est largement conçue
comme réalisable par le locuteur ; dans le second, il est possible d’imaginer que le locuteur ne conçoit
l’éradication que comme un horizon idéal – bien que dans certains cas, comme celui du lapin de garenne, elle ait
été réalisée de façon presque complète.
87
Foucault, La volonté de savoir, 180‑81. « Il en va de la vie ou de la mort de la race humaine », écrit un
journaliste (William Atherton DuPuy, « The insects are winning », Harper’s Magazine, mars 1925; cité in
Russell, « L. O. Howard Promoted War Metaphors as a Rallying Cry for Economic Entomology ».)
85
595
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
bellicistes, tant à l’égard de la nature qu’à
l’égard de « substances industrielles » comme
le plomb – et cela, avant 1914-1888– ou à
l’égard des logements insalubres. Ensuite,
dans le cadre de la protection des plantes, ce
discours n’est pas spécifiquement moderne.
En outre, cette conception n’excluait pas, au
contraire, une attention au vivant et à
l’ « équilibre d’une nature » qu’il convenait de
Figure 2: 'The House-fly at the bar' (cf. infra,
note 93).
restaurer. Enfin, ce paradigme d’extermination entretient des liens ambigus avec le couple
« lutte biologique/lutte chimique ». D’une part, en effet, la lutte chimique n’a jamais
entièrement supplanté la lutte biologique, même si elle l’a largement éclipsée avec le
développement de l’agro-industrie89. D’autre part, la « lutte biologique » elle-même pouvait
prendre des allures d’ « extermination », en particulier lorsqu’on utilisa le virus de Danysz ou
la myxomatose90. Ce dernier point ne met pas en cause l’existence d’un « paradigme
d’extermination » utilisé dans l’agriculture, mais souligne qu’il n’est pas propre aux
phytosanitaires et à l’industrie chimique. On ne peut donc opposer une « logique
d’extermination » à un « contrôle des nuisibles fondé sur l’entomologie » : s’il y a une culture
d’annihilation, l’entomologie a joué un rôle décisif dans son élaboration, tant en développant
la « lutte biologique » que chimique. En ce sens, on ne peut pas opposer des « sciences
douces », que seraient la biologie, l’entomologie et l’écologie, à une « science dure », que
serait la chimie.
Ceci conduit, d’abord, à complexifier le tableau d’une oscillation entre « techniques
agricoles » et « militaires », ou d’une ambivalence de la production de biocides par l’industrie
chimique, qui serait intrinsèquement de nature « duale », comme peut l’être la technologie
nucléaire. L’entomologie médicale et plus largement l’hygiénisme ont joué un rôle majeur
dans la propagation d’un discours belliciste vis-à-vis des insectes91. En effet, ceux-ci – tout
comme les mycotoxines affectant les récoltes, à l’instar de l’ergot de seigle – ne menaçaient
88
Ce point est important si l’on veut relier la thèse de Mosse sur la « brutalisation des sociétés » à la thèse ici
discutée, bien qu’il ne suffise pas à l’invalider.
89
En 1959, les auteurs de la notice nécrologique consacrée à l’entomologiste américain Howard, qui rappellent
son intérêt pour les méthodes de contrôle biologique, considèrent que celles-ci ont encore de l’avenir (Graf et
Graf, « L.E. Howard... », 94, 96.). Cf. aussi Fourche, « Contribution... », chap. IV-V.
90
Op.cit. La réintroduction du lynx, en Espagne, a nécessité la réintroduction de plus de 150 000 lapins de
garenne, qui avaient été décimés par la myxomatose dans les années 1960, puis par la fièvre hémorragique
(Piuqer, « Le lynx d’Espagne... »).
91
Sur les liens entre entomologie médicale et hygiénisme, cf. Rogers, « Dirt, Flies, and Immigrants »; « Germs
with Legs... »
596
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pas que les cultures, mais la santé publique, l’hygiène alimentaire, etc. 92 Le docteur Howard,
chef entomologiste du département de l’Agriculture de 1894 à 1927, lance ainsi dans les
années 1910 la campagne « Swat the fly » (« écrase cette mouche »), qui eut une répercussion
internationale93. Après avoir défendu, en 1901, la cause des insectes, Howard insiste de plus
en plus sur le péril existentiel que représenteraient les insectes94. Analogue aux programmes
actuels de lutte contre la dengue, ce programme hygiéniste, officialisé en France par une
circulaire de 192295, visait à ce que les ménages prennent conscience du danger sanitaire que
représenterait la mouche domestique, et les appelaient à les éradiquer par tout moyen, y
compris par l’usage d’insecticides. Depuis 1919, le « danger des mouches » figurait ainsi très
souvent parmi les motifs expliquant le classement, en France, d’une industrie comme
établissement « dangereux ou incommode »96. L’éradication de la mouche relève de
l’hygiène, non pas de l’agriculture ou de la guerre. Par ailleurs, malgré le ton belliciste, il y a
lieu de s’interroger si l’extermination plutôt que le simple contrôle de nuisibles était bien
l’objectif recherché – en d’autres termes, si Howard croyait lui-même en la possibilité et au
caractère souhaitable d’éradication de la mouche97. « Nous ne pouvons guère nous flatter
d’abolir jamais complètement des espèces aussi prolifiques, mais il est possible de les réduire,
avec plus ou moins de succès », lit-on dans une revue française d’hygiène qui souligne en sus
le rôle positif de certains insectes98. Si les liens entre la « guerre chimique » humaine et la
« guerre chimique » contre l’environnement expliquent qu’on ait insisté sur les relations entre
des techniques « agricoles » et ses usages militaires, ils contribuent à dissimuler d’autres
synergies, en particulier celles entre l’usage agricole et médical d’insecticides – dont l’intérêt
92
Dans le champ même de l’agriculture, l’usage de biocides concerne aussi la désinfection d’outils, de silos, etc.,
et ne saurait donc se résumer aux phytosanitaires.
93
Rogers, « Germs with Legs: Flies, Disease and the New Public Health »; Andrew McClary, « “Swat the fly”:
Popular magazines and the anti-fly campaign », Preventive Medicine 11, no 3 (mai 1982): 373‑78; Graf et Graf,
« L.E. Howard... », 92‑93; Richard C. Sawyer, « Howard, Leland Ossian (1857-1950) », The History of Science
in the United States: An Encyclopedia (Routledge, 2012); « ‘Swat the Fly,’ Club’s Slogan, War on Insects Is
Declared », Los Angeles Herald, 26 juillet 1911.
L’image est tirée d’une brochure de la Merchants’ Association de New York visant à éduquer le public sur le péril
des mouches. Accusée de bien des maux, la mouche ne peut appeler à témoigner en sa faveur que d’autres
mouches, qu’on distingue au fond à gauche (image reproduite in Rogers, art. cit.). En 1939, un médecin français
affirme encore que la mouche transmet la fièvre typhoïde – alors que les scientifiques américains ont délaissé
cette explication – et détaille différentes méthodes pour se protéger (l’éradication semble un lointain idéal, s’il
l’est ; Emile Malespine, « La lutte contre les mouches et les moustiques », Cahiers de la santé publique, juin
1939, 169‑73.). Voir aussi la recension amusante d’un arrêt de Cassation annulant les mesures d’hygiènes prises
par un maire : Primefosse, « Le droit aux mouches », Cahiers de la santé publique, août 1930, 660.
94
Russell, « L. O. Howard Promoted War Metaphors... »
95
La circulaire cite Howard et donne une recette pour fabriquer du papier « tue-mouches » (Ministre de l’hygiène,
de l’assistance et de la prévoyance sociale, « Circulaire du 15 avril 1922 rel. à la destruction des mouches
domestiques », JO, 22 avril 1922, 4191.).
96
Magistry et Magistry, Traité général..., 406‑87 (cf. aussi p.132-134, 489, 549-551).
97
Howard parlait de la « mouche de la typhoïde » pour dramatiser les enjeux, mais des scientifiques importants,
dont Charles V. Chapin, minoraient largement ce « danger » (cf. McClary, art. cit.).
98
Anonyme, « Création à l’Institut Pasteur d’un insectarium d’expérimentation », Cahiers de la santé publique,
septembre 1930, CCCLXXVII‑CCCLXXIX.
597
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fut vite compris par les militaires (le DDT a d’abord été utilisé pour lutter contre la malaria
sur le front du Pacifique et en Sardaigne). Plutôt qu’une relation à deux termes
(agriculture/militaire), il faut considérer trois termes : agriculture, médecine et guerre. Or ce
lien entre agriculture et médecine doit beaucoup au développement de l’entomologie
médicale, incarné par le docteur Howard, qui porte ainsi son travail tant sur la lutte biologique
que la lutte chimique, et tant sur les effets attendus de celles-ci pour l’agriculture que pour
l’hygiène publique99.
C’est précisément l’ambivalence de la technique chimique des biocides, son caractère
dual (civil et militaire), ses multiples possibilités d’application qui expliquent les synergies
qu’on observe à partir de 1914-18 entre les secteurs agricoles et militaires. Aux Etats-Unis, le
Chemical Warfare Service, créé en 1918, travaille étroitement dans les années 1920 avec le
Bureau de l’entomologie de Howard. En plein développement, le Bureau prend
immédiatement conscience des bénéfices financiers qu’il obtiendrait en intégrant ses
recherches à la « guerre totale », c’est-à-dire non seulement en insistant sur les possibilités
d’usage militaire des techniques de contrôle des insectes, mais aussi sur l’importance
stratégique de disposer d’une agriculture performante100. Les synergies sont ainsi d’ordre
idéologique tout autant que techniques et économiques, elles participent pleinement de la
« mobilisation totale ». Mais elles sont aussi biologiques, ce qui fut exprimé crûment, en
1944, par le chef du Chemical Warfare Service : « les principes biologiques fondamentaux
pour empoisonner des Japonais, des insectes, des rats, des bactéries et le cancer sont
essentiellement les mêmes »101 ; on retrouvera la même idée lors de la « course au génome »
dans les années 1980. Ces mêmes « principes » permettent aussi, en empoisonnant les
insectes, de protéger les soldats américains de la malaria : ils servent autant à tuer qu’à faire
vivre. La nature toxique des insecticides rend toutefois leur manipulation difficile lorsqu’il
s’agit de défendre les hommes – d’où une méfiance persistante dans le cadre domestique102,
sans doute levée par l’état de guerre. Ces synergies, en outre, ne concernent pas que les
biocides, mais aussi l’industrie de l’azote103, qui permet de produire des engrais et des
explosifs militaires, ou l’aviation, ce qui complexifie encore le tableau : on peut certes
attribuer d’innombrables effets polluants aux engrais, mais on ne peut pas les intégrer dans un
99
Graf et Graf, « L.E. Howard... »
Le financement passe de 30 000 dollars en 1894 à 3 millions en 1927, la Division de l’entomologie devenant
un Bureau en 1904 (ibid., 92-93) ; sur la mobilisation du Bureau de 1914 à 1945, cf. aussi Russell, « Speaking of
Annihilation »; Perkins, « Reshaping Technology in Wartime ».
101
Cité in Russell, « Speaking of Annihilation », 1528.
102
Cf. par ex. Jean Roginski, « Sur la prophylaxie des maladies épidémiques », Cahiers de la santé publique, août
1929, 295‑96; Malespine, « La lutte contre les mouches... »
103
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 157‑58.
100
598
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« paradigme exterminateur »104. L’histoire de l’aviation, en revanche, se relie plus facilement
à ce « paradigme », avec d’un côté les bombardements de population, qui s’effectuent d’abord
dans un cadre colonial105, et de l’autre côté l’épandage aérien, sur le champ de bataille ou sur
les cultures céréalières. Dès les années 1920, le Pentagone reconvertit ainsi les biplans, avec
la visée assumée de soutenir, par cet usage civil, l’aviation militaire : le modèle d’une telle
interaction est sans doute fourni par l’intérêt stratégique de la flotte maritime commerciale.
L’aviation civile est bien le produit de la guerre ; à l’instar du nucléaire, on insiste, après
1945, sur son ambivalence et sur la nécessité de l’employer pour rapprocher les peuples : « le
développement futur de l'aviation civile internationale peut grandement aider à créer et à
préserver entre les nations et les peuples du monde l'amitié et la compréhension, alors que tout
abus qui en serait fait peut devenir une menace pour la sécurité générale », déclare la
Convention de 1944 sur l’aviation civile106. Si l’on revient aux biocides, l’oscillation entre
usages militaires et pacifiques bénéficie aux deux « camps »: « décrire le contrôle des insectes
comme une forme de guerre permettait d’augmenter l’importance pratique de l’entomologie,
tandis que dépeindre la guerre comme une forme de contrôle d’insectes conduisait à
euphémiser les enjeux politiques et moraux associés à l’usage d’armes chimiques »107. Dès
lors, si l’on peut parler d’une « militarisation de l’agriculture », il faut lui associer une
« pacification de la guerre » (la lutte contre les ravageurs fut effectivement décrite par
l’oxymore « guerre pacifique »108). La complexité de ces échanges ne s’arrête pas là. Les liens
entre agriculture et questions militaires peuvent aussi prendre l’allure momentanée d’un jeu à
somme nulle : ainsi lorsque les Américains utilisent un tiers de leurs stocks d’arsenic pour
fabriquer des gaz de combat, conduisant à une pénurie d’insecticides agricoles109.
La thèse d’une « culture de l’annihilation », commune à la guerre et à l’agro-industrie,
paraît ainsi séduisante pour expliquer les métaphores partagées, la mobilité des discours, ainsi
que de réelles synergies et l’usage de méthodes analogues. En revanche, elle paraît moins apte
à prendre en compte la multiplicité des synergies, la question des engrais, le rôle de l’aviation,
ou encore celui de l’entomologie médicale et de l’hygiénisme. Au niveau descriptif, le
104
Les engrais sont considérés comme l’une des causes de la disparition des insectes, mais cela est nonintentionnel (cf. Francisco Sánchez-Bayo et Kris A.G. Wyckhuys, « Worldwide Decline of the Entomofauna: A
Review of Its Drivers », Biological Conservation 232 (avril 2019): 8‑27.)
105
Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes; Maintenant tu es mort.
106
Nous n’avons pas trouvé trace, dans celle-ci, de l’article interdisant la « taxation des carburants d’aviation »,
évoqué par Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 170. L’art. 24 concerne les droits de douane (le
carburant en est exempté), l’art. 15 les redevances d’aéroport.
107
« Portraying insect control as war built up the practical significance of entomology, while portraying war as
insect control played down the political and moral issues with chemical weapons. » (Russell, « Speaking of
Annihilation », 1518.)
108
Ibid., 1517.
109
Ibid., 1511.
599
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
paradigme de l’extermination paraît ainsi trop unilatéral pour pouvoir rendre compte des
complexités historiques ; qu’en est-il au plan normatif ?
Ce paradigme conduit à ignorer ce qui distingue l’agriculture (fût-elle « motorisée »,
comme dit Heidegger) de la mise à mort d’êtres humains : on peut se demander s’il ne mène
pas à être victime de la mobilité des métaphores, c’est-à-dire à prendre au pied de la lettre les
discours qui tentaient d’effacer les distinctions entre les usages civils et militaires à des fins
tactiques. Or dissocier ces usages est indispensable. La question politique et morale n’est pas
seulement de ce que d’un côté on aurait affaire à des humains, de l’autre à des végétaux ou
des animaux : elle est de ce que d’un côté, l’objectif est principalement, sinon uniquement,
destructeur, tandis que de l’autre, l’ « élimination des nuisibles » vise un objectif producteur.
La « culture de l’annihilation » supposément à l’œuvre dans l’agriculture vise en premier lieu
à protéger les plantes cultivées – et donc le vivant, fût-ce au prix, aujourd’hui de plus en plus
reconnu comme exorbitant, de la destruction d’autres vivants. En ce sens, on ne peut pas
mettre sur le même plan l’usage agricole de pesticides et les campagnes d’épandages aériens
menées en Ethiopie, visant de façon indiscriminée l’armée, les civils, le bétail, les lacs,
rivières et pâturages : la destruction de l’environnement et des animaux visait ici à tuer les
hommes110. L’écocide n’était que la conséquence indirecte d’une logique génocidaire ; cela ne
le rend pas moins grave et conduit au contraire à interroger les liens unissant les génocides et
les écocides, poursuivant ainsi l’analyse du « thanatocène » effectuée par Bonneuil et Fressoz,
mais l’intention doit nécessairement être prise en compte sauf à tomber dans le behaviorisme.
De même, la destruction des moustiques par le DDT vise d’abord à protéger les hommes,
qu’ils soient, ou non, soldats.
Il paraît ainsi exagéré d’affirmer que « la guerre » aurait été à l’origine d’une « culture
de l’annihilation » qui animerait l’agro-industrie, ou qu’il y aurait une sorte d’affinité secrète
entre la production agricole et la destruction militaire. Qu’en est-il d’une variante de cette
thèse, selon laquelle l’extermination nazie (pour s’en tenir à ce cas) serait, entre autres, le
résultat de l’ « application » d’un « paradigme de l’extermination », issu de l’agriculture, au
champ social ? Le discours nazi assimilant le juif au « nuisible » et à la « vermine » est connu;
Z. Bauman souligna l’importance, pour l’eugénisme et le nazisme, de la métaphore du champ
social comme « jardin »111. Pour expliquer l’analogie monstrueuse entre Juifs et « vermines »,
on a fait de la déshumanisation un préalable du génocide. Ceci permettrait donc de parler
d’une « application », tant théorique que pratique (étant donné l’usage du Zyklon B), d’un
paradigme exterminateur d’origine agricole. Outre la réduction du génocide nazi à la chambre
110
Voir le discours du Négus Hailé Sélassié à la SDN le 30 juin 1936 (cité in Schaller, « Genocide and Mass
Violence... », 357‑58.).
111
Bauman, Modernité et holocauste, 125‑27, 151‑60, 190‑91; cf. aussi Chapoutot, « Les nazis et la « nature » ».
600
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
à gaz, et les différentes facettes prises par cette déshumanisation 112, une telle interprétation
tendrait à ignorer que le « paradigme de l’extermination » était déjà appliqué au champ social
– celui des colonies, dès la fin du XIXe siècle, soit avant son émergence alléguée en
agriculture113. L’hypothèse d’un paradigme d’extermination commun à l’agro-industrie et au
génocide nazi est inconciliable avec les études qui tendent à établir l’existence d’un
paradigme d’extermination commun au nazisme et au colonialisme114.
Peut-être peut-on répondre à cette contradiction en passant à un niveau d’abstraction
supérieur. Ainsi, plutôt qu’un paradigme « agricole » qui aurait ensuite été appliqué ailleurs
(un tel transfert conduisant d’ailleurs à modifier de façon si essentielle ce « paradigme » que
son origine agricole en deviendrait méconnaissable), ou, inversement, un paradigme
« militaire » ou « génocidaire » transféré vers le non-humain, on pourrait envisager
l’existence d’un paradigme général de l’extermination, d’une forme abstraite déclinée dans
différents domaines. Au-delà du dispositif technique abstrait, mais fonctionnellement spécifié,
il y aurait ainsi un plan, plus général, où se situeraient des paradigmes, qui seraient composés
des dispositifs techniques abstraits, mais aussi de discours, métaphores, interprétations et
« conceptions du monde ». Peut-être est-ce à ce niveau qu’on pourrait analyser les « liens à la
fois idéologiques [...] et techniques [...] [qui] relient l’extermination des nuisibles et celles des
Juifs »115. Dans sa tentative de penser ensemble deux figures de l’exclusion, celle du loup et
celle du musulman, qu’il réunit par un concept de « domestication généralisée »,
l’anthropologue G. Hage précise, en s’appuyant sur la littérature écoféministe, que « le fait
d’établir une analogie conceptuelle et de révéler des similitudes et des ressemblances entre
deux processus de domination n’implique pas l’existence d’une relation réelle entre eux. Cela
permet cependant de mettre en évidence » une « même structure conceptuelle de
domination »116. Mais c’est précisément ici l’inverse qui se passe : il n’y a pas une forme
commune de « domination » qui s’exercerait dans l’agriculture d’un côté, dans
l’extermination de l’autre : au contraire, le prétendu paradigme de l’extermination qui
réunirait
ces
usages
et
techniques
antagonistes
diffèrent
autant
que
le
« technicisme bolchévique » se distingue, selon Klemperer, du culte nazi de la technique117.
112
Le Juif était comparé et assimilé à un « parasite », un « insecte », mais aussi à un « microbe », à un
« négroïde », à une espèce entre l’homme et le singe, à un capitaliste ou banquier au « nez crochu », phénomènes
qui participaient de son abstraction : « il fallait les transformer en symboles afin de les rendre différents des êtres
humains » (Mosse, Les racines intellectuelles du IIIe Reich, 242‑48, 480‑83.).
113
Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes; Schaller, « Genocide and Mass Violence... »
114
Outre Lindqvist, op.cit., et Schaller, art.cit., cf. Zimmerer, « Colonialism and the Holocaust... »
115
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène, 155. L’analyse des dispositifs techniques abstraits viendrait
ainsi se combiner à l’analyse des « langages totalitaires » et de ses oscillations sémantiques effectuée par J.-P.
Faye.
116
Ghassan Hage, Le loup et le musulman (Wildproject, 2017), 30 (le terme de « structure conceptuelle de
domination » est emprunté à Val Plumwood; cf. aussi la postface de B. Morizot, en part. p.130).
117
Klemperer, LTI..., 208, chap. XXIII.
601
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
En revanche, il y a bien des relations réelles – économiques, politiques, linguistiques – entre
le développement des pesticides, les gaz de combat et la chambre à gaz. Mais suivre ces
relations conduit à une carte beaucoup plus complexe que celle ne dessinant que deux
territoires, la guerre (ou/et l’extermination) et l’agriculture : il faut prendre en compte
l’aviation, l’entomologie médicale, la santé publique, les moustiques, la malaria, la « guerre »
contre les logements insalubres, voire, après 1945 et aux Etats-Unis, « la guerre contre la
pauvreté », « contre la drogue » et le bioterrorisme.
L’épidémie du virus du Nil, qui touche depuis 1999 la région de New York (et qui a
fait, dans l’UE, 171 morts de janvier à novembre 2018118), illustre ces interactions. La ville de
NY a en effet déclenché, dès les premières contaminations, une procédure d’urgence visant à
éliminer le moustique vecteur du virus. Contrairement à l’UE, NY a complémenté l’usage de
larvicides par l’épandage aérien, sur toute la ville, de malathion – un organosphophoré interdit
dans l’UE119 –, procédure qui a été régularisée les années suivantes, malgré la contestation, y
compris judiciaire, de groupes écologistes120. Or, médecins, juristes et politistes ont vite
souligné que cette crise soulevait des questions liées au bioterrorisme121. On a prudemment
conjoncturé que la décision de l’épandage aérien avait pu être en partie, voire principalement,
motivée par un cadre sécuritaire : elle aurait été un exercice militaire autant, voire plus,
qu’une réponse strictement sanitaire122. On passe ainsi du moustique – qui a remplacé la
mouche comme insecte-vecteur – à Al-Qaida, et de l’état d’urgence sanitaire à l’état
d’exception en passant par la défense opérationnelle, dessinant ainsi un diagramme de
mobilité des concepts et des techniques, formelles (juridico-administratives) et matérielles,
très différent du « paradigme de l’annihilation ». D’autre part, si la cause environnementale
peut toujours être soutenue et plaidée à l’encontre de l’épandage aérien, la question se pose
différemment en termes de santé environnementale : on ne peut plus simplement prendre sa
défense contre l’usage d’insecticides, puisque celui-ci vise précisément à résoudre une
question de santé environnementale – la diffusion du virus par les moustiques. Dans ce cas
précis, la composante « santé environnementale » se dissocie ainsi du concept général
118
ECDC, « Weekly Updates: 2018 West Nile Fever Transmission Season », European Centre for Disease
Prevention and Control, 9 novembre 2018.
119
L’usage agricole (« phytopharmaceutique ») du malathion est interdit par la décision 2007/389/CE. Sans doute
pour cette raison, aucun dossier n’a été déposé afin d’obtenir une autorisation d’usage en tant que « biocide »
(autre qu’agricole), usages qui relèvent du règlement 528-2012 sur les biocides. Son article 55 prévoit une
procédure d’urgence, mais elle n’a été mise en œuvre, à notre connaissance, que dans le cadre de la lutte contre le
chigungunya en Guyane (cf. l’avis de l’ANSES n° 2014-SA-0060).
120
Wilfredo Lopez, « West Nile Virus in New York City », American Journal of Public Health 92, no 8 (août
2002): 1218‑21. L’article décrit en détail les procédures administrative et juridique utilisées.
121
Ibid.
122
Cette possibilité a été soulevée dans une enquête de journalistes du New York Times. Cf. Thérèse Delpech,
« Judith Miller, Stephen Engelberg et William Broad, Germs Biological Weapons and America’s Secret War »,
Politique étrangère 66, no 4 (2001): 1007‑8.
602
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’environnement compris en général comme requérant l’interdiction des biocides :
l’agencement environnemental en est modifié.
L’essai de cartographier les liens réels qui établissent une continuité entre tous ces
phénomènes, à la manière désormais classique de la « théorie de l’acteur-réseau » (Latour,
Callon et al.), aboutit à l’impossibilité de formuler une même forme abstraite de
« domination » (ou d’ « extermination ») qui se déclinerait de façon identique dans des
secteurs différents. Identifier une structure abstraite commune en l’absence de « relations
réelles » paraît idéaliste; si, toutefois, on maintient l’ambition d’identifier une forme abstraite,
un « paradigme » commun, bref, une structure ou logique d’ensemble, en s’appuyant pour ce
faire sur des liens réels et identifiables, il faudrait concevoir celle-ci comme s’actualisant de
manière différenciée123, plutôt que comme se réalisant de façon « identique » dans des
domaines divers et variés. On objectera toutefois, en premier lieu, qu’il est incohérent
d’invoquer un « paradigme commun » si celui-ci se décline de façon non seulement
différenciée et singulière dans chaque « champ », mais d’une manière opposée et
contradictoire. N’est-ce pas en effet revenir à la distinction sophistique établie par Heidegger
entre la « mêmeté » et l’ « identité », qui permettait d’affirmer que communisme, nazisme et
démocratie manifestaient le « même » « humanisme »124 ? En second lieu, il apparaît clair que
le paradigme, ou le diagramme esquissé, dépend essentiellement de la focale adoptée, c’est-àdire des concepts et des faits pris en compte. Ainsi, si l’on se focalise uniquement sur la
guerre, l’agriculture et le nazisme, on en arrive à un « paradigme de l’annihilation » ; mais si
on ouvre le paradigme à l’entomologie, à la médecine, au terrorisme, à la mondialisation des
transports – qui permettent à la fois la propagation des virus et le « terrorisme global » –
« l’annihilation » ne paraît pas nécessairement le concept central. Faire varier les diagrammes,
prendre en compte d’autres champs et d’autres événements, conduit in fine à montrer qu’il n’y
a précisément pas de « concept central » – et donc à fragiliser de façon décisive la thèse
générale du « paradigme », qui doit alors se contenter d’une valeur heuristique relative.
L’enchevêtrement des concepts philosophiques et de l’enquête historique et
sociologique conduit ainsi à souligner l’intérêt autant que la fragilité de la thèse du
« paradigme d’extermination » ou de la « culture d’annihilation », trop restrictive pour rendre
compte de l’ensemble des synergies, du croisement de celles-ci et de la diversité des objectifs.
Si on peut bien parler d’une certaine indétermination des produits biocides, de leur utilisation
« duale » et des synergies entre le secteur civil et militaire qui ont conduit à leur élaboration,
l’histoire des biocides fait aussi intervenir l’entomologie, la « lutte biologique », l’aviation,
l’hygiène publique, le terrorisme, etc. Elle illustre à elle seule tant la complexité d’élaborer
123
124
Cf. entre autres l’annexe in Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues (Flammarion, 1996).
Cf. supra, 2e partie, section II.3.d.i, note 362 ; section II.3.d.iii, note 432.
603
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
une interprétation historique que celle de construire une grille théorique permettant d’évaluer
les techniques. En tenant compte de cet avertissement, on admettra donc l’existence
d’oscillations entre pôles des techniques et produits techniques, dues à leur relative
indétermination de fait, tout en postulant la nécessaire distinction, en droit, permettant de
distinguer par exemple des techniques à finalité essentiellement destructrices de techniques
visant essentiellement la vie et la production.
III.2.c.iv Les dispositifs techniques abstraits
Nous admettons donc l’existence de formes d’affinité entre certaines techniques et
certains pôles « magnétiques », qu’il faut concevoir comme multiples – il serait en effet
réducteur
de
faire
militaire/pacifique,
converger
toutes
producteur/destructeur,
les
etc.)
oppositions
dans
un
(autoritaire/démocratique,
même
tableau
binaire
(positif/négatif). Un poêle à bois est ainsi une technologie facile d'accès et décentralisée, qui
peut être considérée comme « démocratique » quoique très polluante. En raison de l'inversion
possible des polarités (comme c'est le cas pour les synergies entre usages agricoles et
militaires des pesticides), on peut considérer les dispositifs techniques abstraits comme
davantage « autoritaires » que « démocratiques », etc., à condition de poser cette polarité
comme tendancielle, plutôt qu'essentielle ou intrinsèque, et comme impliquant toujours à
chaque fois aussi son opposé – à l’instar de l’oscillation entre le « molaire » et le
« moléculaire » chez Deleuze et Guattari. On pourrait d’ailleurs peut-être concevoir les
dispositifs techniques abstraits comme une sorte de moyen terme entre le « diagramme », ou
« machine abstraite », qui correspond à une formation sociale déterminée (le panoptique, la
lèpre, etc.), et les « agencements concrets », qui sont comme l’actualisation du diagramme, et
dans lesquels sont pris certains outils ou techniques particulières (les armes hoplitiques et la
phalange, l’étrier et le chevalier, etc.)125. Le concept de DTA vise en effet à rendre compte des
effets d'actualisation et de virtualisation : il s'actualise dans des objets techniques particuliers
(et concrets), et peut aussi émerger, en se « virtualisant », à partir de ceux-là. L'inventeur du
ballon atmosphérique n'a pas pensé au DTA, mais à l'objet technique. Mais la fabrication de
l'objet coïncide avec l'élaboration du DTA, qui peut ensuite être utilisé à d'autres fins, en étant
concrétisé ailleurs (par exemple dans le bathyscaphe). En tant qu'il est abstrait, le dispositif est
donc dénué de matérialité (il peut seulement être décrit, à l'instar de la machine de Turing, ou
de la « machine à feu » de Carnot126). Par ailleurs, parler d'une polarité tendancielle du DTA
entre les pôles, qu'il faut penser à l'image du rapport entre le molaire et le moléculaire,
125
Sur le « molaire » et le « moléculaire », Deleuze et Guattari, Mille plateaux; sur la notion de « diagramme »,
Gilles Deleuze, Foucault (Minuit, 1986), 41‑51.
126
Pour une ambitieuse utilisation du concept de « machine abstraite », inspirée notamment de M. Serres, voir
Landa, War in the Age of Intelligent Machines, 138‑46 (cf. aussi l’index).
604
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conduit à souligner que si le dispositif abstrait est fonctionnellement spécifié, il peut l’être de
façon multiple : un dispositif peut cumuler des fonctions différentes. La nature de ces
fonctions conduisant nécessairement à le pousser vers un pôle davantage que l’autre (ainsi
d’une fonction répressive, militaire, ou de surveillance), cela peut conduire à une véritable
tension dans l’oscillation entre les pôles, si les fonctions sont jugées contraires. Foucault
souligne ainsi comment on intégra au sein du « dispositif unique » des écoles paroissiales
« trois procédures : l’enseignement proprement dit, l’acquisition des connaissances par
l’exercice même de l’activité pédagogique, enfin une observation réciproque et hiérarchisée »,
conduisant ainsi à inscrire « au cœur de la pratique d’enseignement » une « relation de
surveillance, définie et réglée »127. De même, les camps actuels de réfugiés cumulent-ils les
fonctions humanitaires, de surveillance et d’enfermement128. Cette oscillation entre les pôles
resterait vraie au niveau des paradigmes, ou du moins de certains d’entre eux (on ne peut
qualifier de « positif » un paradigme de l’extermination). Le degré de stabilité, ou
d’instabilité, de ces affinités est toutefois variable. La spécialisation, ou concrétisation d’une
technique, pour reprendre le langage de Simondon, peut en effet rendre son transfert dans un
nouveau domaine, ou son usage alternatif, très difficile. Non seulement il apparaît difficile,
quoique pas impossible, d’envisager un usage non militaire de la bombe atomique 129, mais en
outre le caractère sophistiqué requis pour la maîtrise du nucléaire fait de celui-ci une
technique par essence étatique (« privée » au sens de la théorie des biens publics). En raison,
de plus, du caractère dual de l’énergie nucléaire, celle-ci renforce les tendances au secret de
l’Etat et donc aussi à la centralisation de la décision. Telle que la technique nucléaire existe, et
pour des raisons intrinsèquement techniques (et non pas simplement d’utilisation sociale), il
n’est guère étonnant qu’elle soit contestée en tant qu’intrinsèquement non-démocratique – ce
qui ne préjuge en rien d’un éventuel développement scientifico-technique qui modifierait la
donne, à l’instar de ce qui s’est passé en génétique, où les coûts d’analyse et de synthèse ont
diminué à un point tel que s’est développé un « garage bio-engineering », dans la tradition du
do it yourself. Ou encore, l’usage politico-militaire du glyphosate en Colombie conduit à
renforcer les liens, déjà forts, entre Monsanto et le gouvernement américain, et donc l’affinité
« autoritaire » de cette technique. C’est ainsi que pour des raisons vraisemblablement
davantage liées à la « war on drugs » poursuivie depuis Nixon et au pré-carré latinoaméricain qu’au soutien à l’agro-industrie américaine que W. Brownfield, ex-ambassadeur en
Colombie nommé assistant-secrétaire d’Etat au Bureau international des stupéfiants du
Département d’Etat sous Obama, pouvait-il déclarer qu’ « il n’y a pas un seul exemple d’une
127
Foucault, Surveiller et punir (S&P), 207‑8. Comp. avec Althusser, « Idéologie et AIE... »
Marc Bernardot, Camps d’étrangers (éd. du Croquant, 2008).
129
Cf. supra, 1e partie, section VIII, note 77 (pour araser les montagnes).
128
605
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
personne qui ait souffert des dommages du glyphosate en Colombie »130. L’affinité d’une
technique avec le mensonge est, elle aussi, variable131.
III.2.c.v L’évaluation face à l’indétermination
Cette compréhension des techniques en termes de dispositifs techniques abstraits
oscillant entre des pôles négatifs et positifs, « autoritaires » et « démocratiques », etc.,
pouvant être couplée à une investigation de paradigmes plus larges, qui font également
intervenir des discours, répond ainsi au double-bind auquel s’est heurté Marcuse, sans
toutefois le dissoudre. Cela permet de répondre, en effet, à l’exigence morale et politique
d’évaluer les techniques, en comprenant comment ces critères politiques (« autoritaires » et
« démocratiques », production et destruction, etc.) peuvent être utilisés à propos de techniques
particulières, tout en faisant droit à leur indétermination – plutôt qu’à leur « neutralité ».
Notons en sus que d'un point de vue normatif, il est inévitable d'utiliser de tels critères
binaires (leur combinaison permettant d'assurer que le jugement final ne soit pas, lui,
simpliste).
III.2.c.vi Le critère de « techno-diversité »
Se contenter en effet de prescrire une techno-diversité132, en tant que fin en soi (sans
tenir compte des contextes concrets dans lesquels celle-ci serait effectivement bonne), ne peut
en effet être satisfaisant du point de vue éthique et politique : il ne peut s'agir que d'une
exigence déontologique, c'est-à-dire propre à la technique elle-même, qui équivaut à affirmer
que la techno-diversité est plus « efficace » que l'uniformité. Une telle prescription repose, in
fine, sur le postulat d'une neutralité axiologique des techniques ; elle ne peut valoir, de façon
morale, que dans un cadre déterminé (par exemple si l’on postule la valeur morale de la
coexistence entre OGM et non-OGM). Mais certaines techniques sont « mauvaises en ellesmêmes » plutôt que simplement « défectueuses », « moins efficaces » ou « inadaptées » : c'est
cette évidence qui justifie un consensus autour de leur interdiction (des mines anti-personnel
au clonage reproductif). Il faut donc admettre une évaluation en fonction de critères politiques
et moraux. Ceci dit, il ne s’agit que de critères, pas toujours aisément applicables et ne
pouvant prendre en compte que jusqu’à un certain point l’indétermination de la technique (on
ne peut jamais préjuger d’un développement ultérieur qui désencastrerait telle technique de
130
Sibylla Brodzinsky, « Last Flight Looms for US-Funded Air War on Drugs as Colombia Counts Health Cost »,
The Guardian, 6 mai 2015.
131
Les analyses d’Arendt ou de Koyré omettent ce point pourtant fondamental.
132
Callon, « Is Science a Public Good? » Nous faisons sans doute dire à l'auteur plus qu'il ne dit, dans la mesure
où son problème concerne en grande partie la coexistence de techniques rivales dans un même champ technique ;
reste qu'il revendique d'apporter un point de vue « normatif » selon lequel la techno-diversité serait bonne en ellemême, et affirme ne faire en cela que répéter le geste de Leibniz. Il est certain que l’auteur ne considère pas, en
tant que tel, que toute technologie serait bonne, mais c’est bien ce que semble affirmer ce texte.
606
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’apparatus de pouvoir dans lequel elle s’inscrit ou qui la rend particulièrement « autoritaire »,
et vice-versa). En cela, l'évaluation axiologique se heurte à des problèmes similaires à ceux de
l'analyse économique, lorsqu'il s'agit de trancher entre des technologies émergentes de valeur
nécessairement inconnue133. L’espoir porté par les Bavarois au début du XXe siècle sur les
barrages comme forme décentralisée d’électricité illustre le type d’erreur ou d’illusion
possible, ou/et de développement ultérieur qui finit par contredire l’espérance initiale. On
pensait pouvoir défier les « monopoles du charbon » de la Ruhr ; offrir une énergie
renouvelable, donc non menacée par la hausse des prix du charbon due à des ressources
limitées ; favoriser les petits artisans en leur fournissant le débit nécessaire aux moulins (bel
exemple de persistance d’une technique « archaïque »134), faire de l’ « or blanc » un service
public, etc. Mais « à la fin des années 1920, les vastes ressources hydroélectriques de Bavière
et de Baden appartenaient aux conglomérats basés dans la Ruhr ou à Berlin. »135
III.2.c.vii La géo-ingénierie : un cas d’évaluation
« La Nature comme production du divers ne peut être qu’une somme infinie, c’est-à-dire une
somme qui ne totalise pas ses éléments. Il n’y a pas de combinaison capable d’embrasser tous
les éléments de la Nature à la fois, pas de monde unique ou d’univers total. Phusis n’est pas
une détermination de l’Un, de l’Etre ou du Tout136. »
Que le jugement ne soit pas facile n’empêche pas le droit de prendre position. Ainsi, la
Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de modification de l'environnement à
des fins militaires de 1976 favorise « l’échange aussi complet que possible d’informations
scientifiques et techniques » sur les usages « pacifiques », tentant ainsi de répondre à la
dualité de ces techniques ainsi qu’à l’ignorance quant à leur valeur ultime. Elle s’appuie donc
sur un présupposé agnostique mais, in fine, favorable, c’est-à-dire ouvert à la possibilité que
ces techniques puissent être utiles et légitimes. Avec la mise au premier plan du
réchauffement climatique et l’essor concomitant de projets de géoingénierie, ce présupposé,
qui repose sur l’idée de la neutralité-instrumentale, est aujourd’hui remis en cause. Deux
perspectives distinctes, mais pouvant se combiner, soutiennent cette critique qui, si elle
aboutit, conduirait à l’interdiction absolue de la géoingénierie. Selon la première, celle-ci
serait « mauvaise en soi » : on s’appuie alors sur une conception théologique, cosmologique,
ou plus largement éthique, pour affirmer que ces techniques constituent un cas exemplaire
d’hubris de l’homme et d’atteinte à « la Terre ». Cette thèse morale sinon métaphysique
s’oppose en retour au « discours de l’anthropocène » qui prétend, dans le fil de la rationalité
cybernétique de la guerre froide, pouvoir « totaliser » la Terre, c’est-à-dire la modéliser de
133
Un exemple avec Robin Cowan, « Tortoises and hares: choice among technologies of unknown merit »,
Economic Journal 101, no 407 (1991): 801–814.
134
Sur ce thème : Edgerton, Quoi de neuf ?
135
Blackbourn, The Conquest of Nature, 219‑28 (le chapitre est consacré aux barrages).
136
Gilles Deleuze, Logique du sens (éd. de Minuit, 1969), 308.
607
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
façon systémique : plutôt que de s’appuyer sur la critique para-heideggérienne de
l’anthropocentrisme, elle pourrait se fonder sur la lecture deleuzienne de Lucrèce citée en
exergue. Selon la seconde, la thèse de la neutralité-instrumentale demeure en vigueur, mais en
associant la thèse de l’autonomie de la technique au principe de précaution, elle considère que
toute recherche déboucherait inéluctablement sur des expérimentations à grande échelle,
lesquelles posent un risque inacceptable137 – on a ici, en passant, une explication des
interprétations contradictoires au sujet du principe de précaution : alors que celui-ci, loin
d’interdire les recherches, les encourage, certain l’accuse de bloquer toute recherche ; or, ce
n’est qu’en associant ce principe à la thèse de l’autonomie de la technique qu’on peut justifier
l’interdiction des recherches en elles-mêmes, en formulant une sorte de « loi » selon laquelle
« tout pouvoir (technique) sera immanquablement, tôt ou tard, mis en œuvre ».
III.2.c.viii Des techniques ambivalentes
Outre le problème résiduel de l'indétermination, même lorsque celle-ci est prise en
compte, demeure la difficulté d'appliquer ces critères face à un dispositif technique ambigu.
Confronté à une machine qui cumule des fonctions contradictoires à l’aune d’une évaluation
selon ces critères (tel que le camp de réfugiés), on est nécessairement conduit à une évaluation
mitigée, voire, au sens strict, à un dilemme. Face à ce dernier, la seule alternative possible
résiderait dans la dissociation de ces fonctions, par l’invention ou l’utilisation d’un autre
dispositif. A moins de vouloir « contribuer à ce que l’état de chose se cristallise » on ne peut
en effet considérer ces « traits négatifs [...] comme des sous-produits plus ou moins
inévitables, comme étant « l’autre côté » du développement et du progrès » (HU, 249-250).
Dans les mots de Foucault, évoquant la surveillance généralisée liée à la Sécurité sociale et à
une « société entièrement médicalisée », il faut « mettre au jour le point où les gens décollent
[...] par rapport à ce système de sécurité et ne veulent pas en payer le prix. Et il faut en effet
qu’ils ne le paient pas. Qu’on ne les abuse pas en disant que c’est le prix nécessaire 138. » En
137
Ch. Bonneuil et J.-B. Fressoz combinent ainsi ces conceptions, en invoquant, contre ces projets, le principe de
précaution avant d’écrire : « L’irruption de la nature en politique implique-t-elle de s’abandonner aux
scientifiques ou appelle-t-elle au contraire une critique de la technoscience et l’abandon d’une posture de maîtrise
de la Terre ? » (L’événement anthropocène, 99‑100.). F. Neyrat, qui partage une position proche (in La Part
inconstructible de la Terre), souligne que les risques majeurs sont reconnus par les promoteurs du projet, qui y
voient toutefois un « plan B » face à l’incapacité diplomatique à réagir au réchauffement climatique. Aux deux
perspectives que nous identifions, ajoutons la critique sociale, anti-capitaliste, selon laquelle un tel projet (« géocapitaliste ») se ferait essentiellement au bénéfice des pays riches. On lui objectera toutefois qu’il est douteux que
la perturbation du climat et des récoltes dans les pays du Sud soit réellement bénéfique pour le Nord, comme il
l’affirme p.63 (cf. aussi p.44) – ne serait-ce que par les migrations que cela induirait, et dont le Nord s’effraie tant.
Remarquons enfin que l’AGU (American Geophysical Union) a rebaptisé ces techniques « interventions
climatiques » afin d’échapper à l’opprobre jeté sur la géoingénierie ! (Jeffrey Brainard, éd., « Geoengineering by
Another Name », Science 359, no 6374 (26 janvier 2018): 372‑74)
138
« Michel Foucault: la sécurité et l’Etat (entretien avec R. Lefort) (n°213) », in Dits et Ecrits, vol. III (19761979) (1977; Gallimard, 1994), 383‑88.
608
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réalité, il est sans doute utopique de pouvoir, à chaque fois, dissocier ces fonctions : l’appareil
scolaire, comme dit Althusser, permet à la fois un enseignement et un endoctrinement. Tout
ce que l’on peut faire, c’est s’efforcer d’éviter l’endoctrinement, comme essayait par exemple
de le faire Weber.
III.2.c.ix L’élaboration des critères d’évaluation axiologique
Elaborer de tels critères, qui permettent une évaluation axiologique, plutôt qu’une
estimation économique ou sociologique qui se limite au point de vue de l’efficacité
technologique, est l’un des rôles majeurs d’une philosophie politique. L’évaluation
philosophique n’est toutefois pas indépendante d’une estimation économique et sociologique :
si la perspective adoptée diverge, en ce qu’on ne peut se restreindre, philosophiquement, à
une « valeur » telle que l’efficacité ou la techno-diversité (perspective qui, en fait, est
axiologiquement neutre), certains problèmes posés sont communs – à commencer par celui de
l’indétermination relative des techniques. Il faut remarquer ici que ce caractère essentiel des
techniques se pose également en ce qui concerne les sciences : il est douteux, comme le
pensait J. Testart, qu’on puisse a priori connaître l’ensemble des possibilités auxquelles
pourraient conduire une « recherche finalisée »139, puisque la technique qui en découle
demeure, malgré tout, partiellement indéterminé. La question posée à la philosophie ne se
limite cependant pas à cela : avec l’évaluation axiologique se pose aussi la question de la
praxis, c’est-à-dire de sa mise en œuvre effective. Outre l’analyse et la critique théorique,
pratiquée par Adorno, Marcuse, etc., qui doit accompagner la résistance aux diverses formes
de domination, Habermas a été le premier à formuler une réponse concrète à cette question
sur la base du constat de l’échec des utopies révolutionnaires, ce qui l’amène à rejeter l’utopie
marcusienne d’une technique qui serait uniquement « démocratique ».
III.3 L’OPERATIONNALITE DES SCIENCES
Pour comprendre sa réponse, il faut d’abord aborder comment l’école de Francfort a
défini la science moderne comme « opérationnelle » dans le sillage d’Heidegger, Husserl et
d’un courant général. Cet examen nous conduira à critiquer d’abord la validité historique
d’une telle conception, qui construit de toutes pièces une « science traditionnelle » ou
« antique » entièrement fondée sur la contemplation ; et ensuite ses limites théoriques quant à
la description de la diversité des modes d’opérationnalité des sciences et techniques et quant à
l’incapacité de prendre en compte la différence irréductible entre science et technique. Nous
proposons enfin de distinguer deux modes d’opération des sciences, un mode « molaire », qui
139
Cf. par ex. Jacques Testart, « II ne faut pas confrondre progrès scientifique et progrès humain », Mots. Les
langages du politique 44, no 1 (1995): 145‑48.
609
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fabrique des machines et entités peuplant un « monde technique », et un mode
« moléculaire », modifiant les paramètres d’existence de l’environnement naturel et du corps
biologique des populations humaines.
III.3.a L’OPERATIONNALITE, UN CRITERE DE MODERNITE ?
La caractérisation de la science par Heidegger et l'école de Francfort possède deux traits
majeurs: d'une part, ils insistent comme nombre de leurs contemporains sur l'imbrication
moderne entre technique et science ; d'autre part – et c'est ce qui les distinguent d’un schéma
qui informe les politiques économiques – ils affirment que le caractère opératoire de la
technoscience ne provient pas simplement de l'application à la pratique des sciences, c'est-àdire de la mise en œuvre technique des découvertes scientifiques, mais de la conception même
qui préside à la science et donnent à cette thèse un statut ontologique – ce qui la distingue de
conceptions proches telles que celles défendues dans (Auto)critique de la science140. Selon
Marcuse, l’ « être en tant qu’être » est remplacé par l’ « être en tant qu’instrument », la
science étant « guidée par l’a priori technologique » : « appréhender la nature en tant
qu’instrumentalité (hypothétique), c’est une démarche qui précède toute création d’une
organisation technique particulière » (HU, 175-177). Marcuse ou Habermas (CI) empruntent
ainsi à Heidegger cette conception d’une opérationnalité a priori qui informerait le projet
technoscientifique, conception qui provient des débats sur « l’esprit du capitalisme » et qui
aboutit aujourd’hui à la critique de l’ « anthropocentrisme ».
III.3.a.i L’image de la science antique comme contemplation
Dès le début du XXe siècle, l'imbrication entre technique et science est jugée si
caractéristique de la Modernité qu'Husserl, après Dilthey141, peut caractériser la science
antique comme « théorie », c'est-à-dire contemplation142 – généralisant ainsi aux Grecs la
position idiosyncratique de Platon. Selon Habermas, cette conception contemplative de la
théorie, qui porterait sur « l’essence immuable des choses », préside à la conception
humboldtienne de l’université. Elle continuerait même à régir « l’idée de formation
universitaire telle qu’elle nous a été transmise »143 – affirmation surprenante au vu des débats
qui agitèrent l’université allemande dès le début du XX e siècle144. De fait, souligne Habermas,
cette conception contemplative est liée à celle des « humanités » : « la théorie imprime sa
forme à la vie, elle se reflète dans l’ethos » (CI, 134) pour ainsi dire directement. Le débat
140
Alain Aubert et Jean-Marc Lévy-Leblond (dir.), (Auto)critique de la science, Paris, Seuil, 1973 (cf. le résumé
et le regard rétrospectif de Lévy-Leblond in Fages, Lamy, et Saint-Martin, « Objecteur de science... »).
141
Cf. sa citation in Scheler, « Le bourgeois », 154.
142
Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ».
143
Habermas, « Progrès technique et monde vécu social », 82‑83. Cf. aussi « Connaissance et intérêt ».
144
Cf. supra, 2e partie, section II.3.c.iv.
610
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pédagogique européen qui, depuis le début du XXe siècle, s’interroge sur les rôles respectifs
des humanités et de l’enseignement technique (ou de l’apprentissage), voire de la « recherche
fondamentale » et appliquée, est ainsi tributaire de cette conception de la science moderne
comme « opérationnalité » et de la théorie antique (ou « traditionnelle », comme disait
Horkheimer) comme contemplation145. Or la caractérisation de la théorie traditionnelle
comme séparée, sinon de la pratique, du moins de la technique, demeure exagérée. Dans la
première moitié du XXe siècle, l’évidence, pourtant, de ce critère de démarcation entre
science moderne et antique, conduit à d’étranges récits.
Prenons La rançon du machinisme (1930) de G. Lombroso, un ouvrage alors populaire
si ce n’est best-seller146. Après avoir décrit par le détail maintes inventions techniques de
l'Antiquité, celle-là confond les conceptions des « philosophes » avec celles des Anciens en
général. Elle cite Socrate, qui « dans son Apologie, se vante de ne s'être jamais occupé de
physique parce que les objets de cette science « sont vains, inutiles et dangereux » », puis
relève que « Platon et Aristote s'élèvent avec indignation contre les physiciens de leur temps
qui corrompent la géométrie au point de lui faire perdre toute dignité en l'obligeant, comme
une esclave, à descendre des hautes régions abstraites dans celles « matérielles » ». Enfin, elle
cite Pline, qui se serait « plaint hautement de ce que ses contemporains se [soient] adonnés
avec tant de passion aux problèmes pratiques », ce à quoi il aurait attribué « la véritable cause
de la décadence des études théoriques « qui seules ont de l'importance » ». Et le passage
s’achève, de façon contradictoire, sur une citation de Pline qui regrette l’incompréhension
manifestée par ses contemporains à l’égard de l’importance pratique de la science: « Mais la
foule immense qui voyage [aujourd'hui] le fait par amour du gain, non par amour de la
science, et elle ne pense pas, dans son aveuglement, que la navigation devient plus sûre grâce
à la science147. » Citation finale qui n’empêche pas G. Lombroso de conclure au mépris
antique vis-à-vis de la pratique.
L'important, ici, n'est évidemment pas la légitimité de l'interprétation des textes
philosophiques, mais le fait d'affirmer que les conceptions antiques se caractérisaient par le
dédain à l'égard des applications pratiques de la science, affirmation qu'on appuie d'une part
par des propos qui soulignent précisément l'inverse, d'autre part par de multiples exemples du
génie technique de ces civilisations. Or, le récit de Lombroso n’est qu’un témoignage parmi
145
Outre Habermas, pour quelques interventions, cf. Kropotkine, Champs, usines et ateliers; A. Gramsci
« Hommes ou machines? », in Ecrits politiques, tome I (1914-1920) (1916; Gallimard, 1974), 92‑95; J. Ortega y
Gasset Méditation sur la technique, 7‑17; Simondon, « Place d’une initiation technique dans une formation
humaine complète »; Simondon, « Prolégomènes à une refonte de l’enseignement »; J. Derrida Du droit à la
philosophie (Galilée, 1990); Paletscher, « The Invention of Humboldt... »
146
Outre sa renommée due à son père, le célèbre criminologue, ses ouvrages anti-féministes étaient traduits dans
des dizaines de langue, y compris le japonais. La rançon du machinisme est notamment cité, de façon élogieuse,
par Bergson dans la conclusion des Deux sources de la morale et de la religion.
147
Lombroso, La rançon du machinisme, 41‑44.
611
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’autres de la prégnance de cette conception, rejoignant ainsi Husserl. L’évidence de ce
critère de démarcation explique qu’on voit si souvent, encore aujourd’hui, en l’affirmation
chez Bacon de l’importance pratique des sciences un geste inaugural de la science moderne.
Sa critique à l'égard des sciences de son temps, tout comme la critique cartésienne de la
scolastique, est ainsi transformée en critique de la science « archaïque » en général. On fait
ainsi des conceptions médiévales et scolastiques de l'activité scientifique l'équivalent de toute
conception « traditionnelle » de la science.
III.3.a.ii Marcuse et la distinction entre science moderne et
antique
Marcuse, du reste, est parfaitement conscient du caractère caricatural de cette
opposition entre une science moderne, qui s'intéresserait aux applications pratiques, et une
« science traditionnelle ». C'est avec une certaine gêne qu'après avoir caractérisé le caractère
d'opérationnalité a priori structurant la science moderne il se sent contraint de préciser :
« il n'est pas possible de faire des corrélations simples et de rattacher les deux rationalités qui
s'opposent [c'est-à-dire la « métaphysique de la domination » et celle de la « libération »],
l'une à la pensée classique, l'autre à la pensée moderne, comme dans la formule de John
Dewey:
« de la jouissance contemplative à la manipulation et au contrôle agissants »; et « de la
connaissance des propriétés de la nature en tant que jouissance esthétique... à la connaissance
en tant que moyen de contrôle séculaire ».
On peut dire que la pensée classique était assez engagée avec la logique du contrôle séculaire
et que, dans la pensée moderne, il y a des éléments qui la mettent en cause et qui la récusent.
La Raison, en tant que pensée conceptuelle, en tant que comportement, produit
nécessairement de la domination. Le Logos est la loi [...] En subsumant les cas particuliers
sous un universel [...] la pensée se rend maître des cas particuliers. Elle devient capable, non
seulement de les comprendre, mais aussi d'agir sur eux, de les contrôler. » (HU, 190)
Marcuse nuance ainsi l'opposition entre une science antique et contemplative et une
science moderne et technicienne. A l’instar d’Heidegger, ceci l’amène à hésiter entre deux
bornes chronologiques ou deux conceptions rivales de la science : la première insiste sur
l’opérationnalité de la science moderne, dont Descartes serait la figure tutélaire ; la seconde
remonte jusqu’aux Grecs et plus spécifiquement, chez Marcuse, à la logique formelle
d’Aristote, contrastée à la « logique dialectique » de Platon (HU, 160 sq.). Certes, il insiste
sur ce qui distingue « l’ancienne logique » de la « logique moderne » (HU, 161-163), mais
toutes deux « s’opposent radicalement à la logique dialectique » (HU, 163), laquelle seule
appréhende le monde dans son devenir historique (HU, 165). La relation établie par
Heidegger entre « pensée » et « logique » trouve ainsi son analogue chez Marcuse avec le
contraste (plutôt que l’opposition) entre « logique formelle » et « dialectique ». « La logique
formelle est donc le premier pas du long cheminement qui conduit à la pensée scientifique [...]
Les formes de domination pré-technologiques et les formes de domination technologique sont
fondamentalement différentes [...] Cependant, l’histoire n’en est pas moins l’histoire de la
612
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
domination et la logique de la pensée reste encore la logique de la domination » (HU, 162).
Mais l’opposition entre logique formelle et dialectique n’est pas manichéique : « les deux
éléments s’affrontent non pas comme la Raison et la déraison, le bien et le mal, car ils ont
tous les deux parts au même univers établi dont ils sont fragment – ils participent tous les
deux de la Raison et de la déraison, du bien et du mal [...] L’idée de Raison appartient au
mouvement de la pensée et de l’action » (HU, 165). La nuance établie afin d’atténuer
l’opposition entre une science moderne imprégnée d’opérationnalité et une teoria antique
conduit ainsi Marcuse à réitérer le geste heideggérien qui voit dans la philosophie antique la
même affinité entre le concept et le contrôle (HU, 161) qui fut portée à une nouvelle
puissance par la science moderne. Mais Marcuse refuse de tirer toutes les conséquences de
cette nuance – à savoir que le caractère d'opérationnalité de la science ne peut être érigé en
critère d'une science moderne ; et qu'en retour l'idéal de désintéressement de la science, de son
caractère purement contemplatif et spéculatif – indépendamment de sa légitimité ou de sa
« réalité » en tant qu'idéal éthique orientant l'action subjective des savants 148 –, ne caractérise
pas tellement une « métaphysique de la libération », mais constitue plutôt le reflet d'une partie
de l'idéologie bourgeoise du XIXe siècle, concrétisé dans la conception humboldtienne de
l'université, en lutte avec le positivisme (lui-même lié à un autre pôle de l'idéologie
bourgeoise, comme le montre l'attrait du saint-simonisme). D'une certaine façon, cette
conception « bourgeoise » ne fait que ré-actualiser les conceptions médiévales et
aristocratiques, qui laissaient aux artisans et aux « classes manuelles » le soin d'innover149.
III.3.a.iii La nostalgie de la science « désintéressée »
Ainsi, l'opposition construite entre la science antique et moderne est largement le fruit
de la dénonciation de l'opérationnalité technique. Malgré les dénégations, elle alimente la
nostalgie d’une science « désintéressée », « pure », et une certaine forme de mépris envers la
« professionnalisation des études », l’apprentissage et les études techniques – opposition qui
recoupe partiellement celle entre humanités et sciences150. Du côté de Francfort, cette critique
148
Voir à ce sujet la précaution de Habermas (CI, 158-159), qui demeure insuffisante dans la mesure où il affirme
que cet idéal d’objectivité « ne détermine pas leur pratique de recherche », mais qu’il a simplement « une
répercussion sur leur pratique ».
149
Rossi, I filosofi e le macchine 1400-1700.
150
Cf. la description par Durkheim de la controverse du XIXe opposant les sciences aux lettres, où il se moque de
Fouillée qui revendique le « souffle de liberté et de civisme » présent dans les « études classiques ». Selon lui, au
contraire, si « le culte des humanités » ne détermine pas l’attitude politique, il demeure « incontestable » que
« l’esprit humaniste » et « l’esprit traditionnaliste » soient associés. Enfin, les termes de la controverse étant
posés, « il était naturel que […] les lettres, malgré l'inquiétude qu'elles avaient inspirée jadis, bénéficiassent
de la répugnance qu'inspiraient les sciences et fussent considérées comme le seul enseignement capable
d'entretenir un état d'esprit vraiment humain. Au contraire, pour quiconque a un vif sentiment des nécessités
matérielles de la vie, […] de l'intérêt qu'il y a à ne pas laisser l'homme désemparé en face des choses, un
enseignement qui n'est pas principalement scientifique apparaît comme nécessairement au-dessous de sa tâche. »
(Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France (Paris, 1938) , 2e partie, chap. XI.).
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
se justifie par l’imbrication entre les applications pratiques de la science et les intérêts
capitalistes (critique qu’on retrouve, complexifiée, chez Derrida 151). Pour ces théoriciens
fidèles à la XIe thèse sur Feuerbach (selon laquelle la philosophie doit transformer le monde),
comme pour Heidegger, il ne s’agit toutefois pas de revenir à une conception « bourgeoise »
d’une science « désintéressée ». Le geste même consistant à qualifier d’opérationnelle la
science en tant que telle forclôt ce retour (dans les termes d’Heidegger, même la théorie
comme contemplation ne se démarque pas réellement de l’opérationnalité, puisqu’elle
appréhende également l’Etre comme étant). L’opérationnalité – et à travers elle, les sciences,
les techniques, les études professionnelles et l’apprentissage, etc. – est à la fois dénoncée et
vue comme nécessaire. Heidegger prétend s’élever au-delà de ce domaine « trop humain » de
l’ontique, justifiant par ailleurs celui-ci dans sa nécessité ; Marcuse ne récuse pas
l’opérationnalité en tant que telle, mais prétend frayer la voie à une « nouvelle Technique » et
à une « nouvelle Science », affranchie des rapports de domination. Pour Adorno152 comme
pour Marcuse, il ne s’agit pas pour autant d’arriver à une « physique qualitative » ni
d’abandonner le caractère rationnel de la science, mais de « [subvertir] l’idée de la Raison »
(HU, 189-190) par davantage de rationalité:
« Dans la routine [...] on se laisse aller à l’extase et les réussites rationnelles masquent
l’irrationalité [...] du système. Par exemple, quand les hommes de science se penchent sur le
problème troublant de l’annihilation mutuelle – en calculant mathématiquement [...] comment
tuer de façon parfaite, en mesurant les distances que peuvent couvrir les retombées
radioactives […] – la science fait une démarche mystifiante, dans la mesure où elle implique
et impose même un comportement qui admette cette entreprise démentielle [...]
« Pour s’opposer à cette mystification nouvelle qui transforme la rationalité en un principe
contraire il est nécessaire de bien faire les différences. Le rationnel n’est pas irrationnel et
plus que jamais il y a une différence essentielle entre la connaissance et l’analyse exacte des
faits et une spéculation vague et émotionnelle. Ce qui ne va pas, c’est que les statistiques, les
quantifications, les études empiriques de la sociologie et des sciences politiques, ne sont pas
assez rationnelles. Elles sont [...] isolées du contexte concret réel qui fait les faits et détermine
leurs fonctions. » (HU, 213-214)
Le concept de technoscience, dans l’interprétation de Francfort, est ainsi largement
redevable d’Heidegger. Il ne décrit pas uniquement une réalité historique et sociologique,
celle de l’imbrication entre les intérêts économiques et la science, voire l’Etat et l’armée, mais
caractérise la nature même du projet scientifique. Celui-ci se définit par l’opérationnalité
intrinsèque ; il importe peu que les mathématiques soient, ou non, « appliqués ». Il n’existe
pas, selon cette conception, de « science pure » ou « désintéressée ». Les explications de cette
thèse divergent, mais le résultat est le même. Habermas s’éloigne ainsi de Marcuse et
151
Derrida, Du droit à la philosophie, 164‑65.
« On attribue la faute à la Raison (Aufklärung) comme telle, non à la Raison en tant qu’instrument du pouvoir
réel : d’où l’irrationalisme de la critique de la culture […] Le critique de la culture ne peut comprendre que la
réification de la vie n’est pas due à trop mais à trop peu de Raison et que les mutilations que l’actuelle rationalité
particulariste fait subir à l’humanité sont les stigmates de l’irrationalité totale. » (nous soulignons – in « Critique
de la culture... », 15.).
152
614
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’Heidegger pour arriver à une conclusion similaire: les sciences empirico-analytiques, tout
comme les « sciences praxéologiques », ou « nomologiques » (l’économie, la sociologie et
« la politique ») sont définies comme un « savoir prévisionnel possible », qui procède donc
d’un « intérêt de connaissance [...] d’ordre technique » (CI, 145-146, 149, 159-160 ; PTM, 8388). L’opposition entre l’intérêt « technique » de ces sciences, l’intérêt « pratique » des
« sciences historico-herméneutiques » et l’intérêt « émancipatoire » des « sciences dont
l’orientation est de nature critique » ne peut que rappeler la controverse française, au XIXe
siècle, entre les humanités et les sciences (et ce, bien que les sciences sociales
« nomologiques » puissent aussi poursuivre un « intérêt émancipatoire » par l’autoréflexion,
Selbstreflexion, puisque la connaissance du déterminisme permet aussi de s’en « libérer » –
cette thèse « spinoziste » était déjà utilisée par Scheler pour évoquer la possibilité de
« prendre conscience » de l’esprit du capitalisme, ce qui constitue l’analogue de la thèse
soutenue par l’éthique écocentrique153). L’ « évidence » du caractère opérationnel de la
science conduit ainsi Habermas à glisser, insensiblement, des sciences empirico-analytiques
aux sciences expérimentales (CI, 145-147) – omettant ainsi, de son tableau des sciences, les
mathématiques154… Ainsi, le concept d’opérationnalité de la science a été forgé contre celui
de la théorie comme contemplation tout autant que pour décrire l’imbrication sociale entre
technique, science et économie. Ceci conduit à une pétition de principe lorsqu’il est ensuite
utilisé comme critère de démarcation entre la science moderne et archaïque, puisqu’il devient
impossible de soutenir que celle-ci n’était pas purement théorétique, ni ne visait uniquement
un intérêt théorique, comme Pline le rappelait amèrement. Ce n’est pas à dire que les rapports
entre théorie et pratique d’une part, science et technique d’autre part, n’ont pas évolué. Pour
en rester au contexte européen, d’une part, on ne peut pas simplement établir une coupure
entre « les Anciens » et « les Modernes », effaçant ainsi ce qui distingue, par exemple, les
conceptions médiévales des conceptions grecques ou romaines, et d’autre part il serait
simpliste de penser que chaque société ne soutenait qu’une seule conception de ces rapports
(la coexistence, chez Aristote, des Seconds Analytiques et d’une histoire naturelle tendrait
même à montrer qu’un seul individu peut proposer différentes perspectives sur la nature de
ces rapports…). Aussi, notre critique ne porte pas sur le concept d’opérationnalité en tant que
tel, mais sur son usage comme critère de démarcation entre « eux » et « nous », bref, comme
identification d’une Modernité opposée à tous les archaïsmes. D’autre part, ce concept est à la
153
De même que pour le sujet individuel, « le processus de prise de connaissance est […] un processus de
libération à l’égard de ces forces [de l’inconscient] et de leur lente dévitalisation », de même, « par cela même
que nous objectivons pour nous [grâce à la connaissance historique] cette structure [de l’esprit capitaliste], elle
cesse de nous dominer, elle tombe en dessous de nous » : il s’agit de la « vertu curative de la prise de conscience
historique » (Scheler, « Le bourgeois », 173‑74.).
154
Sur cette tripartition des sciences, cf. aussi Haber, Habermas et la sociologie, 33‑55.
615
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
fois descriptif (que ce soit de façon socio-historique ou de façon « ontologique », en qualifiant
le projet intrinsèque de la science) et normatif, puisqu’il est associé chez les théoriciens de
Francfort à une critique du capitalisme et chez Heidegger à la sphère ontique. Ce caractère
normatif conduit à des évaluations péjoratives du travail scientifique, d’où des affirmations
dogmatiques sur la supériorité alléguée des humanités sur les sciences, des sciences sur les
techniques, ou de la culture sur le commerce155. Si l’on a souvent critiqué, avec une légitimité
variable, la connotation conservatrice voire réactionnaire qui anime la critique de la culture,
en particulier chez Adorno156, on a moins souvent remarqué le rapport étroit qu’entretient
cette critique avec celle de la technoscience ou recherche appliquée. Certes, les préjugés
entretenus sur la valeur de la « culture supérieure » (HU, chap. III, 83, etc.) par rapport à la
culture de masse, homologues aux rapports entre humanités et sciences d’une part, sciences
« pures » et techniques d’autre part, se disent le plus souvent sur le mode de la dénégation157.
Théoriquement, ce qui sépare en effet Adorno ou Marcuse des critiques conservatrices, c’est
l’idée de l’ambivalence du progrès, indissociable de l’exploitation, comme l’aliénation de la
satisfaction et l’oppression de la liberté (HU, 102) ; la dénonciation de la division du travail,
qui conduit le loisir et le désintéressement à être le privilège exclusif d’une classe sociale,
demeure une constante chez les théoriciens de Francfort (HU, chap. V). L’élitisme de
l’intellectuel européen demeure pourtant évident. De même, chez Habermas, la tripartition des
sciences (CI) n’est pas dénuée de jugement de valeur. Elle conduit ainsi les sciences à être
considérées comme inférieures, sur le plan épistémologique et axiologique :
« la science a aliéné sa dimension formatrice dans la mesure même où elle pénétrait la
pratique professionnelle. La conviction philosophique de l’Idéalisme allemand relative aux
vertus formatrices de la science ne se justifie plus en ce qui concerne les sciences
expérimentales proprement dites. » (PTM, 85)
L’optimisme d’un K. Pearson quant aux valeurs éthiques de la formation scientifique
n’aurait ainsi plus lieu d’être158 : Habermas va ici peut-être plus loin encore qu’Heidegger,
dans cette formule regrettant l’otium et l’activité libérée de toute contingence matérielle159.
155
En Allemagne, cela a conduit les ingénieurs à se proclamer comme gardiens de la culture, en affirmant, par
exemple, que les barrages n’étaient pas que des ouvrages d’art visant à « maîtriser la nature », mais des « œuvres
culturelles », conduisant, progressivement, à l’élaboration d’un « romantisme du réservoir » (cf. supra, section
VII et notes 89, 110, 144 et 208 ; Blackbourn, The Conquest of Nature, 193‑94.).
156
Adorno, « Critique de la culture et société ».
157
Cf. les contorsions in HU, chap. III, par ex. p.89-90 : il s’indigne de l’écoute de Bach dans sa cuisine ou de la
vente de Platon, etc., au drugstore, puis précise qu’il s’agit d’une « bonne chose ». Il ne craint pas d’opposer
« l’amour dans un pré » à « l’amour dans une automobile », la promenade d’amoureux « le long des murs d’une
vieille ville » à celle dans Manhattan (HU, 97), mais précise que la « culture supérieure de l’Occident » est une
« culture surannée », fondée sur la domination féodale et l’asservissement des masses qui seul permet l’otium
aristocrate (HU, 83-84, 88-89) : sans doute contre l’interprétation « artisanaliste » d’Heidegger, il précise, après
avoir repris l’opposition artisanat/usine, que « ce monde romantique (…) était saturé de misère, de sueur et de
crasse » (HU, 97), etc. Voir aussi Adorno, Minima Moralia, §6, 22, 30, 35, etc.
158
Sur Pearson, cf. supra, 2e partie, section II.3.c.vi, note 343.
159
Cf. supra, 2e partie, section II.3.c.
616
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Dans son deuil d’une science pure et désintéressée, le concept d’opérationnalité véhicule une
part irréductible de nostalgie. Mais ce concept, qui oppose la science moderne à l’ancienne,
tout comme la culture de masse est opposée aux humanités, dans une énième querelle entre
Anciens et Modernes, s’appuie sur un âge d’or mythique. Les historiens ont beau jeu de
rappeler l’omniprésence d’une « culture populaire » sinon de « masse »160, ainsi que l’extrême
rareté des conceptions d’une science pure et désintéressée, qui sont davantage le fruit d’un
Platon que du commun des mortels.
III.3.b L’OPERATIONNALITE, UN CONCEPT MONOLITHIQUE
Une autre difficulté majeure du concept d’opérationnalité provient de son incapacité à
penser d’une part les spécificités de chaque science, d’autre part la différence persistante entre
technique et science. Le concept d’opérationnalité des technosciences aboutit à leur
homogénéisation. Outre l’amalgame qui favorise la condamnation obscurantiste du
« nihilisme » de la technique161, cela empêche d’une part de penser la possibilité de
« techniques douces » et d’autre part la spécificité de certaines techniques qui visent
davantage à s’insérer dans la nature qu’à construire un monde d’artefacts.
III.3.b.i Le privilège de la physique
Cette difficulté s’enracine dans un préjugé durable, qui a conduit les philosophes à
prendre pour modèle primordial, sinon unique, des sciences de la nature la physique (ou la
physique-mathématique)162. Ce privilège, qui a de nombreuses explications, s’inscrit dans une
longue histoire, qu’on pourrait faire remonter à Kant, Spinoza, Hobbes voire Platon lui-même.
Comme en témoignent les travaux d’A. Koyré, de Th. Kuhn ou de K. Popper, qui va jusqu’à
élaborer, à partir du fonctionnement de la physique, les critères de la scientificité en général, il
s’étend, au-delà des philosophes, et jusqu’à une date récente, à l’histoire des sciences. En
prolongeant l’analyse husserlienne de la « mathématisation du monde », Heidegger et l’école
de Francfort vont ainsi concevoir l’opérationnalité intrinsèque de la science en pensant
essentiellement, si ce n’est exclusivement, à la physique. Or, cela conduit à trois
conséquences. D’abord, l’opérationnalité d’autres sciences (ou, plus simplement, le rôle des
autres sciences) est minorée ou minimisée. Ensuite, lorsque celle-ci est prise en compte, c’est
160
Alexandre G. Mitchell, « Drôles de vases grecs », L’Histoire, juin 2016; « « L’âge d’or des livres pirates »,
entretien avec Robert Darnton », L’Histoire, janvier 2018.
161
Cf. supra, 2e partie, section II.3.d.
162
Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion, 178‑81; Faut-il avoir peur de la chimie ?, 14‑15. L’auteur
rappelle que dans les années 1930, en France, les nouvelles théories physiques étaient mieux connues des
philosophes, sociologues et historiens que des étudiants en physique (puisqu’elles n’étaient pas inscrites au
programme). Cf. aussi la conclusion d’Arendt, La vie de l’esprit: parmi les « grands fondateurs de la science
moderne », ne sont nommés que des physiciens. Certains philosophes, dont Canguilhem, font exception à ce
préjugé.
617
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
indépendamment de ses caractéristiques propres. Enfin, comme le remarque Simondon, cela
conduit à dissimuler les différences persistantes entre technique et science. Commençons par
ce dernier point.
Les objets techniques complexes sont en effet des « agencements finalisés de
fonctionnements » qui font appel à diverses sciences : « Aucune science n’étudie à elle seule
cet être infiniment complexe qu’est un amplificateur », lequel relève de l’électronique, de
l’électricité, de la mécanique, de la thermodynamique, de la chimie, de la biologie
(revêtement contre les termites, etc.) et de la psychophysique 163. D’autre part, en tant que la
technique répond à un besoin, qu’elle est « la recherche des meilleurs dispositifs en vue d’une
opération à accomplir » (ici Simondon reprend la définition de Weber), elle peut choisir entre
différentes sciences pour un résultat comparable : le technicien pense ainsi à des phénomènes
scientifiques hétérogènes comme analogues, dans la mesure où ils peuvent servir à remplir la
même fonction (par exemple l’amplification d’un signal) 164. Enfin, bien que le lien entre
recherche scientifique et technique soit indéniable, la spécificité de cette dernière demeure
irréductible : « la forme actuelle des pistons et des culasses [dans les moteurs] est une
conquête technique ». Ce n’est pas le résultat d’une prévision scientifique, mais une recherche
technique « faite avec le secours des instruments de mesure scientifique », plutôt qu’en
appliquant une « loi scientifique ». Sans remettre en cause le concept de technoscience ou
d’opérationnalité intrinsèque de la science, l’analyse de Simondon permet de maintenir la
différence entre technique et science, et donc d’attirer l’attention sur des formes
d’opérationnalité distinctes165.
Si la différence entre technique et science est dissimulée par le concept englobant
d’opérationnalité, celui-ci minore aussi la spécificité propre de chaque science. Dès lors que
l'ensemble des sciences sont réduites au projet de mathématisation du monde, projet a priori
opérationnel, il est indifférent de savoir si l'on parle d'innovations issues de la physique, de la
chimie, ou de la biologie – voire, bientôt, des sciences sociales, de l’« ingénierie humaine »
ou de la « cybernétique ». Seule importe la conception du réel, ou de la matière, qui informe
ces sciences, à savoir son aspect manipulatoire, son aptitude à être « pris en main » par
163
Simondon, « Place d’une initiation technique dans une formation humaine complète », 229‑32.
Cf. aussi Canguilhem pour qui « la construction de la machine à vapeur » ne résulte pas de « l'application de
connaissances théoriques préalables », mais répond au « problème millénaire, proprement technique, […] de
l'assèchement des mines » (« Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Vrin, 1965, 124.).
165
Cf. aussi Kropotkine, Champs, usines et ateliers, chap. VIII: « N’est-ce pas frappant que la machine à vapeur,
même dans ses principes fondamentaux, la locomotive, le navire à vapeur, le téléphone, le phonographe, le métier
à tisser, […] et des milliers de choses moins importantes n’ont point été inventés par des professionnels de la
science [...] dans cent cas contre un, l’invention mécanique précède la découverte de la loi scientifique » (p.180181). Ou B. Russell : « La plupart des machines […] ne comporte rien qui mérite d'être appelé science... La
science proprement dite n'a pas non plus joué un grand rôle dans l'invention des chemins de fer et dans la
navigation à vapeur à ses débuts. » (L’esprit scientifique, Paris, 1947, cité in Bertrand Gille, « La notion de
“système technique” (essai d’épistémologie technique) », Culture technique, no 1 (1979): 8‑18).
164
618
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l'homme (PTM, 84). C'est ainsi que ce qui apparaît comme des traits majeurs de notre présent,
à savoir d'une part la multiplication des produits artificiels dus à la chimie moderne, d'autre
part la manipulation du vivant, ne sont pas pensés en tant que tel. Sans doute est-il plus facile,
aujourd’hui et suite aux progrès de la génétique et des biotechnologies, de considérer que la
manipulation de la matière, ou de l’énergie, n’est pas de même nature que celle du vivant.
Toutefois, on ne peut mettre cet aveuglement uniquement sur le compte de l’histoire : dès le
début du XXe siècle, la société et le législateur s’intéressaient de près à la multiplication des
nouvelles substances (en particulier dans le domaine de l’alimentation, mais pas uniquement,
puisque la question de l’innocuité des jouets, de la peinture à plomb, etc., était aussi
soulevée), tandis que la manipulation du vivant a précisément donné lieu à l’émergence de
l’écologie (scientifique et politique). Malgré cet intérêt social et administratif, les philosophes
échouaient à prendre en compte ces questions. Ainsi, en utilisant ce concept d’opérationnalité
de la science, ce courant – majeur – de la philosophie se rendait incapable de voir ce qui
sépare Galilée de Lavoisier ou Chaptal, ou ce qui distingue les lois mendéliennes de l'hérédité
de la théorie newtonienne de la gravitation universelle. Pour eux, tout cela relève en effet
d'une même « manipulation du réel » : Habermas est ainsi conduit à englober toutes ces
formes d’opérationnalité sous le concept de « sciences expérimentales ». Bien qu’il fasse
place à une spécificité des sciences sociales en distinguant – outre les sciences historicoherméneutiques – l’économie, la sociologie et la science politique en tant que « sciences
praxéologiques » (Handlungswissenschaften), il affirme en fait qu’elles poursuivent le même
but que les « sciences empirico-analytiques », c’est-à-dire la « production de savoir
nomologique », lequel « favorise [...] la substitution de la technique à l’action rationnelle et
éclairée » (CI, 145-149, 159 ; PTM, 83-88).
III.3.b.ii Machines molaires et entités moléculaires
« Qui ne distinguerait, par le seul odorat, un vidangeur, un tanneur, un chandelier, un boucher,
etc. ? [...] Une certaine quantité de ces particules volatiles qui pénètrent les ouvriers, sont
chassées de leurs corps, presque intactes avec leurs humeurs, auxquelles il est vraisemblable
qu’elles se combinent en partie. » (Brieude, 1789166)
Penser l’opérationnalité des sciences en préservant leur spécificité requiert donc de
distinguer plusieurs formes d’opérationnalité, au-delà d’une commune « maîtrise de l’étant »
ou d’une même activité instrumentale. Les limites du concept d’opérationnalité a priori de la
science conduisent à se tourner vers les sciences sociales afin d’échapper aux généralisations
abusives. On se heurte toutefois à un problème. D’un côté, il paraît abusif d’englober toutes
les modalités d’opération sous la catégorie de « mathématisation » ou de « maîtrise de
l’étant », ce qui empêche de distinguer les effets propres des innovations issues de la
166
Brieude, « Mémoire sur les Odeurs... », 51‑52; cité in Corbin, Le miasme et la jonquille, 47‑48.
619
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
physique, de la chimie ou de la biologie, voire même de l’ « ingénierie sociale ». Mais de
l’autre, il apparaît impossible d’attribuer à chaque science un type d’opérationnalité
spécifique, en particulier parce que les objets techniques sont le fruit de plusieurs sciences, et
que les sciences elles-mêmes travaillent souvent ensemble, donnant naissance à de nouvelles
spécialités (comme la biochimie, qui produit de la matière à partir du vivant, plutôt que de
« fabriquer du vivant »167 comme le fait la biologie de synthèse). Plutôt que de poursuivre
cette voie-là, nous essaierons donc de distinguer, en-deçà de la granularité propre à chaque
science, deux axes selon lesquels se déploie la production moderne. Ces axes ne sont pas
exclusifs, mais indiquent plutôt deux perspectives voire deux intentionnalités différentes.
D’un côté, la production conduit à la multiplication d’objets techniques, artificiels, qu’on
désignera sous le nom générique de « machines » – des automobiles aux pressoirs-laminoirs.
De l’autre, elle élabore et diffuse dans le « corps » social et naturel, c’est-à-dire à la fois
biologique de la population et écologique de l’environnement, une multitude de « produits »
inexistants à l’état naturel. Il ne s’agit plus là d’une production de machines ou d’outils, mais
d’entités qui s’imbriquent avec la nature, transformant celle-ci d’une manière essentiellement
différente à la transformation « mécanique » de la nature – comme le « sentait » déjà Brieude
et comme l’avait aussi perçu Arendt selon qui nous vivons davantage dans un monde
« déterminé par l’action de l’homme dans la nature » que dans un monde d’objets techniques
ou de « l’artifice humain »168. Ces entités désignent autant des « produits » ou des organismes
spécifiques que des « effets », notamment chimiques et biologiques. Le concept d’entité ne
préjuge pas du statut ontologique de l’entité en question, qui n’est pas nécessairement un
« objet », encore moins un « produit » ; les « effets », chimiques ou biologiques, renvoient
toutefois à des entités matérielles (molécules, etc.). On pourrait à nouveau reprendre, en la
transformant, la distinction du molaire et du moléculaire chez Deleuze et Guattari : d’un côté,
la production de machines et d’outils molaires, de l’autre, celle d’ « entités moléculaires »,
artificielles elles aussi, mais qui viendraient se combiner avec les molécules naturelles. « A
côté de la grande technologie des lentilles, des lunettes, des faisceaux lumineux qui a fait
corps avec la fondation de la physique », Foucault distinguait « les petites techniques de
surveillances multiples et entrecroisées, des regards qui doivent voir sans être vus » (S&P,
201). De façon analogue, nous distinguerons l’invention de l’automobile, de la radio, de
l’électricité, qui conduisent à transformer le monde technique dans lequel les hommes vivent
– ce qui pousse ceux-ci à s'interroger sur leur perception du « monde vécu » (PTM) –, des
interventions chimiques, biologiques, qui non seulement transforment le monde naturel, mais
l'inventent, le produisent ex nihilo, pour ainsi dire, et le détruisent.
167
168
Cf. par ex. Chloé Hecketsweiler, « Bolt Threads réinvente la soie et le cuir », Le Monde, 3 mai 2018.
Cf. citation en exergue ; Arendt, « Le concept d’histoire » (op.cit., 81) et supra, 2e partie, section II.5.d.
620
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Notre distinction entre machines molaires ou moléculaires n’est pas fondée sur la taille
ou l’échelle des objets, ou sur une distinction macro/micro, mais sur le fait que les premières
visent à peupler un « monde technique » tandis que les secondes constituent des interventions,
plus ou moins conscientes, sur l’environnement. Prenons le développement par l’IFREMER,
dans les années 1990, d’huîtres triploïdes, véritable être vivant artificiel, produites par
croisement entre des huîtres diploïdes « naturelles » et des huîtres tétraploïdes créées par
mutagenèse169. Selon leurs détracteurs, ces « organismes vivants modifiés » (OVM) menacent
les huîtres naturelles sur deux fronts, sanitaires et économiques : d’abord, des problèmes de
contamination génétique se posent (d’une part leur stérilité est mise en doute, d’autre part les
huîtres tétraploïdes pourraient s’échapper des écloseries) ; ensuite, elles sont soupçonnées, en
étant plus vulnérables aux épizooties, de fragiliser le milieu naturel ; enfin, arrivant à maturité
plus rapidement et n’étant jamais « laiteuses », elles conduiraient à une « concurrence
déloyale » envers les ostréiculteurs traditionnels170. Or, en l’absence de ces derniers pour
défendre les intérêts des huîtres, espèce ni sauvage ni domestique, leur environnement serait
menacé par la concurrence d’autres activités – ce qui signifierait, à terme, leur extinction.
Nonobstant la controverse sanitaire et environnementale, les huîtres triploïdes sont le résultat
de la production d’une entité vivante, laquelle menace, par le jeu du marché, la survie des
huîtres naturelles. En ce sens, ce sont bien des machines moléculaires : ces « organismes
artificiels » ne visent pas à « peupler un monde technique », mais à s’insérer dans le monde
organique.
Certes, les véhicules motorisés et la production d’électricité transforment et détruisent
aussi le monde naturel. Mais précisément, cette transformation a lieu soit en raison de leurs
effets chimiques sur l’atmosphère ou l’eau, soit parce qu’ils conduisent à des transformations
« mécaniques » de l’environnement (de l’aménagement des cours d’eaux aux revêtements en
bitume), lesquelles affectent l’écosystème, la chimie des sols, etc. En d’autres termes, la
transformation de l’environnement est due à l’émission et à la diffusion dans le corps social et
169
La ploïdie est le nombre d’exemplaires, dans une cellule, des chromosomes (un organisme diploïde, comme
l’homme, possède dans chaque cellule une paire de chromosomes). La mutagenèse est le fait d’induire des
mutations dans le génome ; les techniques anciennes ou « traditionnelles » procédaient par irradiation ou par
exposition à un agent chimique.
170
Camille Labro, « Huître ou ne pas huître », Le Monde, 21 décembre 2017. Le débat, ancien, suscita un avis de
l’Afssa en 2001. Un brevet sur les huîtres triploïdes fut déposé en 1987 aux Etats-Unis, avant que l’IFREMER
(Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer) ne commercialise ce genre d’huîtres dès 1994 (avec
une nouvelle technique en 1997). En 1999, celles-ci représentaient environ 5% de la production ostréicole
française (dix fois plus importante que la production irlandaise, 2e pays producteur européen), contre
vraisemblablement plus de 30% aujourd’hui (cf. Afssa, « Avis relatif à la présentation d’éléments scientifiques
d’appréciation de l’équivalence des huîtres Crassostrea gigas triploïdes, par rapport à des organismes diploïdes
ou “sauvages”, en vue de répondre à certaines inquiétudes des consommateurs », 23 novembre 2001; Bernard
Chevassus-au-Louis, « L’appropriation du vivant: de la biologie au débat social », Dossiers de l’environnement
de l’INRA, no 27 (juin 2000): 101; Martine Valo, « Halieutique : visite dans le berceau des huîtres « triplo » », Le
Monde.fr, 12 octobre 2015.)
621
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
naturel de produits inexistants à l’état naturel (en tout cas, à cette concentration-là, dans tel
lieu, etc.). La production de machines « molaires » conduit souvent à l’émission d’entités
« moléculaires », mais elle ne vise pas celle-ci, en premier lieu. Un fusil est un outil molaire,
duquel on escompte un effet physique, mécanique, sur les organismes ciblés. Mais si l’on
remplace, dans les munitions, le plomb par de l’acier, on escompte par là un effet moléculaire
– qui ne supprime pas l’aspect mécanique de l’acte de tirer. Cette nouvelle contrainte
technique, issue d’un progrès des connaissances, vise à préserver, entre autres, le gypaète
barbu, menacé par le saturnisme : en d’autres termes, on essaie d’éviter un effet biochimique
sur l’écosystème, on favorise la dissémination d’une substance alternative à celle du plomb 171.
D’outil molaire, le fusil devient ainsi moléculaire. Par ailleurs, on voit ici qu’il est arbitraire
d’opposer « l’action rationnelle et éclairée » à la technique, comme le fait Habermas, comme
si celle-ci ne prenait en compte que « l’efficacité » : c’est un ensemble de progrès
scientifiques et techniques qui ont permis cette évolution technique, progrès conduit, entre
autres, par des considérations éthiques (en cela, la définition wébérienne de la technique, qui
n’asservit pas son développement au seul moteur du profit, est plus juste que celle
d’Habermas).
Ainsi, notre distinction ne vise pas à différencier l’opérationnalité propre à chaque
science – ce qui requiert une épistémologie, une sociologie, une histoire propre à chacune – ;
bien que les entités moléculaires soient produites en premier lieu par la chimie ou les
biotechnologies. En effet, en partant du point de vue des entités techniques, et non pas des
sciences, nous différencions plutôt entre les entités qui visent à peupler un monde technique,
celui de l’homme, et celles qui touchent directement le corps biologique de la population et
écologique de l’environnement. En d’autres termes, on ne peut pas penser le « monde
technique », comme le font Kapp et Simondon172, uniquement comme un monde qui viendrait
s'interposer entre la nature et la culture, ou le « monde biologique » et le social – puisque ce
qu'il s'agit de penser, c'est précisément la nature et le social en tant qu'ils sont technicisés. Et
on ne peut pas non plus penser, comme le fait Habermas, ces différentes formes d'intervention
techniques uniquement sous la catégorie du « travail », qu'il soit conçu comme
« transformation de la nature » ou « spiritualisation du réel » ou même comme « activité
171
Une convention a été signée avec la fédération des chasseurs de Haute-Savoie à cette fin-ci (Richard Schittly,
« Le gypaète barbu de retour dans les Alpes », Le Monde, 3 janvier 2018. Cf. aussi ECHA, « ECHA identifies
risks to terrestrial environment from lead ammunition (ECHA/PR/18/14) », 12 septembre 2018; Stéphane
Foucart, « Les munitions au plomb menacent l’environnement et la santé », Le Monde.fr, 13 septembre 2018)
L’arsenic est parfois utilisé pour « durcir » le plomb (INERIS et Gouzy, « Arsenic... », 7.)
172
Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, 174, chap. X; Simondon, MEOT, conclusion. Le « monde
technique » n’est ni inerte, ni clôt sur lui-même. A la notion d’automate régi selon « un fonctionnement
prédéterminé », il oppose l’« ensemble des machines ouvertes » composant une « société des objets techniques » :
« Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent de la société des objets
techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre » (introduction, p.12).
622
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
orientée par une fin déterminée », c'est-à-dire comme éléments d'une même rationalité
instrumentale. Enfin, notre distinction ne prétend pas rendre compte de l’ensemble des modes
d’opérationnalité possibles, mais plutôt attirer l’attention d’une part sur l’insuffisance d’une
conception unique de l’opérativité des « techno-sciences », sur le privilège exorbitant accordé
à la physique ; d’autre part, sur la distinction entre un « monde technique » ou « sociotechnique », peuplé de machines, comme a pu le concevoir Simondon, et un « monde
naturel », biologique et environnemental, devenu de plus en plus « artificiel », qu’il convient
de prendre en compte dans sa spécificité, distinct tant du « monde technique » que de la
« nature ».
623
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.4 CONTROLER LA RATIONALITE INSTRUMENTALE PAR
LA RATIONALITE COMMUNICATIONNELLE ?
La théorie de Francfort se distingue donc d’Heidegger par le rejet de la thèse d’une
neutralité-indifférence des techniques et par l’affirmation du devoir d’évaluer les techniques,
ou du moins les projets de société qui soutiennent le développement scientifique et technique.
Elle partage toutefois avec lui la conception d’une science comme a priori opérationnelle.
Selon nous, ce concept dissimule la variété des modes d’intervention ontologiques des
sciences et des techniques. C’est pourquoi nous avons distingué deux modes distincts
d’opérationnalité, avec d’un côté les machines molaires et de l’autre les entités moléculaires.
Outre la question de l’opérationnalité, la théorie de Francfort refuse l’hypostase de la
technique. Toutefois, elle maintient une conception ambiguë de l’autonomie du progrès
technique. L’autonomie est certes niée comme étant le résultat d’une hypostase idéaliste. Mais
celle-ci est en même temps, de par sa nature, une réification : la technique s’autonomise
réellement, elle est dotée, comme la marchandise chez Marx, de sa vie propre, parce que les
hommes le croient. Bref, l’autonomie de la technique est à la fois niée et affirmée : niée parce
qu’il s’agit d’une pseudo-autonomie, qui n’est qu’un résultat idéologique ; affirmée parce que
l’idéologie possède une puissance effective qui en fait davantage qu’un simple reflet.
A partir de ces thèses générales, nous pouvons analyser la manière dont Habermas
élabore une réponse au problème de l’évaluation des techniques et de la technique en général.
Si ce problème avait été formulé par Marcuse, la réponse, fondée sur l’espoir en une
« technique nouvelle », paraissait excessivement déterminée par les bipolarités de la guerre
froide et par la distinction entre « projets de société » capitalistes et révolutionnaires. Ce
faisant, Habermas prolonge néanmoins le projet de Francfort en tentant de répondre à la
question à laquelle Heidegger ne pu jamais répondre autrement que par un projet de
« spiritualisation » : que faire face à la technique ? La réponse d’Habermas, ou du moins celle
que l’on a inféré de ses écrits, constitue ce que nous avons appelé le paradigme habermassien
de régulation des sciences. En tant que tel, il est la formulation théorique la plus aboutie du
projet de la « démocratie technique ». Popularisé en France par M. Callon et al., ce projet
avait été formulé dans les années 1970 aux Etats-Unis sous le terme de « technologie
participative », idée reprise dès 1978 en France : on créa alors la CNIL, puis, sur le modèle de
l’Office of technology asssessment institué outre-Atlantique en 1972, l’OPECST (Office
parlementaire des choix scientifiques et techniques) et le CCNE (Comité consultatif national
624
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’éthique), tous deux institués en 1983, ainsi que la Commission nationale de classement les
recombinaisons génétiques in vitro (CNCRG)173.
La spécificité de la réponse d’Habermas repose sur la distinction entre deux formes de
rationalité : instrumentale d’un côté (zweck-rational), communicationnelle de l’autre. Dès
1953, il fit grief à Heidegger d’ignorer l’existence, parallèle à « la ligne de pensée qui calcule
et rends disponible », d’une tendance communicationnelle liée à l’interprétation de la
signification. Plus tard, il l’accusa d’aplanir la Raison (Vernunft) sur l’entendement
(Verstand) et étendra cette critique à Nietzsche, Adorno et Horkheimer174. Or, selon lui, la
Modernité n’est explicable que par la « plasticité dialectique » entre ces deux formes de
rationalités – qu’on retrouve, dans TSI, sous les termes de « travail » et d’« interaction ». Il
oppose ainsi les « normes sociales » aux « règles techniques », le droit – conçu, de manière
classique, comme droit pénal175 – à l’impératif hypothétique (tel que défini par Kant), qui est
donc « sanctionné » par l’échec de l’action face au réel176. Cette distinction s’établit sur le
fond d’une analyse du capitalisme avancé qui s’appuie largement sur Marcuse (et donc
indirectement sur Heidegger) et l’école de Francfort, selon laquelle la rationalité
instrumentale envahirait progressivement et tendanciellement toutes les sphères de l’existence
sociale – bref, sur une critique de la « technocratie » ou de la « colonisation du monde vécu »
qui sera reprise par A. Gorz177. C’est pourquoi le concept habermassien de rationalité
instrumentale, bien qu’emprunté à Weber, se révèle étonnamment proche des philosophèmes
du Gestell et du Bestand. Ce qu’il reproche en effet à Heidegger – outre l’indifférence à
l’égard du champ empirique – ce n’est pas tant d'avoir aplati la diversité des sciences et des
techniques sous une même modalité d'intervention, que d'avoir cru que celle-ci constituait
l'unique forme de rationalité possible et existante. Certes, par l'usage même du concept de
zweckrational – alternativement traduit par « rationalité instrumentale » ou « activité
rationnelle par rapport à une fin » – Habermas revendique, d'une certaine façon et contre
Heidegger, le « retour » à une conception anthropo-instrumentale de la technique178.
173
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain - Essai sur la démocratie
technique (Seuil, 2001); James D. Carroll, « Participatory Technology », Science 171, no 3972 (19 février 1971):
647‑53; James C. Peterson, éd., Citizen Participation in Science Policy (Univ. of Massachusetts Press, 1984);
Jean Deutsch et al., « Pour une régulation démocratique des sciences et des technologies », Esprit, no 58/59
(10/11) (1981): 44‑47 (évoque en part. la CNIL et la CNCRG).
174
Habermas, « On the Publication of the Lectures... », 196; The Philosophical Discourse of Modernity, 133. Cf.
aussi « The Entwinement of Myth... », 22 (ci-après EME); TAC, tome 1, 353. Ci-après TAC I.
175
Habermas ne semble pas s’intéresser à la théorie du droit avant Droit et démocratie (1992). En tous cas, Le
concept du droit (1961) de Hart n’est pris en compte ni dans TSI, ni dans la TAC.
176
Voir le tableau in TSI, 24. Cette distinction entre « règles techniques » et « règles » ou « normes morales » est
reprise, en partant de Durkheim, dans TAC, tome II, 56 sq.
177
Gorz, « L’écologie... »
178
Tout comme la critique d’Heidegger n’est pas unilatérale (puisque la conception instrumentale demeure
« exacte »), Habermas n’opère pas de « retour » pur et simple, puisqu’il s’intéresse à la rationalité
organisationnelle ou sociale, et pas seulement individuelle (cf. infra, section « De Kant à Habermas, une
neutralisation et une institutionnalisation de l’impératif hypothétique »).
625
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Autrement dit, en partant des concepts sociologiques de Weber, Habermas espère échapper à
l'hypostase de la technique. Mais cette opération ne s'effectue qu'au prix d'un dualisme entre
rationalité instrumentale et rationalité communicationnelle, travail et interaction, qui constitue
l'un des fils directeurs de son œuvre179. C’est en effet en considérant la technique et la science
comme incarnation de la raison instrumentale que Habermas propose d’encadrer leur
développement par la rationalité communicationnelle, c’est-à-dire par le droit et la politique.
Une proposition théorique qui a été, depuis, institutionnalisée dans toutes les modalités de
concertation, de gouvernance et de dispositifs de démocratie participative concernant les
techniques.
III.4.a LECTURE
« IDEOLOGIE »
DE
LA TECHNIQUE
ET LA SCIENCE COMME
Or, dans les textes de la fin des années 1960, ce dualisme entre rationalité instrumentale
et communicationnelle se superpose parfaitement à une série d'autres oppositions, qui peuvent
se résumer par l'opposition centrale entre technique et politique (voir le tableau de TSI, 24).
Bien que de façon générale TSI se présente comme une critique du « modèle technocratique »
de la décision, il ne s’agit aucunement de contester la distinction entre technique et politique,
mais de contrer l’expansion croissante des techniciens en préservant la sphère du politique.
III.4.a.i La solidarité entre le décisionnisme et la technocratie
La véritable cible de ce recueil n’est pas l’idéologie technocratique, comme une lecture
hâtive pourrait le laisser croire, mais le décisionnisme. Enoncée presqu’en passant, la thèse
majeure d’Habermas consiste à montrer que la technocratie est solidaire du décisionnisme. En
s’arrogeant le monopole de la pensée rationalité, la « rationalité de la guerre froide »
condamne tout ce qui ne relève pas du champ technique – c’est-à-dire cette part de plus en
plus réduite qui constitue le politique – à l’irrationnel, c’est-à-dire à un choix axiologique non
justifié (SCIPOL, en part. 99-100 ; CI). Bien que Schmitt ou Heidegger ne soient pas cités180,
on reconnaît dans cette thèse une attaque frontale, bien qu’implicite voire dissimulée, contre
179
Ce dualisme semble être remis en cause, un instant, dans EME, 18, lorsqu’il évoque la « dynamique
théorétique interne qui constamment propulse les sciences – ainsi que l’auto-réflexion des sciences – au-delà de
la création d’une connaissance simplement exploitable de façon technologique », mais l’article lui-même est
largement construit sur l’opposition entre rationalité instrumentale et communicationnelle, et cette piste n’est pas
développée.
180
Est-ce pour éviter de « légitimer » des adversaires qu’il préférerait voir tomber dans l’oubli, ou qu’il considère
que leurs ouvrages ne sont pas à mettre dans toutes les mains ? A la suite de l’ « affaire Schmitt » initiée en 2002
par Y.-Ch. Zarka, Habermas soulignait comment ceux qui souhaitent exprimer des « aspirations nationales
refoulées depuis longtemps » libèrent leur parole en prétendant lutter contre le « politiquement correct ». Il
rappelle alors que Schmitt s’était lui aussi présenté comme « un penseur persécuté » après la guerre « alors que la
réception de son œuvre présente une continuité ininterrompue, des années 1930 jusqu'à nos jours ». Il semble
plutôt moquer l’attitude de Schmitt que déplorer sa réception, à laquelle il a participé. Cf. Jürgen Habermas et A.
Laignel-Lavastine, « Habermas entre démocratie et génétique », Le Monde, 19 décembre 2002.
626
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le « modernisme réactionnaire ». En effet, si le modèle technocratique est solidaire du
décisionnisme, la réciproque est vraie. Dès lors, la conception « irrationnelle » du politique
que constitue le décisionnisme – l’affirmation qu’en dehors des problèmes techniques, on ne
saurait trancher de façon rationnelle les différends politiques181 –, conduit inéluctablement au
dépérissement du politique, remplacé par une administration technocratique, puisque le
processus objectif de la « modernisation » conduit à une « rationalisation » croissante de
l’existence. On s’explique ainsi le reproche contradictoire aujourd’hui adressé à
l’administration en ce qui concerne l’expertise et la gestion des risques : comme l’écrit Ch.
Noiville, on l’accuse « tantôt d’agir de manière irrationnelle d’un point de vue scientifique,
tantôt, au contraire, d’établir la gestion des risques en « colloque singulier » avec les
experts »182. Ce double bind provient de cette solidarité secrète. En d’autres termes, loin de
« sauver » le politique qui serait menacé par le parlementarisme, le critère schmittien de
distinction du politique conduit immanquablement les sociétés modernes à « neutraliser » le
plus possible les champs de l’existence où celui-ci pourrait être utilisé en les « technicisant ».
Bref, le modèle technocratique reconnaît implicitement le décisionnisme comme seul modèle
possible du politique, mais ce dernier, par l’irrationalité même dont il fait preuve, se
condamne lui-même à une existence résiduelle puisque la Modernité est, par essence, un
processus de « rationalisation ». Face à cette dialectique, il ne saurait donc y avoir d’autre
option que de reconnaître l’existence d’une seconde forme de rationalité. Loin de remettre en
cause la distinction entre la technique et le politique, la rationalité communicationnelle se
pose comme seule conception rationnelle du politique, dont le véritable rival n’est pas la
rationalité instrumentale ou technique, ni même la technocratie, mais le décisionnisme. Le
débat argumenté et rationnel, historiquement et institutionnellement incarné par la sphère
publique (Öffentlichkeit) et le Parlement, constitue ainsi la condition sine qua non du politique
qui permet de supprimer l’élément irrationnel (ou irréductible à la rationalité scientifique) de
la décision.
181
Cf. par ex. SCIPOL, 99-100 : « La rationalité dans le choix des moyens va […] de pair avec l’irrationalité
déclarée des positions adoptées par rapport aux valeurs, aux buts et aux besoins […] La question se pose
aujourd’hui de savoir si ce modèle décisionniste peut encore valablement prétendre à la même validité, une fois
cette deuxième étape atteinte par la rationalisation de la domination […] Aussi est-on tenté de nos jours […]
d’abandonner au profit d’un modèle technocratique le schéma décisionniste des rapports entre savoir spécialisé et
pratique politique. Le rapport de dépendance entre le spécialiste et le politique semble s’être inversé : le politique
devient l’organe d’exécution d’une intelligentsia scientifique qui dégage en fonction des conditions concrètes les
contraintes objectives émanant des ressources et des techniques disponibles ainsi que des stratégies et des
programmes cybernétiques optimaux […] le politique ne conserve plus alors dans l’Etat technique qu’une activité
de décision tout à fait fictive ». On reconnaît ici le thème majeur de ce qu’on appelle aujourd’hui
l’ « économisme », soit la prééminence accordée aux économistes (« orthodoxes ») sur le politique.
182
Noiville, Du bon gouvernement des risques, 85. Ch.-A. Morand parle aussi de « reste politique peu normé », in
La pesée globale des intérêts. Droit de l’environnement et de l’aménagement du territoire, Genève, Helbing et
Lichtenhaln, 1996, p.XIV, cité in ibid., p.52 et 85.
627
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.4.a.ii Les sphères du social et la distinction entre technique
et politique
L’objection d’Habermas à l’encontre de la solidarité entre le décisionnisme irrationnel
et la rationalité technocratique repose fondamentalement sur la conception wébérienne de la
Modernisation comme « rationalisation », qui seule permet d’affirmer contre Schmitt que le
décisionnisme conduit inéluctablement à restreindre l’ampleur du champ politique face au
pouvoir technocratique. Or, en affirmant qu’il y a bien un processus objectif de
« rationalisation » de l’existence, Habermas est conduit à affirmer l’autonomie du progrès
technique, alors même qu’il prétend nier celle-ci en la qualifiant de résultat de l’idéologie
technocratique.
Ce qui nous intéresse ici, c’est la forte persistance du clivage entre technique et
politique. La conclusion de l’article sur la « philosophie de l'esprit » de Hegel à Iéna pousse
ce dualisme à son extrême. La « faim dans le monde » est ainsi conçue comme un problème
technique, ne dépendant que de la « libération des forces productives de la technique », par
opposition au problème politique de la « libération de la servitude et de la domination »,
lequel doit trouver sa résolution dans le « fait de dégager des normes qui puissent accomplir la
dialectique de la relation morale dans une interaction libre exempte de domination sur la base
d'une réciprocité qui est vécue sans contrainte » (TI, 210-211). Davantage qu’un exemple
rendu caduque par les travaux d’A. Sen183 ou par la critique antérieure de la « Révolution
verte »184, c’est la structure et le maintien de ce dualisme entre problèmes techniques et
politiques qui nous interpellent ici. Certes, l'excipit de l'article montre que loin de nier
l'existence d'un lien entre ces problèmes, Habermas pose cette question au centre de l'intérêt
philosophique : « c'est de ce lien que le processus de formation de l'esprit comme de l'espèce
dépend essentiellement ». Mais ce lien présuppose lui-même l’indépendance des termes, et
donc des deux types de « problèmes » – et par conséquent la distinction réelle entre les
domaines de la technique et ceux de la politique. Ainsi, il écrit que même lorsque les
problèmes de manipulation technique trouvent une « solution scientifique », des problèmes
politiques demeurent, « car le contrôle scientifique des problèmes naturels et sociaux, en un
mot les technologies, ne dispensent pas les hommes d’agir » (PTM, 87). Mais ces deux formes
de problèmes ne se posent précisément pas sur les mêmes plans : ce qui caractérise notre
situation, ce n’est pas que les problèmes techniques soient intrinsèquement politiques, mais le
fait qu’ « aujourd’hui ces questions pratiques sont [...] déterminées dans une large mesure par
183
Amartya Sen, L’économie est une science morale (La Découverte, 2003). A partir d’analyse des famines,
l’auteur montre l’interrelation entre droits politiques et droits sociaux, politique et économie : en clair, que la
« faim dans le monde » n’est pas un « problème technique », mais politique.
184
Cf. le chapitre sur « la faim dans le monde » in Agata Mendel, Les Manipulations génétiques (Seuil, 1980),
300‑306.
628
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le système des réalisations techniques » (ibid.). En d’autres termes, la distinction entre deux
modes de rationalité n'est pas seulement de nature théorique et abstraite: elle sert elle-même
de critère à la séparation réelle de domaines séparés de l'existence sociale, conçus comme
chacun dotés de leur autonomie propre, c'est-à-dire de leurs propres règles de fonctionnement.
C'est précisément cette séparation qui impose l'impératif de trouver une « traduction »
entre le domaine de la vie technique et scientifique et celui du « monde vécu » (PTM). Cette
séparation n'est pas que binaire; elle conduit au contraire à une fragmentation du social en
domaines spécialisés et autonomes, dont on pourrait « analyser les relations de façon
autonome » et pour lesquels se développent, à chaque fois, une science sociale spécialisée
(PTM, 86-87). En d'autres termes, le dualisme principal entre rationalité instrumentale et
communicationnelle est redoublé par une fragmentation du social en domaines séparés,
chacun doté d'une autonomie systémique propre. On aurait ainsi d’un côté le droit, de l’autre
l'économie, la culture, etc., chaque domaine pouvant sans doute être subdivisé, comme autant
de champs, dirait Bourdieu. Il serait facile de critiquer ces pages au motif qu’on aurait
amplement démontré l’interrelation entre ces « champs » (nul n’ignore que l’économie est
institutionnalisée par des processus et des formes juridiques, et qu’inversement le droit
comporte des conséquences économiques et peut même être théorisé en termes économiques,
comme le fait le courant law & economics). Mais ces travaux interdisciplinaires ne remettent
pas en cause l’idée, en tant que telle, d’une autonomie de ces domaines, qu’il faut bien sûr
concevoir comme autonomie relative – l’idée que la science possède une logique propre,
distincte de celle à l’œuvre dans la sphère juridique185.
Dans TSI, Habermas hésite encore entre deux conceptions rivales. Tantôt, il refuse
d’utiliser la distinction entre les deux modes de rationalité pour ranger les différentes sphères
du social selon leur appartenance à l’un ou l’autre de ces modes. Si la fragmentation du social
est interprétée comme un effet de la « rationalisation » (c’est-à-dire de l’expansion de la
rationalité instrumentale), dès lors qu’il y a réflexivité, il y a selon Habermas rationalité
communicationnelle. C’est pourquoi les « sciences praxéologiques » ou « nomologiques »
(l’économie, la sociologie, les sciences politiques) peuvent poursuivre un « intérêt
émancipatoire » (CI). Tantôt, au contraire, il structure le social selon le type de rationalité mis
en œuvre (TSI, 24). Toutefois, la seconde option semble déjà l’emporter dans ce recueil ; on
185
Cf. la comparaison du droit et de la science in Bruno Latour, La fabrique du droit : Une ethnographie du
Conseil d’Etat (La Découverte, 2004), chap. V. Mais s’il pousse, dans cet ouvrage, l’autonomie respective de ces
deux « sphères », il indique aussi des zones d’interférence où les deux logiques s’hybrident. Cette tension est la
signature de son œuvre: ainsi, il évoque quelque part les « fautes de catégorie » (ce qui rappelle la théorie des
ordres de Pascal), mais ne cesse d’insister sur les zones hybrides et de lutter contre le dualisme (« Il n’y a pas une
seule situation empirique dans laquelle l’existence de deux agrégats cohérents et homogènes, par exemple la
« technologie » et la « société », aurait un sens », in Changer de société..., 109., etc.).
629
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
verra qu’elle finit par éclipser complètement la première dans la Théorie de l’agir
communicationnel (TAC).
III.4.a.iii Domination et conditionnement
La distinction entre rationalité instrumentale et communicationnelle est ce qui permet à
Habermas d’avancer l’hypothèse d’une tendance dystopique selon laquelle la domination
s’effacerait au profit d’un conditionnement des comportements (TSI, 65 sq.). Souvent
assimilée à une critique de gauche de la société de consommation, la crainte du Meilleur des
mondes est en réalité un leitmotiv du XXe siècle qui constitue le cœur de la « critique de la
culture » en général (post-marxiste ou conservatrice). En sus, on verra que cette critique a
paradoxalement été mobilisée afin de défendre la société de consommation et la « liberté » du
consommateur186. Souvent liée à une critique de la statistique, du « traitement mathématique
du réel », de l’informatique et de la publicité, on la retrouve chez les situationnistes ; chez H.
Arendt ; voire chez Foucault qui se laisser aller à comparer « chaque individu » à « un cas
contrôlé par IBM »187. Cette idée perdure aujourd’hui chez N. Bobbio, E. Traverso ou A.
Rouvroy – ce qui, d’ailleurs, souligne la fragilité relative de l’argument : en traçant une
rupture essentielle, il est constamment obligé d’être rejoué, le big data et la « raison
algorithmique » jouant le rôle naguère dévolu à la publicité ou aux premiers ordinateurs188.
Historiquement, cette crainte est liée à l’avènement des régimes totalitaires et à l’émergence
de médias de masse et de la société de consommation. A la fin du XIX e siècle, la Psychologie
des foules de G. Le Bon stigmatisait le caractère irrationnel des comportements de masse –
argumentation reprise et transformée par Arendt189. La critique du conditionnement va de pair
avec la stigmatisation du conformisme des « masses », dont le comportement est
186
Cf. infra, section III.4.b.ii.
Collectif, Internationale situationniste; « M. Foucault. Conversation sans complexe avec le philosophe qui
analyse les « structures du pouvoir » (n°242) », in Dits et Ecrits, vol. III (1978; Gallimard, 1994), 670. Pour H.
Arendt, cf. infra, note 189. Cette comparaison de Foucault va bien sûr à l’encontre de toute sa théorie.
188
N. Bobbio évoque l’utilisation administrative de l’informatique qui conduirait à contrôler les individus sans
qu’ils ne le sachent. Selon A. Rouvroy, « le citoyen devient un consommateur », « le but » étant de « contourner »
la réflexion individuelle : « Le calcul remplace le processus de sens et de jugement ». Citant G. Anders et Adorno,
E. Traverso évoque une nouvelle « menace totalitaire » qui effacerait « la politique par un processus global de
réification du monde » : « toutes les relations sociales » deviendraient « marchandes », « le marché » façonnant
« nos comportements et nos désirs » ; « nous devenons des appendices du monde de la marchandise », constat
déjà effectué par Debord (Norberto Bobbio, Le futur de la démocratie (Seuil, 2007), 100 (chap. IV); Enzo
Traverso, Les nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2017), 127‑28; Antoinette Rouvroy, « À mon sens,
Zuckerberg est dépassé », L’Echo, 26 mars 2018.).
189
De façon typiquement heideggérienne, Arendt oppose « l’action » des « quelques-uns » au « comportement »
trop rationnel des « grands nombres », facilité par la « statistique » et le « traitement mathématique du réel ». Elle
effectue un rapprochement entre les « grands nombres, responsables du conformisme, du behaviorisme et de
l’automatisme » et l’opposition entre la « civilisation hellénique » et la « civilisation perse » : « les actions ont de
moins en moins de chance de refouler la marée du comportement de masse […] L’uniformité statistique n’est en
aucune façon un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société » (Condition
de l’homme moderne, 81‑82; sur la conception du « grand homme » chez Heidegger, cf. aussi Goldmann, Lukács
et Heidegger (en part. p.67-69)).
187
630
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
alternativement conçu comme irrationnel (G. Le Bon) ou au contraire « trop » rationnel (H.
Arendt). C’est donc au nom de la liberté individuelle et de l’autonomie du sujet bourgeois
qu’Arendt comme Marcuse s’attaquent au conformisme ambiant190. Cela n’est pas sans ironie:
Mirabeau, l’un des premiers à utiliser le mot « civilisation » en français, désignait par-là le
« procès de ce que l’on dénommait jusqu’à lui la « police », un acte tendant à rendre l’homme
et la société plus « policés », l’effort pour amener l’individu à observer spontanément les
règles de la bienséance et pour transformer dans le sens d’une plus grande urbanité les mœurs
de la société »191. Alors que le XVIIIe siècle conçoit le conditionnement comme un procès
d’adoucissement des mœurs et de suppression de la violence individuelle, la critique
culturelle du XXe siècle – à l’exception de N. Elias – y voit la confiscation de la liberté
individuelle. A la crainte éprouvée face à la « société de masse » qui semble réduire à néant
l’émancipation individuelle obtenue par le passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft ; à la
terreur totalitaire, il faut ajouter, pour expliquer cette critique nouvelle du conditionnement,
outre le « paradigme cybernétique » de la guerre froide, la concomitance du projet
behavioriste qui trouvait une incarnation technico-commerciale dans la publicité subliminale.
Celle-ci suscita une brève controverse à la fin des années 1950 aux Etats-Unis. Après diverses
tentatives d’interdiction, la National Association of Broadcasting décida de l’exclure tandis
que V. Packard expliquait qu’on conditionnait les soldats américains en Corée192. La
réitération de ces craintes concernant la société de masse et la rationalité désormais
« algorithmique » peut conduire à les mettre sur le compte d’une certaine distanciation, sinon
d’un mépris, de la « culture élitiste » vis-à-vis de la « culture populaire » – ce qu’elles sont
indubitablement, étant en cela un phénomène typiquement « moderniste »193. On ne saurait
pourtant les réduire à une marque de différenciation culturelle ni simplement à une nostalgie,
sentiment « universel ». Ceci conduirait d’abord à déshistoriciser cette critique et donc à
s’empêcher de prendre en compte l’évolution de la sphère médiatique et des techniques de
conditinonement, et ensuite à ignorer l’importance primordiale de cette critique en ce qu’elle
conduit à penser le pouvoir sous une autre forme que celle de la loi, du sujet de droit et du
droit pénal.
Chez Habermas, cette thèse du remplacement tendanciel de la domination par le
conditionnement s’insère d’abord dans sa thèse d’une disparition de l’espace public bourgeois
sous les effets des mass medias194. Cette critique fut sans doute influencée par Gramsci. Selon
190
Arendt, op.cit.; Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology »; L’homme unidimensionnel.
Benveniste, « Civilisation », 339 (nous soulignons).
192
Kenneth Lipartito, « Subliminal Seduction: The Politics of Consumer Research in Post–World War II
America », in The Rise of Marketing and Market Research (Palgrave Macmillan, 2012), 215‑36.
193
Cf. les remarques d’Anderson, Les origines de la postmodernité.
194
Habermas, L’Espace public; id., « “L’espace public”, 30 ans après », Quaderni, no 18 (1992): 161‑91.
191
631
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ce dernier, le pouvoir médiatique rendait nul et non avenu la liberté individuelle de voter, ce
qui conduisait à la thématisation de l’hégémonie culturelle comme préalable à la domination
politique d’une classe et par suite à la nécessité de construire des « contre-médias »195. Dans
TSI, elle s’insère aussi dans la critique de la notion de « lutte des classes ». Aussi, si
Habermas n’exclut pas des « réactions violentes » du « système » incompatibles avec la
« démocratie formelle » (TSI, 53), l’horizon général demeure l’abandon de la perspective
révolutionnaire (ibid.), l’idée que la « conscience technocratique » remplace l’idéologie
bourgeoise et enfin que le conditionnement technique se substitue à la domination politique
(TSI, 48-49, etc.). D’abord présentée comme objectif et condition nécessaire de la politique
technocratique (TSI, 42), la « dépolitisation » devient, plus loin, un fait acquis des sociétés
contemporaines, voire un effet, précisément, de la technocratie (TSI, 46, 58) – qui ne serait
remis en cause que par les mouvements étudiants (TSI, 70-74). Couplées à son tournant
réformiste, il n’est pas étonnant que ces thèses aient été controversées. Comment parler de
« dépolitisation » à ce moment-charnière de la guerre froide ? Comment écrire que le
conditionnement technocratique se substituait peu à peu à la domination politique alors que la
répression des mouvements sociaux (et pas simplement étudiants) s’aggravait dans le monde
entier196 ? Dès 1973, le coup d’Etat de Pinochet aurait du conduire à prendre acte de la
coexistence entre une « conscience technocratique », manifestée par les Chicago Boys, le
conditionnement technique et des « réactions violentes » du système, qui constituaient
précisément des réponses à la politisation de la société chilienne. Le forçage opéré par
Habermas n'est nulle part aussi évident que lorsqu'il dresse une liste des nouvelles techniques
de conditionnement psychocorporel, parmi lesquelles il place les « techniques anti-émeutes »,
ces moyens si ordinaires de la répression policière (TSI, 65-66). Sitôt mise sous presse, la
thèse d’Habermas est démentie ; son caractère invraisemblable ne peut s’expliquer que par la
volonté de s’émanciper du marxisme. Rétrospectivement, que ce soit chez Habermas – ou
chez Foucault – cette idée d’un conditionnement des masses paraît être le résultat d’une sousestimation majeure (outre de l’influence des médias197) de l’importance continue des modes
les plus classiques de répression (à commencer par celle exercée par le droit pénal par la
crainte du chômage, cet « aiguillon de la faim » évoqué par D. Defoe, J. Bentham, Marx et
195
Cf. par ex. A. Gramsci, « La volonté des masses », in Ecrits politiques, III (1925; Gallimard, 1980), 186‑92.
Pour une vision globale, cf. Suri, Power and Protest. Ajoutons qu’en RFA, 1968 marque la création de la
Fraction armée rouge et 1970 la première loi au monde sur les données personnelles, promulguée par la Hesse
alors que le Bundestag débat d’une loi (Larry Frohman, « Population Registration, Social Planning, and the
Discourse on Privacy Protection in West Germany », Journal of Modern History 87, no 2 (juin 2015): 316‑56.).
197
Cf. l’auto-critique ambiguë d’Habermas en 1989 : s’il prend acte de sa conception simpliste des médias, il
affirme que la culture bourgeoise et la « contre-culture », constitutives de l’espace public, auraient simultanément
disparues, pour ensuite souligner l’existence d’ « institutions alternatives » (parmi lesquelles les « médias
indépendants »). Cf. Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », 167, 185.
196
632
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Polanyi198). L’erreur du diagnostic ne doit toutefois pas masquer l’intérêt théorique de cette
substitution. La relation inverse entre domination et conditionnement conduit en effet à
préciser la distinction entre rationalité instrumentale et communicationnelle. Il ne s’agit pas
de distinctions statiques de domaines spécialisés de la vie sociale, mais au contraire d’une
séparation dynamique : l’une ne progresse qu’au détriment de l’autre. Or, Habermas limite la
sphère de l’activité libre au domaine communicationnel, c’est-à-dire – dans TSI199 – à la
sphère de la domination politique. Le paradoxe n’est qu’apparent : c’est seulement dans celleci, et non dans la sphère technique du conditionnement, que l’émancipation peut avoir lieu.
On retrouve une argumentation analogue chez Arendt, lorsqu’elle distingue entre
espace privé (la maison), social et politique. Considérant que l’égalité ne pouvait s’imposer
que dans l’espace politique, et non social (et encore moins privé), elle a soutenu que « la
« déségrégation » ne [pouvait] rien faire de plus que d’abolir les lois imposant cette
discrimination » ; qu’ « elle ne [pouvait] pas abolir la discrimination et contraindre la société
à l’égalité, mais [qu’elle pouvait] et [devait] contraindre à l’égalité le corps politique ». Cette
logique douteuse l’a conduite à prétendre que l’abrogation des lois raciales sur le mariage
était « plus importante » que la déségrégation scolaire, laquelle consisterait – si elle était
imposée, et pas seulement permise – en une atteinte au « droit à la libre association, et donc à
la discrimination », car « l’égalité est au corps politique » ce que la « discrimination [est] à la
société ». On ne doit pas plus contraindre la société à la déségrégation scolaire qu’on ne
devrait m’interdire, « en tant que Juive [de] passer mes vacances dans la seule compagnie de
Juifs », ou interdire un centre de vacances d’être réservé « à ceux qui ne désirent pas
fréquenter de Juifs pendant leurs vacances »200. Si nous citons ce texte désuet et ancien
d’Arendt, c’est pour souligner ce partage entre un espace politique, où l’émancipation doit
avoir lieu, et un espace social, privé, ou encore, chez Habermas, technique, où le politique
doit être exclu. C’est précisément cette distinction qui fut contestée par les mouvements de
droits civiques, féministes ou/et homosexuels, voire écologistes, avec le slogan « tout est
politique ».
Le projet émancipateur de TSI se déploie selon une double ligne : d'une part, renforcer
la transparence dans la sphère politique de la rationalité communicatrice ; d'autre part, limiter
au maximum l'extension de la rationalité technique et instrumentale en dehors de ses
« domaines » réservés et en tout cas réguler celle-ci. Il s’agit donc de doubler, à chaque fois,
198
« Comme la force de la sanction physique [la faim] est suffisante, l’emploi d’une sanction politique serait
superflu » (Bentham, Observation on the Poor Bill, 1797, cité in Polanyi, op.cit., 177, chap. X.)
199
On ne s’intéresse ici qu’au rapport domination/conditionnement tel qu’exprimé dans le recueil TSI. Dans la
TAC, l’agir communicationnel ne se réduit bien sûr pas au politique, qui constitue au contraire un domaine majeur
de l’agir stratégique (cf. entre autres chap. III et tableau n°16, p.337).
200
Toutes ces citations sont extraites de Hannah Arendt, « Réflexions sur Little Rock », in Penser l’événement
(1959; Belin, 1989), 233‑48. L’article suscita évidemment la controverse.
633
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la rationalité instrumentale par son alter-ego communicationnel en formant ainsi les
conditions d'une communauté intersubjective dialogique, réfléchissant sur les conditions
techniques dans lesquelles elle prend pied. Ce faisant, le clivage entre technique et politique
est renforcé et aggravé, ce qui conduit à l’échec prévisible du projet.
III.4.a.iv Conclusion provisoire
On constate ainsi une étroite imbrication des thèses d’Habermas dans TSI, ouvrage dans
lequel l’ennemi jamais nommé, Schmitt, vole le premier rôle à l’adversaire déclaré, la
technocratie. En premier lieu, la critique de la solidarité cachée du décisionnisme et du projet
technocratique l’amène à postuler une nécessaire rationalité communicationnelle, qui seule
pourrait permettre de préserver la vie politique. Mais cette critique, loin de remettre en cause
la distinction entre technique et politique, vise précisément à la consolider. Le dualisme entre
les deux formes de rationalité est redoublé par une fragmentation du social en sphères
séparées, laquelle est thématisée comme le résultat nécessaire du processus de
« rationalisation » ou de modernisation. Enfin, si Habermas déclare constater une tendance au
remplacement de la domination politique par le conditionnement technique, celle-ci a pour
effet de poser comme impératif moral et politique la défense, d’une part, des domaines où la
rationalité communicatrice peut encore s’exercer, et d’autre part conduit à affirmer que
l’émancipation ne peut se jouer que dans ces seuls domaines – et non dans celui, « neutre »,
de la technique. Dès l’incipit de TSI, Habermas avait posé comme projet celui de répondre à
l’ « impasse » de Marcuse concernant le projet d’une « autre » science et d’une « autre »
technique. Il affirmait donc une nécessaire évaluation, politique et morale, des techniques.
Toutefois, la façon dont il propose de la mettre en œuvre, à savoir en opérant une scission
entre la rationalité instrumentale et communicationnelle, a comme résultat paradoxal, comme
on le montrera, de réifier les technosciences.
III.4.b LA « DEMOCRATIE
TECHNIQUE
TECHNIQUE PAR LA POLITIQUE
?
»:
ENCADRER
LA
Le projet de « démocratie technique » élaboré par Habermas n’était encore, dans TSI,
qu’à l’état d’ébauche. Habermas demeurait tenté par l’idée d’une simple « traduction » du
domaine technique au « monde vécu » (PTM). Une telle « traduction » ne résolvait en rien le
problème posé, à savoir celui concernant l’orientation du progrès. Aussi Habermas
s’intéressait-il, outre au projet d’une « traduction », à deux projets politiques distincts : la
délibération politique dans le cadre des conditions techniques données d’une part ;
l’élaboration d’une politique de la recherche d’autre part. L’analyse de ces projets montrera
qu’Habermas ne peut qu’entériner l’état de fait, se heurtant ainsi à la critique de Marcuse.
Cela nous amènera à nous intéresser, de nouveau, au conditionnement, mais cette fois-ci sous
l’angle de la gouvernementalité des conduites. Ce focus est nécessaire, dans la mesure où il
634
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
est central tant pour la « démocratie technique » que pour la « crise environnementale » : si la
« conversion spirituelle » paraît une réponse insuffisante, c’est parce que la détermination des
conduites ne peut s’opérer au seul plan individuel. Elle doit faire l’objet d’un débat politique,
seul apte à légitimer qu’on puisse forcer les individus à être libre.
On distinguera deux modèles : la conception habermassienne, qui prétend échapper au
conditionnement en limitant celui-ci par le débat démocratique, dans la sphère politique ; la
conception « libérale », portée par les économistes, selon laquelle ils « objectiveraient » les
choix « réels » des agents économiques afin de s’opposer à un conditionnement « totalitaire ».
A ces deux conceptions, nous opposerons d’une part, la prise en compte de la réalité du
conditionnement et de la gouvernementalité des conduites ; d’autre part, la nécessité de porter
le débat sur le plan technique afin précisément de contester aux « experts » leur prétention à
refléter la « volonté des masses ». Nous montrerons enfin que l’impossibilité pour Habermas
de répondre au « coup d’Etat permanent » de la science oblige à éclaircir les rapports entre la
technique et la rationalité instrumentale, et donc aussi à problématiser la « Modernité ». On
analysera d’abord les notions de rationalisation du travail, d’automation, de bureaucratisation
et de fragmentation du social en sphères distinctes, en montrant les liens qu’elles entretiennent
ensemble, avant d’approfondir cette dernière question par une lecture de la Théorie de l’agir
communicationnel (TAC). On montrera alors la solidarité de la thèse de la différenciation
fonctionnelle de la société et de l’opposition entre rationalité instrumentale et
communicationnelle et les limites de cette conception, en nous intéressant notamment aux
rapports entre la loi et les normes techniques, point aveugle de la philosophie politique
contemporaine mais aussi, en grande partie, de la doctrine juridique.
III.4.b.i Le double projet d’une « démocratie technique » chez
Habermas
La TSI suggérait deux projets politiques distincts. D’une part, en effet, il s’agissait de
délibérer de questions politiques dans le cadre des conditions techniques données201. Une telle
approche ne consiste pas à s’interroger sur la légitimité d’une technique déterminée mais à se
demander ce qui est politiquement désirable eu égard à ce qui est techniquement possible.
Elle revient si peu à mettre en question la légitimité du progrès technique qu’elle conduit au
contraire à considérer celui-ci comme ouvrant vers de nouvelles possibilités existentielles
(sociales et politiques), dont l’homme pourrait avoir tort de se priver – ce qui n’implique pas
qu’il doive nécessairement les mettre en œuvre. On pourrait dire de ce projet qu’il est celui
201
Cf. par ex. PTM 88 : « on entendra par « démocratie » les formes institutionnelles garanties d’une
communication universelle et publique qui est consacrée à la question pratique de savoir comment les hommes
peuvent et veulent vivre ensemble dans le cadre des conditions objectives déterminées par le pouvoir
immensément accru dont ils disposent sur les choses » (nous soulignons).
635
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’une émancipation dans le cadre de la technique. Concrètement, cela signifie par exemple
qu’étant donné les possibilités actuelles dans le domaine de la biologie de la reproduction, on
se demandera comment mettre en œuvre les techniques de PMA (procréation médicalement
assistée). S’il ne légitime pas d’entrée de jeu l’idée de s’affranchir des limites « naturelles »,
« biologiques » et surtout morales par la technique, ce projet pose toutefois la nécessité de
débattre de ces questions202.
D’autre part, il s’agit d’élaborer une politique de la recherche afin d’orienter le progrès
technique (PTM, 92-95). Consacré par de nombreux textes de l’ONU, dont la Charte suscitée
(art. 26), ce projet présuppose l’abandon d’une conception unilinéaire et automatique du
progrès. Il s’appuie aussi sur l’idée que l’innovation découle directement de la recherche,
c’est-à-dire sur le concept de « technosciences » ; quoique celui-ci puisse être remis en cause,
comme nous l’avons montré, on peut ici le considérer comme une description adéquate grosso
modo. Malgré la critique de l’hypostase de la technique, Habermas ne parvient pourtant pas à
se défaire complètement de la conception d’un progrès unilinéaire : il postule en effet, suivant
Weber, la nécessité d’un processus de « rationalisation » lié à la Modernité. Distinguons donc
deux plans concernant le thème de l’autonomie du progrès : celui de la R&D qui peut
s’orienter dans telle ou telle direction, viser telle ou telle fin, s’effectuer davantage dans tel ou
tel domaine ; et celui d’une pure rationalisation technique, qui, quelle que soit l’orientation
choisie, demeure. Le reproche adressé par Habermas à Marcuse se retourne contre lui-même :
« la structure propre au progrès scientifique et technique serait donc maintenue, seule les
valeurs directrices changeraient [...] Ce qui serait nouveau, ce serait la direction de ce progrès
lui-même, mais la rationalité comme critère resterait quant à elle inchangée » (TSI, 16).
Habermas n’établit pas de distinction claire et nette entre ces deux projets (PTM, 95).
On pourrait soutenir qu’ils sont liés dans la mesure où les deux préfigurent une « démocratie
technique ». S’il peut être tentant, en effet, d’assimiler le premier projet à ce que Callon
appela le « modèle de l’instruction publique » opposant les experts aux profanes203, tandis que
le second s’approcherait davantage d’un modèle participatif, ce serait oublier que la
délibération dans le cadre de conditions techniques données s’effectue y compris au sein des
instances participatives. Toutefois, comme nous l’avons vu, Habermas essaie d’articuler la
distinction entre technique et politique plutôt que de la remettre en cause : sa théorie permet
de débattre sur ce qu’il convient de faire étant donné les conditions techniques objectives,
ainsi que d’orienter le progrès technique, mais ne remet pas en cause le caractère apolitique de
la rationalité instrumentale. Dès lors, la rationalité communicationnelle est extérieure aux
202
Cf. par ex. Marion Rousset, « En 2018, vous pourrez contribuer à la fin du patriarcat grâce au philosophe
Thierry Hoquet », Le Monde.fr, 28 décembre 2017.
203
Michel Callon, « Des différentes formes de démocratie technique », Annales des Mines-Responsabilité &
Environnement, no 9 (janvier 1998): 63‑72.
636
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sciences et techniques : elle ne sert qu’à encadrer celles-ci, du dehors204. Dès lors, le droit et
la délibération politique ne peuvent plus que limiter à la marge, de l’extérieur, la rationalité
instrumentale. Le droit est alors intrinsèquement « en retard » sur l’évolution technique,
laquelle, en raison de la fragmentation même du social en sphères autonomes distinctes,
bénéficie de sa propre autonomie205. La critique habermassienne de l’hypostase de la
technique rate son but. En effet,
si la technique n’est pas transcendante, si son
fonctionnement est bien dépendant d’arrangements économiques, juridiques et politiques, le
cœur de la technique – c’est-à-dire la rationalité instrumentale – demeure indemne et
intouchable. Le « Mécanisme » de Carlyle poursuit sa trajectoire à peine déviée. Selon cette
conception, la question politique et éthique du développement scientifique et technique ne
trouve comme seule réponse que le magistère bioéthique : tout ce que l’on peut faire, c’est
interdire certaines techniques, freiner certaines recherches, c’est-à-dire fixer des bornes. On
entérine alors l’idée que ces bornes seront nécessairement franchies, fût-ce illégalement ou
surtout dans un autre pays.
Cette critique conduit à distinguer les deux projets politiques énoncés par Habermas :
car si le premier – la délibération de questions politiques dans un cadre technique déterminé –
s’expose entièrement à cette critique, le second – la détermination d’une politique de la
recherche – peut au contraire affirmer la robustesse de l’encadrement de la rationalité
instrumentale par la rationalité communicationnelle. La raison est claire : le premier projet, en
présupposant un cadre technique déterminé, s’appuie sur une conception unilinéaire du
progrès scientifique et technique ; le second, au contraire, éclaire le fait que la recherche
scientifique est confrontée à un certain nombre de choix, d’orientations et de priorités,
desquelles dépendent les découvertes et les innovations. On peut décider d’investir dans le
solaire, ou le nucléaire ; améliorer le moteur diesel ou développer un moteur électrique, etc.
Dès lors, le droit et la politique ne semblent plus être « en retard » sur le développement
scientifique et technique, mais participent au contraire de son orientation. Cette objection
reste cependant fragile : s’il faut établir une politique de la recherche (fût-ce celle
d’abandonner tout choix aux marchés, ce qu’aucun Etat n’a fait jusqu’à présent), celle-ci
demeure limitée dans ses choix. Ce cadrage préalable des choix possibles est dû à deux
phénomènes : l’état des connaissances scientifiques et des possibilités techniques et les
processus de path-dependency et de lock-in mis en lumière par les économistes. L’analyse de
ces derniers insiste sur l’histoire des choix effectués : il ne s’agit pas, en effet, d’effectuer un
choix abstrait, dans l’instant, mais de s’insérer dans une suite de choix, lesquels rendent par la
204
Nous reformulons ici l’idée que nous avions exprimée dans « Le droit comme fabrique du réel ».
Une telle conception du « coup d’Etat permanent » de la science réduit le droit à « des questionnements
répétitifs auxquels il [est] difficile d’apporter des réponses » : l’échec de la régulation est en effet acté dès le
départ. Cf. Hermitte, « Qu’est-ce qu’un droit des sciences et des techniques ? »
205
637
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
suite certaines options plus coûteuses que d’autres206. Ainsi, à mesure que le nucléaire est
développé, il est amélioré et peut paraître plus efficace qu’une technologie qui n’a fait l’objet
que de très peu de recherches, comme le solaire – et cela, nonobstant les phénomènes de
corporatisme depuis longtemps identifiés207, qui rendent les coûts d’abandon d’une filière plus
grande encore (en termes d’emplois, etc.). Dès lors, si la technique n’est pas entièrement
autonome, le développement technique est soumis à une certaine inertie. Complexes, les
changements d’orientation n’en sont pas moins possibles : par exemple, la sévérité accrue des
normes juridiques limitant la pollution des moteurs conduit de nombreux observateurs à
prédire la fin du diesel, voire du moteur thermique en général 208. Ainsi, en décidant des
orientations générales, la politique de la recherche demeure tributaire des choix économiques,
techniques, scientifiques et politiques antérieurs. Mais elle ne fait pas que dépendre de ceux-ci
et du cadrage préalable que ces choix ont instauré : elle s’expose entièrement au reproche
adressé par Marcuse à la logique standard, non-dialectique : « toute réalité établie lutte contre
la logique des contradictions – elle favorise les modes de pensée qui soutiennent les modes de
vie établis, elle favorise les formes de comportement établies qui les renouvellent et les
perfectionnent » (HU, 166). Le modèle habermassien d’élaboration d’une politique de la
recherche renforce et approfondit l’ordre établi : il ne peut que considérer comme
« irrationnel » des changements d’orientation brutaux ou complexes dans la mesure où le coût
de tels changements paraîtra excessif. Mais la crise environnementale rend au contraire
l’absence de transition importante coûteuse, les économistes et les politiques étant alors
conduits soit à dissimuler ces coûts soit à parer au plus urgent par des mesures partielles et
aussi inefficaces que ne l’ont été à un moment donné les mesures de dévaluation de la
monnaie.
Que ce soit la politique de la recherche ou la délibération dans le cadre de conditions
techniques déterminées, les deux projets politiques proposés par Habermas prennent pour
acquis ce qui constitue la technique et la science. Si la notion de progrès unilinéaire est
critiquée comme découlant d’une hypostase de la technique, ce qui constitue les domaines
propres des techno-sciences n’est jamais remis en cause. De même, bien que Habermas
critique le réductionnisme technocratique qui fait passer des questions politiques pour des
206
Ces processus font l’objet d’une vaste littérature. Cf. Cowan, « Tortoises and hares ». Un exemple classique
concerne le clavier AZERTY : la disposition des touches, non optimale, avait été choisie afin de répondre aux
contraintes propres d’une machine à écrire. Sur l’avantage acquis par la chimie en Allemagne: Marschall,
« Consequences of the Politics of Autarky... »
207
Lukács, Histoire et conscience de classe, 132‑33.
208
Ces normes sont d’autant plus difficiles à contrer par les lobbies qu’elles proviennent également des
municipalités, peu sensibles aux arguments des « emplois menacés ». Une étude du Boston Consulting Group
(BCG) prédit ainsi qu’à l’horizon 2021, « l’optimisation des moteurs à combustion interne aura atteint ses limites
économiques » (ce qui constitue une exagération indubitable, qui ne prend pas en compte, par exemple, les
marchés de pays moins sévères, notamment en Afrique). Cf. Normand, « Automobile: le crépuscule... »
638
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
problèmes techniques, il demeure dépendant de l’idée selon laquelle certains problèmes sont
de nature technique, d’autres politiques. A cet égard, Habermas est en retrait par rapport à
Marcuse qui ne cesse de souligner le caractère intrinsèquement politique de la technique et la
nécessité, pour la « logique dialectique », d’appréhender « le monde comme un univers
historique où les faits établis sont l’œuvre de la praxis historique » (HU, 165)209.
III.4.b.ii Conditionnement et gouvernementalité : le soja OGM
« En déterminant quel niveau de réchauffement climatique il faut tolérer, [le prix Nobel
d’économie] M. Nordhaus endosse la position d’arbitre entre des choix de société ; il
remplace la délibération et la décision politique par le calcul économique […] le GIEC
appelle à des transitions sans précédent […] Cela vaut aussi pour l’aspect intellectuel. Il
faudra une nouvelle science économique pour accompagner la transition » (A. Pottier,
2018210)
Dans la mesure où la technique constitue une forme de domination – que Habermas
appelle « conditionnement » – le politique ne peut être considéré comme extérieur à la
technique. L’intérêt même d’opposer une autre modalité de pouvoir que la notion classique de
domination disparaît faute d’une telle prise en compte. S’il y a effectivement un
conditionnement – c’est-à-dire un mode de gouvernementalité des conduites qui échappe au
modèle juridique de l’obéissance à la loi –, il faudrait montrer comment celui-ci est mis en
place, dans quelles conditions politiques, par le biais de quelles techniques et sciences et avec
quels outils juridiques. Trente ans après la publication de L’Espace public, la réflexion
d’Habermas à ce sujet se limite encore essentiellement au pouvoir médiatique 211. Mais on ne
peut présupposer que le conditionnement relève de la sphère technique, de l’agir et de la
rationalité instrumentale, par opposition à la domination, mode d’exercice du pouvoir dans la
sphère politique exposé, en tant que tel, à la délibération. Il faut au contraire une histoire
politique des techniques de conditionnement, une analyse générale qui montrerait qu’une telle
forme de gouvernementalité ne passe pas uniquement par des dispositifs techniques, ni ne
relève simplement d’une rationalité instrumentale, mais est au contraire déterminée par la
rationalité communicationnelle, dépendant, dans sa mise en œuvre, d’une multitude de débats
juridico-politiques, économiques, sociaux, culturels et moraux. Une telle analyse
transdisciplinaire est la condition de possibilité de la réalisation d’une « démocratie
technique et environnementale ».
Sans considérer que le conditionnement se substitue complètement à la domination,
notre analyse s’appuie sur le constat général de l’importance de celui-là qui porte sur les
actions, les comportements et les affects et pas seulement sur la formation de l’opinion
publique. En revanche, elle prend son contre-pied en affirmant que le conditionnement
209
Cf. aussi Lukács, Histoire et conscience de classe, 139‑41.
Antonin Pottier, « William Nordhaus, un Nobel de retard? », Le Monde, 12 octobre 2018.
211
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après ».
210
639
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
(technique) relève, lui aussi, de pratiques politiques, juridiques, et économiques : il ne s’agit
pas seulement de montrer, comme le fait l’économiste A. Pottier, que le calcul économique se
substitue à la délibération. Il faut d’abord prendre acte des nombreuses études montrant
l’importance politique du codage statistique212 qui dès lors ne peut constituer un domaine
réservé de la science ou de l’administration. Il faut souligner, ensuite (ce que sous-entend A.
Pottier), que le calcul économique intègre un certain nombre de choix politiques – qu’il est
tout, sauf une « technique neutre » et apolitique. Or cela conduit à heurter de front un
présupposé revendiqué de l’économie libérale. Comme l’expliquait D. Bureau, le président du
Conseil économique pour le développement durable, celle-ci s’appuie sur :
« un point de vue éthique [...] fondé sur la crainte d’imposer des choix. L’économie libérale,
au sens fondamental [...], c’est celle qui se défie d’un Etat qui imposerait ses propres choix à
la collectivité. Dès lors, on essaie d’identifier [...] les options pour lesquelles les individus
sont prêts à payer davantage. Il est vrai [...] que les préférences peuvent changer : les études
économiques d’il y a dix ans […] auraient prédit qu’il n’y aurait jamais de vélos à Paris,
reproduisant le comportement alors observé. On est partagé entre deux risques : le risque
totalitaire, d’imposer des choix [...] et de l’autre se défier de l’idée qu’on n’arrivera pas, un
jour, à faire ou à choisir autre chose 213. »
L’allusion au totalitarisme pour évoquer une planification montre la prégnance de
l’opposition entre « domination » et « conditionnement » au-delà du champ philosophique.
L’opposition entre un « Etat qui imposerait ses propres choix à la collectivité » et les choix
individuels et sociaux, qui manifesteraient la liberté de l’individu dans la sphère sociale du
marché, est présentée comme la perspective de la science économique fondée sur
l’ « éthique » ; fallacieuse dans la mesure où cet Etat qui imposerait des choix est un Etat
démocratique, la science économique semble ici dire qu’elle n’a pas à présumer du régime
politique dans lequel elle se constitue ou/et que même un Etat démocratique pourrait être
victime d’une « dérive totalitaire », en particulier s’il décide de planifier l’économie. Aussi,
on s’explique la tension entre la possibilité de débattre de choix collectifs dans des enceintes
démocratiques et la prétention de la science économique à déterminer les choix « réels »
effectués par les individus, notamment à travers des études expérimentales visant à analyser la
« propension à payer » des consommateurs pour tel ou tel produit. Alors qu’il s’agit de deux
212
Outre les articles d’A. Desrosières, cf. La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique (La
Découverte, 2000); Gouverner par les nombres. Cf. aussi Theodore Porter, Trust in numbers, Princeton Univ.
Press, 1986; Jay Rowell, « La domination en vertu du savoir ? La construction et les usages des statistiques du
logement en RDA », Revue française de science politique 55 (2005): 865; Troy Duster, « Race and Reification in
Science », Science 307, no 5712 (18 février 2005): 1050‑51; Harcourt, Against Prediction; John Law, « Seeing
Like a Survey », Cultural Sociology 3, no 2 (janvier 2009): 239‑56; Vincent Gourdon et Catherine Rollet, « Les
mort-nés à Paris au XIXe siècle : enjeux sociaux, juridiques et médicaux d’une catégorie statistique », Population
64, no 4 (2010): 687‑722; Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Bench-marking. L’Etat sous pression statistique
(Zones, 2013); Anne-Sophie Ginon, « Moyennes statistiques et transformations du droit de la santé », Cahiers
Droit, Sciences & Technologies, no 4 (décembre 2014): 75‑85; Isabelle Vacarie, « Raison statistique et catégories
du droit de la santé », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, no 4 (décembre 2014): 57‑73.
213
HCB (CEES), « PV de la réunion du 13 nov. 2012 », 13 novembre 2012.
640
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
manières distinctes sinon contraires d’objectiver des choix, les économistes présentent leur
méthode – dans un rapport officiel – comme permettant « d’objectiver certains enjeux, et par
là de dépasser la seule confrontation « des opinions » »214. On réduit ainsi l’espace public à
l’affrontement d’opinions plus ou moins « irrationnelles » tout en présentant les choix des
agents économiques comme « objectifs ». On oppose ainsi les « choix réels » des
consommateurs aux « choix irrationnels » des citoyens ou issus de la délibération ; prétextant
une « schizophrénie du sujet », on prétend identifier les préférences réelles qui ne se
manifesteraient que dans l’économie. Dès lors, les choix politiques ne seraient
qu’ « hypocrisie » et l’économie serait la réelle « science délibérative ». Nonobstant le
conditionnement médiatique du vote, on peut pourtant soutenir qu’un consommateur qui
« choisit » de la (mauvaise) viande peut, sans contradiction, voter pour un programme qui
inclut la baisse de consommation carnée. Dans la mesure où les études scientifiques semblent
montrer que celle-ci est un réquisit de la « transition écologique », on pourrait se demander si
ce n’est précisément pas ce que souhaitent une partie importante des citoyens, du moins ceux
qui manifestent dans l’espace public (que ce soit par le vote, les manifestations ou même les
sondages), leur attachement pour l’environnement. Certes, la science économique se défend
de contourner le débat politique en affirmant n’apporter qu’une aide à la décision. De même,
l’extrait suscité montre qu’ « on est partagé entre deux risques » : outre « le risque
totalitaire », celui de reproduire les comportements existants et donc de consolider l’état de
fait. Mais s’agit-il ici du point de vue du citoyen ou de l’économiste ? Tout se passe comme
si, en raison du discrédit de la planification économique ou/et de ce qu’Habermas appelle la
« démocratie socialiste », la théorie économique était revenue à la conception bourgeoise du
XIXe siècle de la société et de l’espace public, opposant les agents économiques opérant dans
la sphère publique-privée du marché aux citoyens agissant dans la sphère publique politique :
si Hegel et Marx opposaient la société civile à l’Etat, l’économie oppose désormais le marché
non seulement à l’Etat, mais à la société civile. Elle refuse dès lors que « le contrôle
démocratique puisse s’étendre au processus économique dans son ensemble »215. La théorie
économique s’oppose ainsi frontalement aux théories démocratiques de la délibération,
conduisant à la schizophrénie dans la mesure où chacune de ces théories se développe de
façon isolée. Aucune théorie ne parvient ainsi à regrouper cette contradiction, qui ne fait
l’objet d’aucune problématisation ni chez Rawls, ni chez Habermas, ni chez Pettit. Ainsi
Habermas n’évalue-t-il le « niveau de vassalisation par le pouvoir » qu’en mesurant le « degré
selon lequel les opinions informelles, non publiques, donc ces évidences culturelles, qui
214
Conseil économique pour le développement durable et Dominique Bureau, « Régulation des OGM et
compétitivité (synthèse) », juin 2012, 12‑14.
215
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », 171.
641
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
constituent le contexte du monde vécu et le fondement de la communication publique, sont
court-circuitées par le flux des opinions formelles, quasi-publiques, produites par les massmédias »216 : il ne s’intéresse par au court-circuitage par la science économique. Cette
contradiction fondamentale conduit, en pratique, à de nombreuses tensions, manifestées au
CEES du HCB par la méfiance d’une partie de ses membres à l’égard des expertises
économiques commanditées par le CEES : si nul n’ignore l’apport épistémologique de ces
études, les opposants aux OGM redoutent qu’elles conduisent à court-circuiter le débat
démocratique. Cette crainte n’a rien d’injustifiée, puisque c’est précisément ce que se propose
de faire le Conseil économique pour le développement durable en « objectivant certains
enjeux » par l’analyse des préférences des agents économiques qui permettrait de « dépasser
la seule confrontation « des opinions » »217. De même, l’ONG British Society for Social
Responsibility in Science présente-t-elle de manière similaire les « études de comportement » (ou
attitude studies) et les études sur le « public dialogue » (à savoir le résultat de l’analyse, par des
instituts de marketing, des débats opérés au sein de groupes de discussions constitués selon des
méthodes d’échantillonnage analogues à celles utilisées pour former des panels de
consommateurs)218. L’absence de dialogue entre la théorie économique et la théorie politique
induit ainsi d’une part des tensions entre instances délibératives comme le CEES et expertises et
d’autre part une confusion importante entre l’étude des opinions publiques (plus ou moins
éclairées) et l’analyse des comportements des consommateurs.
La question du « conditionnement », c’est-à-dire du pilotage des comportements
individuels, a été débattue par le HCB en particulier lorsqu’il s’agissait d’évoquer la
consommation carnée, thème discuté en particulier lors de l’élaboration d’une
recommandation sur un dossier d’importation portant sur un soja OGM219. Nonobstant les
« abstentionnistes », le CEES se divisa grosso modo en deux positions formulées dans la
recommandation et par des positions divergentes220 : la première défendait le statu quo en se
situant « à modèle constant », la seconde prônait une « transition […] vers un autre modèle
d’élevage et d’alimentation ». En soi, cette alternative polarise l’ensemble du débat sur
l’agriculture. Mais pour les « anti-OGM », la nécessité écologique de baisser l’alimentation
carnée était un argument majeur. Outre les arguments plus généraux – indissociables, en tant
216
Ibid., 175.
Conseil économique pour le développement durable, loc. cit.
218
Claire Marris, « Historique des différentes pratiques de la concertation en Europe », in Les idéaux participatifs
à l’épreuve du débat et des controverses sur les OGM (synthèse du séminaire) (Risk’OGM, Ministère de la
transition écologique, 2016), 12‑13.
219
HCB (CEES), « Recommandation rel. au renouvellement d’autorisation de mise sur le marché du soja GM 403-2 pour l’importation, la transformation, et l’alimentation humaine et animale », 9 nov. 2010 (en part. p.14).
220
La position « pro-OGM » donna lieu à trois positions divergentes, dont la plus élaborée était celle de la CFDT,
soutenue par la FNSEA et le GNIS (industrie semencière) ; les « anti-OGM » formulèrent une position
rassemblant, outre les groupes écologistes, l’UNAF (Union nationale des associations familiales).
217
642
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que tels du débat, mais qu’on ne peut analyser ici – la position « pro-OGM » soutenait qu’on
ne pouvait « priver » les Français de viande et que limiter les importations de soja GM
conduirait à une « alimentation à deux vitesses ». La CFDT en particulier s’opposait à
« l’idée » qu’un animal nourri aux OGM serait « différent, pour le consommateur humain,
d’un animal nourri sans OGM » en la qualifiant d’ « artefact défiant toute preuve matérielle,
mais hélas bien ancré » : soutenue par la FNSEA, elle affirmait ainsi que le refus des OGM
serait une opinion irrationnelle formée par le conditionnement médiatico-politique221. Le
syndicat de salariés s’opposait en outre à l’idée qu’il faudrait réduire l’alimentation carnée222.
Nonobstant les intérêts en présence ou la difficulté d’une « transition », le débat sur la place
de la viande s’orientait ainsi largement sur les questions de pilotage des conduites.
Auditionné, un représentant d’une coopérative présente sur le marché international affirma
qu’il était du devoir de « la puissance publique d'orienter les esprits »223. De fait, les pouvoirs
publics utilisent tant l’incitation fiscale que le marketing pour orienter les comportements, par
exemple pour réduire la quantité de graisse dans l’alimentation et lutter contre l’obésité 224. Il
ne s’agit pas d’opposer l’économie à la politique, ni même les « citoyens » ou les « antiOGM » aux entreprises. Ce sont deux politiques contraires qui s’opposent, conflit qui ne
saurait être réduit à la polarité entre les « pros » et les « anti-OGM ». L’une rejette par
principe toute planification et tout « pilotage des conduites ». Elle étudiant les préférences des
consommateurs, elle prétend retrouver la « volonté des masses » comme le faisait naguère le
Parti communiste225, quitte à ce que cela entérine l’état de fait. L’autre, qui peut relever tant
de la « démocratie socialiste » ou de la « démocratie sociale de marché » que du néocolbertisme ou du gaullisme, affirme qu’il est du devoir de l’Etat de mener la « transition
écologique », ce qui ne peut s’effectuer en laissant libre au cours aux préférences manifestées
par le marché. L’économie prescrit en prétendant décrire et respecter la « liberté
individuelle », qui se manifesterait davantage dans le « champ » du marché que dans celui du
« politique ». En analysant la théorie de l’utilité marginale qui essayait « de partir des
comportements
« subjectifs »
sur
le
marché »,
c’est-à-dire
des
préférences
des
consommateurs, Lukács avait déjà critiqué cette prétention de l’économie. Il remarquait ainsi
221
Cette position générale concernant « l’irrationnalité » des « craintes » au sujet des OGM constituait un
leitmotiv de la CFDT lors de notre période d’observation.
222
Affirmer que « la consommation de viande [serait] excessive » serait « méconnaître » les inégalités socioéconomiques et alimentaires. La CFDT transformait ainsi le problème environnemental en question sanitaire –
aspect qui fut certes soulevé par les « anti-OGM » mais qui était loin d’être le seul – en présumant en outre que le
modèle actuel de production agro-alimentaire permettrait de moindres inégalités qu’un autre modèle, jugé de
toute façon fantaisiste. Nous ignorons si cette question a fait l’objet d’un débat général au sein de la CFDT.
223
HCB (CEES), « PV de la réunion », 7 octobre 2010, 26‑27.
224
Cf. déjà en 1988 le rapport aux Etats-Unsi du National Research Council, « Designing Foods – Animal
Products Options in the Marketplace ».
225
Antonio Gramsci, « La volonté des masses », loc.cit., 186‑92. Sur l’inégalité politique dans le champ électoral,
cf. entre autres « Les élections et la liberté », in L'Ordine Nuovo, 21 avril 1921.
643
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que « la science est […] mise hors d’état de comprendre […] le caractère social de sa propre
matière, comme aussi le caractère social des prises de position possibles à son égard »226.
Critiquant « l’empirisme borné » du positivisme prétendant isoler des « faits bruts », il
soulignait que cette interprétation conduisait à éliminer la dimension historique des faits
sociaux ; à les réifier de telle façon qu’ils paraissent « naturels » ; et à être souvent dépassée
par le devenir même du réel et du social. Ce positivisme et cette évolution objective du
capitalisme conduisait, selon lui, à ce que ces « faits « isolés » » s’agglomèrent en « secteurs
particuliers ayant leurs propres lois (théorie économique, droit, etc. », « si bien qu’il peut
sembler particulièrement « scientifique » […] d’élever au niveau d’une science cette tendance
déjà inhérente aux faits eux-mêmes »227 (c’est-à-dire au développement du processus
économique et social). Il n’y a rien à changer à cette critique.
L’économie ne se limite toutefois pas à opposer les préférences subjectives et
« rationnelles » des consommateurs aux opinions « irrationnelles » des citoyens. En matière
d’OGM, l’économie expérimentale vise d’autres objectifs : en comparant les choix déclarés,
notamment à l’issue de sondages, et les « comportements effectifs » – ou plutôt, les
comportements en situation expérimentale – elle vise aussi à analyser la propension à payer
des consommateurs, c’est-à-dire à évaluer la présence et la taille d’un marché potentiel 228, ce
qui peut permettre de modifier le statu quo. Mais l’usage politique, administratif, de ces
études expérimentales ne les limitent pas à de simples études de marketing ; il s’agit bien
d’affirmer la supériorité de l’ « objectivation » opérée par l’économie expérimentale. Cela
peut aussi servir, au contraire et à l’instar des sondages229, à permettre la construction d’un
marché différencié, via, notamment, une réglementation sur l’étiquetage des produits,
l’organisation des filières, etc., où les consommateurs seront mieux informés des différences
entre produits, leur permettant ainsi de mieux mettre en adéquation leurs achats et leurs
opinions. Il s’agit ainsi de construire un marché en s’appuyant sur des études économiques,
des études politiques (sondages) et des décisions politiques et juridiques230. Dans la mesure où
les citoyens sont largement exclus de cette ingénierie, la gouvernementalité libérale mise en
œuvre par la « science économique » prétend « court-circuiter » le débat politique, le plus
souvent pour entériner le statu quo. L’opposition entre Habermas et la gouvernementalité
libérale qui s’exprime sous la forme de l’économie s’éclaire ainsi : le premier prétend
226
Lukács, Histoire et conscience de classe, 134; cf. aussi Goldmann, Lukács et Heidegger, 83‑85.
Lukács, Histoire et conscience de classe, 22‑23.
228
HCB et Louis-Georges Soler, Impacts des OGM sur les filières agricoles et alimentaires (La Documentation
française, 2013) III, 3.
229
Sur le caractère normatif des sondages, cf. Law, « Seeing Like a Survey » ; D. Samson, « Les usages de la
statistique dans les controverses socio-techniques: une technique juridico-politique d’objectivation? », Cahiers
Droit, Sciences & Technologies, no4 (2014): 93‑97.
230
MacKenzie, Muniesa, et Siu, Do Economists Make Markets?
227
644
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
s’émanciper du conditionnement en limitant celui-ci par le débat politique dans la sphère de la
domination ; la seconde prétend ne refléter que les choix « réels » des agents et s’opposer
ainsi au « totalitarisme ». Or – la position divergente de la CFDT le souligne – on ne peut
opposer un conditionnement relevant uniquement de la sphère technique à une domination –
et une liberté – s’exerçant uniquement sur le plan politique. La dissociation même des deux
« sphères » (l’économie et la politique) n’est pas justifiée à ce point de vue, le
« conditionnement » s’exerçant dans les deux – tout comme la liberté. Il faut donc
s’émanciper de ce dualisme, commun à Habermas et à la science économique, afin de porter
le débat sur le terrain de l’économie, science qui échappe au contrôle citoyen. C’est
partiellement ce qui se passe lorsque le HCB, par exemple, débat sur le décret d’étiquetage
des OGM231, démentant en acte la théorie d’Habermas.
III.4.b.iii Habermas et le « coup d’Etat permanent » de la
science
La critique du paradigme d’Habermas montre l’échec de sa critique de l’hypostase de la
technique : s’il refuse de la penser comme une essence transcendante, il est toutefois conduit à
perpétuer sa réification. En effet, les deux projets politiques majeurs qu’il propose (la
délibération dans le cadre technique et la détermination d’une politique de la recherche)
s’appuient sur le fait établi (soit celui du cadre technique donné, soit celui des choix déjà
effectués et de l’inertie du système techno-scientifique). C’est pourquoi il ne peut se donner
comme objectif que l’encadrement ou la régulation de la rationalité instrumentale par la
rationalité communicationnelle. Dans cette mesure, sa conception conduit à avaliser de
manière générale le « coup d’Etat permanent » de la science. Dès lors que la technique et la
science sont conçues sous l’auspice de la rationalité instrumentale, la genèse des faits
scientifiques et des entités socio-techniques, en tant qu’elle ne ressort pas uniquement de cette
forme de rationalité mais également de dispositifs juridico-politiques, ne peut être comprise.
Pour la comprendre, il faut mettre en question la distinction tranchée entre rationalité
instrumentale et communicationnelle, conditionnement et domination, technique et politique,
ainsi que la fragmentation du social en sphères autonomes. Cette remise en question requiert
d’éclaircir davantage les rapports entre technique et rationalité instrumentale, posés par
Habermas comme allant de soi.
231
Décret n°2012-128 du 30 jan. 2012 rel. à l’étiquetage des denrées alimentaires issues de filières qualifiées
« sans OGM ».
645
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.4.b.iv Technique, automation et rationalité instrumentale
Habermas prétend sortir de l’impasse diagnostiquée chez Marcuse, qui ne proposerait
qu’un changement qui n’affecterait que « la direction [du] progrès » tout en laissant tel quel
« la rationalité comme critère » (TSI, 16). C’est pourquoi il substitue à ce critère le couple
rationalité instrumentale/rationalité communicationnelle. Selon lui, l’encadrement de la
première par la seconde permettrait d’établir une « démocratie technique » répondant aux
exigences d’émancipation dans le cadre d’un régime de capitalisme avancé. Or, ce projet est
voué à l’échec, le droit et le politique ne limitant qu’à la marge les choix déjà effectués.
L’aporie à laquelle il se heurte tient au statut ambigu du concept de rationalité instrumentale
et au renvoi qu’il effectue vers le concept plus général de « rationalisation », lequel vise à
décrire des phénomènes hétérogènes et s’imbrique lui-même avec le concept de
« modernisation ». Le concept de raison instrumentale vise en effet, originellement, à décrire
un type spécifique d’action, à savoir la recherche des moyens adéquats à l’obtention d’une fin
donnée, qui, selon Habermas, correspond au fonctionnement général de la « technoscience ».
Afin d’expliquer pourquoi le concept de rationalité instrumentale renvoie vers une conception
plus générale de la rationalisation, nous analyserons d’abord le glissement opéré de
l’impératif hypothétique kantien à la rationalité instrumentale. Nous montrerons ensuite
comment la rationalisation, en tant que division du travail, est un préalable de
l’automatisation, domaine par excellence de la rationalité instrumentale. Enfin, nous
montrerons comment la rationalisation doit être comprise non seulement comme division du
travail et spécialisation des tâches, mais aussi comme bureaucratisation, laquelle conduit à la
fragmentation du social en sphères distinctes et semi-autonomes, chacune régulée, selon
Habermas, par un mode spécifique de rationalité. Nous développerons ce point à partir d’une
lecture de la Théorie de l’agir communicationnel (TAC), ce qui nous permettra d’une part de
montrer que les thèses déployées dans TSI constituent un fil rouge de la pensée
habermassienne, et d’autre part d’analyser en détail la correspondance posée entre modes de
rationalisation et sphères sociales, en montrant que celle-ci constitue l’une des raisons
majeures de l’échec du paradigme habermassien.
III.4.b.iv.1 De la rationalité instrumentale à la rationalisation
III.4.b.iv.1.1 De Kant à Habermas, une neutralisation et une institutionnalisation
de l’impératif hypothétique
En-deçà de Weber et de Heidegger, il faut remonter à Kant pour analyser la rationalité
instrumentale. La recherche des moyens adéquats à la réalisation d’une fin donnée correspond
à l’impératif hypothétique, qui s’oppose non seulement à l’impératif catégorique, mais aussi
au fait d’être mu uniquement par la sensibilité et la recherche de l’agréable. Plus précisément,
cela renvoie aux impératifs hypothétiques de l’ « habileté », qui ne se préoccupent pas de ce
646
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« que la fin soit raisonnable et bonne [...] mais seulement de ce qu’il faut faire pour
l’atteindre », par opposition aux impératifs de la « prudence », qui visent « l’habileté dans le
choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être » et à notre bonheur232.
Kant parle encore des « règles de l’habileté », des « conseils de la prudence » et des
« commandements de la moralité », ou d’impératifs « techniques », « pragmatiques » ou
« moraux ». Le concept de rationalité instrumentale déployé par Habermas se distingue de
l’impératif hypothétique de deux façons.
D’une part, il n’inclut que les impératifs techniques de l’habileté : la prudence, qui vise
au bonheur, relève de la raison communicationnelle. Ce qui signifie que Habermas creuse la
distance entre technique et moralité : le rigorisme kantien, qui affirme la supériorité de
l’impératif catégorique et du commandement de la loi morale, n’exclut pas la recherche du
bonheur, conçue comme « naturelle » et légitime233. L’opposition entre l’impératif moral et
l’impératif pragmatique ne signifie pas que celui-ci ne relève pas d’une éthique : pour Kant,
tous les impératifs, y compris l’impératif technique, relèvent, d’une certaine manière, du
« bon » – de ce que le sujet considère comme bon pour lui, et auquel il obéit de façon
raisonnable, et non purement instinctive. Si l’impératif technique est moralement neutre au
sens où il ne se préoccupe pas de ce que « la fin soit raisonnable ou bonne », il relève tout de
même de l’éthique d’une part au sens où il dépend d’un acte volontaire (il ne se confond ainsi
précisément pas à des règles techniques)234, d’autre part et surtout car il est indispensable à la
recherche du bonheur. Celle-ci ne saurait se passer de l’habileté technique : la « prudence »
vise « l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bienêtre »235. En cela, Kant est l’héritier de Descartes et de Bacon, et plus lointainement
d’Aristote, qui affirmait qu’un bon politique est un bon rhéteur : maîtriser la technique de la
rhétorique n’est pas neutre, c’est une exigence morale pour les hommes bons afin qu’ils
puissent convaincre autrui du bien236. C’est pourquoi les parents, qui – constate Kant –
veulent le bonheur de leurs enfants, « cherchent principalement à [leur] faire apprendre [...]
232
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 122‑29, 2e section.
« Il y a cependant une fin que l’on peut supposer réelle chez tous les êtres raisonnables […], par conséquent un
but […] dont on peut certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu d’une nécessité
naturelle, et ce but est le bonheur » ; c’est « une fin que l’on peut supposer avec certitude et a priori chez tous les
hommes, parce qu’elle fait partie de leur essence » (ibid.).
234
Et non pas du « bon plaisir », comme le commente V. Delbos, qui diffère du « bon vouloir ».
235
Nous soulignons. « Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir […] Ils disent qu’il serait bon de
faire telle chose ou de s’en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu’il
lui est représenté qu’elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen des
représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c’est-àdire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct
de l’agréable », etc. (ibid.). Il va de soi que l’impératif hypothétique relève de ce que je considère comme bon
pour moi, ce qui diffère du bien en soi, lequel relève exclusivement de l’impératif catégorique : c’est précisément
pourquoi Kant parle d’une anthropologie pratique.
236
Aristote, Rhétorique, I, 1.
233
647
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
une foule de choses diverses ; ils pourvoient à l’habileté dans l’emploi des moyens en vue de
toutes sortes de fins à volonté », ne sachant pas ce que réserve l’avenir. C’est la liaison entre
la prudence et l’habileté qui donne son sens éthique à cette dernière. Inversement, ce n’est que
par abstraction que l’on peut dire que l’habileté, ou l’impératif hypothétique technique, est
moralement neutre (ou amorale), puisque, en réalité, l’habileté s’enchaîne toujours avec la
prudence : si nous souhaitons guérir (ou tuer) untel, c’est parce que nous pensons que cela
nous aidera dans notre recherche du bonheur. C’est précisément cette abstraction qui est
devenue, selon Habermas, réelle : dans la société moderne, le sujet agirait, en tant que
professionnel, hors de toute prudence, ne déployant que sa seule habileté technique.
Une telle scission s’explique, selon lui, par la fragmentation du social en sphères
autonomes ; le sujet rechercherait son bonheur en tant que consommateur et citoyen, non en
tant que producteur (ce qui le rapproche de Le Corbusier237). Si donc Habermas creuse la
distance entre technique et moralité, c’est parce qu’il prétend faire un diagnostic objectif de
notre société : c’est la modernisation elle-même qui aurait creusé cette distance en fabriquant
un sujet « schizophrène ». En somme, il s’agit de la théorie du « rouage dans la machine »,
qui vise à rendre compte, entre autres, de la bureaucratisation du monde, observée par
Lukács238 et surtout Weber. Habermas explique cela en affirmant que la « modernisation »
conduit à une disjonction entre le « système » et le « monde vécu » et à une « technicisation
du monde vécu ». L’éthique se scinde ainsi en moralité d’un côté, légalité de l’autre ;
« l’institutionnalisation juridique du médium de la monnaie » conduit à ce que « l’agir pour le
succès, dominé par les calculs utilitaires égocentriques, perd son lien à l’agir »
communicationnel239. La modernisation serait un processus conduisant à disjoindre
complètement l’impératif technique de toute morale ; l’homme se transforme d’un côté en
homo œconomicus, de l’autre en bureaucrate, où la rationalité de l’organisation prend le pas
sur toute forme de rationalité individuelle et où l’agir instrumental prédomine largement
(même si, bien sûr, les « processus authentiques d’intercompréhension » ne peuvent être
entièrement « bannis du sein de l’organisation »240, et ce, d’abord pour la bonne marche de
celle-ci). La disjonction entre agir instrumental et communicationnel, système et monde vécu,
moralité et légalité, est certes décrite de façon tendancielle : elle ne se réalise pas
intégralement. Mais on peut s’interroger : en prétendant décrire un processus objectif,
Habermas ne participe-t-il pas, d’une certaine manière, à sa légitimation ? En affirmant que
237
Francastel critiquait ainsi Le Corbusier : « L’homme est double, il gagne son pain […] à la sueur de son front,
il ne se retrouve lui-même […] que dans la liberté, le loisir » (Francastel, Art et technique..., 38.)
238
« L’homme est incorporé comme partie mécanique dans un système mécanisé » (Lukács, Histoire et
conscience de classe, 117.).
239
TAC, II, 215 (197 pour la disjonction moralité/légalité, 201 pour la « technicisation du monde vécu »).
240
Ibid., 342. Sur la bureaucratisation, cf. en part. 336-344, avec sa chute brutale : « Ce « monde administré »
était pour Adorno la vision même de la terreur ; chez Luhmann, il est devenu un présupposé trivial. »
648
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’agent économique n’agit que de façon purement instrumentale, ou qu’en travaillant,
l’homme se soumet à une organisation qui le dépasse, et qui poursuivra ses fins utilitaristes,
avec ou sans lui, n’ouvre-t-il pas la voie à une déresponsabilisation, tant des individus que des
personnes morales ? Est-il si éloigné de la vision de M. Friedman, pour qui la « responsabilité
sociale des entreprises » consiste uniquement en la recherche du profit241 ? N’est-ce pas
justifier l’argument des scientifiques, par exemple de certains physiciens nucléaires qui ont pu
affirmer qu’avec ou sans eux, le « progrès » (et la bombe) ne « s’arrête pas » ? Ou l’argument
de fonctionnaires affirmant que, face à un régime autoritaire ou une politique injuste, il n’est
d’autre choix que d’obéir ou de partir – sans prendre en compte la possibilité d’une
« résistance » douce, interne, au régime242 ?
Face à cette disjonction alléguée de la moralité et de la légalité, de l’agir instrumental et
communicationnel, il est utile de revenir à Kant. Celui-ci distingue, dans l’Ethique, la « partie
empirique », qu’il appelle aussi « anthropologie pratique » – et qui inclue, donc, les impératifs
techniques et pratiques –, et la « partie rationnelle », ce qu’il appelle « proprement » la
Morale243. L’interprétation courante selon laquelle les impératifs hypothétiques ne
relèveraient pas de l’Ethique provient d’abord du fait que Kant place, au-dessus de
l’ « éthique empirique », la Morale, qui s’incarne dans l’impératif catégorique ; si l’on parle
de « rigorisme kantien », c’est parce qu’en cas de contradiction entre l’une et l’autre, c’est,
selon Kant, la morale (transcendantale) qui doit primer sur l’éthique (empirique)244. D’autre
part, l’eudémonisme (et donc le complexe habileté-prudence), s’il est considéré comme
« naturel » et relevant de l’essence humaine, dans le droit fil de la tradition aristotélicienne,
relève bien de l’éthique, mais pas de la morale : ce que je conçois comme « bon » pour moi
demeure non seulement subjectif, mais trop incertain, pour être considéré comme « bien ».
Mais de ce que l’éthique ne soit pas nécessairement morale – de ce que la fin que je pose
comme « bonne » ne soit pas nécessairement et objectivement bonne – ne découle pas qu’elle
soit immorale. Dans le cas contraire, il serait impossible d’agir moralement – et Kant n’aurait,
effectivement, pas de mains ! Notre lecture vise à souligner que la neutralité alléguée de
l’impératif technique réside d’abord dans son ambivalence, plutôt que dans son « amoralité » :
241
Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », New York Times, 13
septembre 1970.
242
Osiel, « Dialogue with Dictators... »
243
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 75, préface.
244
La réfutation de la légitimité du suicide, qui pourrait abréger les souffrances, le « désespoir » et le « dégoût
pour la vie », est exemplaire. L’affirmation du devoir de véracité et l’interdiction présumée du mensonge est, en
revanche, plus complexe : elle se base sur une distinction entre le tort causé (ne serait-ce que formaliter) et le fait
de nuire (accidentellement). Or celui qui ne ment jamais ne cause jamais de tort formaliter, tandis que celui qui
ment pour sauver un ami, s’il ne cause pas nécessairement un tort matériel, peut toutefois nuire accidentellement,
ce dont il devra répondre devant les tribunaux – même si cela est moral. La question de la certitude de bien agir
est fondamentale (E. Kant, « D’un prétendu droit de mentir par humanité », in Théorie et pratique (GF
Flammarion, 1994), 97‑103).
649
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
il peut être utilisé pour une fin bonne, ou mauvaise – mais lorsque le sujet se pose cette
question, cela fait intervenir l’impératif de la prudence et l’impératif catégorique. Du reste,
cela s’insère dans une longue tradition de pensée : Thomas d’Aquin développe un
raisonnement analogue, lorsque, ayant distingué entre la chrématistique « naturelle » et
« nécessaire » et la chrématistique stricto sensu, il légitime toutefois le gain dans certains cas :
« si le gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou
nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu.
Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce
deviendra licite »245.
Selon ces conceptions classiques, la technique – ou le commerce – ne saurait trouver sa
moralité en elle-même, mais seulement par l’orientation qui lui est donnée ; ce qui n’implique
pas qu’elle soit « amorale », mais plutôt qu’elle puisse servir indifféremment au bien et au
mal. En creusant la distinction entre rationalité instrumentale et communicationnelle,
Habermas permet, en somme, de soutenir la thèse selon laquelle la « machine [serait]
indifférente aux usages sociaux auxquels elle est destinée », qui était rejetée par Marcuse
(HU, 158) et que Kant ne soutiendrait sans doute pas. Ce que nous avons appelé la neutralitéindifférence demeure distinct de la neutralité instrumentale. Schmitt l’a dit autrement : « la
technique, c’est un instrument, une arme et, précisément parce qu’elle est au service de
chacun, elle n’est pas neutre »246.
D’autre part, Habermas se distingue de Kant en ce que celui-ci ne s’intéresse qu’au
sujet (individuel, bien qu’il soit universel). Or, lorsqu’il affirme que les technosciences
procèdent conformément à la rationalité instrumentale, il évoque certes les choix et les actions
individuelles, mais se réfère aussi à une logique institutionnelle, collective, assimilée à la
« bureaucratisation ». De même, la recherche du bonheur ne relève pas uniquement du sujet,
mais de la rationalité communicationnelle : il ne saurait y avoir, selon Habermas, de bonheur
strictement « privé », dans la mesure où l’émancipation ne peut avoir lieu que dans un cadre
politique. Puisque la rationalité instrumentale ne relève pas seulement du sujet, mais régit le
fonctionnement d’ensemble de la technoscience, on comprend pourquoi ce concept déborde
rapidement de ce qui est habituellement considéré comme « technique », en renvoyant au
concept plus général de « rationalisation », lequel se concrétise en particulier, selon
Habermas, par le procès capitaliste de spécialisation et de mécanisation 247. Si le concept de
rationalité instrumentale permet en effet d’expliquer le fonctionnement des techniques, le
245
Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, q. 77 (« La fraude »), art. 4. La chrématistique « naturelle » ne
vise pas à satisfaire les seuls besoins « physiques », mais aussi ceux correspondant à son état, ou statut.
246
Schmitt, « Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité », 285 (p.145 dans La notion de politique).
247
Notons que Kant pose comme évident les progrès apportés par la division du travail, sans laquelle « les
industries restent encore dans la plus grande barbarie », et suggère, de façon polémique, que les penseurs feraient
peut-être bien d’imiter celle-là et de se concentrer soit sur la partie empirique des sciences, soit sur leur partie
rationnelle (Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., préface, p.76).
650
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
concept de rationalisation permet, lui, d’expliquer comment une activité humaine peut faire
l’objet d’une technique, allant jusqu’à son automatisation. Or, cette automatisation est
associée, selon Habermas, à la différenciation fonctionnelle. C’est cette fragmentation du
social, en particulier, qui explique l’aporie d’Habermas, la technique et la science s’effectuant
dans des sphères autonomes, régulées par la rationalité instrumentale, sur lesquelles le droit et
le politique ne peuvent qu’agir de façon extérieure, ou transcendante. Il est donc nécessaire
d’expliquer pourquoi Habermas est contraint de faire appel, en sus du couple rationalité
instrumentale/communicationnelle, au concept de « rationalisation ». A supposer que le
concept de raison instrumentale suffise à rendre compte du fonctionnement de la
« technoscience », il resterait à expliquer comment des domaines de l’action, échappant à la
technique, ont pu être « technicisés ». C’est pourquoi l’interrogation sur la technique est
amenée à se déplacer sur le terrain de la « rationalisation » ou de la « modernisation ».
III.4.b.iv.1.2 La rationalisation du travail, préalable de l’automatisation
Le machinisme – ou le remplacement du travail humain par des machines – se distingue
de la rationalisation d’activités artisanales, en ce qu’il n’est possible que parce que le travail a
déjà été rationalisé. Le « facteur humain » est éliminé avant que les machines ne remplacent
l’homme – ce qui avait été signalé par Hegel et Marx248. Toute réflexion sur la technique ou
l’automatisation est ainsi contrainte de faire appel au concept de rationalisation et
d’organisation du travail, sans lesquels il n’y aurait aucune robotisation possible. Cela vaut
pour les tâches manuelles (taylorisme et fordisme) et intellectuelles. Si, par exemple, le
traitement judiciaire des infractions routières peut être automatisé, c’est parce que « les juges
appliquent un barème préétabli en fonction du taux d’alcool dans le sang, et signent des
ordonnances pénales à la chaîne. C’est un processus industriel, nous nous sommes déjà
transformés en robots… »249. On aurait tort de croire qu’il s’agirait là d’un phénomène lié à
l’informatique : « l’objectivité mécanique » décrite par Daston et Galison et qui consistait à
« robotiser » des secrétaires et des assistants visait précisément à une telle rationalisation,
permettant l’essor de toutes les « technologies de papier » de la Seconde Révolution
industrielle250. La notion de rationalité instrumentale est ainsi étroitement dépendante de cette
248
« La dextérité […] devient […] une dextérité mécanique, ce qui amène la faculté de substituer au travail de
l’homme le travail des machines » (Hegel, §527 de la « Philosophie de l’esprit », 3e partie de l’Encyclopédie des
sciences philosophiques ; cf. aussi §198 Principes de la philosophie du droit) ; « La machine-outil est donc un
mécanisme qui […] exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le travailleur exécutait auparavant
avec des instruments pareils […] Dès que l’homme, au lieu d’agir avec l’outil sur l’objet de travail, n’agit plus
que comme moteur d’une machine-outil, l’eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer » (Le Capital, livre I, II,
chap. XV, « Le machinisme »).
249
Yves Eudes, « Des « juges virtuels » pour désengorger les tribunaux », Le Monde.fr, 1er janvier 2018. La
formule est de H. Cazaux-Charles, une magistrate aujourd’hui directrice de l’Institut national des hautes études de
la sécurité et de la justice (INHESJ). Cf. aussi Bernard E. Harcourt, Against Prediction.
250
Daston et Galison, « The Image of Objectivity »; id., Objectivité; Gardey, Ecrire, calculer, classer.
651
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conception de la rationalisation, sur laquelle Lukács avait porté son attention. Celui-ci
évoquait une « rationalisation sans cesse croissante » du travail :
« cette mécanisation rationnelle pénètre jusqu’à l’ « âme » du travailleur : même ses
propriétés psychologiques sont séparées de l’ensemble de sa personnalité et sont objectivées
par rapport à celle-ci, pour pouvoir être intégrées à des systèmes spéciaux rationnels et
ramenées au concept calculateur [...] L’homme [...] est incorporé comme partie mécanisée
dans un système mécanique qu’il trouve devant lui, achevé et fonctionnant dans une totale
indépendance par rapport à lui251. »
Selon cette perspective, la rationalisation a d’abord lieu dans l’organisation du travail,
où la spécialisation des tâches permet l’automation. La rationalisation est donc une
« technique » d’organisation du travail252. C’est précisément pour cela qu’on peut parler de
rationalité instrumentale, dans la mesure où il s’agit d’optimiser les moyens en vue d’une fin
(la production de marchandises). La rationalité instrumentale équivaut donc à une technique,
mais seulement dans ce sens très large d’optimisation des moyens, sens qui est celui utilisé
par Weber. Si on a souligné, de Condorcet à Hegel, l’abrutissement propre à la manufacture,
la spécificité de l’approche marxiste consiste à souligner l’aliénation induite par ce type de
division du travail – que l’automation ait eut, ou non, lieu253. Bref, l’automation n’est que le
résultat de la fragmentation du travail en tâches spécialisées et élémentaires. Selon le degré de
spécialisation et de simplification du travail, mais aussi de performance et de complexité des
machines (ou logiciels), ces tâches peuvent ensuite être prises en charge par l’automation. En
ce sens, il y a bien un lien entre la rationalisation du travail et l’automation, c’est-à-dire entre
une technique d’organisation du travail et des techniques concrètes, c’est-à-dire des machines
(ou des logiciels).
III.4.b.iv.1.3 La rationalisation comme fragmentation du social et bureaucratisation
Mais la rationalisation se manifeste aussi, chez Weber, Lukács et Habermas, sous la
forme de la différenciation fonctionnelle, la société se fragmentant en « systèmes partiels
séparés » (Lukács). Engels évoquait déjà la « nouvelle division du travail qui créé des juristes
professionnels, [avec laquelle] s’ouvre un nouveau secteur autonome »254, pointant vers une
rationalisation du droit problématisée par Weber. Comme concept décrivant un processus
historique, la rationalisation s’applique ainsi, outre à l’organisation du travail dont la division
conduit à l’aliénation, à la bureaucratisation. Celle-ci est aussi définie par la spécialisation et
la fragmentation des tâches, mais se distingue de la rationalisation du travail en ce que la
251
Lukács, Histoire et conscience de classe, 115‑17.
Lukács parle ainsi d’une « organisation strictement rationnelle du travail sur le terrain d’une technique
rationnelle » (Ibid., 124.).
253
Les marxistes n’ont pas le monopole de la question, intimement liée à la « question ouvrière ». Cf., entre
autres, Kropotkine, Champs, usines et ateliers, qui prône une organisation du travail dans laquelle les tâches
agricoles et ouvrières, entre autres, seraient alternativement assurées par les mêmes personnes.
254
Cité in Lukács, Histoire et conscience de classe, 133.
252
652
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
rationalisation bureaucratique va de pair, pour Weber, avec la possibilité de calculer
rationnellement son fonctionnement, c’est-à-dire de prédire ses décisions. Si un bon tacticien,
chef d’Etat ou entrepreneur, est celui qui déjoue les plans de son adversaire, la
bureaucratisation est définie par Weber à l’opposé de ce modèle. D’où l’opposition qu’il trace
entre le jugement en équité, disqualifié comme « irrationnel », et le juge moderne, comparé à
un « distributeur automatique à paragraphes [...] dont le fonctionnement est [...] calculable en
gros »255. Nonobstant la caricature, il reste que le principe de sécurité juridique qui fonde le
droit moderne exige un tel fonctionnement : la rationalisation bureaucratique se distingue de
la rationalisation du travail non pas tant par ses effets ni même son intention mais du fait
qu’elle se fonde sur un principe fondamental du droit. La rationalisation de l’entreprise ne
vise qu’à l’efficacité ; la rationalisation bureaucratique vise aussi à répondre à un principe de
droit, lequel permet lui-même aux agents économiques et sociaux de pouvoir calculer leurs
actions, c’est-à-dire d’évoluer dans un environnement prévisible. Dénoncé par Habermas, le
réductionnisme de Weber n’ôte rien au fait que dans certains cas, la bureaucratisation opère
parfois exactement comme la rationalisation du travail : le juge peut effectivement être
remplacé par un « distributeur automatique ». Tout comme dans la sphère économique du
travail, une telle substitution n’est possible que lorsque l’acte de juger a été abstraitement
mécanisé, préalable à son automatisation concrète – un processus que la « rationalité de la
guerre froide » a exacerbé. Lukács, Weber et Habermas souligneront ainsi que le même mode
de rationalité est à l’œuvre dans l’organisation du travail ou dans la bureaucratisation. Mais la
rationalisation bureaucratique est cependant plus profonde que la rationalisation du travail, car
elle ajoute à la spécialisation la possibilité de prédire les actes de l’administration alors qu’une
entreprise prévisible risque la faillite. Si Lukács donnait comme exemple d’aliénation des
facultés
psychologiques
le
journaliste256,
la
possibilité
d’automatiser des
tâches
administratives ne relève pas simplement d’une réification de ce type : elle exige, en sus, que
les décisions puissent être prévues par un simple calcul. Dans la mesure où le droit ne se
réduit pas à une suite de syllogismes judiciaires, il ne s’agit là que d’un idéal technocratique.
Le juge ne peut devenir un « distributeur automatique » que si l’on réduit son activité à
l’application de règles, sans qu’il puisse évaluer ni celles-là, ni les faits, ni leur rapport257.
C’est précisément afin de pouvoir opposer à cette conception mécanique de la rationalité autre
chose que l’irrationalité du sentiment ou du jugement en équité qu’Habermas élabore le
concept de rationalité communicationnelle. La rationalisation conduit à ôter la faculté de
jugement de la boucle de la décision – « l’élément humain », comme disait Wiener –, afin de
255
Cité in Ibid., 125.
Ibid., 129.
257
Pour l’analyse de ce type de rationalité, cf. Daston et al., Quand la raison faillit perdre l’esprit. Pour la
critique de l’application au droit de ce type de rationalité, cf. Harcourt, Against Prediction.
256
653
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
faire de celle-ci la pure et simple application de règles. Mais cela n’a pas le même sens à
l’usine, où la faculté de jugement de l’ouvrier fut de plus en plus réduite au cours de
l’industrialisation, et en droit, où l’autonomie du juge joue un rôle prépondérant. La faculté de
jugement ayant déjà, dans la manufacture, été réduite à son minimum, la rationalisation
tayloriste opérait par l’analyse des gestes et leur simplification pour intensifier la productivité.
Lorsque Engels ou Weber observaient ce processus dans l’administration, il était bien moins
avancé qu’à l’usine, d’où l’importance et l’insistance sur la suppression du jugement qui, en
ce qui concerne, l’usine, avait été peu ou prou effectuée dès le passage de l’artisanat à la
technique moderne. En réalité, la rationalisation des décisions, que l’on peut proprement
qualifier de « bureaucratisation », ne relève pas d’une rationalité instrumentale mais
computationnelle, puisque ce n’est pas tant la recherche des moyens en fonction de fins
données qui importe que le calcul en fonction de règles préétablies. On pourrait dire que la
rationalisation du travail (privé ou administratif) est celle des actions, tandis que la
bureaucratisation (publique ou privée) est la rationalisation des décisions – que ces décisions
ne soient pas raisonnables pour autant est simplement dû à l’élimination tendantielle de la
faculté de juger. Si un juge peut être remplacé par un logiciel, c’est qu’il n’y avait déjà plus de
juge. Par ailleurs, en tant qu’il s’appuie sur cette suppression du jugement, le machinisme
exige nécessairement une rationalisation préalable des décisions. L’étude empirique des
techniques doit donc nécessairement faire appel aux concepts de rationalisation et de
modernisation : la séparation observée par Feenberg entre les théories de la technique, qui
s’appuient davantage sur les sciences sociales, et les théories « philosophiques » de la
Modernisation n’est pas justifiée258.
Il faut ici souligner un problème essentiel : en tant que tel, le droit exige de pouvoir
modifier les règles (à l’instar du jeu Nomic). Or la faculté de jugement est intrinsèquement
liée à cette possibilité : on peut concevoir un jugement en équité comme capacité à adoucir les
règles (c’est-à-dire à les interpréter ce qui le distingue d’un syllogisme), à s’en affranchir
(auquel cas il s’identifie, comme le remarque Weber, à l’arbitraire), mais aussi comme
consistant à modifier les règles elles-,mêmes auquel cas il ne fait qu’appliquer des règles qu’il
a lui-même formulé (la règle selon laquelle il faut adoucir les règles pour le cas présent). Or
cet élément essentiel de l’intelligence – la capacité à modifier les règles – qu’on attribue
souvent à l’humain était précisément théorisé par Wiener qui y voyait là le caractère essentiel
des machines qu’il avait fabriqué259. Dès lors on ne peut plus distinguer la rationalité
computationnelle de la faculté de jugement, ce qui ouvre à la possibilité de jugements
« intelligents » et « automatisés ». La suppression du jugement opéré par la mécanisation du
258
259
Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (en part. chap. VII).
Cf. supra, 2e partie, section I.4.b et Galison, « The Ontology of the Enemy », 258.
654
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
travail du juge à laquelle conduit la rationalité computationnelle n’est ainsi pas le dernier mot
de l’automatisation, bien que celle-ci, de fait, se réduise souvent à ce réductionnisme.
Dans le second sens de fragmentation des tâches et d’élaboration de sphères
relativement autonomes, la rationalisation ne dessine plus seulement un processus technique
mais la différenciation du social : celui-ci se fragmente en sphères séparées, la technique ellemême désignant un domaine spécifique aux côtés d’autres champs comme le droit,
l’économie, la science, la politique, etc. Mais ici se creuse une différence majeure entre
Lukács et Habermas. Celui-ci propose une structuration du social selon le type de rationalité
mis en œuvre. Or, s’il ne nie évidemment pas le processus de spécialisation, il reste que la
distinction qu’il établit entre différents modes de rationalité aboutit à une structuration
définitive du social, chaque « sphère » étant caractérisée par le type de rationalité qui la régit.
La distinction entre deux modes de rationalité, l’ « interaction médiatisée par des symboles »
et la Zweckrationalität, correspondant aux « systèmes d’activité rationnelle par rapport à une
fin », est ainsi résumée par un tableau (TSI, 24), particulièrement éloquent par l’opposition
qu’il pose entre « normes sociales » et « règles techniques » et par une « rationalisation » qui
s’incarne d’un côté par l’ « extension de la communication exempte de domination », de
l’autre par l’ « extension du pouvoir de disposer techniquement des choses ».
III.4.b.iv.2 Rationalisation et sphères sociales dans la Théorie de l’agir
communicationnel
Le triptyque rationalité instrumentale/communicationnelle/rationalisation n’est pas
remis en cause dans la TAC. L’orientation générale est différente de TSI, puisqu’il ne s’agit
pas de s’interroger sur les technosciences mais d’identifier, au-delà de deux modes distincts
de rationalité (travail et interaction), les différents modes de « l’agir communicationnel », qui
relèvent tous d’une « rationalité communicationnelle » plutôt que de la « rationalité
instrumentale ». Le schéma binaire qui oppose le travail à l’interaction (TSI) est complexifié.
Mais l’aporie à laquelle se heurtait le recueil est reconduite et même renforcée : la
fragmentation du social entre différentes sphères autonomes est non seulement réaffirmée,
mais identifiée à la Modernisation. Or, selon la TAC, à chaque sphère sociale correspond un
mode de rationalité spécifique, instrumentale ou communicationnelle : l’hésitation qu’on
trouvait encore dans TSI a disparue260. Loin de la remettre en cause, la TAC renforce nos
conclusions tirées d’une première lecture, relativement autonome, de TSI.
260
Cf. supra, « Les sphères du social et la distinction entre technique et politique ».
655
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
III.4.b.iv.2.1 De la « pensée mythique » au consommateur
La TAC soulève deux difficultés de lecture. D’une part, l’objectif de reconstruction d’un
ensemble de théories pour les faire tenir dans le nouveau cadre théorique de l’ « agir
communicationnel » rend parfois malaisé l’identification des positions propres de Habermas.
D’autre part, l’oscillation entre une théorie transcendantale et universelle de l’agir
communicationnel et une reconstruction compréhensive du processus de la Modernité,
assimilé à la « rationalisation » et conçu sur le modèle de l’ « occidentalisation »261, conduit à
de nombreuses difficultés. Laissons de côté la minimisation de la question animale dans une
théorie qui se veut générale de la communication262 pour se concentrer sur la correspondance
entre différents modes de rationalité et différentes « sphères culturelles de valeur ». Cette
question est liée à la stylisation extrême de ce qui constitue un « grand récit », opposant
l’image « magique » et « mythico-religieuse » du monde des sociétés traditionnelles à la
« rationalisation moderne » et qui réserve ainsi le concept de rationalisation au capitalisme
industriel – et à l’histoire « occidentale »263.
La TAC oscille ainsi entre un essai visant à la compréhension universelle d’un mode
d’agir proprement humain et un récit visant à la compréhension historico-sociologique de la
spécificité du « capitalisme avancé » – ce qui insère cette analyse dans le cadre du discours
sur la postmodernité. L’ouvrage commence par une définition – en principe universelle – de
l’agir communicationnel, soit des prétentions à la validité élevées par les acteurs, par
opposition à l’agir instrumental. Habermas reprend ici Aristote264 : la structure même de la
communication implique qu’elle s’oriente vers un consensus normatif, c’est-à-dire qu’elle se
déroule suivant une certaine honnêteté et logique, sans quoi il n’y aurait a priori aucune
communication possible. Ceci n’exclut ni les jeux de langage ni la communication
instrumentale ou stratégique, mais signale que même un menteur doit se référer à la vérité
261
Davantage que des synonymes, les concepts de « rationalisation », « modernisation » et « occidentalisation »
désignent dans la TAC un processus unique qui ne laisse aucune place à un jeu différencié entre ces concepts. La
TAC n’aborde jamais la question de ce qui pourrait constituer une modernisation non occidentale (par exemple au
Japon), ou d’une occidentalisation non modernisatrice (par exemple en Amérique latine, où les structures sociales
et politiques ont longtemps été rétives à la rationalisation bureaucratique – cf. par ex. Alain Rouquié, Amérique
latine (1987; Paris: Seuil, 1998).). Pas plus ne discute-t-elle des différenciations internes à l’Europe (sud/nord,
ouest/est, etc.), des rapports Europe-Etats-Unis ou de la Russie. Malgré les propos de Habermas sur « l’idéal de
fraternité », il est donc difficile d’admettre, avec S. Haber, qu’il retrouve, par-delà Weber, une « sensibilité à la
particularité » et à la « relativité de l’expérience moderne au regard d’autres genres de rationalisation possibles »
et qu’il rejette « l’idée que l’Occident représente le terme (ou le sommet) d’un processus d’avènement du
rationnel » (Haber, Habermas et la sociologie, 68‑69.).
262
La communication animale n’est prise en compte que dans le second tome, et uniquement à partir de Mind,
Self and Society (1934) de Mead. Autant dire que l’éthologie est absente de la réflexion, contrairement à la
psychologie (où il cite abondamment l’œuvre déjà ancienne de Piaget). L’importance de la psychologie ne fera
que s’accroître (cf. Haber, op.cit., 102).
263
Pour un exemple de « rationalisation » et d’émergence d’une « sphère culturelle de valeur » autonome,
associée à une classe d’experts spécifique, bien antérieure au capitalisme, qui conduit à une nécessaire relecture
de Weber, cf. Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident (2005; Belin, 2008).
264
Métaphysique, livre Gamma. Cf. Cassin, « Exclure ou inclure l’exception? »
656
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pour mentir265. Nonobstant la diversité culturelle et ce qui distingue le contenu des
explications d’un membre d’une tribu d’Amazonie des explications formulées par un sujet
vivant dans une société moderne, cette prétention à la validité normative est donc (ou devrait
être) universelle – elle constitue, a minima, la spécificité de toute communication entre êtres
raisonnables. Si cette proposition est universelle, la distinction entre modes de rationalité
(instrumentale et communicationnelle) ne l’est en revanche pas puisqu’elle ne recouvre
aucune différenciation institutionnelle entre « sphères culturelles de valeur » : suivant Weber,
Habermas présume que celle-ci caractérise la Modernité. Dans la section sur la
« compréhension mythique du monde » (en part. TAC, I, 59-69), cela le conduit à reconnaître
que « nous lions à notre compréhension occidentale du monde une prétention à
l’universalité » (TAC, I, 60), c’est-à-dire que nous avons tendance à universaliser « notre »
conception de la rationalité (Habermas présume qu’il n’y a qu’une rationalité moderne,
disjointe entre l’agir instrumental et communicationnel266). Ayant mis en garde contre
l’ethnocentrisme, il affirme néanmoins que dans les sociétés primitives, « le concept mythique
de « puissances » et le concept magique d’ « incantation » interdisent systématiquement de
séparer entre l’attitude objectivante à l’égard d’un monde d’états de choses existants et
l’attitude conforme ou non-conforme à l’égard d’un monde de relations interpersonnelles
réglées par des lois » (TAC, I, 65). De ce que la « pensée mythique » ne distinguerait pas entre
nature et culture, elle serait incapable de percevoir les différences entre le factuel et le
normatif. Qui plus est, elle ne différencierait pas entre les « différentes prétentions à la
validité, telles que la vérité propositionnelle, la justesse normative ou la véridicité
expressive » (TAC, I, 66). Ce n’est pas seulement la rationalité qui diffèrerait, ou le contenu
des explications, mais le langage lui-même qui serait primitif ; tout comme les « formes
primitives du travail », chez Marx, relèveraient « de l’instinct animal »267. Or, ce langage
instinctif que décrit Habermas est conçu sur le modèle de la télévision. Il compare en effet
implicitement les membres des sociétés « primitives » à des acteurs de sitcoms: « les
orientations d’action [étant] dominées par les images mythiques du monde, la claire
délimitation d’un domaine de la subjectivité semble impossible. Les intentions et les motifs
sont aussi peu séparés des actions et de leurs conséquences que les sentiments le sont de leurs
265
Un thème abondamment illustré par la réflexion moderne sur le mensonge (Koyré, Réflexions sur le mensonge;
Arendt, « Du mensonge... »).
266
Pour les avantages de cette conception par rapport à une conception « monolithique » de la rationalité, cf. aussi
Haber, Habermas et la sociologie, 73. Reste que le schéma binaire ne permet pas plus de prendre en compte la
pluralité des formes d’objectivité et de rationalité, notamment mise en évidence par Daston et Galison (« The
Image of Objectivity »; id., Objectivité; Daston et al., Quand la raison...; Galison, « The Ontology of the
Enemy »).
267
Marx, Le Capital, livre I, 200‑202 (chap. V). Il prend pourtant la précaution de souligner que « les plus
anciennes cavernes habitées par l’homme » montrent la présence d’un travail.
657
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
expressions normativement codifiées, stéréotypées »268. Puisqu’Habermas oppose la « pensée
mythique » à la « compréhension moderne » (et « occidentale ») du monde, cette caricature
conduit à appliquer ce modèle primitif de la sitcom à l’ensemble de ce qui « précède » la
Modernité. Dès lors, il peut fonder le paradigme de la Modernité : celle-ci se caractérise par
« le mouvement par lequel le consensus social, de fondé sur l’autorité sacrale qu’il est chez
elles [les sociétés archaïques], passerait de plus en plus par le médium du langage
argumentatif »269. Il ne s’agit pas de rejeter cette conception de la Modernité qui associe le
développement d’une réflexivité critique à l’instrumentalisation croissante de la vie – laquelle
ne s’oppose d’ailleurs pas complètement à Foucault270. Mais cette contradiction entre une
explication universelle du logos et le projet de spécifier ce qui constituerait le « propre » de
l’ « Occident » conduit ici Habermas à prendre un modèle contemporain – celui des
stéréotypes des jeux d’acteurs commerciaux – pour qualifier la « pensée mythique ». Faut-il
en conclure que la « pensée mythique », loin d’être « derrière nous », est en réalité le résultat
du conditionnement moderne ? Elle désignerait alors la manière d’agir (ou l’idéal-type) du
« consommateur » que nous sommes tous contraint d’adopter à des degrés et des moments
divers. Dès lors, le modèle du passage d’un ordre social fondé sur « l’autorité sacrale » à un
ordre fondé sur la raison communicationnelle devrait laisser la place à un ordre combinant la
délibération réflexive et le mythe : thème qui constituait le fil rouge de la Dialectique de la
raison.
III.4.b.iv.2.2 Modes de rationalisation et sphères sociales
En réservant la spécificité de l’agir communicationnel aux sociétés modernes qui seules
distinguent le « monde objectif » du « monde social » et du « vécu subjectif », Habermas peut
renouer le lien posé entre la distinction entre modes de rationalité et sphères spécialisées du
« social », ou « sphères culturelles de valeur ». La nature précise de la correspondance entre
rationalité et sphères est difficile à assigner, dans la mesure où Habermas en propose des
versions différentes au long des 800 pages de la TAC : on n’en examinera que quelques-unes.
On montrera qu’Habermas est conduit à réifier le social, à opposer le droit aux
« technosciences » et à détacher le sens des techniques, reconduisant ainsi l’ontologie
268
Nous soulignons. TAC, I, 67.
Haber, Habermas et la sociologie, 80.
270
Ce qui caractérise « notre société, depuis l'époque grecque, c'est le fait qu'on n'a pas une définition close et
impérative des jeux de vérité qui seraient permis […] Il y a toujours possibilité […] de changer plus ou moins
telle ou telle règle, et quelquefois même tout l'ensemble du jeu de vérité. C'est sans doute cela qui a donné à
l'Occident […] des possibilités de développement […] Qui dit la vérité ? Des individus qui sont libres, qui
organisent un certain consensus et qui se trouvent insérés dans un certain réseau de pratiques de pouvoir et
d'institutions contraignantes. » (Foucault, « L’éthique du souci de soi... », 725. Cf. toutefois la mise en garde
prudente p.729).
269
658
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
heideggérienne de « la chose ». On opposera à ce paradigme habermassien une conception
lukácsienne de la démocratie participative.
Au tableau de TSI (24), qui oppose rationalité communicationnelle et instrumentale,
répondent plusieurs tableaux dans la TAC, qui font varier la forme de la correspondance entre
modes de rationalité et sphères sociales. Inspiré de Parsons, un premier tableau distingue
quatre « sous-systèmes » (l’économie, la culture, la politique et la « communauté sociale »),
attribuant à quatre sciences sociales271 (l’économie, l’anthropologie, la science politique et la
sociologie) un mode d’analyse des conduites orienté par un mode de rationalité (instrumentale
ou communicationnelle) (TAC, I, 21). La correspondance est ici épistémologique plutôt
qu’ontologique, l’explication s’effectuant sur fond d’une reconstruction de l’histoire des
disciplines scientifiques. Ce n’est pas l’économie en soi, par exemple, qui serait
nécessairement instrumentale, mais l’analyse économique272. Un deuxième tableau (TAC, I,
39 – similaire au tableau p.342) distingue cinq types d’argumentation, dont seulement l’une
ressort de la rationalité instrumentale. Il s’agit alors de dresser une typologie des discours
selon les critères de validité auxquels ils font appel, ce qui constitue en quelque sorte le cœur
de la TAC. Le discours théorique, ou scientifique, serait ainsi uniquement de nature
instrumentale, et orienté par le critère unique de la vérité ; la rationalité communicationnelle
s’incarnerait, elle, dans les discours moraux (critère de justesse), esthétiques et
« thérapeutiques », et enfin explicatifs. Or, en partant d’une discussion de Toulmin,
Habermas rapporte chaque type de discours à une « arène » ou « champ social » spécifique.
Ce qu’il critique chez celui-là, ce n’est pas la mise en correspondance des modes de discours
et des sphères sociales, mais le fait de ne pas préciser celle-là : « On ne sait pas toujours
clairement si la délimitation mutuelle de ces entités du droit et de la médecine », etc.,
« s’effectue seulement sur un plan fonctionnel, par exemple, sociologique, ou également sur
le plan logique de l’argumentation [...] Toulmin [...] n’établit pas les démarcations correctes
entre d’une part, les inscriptions institutionnelles contingentes de l’argumentation, et d’autre
part, les formes de l’argumentation, telles qu’elles sont déterminées dans leurs structures
internes » (TAC, I, 48-52). Un troisième tableau, inséré dans la discussion sur Weber,
distingue trois « complexes de rationalisation », auxquels correspondent des « ordres de vie »
institutionnalisés et « suffisamment autonomes pour ne pas être soumis aux légalités propres
d’ordres de vie hétérogènes » (TAC, I, 250-251). Il s’agit de la « rationalité cognitiveinstrumentale », à laquelle correspond la science, la technique et les « technologies
271
On peut supposer que la linguistique, la géographie, le droit, etc. sont subsumés par l’une ou l’autre de ces
quatre sciences, bien que cela suffit à montrer le caractère arbitraire de la classification.
272
Cf. aussi la critique des analyses économiques de la démocratie in Droit et démocratie. Entre faits et normes
(1992; Gallimard, 1997). En interprétant la politique comme une transaction entre l’offre (des candidats) et la
demande (des électeurs), ces analyses, fondées sur la théorie générale du choix rationnel, ont réduit « le processus
politique à une figure de la rationalité instrumentale-calculatrice » (Haber, Habermas et la sociologie, 113.).
659
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sociales » ; de la « rationalité morale-pratique », à laquelle correspond le droit et la morale, et
de la « rationalité esthétique-pratique », à laquelle correspond « l’érotisme et l’art ». La
critique habermassienne ne porte pas sur cette correspondance ontologique mais sur la
réduction de la rationalité à sa seule dimension instrumentale, qui conduit Weber à une
conception mécaniste du droit (TAC, I, 265, 278-279, etc.). Autrement dit, il adresse à Weber
la même critique qu’à Heidegger sans remettre en cause l’idée wébérienne de différenciation
fonctionnelle du social.
Nonobstant les différentes formulations, Habermas établit ainsi une correspondance
ontologique entre « sous-systèmes d’action » institutionnalisés ou « sphères culturelles de
valeur » et type de rationalité. Il distingue d’abord entre rationalité instrumentale et
communicationnelle, puis subdivise celle-ci en fonction des critères de validité spécifiques
auxquels chaque forme de discours fait appel. Plutôt que d’être remis en cause, le schéma de
TSI opposant travail et interaction est ainsi complexifié. Dans la mesure où il essaie de sauver
la raison du réductionnisme « cybernétique » et le droit du réductionnisme wébérien ou
« marxiste », il devrait logiquement écarter toute dimension instrumentale du droit pour faire
de celui-ci une sorte de morale (positive, formelle ou démocratique). Mais ceci aboutirait à
ignorer la dimension administrative et technique du droit et à creuser un gouffre
infranchissable entre droit et sciences, menaçant le droit d’irrationnalité complète. Il est donc
conduit à admettre que le droit puisse mêler les deux types de rationalité – bien que cela
contredise la correspondance ontologique établie entre la différenciation fonctionnelle du
social et les modes de rationalité. Dans le même temps, il maintient la technoscience comme
sous-système de l’économie relevant donc de la rationalité instrumentale, établissant
désormais une correspondance ontologique et non plus simplement épistémologique. S’il
concède ainsi, presqu’à contre-cœur, que le droit pourrait bien concilier les deux modes de
rationalité, il oppose toujours de manière irréductible droit et sciences, donc raison et
rationalité.
Il explique ensuite la différenciation fonctionnelle par l’opposition entre le langage
comme « médium spécifique et irremplaçable de l’intercompréhension » et l’argent et le
pouvoir comme « médiums régulateurs » ou « médiums de communication » qui se substituent
au langage, usurpant, en quelque sorte, son rôle de coordination de l’action (TAC, I, 350 – cf.
aussi 376, 384). Comme si, en quelque sorte, l’argent et le pouvoir d’un côté, le langage de
l’autre, évoluaient dans des sphères autonomes – le langage « primitif » des sitcoms devant
alors sans doute être considéré comme un médium régulateur, ce qui pourrait faire éclater
l’ensemble de sa théorie de la Modernité. S’il envisage parfois une opposition de degré plutôt
que de nature entre les différentes formes de rationalité (TAC, I, 31, 304), l’opposition
ontologique (et pas seulement épistémologique) l’emporte : elle est constitutive de l’ensemble
de la théorie et, à cet égard, les remarques en sens inverse semblent n’être que des
660
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
concessions ad hoc273. Une telle conception empêche de comprendre les sciences et les
techniques en tant qu’elles font appel au « langage », à l’ « argent » et au « pouvoir » sans
assigner à l’un de ces termes un privilège exorbitant – un problème qui provient notamment
de l’assimilation opérée par le terme de « technosciences ».
L’idéalisme d’Habermas ne provient pas d’une prétendue « croyance » en un langage
exempt de pouvoir274. Il est plutôt dans la correspondance entre différenciation fonctionnelle
du social et modes de rationalité (les agents eux-mêmes parlant toujours de façon à la fois
stratégique et « normative »). Cela le conduit à opposer les structures symboliques de
l’interaction sociale à l’infrastructure matérielle (technique économique). Les « objets de la
culture matérielle, les biens, les techniques, etc. » ne peuvent être analysés par la sociologie et
l’anthropologie qu’en tant qu’ « objets symboliques » : ce n’est donc pas leur fonctionnement,
ou leur genèse, qui doit être expliqué, mais le sens qu’ils revêtent pour leurs utilisateurs qui
doit être compris (TAC¸ I, 124). Il oppose ainsi le sens aux techniques ou à l’usage,
présupposant que le fonctionnement et la genèse des objets techniques et des techniques ne
relèverait que d’une rationalité instrumentale. Dès lors, l’analyse philosophique et
sociologique des techniques ne peut que porter sur leur aspect symbolique, à la manière des
Mythologies de R. Barthes275. Autant dire qu’il ne s’intéresse qu’à la « superstructure »,
délaissant le fonctionnement des techniques et de l’économie aux « techniciens » :
précisément le projet contre lequel luttera le champ – alors en pleine émergence – des STS qui
étudie les entités et systèmes socio-techniques276. Il ne peut dès lors adopter une perspective
dans laquelle l’argent, le pouvoir et les symboles – pour reprendre ses catégories – seraient
analysées conjointement. Or cette impasse conduit à présupposer la « neutralité » de la
technique qui pourrait donc être décontextualisée sans que cela ne fasse problème : Habermas
s’inscrit à son insu dans une certaine logique de domination qui conduit à imposer de
l’extérieur des techniques à leurs utilisateurs, logique qui n’est pas exempte d’un
ethnocentrisme alors dénoncé par tous ceux travaillant sur les relations Nord/Sud. La
dissociation entre le sens et la rationalité instrumentale des techniques conduit à postuler la
273
Si l’action d’un agent ressort d’un mixte de ces deux types de rationalité, qui sont en cela des idéaux-types,
cela ne vaut pas pour la différenciation des sphères sociales (comp. Haber, Habermas et la sociologie, 72).
274
Ce contre-sens s’appuie notamment sur Foucault qui dénonça « l’utopie d’une communication parfaitement
transparente ». Le clivage réel entre Foucault et Habermas ne porte toutefois pas sur son « idéalisme » prétendu
mais sur sa conception négative du pouvoir, que Foucault critique dans la philosophie en général. En réalité, ce
passage de Foucault est très proche de Habermas, y compris dans les solutions préconisées, à savoir « se donner
les règles de droit », etc. (cf. Foucault, « L’éthique du souci de soi... », 726‑27). Sur le pseudo-idéalisme de cette
théorie, cf. aussi Apel, « How to ground a universalistic ethics... » (en part. p.22, 25-26).
275
Cf. par ex. les remarques de B. Latour in Changer de société..., 108‑10. Il ne s’agit ni de « distinguer a priori
des liens « matériels » et des liens « sociaux » avant de les associer à nouveau » (voir l’exemple du groupe de
soldats nus d’un côté, et de leur attirail de l’autre), ni de privilégier « la matière « objective », par opposition au
caractère « subjectif » du langage, des symboles, des valeurs ou des sentiments ».
276
Sur l’incompatibilité de l’approche d’Habermas et des STS, cf. Francis Chateauraynaud, « Forces et faiblesses
de la nouvelle anthropologie des sciences », Critique XLVII, no 529‑530 (1991): 459‑78.
661
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
liberté complète de l’utilisateur dans la mesure où le sens « flotte » au-dessus de la matérialité
des dispositifs. Habermas s’inscrit ici dans l’ontologie heideggérienne de « la chose ». Mais
ce faisant, les limites de cette conception apparaissent : si rien n’empêche a priori aux lycéens
de trouver le « Quadriparti » au McDonald’s277, on ne peut pourtant dire que ce dispositif
serait neutre et ouvert à toutes sortes d’interprétation et d’usages. C’est précisément pour cela
que ce qui distingue le café du village d’un fast-food ne réside pas uniquement dans la
sociologie de ses clients, ni dans leur inventivité, mais aussi dans l’architecture du dispositif.
Lorsque le café tend à adopter la même esthétique, la même nourriture et le même
management, ce n’est pas le fait d’être en pierre ou au milieu du village qui suffira à le
distinguer. L’importance politique de ce débat s’accentue lorsqu’il s’agit d’étudier la
responsabilité d’un régime ou d’une entreprise dans l’instauration et l’utilisation d’une
technique de surveillance à des fins répressives278.
Habermas présuppose donc acquise la thèse wébérienne de la fragmentation du social
en sous-systèmes relativement autonomes, qui désignerait le mouvement même de la
modernisation. Mais en faisant correspondre deux modes de rationalité opposés à ce
processus de différenciation fonctionnelle, il aboutit à une scission entre sens et techniques ou
entre la « superstructure » et l’ « infrastructure » : le développement techno-capitaliste est
laissé à lui-même. Or selon lui, l’analyse théorique doit correspondre à ces sphères ; tout au
plus peut-elle être généralisée, du côté de la superstructure, par le regard philosophique
appuyé sur les sciences sociales, et du côté de l’infrastructure par les sciences
« instrumentales » (l’économie, voire même les STS). En reprenant Weber, ce qui le conduit à
postuler l’impossibilité d’analyser une sphère sociale régie par la rationalité instrumentale en
utilisant des catégories issues de la rationalité communicationnelle et vice-versa, Habermas
s’expose donc à la critique de Lukács, laquelle conduirait à qualifier sa théorie de
« rationalisation formelle du Droit, de l’Etat, de l’Administration, etc. » et donc d’expression
d’une « conscience réifiée »279. Il ne peut en effet plus qu’établir un rapport « contingent »
entre les « systèmes partiels »280, soit entre l’infrastructure et la superstructure, soit au sein des
sous-systèmes, ce qui est précisément ce qu’il effectue en admettant la présence d’une
rationalité instrumentale au sein du droit. Ainsi, le rapport du sens aux techniques est
arbitraire, les techniques elles-mêmes étant « neutres » et les pratiques sociales libres de
déterminer l’essence de « la chose ». Or, Lukács ne remettait en cause ni la spécialisation du
savoir, qu’il considérait comme un mouvement nécessaire et positif du progrès scientifique, ni
277
Cf. supra le commentaire de « La chose » (1e partie, section II.3.c.v, note 323).
Cf. supra, 2e partie, section III.2.a.
279
Lukács, Histoire et conscience de classe, 127‑28 (cf. aussi p.23-24).
280
Ibid., 130.
278
662
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’autonomie relative des sous-systèmes attribuée à la division du travail281. Pas plus ne
mettait-il en doute la « valeur de la connaissance formelle » au nom d’une « nostalgie de
saisie unitaire » ou de la « vie vivante »282. En cela, la critique de Lukács se distingue
fortement de celle d’I. Illich selon qui l’apprentissage par les citoyens de rudiments
statistiques ne mettrait pas fin à la déshumanisation statistique qui ôterait toute dimension
légitime au sens commun et à l'expérience immédiate 283. Il ne s’agit pas d’en appeler, comme
le fait aussi A. Gorz284 après Habermas, au « monde vécu » contre le « système »285, notion
qui rappelle fortement le « jargon de l’authenticité ». En revanche, Lukács dénonçait d’avance
le projet de la TAC, à savoir l’idée d’attribuer comme « tâche à la philosophie de dévoiler et
de justifier le fondement de la validité des concepts » formés par les sciences, la philosophie
prenant alors, « à l’égard des sciences particulières, exactement la même position que cellesci à l’égard de la réalité empirique »286. Une telle position aboutit à fragmenter la « totalité »
(c’est-à-dire l’histoire ou la société) en autant de « faits » englobés dans autant de systèmes
partiels et ainsi à réifier (ou à « naturaliser ») le développement, entre autres, de la
technoscience. La différenciation fonctionnelle aboutit à opposer dans un face-à-face
irréductible le sujet et l’objet, ce que Lukács, Husserl et Heidegger voulaient surmonter en
pensant non pas l’homme « en face » d’un monde passif sur lequel il agirait mais l’homme à
l’intérieur du monde dont il fait partie – « ce sens [que l’homme essaie de trouver ou
d’introduire], commun à la vie humaine, individuelle ou collective, comme à l’humanité et, en
dernière instance, même à l’univers, s’appelle l’histoire »287. Dès lors que le sujet fait partie
du monde qui ne s’oppose pas à lui de façon inerte, atteindre un point de vue sur la « totalité »
devient problématique et ne peut se faire par une sorte d’intuition ; selon Lukács, adopter
cette perspective conduirait à la suppression immédiate du capitalisme 288. Mais si les
médiations pour construire ce point de vue ne peuvent qu’être historiques et s’appuyer tant sur
les savoirs positifs que sur la praxis « prolétarienne », elles essaient tout du moins de
construire un réel point de vue englobant. Par contraste, la différenciation fonctionnelle et la
fragmentation épistémique mène soit à l’abandon de l’idéal de construire cette perspective,
comme c’est le cas chez Habermas et pour la plupart des théories positives, qui réifient ainsi
la « sphère » étudiée en la rendant « réellement » autonome (déliant ainsi la logique juridique
du social, l’économie de la politique, etc.) ; soit on essaie de construire, notamment via la
281
Ibid., 132‑34. Heidegger est ici redevable de Lukács et de Weber (cf. supra, 2e partie, II.3.c.iv, note 306).
Ibid., 140.
283
Silja Samerski et Ivan Illich, « Critique de la pensée du risque », Esprit, no 8‑9 (août 2010): 204‑10.
284
Gorz, « L’écologie... »
285
Outre Lukács, ceci est critiqué in Debord, La Société du Spectacle; Foucault, La volonté de savoir.
286
Lukács, Histoire et conscience de classe, 140.
287
Nous soulignons « l’univers » ; cf. Goldmann, Lukács et Heidegger, 65‑66.
288
Lukács, op.cit. (entre autres p.132).
282
663
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
modélisation et la prise en compte du caractère systémique un point de vue englobant qui
dépasse la différenciation fonctionnelle, mais cette élaboration s’opère sur le fondement d’une
scission préalable entre le sujet et l’objet, leurs rapports ne pouvant dès lors plus être compris
que sous la forme de feedbacks et de boucles de rétroactions. On voit tout de suite le
problème, puisque cette logique cybernétique n’est autre que celle de la dialectique
hégélienne. Malgré l’erreur du diagnostic historique de Lukács et de sa « foi » envers le
« prolétariat », la supériorité de sa conception provient toutefois du fait que cette
« totalisation » est élaborée via la praxis ; en termes contemporains, on dirait par la
démocratie participative. Ce qui distingue la « théorie lukácsienne de la démocratie
participative » du paradigme habermassien, c’est que ce dernier abandonne toute possibilité
de construire un point de vue global, donc une évaluation holistique des projets
technologiques, dans la mesure même où il réifié la différenciation fonctionnelle, oppose le
droit aux « technosciences » et par conséquent réintroduit la scission kantienne entre le sujet
et l’objet.
Qu’on puisse analyser chaque sous-système comme autant de champs distincts ne pose
aucun problème. Qu’appliquer un critère issu d’un champ à un autre domaine puisse conduire
à une erreur de catégorie ne pose pas davantage de problème289 (en revanche, la tentative
d’attribuer à chaque domaine un critère unique est critiquable : il y a beaucoup de « manières
de faire des mondes »290). On ne peut toutefois se contenter de l’idée qu’une analyse
autarcique suffirait à comprendre le phénomène de la spécialisation du savoir et de la
différenciation fonctionnelle. L’approche spécialisée qui divise ontologiquement la société en
sphères séparées obéissant chacune à leur logique propre apporte certes une connaissance fine
et granulaire, mais elle est inapte à penser la complexité. Pour faire face à celle-ci, deux
modèles s’affrontent : le premier s’appuie sur la modélisation et la prise en compte de la
dimension systémique. Le second ne diffère du premier qu’en ce qu’il refuse la scission entre
le sujet et l’objet, et par conséquent affirme que la prise en compte de la dimension globale
des problèmes ne peut s’effectuer uniquement par la théorie mais doit nécessairement recourir
à la praxis, c’est-à-dire en termes actuels à la démocratie participative. Dans la première
conception, les experts élaborent des modèles qu’ils soumettent ensuite au débat public : c’est
le paradigme habermassien, qui montre ainsi sa complicité involontaire avec la « rationalité
cybernétique ». Dans la seconde conception, la modélisation est également soumise au débat
public. Mais du fait même que le sujet est dans le monde plutôt que face au monde, toute
ambition de construire un point de vue englobant – ou d’unifier la nature ou/et la société en
289
Ce point, sur lequel insiste Latour, est à l’origine de la théorie des ordres de justice de Pascal (si Latour omet
cette évidence, Bourdieu le rappelle in Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ
scientifique (Paris: INRA, 1997), 25).
290
Cf. entre autres Goodman, « Le statut du style ».
664
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
un système – est par hypothèse impossible. Il faut corriger Lukács par Deleuze : « la Nature
[est une] somme infinie […] Il n’y a pas de combinaison capable d’embrasser tous les
éléments de la Nature à la fois »291. Ces deux modèles peuvent être corrigés si l’on fait valoir,
contre Habermas et avec les STS, que le fonctionnement et la genèse des entités techniques est
traversé de part en part par des procédés relevant de la rationalité communicationnelle, sans
qu’il soit besoin, pour cela, de postuler l’existence d’un halo symbolique entourant la
matérialité des objets. Dès lors, plutôt que de soumettre des modèles finis au débat public,
qu’ils prétendent ou non « unifier » la Nature et la Société, on insistera sur la dimension
politique de l’élaboration des modèles, des objets techniques et par suite des normes
techniques et scientifiques, c’est-à-dire sur le caractère immanent du droit vis-à-vis des
technosciences plutôt que transcendant comme il le demeure chez Habermas.
III.4.b.iv.2.3 Normes techniques et délibératives
« Telles des forces invisibles, les normes veillent au bon ordre des choses […] Les normes
européennes sont des documents facultatifs élaborés selon des procédures ouvertes et
transparentes […] Les travaux de normalisation sont réalisés par et pour les intéressés euxmêmes ou sur la base d’un consensus » (Commission européenne292)
Une norme technique est une « spécification technique ou [un] autre document accessible au
public, établi avec la coopération et le consensus ou l'approbation générale de toutes les
parties intéressées, fondé sur les résultats conjugués de la science, de la technologie et de
l'expérience, visant à l'avantage optimal de la communauté dans son ensemble et approuvé par
un organisme qualifié sur le plan national, régional ou international. » (ISO293)
La dénégation du caractère politique non seulement des objets techniques mais des
normes techniques constitutives de ces derniers est un point de vue largement partagé par la
doctrine juridique qui trouve son origine dans le dualisme habermassien opposant la
rationalité instrumentale et communicationnelle. Ce faisant, la doctrine tout comme Habermas
ne parvient pas à penser les normes techniques ni le paradoxe qui conduit la Commission
européenne à soutenir simultanément que « telle des forces invisibles, les normes veillent au
bon ordre des choses » mais que celles-ci doivent être élaborées dans un cadre ouvert et
transparent, y compris en faisant appel à la « société civile ». La gouvernementalité
administrative est-elle soluble dans la démocratie délibérative ? Les théories démocratiques
ignorent cette question pourtant cruciale et posée dans les définitions même des normes
techniques adoptées par l’ISO et Bruxelles. Habermas associe en effet de façon
circonstancielle, au sein du droit, rationalité instrumentale et communicationnelle, ce qui ne
peut qu’aboutir à distinguer à nouveau un « droit instrumental » et un « droit
291
Gilles Deleuze, Logique du sens, 308. Cf. exergue supra, 2e partie, section III.2.c.vii sur la géoingénierie.
Commission européenne, « Intégration des aspects environnementaux dans la normalisation européenne
(COM(2004) 130 final) », 25 février 2004.
293
Définition d’une norme technique par l’ISO (International Standards Organization), citée in Magali Lanord
Farinelli, « La norme technique : une source du droit légitime ? », RFDA, juillet 2005, 738‑51.
292
665
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
communicationnel », en opposant par exemple le droit administratif (ou plutôt la police
sanitaire) au droit constitutionnel ou en affirmant le caractère « technique » du droit de
l’urbanisme. Ce processus peut continuer indéfiniment, en opposant les normes « purement
techniques » (concernant la taille des légumes, des WCs ou portant sur les dispositifs
expérimentaux à utiliser pour échantillonner tel ou tel produit, etc.), aux « normes
délibératives » qui donneraient un sens à ces exigences « techniques » (l’impératif de santé et
de respect de l’environnement, le droit des handicapés ou la fiabilité de l’expertise
scientifique). En dépit de la définition délibérative des normes techniques, la doctrine
juridique oppose pourtant normes techniques et juridiques sous divers motifs. Outre le fait que
les premières ne sont pas conçues par l’Etat mais par des organismes privés (ISO, AFNOR,
etc.) – ce qui n’empêche pas, dans de nombreux cas, l’Etat de leur donner une force
impérative –, certains juristes assimilent les normes techniques au droit naturel au motif
qu’elles ne seraient que le résultat d’obligations « logiques » sinon « naturelles »294. D’autres,
comme P. Amselek, les qualifient de « trait d’union » entre les « lois naturelles » et le
« devoir-être » juridique295. Cette dissociation entre normes techniques et juridiques est
qualifiée d’affligeante par L. Boy296. Paradoxalement, la position habermassienne conduit en
effet une majorité de la doctrine à associer un positivisme scientifique archaïque à un
jusnaturalisme héritier du christianisme – ce qui conduit à un jusnaturalisme-technocrate
n’ayant d’autre objectif que de légitimer le caractère nécessaire et scientifique des normes
techniques, c’est-à-dire de les soustraire au débat démocratique. Autrement dit, la théorie
habermassienne qui s’était élaborée dans TSI contre la « technocratie » aboutit dans TSA à
justifier et à renforcer celle-ci en raison même de la distinction entre les deux modes de
rationalité et du couplage opéré avec la différenciation fonctionnelle. Partant d’une critique
de la technocratie, Habermas aboutit à formuler l’idéologie de la technocratie. Lorsqu’elle
essaie d’opérer plus finement, sinon de remettre en cause ce jusnaturalisme-positiviste
paradoxal, la doctrine juridique, suivant de nouveau la logique habermassienne, distingue des
« normes strictement industrielles » qui ne soulèveraient « pas de difficultés car elles facilitent
la vie des consommateurs » et les « normes [techniques] touchant l’intérêt général »297. En
revanche, les juristes spécialisés en droit des sciences et/ou de l’environnement tendent au
contraire à souligner l’imbrication entre politique et « normes techniques », même s’ils sont
294
D. Voinot, La norme technique en droit comparé et en droit communautaire, thèse, Grenoble, 1993 ; C.
Cossio, « La norme et l’impératif chez Husserl », Mélanges en l’honneur de P. Roubier, Dalloz, tome I, 1961,
p.155 ; Franck Gambelli, « Définitions et typologies des normes techniques », Les Petites Affiches, no 18 (11
février 1998): 6; cités in Lanord Farinelli, « La norme technique... »
295
Paul Amselek, « Norme et loi », Archives de philosophie du droit, t. 25, 1980, 100 (cité in Lanord Farinelli,
art. cit.).
296
Laurence Boy, « Normes techniques et normes juridiques », Cahiers du Conseil constitutionnel, no21 (jan. 07).
297
Lanord Farinelli, « La norme technique... »
666
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
parfois aussi tentés de distinguer entre ce qui relèverait du « technique » stricto sensu et du
politique298 ; à l’inverse, les juristes spécialisés en droit des brevets revendiquent le caractère
« apolitique » de leur activité299. Mais « le calibre des douilles d’ampoules » relève-t-il d’une
question « technique »300 ? Ne peut-on pas remonter de cette partie d’un objet technique à
l’ensemble du système technicien et à la politique énergétique, donc à la politique sociale et
environnementale ? De même, le choix des normes concernant l’accessibilité des handicapés
est politique, de même que le sont en général les normes constituant le droit de
l’architecture301. Ou encore, les normes « techniques » d’hygiène sur la production de lait
(directive 92/46/CEE) aboutissent à pénaliser les petits producteurs de fromages et le fromage
au lait cru302. C’est pourquoi Bruxelles considère, entre autres, que « la normalisation et la
législation sont deux outils différents qui permettent de traiter dans certains cas les questions
d’environnement » et que la « capacité de l’Europe à se préoccuper de l’environnement ou à
intégrer les questions d’environnement dans les normes existantes peut […] déboucher sur des
normes internationales »303. La normalisation, devenue obligatoire au début des années 1980
dans le cadre de la construction du marché commun, tend à s’émanciper du cadre du droit de
la concurrence pour prendre en compte les aspects sociaux et environnementaux – ce qui
passe par une segmentation des marchés dans laquelle le rôle des indications géographiques
(ou des appelations protégées) joue un rôle important304. On analysera ici deux cas
d’élaboration de normes, le premier portant sur le passeport biométrique – qui permet de
montrer comment la normalisation au niveau international peut avoir une valeur impérative
au-delà de l’accord SPS (mesures sanitaires et phytosanitaires) de l’OMC – et le second ayant
trait aux normes de toxicologie, ce qui conduit à souligner l’importance de ces normes dans
l’élaboration du « vrai ».
298
Cf. par ex. Lacour, « Ubiquitous computing... »; « Quelle régulation pour les nanosciences et les
nanotechnologies? », HALS, 2009; Rafael Encinas de Munagorri et al., Expertise et gouvernance du changement
climatique (LGDJ, 2009), 27‑93.
299
Cf. les remarques in Hermitte, L’emprise des droits intellectuels...
300
Ce qu’affirme par exemple Lanord Farinelli, « La norme technique... » Les ampoules dites « à basse
consommation » et à « longue durée » ne sont adaptées qu’à des installations électriques fonctionnant de manière
idéale ; dans le cas contraire, il faut changer d’ampoules plusieurs fois par an. Ce problème était déjà dénoncé par
Mumford (Technique et civilisation, 244, chap. V).
301
Outre l’agacement de l’Ordre des architectes face à la multiplication de ces normes parfois peu flexibles, cf.
Claude Belot, « La maladie de la norme » (Sénat, 16 février 2011).
302
Lanord Farinelli, « La norme technique... »
303
COM(2004) 130 final précitée (p.6).
304
Boy, « Normes techniques... »; Hermitte, « Les appellations d’origine... »; id., L’emprise des droits
intellectuels...; Pour une étude de cas économique: Emmanuel Raynaud, « La segmentation par la qualité dans les
filières fruits et légumes: Espoirs et contraintes autour de la signalisation de la qualité gustative de l’offre de
tomates. », Innovations agronomiques, no 9 (2010): 25‑36; cf. aussi, pour les produits de santé: Virginie Tournay,
« Lorsque réglementer et standardiser se confondent. Le contrôle qualité des produits de cellules humaines : vers
une fabrique des thérapies cellulaires », Sciences sociales et santé 25, no 3 (septembre 2007): 41‑70.
667
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
S’appuyant sur la dynamique du 11 septembre 2001, l’OACI (Organisation de
l’aviation civile internationale) délégua à un comité ISO/IEC le soin d’élaborer les standards
pour les passeports biométriques305, incluant notamment une photographie numérisée du
visage devant permettre ultérieurement et le cas échéant la reconnaissance faciale automatique
des individus. Suite à l’introduction en 2006 de ces passeports dans l’UE, la Commission
européenne remarquait qu’en l’état actuel du droit le contrôle automatisé des frontières via la
reconnaissance faciale ne pouvait être que facultatif306. De même, le décret français n°2008426 instaurant le passeport électronique précisait que « le traitement [mis en œuvre via la base
de données centralisée] ne comporte ni dispositif de reconnaissance faciale à partir de l'image
numérisée du visage ni dispositif de recherche permettant l'identification à partir […] des
empreintes digitales ». Les normes techniques décidées par l’OACI, appliquées par l’UE puis
par la France, impliquent pourtant une telle possibilité ; la CNIL négligea de le mentionner
tandis que la CNCDH soulignait au contraire la possibilité que ce dispositif de reconnaissance
soit mis en place à l’étranger (elle ne mentionna pas qu’il pourrait aussi l’être en France) 307.
Loin d’être seulement une spécificité culturelle ou politique, le projet chinois visant à
généraliser la reconnaissance faciale des citoyens au quotidien308 apparaît ainsi comme le
résultat de ce projet pensé dès les années 1990 par l’industrie mondiale de la biométrie, les
Etats-Unis et l’Europe (les leaders du secteur étant notamment américains et français). Les
normes techniques sont ainsi pensées avant même que la technologie ne soit prête et que les
conditions politiques ne soient réunies pour permettre certaines évolutions sociales majeures :
généralisée, la reconnaissance faciale automatisée met un terme à tout débat sur les contrôles
d’identité, puisque ceux-ci seront effectués en permanence via la vidéosurveillance. Or il
suffisait d’examiner les normes techniques utilisées pour identifier ce projet politique et
économique : depuis le début, si l’on exige des photographies numérisées et standardisées du
visage, c’est afin de pouvoir les intégrer à des systèmes de reconnaissance faciale. En effet,
s’il s’agit d’opérer une vérification de l’identité d’un sujet ou de l’identifier (lui ou ses
« traces ») à travers une base de données, depuis les années 1980 les empreintes digitales ou
génétiques sont et demeurent plus fiables309. Le détournement du principe de finalité, pierre
305
Nicolas Delvaux, « Les normes biométriques: réflexions sur le processus d’élaboration d’un corpus technique
de portée internationale », in L’identification biométrique (MSH, 2011), 111‑24.
306
« Communication de la Commission: “Preparing the next steps in border management in the European Union”
(COM(2008) 69 final) », 13 février 2008.
307
CNIL, Délib. n°2007-368, et CNCDH, « Problèmes posés par l’inclusion d’éléments biométriques dans la
carte nationale d’identité : contribution de la CNCDH au débat », 1er juin 2006. Sur la controverse, cf. aussi
Clément Lacouette-Fougère, « Le projet INES aboutira-t-il? La carte nationale d’identité électronique en France:
une solution à la recherche de problèmes », in L’identification biométrique (MSH, 2011), 197‑215; Pierre Piazza,
« Les résistances à la biométrie en France », in ibid., 377‑94.
308
Cf. par ex. Mara Hvistendahl, « Master Planner », Science 359, no 6381 (16 mars 2018): 1206‑9; Christina
Larson, « China’s AI Imperative », Science 359, no 6376 (9 février 2018): 628‑30.
309
Pour plus de détails : Samson, « Des identités de papier à l’identification biométrique... »
668
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
angulaire du droit de la protection des données, et le function creep déploré par les critiques
de la « société de surveillance » s’appuie ainsi sur les normes techniques310. Il s’agit ici d’une
constante : le Communications for Law Enforcement Act de 1994 exigeait par exemple que
l’infrastructure de communication soit construite afin de rendre possible à une échelle
auparavant inimaginable les écoutes téléphoniques311 : la politique de surveillance mise en
place après 2001 est entre autres le fruit de cette décision prise sous Clinton. En réalité, il n’y
a pas de « détournement » dans la mesure où ces normes avaient été pensées en vue de cet
usage : le « détournement » est « légal » mais pas « technique », mais c’est précisément parce
que le droit réduit ces questions à un « problème technique », donc « neutre », qu’il est
permis.
Le caractère politique des normes techniques ne concerne pas seulement le projet
politique, économique et social qui leur donne une signification et une intention mais aussi
l’élaboration même de la science : l’analyse juridique doitdésormais s’ « élargir […] à la
formation même des énoncés scientifiques »312. Ainsi, les standards et guidelines fixées pour
l’expérimentation scientifique ont certes vocation à être suivies de façon générale (la
communauté scientifique parlant d’une « flexibilité raisonnée »313), mais peuvent néanmoins
revêtir un caractère obligatoire lorsqu’il s’agit de « science réglementaire », notamment en
toxicologie. Or, les guidelines de l’OCDE qui fixe la race (la « souche ») des rats utilisés, leur
nombre et la durée des tests de toxicité alimentaire résultent de contraintes scientifiques et
financières et peuvent être mises en question à partir d’une perspective politique: elles n’ont
rien d’une « loi naturelle ». Lors de l’ « affaire Séralini »314, ces guidelines jouèrent un rôle
310
Sur l’absence de finalité a priori, cf. supra, 2e partie, section III.2.c.i.
Stuart Shapiro, « Places and Spaces: the Historical Interaction of Technology, Home, and Privacy », The
Information Society, no 14 (1998): 275‑84.
312
R. Encinas de Munagorri et O. Leclerc, in Encinas de Munagorri et al., Expertise et gouvernance..., 226; cf.
aussi Samson, « Le droit comme fabrique du réel », 313‑16.
313
OCDE, « Lignes directrices de l’OCDE pour les essais de produits chimiques », 11 septembre 2006 (section
4); pour l’expérimentation animale: Carol Kilkenny et al., « Improving Bioscience Research Reporting: The
ARRIVE Guidelines for Reporting Animal Research », PLoS Biol 8, no 6 (29 juin 2010); et Editorial, « Journals
unite for reproducibility », Nature 515, no 7525 (5 novembre 2014): 7‑7.
314
L’ « affaire Séralini » a éclaté en 2012 suite à la publication d’un article dans la revue Food and Chemical
Toxicology associé à une campagne de presse donnant lieu à des UNEs alarmantes sur la possibilité éventuelle
que le maïs NK603 associé au RoundUp provoque des tumeurs chez des rats. Cela a conduit le gouvernement, sur
demande du HCB, d’organiser une étude à long terme, dans la mesure où en dépit des nombreux défauts de
l’étude Séralini et al. et de la controverse qui s’ensuivit, celle-ci montrait le manque de données sur ces questions.
Les programmes européens GRACE, G-TwYST et l’étude française GMO+90 jours ont livré leurs résultats en
2018, ne détectant aucun effet toxique sur des périodes allant de 90 à 180 jours.
Le corpus de « l’affaire Séralini » est trop important pour être cité ; renvoyons à HCB (CS), « Avis en réponse à
la saisine du 24 septembre 2012 relative à l’article de Séralini et al. », 19 octobre 2012; David Demortain,
« L’étude Séralini et ce qu’elle nous apprend sur la toxicologie réglementaire », Natures Sciences Sociétés 21, no
1 (15 juillet 2013): 84‑87; Francis Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes et des controverses en
appui à l’évaluation publique des risques » (Paris: ANSES, 2013); Stéphane Foucart, « La discrète influence de
Monsanto », Le Monde.fr, 11 juillet 2016; Michel Deprost, « Trois expertises invalident l’étude Seralini sur les
maïs OGM « toxiques » », Enviscope, 1er juin 2018.
311
669
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
majeur dans le débat autour de cette étude portant sur un maïs GM et le RoundUp, dans la
mesure où on lui reprocha de ne pas les avoir respectées (nous mettons ici de côté les
questions concernant la conception de l’étude, sinon sa confusion315, et la manière dont les
résultats furent présentés, tant sur le plan scientifique que médiatique, débat qui n’a rien de
spécifique à cette « affaire »316). Or, si l’étude ne respectait pas ces guidelines, ce n’était pas
simplement parce que Séralini et al. enquêtaient « à charge » (ce qui, du reste et nonobstant
les différentes manières de pratiquer la science, est le propre de la démarche scientifique, ce
qui conduit à un certain nombre de problèmes méthodologiques sinon de dérives ou de
fraudes). En effet, cette étude et plus largement le CRIIGEN (Comité de recherche et
d'information indépendantes sur le génie génétique) qui la finança remettait en cause la
légitimité scientifique et politique de ces guidelines (d’autant que Séralini soulignait, comme
le HCB lui-même, qu’elles n’étaient pas toujours suivies par les pétitionnaires eux-mêmes)317.
C’est l’un des points majeurs qui explique le traitement médiatique de cette étude et le fait
qu’elle suscita une telle controverse : le problème soulevé n’était pas seulement celui,
strictement scientifique, de déterminer si l’on pouvait attribuer les tumeurs détectées par
l’étude au maïs OGM, mais la légitimité même des guidelines de l’évaluation des OGM.
Nonobstant le jusnaturalisme-technocratique paradoxal d’une partie de la doctrine qui
suit ici Habermas, on ne peut donc distinguer a priori ce qui relèverait d’une question
« technique » ou d’une « question politique ». D’une part, les normes techniques impliquent
un projet politique et technologique global et sont donc a priori (ou objectivement) politiques.
C’est pourquoi la Commission européenne se prononce en faveur de « la présence d'experts
en environnement lors de l'élaboration des normes, ainsi que [de] la volonté de prendre
systématiquement en compte les aspects environnementaux » afin d’organiser « l’éveil des
consciences à l’environnement »318. D’autre part, la distinction même entre ce qui relève du
« technique » ou du « politique » est le résultat d’une lutte politique plus ou moins ouverte
(elle reste « policée » lorsqu’il s’agit de négociations internationales, sauf quand les ONG
soulèvent la question lors de sommets « globaux »). Il existe ainsi une lutte entre les Etats,
315
Outre les avis officiels, cf. notamment Marc Lavielle, « Quelques commentaires d’ordre statistique sur Séralini
& al., 2012 », Blog Marc Lavielle, 2012.
316
Kenneth J. Ryan, « Scientific Imagination and Integrity », Science 273, no 5272 (7 décembre 1996): 163‑163;
cf. aussi le commentaire in Rafael Encinas de Munagorri, « La communauté scientifique est-elle un ordre
juridique? », RTD Civ., 1998, 247; cf. aussi l’interprétation de l’affaire Losey et Pusztai (1999), concernant aussi
les PGM, in Académie des sciences, « Les plantes génétiquement modifiées », décembre 2002, 31.
317
Ces différents points étaient évidents lors de son audition devant le HCB ; Séralini souligna alors que l’étude
de toxicologie sur le maïs MIR162 ne portait que sur des échantillons de 5 rats (contre 10 pour la sienne). Sur ce
dossier comme sur d’autres, le CS refusait « l’équivalence » alléguée par le pétitionnaire entre le produit OGM et
sa contrepartie non modifiée, soulignant la non-mise en œuvre de « tests d’équivalence » et d’ « études de
puissance appropriés ». Cf. HCB et Gilles-Eric Séralini, « Compte-rendu d’audition », 10 octobre 2012; HCB
(CS), « Avis en réponse à la saisine 10082 [dossier EFSA-GMO-DE-2010-82] », 10 novembre 2011.
318
COM(2004) 130 final précitée, p.10-11.
670
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dans laquelle certaines ONG font valoir les capacités d’expertise inégales entre pays ; il existe
aussi une lutte entre le « pouvoir technocratique » et la « société », celui-là étant soumis à des
demandes d’ouverture à la société civile des enceintes où s’édifient ces normes. Combiner ces
deux aspects conduit à pouvoir utiliser, dans une certaine mesure, le critère schmittien du
politique : le passage d’un débat technique à un débat politique signale l’émergence d’une
controverse et donc la politisation de cette question. Mais ce critère schmittien est lui-même
dépendant d’une conception libérale, puisque cela revient à assimiler l’espace politique à
l’espace public : ce n’est que lorsqu’une controverse devient publique qu’elle devient
politique, et réciproquement ce n’est que l’intensification des conflits autour d’une question
qui conduisent à rendre celle-ci politique et donc publique. Or si toute norme technique est
objectivement politique, on ne peut déduire du fait qu’une instance de normalisation ou
qu’une famille de normes techniques ne serait pas soumise au débat public qu’elles
échapperaient au politique319. On ne peut donc identifier le politique à l’espace public, comme
le fait la tradition des Lumières320 dont Schmitt reste partie prenante. En réalité, si les juristes
qualifient ces normes de « techniques » par opposition aux « normes politiques », ce n’est
nullement en raison d’un caractère intrinsèque (et encore moins « naturel ») de ces normes.
C’est plutôt que la loi, archétype de la norme juridique, a historiquement été définie par la
« participation d’une représentation du peuple », comme le rappellent Schmitt et Habermas.
Dès lors, « s’explique le […] renversement suivant : ce qui est produit par une participation
de la représentation du peuple s’appelle une loi »321 ; formulation que B. Manin reprend en
affirmant que « la loi légitime est le résultat de la délibération générale et non l’expression de
la volonté générale »322. Aussi, la norme technique n’est pas juridique uniquement parce
qu’elle se soustrait à la souveraineté populaire. C’est pourquoi l’Etat peut déléguer son
élaboration à des instances privées, et ensuite les rendre obligatoire par un règlement national,
communautaire ou international (à l’instar des standards concernant les passeports), processus
constitutif de la « globalisation »323 : il ne s’agit de rien d’autre, pour l’Etat, que de contourner
la représentation populaire. La norme technique est, stricto sensu, un déni de démocratie que
319
F. Violet affirme que la norme technique ne serait pas juridique précisément parce qu’elle serait « empreinte de
consensus et de volontarisme ». Cela ne constitue pas seulement un contre-sens, comme le souligne L. Boy, mais
une mécompréhension complète de l’ensemble de la théorie du droit et de la philosophie politique moderne (cf.
Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PUAM, 2003, cité in Boy, art. cit.).
320
Habermas parle ainsi d’ « espace public politique ». Cf. L’Espace public; id., « “L’espace public”, 30 ans
après ».
321
C. Schmitt, Verfassungslehre, Berlin, 1957, p.148, cité in Habermas, L’Espace public, 91‑92 (chap. IV).
322
B. Manin, « On Legitimacy and Political Deliberation », Political Theory, vol. 15, 1987, p.315, cité in
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », 179‑80. La formulation est légèrement différente in Manin,
« Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération…», Le Débat, no 33 (1985): 11.
323
Boy, « Normes techniques... »; Sassen, La ville globale; id., La globalisation.
671
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le jusnaturalisme-positiviste paradoxal de la doctrine, inspirée par Habermas, tente
laborieusement de légitimer en lui déniant son caractère politique.
S’insérant, consciemment ou non, dans le cadre du critère schmittien du politique,
certains argumenterons sans doute qu’on pourrait présumer de l’absence d’une controverse au
sujet d’une norme technique que celle-ci ferait consensus, et qu’elle serait donc légitimée par
le consentement populaire. On admettra alors le caractère objectivement politique de la norme
technique tout en affirmant que puisqu’elle n’a pas été subjectivement constituée en tant
qu’objet politique, c’est-à-dire soumise à débat public, alors elle est légitime. Mais d’abord,
« de ce que le public ne dit mot, ne doit pas être inféré son consentement »324. Ce serait en
effet omettre l’opacité de l’élaboration de ces normes, soustraites à la représentation de la
même manière que l’élaboration des faits scientifiques échappe à la participation du public
dans ce que Callon appelle le « modèle de l’instruction publique ». Il y a ici une certaine
ambiguïté, dans la mesure où, comme le signale Pettit, le critère du consentement présume
que « toute décision qui n’a pas pour effet de me transformer en insurgé sur une barricade doit
alors passer pour non arbitraire de mon point de vue »325. Mais, selon le « modèle du débat
public » que Callon contraste à celui de « l’instruction publique », la « crise de confiance » du
public envers la science ainsi que les « revendications brutales » s’explique précisément par
le fait de soustraire au débat public l’élaboration des faits scientifiques. Citant Bakhtine326,
Habermas note ainsi, au sujet de la « culture plébéienne » qu’il contraste à la culture
bourgeoise, « comment un mécanisme d’exclusion, qui refoule et réprime, provoque en même
temps des effets contraires qu’on ne peut neutraliser » : la « culture populaire » ne constitue
pas un « milieu passif pour la culture dominante, mais bien plutôt la révolte périodiquement
récurrente, sous une forme violente ou modérée, d’un contre-projet face au monde
hiérarchique du pouvoir »327. L’ambiguïté, voire la contradiction, du critère du consentement
s’explique ainsi : on affirme d’une part qu’en l’absence de violence, on peut présumer un
consentement et par suite la légitimité de ces normes anti-politiques ; mais d’autre part, cette
théorie ne conduit qu’à exclure la « culture populaire » qui revient sous forme de violence :
ou encore, c’est dans l’exacte mesure qu’on dénie le caractère politique des normes
techniques en présumant d’un consentement populaire qu’une violence surgit dans l’espace
public, laquelle n’a d’autre objet que de s’opposer, de manière confuse, au déni de
démocratie, et vise donc à rétablir la « participation d’une représentation du peuple »
(Schmitt) dans l’élaboration de ces normes, ce qui conduirait à les transformer en normes
324
Callon, « Des différentes formes de démocratie technique », 69.
Pettit, Républicanisme..., 244 (chap. VI).
326
Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance
(Gallimard, 1970).
327
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », 166.
325
672
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
politiques, c’est-à-dire à reconnaître leur caractère politique auparavant dénié. Le « modèle
du débat public », s’oppose ainsi à la confiscation technocratique de ces normes permise,
suscitée et encouragée par l’Etat qui se soustrait tendanciellement à la représentation
populaire. Ce faisant, il s’oppose aussi à la conception libérale qui présume du consentement
la légitimité, puisqu’il montre précisément que ce consentement apparent n’est que le résultat
de la confiscation du débat laquelle produit elle-même la violence. Il faut donc substituer,
comme le fait le républicanisme, au consentement comme critère de la légitimité celui de la
contestabilité : le modèle du débat public n’est pas libéral, mais républicain (au sens de
Pettit328). Seul ce critère permet en effet de concilier le nécessaire pouvoir discrétionnaire
dans l’élaboration des normes et leur légitimité329, c’est-à-dire l’inévitable « technicisation »
des enjeux, leur privatisation et leur exclusion du politique et de l’espace public – et la
démocratie : sans contestabilité, la « démocratie technique » est illusoire.
La contestabilité est mise en œuvre par un ensemble de dispositifs politiques
délibératifs. Mais elle exige aussi un aspect souvent ignoré, à savoir la possibilité de mener
des recherches académiques sur les normes techniques et les enceintes d’élaboration de ces
normes, tout comme celle de pouvoir librement enquêter sur les processus de prises de
décision effectués par des agences telles que l’EFSA (European Food Safety Agency),
laquelle met en œuvre une politique restrictive de « transparence »330. Or, ces normes
techniques sont non-publiques et payantes, rendant leur accès extrêmement coûteux
indépendamment de l’accès aux enceintes de normalisation. La possibilité de la contestabilité
est conditionnée par l’existence préalable de travaux académiques pouvant analyser ces
normes et ces organismes en s’extirpant, tant faire se peut, des conflits d’intérêt et des
perspectives biaisées qui informent les rares études sur le domaine faites par des
professionnels. On ne peut opposer ici les « profanes » aux « experts », ni la politique à la
science : l’opposition passe bien plutôt entre « experts » et « chercheurs » ou entre les
institutions économiques et politiques et la science. Afin d’accéder à ces normes techniques et
aux lieux de leur élaboration, les chercheurs sont contraints d’élaborer un ensemble de
stratégies complexes. L’analyse juridique exige ici un savoir-faire sociologique, si bien que
sociologie et droit tendent à se confondre. En sus, l’opacité de ces normes conduit ce travail à
328
Pettit ne s’intéresse pas plus aux normes techniques qu’Habermas : « dans tous les sites où des décisions
peuvent être prises, aussi bien dans le législatif, dans l’exécutif que dans le judiciaire, il existe des procédures
établies […] les décisions doivent être prises dans la transparence, elles doivent être assujetties à une enquête
approfondie, elles doivent être prises dans des conditions de libre information et ainsi de suite. » (Pettit,
Républicanisme..., 249.).
329
« Tout système de législation laisse un certain pouvoir de décision entre les mains des différentes autorités
publiques » (Ibid., 242, 247).
330
L’EFSA a ainsi effectué un appel public permettant à des chercheurs d’assister à des réunions de travail. Ceci
était conditionné à l’interdiction de tout enregistrement et de toute prise de notes. Pour une analyse historique de
la sténographie et de la dactylographie ainsi que des débats du XIX e siècle concernant la publicité des débats
(parlementaires), cf. Gardey, Ecrire, calculer, classer.
673
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
tendanciellement rejoindre celui du journaliste sinon de l’espion : il s’agit de se constituer un
réseau d’informateurs331, d’établir dans la durée des relations de confiance332 voire de
« pirater » les normes techniques333. Ces questions ont été amplement problématisées par la
sociologie : les chercheurs qui enquêtent sur la mafia, le Conseil constitutionnel ou le droit
informel mis en œuvre par les diamantaires juifs de New York y sont confrontés334, de même
que les juristes travaillant sur des contrats privés335 ; même des associations de patients
peuvent exiger des accords stricts de confidentialité336. Certains chercheurs réussissent ainsi à
obtenir un accès privilégié à ces normes techniques ou à ces enceintes, accès qui résultent de
causes diverses voire contradictoires (un chercheur junior peut être sous-estimé et considéré
comme « non-menaçant » ; au contraire, certaines enceintes ne s’ouvriront qu’à des
chercheurs confirmés). Ils élaborent ainsi un savoir approfondi sur un objet privé, constituant
par suite une « expertise sur l’expertise ». Or, sur le plan épistémologique, leur recherche ne
peut être mise en cause : les données sur lesquelles elle se fonde ne sont pas publiques ; les
autres chercheurs ne peuvent que commenter leurs travaux337. Mais si, sur le plan de la
méthode sociologique, enquêter sur un cercle fermé pose des problèmes similaires quel que
soit l’objet d’étude, sur le plan politique il est impossible d’assimiler l’étude des normes
techniques à celle de la mafia ou des services secrets. Or tout se passe ainsi. Dès lors, la mise
en œuvre d’un accès public et gratuit aux normes techniques et aux enceintes de normalisation
constitue d’une part un impératif politique de démocratisation, d’autre part l’une des
conditions de la remise en cause du clivage théorique opposant technique et politique et donc
la possibilité a priori d’une démocratisation des choix techniques.
Ainsi, la distinction habermassienne et, plus largement, opérée par la doctrine juridique
(sauf exceptions) et les théories délibératives entre les normes techniques et politiques
perpétue la division entre les sphères sociales du droit et de la science. De son côté, la
sociologie des sciences ayant aidé à thématisé la démocratie participative s’est focalisée sur le
rapport entre sciences et société, la question de l’élaboration des normes techniques ne faisant
l’objet que de rares travaux. Aussi, c’est souvent du droit des sciences et des techniques que
331
Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes... », 224.
Cf. en ce qui concerne l’analyse des contrats privés Hermitte et Chateauraynaud, Le droit saisi au vif.
333
Ce « piratage » n’est pas limité aux chercheurs : les architectes eux-mêmes, par exemple, peuvent y avoir
recourir afin d’éviter de payer les coûts d’accès à ces normes prétendument « facultatives ».
334
Cf. l’excellent article de Lisa Bernstein, « Opting out of the Legal System: Extralegal Contractual Relations in
the Diamond Industry », The Journal of Legal Studies 21, no 1 (janvier 1992): 115‑57; Latour, La fabrique du
droit; Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel (Gallimard, 2010).
335
Hermitte et Chateauraynaud, Le droit saisi au vif.
336
Cela fut le cas entre l’Association française de myopathie et M. Callon et V. Raberharisoa ; P. Rabinow n’avait
jamais « rencontré personne d’autre qui ait été obligé de faire un tel contrat avec des laboratoires industriels ou
universitaires » (Paul Rabinow, Le déchiffrage du génome, Odile Jacob, 2000, 25).
337
Liora Israël, « Conseils de sociologue. Bruno Latour et Dominique Schnapper face au droit », Genèses, no 87
(2012): 136‑52.
332
674
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
proviennent certaines interrogations parmi les plus élaborées, lesquelles conduisent à mettre
en cause la distinction entre « normes techniques » et « normes juridiques » ou « politiques ».
Toutefois, se reposant largement sur le cadre théorique « délibératif », cette distinction ne
peut réellement être remise en cause. Pour cela, il faut d’abord substituer au concept de
consentement celui de contestabilité ; ensuite élargir l’analyse des lieux de décision au-delà
des organes constitutionnels traditionnement pris en compte ; enfin montrer que le déni du
caractère politique de normes techniques qui ne se comprennent pourtant que dans le cadre du
projet politique et technologique général qui leur donne un sens conduit, par cette exclusion, à
des explosions ponctuelles de violence. Or, faute de pouvoir s’appuyer sur des analyses
académiques élaborées de ces normes techniques, ces formes de contestation populaire
demeurent confuses : elles ne savent pas « qui » viser ni « que » remettre en cause. Bien
souvent, elles arrivent trop tard : comment remettre en cause le passeport biométrique lorsque
les normes techniques ont déjà été fixées ? Comment remettre en cause la reconnaissance
faciale automatisée, dès lors que la CNIL a entériné la possibilité d’utiliser les bases de
données des documents d’identité à cette fin ? Si aujourd’hui ce projet général n’est mis en
œuvre que par la Chine, d’une part il fait l’objet d’expérimentations aux Etats-Unis depuis les
années 1990 (notamment lors des finales du « Superbowl »), d’autre part on peut présumer
que si la « société française » n’est pas encore « prête » à une telle surveillance généralisée,
elle pourrait rapidement le devenir. Du calibre des ampoules à la taille des aubergines en
passant par les normes sanitaires sur le lait ou la réglementation architecturale, les normes
« techniques » constituent un enjeu politique fondamental de la démocratie technique. En
refusant de l’admettre, le paradigme habermassien ainsi que la doctrine juridique conduisent à
réifier la science et la technique, processus qui se drape derrière l’idéal d’objectivité et
d’autonomie de la science. Malgré elle, la critique habermassienne de la technocratie aboutit
ainsi à un jusnaturalisme-technocratique qui conduit à la réification de la technique. Ceci
suscite des réactions de violence épidermiques attaquant le « système » en général faute
d’identifier les lieux de prise de décision et de pouvoir imputer des responsabilités. Cette
identification ne peut qu’être produite par un accès public et ouvert aux données et aux
enceintes élaborant celles-ci. Or, comme le dit Habermas lui-même, « la responsabilité pour
des
résolutions
entraînant
des
conséquences
pratiques
exige
une
imputation
institutionnelle »338 : celle-ci fait ici défaut et n’est pas pensée par la théorie politique qui se
contente d’opposer la « complexité des normes » à l’exigence de leur « simplification » sinon
de leur « détricotage », moyen par lequel on prétend résoudre la « crise de confiance » envers
la « bureaucratie »339.
338
339
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », 184.
Belot, « La maladie de la norme ».
675
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV. LE DROIT ET LES TECHNIQUES
IV.1 LE
PARADIGME
HABERMASSIEN
TRANSITION ECOLOGIQUE
FACE
A
LA
Comment penser l’évaluation des techniques et des agencements environnementaux en
maintenant la démocratie environnementale – donc les théories démocratiques – sans tomber
dans les apories d’Habermas? Comment discuter rationnellement des « modes de vie »,
lesquels échappent, tant pour Rawls que pour Habermas, à tout débat argumenté dès lors qu’il
est possible d’en exclure d’avance certains comme « irrationnels » ? On replacera d’abord le
paradigme habermassien dans le contexte historique et théorique général de la « rationalité de
la guerre froide ». Cela nous permettra de montrer la nécessité de penser la transition
écologique autrement que sous l’alternative « révolution ou réforme », laquelle nous
reconduit inévitablement au décisionnisme et à la bipolarisation schmittienne entre « modes
de vie » : si l’on ne réussit pas à penser au-delà de cette métaphysique de la guerre froide, la
crise environnementale risque bien de dégénérer dans ce que Schmitt appelait une « guerre
civile mondiale ». On montrera ensuite que les théories démocratiques aboutissent à empêcher
tout débat éthique sur les technosciences en raison du paradoxe de la tolérance. On montrera
après que l’évaluation des techniques exige d’une part une évaluation casuistique – ce que
permet partiellement le paradigme habermassien – et d’autre part une évaluation globale ou
politique. Dans un troisième temps, on étudiera deux cas d’évaluation des biotechnologies
afin de mettre ces théories et celle que nous avons essayé d’élaborer à l’epreuve.
IV.1.a HABERMAS ET LA PARTICIPATION: LES ANNEES 1970
La critique des apories du paradigme habermassien ne doit pas conduire à sous-estimer
sa puissance théorique et institutionnelle. De TSI à la TAC, Habermas a forgé un paradigme
théorique essayant de répondre à un problème fondamental de la Modernité, lequel s’est
incarné dans différents dispositifs juridico-institutionnels visant à « maîtriser la technique » et
a permis d’obtenir des succès importants concernant l’institutionnalisation de la démocratie
technique. On peut aussi inverser le rapport entre théorie et pratique en soulignant qu’il a
élaboré la théorie permettant d’expliquer et de justifier, sinon de légitimer, les différentes
tentatives politiques visant à contrôler le pouvoir technocratique ou/et bureaucratique – ce
qu’Arendt qualifiait alors de « pouvoir d’un système complexe de bureaux où […] personne
ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut […] qualifier de règne de l’Anonyme […]
sans conteste le [gouvernement] le plus tyrannique de tous » puisqu’il « rend impossible la
677
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
localisation de la responsabilité et l’identification de l’adversaire »1. Selon les différentes
perspectives, on affirmera ainsi qu’Habermas aurait in fine légitimé le développement technoscientifique ou au contraire qu’il aurait permis de le freiner et de l’orienter. En réalité, de tels
jugements n’ont pas de sens. Toute évaluation de la valeur d’un dispositif institutionnel ne
peut, en principe, s’effectuer que de façon casuistique : même la CNIL a réussi à freinér la
généralisation de la biométrie. Evoquant en 1975 les transformations de l’administration
française2, J. Chevallier pouvait écrire qu’ « il ne s’agit plus […] d’introduire des éléments de
participation isolés ou compatibles avec les formes d’autorité traditionnelles, mais de
transformer la nature et les formes du pouvoir ». Or, la « promotion progressive [du principe
de participation] comme nouveau système de légitimation de l’autorité publique n’a pas
manqué d’entraîner une série de conséquences concrètes ». Ceci n’empêche pas, au contraire,
que le « thème de la participation » puisse faire l’objet « de multiples traductions » : « La
participation a-t-elle vraiment bouleversé les circuits traditionnels de décision […] ou n’estelle qu’un moyen de renforcer l’emprise idéologique et l’efficacité pratique de l’appareil
d’Etat ? ».
Evaluer, sinon juger la portée politique de la critique d’Habermas est d’autant plus
difficile en raison de sa place singulière au sein de l’école de Francfort, entre marxisme et
social-démocratie. Dès lors, le thème de la participation qui constitue l’objet de son œuvre dès
L’Espace public et surtout TSI peut être investi par des forces politiques diverses, que ce soit
pour « légitimer » l’Etat ou le « contester ». Sur le plan écologique, si la réflexion sur la
technique et sur la politique de la théorie de Francfort est marquée par une problématisation
philosophique qui la distingue nettement des réflexions de Charbonneau, Mounier, Ortega y
Gasset, G. Lombroso, Mumford, Ellul, Illich ou Anders, le cadre « marxiste » conduit
néanmoins à une certaine marginalisation de la question écologique. Celle-ci est abordée par
Marcuse, mais il reste tributaire du nœud marxiste : si la domination de l’homme est liée à
l’exploitation de la nature (DR), alors la seule manière de mettre fin à celle-ci est de lutter
contre celle-là. En d’autres termes, Marcuse, pas plus que Marx, ne peut-il problématiser
l’environnement en tant que tel3. Aussi Marcuse critique-t-il davantage ceux qui se contentent
de vouloir « redistribuer les fruits de la croissance », le cas échéant par la participation y
1
Sur la déresponsabilisation et la « banalité du mal », cf. aussi supra, 2e partie, section II.3.d.iv. Le « On » ne
désigne pas, comme chez Heidegger, la « masse » indifférenciée (ou le « peuple » qui n’a pas « conscience » de
sa « destinée » et de son « authenticité ») mais au contraire la masse organisée et « atomisée » dans et par
l’administration bureaucratique. Cette intuition aurait pu ammené Arendt à opposer l’atomisation sociale
nécessaire au pouvoir totalitaire à l’atomisation bureaucratique (Arendt, « Sur la violence », 138.).
2
Jacques Chevallier, « Bilan de recherche sur la participation dans l’administration française », in La
participation dans l’administration française (PUF, 1975), 5‑60 (introduction).
3
Sur ce thème, cf. supra, 2e partie, section I.3.
678
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
compris « radicale »4, qu’il ne porte son attention sur la question environnementale. Or, face à
cette opposition entre un « projet communiste » qui n’en défend pas moins l’Etat de droit
contre la dictature bureaucratique et un « projet capitaliste », un « projet écologique » se
formula progressivement et se combina à différents agencements idéologiques. S’appuyant,
en France et en Allemagne, sur un terreau globalement conservateur, il conduit à une
conjonction inédite entre forces de gauche et de droite, dans la mesure où la « seconde
gauche » (ou la New Left) eût un rôle décisif dans la reconfiguration du projet
environnemental-écologiste. Le caractère prétendument « apolitique » de l’environnementalisme, qui recouvrait en réalité des positions hétéroclites5, fut précisément ce qui permit à la
critique anti-totalitaire de gauche de s’en emparer. Qu’elle provienne des anarchistes, qui
pouvaient se revendiquer d’un E. Reclus ou de la réflexion sur la technique de Kropotkine, du
« marxisme occidental » de Francfort ou de courants trotskystes, la critique de la
bureaucratisation du monde et de la « société du spectacle » était a priori prête à investir le
thème environnemental – ce qui conduisit en France à la constitution d’une écologie
libertaire6 et aux Etats-Unis à la théorisation par Bookchin d’une « écologie sociale ». Or cette
« écologie de gauche » conduisit à donner à l’environnementalisme une direction autogestionnaire et/ou participative, c’est-à-dire une certaine radicalité politique qui visait
précisément à s’opposer à la gestion environnementale que le « monde libre » mettait en
place, du discours sur l’Union de Nixon en 1970 à la création par Chaban-Delmas du
Ministère de la Protection de la Nature en 1971. Construite à la jonction d’une pensée et
d’une théorie politique insistant sur la transformation des institutions et d’une éthique
environnementale mettant l’accent sur la conversion spirituelle – quitte à céder
périodiquement à un anti-parlementarisme bien peu démocratique7 – l’ « écologie politique »
s’interroge en permanence sur sa nature « politique ». Or si la théorie de Francfort ne peut
problématiser l’environnement en tant que tel, elle échappe en revanche aux apories de la
4
Sherry R. Arnstein, « A Ladder of Citizen Participation », Journal of American Institute of Planners 35, no 4
(juillet 1969): 216‑24.
5
Celles-ci vont du conservationnisme qui se limite à la protection de la nature et du terroir et refuse de participer
au jeu politique (incarné en France par le refus de la FFSPN (Fédération française des sociétés de protection de la
nature) de soutenir la candidature de R. Dumont en 1974), à une critique de la société industrielle en général, de
gauche ou de droite (G. Thibon), au refus d’une partie des « nouveaux mouvements sociaux » ou/et de l’extrêmegauche de participer au jeu électoral.
6
Cf. Christophe Nick, Les Trotskistes (Fayard, 2002). Citons la création des CCA (Comités communistes pour
l’autogestion, 1977-82) par des membres du Parti socialiste unifié (PSU), de l’AMR « pabliste » et de la LCR
(Ligue communiste révolutionnaire). Cette tendance se poursuivit à travers les Verts (fondés en 1984 par le
Mouvement d’écologie politique (1980-82) qui constituait une fédération associative), les Amis de la Terre (B.
Lalonde) et la Fédération pour une gauche alternative (1984-87). A la présidentielle de 1988, les Verts
« modérés » soutiendront A. Waechter tandis que la tendance plus « radicale » se réunit autour des « comités
Juquin » avant de fonder l’AREV (Alternative rouge et verte, 1989-98), qui devint les Alternatifs. En 1996, un
groupe de jeunes constitue Chiche !, soutenu tant par l’AREV que par les Verts et proche du mouvement « altermondialiste » et de Politis. Chiche ! (dont certains membres participèrent aux « fauchages » d’OGM) se saborde
en 2001, la majorité acceptant de devenir les « Jeunes Verts ».
7
Ce fut le cas en particulier du personnalisme dans les années 1930 ainsi que de la deep ecology.
679
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« moralité subjective » de l’éthique écocentrique et à son refus de penser le politique et la
technique, soit l’Etat en tant que machine. Ces contradictions inhérentes à l’écologie la
conduisent en permanence à être secouée par des tensions pouvant la faire basculer d’un pôle
à l’autre de l’échiquier politique, non pas parce que les « extrêmes se rejoindraient » mais
faute d’admettre, avec Ch. Stone et l’ensemble de la théorie politique élaborée par le
mouvement ouvrier, qu’une éthique dénuée d’une théorie politique revient à affirmer, avec
Thoreau, Fiat justitia et pereat mundus8.
Le paradigme habermassien a ainsi permis la théorisation de la participation et donc de
la démocratie environnementale et technique, que ce soit dans une version radicale ou
modérée. Dès les années 1970, il a constitué pour la pensée écologique le complément
nécessaire d’un mouvement en permanence tenté par la « spiritualisation » de la « question
technique » et par le déni de l’importance de l’analyse politique (d’où l’appui qu’en a tiré A.
Gorz afin de sortir d’une éthique fondée, comme chez Charbonneau, sur le « sentiment de la
nature »). En dépit du « tournant délibératif » des sciences sociales dans les années 1980 et de
l’importance accrue, depuis les années 1990, du thème de la « démocratie technique », il n’y a
rien à changer au constat de J. Chevallier9 – hormis un point : la fondation du politique par
l’ « énoncé de l’anthropocène » conduit à rendre l’évaluation générale (sinon « totale »)
nécessaire, dans la mesure où il ne s’agit plus de mettre en balance des succès et des échecs
politiques relatifs mais de réorienter la trajectoire de l’anthropocène. L’écologie ne peut plus
se contenter de demi-mesures, ce qui revient à dire qu’elle doit être « révolutionnaire », même
et surtout s’il s’agit de « tout changer pour que rien ne change ». Les conflits politiques
actuels sont entièrement orientés par cette question, qui de plus préempte en droit toutes les
autres dans la mesure où « l’énoncé de l’anthropocène » constitue le fondement du politique.
IV.1.b EVITER UNE NOUVELLE « GUERRE FROIDE »
Si, selon Arendt, à la fin des années 1960 « la nouvelle génération [était] beaucoup plus
consciente de cette possibilité de l’apocalypse que les hommes [ayant] dépassé la trentaine »,
il demeurait alors possible de parler d’exagération. Qui pouvait suivre le raisonnement teinté
de conservatisme selon lequel « la prolifération apparemment irrésistible des techniques et des
machines […] menace l’existence de nations entières et même, à la limite, celle de toute
l’humanité » ? Or, il ne s’agit plus ici d’apprendre aux universités « à rendre le soutien
financier stérile pour celui qui le dispense » afin d’éviter que la « moindre de nos damnées
inventions [ne se transforme] en arme de guerre », ni de s’opposer à un « progrès de la
recherche [qui] pourrait fort bien se terminer par la destruction de tout ce qui faisait pour nous
8
Arendt, « La désobéissance... », 64.
Cf. l’avant-propos in Pierre-Benoît Joly, éd., « Les idéaux participatifs à l’épreuve du débat et des controverses
sur les OGM (synthèse du séminaire) » (Risk’OGM, Ministère de la transition écologique, 30-06-16).
9
680
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
le prix de la recherche », ni même d’en arriver à une situation où l’autorité d’un
gouvernement pourrait se confondre avec l’arbitraire et la violence – ce qui ne serait possible,
selon Arendt, que par « la constitution d’une armée de robots, qui éliminerait […] le facteur
humain » et empêcherait définitivement l’appareil d’Etat de se retourner en cas d’insurrection
contre le gouvernement, lequel dès lors n’aurait plus rien à craindre des masses10. Le
problème aujourd’hui – du moins pour la théorie – n’est pas de croire ou de ne pas croire à la
crise environnementale, mais de se transformer afin de pouvoir engager une transition
écologique rapide et décisive, sans qu’un tel bouleversement n’induise une déstabilisation
massive des sociétés. Outre ses effets négatifs pour les peuples, celle-ci aboutirait au même
résultat que la passivité puisque les transformations des équilibres planétaires se
poursuivraient sans qu’il ne soit possible de les atténuer. Dans cette mesure, le problème est à
la fois analogue à ce que la tradition marxiste a essayé de penser – à savoir un changement
brutal et majeur de la structure sociale – et extrêmement différent. Ces remarques sont
théoriques dans la mesure où la balanche penche de facto pour le maintien, non pas du statu
quo – lequel, remarquaient Heidegger et Arendt, n’existe plus11 –, mais de la trajectoire de
l’anthropocène. Reste qu’on ne dispose jusqu’ici d’aucun autre modèle pour penser un
changement brutal ou une ré-orientation importante que celui de « révolution », lequel conduit
à opposer de façon manichéique les défenseurs du « vieux monde » aux apôtres du « nouveau
monde ». C’est précisément ce problème qui avait conduit Schmitt, Heidegger et le fascisme
en général à essayer d’élaborer une « troisième voie » ; c’est aussi ce problème qui avait
conduit le personnalisme des années 1930 à s’opposer tant au « rationalisme » des
« professeurs bourgeois » qu’au communisme et au fascisme. Personnalisme et fascisme
avaient ceci de commun qu’ils pensaient une « révolution spirituelle », c’est-à-dire qu’ils
s’appuyaient sur la « conversion » pour repenser la révolution. Aujourd’hui repris par ceux
qui préconisent une « révolution mentale », ce terme revient à l’impasse de l’éthique
écocentrique soulignée par Ch. Stone. Profondément enracinée dans le paradigme de la
Modernité réflexive même quand elle prétend le contester, cette thèse revient à soutenir les
idées d’Habermas dans TSI selon lesquelles la connaissance permettrait l’émancipation ou
l’idée de Scheler selon laquelle « par cela même que nous objectivons pour nous [grâce à la
connaissance historique] cette structure [de l’esprit capitaliste] elle cesse de nous dominer,
elle tombe en dessous de nous »12 : la « prise de conscience », indissolublement théorique et
morale sinon psychanalytique permettrait à elle seule de sortir du capitalisme et de
l’anthropocentrisme. Qu’elle soit fasciste, personnaliste, schélérienne ou autre, la « révolution
10
Arendt, « Sur la violence », 119‑20, 134, 151.
Cf. sur ce point et sur le rapport entre tradition, Modernité et postmodernité supra, 2e partie, section II.5.
12
Scheler, « Le bourgeois », 173‑74.
11
681
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
spirituelle » a chaque fois été pensée comme une « troisième voie » entre révolutions
ouvrières et ordre bourgeois. Ces expériences diverses montrent que le changement décisif ne
se laisse penser qu’en termes de révolution et qu’en opposant le « matérialisme » à
« l’idéalisme », « l’économie » au « spirituel » ou encore les « consciences » à « l’Etat ».
Mais il n’y a plus, aujourd’hui de « vieux monde » ou d’ « ordre bourgeois » à défendre ou à
attaquer, seulement un monde en mutation constante et accélérée, déchiré entre les tenants du
maintien de la dynamique actuelle, quitte à aboutir au transhumanisme et/ou à la destruction
« de nations entières » voire « de toute l’humanité »13, et les défenseurs d’une « transition
écologique ». Dans la mesure où on ne parvient guère à penser celle-ci au-delà de l’opposition
entre « réforme » et « révolution », on est conduit à distinguer entre « réactionnaires »,
« conservateurs », « progressistes réformistes » et « révolutionnaires », catégories dont
l’obsolescence explique la recomposition des clivages politiques et le confusionnisme
politique. De façon inquiétante, cela revient à opposer des « conceptions du monde » ou/et
des « modes de vie » les uns aux autres et à retomber dans le piège de la guerre froide. Dans
une certaine mesure, on ne peut que s’accorder avec F. Chateauraynaud et al. lorsqu’ils
affirment qu’ « il semble assez inefficace de chercher à faire entrer à tout prix dans une
controverse policée ce qui engage des formes de vie et des visions du monde radicalement
opposées »14. De telles oppositions binaires conduisent Trump à se faire le héraut de
l’American way of life et permettent à l’Europe de résister peu ou prou aux OGM, au grand
désespoir de certains. Mais comme le montrent la logique de la guerre froide et le lien entre le
décisionnisme et la technocratie, l’opposition idéologique entre modes de vie peut conduire à
des actes plus graves :
« C’est pour défendre […] notre mode de vie qu’une lutte a commencé contre ceux qui […]
essaient d’en imposer un autre […] Au sein de notre mode de vie, personne n’est privé de
liberté simplement parce qu’il pense différemment ; mais nous considérons comme un crime
sérieux le fait d’attaquer [notre mode de vie] et d’essayer de le changer pour un mode de vie
complètement étranger au nôtre. L’agresseur dans ce type de lutte […] c’est toute personne
[…] qui essaie de subvertir, changer ou mettre en cause [nos] valeurs… Un terroriste ce n’est
pas seulement quelqu’un qui tue avec une arme ou une bombe, mais quiconque propage des
idées contraires à la civilisation occidentale et chrétienne »15.
L’histoire terrible de ces mots montre qu’au nom de la défense d’un « mode de vie », la
logique schmittienne de confrontation aboutit à l’extermination. L’idée de Révolution et de
polarisation schmittienne entre « modes de vie » antagonistes, associées à l’urgence de la
crise écologique et au lien intrinsèque entre technocratie et décisionnisme, permet de supposer
qu’en cas d’aggravation de la crise écologique, la polarisation aboutira à de tels monstres
politiques – nonobstant le populisme déjà au pouvoir dans les quatre plus grandes démocraties
13
Arendt, « Sur la violence », 120.
Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes... », 222.
15
Général J. R. Videla, La Prensa, 18 déc. 1977, cité in Feierstein, « National Security Doctrine... », 504.
14
682
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
du globe. Il est urgent de sortir d’un cadre bipolaire (et même multipolaire) opposant, comme
chez Heidegger, des « conceptions du monde ». Il est remarquable, à cet égard, qu’Arendt
écarte la quasi-totalité des interprétations du mouvement étudiant et ne se prive pas de
critiquer la phraséologie gauchiste : en évoquant la spécificité du « caractère moral de la
révolte », le « courage », l’ « étonnante volonté d’agir » et la « confiance non moins étonnante
dans la possibilité d’un changement » du processus global, elle insiste non pas sur le choc des
idéologies mais plutôt sur l’insurrection morale et politique, violente ou non, contre un
« progrès technique [qui] nous conduit directement au désastre »16. A l’instar de Camus, elle
utilise le registre moral de la révolte afin d’échapper au cadre bipolaire de la guerre froide.
Pas plus que Camus ne fait-elle l’apologie, douteuse d’un point de vue politique, de la nonviolence (qui n’est pas le contraire de la violence17), ni celle de l’objection de conscience
individualiste qui ne saurait fonder aucune politique18, ni non plus celle du « consensus
mou ». Celui-ci ne s’oppose d’ailleurs pas, chez Schmitt, au dissensus mais à la dictature.
Suivant Donoso Cortés, qui affirmait déjà : « quand la légalité suffit pour sauver la société, la
légalité ; quand elle ne suffit pas, la dictature », Schmitt affirme : « La dictature est le
contraire de la discussion – celle dans laquelle se délecte la classe bourgeoise ». Ceci le
conduisait à faire l’apologie d’une « décision absolue […] pure, sans raisonnement ni
discussion, ne se justifiant pas, produite donc à partir du néant »19. Contre l’opposition des
« formes de vie et des visions du monde », continuent Chateauraynaud et al. – mais aussi
contre la tentation autoritaire ou technocrate à laquelle cède périodiquement l’écologie – il
faut « s’efforcer de tenir ensemble logique de consensus et logique de dissensus »20. Or, pour
cela, il faut aussi montrer – comme le fait la sociologie des controverses – que ce ne sont pas
des « idéologies » qui s’affrontent, ni des « modes de vie » monolithiques, et encore moins
« des programmes d’élevage différents »21, mais des agencements composites qui font
intervenir tant les discours que les intérêts, les affects et les machines. En ne cessant de faire
varier les « causes » en jeu, les acteurs et les alliances, ils tendent à mettre en échec les
lectures idéologiques, qui ne cessent pourtant de s’imposer contre l’analyse théorique et
empirique. Au sein de ces jeux socio-étatiques, la tolérance et la révolte morale et politique de
l’individu qui s’insère dans ces agencements (quel que soit le « camp choisi ») sans abdiquer
16
Arendt, « Sur la violence », 118‑19, 126. Que cette interprétation soit erronée à de nombreux égards et centrée
sur l’Europe et les Etats-Unis ne la rend pas moins intéressante.
17
Ibid., 157.
18
Arendt, « La désobéissance... », 59‑80 (l’interprétation en passant de Camus, p.66, constitue une
mécompréhension profonde de son oeuvre) .
19
Schmitt, Théologie politique (1922 ; Paris, NRF, 1988, p.64 et 74) ; énoncé repris in Schmitt, Interpretación
europea de Donoso Cortés, Ed. Rialp, Madrid, 1963 (cités in Buj, « Penser l’Etat en Espagne... »).
20
Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes... », 222.
21
Sloterdijk, Règles pour le parc humain; Samson, « Sloterdijk lecteur de Heidegger... »
683
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
son autonomie jouent un rôle crucial afin d’empêcher leur cristallisation selon des régimes de
domination qui aboutissent à la formation d’idéologies monolithiques22.
IV.1.c RE-EVALUER HABERMAS
Transformer la théorie aboutit à l’exigence d’abandonner le clivage entre technique,
sciences et politique, soit entre rationalité instrumentale et communicationnelle. Celui-ci nuit
à la démocratie technique dans la mesure où il conduit à la réification des technosciences,
considérées comme des « processus naturels » élaborant des « lois naturelles ». Ce faisant, il
renforce la technocratie et par suite les contestations radicales du « système », le
décisionnisme lui-même et in fine la polarisation de la politique. Cela exige ainsi de penser à
nouveaux frais la transversalité des problèmes, la transdisciplinarité et la mise en perspective
globale des problèmes. Cela requiert aussi d’abandonner ou du moins d’amender l’opposition
entre le « peuple » et « l’Etat », la « société » et le « droit ». Outre les problèmes théoriques
que ces dualismes (nécessaires) suscitent, ils conduisent inévitablement à tendre vers un
populisme plus ou moins avoué, qui place le cœur et le moteur du changement social dans les
âmes des individus ou/et des collectifs, prônant ainsi une « révolution mentale ». Or, le
problème de la transition écologique est précisément, pour reprendre Ch. Stone, que les
individus deviennent des « fictions juridiques ». Le constructivisme que ce constat implique
amène à penser l’Etat comme machine, et donc à donner tout son sens à la mécanisation de
l’homme et au fait que nous sommes tous des « rouages de la machine ». Par là même, si la
déresponsabilisation et la « banalité du mal » affecte l’ensemble du social et non seulement
les « bureaucrates », nous avons également tous la possibilité, à des degrés divers, d’opposer
des formes de résistance au pouvoir23. Enfin, la nécessité de penser l’Etat comme machine
conduit à ré-évaluer le contexte théorique et historique dans lequel le paradigme habermassien
s’est développé.
Sur le plan théorique, Habermas s’opposait en effet au modernisme réactionnaire, et
notamment au décisionnisme de Schmitt et à la « critique spiritualiste » d’Heidegger, dont il
montra la complicité essentielle avec la technocratie. Répondant, comme Arendt, à la
contestation sociale du pouvoir technocratique, il formulait aussi une théorie prenant acte de
l’échec du marxisme et critiquant l’ « utopie » marcusienne d’une « autre Technique ». Ainsi,
s’il critique la « réduction » heideggérienne de la raison au « calcul »24, sa théorie se déploie
22
Cf. la distinction foucaldienne entre « relations de pouvoir » et « états de domination » et ses remarques sur
l’enfermement des luttes autour de la prison dans une « idéologie naïve et archaïque » faute « d’intégration dans
les stratégies actuelles » (« La fonction politique de l’intellectuel (n°184) », in Dits et Ecrits (III) (Gallimard,
1994), 111; « L’éthique du souci de soi... », 710‑11, 720‑22.
23
Sur le constructivisme, cf. supra, 1e partie, « Introduction générale », section I.1.f.iv et 2e partie, Introduction ;
sur l’Etat comme machine, ib., sections I.3.e et I.4.b. Sur les résistances, Foucault, La volonté de savoir.
24
Si cette critique est partiellement juste et permet d’éviter d’attaquer la raison comme le fait Heidegger, elle fait
toutefois l’impasse sur le fait qu’Heidegger prétend décrire un développement « objectif » (cf. supra, 2e partie,
684
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
implicitement sur le fond d’une contestation générale de la « rationalité cybernétique de la
guerre froide » qui, précisément, réduit la raison à l’application de règles conduisant à la
« bulle idéologique » analysée par Arendt25. Face à cette hypertrophie de la rationalité Arendt
insiste, avec Nietzsche, Heidegger, Foucault ou Deleuze sur l’idée que l’événement échappe
au calcul et à l’histoire. Ceci lui permet d’échapper à la caricature selon laquelle le
« conditionnement » moderne aboutirait à un « totalitarisme » sans issue ou presque26. A cette
pensée de l’événement qui constitue l’une des tendances majeures, depuis Nietzsche et W.
Benjamin, de la philosophie contemporaine, s’oppose une conception plus téléologique qui
s’appuie tant sur une interprétation de l’histoire de la philosophie que sur l’analyse du
capitalisme. Habermas caractérise ainsi la Modernité par un processus complémentaire et
contradictoire d’approfondissement de la rationalité instrumentale et de la rationalité
communicationnelle27. Il restitue ainsi l’ambivalence du progrès qui avait été perçue au début
du XIXe siècle28. Cette lecture ambivalente connaît son analogue environnemental qui oppose
« l’anthropocentrisme » à « l’écocentrisme » : ainsi, soit la conception de l’hubris du projet
technicien s’accentuerait au fur et à mesure du progrès de la « conscience occidentale » (de
d’Aquin à Descartes jusqu’au transhumanisme, selon la lecture heideggérienne) ; soit, au
contraire, le souci de l’environnement ne ferait que croître, chaque philosophe critiquant
l’insuffisance de ses prédécesseurs (de François d’Assise à Schopenhauer, Mill, Derrida ou
Deleuze en passant par la phénoménologie29) ; soit enfin les deux tendances iraient de pair :
d’un côté le « discours de l’anthropocène », de la « fin de la nature » et de la « fin de
l’histoire », qui mêle Hegel, Buffon et les géologues-théologiens du XIXe siècle à la
cybernétique de J. Lovelock, aux projets de géoingénierie et au transhumanisme ; de l’autre la
critique de ce discours et de l’anthropocentrisme, qui oppose Heidegger à Hegel 30. On peut
ainsi contraster cette lecture quasi-téléologique et idéalisante à la pensée de l’événement, bien
que cette opposition traverse également les auteurs31. L’insistance sur la dimension
intempestive de l’événement aboutit toutefois à penser autrement l’ « Etat comme machine »
section II.3.c). Or, en dépit du caractère excessif de la conception heideggérienne, il se trouve que sa description
rejoint partiellement celle de la « rationalité de la guerre froide » aujourd’hui effectuée par des historiens (cf.
supra, 2e partie, section I.4.b).
25
Cf. supra, 2e partie, section I.4.b.iv et Arendt, « Du mensonge... »
26
Cf. supra, 2e partie, section III.4.a.iii.
27
C’est toute la conception de la TAC, exposée supra. Cf. aussi Haber, Habermas et la sociologie, 64‑97.
28
Cf. supra, 2e partie, section I.3.b.
29
Cf. par ex. l’interprétation des rapports entre Deleuze et la phénoménologie in Beaulieu, « Le rôle critique... »
30
Lewis et Maslin, « Defining the Anthropocene »; Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène; Neyrat, La
Part inconstructible de la Terre.
31
Foucault lui-même parle également en termes d’ambivalence lorsqu’il évoque un contrôle croissant associé à
des modalités de transformation importantes (cf. supra, 2e partie, notes 270 et 274, section III.4.b.iv.2). Heidegger
a constitué cette ambivalence au centre de sa pensée.
685
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ou/et la technique : pour Rawls et Habermas il s’agira de « guérir » la rationalité par la raison
tandis qu’Arendt ou Baudrillard opposeront le caractère imprévisible de l’action32.
Sur le plan historique, la théorie d’Habermas espérait « maîtriser la technique » dans un
cadre démocratique. Pas plus que Jonas n’a-t-il pris conscience qu’en répondant à la
« rationalité cybernétique » il visait en réalité à « maîtriser la maîtrise de la technique » : la
« rationalité de la guerre froide » a été élaborée précisément pour répondre à l’accélération
des « processus de prise de décision au-delà de [la] capacité [humaine] à raisonner
efficacement »33. Il ne s’agissait pas de contrôler une « rationalité instrumentale » par la
délibération mais une rationalité computationnelle qui elle-même essayait déjà de répondre
aux limites de la rationalité instrumentale humaine. Plutôt que d’être caractérisée par la
recherche de moyens en fonction de fins données, celle-là opérait par des calculs effectués en
fonction de règles préétablies – elle pouvait même prétendre à modifier ces règles (cela déjà
chez Wiener). La rationalité computationnelle agit de façon optimale : la science économique
en est l’archétype. Mais si la complexité des modèles informatiques permet des calculs de
plus en plus « systémiques », on peut se demander à quel point ces modèles parviennent
réellement à sortir de la logique disciplinaire qui conduit à privilégier un mode de rationalité
sur les autres et une perspective disciplinaire sur les autres. La complexité des modèles
permet-elle réellement de répondre aux critiques adressées par Lukács à la fragmentation
épistémique du savoir ? Ou ces modèles ne font-ils qu’approfondir cette réification par une
transversalité illusoire ? L’économie change-t-elle de paradigme en prenant en compte la
« psychologie » des agents ou les « décisions absurdes » ? Ou ne fait-elle qu’ « annexer » la
psychologie et la sociologie ? Telle que mise en œuvre, cette pensée systémique échappe-telle à la critique, notamment heideggérienne, de l’assujettissement de la théorie
(philosophique ou/et sociale) aux impératifs économiques34 ?
Face à ce qui, depuis Auschwitz puis Cuba, était apparu comme une menace
existentielle et de façon diffuse mais généralisée, contesté par les « nouveaux mouvements
sociaux », Habermas et Rawls tentèrent d’associer à cette rationalité la « raison », elle-même
conçue de façon variable, plutôt que de suivre la voie d’Arendt, qui opposait au contrôle
cybernétique l’action, voire la violence et le mensonge, c’est-à-dire la politique dans sa
double logique de consensus et de dissensus. Comme ils l’ont reconnu, il s’agissait d’un néokantisme. Habermas finit ainsi par délaisser le projet de travailler avec les sciences sociales,
tandis qu’il abandonne l’idée de dépasser, au niveau théorique, la différenciation
fonctionnelle du social, s’exposant ainsi entièrement à la critique de Lukács35. C’est
32
Sur Baudrillard, cf. supra, 2e partie, section I.4.b.vi.
Cf. supra, 2e partie, section I.4.b (citation in Daston et al., Quand la raison..., 29‑30.).
34
Cf. supra, 2e partie, section II.5.b.
35
Cf. supra, 2e partie, sections III.4.b.ii et III.4.b.iv.2.
33
686
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
précisément le piège dans lequel il tomba en affirmant que le droit et le politique devaient
encadrer de l’extérieur, de façon quasi-transcendante, le développement immanent des
technosciences. Cela ne pouvait qu’aboutir d’une part à l’impossibilité d’orienter réellement
leur progrès et d’autre part à opposer une sphère « technique » ou « économique » du
« conditionnement » à la sphère « politique » et « démocratique » de la « domination »
pouvant faire l’objet d’une délibération démocratique. Or il se trouve que tant l’économie que
les sciences faisaient elles-mêmes l’objet de délibérations incessantes, quoique peu
démocratiques, tandis que la sphère politique avait déjà été largement « colonisée » par les
techniques médiatiques. Outre les réels succès économiques et sociaux obtenus durant l’aprèsguerre, la « technoscience » – ou la « rationalité de la guerre froide » – allait pourtant montrer
elle-même que le développement économique n’était plus soutenable : c’est d’elle-même
qu’est venue en grande partie le « débat sur la science ». Souvent jugée « froide » et
« inhumaine », la rationalité étatique et technoscientifique montrait que la nécessité de la
transition écologique s’imposait : « l’énoncé de l’anthropocène » devenait non seulement le
fondement a priori historique du politique, mais commençait à être juridiquement reconnu
comme tel.
IV.2 LES APORIES DE LA TOLERANCE OU L’IMPOSSIBILITE
DU DEBAT ETHIQUE
La fondation par « l’énoncé de l’anthropocène » permet d’imposer l’environnement en
tant que valeur formelle. Elle permet ainsi d’échapper à une première limite des théories
démocratiques (Rawls, etc.) qui relativisent l’environnement, devenue une valeur comme les
autres n’ayant aucune prééminence particulière. Passer, toutefois, de l’environnement comme
agencement formel à l’environnement comme valeur déterminée ne peut se faire que par un
processus de délibération. Dès lors que l’énoncé de l’anthropocène fonde de manière dérivée
la démocratie environnementale, on sort de la moralité subjective de l’éthique écocentrique
qui s’attaque à l’Etat. Pour autant, la philosophie politique et morale doit évaluer les
agencements : elle ne peut se contenter d’une théorie formelle. Elle doit donc s’associer aux
sciences (sociales et naturelles) afin d’identifier et d’analyser la cohérence et la légitimité des
différents agencements environnementaux défendus. Ce faisant, il est possible d’échapper à
une conception décisionniste, partagée par l’ensemble du positivisme libéral, selon laquelle
les différentes conceptions environnementales seraient fondées sur des convictions ultimes
irrationnelles et que l’on pourrait tout au plus, chez Rawls, essayer de formuler de façon
raisonnable, c’est-à-dire acceptable dans le cadre d’une société démocratique, en utilisant des
687
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« raisons publiques »36. Nonobstant leur diversité, ces conceptions libérales de la tolérance se
heurtent à de véritables paradoxes. En écartant les « conceptions ultimes » du champ de
l’argumentation, lesquelles ne peuvent être formulées que si elles sont jugées acceptables ou
« raisonnables » par la société, ces théories démocratiques nous invitent à débattre de tout,
sauf de ce qui importe véritablement. Cette conception sape ainsi l’intégralité du projet
délibératif et du projet de régulation des technosciences et interdit tout débat « éthique » sur
celles-ci autrement que sous la forme d’affrontements policés entre « conceptions du
monde ». Dans la mesure où la défense du statu quo est une opinion tout autant
« raisonnable » – parce que de fait admise – que la volonté d’opérer la transition écologique,
les deux conceptions sont mises sur un pied d’égalité. La défense de l’ordre établi s’appuyant
sur des intérêts économiques et politiques importants, l’égalité du débat n’est que formelle –
alors même que la recherche scientifique montre l’urgence d’une transition écologique, et
donc le caractère plus rationnel de cette conception. En sus, puisque la défense de l’Etat de
droit ne parvient qu’à fonder de façon générale les droits de l’homme sans accorder une place
prééminente à l’environnement, celui-ci est quasiment systématiquement subordonné à la
défense d’autres intérêts, y compris et notamment le droit de propriété et la liberté
d’entreprise. En étudiant un texte d’Habermas portant sur le lien entre la tolérance religieuse
et le multiculturalisme et la conception rawlsienne de la « civilité », on essaiera ici d’éclairer
ces paradoxes de la tolérance. On montrera ainsi que Rawls comme Habermas sont conduits à
opposer science et politique de façon telle qu’ils ne peuvent prendre en compte la nature
effective des débats qui se tiennent autour des technologies.
IV.2.a L’OPPOSITION
ENTRE LA THEORIE ECONOMIQUE ET LA
THEORIE POLITIQUE
Habermas avait montré, dans TSI, la solidarité entre la thèse décisionniste et la thèse
« technocrate ». Pourtant, d’une part l’opposition entre rationalité instrumentale et formelle
conduit à réifier les « technosciences » et à exclure de l’espace politique les normes
techniques, renforçant ainsi la technocratie. D’autre part, l’absence de critères d’évaluation
axiologique
permettant
de
distinguer
entre
les
techniques
et
les
agencements
environnementaux conduit au décisionnisme, c’est-à-dire à l’impossibilité de justifier sa
position autrement que par un appel à des convictions profondes ou à des valeurs absolues
(qu’elles soient fondées sur Dieu, la Nature, l’Homme, la Science, etc.). Paradoxalement, la
critique habermassienne aboutit ainsi à soutenir tant la technocratie que le décisionnisme,
précisément parce qu’elle essaie d’une part d’encadrer la « rationalité instrumentale » par la
36
Cf. supra, « Introduction générale » (en part. section I.1.f.viii) ; 1e partie, « conclusion » ; 2e partie, section I.
Nous commentons ici en part. Rawls, Political Liberalism; Audard, « Tolérance et raison... »; Habermas, « De la
tolérance religieuse... »; cf. aussi Ph. Pettit, bien que la position soit légèrement différente: Républicanisme...
688
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« rationalité communicationnelle » et d’autre part de défendre le pluralisme politique et
culturel. Si, en effet, la critique réactionnaire ou/et fasciste stigmatisait le pluralisme et
l’individualisme sous le nom de « relativisme » et de « nihilisme », lesquels conduiraient
inévitablement à affaiblir l’Etat, tandis que le « socialisme réel » y voyait une menace à la
« dictature du prolétariat » et à la possibilité de planifier l’économie, Rawls et Habermas
soulignent au contraire qu’ils constituent la force même des démocraties modernes. Dans la
mesure où la technique et la science sont exclus de la réflexion de Rawls et réifiés par
Habermas, cela conduit à l’opposition entre la sphère économique et l’espace politique, la
différenciation fonctionnelle étant réifiée et absolutisée au motif qu’il serait en droit
impossible d’obtenir une perspective « totale » sur le réel. Dès lors, cela aboutit à un conflit
insurmontable entre la théorie économique et la théorie politique. Celle-ci essaie en effet
d’élaborer les conditions d’une délibération raisonnable ainsi que certains critères formels
permettant d’évaluer la légitimité des politiques économiques (principes d’égalité des
chances, de non-interférence, de non-domination chez Pettit, etc.). Justifiée par la défense du
pluralisme libéral et l’inefficacité de la planification centralisée, celle-là oppose à
l’irrationnalité des choix des citoyens l’ « objectivation » qu’elle opère en étudiant les
comportements des citoyens. L’économie cherche ainsi la vérité dans la consommation plutôt
que dans le langage37. On pourrait s’en indigner et défendre la théorie politique et la
rationalité communicationnelle contre cette réification constante des comportements : cela
n’aboutit qu’à une lutte entre théories, dont l’issue n’est que trop visible. Ce qu’il faut donc
penser, ce n’est pas une théorie politique séparée d’une théorie économique, mais leur
entrelacement qui permet à chacune de découvrir une vérité qu’elle oppose à l’autre. Or ces
deux théories convergent en ce que face à la menace totalitaire et à la critique marxiste, elles
soulignent la nécessité politique et économique de maintenir la distinction entre l’Etat et la
société, ce qu’Habermas théorise en opposant le « système » au « monde vécu ». Autrement
dit, elles pensent le présent avec les catégories du XIXe siècle et refusent le constructivisme
qui, depuis Hobbes, souligne que l’Etat est une machine qui constitue la société en tant
qu’artefact et que l’individu constitue de plus en plus une « fiction juridique »38.
IV.2.b LE DECISIONNISME
D’HABERMAS
PARADOXAL
DE
RAWLS
ET
Comment comprendre que la défense du pluralisme aboutisse au décisionnisme, tant
chez Rawls qu’Habermas ? Cela provient du positivisme libéral qui informe ces théories et du
refus du « rationalisme éthique »39. C’est celui-ci qui permet de fonder la démocratie en
37
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.ii sur le conditionnement et le soja OGM.
Cf. supra, 2e partie, notamment section 0.
39
Bobbio, Le futur de la démocratie (en part. chap. I et II).
38
689
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réfutant toute possibilité de fonder de manière absolue des valeurs. Inversant les perspectives,
la critique réactionnaire appelle cela « relativisme » et « nihilisme ». Or, ce « relativisme » est
le résultat de l’affirmation de l’autonomie de l’homme et de la société, geste effectué par
Feuerbach puis renversé par Heidegger qui postulait l’hétéronomie du Dasein face à l’Etre
(d’où l’impossibilité, pour lui, de maîtriser la technique puisque celle-ci n’était autre que le
visage de l’Etre à l’époque moderne)40. Une théorie démocratique et/ou libérale ne peut donc
que poser l’autonomie de l’homme, de la société et par suite l’impossibilité d’une fondation
sur des valeurs absolues. On en arrive donc au constat du « pluralisme irréductible des
valeurs » qui amena Weber à évoquer la « lutte entre les dieux »41. Or c’est précisément ceci
qui le conduit à poser l’idéal de neutralité axiologique et à séparer science et politique ; Rawls
à élaborer une théorie de la justice afin de discriminer entre différentes prétentions et
Habermas à développer une théorie délibérative. Le désaccord persistant entre « conceptions
du monde » est en effet présenté par le positivisme comme l’origine même de la démocratie42.
Elaborée sur les ruines causées par les guerres de religion, la tolérance, souligne Habermas,
n’a de sens que si elle s’exerce à l’égard de conceptions « fausses » et de modes de vie
« mauvais »43.
IV.2.b.i Quatre (ou cinq) conceptions de la tolérance
Habermas et Rawls vont ainsi essayer de dépasser quatre conceptions de la tolérance.
Ils s’opposent d’abord au « libéralisme des Lumières » qui prétendrait que cette pluralité sera
dépassée par le progrès de la Raison44 et ensuite aux positions de Weber ou d’I. Berlin selon
lesquels elle serait au contraire indépassable : la tolérance ne serait alors qu’un modus vivendi
dont la stabilité « dépend, selon Rawls, des aléas et de l’équilibre des forces en présence »45.
Cette position est aussi celle de Spinoza, selon qui la liberté de pensée résulte de la « nécessité
de souffrir que les hommes jugent de toutes choses suivant leur complexion propre et soient
affectés aussi de tel sentiment ou tel autre »46, c’est-à-dire du manque de sagesse. Ainsi, alors
qu’Husserl affirmait que le projet de la philosophie était de constituer une humanité
universelle et raisonnable47, Spinoza soutient ce projet tout en en affirmant l’impossibilité. Or,
40
Cf. supra, 2e partie, sections I.3 et II.
Weber, Le savant et le politique, 97. Le syntagme de « pluralisme irréductible des valeurs » proviendrait d’I.
Berlin ; Bobbio parle de « puralité irréductible des conceptions ultimes » (op.cit., p.37). Cf. aussi Rousseau, qui
évoque, dans un contexte proche, le caractère « théologique » de la « guerre politique » (Contrat social, IV, 8).
42
Hegel, Principes de la philosophie du droit (§270, en part. p.274); Bobbio, Le futur... (chap. I); Rawls, Political
Liberalism (en part. Introduction, p.22-24); Habermas, « De la tolérance religieuse... »
43
Habermas, art. cit., 158.
44
Nous reprenons ce terme à Audard, art. cit. Spinoza n’en fait clairement pas partie, et Hegel probablement pas
non plus puisqu’il affirme précisément que certaines communautés demeurent à l’écart de l’Etat (bien que la
tolérance puisse amener à « assimiler » les Juifs » ; cf. Principes…, §270).
45
Rawls, Political Liberalism, cité in Audard, art. cit.
46
Spinoza, TTP, 328 (chap. XX).
47
Husserl, op.cit. (cf. aussi supra, 2e partie, section 0).
41
690
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Rawls et Habermas veulent essayer de dépasser cet « équilibre des forces » qui constitue le
jeu politique par la raison. Ils s’opposent en outre à deux autres conceptions de la tolérance :
la première, qualifiée d’ « autoritaire » (mais qui peut être libérale), fait de la tolérance un
droit octroyé par l’Etat. Ainsi, après Locke et Spinoza, Hegel affirmait qu’un Etat fort peut et
doit se permettre d’être tolérant48 : selon Habermas, il s’agit de « l’acte juridique autoritaire
d’une tolérance religieuse unilatéralement déclarée »49. Cela aboutit, selon lui, au « prétendu
paradoxe » identifié par Goethe, à savoir que la tolérance fixe ses propres limites de manière
condescendante. La seconde conception est celle de J.-S. Mill, qui aboutit à
l’ « indifférence ». Selon Mill, la liberté individuelle s’arrête face à celle d’autrui. Or, tant
qu’autrui ne me menace pas directement, je dois le tolérer. Soulignons que la conception de la
tolérance-indifférence est ce qui fonde la liberté de choix individuelle et par suite celle du
consommateur : je ne peux empêcher autrui d’acheter des œillets GM puisqu’en tant que cela
n’interfèrerait pas avec mes libertés, ce serait arbitraire. La « tolérance-indifférence » est ainsi
homologue au concept de non-interférence qui fonde le libéralisme et auquel Pettit oppose la
non-domination50. Or cette tolérance conduit à un « laissez faire dangereux » puisqu’elle
renonce à « tout débat public sur l’intolérable », ce qui l’amène paradoxalement à laisser à la
coutume et à la doxa le soin de fixer les limites51.
IV.2.b.ii La valorisation du pluralisme irréductible des valeurs
Face à ces quatre conceptions (rationalisme des Lumières, pluralisme irréductible des
valeurs; tolérance-autoritaire et tolérance-indifférence), Rawls et Habermas essaient de
constituer la tolérance en vertu politique. Rawls note ainsi que le pluralisme n’est pas
simplement le résultat de la bêtise (Spinoza), ni ne peut-il être dépassé par une
homogénéisation progressive des « conceptions du monde » qui serait le résultat de
l’universalisation de la Raison – comme le craignent les critiques de la mondialisation, à
commencer par Heidegger –, mais qu’il est au contraire le « résultat naturel des activités de la
raison humaine » lorsqu’elles s’exercent sous des « institutions durablement libres »52. Aussi,
alors que les Lumières, Weber et Schmitt faisaient du pluralisme des valeurs un constat de
fait, Rawls et Habermas le transforment en valeur. Une telle transformation n’est possible que
sur le postulat que les guerres de religion appartiendraient au passé ou que celles-ci seraient
positives en droit. Ainsi, selon Habermas le « pluralisme des visions du monde et la lutte pour
48
Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270, en part. la note sur les quackers p.268.
Habermas, art. cit., p.152.
50
Nous revenons sur ce point infra.
51
Audard, « Tolérance et raison... »
52
Enduring free institutions (Rawls, op.cit., introduction p.24). On pourrait objecter que l’autoritarisme aboutit
inéluctablement lui aussi au « pluralisme », c’est-à-dire à l’élaboration d’une « contre-culture » qui finit, tôt ou
tard, par se constituer en force politique révolutionnaire. Le problème est : au bout de combien de temps ?
49
691
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la tolérance religieuse » (association de termes en elle-même significative) continuent
« aujourd’hui encore » à donner « des impulsions visant » à « parfaire » « l’Etat
constitutionnel » puisque « l’inclusion des minorités religieuses » constitue le modèle
permettant la prise en compte des « luttes pour la reconnaissance de l’intégrité d’une identité
collective déterminée », du droit des femmes aux handicapés, etc.53 Le choc des opinions, des
communautés et des idéologies n’est plus de l’ordre d’un constat d’un fait mais est constitué
en valeur démocratique et même philosophique, puisque Rawls propose d’« appliquer le
principe de tolérance à la philosophie elle-même »54 (tolérance dont les controverses sur
Schmitt ou Heidegger montrent les limites). Ce faisant, le libéralisme est conduit à une aporie
fondamentale tant au niveau historique que théorique.
D’une part, ce qui était à l’origine une cause empirique de la tolérance – le pluralisme
des valeurs – devient un fondement de droit de la démocratie. La pluralité des « conceptions
du monde » (des « doctrines compréhensives » selon Rawls ou des « visions du monde »
selon Habermas) devient l’effet positif de la démocratie libérale – au risque de susciter une
nouvelle « guerre froide ». En tant que conséquence empirique jugée positive du
développement historique – ce que seul l’autoritarisme ou l’universalisme uniformisateur peut
refuser –, le pluralisme devient chez Rawls et Habermas un principe de droit de la démocratie
libérale. Si l’on refuse, en effet, ce passage du constat de fait au principe de droit, on ne peut
plus légitimer le pluralisme religieux et culturel en tant que tel. On est donc reconduit soit à la
conception dite « autoritaire » de la tolérance (ou étatique), soit à la tolérance-indifférence qui
renonce au débat sur l’intolérable et ouvre donc la voie, entre autres, au négationnisme. Pour
autant, cela conduit à un problème historique : si le pluralisme n’est pas seulement la cause
empirique de la tolérance, mais un fondement de droit, au nom de quoi pourrait-on affirmer
que cela est valable aujourd’hui mais ne l’était pas hier ? Or, c’est précisément la position de
Rawls et, semble-t-il, d’Habermas, dans la mesure où ils affirment que les guerres de religion
ne sont pas l’origine de l’Etat de droit, mais sa cause empirique (concordant ainsi avec
Hegel). La conception dite « autoritaire » se fonde en réalité sur la nécessité de distinguer
entre causalité empirique et fondement de droit. La confusion opérée par Rawls et Habermas
conduit à tracer une distinction qui paraît injustifiée entre aujourd’hui et l’âge classique. Elle
conduit Bobbio à sauter le pas, celui-ci affirmant que les guerres de religion ont fondées le
« droit à la liberté religieuse » lequel consisterait « à pouvoir professer n’importe quelle
religion » ; le caractère manifestement erroné de cette conception (duquel Habermas
s’approche dangereusement en confondant effet, cause et fondement) montre l’embarras de la
53
54
Habermas, art. cit., p.156 et 166. Souligné par l’auteur.
Rawls, Political Liberalism, 10 (I, §1).
692
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
théorie libérale55. Ce qui fonde l’Etat de droit, ce n’est évidemment pas le pluralisme
irréductible des valeurs, c’est-à-dire le choc entre « fondamentalismes éthiques » qui
prétendent se fonder sur des valeurs absolues, et encore moins la guerre (autant dire que le
criminel fonde l’Etat et apporte une « impulsion démocratique »). C’est au contraire la « mort
de Dieu » notamment provoquée par le pluralisme religieux et de façon générale par la
« mondialisation » qui conduisit Montaigne à rédiger ses Essais. A l’inverse, le
fondamentalisme éthique ne peut que conduire à menacer l’Etat de droit, ce qu’Hegel
soulignait56. La confusion de Bobbio se retrouve chez Habermas. En prétendant que la
démocratie libérale aurait résolu – ou pourrait résoudre – la contradiction entre la moralité
subjective et la moralité objective, il affirme ainsi que si celle-ci ressurgit aujourd’hui, ce ne
seraient plus véritablement les religions qui seraient en cause mais l’idéologie anti-libérale
« laïque » ou « le fondamentaliste qui combat » la Modernité. En bref, ce ne serait plus le
pluralisme irréductible des valeurs mais le refus réactionnaire de la Modernité et de la
démocratie libérale (de droite ou de gauche) qui constituerait aujourd’hui une menace57. Ce
qui s’apparente à un véritable passe-passe rhétorique par lequel Habermas voudrait dépasser
le « prétendu paradoxe » de Goethe provient d’une confusion entre le fait et le droit et d’un
raisonnement circulaire. Habermas s’appuie en effet d’une part sur le constat empirique d’une
« coexistence libérale » entre communautés, d’autre part sur un raisonnement théorique et
normatif selon lequel le pluralisme démocratique exige que « différentes communautés
religieuses […] [renoncent] au recours à la force […] et [admettent] une liberté d’association
qui exclut toute contrainte morale à l’égard des membres de la communauté »58. Or cela ne
peut se faire que par une délibération intersubjective « par-delà les frontières
confessionnelles ». La condition de la « coexistence » résulte de l’abandon du recours à la
contrainte, ce qu’une objection de fait ne peut remettre en cause. Mais Habermas déduit du
constat empirique de cette « coexistence » que cet abandon est effectif : dès lors, ce
raisonnement prétendument normatif s’appuie en réalité sur un diagnostic empirique. Or
celui-ci est éminément contestable : il n’est pas besoin d’invoquer la violence de groupes
extrémistes ni la contrainte morale exercée par certaines familles, églises et autres groupes
privés sur leurs membres pour le souligner. Chaque jour certains prétendent représenter telle
ou telle communauté, religieuse ou/et « ethnique », sans se soucier des nombreux individus
qui revendiquent explicitement leur non-appartenance, religieuse ou « raciale » à ces
communautés, ce qui n’empêche pas les autorités publiques de les reconnaître pour
55
Bobbio, Le futur..., 38. Sur Habermas, cf. son « aujourd’hui encore » (art. cit., 156). Sur le caractère
manifestement erroné des formulations de Bobbio, cf. Spinoza, TTP, chap. XX ; Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789, art. 10 et 11.
56
Cf. supra, 2e partie, section I.3 et Principes de la philosophie du droit, §270.
57
Ibid., 155.
58
Art. cit., p.153.
693
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
représentants légitimes. La violence du débat autour de la laïcité et du « communautarisme »
ne s’explique que par la persistance importante de la contrainte morale. Or pour Habermas
celle-ci ne serait plus exercée par les religions (nonobstant le « fondamentaliste qui combat »
la Modernité) mais par l’anti-libéralisme, qu’il amalgame d’une part sans égards à la diversité
de ses formes et d’autre part à l’intégrisme, puisqu’il refuserait, lui aussi, la Modernité. La
position de Rawls n’est guère plus acceptable. Les doctrines religieuses deviennent
« raisonnables » lorsqu’elles acceptent l’apostasie, ce qui revient à dire, en un sens moins fort
qu’Habermas, qu’elles abandonnent tout recours à la contrainte. Elles mettent ainsi,
commente C. Audard, la « vérité des doctrines religieuses […] entre parenthèses ». Or, seules
des « religions qui tendent déjà vers le rationalisme et l’individualisme libéral » peuvent
accepter « sans contradictions » une telle contrainte59.
IV.2.b.iii L’adhésion
l’intolérable
sincère
à
la
démocratie
face
à
Le problème central qu’essaient de penser Rawls et d’Habermas n’est autre que celui
posé par Rousseau dans un texte aux apories si nombreuses que « s’amuser à le démontrer »
serait « perdre [son] temps »60, comme il le dit à propos du caractère « évidemment
[mauvais] » du catholicisme. Il leur faut d’abord reconnaître comme légitime la pluralité
irréductible des valeurs plutôt que se contenter, comme Spinoza ou Weber, d’un constat de
fait. D’autre part, il leur faut penser l’adhésion sincère des sujets et des religions à la
démocratie. Les doctrines (comme les individus) ne peuvent se contenter d’une « adaptation
de façade de l’ethos religieux aux lois imposées par la société laïque »61. C’est pourquoi la
tolérance ne peut être uniquement juridique : elle doit s’incarner dans une vertu politique (la
« civilité » chez Rawls). Celle-ci est fondée, pour Rawls, sur la dissociation entre la
conception substantielle et privée du Bien et la conception formelle et politique de la Justice.
Or la Justice bénéficie d’une priorité sur le Bien : les « conceptions compréhensives » de la
vie ne sont « raisonnables » que si elles se soumettent à la Justice (Rawls reprend
implicitement Hegel)62. Le fondamentalisme éthique qui prétend s’appuyer sur des valeurs
absolues n’est acceptable que s’il se soumet à la Justice, ce qui s’entend en un sens plus large
que le seul respect apparent des lois. Pour Rawls et Habermas, les doctrines ne sont
compatibles avec la démocratie que si elles acceptent une « révision des représentations et des
prescriptions »63 religieuses. Les citoyens sont libres, dit Rawls, s’ils sont « capables de
59
Audard, art. cit. Selon Rawls, seul le protestantisme répondrait à cette contrainte.
Rousseau, Contrat social, livre IV, chap. 8 : « De la religion civile ».
61
Habermas, art. cit., 162.
62
Rawls, op.cit., chap. V (p.175 sur les « doctrines compréhensives ») ; comp. Hegel, Principes…, §270.
63
Habermas, art.cit., 162.
60
694
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
réviser et de changer leur conception [du Bien] sur des bases raisonnables et rationnelles et
qu’ils peuvent le faire s’ils le désirent. En tant que personnes libres, les citoyens revendiquent
le droit de concevoir leur propre personne comme indépendante et distincte de toute doctrine
particulière et de sa conception des fins ultimes »64. Dès lors, le fondamentalisme éthique
n’est acceptable que s’il accepte l’autonomie des individus à l’égard de la doctrine, la
possibilité pour eux de s’en écarter et de la réviser, et que cette possibilité soit effective (et pas
simplement garantie par le droit, lequel ne peut que limiter les contraintes morales sans les
abolir toutes). Autrement dit, pour Rawls comme pour Habermas le fondamentalisme éthique
(la « moralité subjective » hégélienne), qui désigne les religions mais aussi toute « doctrine
compréhensive », c’est-à-dire toute idéologie portant sur le comportement public et privé
d’une personne, n’est démocratique qu’à condition d’être relativiste. On demande ainsi à une
éthique compréhensive qui se fonde sur des valeurs absolues de se relativiser elle-même et à
une communauté dogmatique (religieuse ou politique) d’abandonner aux individus la
prétention de définir le dogme. Selon Rawls, seul le protestantisme pourrait effectuer un tel
effort paradoxal65. Au niveau politique, seuls les courants libertaires, libéraux et
individualistes, peuvent admettre cette contrainte. Seules les idéologies et les communautés
qui posent l’individualisme et le relativisme en tant que valeurs, s’opposant à tout
fondamentalisme éthique mais aussi à la dépendance théocratique du Dasein à l’égard de
l’Etre, peuvent admettre un tel paradoxe. Pourtant et en dépit de ce constat, admettre le
pluralisme des valeurs constitue une exigence politique et théorique. On doit reconnaître que
même des doctrines compréhensives fondées sur le fondamentalisme éthique peuvent enrichir
la cité en « [ouvrant] les yeux d’autres citoyens sur un aspect jusque-là négligé et d’exercer
par ce biais une influence sur la formation de l’opinion »66. Comme le dit Pettit critiquant la
deep ecology et l’écocentrisme, celui-ci permet néanmoins de « développer une philosophie
qui sera sans doute plus largement admise dans le futur » sinon consensuelle67 bien qu’elle
reste aujourd’hui controversée. Ainsi, Rawls et Habermas sont amenés à constituer les
« doctrines compréhensives » se fondant sur des valeurs absolues (les fondamentalismes
64
Rawls, op.cit., 30 (chap. I, §5). Nous soulignons.
On peut facilement étendre cette restriction culturaliste sinon ethnique à toute forme de théologie libérale, dans
la mesure où la Réforme, les Lumières et l’individualisme moderne ont touché l’ensemble des monothéismes (y
compris l’islam). Le droit canon (nonobstant ses subtilités) semble reconnaître, de fait, l’apostasie (laquelle
conduit toutefois à une excommunication dite latae sententia, est qui est donc condamnée en droit ; cf. canon
1364, §1 du Code du droit canonique). L’opposition en Italie ou en Argentine aux procédures de « débaptisation »
en masse montre toutefois la difficulté de l’Eglise romaine à admettre ces procédures. Les courants réactionnaires
soulignent à l’envi que le baptême étant un sacrement, on ne peut pas l’annuler. Omnium in menten (2009) aurait
rendu impossible les défections formelles de l’Eglise, sans affecter les défections publiques ou de facto reconnus
par le Code canonique de 1917.
66
Habermas, art.cit., 164.
67
Pettit, Républicanisme..., 178.
65
695
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
éthiques, lesquels incluent le scientisme68) en conditions de la démocratie et à faire de leur
affrontement un facteur non seulement objectivement et empiriquement mais subjectivement et
en droit démocratique ; ils doivent soutenir dans le même temps que ces fondamentalismes ne
sont démocratiques que s’ils acceptent de se nier eux-mêmes en devenant relativistes. Dans le
même temps, ils sont amenés à constituer la doxa en valeur non seulement démocratique,
mais philosophique, conduisant à relativiser les opinions, ce qui conduit à faire du « vote
écologiste » un « vote parmi d’autres », alors que celui-ci bénéficie d’une prééminence du fait
de la « crise environnementale » qui conduit, selon nous, à fonder le politique sur « l’énoncé
de l’anthropocène »69.
IV.2.b.iv Fonder la délibération sur l’impossibilité de délibérer
Dès lors, Habermas fonde la démocratie délibérative non plus sur l’impossibilité de
réduire la décision à l’expertise rationnelle (scientifique ou juridique)70 mais sur
l’impossibilité de délibérer sur les « valeurs ultimes », condition de la tolérance qui, comme il
le dit, se distingue de la civility puisqu’au aucun accord n’est envisageable. Avec Rawls, il est
paradoxalement amené à constituer le décisionnisme en valeur démocratique. Pour contourner
ce paradoxe, Rawls, Habermas et Pettit distinguent « raisons privées » et « raisons
publiques » : les doctrines fondamentalistes doivent s’exprimer dans l’espace public par un
langage formel (les « raisons publiques ») acceptables au-delà des clivages idéologiques. Cela
n’exclut pas, souligne Rawls contre Rousseau, l’utilisation de « raisons non-publiques » dans
l’espace public (il faudrait sinon exclure les religions de l’espace public), sauf pour les
fonctionnaires, les juges ou les politiques parlant parlant dans des « forums officiels »71.
Rawls et Habermas essaient ainsi de penser ensemble le dispositif juridico-politique instituant
la tolérance et celle-ci comme vertu politique, les deux n’existant que par leur soutien mutuel.
Ne pouvant plus s’appuyer sur le droit naturel, ils ne peuvent plus fonder la tolérance sur ce
que « le droit que le pacte social donne au souverain […] ne passe point […] les bornes de
l’utilité publique », même s’ils font appel, comme Rousseau, à une « religion civile ».
Pour sortir de ce paradoxe, ils essaient de marquer les limites d’un « désaccord
raisonnablement persistant »72. Ainsi, Rawls exclut a priori les doctrines considérées comme
non « raisonnables », c’est-à-dire qui refusent d’entrée de jeu tout compromis public. Mais si
cela permet d’exclure le nazisme, cela ne permet pas d’exclure l’ensemble des composantes
68
Du moins selon Habermas, lorsque la science aboutit à une « vision du monde » fondée sur le « naturalisme »
(art. cit., 159). Hegel (loc.cit.) faisait une remarque analogue.
69
Cf. « Introduction générale ». Il est évident que par « vote écologique » nous ne parlons pas du vote pour un
parti se revendiquant comme écologique, mais d’un vote en faveur de valeurs écologiques.
70
Cf. supra, 2e partie, section III.4.a. Cf. aussi Noiville, Du bon gouvernement..., 85, 105.
71
Rawls, op.cit., chap. VI, §1, 215-216 et §3 pour l’usage des raisons non-publiques.
72
Habermas, « De la tolérance religieuse... », 158.
696
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de l’agencement environnemental nazi : penser en termes d’idéologies comme le fait Rawls
empêche de comprendre que celles-ci constituent des agencements fluctuants qui ne cessent
d’emprunter des éléments à d’autres discours et à les transformer. La conception nazie de la
Volksgemeinschaft constitue le cœur de l’agencement environnemental nazi, mais celui-ci
comporte également des composantes détachables (comme l’insistance sur la flore locale)73.
Par ailleurs, la conception rawlsienne n’est en réalité valide que par la distinction qu’elle
opère entre individus et doctrines. Les premiers peuvent en effet combiner une adhésion
sincère à la démocratie – c’est-à-dire se constituer, selon les termes de Rawls, en « agents
raisonnables » – et la croyance en des valeurs absolues (au risque de la schizophrénie). Mais
les idéologies qui constituent ces croyances ne peuvent, en revanche, n’admettre que du bout
des lèvres la démocratie74 : ce ne peut qu’une adhésion pragmatique n’ayant rien de sincère.
C’est précisément pour cela que Rawls et Habermas sont conduits à insister sur la civilité ou
la tolérance comme vertu politique75. Passé le seuil de la tolérance dont elles fixent les limites,
ces doctrines font appel à la désobéissance civile et à l’objection de conscience –
éventuellement reconnue par l’Etat. Or, confondant objection de conscience et désobéissance
civile76, Habermas prétend résoudre le « prétendu paradoxe » de la tolérance précisément par
le droit de désobéissance. Il signale en effet qu’en dépit de l’abandon (prétendu) des religions
au recours à la contrainte, ce paradoxe ressurgit avec la notion d’ « ennemi de l’Etat » (ce que
nous avons désigné comme le paradoxe auto-immunitaire de la démocratie77). C’est la
reconnaissance du droit à la désobéissance civile qui permet, selon lui, à l’Etat de « [résorber]
le paradoxe ». Mais Habermas limite drastiquement ce droit sans prendre aucunement en
compte les objections d’Arendt : la désobéissance doit s’exercer s’exerce « de façon plausible
au nom des principes de la Constitution », par « des moyens symboliques » et non-violents78.
Si Habermas prétend avoir ainsi résolu la plus grande aporie de la philosophie politique,
l’opposition entre moralité subjective et moralité objective et la possibilité pour le droit et
l’Etat de reconnaître de jure la légitimité de l’action de groupes qui cherchent à le renverser,
73
Cf. supra, 1e partie sur le nazisme et conclusion et 2e partie, en part. section I.2 et I.2.
Nonobstant certains secteurs de la deep ecology, les courants réactionnaires ne se privent pas de souligner qu’en
dépit des ralliements explicites du Vatican à la démocratie effectués depuis la fin du XIXe siècle, « la diversité des
régimes politiques est moralement admissible » tant qu’ils ne sont pas contraires « à la loi naturelle, à l’ordre
public et aux droits fondamentaux des personnes » (Catéchisme officiel, IIIe partie, 1e section, chap. II, art. 2).
Nonobstant les subtilités du droit canon, ils rappellent alors que le Vatican tend à considérer l’avortement, la
contraception ou l’homosexualité comme contraire « à la loi naturelle ». Dans les années 1970, cela a conduit le
Vatican à soutenir des régimes « nationaux-catholiques », doctrine qui inspire actuellement la Fraternité SaintPie-X (réintégrée au sein de l’Eglise) et une partie du gouvernement Bolsonaro.
75
Habermas contraste sa conception de la tolérance au concept rawlsien de civilité.
76
L’objection de conscience, rappelle Arendt, ne concerne que le for intérieur de la conscience : elle est purement
individuelle et n’escompte aucun effet politique de son action. La désobéissance civile, en revanche, constitue un
mouvement organisé qui vise explicitement et publiquement à changer le droit, y compris constitutionnel et le cas
échéant par la violence. Cf. Arendt, « La désobéissance... »
77
Cf. supra, « Introduction générale », section I.1.f.iv et 2e partie, section I.2.b.
78
Habermas, art. cit., p.156. Sur Arendt, cf. supra note 76.
74
697
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
c’est parce que d’une part la tolérance comme vertu trouve une formulation juridique et que
d’autre part les limites strictes qu’Habermas apporte à cette désobéissance permettent aux
« ennemis de la Constitution » de « se présenter, en dépit des apparences, comme les vrais
patriotes de la Constitution qu’ils prétendent être »79. Autrement dit, il prétend avoir résolu le
problème de la sincérité et du double-discours par ce principe d’égale inclusion » des citoyens
qui leur permet de désobéir à condition de mentir, d’exclure la violence et de ne pas contester
la Constitution ni son interprétation. En affirmant qu’un discours simulateur serait acceptable,
Habermas en revient
à son insu à la tolérance-indifférence de Mill puisque seul le
négationnisme explicite serait interdit. Or, comme nous l’avons montré en lisant Heidegger 80,
cela revient à accepter que les « ennemis de la Constitution » – et en l’espèce de la science et
du rationalisme – empoisonnent la population. La conception de la désobéissance d’Habermas
est donc à la fois trop stricte et trop large, d’autant qu’elle légitime l’objection de conscience
qui permet à des agents remplissant des missions d’intérêt général de mettre en péril un droit
reconnu par l’Etat81.
IV.2.b.v Le clivage entre science et politique, cause de
l’impossibilité de délibérer ?
Enfin, ces apories multiples touchent la conception qu’ont tant Rawls qu’Habermas de
la science. Rawls considère en effet le débat scientifique comme l’équivalent strict du débat
théologique, dans la mesure où toutes les « raisons non publiques » sont homologues82 (une
conception qu’on rectifiera par la notion de « sphère publique scientifique »83). Son seul
intérêt porte sur le « libéralisme politique », c’est-à-dire la « plateforme commune » (pour
reprendre Næss) sur laquelle des doctrines compréhensives opposées peuvent néanmoins
s’accorder (par un overlapping consensus ou « consensus par recoupement »). En dehors de
celle-ci, les « raisons non publiques » sont équivalentes et seule une « compétition ordonnée »
et durable entre les doctrines, les valeurs et les idées peut permettre de trouver laquelle, s’il y
en aune, est la plus raisonnable84. En revanche, Habermas contraste religion et science de
façon analogue à Bobbio : le scientifique confronté à des théories adverses n’a pas à être
79
Habermas, art. cit., p.156.
Cf. supra, 2e partie, section II et en part. II.3.d sur le négationnisme.
81
Nous évoquons ici l’objection de conscience reconnue par certains Etats européens pour les médecins
pratiquant l’IVG. Ce paradoxe provient de la confusion entre objection de conscience et désobéissance civile.
82
Rawls, op.cit., chap. VI, §3. Les « raisons non publiques » constituent un discours argumenté. Cf. p.221 pour
une équivalence entre un débat théologique et une rencontre d’une association scientifique discutant du risque
nucléaire.
83
Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion, 76.
84
Rawls, op.cit., chap. VI, §4, p.227.
80
698
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
tolérant mais à en effectuer un « examen critique »85. Cela conduit d’une part à reconduire la
distinction entre la science et les profanes : « il n’y a pas de liberté de conscience en
astronomie, en physique [etc.] en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire aux
principes établis en ces sciences par des hommes compétents », disait Comte86. D’autre part,
cela conduit Habermas à affirmer que les controverses scientifiques pourraient être réglées
pacifiquement, c’est-à-dire qu’elles ne deviendraient jamais politiques au sens schmittien :
« la spécification fonctionnelle du travail scientifique assure déjà à elle seule la neutralisation
des conflits pratiques internes au monde vécu ». Ceux-ci n’éclatent « que lorsque la pratique
de la recherche (comme celle sur les embryons) laisse entrevoir des conséquences touchant la
vision éthique qu’ont d’elles-mêmes les personnes extérieures à la recherche ». La tolérance,
en revanche, n’est requise que pour les « conceptions qui […] ne disposent d’aucune
perspective raisonnable de pavenir à un accord rationnellement motivé ». En d’autres termes,
Habermas maintient la conception des Lumières lorsqu’il s’agit de dépasser les conflits
scientifiques et trace une distinction insurmontable entre science et pluralisme culturel, ce
pourquoi la tolérance ne s’appliquerait qu’à celui-ci. Le débat politique ressemblerait
davantage, selon lui, au débat scientifique qu’à « l’opposition dogmatique entre théologiens »
en ce que des « solutions rationnellement acceptées » peuvent être trouvées pour les
problèmes de la « politique quotidienne ». La « tolérance politique » ne s’applique qu’au
« contexte des conflits entre idéologies politiques plus larges », pas aux « problèmes
politiques [que les citoyens] pensent pouvoir résoudre » et pour lesquels la civilité rawlsienne
est suffisante, c’est-à-dire la « volonté de coopération et de compromis ». La tolérance n’est
requise qu’en cas de deep disagreement : là où les « partis ni ne cherchent l’accord sur les
convictions controversées ni ni le considèrent possible ». En s’appuyant toujours sur la
réification de la différenciation fonctionnelle, Habermas coupe ainsi science et politique.
C’est l’une des raisons pour lesquelles notre concept d’agencement et de civility n’opère
aucune distinction entre conceptions scientifiques et politiques de l’écologie87.
85
Habermas, art. cit., 159 ; Bobbio, op.cit., 38 : selon lui, si la liberté de religion « consiste à pouvoir professer
n’importe quelle religion » (sic), « le droit à la liberté scientifique » consiste en revanche « à ne pas être empêché
de se livrer à la recherche scientifique ».
86
A. Comte, « Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société », 1822, cité in Bensaude-Vincent, La
science contre l’opinion, 98 (cf. p.20-21 et 50-54 sur la typologie des « publics » de la science).
87
Cf. supra, 2e partie, section I.
699
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.3 L’EVALUATION
POLITIQUE
ET
JURIDIQUE
DES
TECHNIQUES
De fait, le droit et la société évaluent politiquement et moralement les techniques, en en
désignant certaines comme « bonnes » et d’autres comme « mauvaises » (à commencer par la
charte de l’ONU). La philosophie politique consistant à formaliser les critères utilisés par la
société, il faut donc élaborer des critères permettant tant l’évaluation des techniques que les
différents agencements environnementaux. On ne peut en effet se contenter d’un idéal de
« techno-diversité » qui postule la « neutralité » des techniques et par suite l’idée qu’une
pluralité serait nécessairement « bonne »88 et encore moins tolérer n’importe quel agencement
environnemental et technologique. Mais une évaluation politique et morale se heurte toutefois
à un certain nombre d’écueils, relatifs tant à la nature des techniques elle-même qu’au choc
des opinions et des « convictions ultimes ».
Le premier problème concerne la nature instrumentale des techniques : l’évaluation ne
pourrait porter que sur l’usage plutôt que sur la technique elle-même. Or cela ne veut pas dire
que la technique serait « neutre » ou « amorale », mais qu’elle s’insère toujours dans une
action qui lui donne un sens, comme le montraient Aristote, Kant ou Schmitt. Au niveau
collectif, la technique ne prend sens que dans un projet politique. Historiquement ce projet a
été associé par Descartes à un idéal de sagesse89 et par les Lumières à un idéal
d’émancipation. Celui-ci concerne l’amélioration des conditions d’existence, la possibilité
conséquente de se livrer à des activités autres que le travail en tant que réponse aux besoins
vitaux, donc le processus de civilisation. Bien que le machinisme conduise à la bestialisation
et à la mécanisation de l’homme, Hegel n’en souligne pas moins que la multiplication « à
l’infini » des « moyens au service des besoins particularisés » et des « modes de satisfaction »
constitue aussi une « distinction des conditions » et une meilleure « appréciation de
l’adaptation des moyens à la fin » : ceci « s’appelle raffinement » (Hegel90) – et aujourd’hui
société de consommation. Si Ricardo parvint à écarter le spectre de la « fin du travail »,
l’ambiguïté du travail et du machinisme demeurera centrale. Le projet politique central de la
Modernité concernant le technique – abusivement qualifié de « mythe du progrès » – s’est
fragmenté dès le début du XIXe siècle, avec la contestation suscitée par le socialisme utopique
et le marxisme conduisant à formuler un autre projet politique, quoique toujours lié à cet idéal
d’émancipation. Au XXe siècle, cela conduisit non pas tant à l’opposition entre le « socialisme
réel » et le « monde libre » – lesquels partageaient grosso modo le même projet, seuls les
moyens différant – mais à un accroissement de la pluralité disponible des projets politiques,
88
Cf. supra, 2e partie, section III.2.c.
2e partie, section II.3.c.iii.
90
Principes de la philosophie du droit, §191. Cf. aussi supra, 2e partie, section I.3.
89
700
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
plus ou moins théorisés. Outre, par exemple, l’insistance importante sur le critère de
décentralisation qui constitue, d’une certaine manière, une réaction face à l’élaboration de
« macro-systèmes techniques » centralisés, le modernisme réactionnaire élabora un projet qui,
en dépit de ses spécificités radicales liées à la « querelle sur la technique », peut être considéré
d’une part comme l’exacerbation d’une militarisation et d’une étatisation générale des
technosciences et d’autre part comme la volonté de réconcilier le « peuple » et la technique
autour d’un projet anti-libéral et anti-communiste91. Face à ce paradigme politique mais aussi
philosophique, la théorie de Francfort élabora une philosophie démocratique des techniques
qui s’insérait dans le cadre contestataire des années 1960-70. Dépendante des débats sur
l’ « esprit du capitalisme » et sur la théorisation par Weber et Heidegger de la rationalité
instrumentale et du Gestell, ces diverses théories (Heidegger, Francfort, Ellul, etc.) conduisent
à mettre en doute le cadrage pertinent pour évaluer les techniques : faut-il en effet évaluer
telle ou telle technique particulière, voire tel objet technique, ou plus globalement la
« technologie » ou le « système technicien », et en ce cas opposer plusieurs projets généraux,
comme le fait Marcuse ? Peut-on analyser la technique – ou l’environnement – sans penser
l’Etat ou même la guerre froide92 ? Peut-on opposer des usages « contre-culturels » des
techniques à un usage décidé « du haut » ? Par ailleurs, l’analyse empirique des techniques
conduit à des apories indépassables. Ainsi, l’analyse du « paradigme chimique de
l’extermination », ou encore l’exemple de l’informatique, du Minitel et d’Internet, montrent
que si l’évaluation est nécessaire, elle doit se confronter à l’indétermination et à l’ambiguïté
des techniques. L’évaluation apparaît à la fois nécessaire et impossible93.
De surcroît, on ne peut distinguer l’usage de la technique en tant que telle que dans des
limites étroites : il est difficile d’affirmer avec certitude que le caractère bénéfique d’une
technique (quel que soit le critère d’évaluation utilisé) serait une propriété intrinsèque ou au
contraire extrinsèque. La conception instrumentale héritée d’Aristote conduit à affirmer
qu’une technique ne reçoit son sens et sa valeur que de son usage : son caractère positif ou
négatif constitue donc une propriété extrinsèque et accidentelle (ce qui n’implique pas la
neutralité de la technique mais au contraire la responsabilité de l’utiliser à bon escient). Bien
qu’Heidegger et Habermas aient tous deux rejeté la conception instrumentale, en dissociant
l’infrastructure et la superstructure ou en opposant une « herméneutique sociale des
techniques » à des techniques matérielles (CH et TSA)94, ils ont été amenés, à leur insu, à
soutenir cette conception aristotélicienne. Celle-ci est nécessaire : elle est même ce qui
91
Cf. supra, 1e partie, section VII ; 2e partie, section II.3. Sur le projet général d’étatisation des technosciences, cf.
Pestre, Science, argent et politique.
92
Cf. supra, 1e partie en général (et section VIII.3 et VIII.6) ; 2e partie, sections I.3.e et I.4.b.
93
Cf. supra, 2e partie, section III.2 et sur le Minitel et Internet Feenberg, Pour une théorie critique de la
technique; Swartz, Celui qui pourrait changer le monde..
94
Cf. supra, 2e partie, sections II.3.c.v et III.4.b.iv.2.2
701
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
soutient tout projet politique concernant les techniques. Elle n’en est pas moins limitée et
partiellement fausse. En premier lieu, l’opposition entre une dimension symbolique et une
dimension matérielle, qu’essaie d’établir Habermas dans TSA, est remise en cause par le
concept du Gestell, qui conduit à faire du droit et des institutions une partie du « système
technique » général – au prix de l’ignorance des spécificités du droit et du politique qui
conduiront Habermas à élaborer le concept de rationalité communicationnelle et, à l’inverse, à
une contestation radicale du « système » qui aboutit à dissoudre les responsabilités95. En
deuxième lieu, elle conduit à opposer techniques matérielles et techniques formelles, alors que
l’élaboration d’un « macro-système technique » repose précisément sur l’association entre
celles-ci, le droit, la finance et le management jouant un rôle majeur96. En montrant que
l’élaboration du réseau ferroviaire allait de pair avec une nouvelle organisation managériale
nécessaire tant pour des raisons économiques que pour éviter les accidents, mais aussi à
d’autres techniques comme le télégraphe ou de nouvelles formes de comptabilité – qui
reposent elles-mêmes sur des nouvelles « technologies de papier » – A. Chandler a ainsi remis
en cause la possibilité de distinguer entre l’infrastructure et la superstructure dans la mesure
où il devient très difficile sinon impossible de parler d’une « détermination en dernière
instance »97. En troisième lieu, que ce soit les systèmes informatisés de surveillance98, le code
informatique99 ou l’architecture et les techniques de management utilisées au sein d’un fastfood, la liberté d’usage n’est pas infinie. Ce constat empirique conduit à mettre en cause la
distinction même entre droit et techniques et l’idée que les propriétés (ou la valeur) d’un
dispositif technique ne seraient qu’accidentelles. D’une part, les normes techniques donnent
telle ou telle forme à la technique qui conduit à limiter les possibilités d’usage, nonbostant la
spécification de certains objets techniques qui rendent difficile des usages autres que ceux
prévus (si l’on peut toujours effectuer un usage symbolique d’une technique, par exemple en
« utilisant » un tracteur uniquement pour menacer des ouvriers agricoles100, l’usage pratique
d’une mine anti-personnel est extrêmement déterminé). Il faut ici considérer que les
95
Arendt, « Sur la violence », 164.
La notion de « système technique » se trouve déjà chez Kapp, Principes... (chap. VII-VIII). Nous ne suivons
pas B. Gille, qui en contrastant « système technique » et « système social » reconduit les débats sur
l’infrastructure et la superstructure. Cf. Gille, « La notion de “système technique” (essai d’épistémologie
technique) »; Pierre Lemonnier, « A Propos de Bertrand Gille : la notion de « système technique » », L’Homme
23, no 23 (1983): 109‑15; Séris, La technique, 47‑65; Jean-Pierre Digard, « La Technologie en anthropologie : fin
de parcours ou nouveau souffle ? », L’Homme 19, no 19 (1979): 73‑104; Leo Marx, « Technology: The
Emergence of a Hazardous Concept », Technology and Culture 51, no 3 (2010): 561‑77.
97
Ces conclusions découlent de son ouvrage classique : Chandler, The Visible Hand; cf. aussi Gardey, Ecrire,
calculer, classer; Fanny Carmagnat, « Une approche sociotechnique de l’histoire du téléphone public », Réseaux
115, no 5 (2002): 243; Marx, « Technology ».
98
Cf. supra, 2e partie, section III.2.a et Goupy, « La bienveillante neutralité... »
99
Pour une réflexion casuistique sur ce thème provenant de L. Lessig, cf. Swartz, Celui qui pourrait changer le
monde.
100
Cf. supra, 1e partie, section IV.4.c, 163, sur cet usage et plus généralement 2e partie, section III.2.
96
702
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
propriétés des dispositifs techniques sont à la fois extrinsèques et, dans une certaine mesure,
essentiels : les « agencements machiniques » ne se laissent pas plus facilement extraire de leur
contexte que les « agencements collectifs d’énonciation ». Or, certains dispositifs techniques
sont plus intégrés (embedded) que d’autres dans leur contexte. Si la propriété des techniques
n’est donc pas une caractéristique intrinsèque, en raison de l’ambivalence, de la possibilité de
détournement d’usage et de la mobilité des techniques (par exemple en ce qui concerne les
pesticides et les gaz de combat), elle n’en demeure pas moins partiellement essentielle et
partiellement accidentelle. Autrement dit, la technique requiert d’une part une évaluation
casuistique et d’autre part une évaluation générale, portant sur le « projet politique » qui
l’informe.
IV.3.a METTRE EN PERSPECTIVE
CNIL A L’AGRICULTURE
LES TECHNIQUES
:
DE LA
Lorsque la CNIL évalue un dispositif biométrique, elle compare celui-ci au sein d’un
continuum de techniques biométriques101. L’autorisation dépend ainsi du principe de
proportionnalité. En revanche, elle ne met jamais en rapport un dispositif biométrique avec
une autre possibilité : elle n’affirmera pas qu’il est préférable d’augmenter le personnel de
surveillance, que ce soit dans une école ou dans le système carcéral, plutôt que d’utiliser une
technique biométrique. L’évaluation se fait ainsi de façon strictement casuistique. Non
seulement les techniques biométriques ne sont comparées qu’entre elles, mais les synergies
entre les différentes autorisations ne sont pas prises en compte sur le strict plan juridique.
Celles-ci ne font l’objet d’une réflexion qu’au niveau général des avis du G29 (l’équivalent
européen de la CNIL), qui souligne par exemple que la généralisation de la biométrie conduit
à une « désensibilisation du public », en prenant comme exemple « le recours à la biométrie
dans les bibliothèques scolaires », qui « peut rendre les enfants moins conscients des risques
qui sont liés à la protection des données et qui peuvent avoir des conséquences pour eux plus
tard dans la vie102. » La réflexion demeure toutefois limitée d’autant que les pouvoirs publics
ne sont guère sensibles à ce genre d’arguments moralisateurs, alors même qu’ils sont
confrontés à une menace sécuritaire et à un lobbying important de l’industrie. Cette dernière
théorise de façon explicite ces synergies, intégrées à une stratégie commerciale relevant du
« conditionnement » :
« Plusieurs méthodes devront être utilisées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire
accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d'un effort de convivialité par une
reconnaissance de la personne et par l'apport de fonctionnalités attrayantes... l'éducation dès
l'école maternelle, pour [que] que les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans
101
102
Nous nous appuyons ici sur Samson, « Des identités de papier à l’identification biométrique... »
G29, « Document de travail sur la biométrie (12168/02/FR ; GT 80) », 1 août 2003.
703
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l'école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s'identifieront pour
aller chercher les enfants103. »
Cette affirmation fut reprise par un rapport de Bruxelles qui demandait à l’Etat d’aider
l’industrie en tant que client, plutôt qu’en tant que régulateur, afin d’accoutumer la population
(ce que le rapport désignait par « effet diffusion »)104. En tant qu’objet juridique, la biométrie
est ainsi fragmentée selon les différentes catégories utilisées par la CNIL (technologie « à
trace » ou « sans trace », existence ou non d’une base centralisée, spécificité d’usage et
principe de proportionnalité, etc.) sans que le cadre juridique de protection de la vie privée et
des données personnelles ne permette une réflexion globale sur ces techniques – nonobstant le
fait qu’elles ne sont évaluées qu’en fonction de la vie privée, alors qu’elles ont d’autres
conséquences importantes, tant sur le plan éthique de ce qui constitue une personne ou un
individu que sur le plan juridique de la liberté de circulation ou de la possibilité de travailler,
de bénéficier de prestations sociales, etc. Autrement dit, la CNIL n’évalue ni le système
technique, ni le projet politique qui conduit à soutenir de façon parfois explicite certaines
transformations (par exemple en ce qui concerne le passeport biométrique et la
reconnaissance automatisée des individus105), mais un dispositif technique décontextualisé de
toutes questions économiques, sociales et politiques et abordé au seul prisme juridique de la
vie privée. Ceci conduit de nombreux critiques à parler de l’échec de ce qui constitue le
premier exemple moderne d’une autorité spécifiquement consacrée à l’évaluation des
techniques. Depuis 2016, la CNIL « conduit une réflexion sur les problèmes éthiques et les
questions de société soulevés par l'évolution des technologies numériques »
106
. Ceci lui
ouvre, en principe, une porte plus grande que la modification apportée en 2004, selon laquelle
elle « se tient informée de l'évolution des technologies de l'information (sic) et rend publique
le cas échéant son appréciation des conséquences qui en résultent pour l'exercice des droits et
libertés », disposition qu’elle n’avait guère saisie107. Toutefois, le cadre théorique et juridique
des délibérations autorisant des dispositifs biométriques reste identique : le contexte social et
103
Big Brothers Awards, « Livre Bleu du Gixel, les BBA republient la version originale (et non censurée) », 1 er
février 2006.
104
Commission européenne, Joint Research Centre, et Institute for Prospective Technological Studies,
« Biometrics at the Frontiers: Assessing the Impact on Society », 2005, 10‑12; cf. aussi Statewatch, « EU: Report
on biometrics dodges the real issues », Statewatch News Online, mars 2005; Nacer Lalam et Franck Nadaud, « La
biométrie: un secteur rentable soutenu par la commande publique », in L’identification biométrique. Champs,
acteurs, enjeux et controverses (MSH, 2011), 81‑99; David Lyon, Identifying Citizens (Polity Press, 2009); id.,
« National IDs in a Global World; Surveillance, Security and Citizenship », Case Western Reserve Journal of
International Law 42, no 3 (2010).
105
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.iv.2.
106
La loi n° 2016-1321 pour une République numérique (art. 59) avait été soumise à consultation publique. Les
diverses propositions pour élargir cette formulation non pas été retenues.
107
Art. 11 de la loi n° 78-17 « Informatique et libertés », modifiée par la loi n° 2004-801 qui avait opéré une
refonte importante de la loi de 1978.
704
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
économique plus général en demeure absent108. Dès lors, cette réflexion n’a aucun impact
juridique et ne peut avoir, à l’instar des avis du G29, qu’un effet politique très relatif.
Ainsi, lorsque l’on part des objets techniques matériels, on est nécessairement amené à
évaluer leur place dans un système technique général. Si Heidegger renvoyait le clignotant
d’une voiture au « complexe total d’outils des moyens de locomotion et des règlements de
circulation »109, cela ne lui a servi qu’à élaborer une métaphysique de la technique. Or, cette
mise en perspective peut permettre de construire une politique de la technique, ce qui exige
d’abord d’échapper à l’histoire des « lignages techniques », telle que proposée par J. Lafitte110
puis A. Leroi-Gourhan. Les théories de la techniques partent en effet soit des pratiques, soit
des objets. En partant des pratiques, le concept de technique devient trop large : on peut parler
de « techniques de sexualité », de « prière » ou qualifier le syllogisme aristotélicien de
« technique logique »111. La technique ne devient plus qu’une manière de faire, voire un
style112. Toute activité, chez Weber, est technique : on peut seulement dire qu’elle est plus ou
moins rationnelle, c’est-à-dire plus ou moins méthodiquement organisée en fonction de
l’expérience et du savoir, et plus ou moins « efficace », c’est-à-dire économe en moyens. Or
définir la technique en fonction de l’efficacité est problématique. D’une part, celle-ci est
toujours relative ; d’autre part, l’efficacité (« sociale ») de certaines techniques, dites
« paradoxales », provient de leur inefficacité (« technique »)113. Le critère d’efficacité, qui
provient d’une conception instrumentale, présume qu’une seule et unique fin est poursuivie ;
au mieux, on distinguera entre une fin « symbolique » et une fin « pragmatique »114. Cela
conduit d’une part à opposer l’infrastructure à la superstructure et donc à réifier la technique,
d’autre part à ne pas comprendre la nature de certains « objets techniques » qui constituent en
réalité des œuvres politiques, à l’instar de la Fossa Carolina115. En outre, dans la mesure où
108
Cf. par ex. la délibération n°2017-320, dont la structure est identique à toutes celles que la CNIL a pu formuler
s’agissant de biométrie.
109
Etre et temps (hors commerce, s. d.), 78, §17.
110
Cf. supra, 2e partie, section II.2.b.ii.
111
Weber, Economie et société, tome 1, 101‑8 (chap. II). Du point de vue de l’histoire de la philosophie, qualifier
le syllogisme tel qu’exposé dans les Seconds Analytiques de « technique » est plus que contestable, précisément
parce qu’il ne constitue pas, pour Aristote, une « méthode de découverte » mais plutôt d’explication. C’est
toutefois la position de Landa, War in the Age of Intelligent Machines. Pour une critique analogue du caractère
trop large de ce critère, cf. Marx, « On Heidegger’s Conception of “Technology”... », 638. Sur l’ars erotica et la
scientia sexualis, cf. Foucault, La volonté de savoir. Sur le corps, Mauss, « Les techniques du corps ». Republié in
Sociologie et anthropologie (1950; PUF, 2002).
112
Cf. par ex. Schiavone, Ius, 28, 42, 44, 54, 61, 63, 65, 86‑87, 94, etc.
113
« L’efficacité des techniques paradoxales n’est pas technique mais sociale, et cette efficacité sociale n’existe
qu’en raison directe de l’inefficacité technique des techniques paradoxales » (Catherine Tourre-Malen, « Les
techniques paradoxales ou l’inefficacité technique voulue », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 200
(novembre 2011): 203‑26; voir aussi Catherine Tourre-Malen, « Des chaussures, des talons et des femmes »,
Ethnologie française 41, no 4 (septembre 2011): 727‑39; Boris Cassel, « La carte de crédit en métal débarque en
France », Le Parisien.fr, 26 février 2018.).
114
Cf. Tourre-Malen, art.cit. ; Arendt, « La conquête de l’espace... »
115
Cf. supra, 2e partie, sections I.3.e et III.4.b.iv.2.
705
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
elle est tributaire de la thermodynamie116, la conception wébérienne de l’efficacité est plus
rigide que l’adéquation des moyens à une fin : la « bioéconomie » développée par GeorgescuRoegen dans les années 1970 conduit à dire qu’une technique plus sobre est plus efficace. On
préfère donc en général partir des objets, mais cela conduit à un cadrage limité : on étudie soit
un lignage technique, soit un « macro-système » technique, quitte à étendre l’analyse au
« système technicien ».
A ces deux alternatives (partir des pratiques ou des objets) et afin d’éviter d’être
restreint par un cadrage prédéterminé sans toutefois élargir démésurément le concept de
technique, on peut considérer d’un même regard objets et pratiques lorsqu’elles répondent aux
mêmes fonctions. Cela permet d’inclure dans un même ensemble des techniques
apparemment hétérogènes, sans opposer techniques matérielles et formelles (juridiques,
financières, etc.) ni réduire l’enquête à une technique déterminée, ce qui aboutit à d’autres
découpages (des OGM on passe au génie génétique, ce qui conduit à noter ce qui dans les
années 1990 à amener des firmes pharmaceutiques à s’intéresser à la « brevetabilité du
vivant » en général117, etc.). La mise en perpective permet d’abord de constituer les
« objets techniques » selon différents arrières-champs, conduisant, comme nous l’avons
montré en ce qui concerne le « paradigme de l’extermination », à d’autres perspectives (qui en
l’espèce mettent en cause l’existence de ce « paradigme »). Ensuite, cela permet une
évaluation plus objective parce que plus englobante, ce qui permet ainsi d’échapper à la
critique lukácsienne de la réification, laquelle demeure valable en ce qui concerne l’approche
économiste qui prétend trouver dans les préférences subjectives des consommateurs un
moyen supérieur d’ « objectivation » des choix que celui mis en œuvre dans l’espace
public118. Ainsi l’INRA travaille actuellement sur les notions d’ « itinéraire technique » et de
« système agraire », lesquelles insistent sur une palette d’outils variés à disposition des
agriculteurs. Le « système fordiste » de l’agro-industrie a en effet été mis en place en
substituant à un système large utilisant tant les « techniques de contrôle biologique » que les
« pratiques de contrôle fondées sur […] les pratiques culturales »119 un système résidant sur le
trio pesticides-machines agricoles-semences, lui-même associé à un certain nombre de
dispositions juridiques. Si ce système a abouti à une augmentation de la productivité agricole,
cela s’est effectué au prix d’une perte importante de savoir-faire, nonobstant l’impact
116
La notion de « rendement » qu’utilise Weber fait référence à la thermodynamie et peut être directement mise
en rapport avec les Réflexions sur la puissance motrice du feu de S. Carnot. La question de la rareté des
ressources relève, pour Weber, de l’économie et non pas de la technique.
117
Bonneuil et Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits385-394; 450-461; chap. VIII et IX.
118
Cf. supra, 2e partie, sections III.4.b.ii et III.4.b.iv.2.2.
119
Perkins, « Reshaping Technology in Wartime »; Bonneuil et Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits; cf. aussi
Christophe Bonneuil et al., « Innover autrement ? La recherche face à l’avènement d’un nouveau régime de
production et de régulation des savoirs en génétique végétale », Les Dossiers de l’environnement de l’INRA, no 30
(2006): 29‑52; Hermitte, L’emprise des droits intellectuels...
706
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnemental et sanitaire. Bien que l’économie ait dû mal à chiffrer ces externalités, le
bilan environnemental du système agro-alimentaire (auquel participent producteurs et
consommateurs) conduit à lui accorder une responsabilité majeure dans la crise
environnementale. Or la « technologie OGM » s’insère dans ce système « fordiste »,
notamment lorsqu’il s’agit d’associer, comme c’est majoritairement le cas, des traits de
résistances aux herbicides (glyphosate, etc.)120. L’évaluation théorique de ce système ne doit
donc pas être faite en comparant différents OGM et herbicides entre eux, comme le fait
actuellement le droit des phytosanitaires, mais en évaluant des itinéraires techniques globaux,
ce qui passe aussi par la comparaison de techniques apparemment hétérogènes, telles que par
exemple la finance et la biotechnologie. Ainsi, en Italie, un fonds agricole mutualisé permet
aux agriculteurs de s’assurer contre le « risque ravageurs », permettant un moindre usage
d’insecticides néonicotinoïdes121. L’innovation socio-économique (le fonds) répond au même
besoin (l’assurance-récolte) que l’invention technique matérielle (les pesticides) : on peut
donc qualifier les deux de « techniques d’assurance-récolte ». Cet exemple est extrapolable,
en principe, à tout usage des pesticides, dans la mesure où ceux-ci sont souvent utilisés « en
préventif », c’est-à-dire afin de s’assurer contre le risque d’une mauvaise récolte. Dans la
mesure où l’évaluation juridique stricto sensu des techniques s’effectue dans un cadre partiel
et spécialisé, elle aboutit à une analyse coûts/bénéfices qui n’oppose que des techniques
analogues (des pesticides entre eux, des médicaments entre eux, etc.). Le caractère fragmenté
de l’approche juridique n’est pas restreint à l’évaluation réglementaire stricto sensu, puisque
le droit des assurances peut lui-même conduire à contraindre l’agriculteur à utiliser des
produits chimiques afin de pouvoir bénéficier d’une assurance. La modification du système
agro-industriel exige ainsi aussi une transformation du droit des assurances : en n’assurant pas
contre le « risque ravageurs », les contrats d'assurance multirisques récoltes favorisent l’usage
de pesticides. En l’état, les pouvoirs publics ne suppléent aux refus des assurances privées
d’indemniser un agriculteur qu’en cas de « variations anormales d’intensité d’un agent
naturel, lorsque les moyens techniques de lutte préventive ou curative employés dans
l’agriculture n’ont pu être utilisés ou se sont révélés insuffisants ou inopérants », situation qui,
lorsqu’elle est juridiquement reconnue, conduit à déclarer l’existence d’une « calamité
120
En 2005, les traits GM utilisés étaient, de loin, la résistance aux herbicides (71% des surfaces GM cultivées
dans le monde en 2005), suivi du trait Bt (produisant une protéine insecticide) (18% en 2005) et enfin des traits
emboîtés (stacked), à savoir Bt + résistance aux herbicides (11% en 2005, 27% en 2013). Le HCB constatait
encore en 2016 que l’événement GM 40-3-2 (soja résistant au glyphosate) représentait encore « l’essentiel des
surfaces cultivées en soja GM dans le monde ») (HCB (CEES), « Recommandation relative à l’autorisation de
mise en culture du soja génétiquement modifié 40-3-2 (dossier EFSA-GMO-NL-2005-24) » (HCB, 2011), p.4;
Clive James, « Brief 46: Global Status of Commercialized Biotech/GM Crops: 2013 » (International Service for
the Acquisition of Agri-Biotech Applications (ISAAA), 2013); Stéphane Foucart, « Une étude américaine
banalise les effets des OGM », Le Monde, 20 mai 2016.).
121
Stéphane Foucart, « Pesticides : l’Italie a montré qu’il existe des alternatives », Le Monde.fr, 18 novembre
2017. Créé en 2014, le fonds mutualisé fédère en 2017 un ensemble d’agriculteurs représentant 50 000 ha.
707
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
agricole »122. En ne prenant pas en compte ces paramètres, l’analyse économique qui
« objective » les choix des agriculteurs en étudiant leur comportement sur le marché réifie la
situation présente puisque ces choix, notamment celui d’utiliser des pesticides, est entre autres
le résultat de l’impossibilité légale d’utiliser une méthode financière pour s’assurer contre les
ravageurs plutôt que chimique : Heidegger avait raison, en ce sens, d’inclure les « règlements
de circulation » parmi le système technique, ce que les maires de Paris comprennent
également123. Le droit de l’alimentation et de la sécurité alimentaire est aussi en cause,
certains remarquant que s’agissant de la gastronomie, c’est un « droit insecticide », qui
prohibe non seulement la présence des mouches dans les fonds de sauce mais aussi l’usage, en
surgelé, de fruits et légumes ayant été attaqués par des insectes, dans la mesure où les
perforations et tâches sont qualifiées de « défauts d’apparence » qui, s’ils sont trop élevés,
interdisent la commercialisation124.
Combiner une approche qui part des objets et des pratiques plutôt que d’opposer ces
deux perspectives, comme le font traditionnellement les théories de la technique, permet ainsi
d’établir une classification différente des techniques qui remet en cause l’évolutionnisme
technique et la notion d’opérationnalité des technosciences, menant ce faisant à remettre en
cause la façon dont le système institutionnel évalue ex ante et ex post les techniques.
122
« Loi n°64-706 du 10 juillet 1964 organisant un régime de garantie contre les calamités agricoles » (s. d.), art.
2. La loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche de 2010 a étendu l’indemnisation aux aléas climatiques,
sanitaires, phytosanitaires et environnementaux.
123
Cf. supra, 2e partie, section III.2.a, note 41 (à propos du GPS).
124
Cf. par ex. l’arrêté du 27 septembre 1983 relatif aux spécifications applicables à divers fruits et légumes
surgelés (pommes de terre préfrites surgelées), art. 6 (en vigueur) ; voir aussi Christophe Dalmet, « La notion de
denrées alimentaires (dir. G. Champy) » (Droit, Univ. d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2009), 20.
708
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.3.b L’EVALUATION
BIOTECHNOLOGIES
AU
HAUT
CONSEIL
DES
IV.3.b.i La genèse du HCB et le nouveau régime d’objectivité
« L’apogée de l’intérêt public sur le génie génétique a été atteinte au milieu des années
1970 » (New Scientist, 1983125)
« C’est au moment historique où l’institution scientifique devient apparemment monolithique
et invulnérable vis-à-vis des critiques venant de l’extérieur (si l’on n’est pas expert, on n’a pas
le droit d’être entendu) que, paradoxalement, elle devient vulnérable à une contestation venant
de l’intérieur, de la part de certains scientifiques eux-mêmes. » (Agata Mendel, 1979-80126)
Comparés à la CNIL, les pouvoirs du HCB, fondé par la loi n°2008-595 sur les OGM,
sont nettement plus élevés. Cela est dû en particulier au contexte de la « controverse OGM »
et du développement du thème de la « démocratie participative » ou/et « technique ». Le HCB
est souvent présenté comme un événement institutionnel inédit au risque de minorer l’histoire
qui l’a rendu possible127. Outre le débat sur les biotechnologies, celle-là concerne aussi une
histoire plus longue portant sur les instances combinant représentativité et expertise, telles que
le CPIEM créé au début du XXe siècle128, ainsi que sur les différents avatars de la
« participation ». Si ce concept équivoque est aujourd’hui intrinsèquement lié à la
« démocratie » et au « débat public », il constituait dès les révolutions du XVIIIe siècle un
élément important, le régime représentatif étant en lui-même la « forme bourgeoise » donnée
à la participation du « peuple ». Il serait sans doute possible de relire l’affrontement entre
« libéralisme », « démocratie », « républicanisme », « socialisme » (utopique, anarchiste et
communiste) au XIXe siècle comme une vaste lutte autour du concept de participation. Cette
recontextualisation souvent omise s’appuie actuellement en France essentiellement sur les
travaux de P. Rosanvallon. Cette histoire longue ne conduit pas à effacer la singularité du
HCB ni la spécificité de la situation actuelle : en particulier, les représentants sont nouveaux
(en particulier en ce qui concerne les associations), de même que le rapport à la science, à
l’objectivité, au droit et à l’environnement. On peut déjà inscrire le HCB dans l’élaboration
progressive d’une « démocratie technique ». Si Habermas avait pris en compte cette question,
la conférence d’Asilomar sur le génie génétique en 1975 le fit au niveau scientifique et
politique129, conduisant en France à un certain nombre de débats, notamment à l’Institut
125
Stephanie Yanchinski, « Keeping the gene genie in the bottle », New Scientist, 14 avril 1983, 69‑71.
« Derrière ce masque ne se cachent pas : Catherine Bousquet […] Jean Deutsch […] Geneviève Gonzy […]
Françoise Laborie […] Michel Steinmetz […] John Stewart », groupe auquel participa aussi Jean-Marc LévyLeblond. Cf. Mendel, Les Manipulations génétiques, 289.
127
Adélie Pomade, éd., L’expertise du Haut Conseil des Biotechnologies: un facilitateur du dialogue
sciences/société (Société de Législation Comparée, 2014).
128
Cf. supra, 1e partie, section II et voir aussi la section IV sur l’invention de la police phytosanitaire.
129
Mendel, Les Manipulations génétiques (en part. p.23-53); pour un résumé récent: Hermitte, « Les acteurs du
processus... »; cf. aussi Paul Berg et al., « Potential biohazards of recombinant DNA molecules », Science 185, no
4148 (26 juillet 1974): 303; Graham Ched, « Boston notebook. After Asilomar », New Scientist, 14 août 1975; P.
Berg et al., « Summary statement of the Asilomar conference on recombinant DNA molecules. », Proceedings of
126
709
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Pasteur, qui s’intégraient dans le cadre de la critique post-68 du rôle de la science et de
l’importance de la participation au sein de l’entreprise (donc au droit du travail). Au
Royaume-Uni, la réglementation sur le confinement des produits du génie génétique s’inspira
du rapport Robens de 1972. A l’origine du Health and Safety at Work Act (HSWA) de 1974,
celui-ci exigeait du fabriquant d’un produit l’obligation de mener des recherches en vue de la
découverte et de « l’élimination ou la minimisation de tout risque à la santé ou à la sécurité ».
Constatant ce « fait mélancolique » que la « législation de prévention » était introduite suite à
des catastrophes, Lord Robens préconisait d’abandonner cette approche « empirique » peu
adaptée « à une époque de changement rapide dans les structures industrielles et
technologiques, ainsi que des attitudes et des attentes sociales »130. Le droit des
biotechnologies se développe ainsi à l’intersection du droit du travail, du process industriel et
des exigences de sécurité des produits et des interrogations sur la science. En France, la
Délégation générale à la recherche scientifique et technologique met en place en 1975 la
Commission nationale de classement des recombinaisons génétiques in vitro (CNCRG),
sévèrement critiquée, aux côtés de la CNIL, par J. Deutsch, F. Laborie et al. en 1981131.
L’oubli quasi-total de leur critique, comme de leur livre publié sous le nom d’« Agata
Mendel » – pièce majeure du dossier132 –, suffit à montrer à quel point l’histoire politique de
la génétique demeure encore un terrain d’enquête malgré vingt-cinq ans d’une violente
« controverse OGM » en France – ce qui conduit à interroger l’oubli dans la Modernité et la
signification d’une « société de la connaissance »133. Juste avant la présidentielle de 1981, Le
the National Academy of Sciences of the United States of America 72, no 6 (juin 1975): 1981‑84; Paul Berg et
Maxine F. Singer, « The recombinant DNA controversy: twenty years later », Proceedings of the National
Academy of Sciences 92, no 20 (1995): 9011–9013; Christian Byk, « Le génie génétique : une ingénierie
diabolique ou les méprises de la politique européenne », Revue internationale de droit comparé 54, no 2 (2002):
339‑70; Hervé Kempf, La guerre secrète des OGM (Paris: Seuil, 2003) (chap. I et II); Nicolas Chevassus-auLouis, « Un moratoire sur le génie génétique », Libération.fr, 6 novembre 2007; Paul Berg, « Meetings That
Changed the World: Asilomar 1975: DNA Modification Secured », Nature 455, no 7211 (18 septembre 2008):
290‑91; Pierre Delvenne, « Le principe de précaution et les complexes idéologiques : incertitudes, décisions et
biotechnologies », La Matière et l’Esprit, no 21-22‑23 (septembre 2011): 165‑88; Sheila Jasanoff, J. Benjamin
Hurlbut, et Krishanu Saha, « CRISPR Democracy: Gene Editing and the Need for Inclusive Deliberation », Issues
in Science & Technology XXXII, no 1 (2015); Gretchen Vogel, « Embryo Engineering Alarm », Science 347, no
6228 (20 mars 2015): 1301‑1301.
130
Cité in M. K. Turner, qui parle d’une analogie « évidente » entre le rapport Robens et la conférence
d’Asilomar (M.K. Turner, « Categories of Large-Scale Containment for Manufacturing Processes with
Recombinant Organisms », Biotechnology and Genetic Engineering Reviews 7 (décembre 1989): 1‑43.).
131
Deutsch et al., « Pour une régulation... »
132
Ni J. Deutsch, ni F. Laborie ne sont cités in Bonneuil et Thomas, op. cit. (cf. Jacqueline Heinen, « À la
mémoire de Françoise Laborie. Le cœur et l’intelligence », Cahiers du Genre 60, no 1 (avril 2016): 213‑19.). Une
recherche « Agata Mendel » sur HALS donne zéro résultat ; deux résultats sur Persée (dans le n° spécial sur la
bioéthique de la revue Mots en 1995) ; un résultat (allemand) sur Jstor ; un résultat sur Cairn (Fages, Lamy, et
Saint-Martin, « Objecteur de science... » (le livre est évoqué en passant).; sur Google Scholar, 18 résultats en
majorité non pertinents. Le journaliste H. Kempf dit s’être largement appuyé dessus ; le livre est brièvement
évoqué in M. Quet (Politiques du savoir, 2013) et V. Shiva et I. Moser (Biopolitics: A Feminist and Ecological
Reader on Biotechnology, 1995).
133
Sur ce thème, cf. supra, 2e partie, section II.3.b.iii.
710
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Monde publia une tribune (signée entre autres par F. Kourilsky, directeur général du CNRS de
1988 à 1994 et présent à Asilomar134) critiquant « les méthodes actuelles de consultation des
scientifiques par les politiques » :
« On doit savoir que les avancées de la science ne s'accomplissent pas dans une coopération
sereine, mais dans des controverses permanentes, dures, nécessaires entre chercheurs. Or, au
lieu de fonder des consultations larges sur la fécondité de ces controverses, les responsables
politiques pratiquent trop souvent une politique de secret et de division, utilisant des
oppositions normales comme un moyen d'assujettir la recherche aux objectifs de leurs
stratégies. Les initiatives qui renforcent les allégeances des chercheurs consacrent ces
divisions et paralysent le débat au fond.
Nous affirmons que, avant toute décision importante concernant le développement d'une
découverte ou d'une technologie nouvelle, des réflexions prospectives ouvertes et
approfondies doivent être entreprises, et des procédures d'audition doivent être prévues avec
l'ensemble des scientifiques compétents ainsi qu'avec des représentants des groupes sociaux
et responsables d'activités que ces innovations vont toucher »135.
L’ « ouverture de la science à la société » est bien une initiative à laquelle une partie des
scientifiques contribuèrent de façon décisive et volontaire, même si, à la suite d’Asilomar et
au fur et au mesure des controverses, ainsi que dans un contexte général de « repli des
utopies », l’enthousiasme de certains fut quelque peu déçu et les ouvertures toutes relatives.
Dès le départ, certains scientifiques remirent en question les normes techniques élaborées à la
suite d’Asilomar, lesquelles qui visaient précisément à maintenir l’autonomie des
scientifiques vis-à-vis du politique. Ce problème « technique » constituait alors le cœur de la
controverse ; un Groupe d’Information Biologie (GIB) fut fondé à l’Institut Pasteur, auquel
participa la CFDT, alors opposée aux « manipulations génétiques [et] redoutant des épidémies
catastrophiques »136 (la CGT campant sur des positions plus favorables au « progrès
scientifique »). En 1985, la Commission nationale de classement des manipulations
génétiques et la Commission de génie biomoléculaire (CGB) – composée en majorité de
médecins137 – furent établies, tandis que les Verts européens réclamaient que « la libération
dans la nature de bactéries génétiquement manipulées soit interdite […] jusqu’à ce qu’il y ait
des réglementations précises »138. En 1989, le Parlement européen manqua de peu de voter un
134
Tout comme son frère, P. Kourilsky, également immunologiste. F. Kourilsky dit avoir voté contre le moratoire
(D. Donney Kammel, J.-F. Picard, et N. Givernaud, « Entretien avec Philippe Kourilsky », HistCNRS, 18 mars
2002.).
135
Nous soulignons. Parmi les signataires, M. Callon, Ph. Roqueplo, A. Touraine, M. Amiot, J.-P. Dupuy, mais
aussi des biologistes moléculaires travaillant sur les myopathies (M. Fardeau), des immunologistes (F.
Kourilsky), des économistes (J. de Kervasdoué), etc. Collectif, « Une cinquantaine de scientifiques publient une
“adresse” aux candidats », Le Monde, 23 avril 1981.
136
Mendel, Les Manipulations génétiques, 216‑18..
137
Marie-Angèle Hermitte, « Historique de la participation sur les OGM en France », in Les idéaux participatifs à
l’épreuve du débat et des controverses sur les OGM (synthèse du séminaire) (Risk’OGM, Ministère de la
transition écologique, 2016), 15‑24.
138
Franck Nouchi, « Faut-il des garde-fous? », Le Monde, 9 juillet 1987; G. Leglu, « Les gènes prennent la clé
des champs », Libération, 9 juillet 1987; D. Dickson, « “Greens” Challenge French Gene Research », Science
237, no 4813 (24 juillet 1987): 357; Francis Chateauraynaud et al., « Les OGM entre régulation économique et
critique radicale, Rapport du programme OBSOGM, ANR OGM » (Paris: GSPR, novembre 2010), 28‑29.
711
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
moratoire de cinq ans sur le génie génétique139. Peu après, Bruxelles promulguait, malgré
l’opposition d’une partie de l’industrie140, deux directives (90/219 et 90/220) qui, malgré tout,
répondaient largement à leurs inquiétudes. Si les firmes étaient réticentes à l’égard des
procédures instituées, certaines affirmant même craindre que certains Etats ne dévoilent des
informations confidentielles – ce qui conduisit le juriste J. Boudant à s’interroger si elles
accepteraient de se plier aux règles –, les cadres scientifiques (A. Deshayes de l’INRA) et les
politiques (rapport Chevallier) préconisaient au contraire l’information du public : selon
Deshayes, « l’avenir des biotechnologies dépend […] davantage de l’acceptation du public
que de l’existence de projets intéressants pour l’agriculture »141. Alors que le débat sur la mise
en débat des choix scientifiques avait été lancé par les scientifiques eux-mêmes, un discours
se constitua ainsi pour le reformuler en termes « sciences contre société », voire en opposant
« profanes » et « experts ».
Les années 1990 voient la multiplication des essais en champ (l’INRA en avait déjà
effectué une cinquantaine entre 1987 et 1990, concernant surtout des bactéries, mais aussi sur
colza ou tabac142). Au milieu de la décennie, les premières PGM commencent à être
commercialisées143. Selon la majorité des observateurs (F. Chateauraynaud, M.-A. Hermitte,
etc.), la « controverse OGM » française – c’est-à-dire le débat politico-médiatique
d’envergure –
démarre réellement en 1996, en se croisant avec l’affaire de la « vache
folle »144. Bien que cela soit parfois nuancé, on tend à souligner que le débat des années 1980
fut largement confiné au sein des scientifiques, nonobstant l’intérêt croissant des groupes
écologistes ou du Parlement européen, instance alors encore fragile145. On pourrait toutefois
139
Joël Boudant, « L’encadrement juridique communautaire du risque biotechnologique », AJDA, no 6 (20 juin
1991): 439‑48.
140
Catherine Vincent, « L’Europe des gènes verts », Le Monde, 11 avril 1990. D’autres sources affirment que les
semenciers étaient favorables à cette réglementation, qui n’aurait de toute façon pas été promulguée si l’ensemble
de l’industrie s’y était radicalement opposée.
141
Boudant, « L’encadrement juridique... »
142
Jean-Marie Boehm, « La recherche agronomique et les manipulations génétiques », Le Monde, 9 juillet 1987;
Jean-Paul Dufour, « Biotechnologies: la faim et les moyens », Le Monde, 24 mai 1989; Vincent, « L’Europe des
gènes verts ».
143
Cf. entre autres Rédaction, « L’INRA, l’environnement et le génie génétique », Courrier de l’environnement
de l’INRA, no 3 (1988): 2‑4; Boudant, « L’encadrement juridique... »; Claudio Pési, « Comment créer un danger
majeur pour l’environnement en quatre leçons. Un cas nouveau : les biotechnologies », Courrier de
l’environnement de l’INRA, no 16 (1992): 54‑56; Hermitte et Noiville, « La dissémination volontaire... »; Raphaël
Romi, « L’utilisation confinée d’OGM », Revue juridique de l’Environnement 18, no 3 (1993): 377‑84; Berg et
Singer, « The recombinant DNA controversy »; Jean-Pierre Berlan et Richard Lewontin, « La menace du
complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, 1 décembre 1998; Caroline Sägesser, « Le dossier des
OGM dans les instances internationales », Courrier hebdomadaire du CRISP 19, no 1724 (2001): 5‑34; Daniel
Chevallier, « Rapport sur les applications des biotechnologies à l’agriculture et à l’industrie agro-alimentaire »,
parlementaire (OPECST, 12 décembre 1990); Bonneuil et Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits; Chateauraynaud et
al., « Les OGM entre régulation... »; Antoine Bernard de Raymond, « Autour des OGM en France, une histoire
politique (1987-2008) », in Les mondes agricoles en politique. De la fin des paysans au retour de la question
agricole (Presses de Sciences-Po, 2010), 293‑333.
144
Hermitte, « Les acteurs du processus... »; Chateauraynaud et al., « Les OGM entre régulation... »
145
Cf. notamment les divers travaux de M.-A. Hermitte ou Bernard de Raymond, « Autour des OGM... »
712
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
interroger cette opposition entre un « débat public » et un « débat scientifique » qui tend à
éclipser le rapport des scientifiques eux-mêmes au militantisme, les questions liées au droit du
travail et à la participation des salariés aux choix de l’entreprise, et enfin à construire une
opposition quelque peu artificielle entre « experts » et « profanes ». En premier lieu, le débat
à la fin des années 1980 n’a pas lieu que dans des enceintes scientifiques, mais aussi dans des
« boutiques de sciences » voire dans des centres commerciaux146. En deuxième lieu, le débat à
l’Institut Pasteur, entre Asilomar et le début des années 1980 – qui donne lieu à un
référendum sur l’opportunité d’effectuer des manipulations génétiques –, est ouvert, dans un
premier temps, au public et surtout aux techniciens et secrétaires147, avant d’être « verrouillé »
par la direction. En troisième lieu, au-delà du droit du travail et s’insérant dans un
questionnement général sur les sciences, ce débat soulevait des questions politiques (« Des
manipulations génétiques : pour quoi faire ? »148) et visait précisément à remettre en cause la
distinction entre « normes techniques » et « normes juridiques » ou politiques en soumettant
celles-ci à débat. En quatrième lieu, si certains souhaitaient élargir, dès le départ, le « débat
scientifique » en un grand débat national, tandis que d’autres voyaient au contraire dans un
débat confiné le moyen de préserver l’autonomie des scientifiques, ce sont bien les cadres
scientifiques et administratifs qui prirent la décision d’ouvrir le débat au public en général.
Cette décision doit sans doute davantage à une réflexion interne, élaborée depuis au moins le
début des années 1980, concernant le statut de la science, ainsi qu’à la législation restrictive
mise en place au Danemark et en Allemagne (avec un moratoire temporaire au Japon). 1996
n’en constitue pas moins une date charnière en raison de l’arrivée médiatisée d’un chargement
de soja GM dans l’UE, tandis que l’UE autorise pour la première fois, en 1998, la culture
commerciale d’une PGM (le maïs MON810 de Monsanto), ce qui conduit à la médiatisation
importante de la controverse sourde mais continue depuis Asilomar. Cela suscite divers
incidents, les premiers « fauchages citoyens » et l’établissement d’une conférence citoyenne
en 1998149. Comme l’ont observé un certain nombre de militants, on peut s’interroger si cette
conférence, fondée sur l’opposition entre « profanes » et « experts », ne constituait
précisément pas une tentative, plutôt que « d’ouvrir le débat », d’en écarter les « gêneurs », au
premier lieu desquels les scientifiques et les associations – en termes foucaldiens, d’éliminer
les « intellectuels spécifiques » à l’origine même du débat (public ? scientifique ? politique ?).
Bien que cela ait pu être l’objectif plus ou moins avoué, il reste que non seulement les
citoyens « avaient […] posé les bonnes questions » mais que « près de 70% de leurs
146
F. Chateauraynaud et al., Les OGM entre régulation économique…, p.22.
Agata Mendel, op.cit., en part. 220-223.
148
Ibid.
149
Roqueplo, Donnet Kamel, et Boy, « Un exemple de démocratie participative »; Kempf, La guerre secrète des
OGM, 160‑65 (cf. aussi 125 pour le Royaume-Uni).
147
713
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
recommandations ont été transformées en normes juridiques au fil du temps, essentiellement
via l’Europe »150. Lourdement affaibli par les suites du Rainbow Warrior, Greenpeace France
devient alors un acteur majeur du dossier (passant de 18 000 adhérents en 1998 à 50 000 en
2001151), aux côtés d’autres groupes tels que la Confédération paysanne, les « faucheurs
volontaires », et le groupe constitué autour de C. Lepage (ministre de l’environnement du
gouvernement Juppé) et Séralini152. La controverse toujours renaissante mais évoluant sans
cesse mène finalement au « Grenelle de l’environnement » et à la création du HCB.
Si l’histoire des dispositifs participatifs et de la « démocratie technique » reste
méconnue, il demeure que le HCB représente une rupture indéniable d’abord et avant tout
quant à la nature et au mode de l’évaluation qui, de « casuistique » et « sanitaire » devient
« globale ». Le caractère inédit de la démocratie participative demeure toutefois surévalué :
elle s’inscrit dans le corporatisme153 et plus récemment dans les thèmes d’autogestion et de
participation des années 1970154. Dans la mesure où l’autogestion était reliée de près à la
« deuxième gauche », le thème de la participation pouvait ainsi soit viser, dans une optique
classique, à « redistribuer les fruits de la croissance »155, soit également à élaborer une
« démocratie environnementale ». Le droit d’accès aux documents administratifs, pièce
fondamentale de ce dispositif, remonte lui aux Révolutions françaises et américaines et à la
loi suédoise de 1766 sur la liberté de la presse. Bien que méconnu et peu utilisé, il était inclus
en France dans la loi municipale de 1884156. Si le « droit à l’information du public […] s’est
imposé à partir des années 1970 »157, ce n’est donc pas parce qu’il était auparavant inconnu,
mais plutôt méconnu et oublié, sinon tombé en désuétude. Aux Etats-Unis, dès la fin des
années 1950 près de la moitié des Etats instituèrent le principe légal des « réunions ouvertes »
tandis que le Hennings-Moss Act (1958) précisait que l’administration ne peut « maintenir
secrète » de l’information ni « limiter l’accessibilité des dossiers au public » : citant Madison,
le sénateur Hennings déclarait alors que le « droit de savoir » était si évident qu’il ne fut pas
150
M.-A. Hermitte in Berthier et Péan, Les OGM à l’épreuve..., 89.
Benoît Hopquin, « Une tribu d’enfants politiquement incorrects », Le Monde, 21 juin 2001.
152
Bernard de Raymond, « Autour des OGM... »; Chateauraynaud et al., « Les OGM entre régulation... »
153
Outre le CPIEM (Conseil permanent international d’exploration de la mer) évoqué supra, cf. la Commission
supérieure d’aménagement, d’embellissement et d’extension des villes, créée en 1919 par la loi Cornudet ; le
Conseil supérieur sur la chassé, organisé par Vichy ; le Conseil supérieur de l’électricité et du gaz, qui comporte
des représentants des usagers depuis 1946, etc.
154
Cf. par ex. H. Buchou, « Les jeunes agriculteurs des années 1960 et les lois d’orientation et complémentaire »,
Économie rurale 108, no 1 (1975): 31‑37; Chevallier, « Bilan de recherche... »
155
Arnstein, « A Ladder of Citizen Participation ».
156
Calliope Spanou, « Les associations face à l’information administrative: le cas de l’environnement », in
Information et transparence administrative (CURAPP, 1988), 129 (note n°5); cf. aussi l’encadré in Anne LeyvalGranger, « La communication administrative entre secret et publicité », Communication & Langages 110, no 1
(1996): 61‑73.
157
Anne Soulas, « Genèse et évolution du droit à l’information », in La démocratie environnementale :
Participation du public aux décisions et politiques environnementales (Ed. Univ. de Dijon, 2009), 31‑46.
151
714
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mentionné dans la Constitution158. Arendt explique ainsi la crise du gouvernement
représentatif par le fait, entre autres, « qu’il a perdu, avec le temps, toutes les institutions qui
pouvaient permettre une participation effective des citoyens »159. Outre Habermas, le thème
d’une démocratie technique est diffusé, entre autres dans Science, dans les années 1970-80160.
En France, J. Deutsch et al. défendent en 1981 dans la revue Esprit des « débats
contradictoires entre experts […] de disciplines différentes » ; la présence de « nonspécialistes » et de « représentants des courants sociaux » afin de fonder une « technodémocratie » contre la « technocratie » ; critiquent le combat « d’arrière-garde » de la CNIL
alors que le « fond du problème réside dans la définition positive des orientations de la
recherche et des choix industriels » ; prônent l’instauration d’un « débat public » préparé par
des instances délibératives, le cas échéant en prononçant un « moratoire » afin que le débat ne
soit pas mis « devant le fait accompli de l’inertie technologique » et enfin l’idée d’une
protection juridique des lanceurs d’alertes, qui ne s’imposera qu’à partir du milieu des années
2000 et de façon générale avec la loi Sapin II de 2016161. La place majeure prise en France par
l’essai de Callon et al. sur la « démocratie technique » s’explique ainsi en grande partie par sa
parution concomittante à la controverse OGM. Lié au mouvement altermondialiste et à la
défense du « fromage français »162, cet agencement théorique et social parvint ainsi à modifier
de façon importante la façon dont les techniques pouvaient être évaluées – ce que les
associations en pointe contre la vidéosurveillance et le fichage informatique n’ont jamais
réussi à faire, la CNIL continuant à opérer selon le modèle d’évaluation mis en place au début
des années 1980.
Outre le « changement d’époque », une autre modification concerne l’objectivité ellemême. Le modèle positiviste, qui sépare les faits des interprétations et la science de la morale
et de la politique, est en effet de plus en plus remis en cause. En 1970, M. Escuder et A.
Grothendieck distinguaient encore soigneusement entre les faits, domaine du scientifique, et
les « options (morales, politiques, etc.) » qu’on pourrait tirer de l’interprétation de ces
« faits »163. En dépit de ce positivisme, il serait possible de montrer une certaine proximité
158
Donald C. Rowat, « How Much Administrative Secrecy? », Canadian Journal of Economics and Political
Science 31, no 4 (1965): 479‑98; Thomas C. Hennings Jr., « The People’s Right to Know », American Bar
Association Journal 45, no 7 (juillet 1959): 667‑70; 768‑70; Anonyme, « Open Meeting Statutes: The Press
Fights for the “Right to Know” », Harvard Law Review 75, no 6 (avril 1962): 1199.)
159
Arendt, « La désobéissance... », 90.
160
Carroll, « Participatory Technology »; Peterson, Citizen Participation in Science Policy. Cf. aussi Mumford
(1964), art. cit. et de manière générale la littérature citée supra sur les rapports entre science et démocratie.
161
Noémie Davody, « Création d’un statut général pour les lanceurs d’alerte », justice.gouv.fr, 6 février 2018. F.
Chateauraynaud et M.-A. Hermitte, pour ne citer qu’eux, ont tous deux joué un rôle important en ce domaine.
162
Le patriotisme n’est pas un élément à minorer dans ce débat. Déjà, l’affaire du Rainbow Warrior avait
profondément affaibli Greenpeace France, qui avait perdu la moitié de ses effectifs en un an avant d’être dissout
en 1989 (Hopquin, art. cit.).
163
Martine Escuder et A. Grothendieck, « Monographies de Survivre », Survivre n°4, novembre 1970, cité in
Pessis, « Les années 1968 et la science... », 81.
715
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
entre cette conception du militantisme scientifique de Grothendieck et le modèle foucaldien
de « l’intellectuel spécifique » ou du « savant-expert ». Plaçant le physicien Oppenheimer
comme médiateur entre « l’intellectuel universel » et l’ « intellectuel spécifique », puisque
celui-ci parlait d’une menace universelle (le nucléaire), Foucault lie cette figure avec le
« développement […] des structures technico-scientifiques ». Il note, au sujet de l’ « idéologie
scientiste » que véhiculerait certains experts, que ce qui est « primordial », ce sont les « effets
propres aux discours vrais » : contrairement à ce que l’on dit, les « affaires de spécialistes »
intéressent « les masses », d’abord parce qu’ « elles en ont conscience » et « de toute façon
[parce qu’] elles y sont impliquées ». Il suggère enfin de repenser cette figure de l’intellectuel
spécifique, non pas en revenant au discours moralisateur des « nouveaux philosophes », mais
plutôt en montrant comment, au niveau local, l’intellectuel spécifique « lutte au niveau
général [du] régime de la vérité », c’est-à-dire à propos de « l’ensemble des règles selon
lesquelles on partage le vrai du faux et on attache au vrai des effets spécifiques de
pouvoir »164 – définition, précisée par D. Pestre165, qui décrit rigoureusement le travail
effectué au HCB. Derrière la figure de l’intellectuel spécifique que Grothendieck pense
encore dans les termes d’un positivisme archaïque s’élabore ainsi un nouveau régime
d’objectivité. La distinction de Grothendieck est en effet remise en cause dix ans plus tard par
Deutsch et al. qui, dans la lignée de Foucault, soulignent qu’à « chaque fois qu’une
controverse publique a révélé l’existence d’un choix réel, l’enjeu de la polémique ne portait
pas sur les « valeurs », mais remontait à la validité des faits eux-mêmes »166. Face à ces
évolutions, le combat pour maintenir à tout prix la distinction entre science et politique,
« faits » et « interprétations », voire pour instaurer une « déontologie » des chercheurs qui
« préciserait notamment les limites d’une démarche scientifique qui doit se distinguer
résolument
d’une
action
militante »167,
paraît
perdu
d’avance.
Cette
conception
« rationaliste », formulée ici par l’Académie des sciences, a été désignée en tant que « modèle
de l’instruction publique » : le savoir scientifique et objectif se doit d’éclairer les citoyens
ignorants168. Face à ce modèle de supériorité du savoir, la démocratie participative et
technique est censée ré-équilibrer les pouvoirs, que ce soit par le « débat public » ou la « coproduction des savoirs ». On ne peut se contenter de déplorer l’ « hystérie collective », la
politisation de la science ou la médiatisation – qui, selon l’Académie des sciences, favoriserait
systématiquement les « anti-OGM » parce que, contrairement à ces derniers, les « chercheurs
164
Foucault, « La fonction politique... », 111‑13.
Pestre, Science, argent et politique, 34.
166
Deutsch et al., « Pour une régulation... »
167
Le propos semblerait être de M. Kuntz (membre de l’Association française pour l’information scientifique
(Afis), par ailleurs animateur d’une newsletter informée et « pro-OGM »). Cf. Académie des sciences, « Les
plantes génétiquement modifiées », 33.
168
Callon, « Des différentes formes de démocratie technique ».
165
716
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
répugnent à utiliser les indispensables « ficelles » journalistiques »169. Une publicité de
Rhône-Poulenc de 1979 comparait les « nouvelles molécules » aux « nouvelles colonies
françaises »170… Après les Tobacco Papers et, en ce qui concerne les OGM, Wikileaks171 et
les Monsanto Papers et nonobstant l’économie permanente de la promesse 172, ce genre
d’argumentation s’effondre – en dépit d’un « bégaiement amnésique »173, suscité tant par
l’oubli réel et récurrent de l’histoire que par des forces politiques (parmi lesquelles certains
chercheurs et certaines institutions scientifiques) ont tout intérêt à défendre le « modèle de
l’instruction publique » dans cette lutte autour du régime général de la vérité. Il ne s’agit pas
non plus de déplorer l’ethos insuffisant de certains chercheurs qui « manipuleraient les
médias » (Pusztai, Séralini, etc.) ni de s’indigner de la « violence » ou des illégalismes des
« faucheurs volontaires », ni non plus des délibérations et arrêtés municipaux « anti-OGM »
qui « enfreindraient le droit ». Du moins, si l’on veut le faire, il faut le rapporter à l’ethos des
chercheurs qui font du ghost-writing pour Monsanto, au « plagiat » par l’agence allemande de
sécurité environnementale de passages entiers écrits par l’industrie, à la construction illégale
d’un barrage par une chambre d’agriculture174 ou encore aux « arrêtés anti-burkini », autre
forme de « désobéissance institutionnelle » qui caractérise notre présent. Bref, les illégalismes
et le refus du clivage entre science et politique n’est l’apanage d’aucun « camp » ; plutôt que
d’être attribués à la psychologie individuelle, on doit pouvoir les expliquer objectivement
comme l’effet d’un processus global – qui dépasse largement le cadre des OGM –, et qui est
plus spécifiquement lié tant à la radicalisation de la controverse qu’à l’importance des intérêts
en jeu. Qui ne voit que lorsque l’Académie des sciences suggère d’imposer un « devoir de
réserve » spécifique au « fonctionnaire-chercheur »175, elle ne fait que s’engager dans la
« lutte au niveau général du régime de vérité » pour baîllonner les voix déplaisantes ? Au
motif de défendre l’intégrité de la recherche et d’empêcher une « crise de confiance » envers
169
Académie des sciences, « Les plantes génétiquement modifiées », 33.
Agata Mendel, op.cit., 219.
171
Santiago O’Donnell, « El glifosato es intocable », Página/12, 3 septembre 2011; à propos de l’étude Alejandra
Paganelli et al., « Glyphosate-Based Herbicides Produce Teratogenic Effects on Vertebrates by Impairing
Retinoic Acid Signaling », Chemical Research in Toxicology 23, no 10 (18 octobre 2010): 1586‑95; Craig
Stapleton, « France and the WTO AG Biotech Case », 14 décembre 2007; Professeur Canardeau, « Wikileaks
balance un de nos syndicats agricoles », Le Canard enchaîné, 12 janvier 2011; Ambassade US, « Ag-Biotech:
Getting the Vatican to “Yes.” », 10 mai 2002; Ambassade US, « Biotech: Suggestion for Getting Italy’s
Attention », 19 mars 2002; Ambassade US, « Italian White Paper on Agricultural Unclassified », 21 mars 2002;
Ambassade US, « Italy’s Wrong Turn on Biotech: What We Should Do », 8 avril 2002; Ambassade US, « Spain’s
Biotech Crop Under Threat » (Spain Madrid, 19 mai 2009).
172
Déjà dénoncée dans Mendel, Les Manipulations génétiques, 291‑326.
173
Lionel Moulin et Pierre-Benoit Joly, « Introduction générale de la journée », in Les idéaux participatifs à
l’épreuve du débat et des controverses sur les OGM (synthèse du séminaire) (Risk’OGM, Ministère de la
transition écologique, 2016), 7‑9.
174
Philippe Gagnebet, « Illégal, le barrage de Caussade est tout de même sorti de terre », Le Monde.fr, 22 février
2019.
175
Académie des sciences, « Les plantes génétiquement modifiées », 36.
170
717
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la science, l’Académie aggrave celle-ci dans la mesure où le refus de certains scientifiques
d’utiliser leur pouvoir d’ « intellectuel spécifique » et leur volonté de n’intervenir que pour
« rétablir les faits » est précisément l’un des facteurs expliquant la « crise de confiance »176.
Ce qu’il faut analyser, c’est l’évolution historique du régime de l’objectivité177, qui est due
tant à des phénomènes économiques qu’aux changements de l’épistémologie, de la sociologie
des sciences et de la philosophie, bref, qui est due à l’évolution même des sciences et du
processus technoscientifique. Les « rationalistes » peuvent déplorer, avec M. Kuntz, la
disparition d’un idéal d’objectivité, voire accuser les « sociologues […] d’avoir introduit le
relativisme, le précautionnisme, le post-modernisme et le participationnisme »178 ou prétendre
que « plus on débattrait, plus la science perdrait d’autorité »179. En refusant de comprendre
que la logique sociale d’une part et la logique interne des sciences et de la théorie d’autre part
ont rendu cette évolution nécessaire, ils en sont réduits à des explications sinon
psychologiques, du moins sociologiques. Défendant, pour ce qui concerne « leur science », le
primat de la conception internaliste et de son autonomie face au social, ils prétendent
expliquer la sociologie des sciences par une sociologie externaliste… L’incohérence théorique
de cette position dite « rationaliste » ne peut être comprise qu’en ce qu’elle vise à défendre,
d’un point de vue politique, le modèle de l’instruction publique. Cela ne la rend pas « fausse »
pour autant, comme aiment à le croire les tenants du débat public. D’une part, la défense de
l’instruction publique en tant que telle est un combat politique éminément démocratique et
d’autant plus important que les moyens alloués à l’éducation nationale sont restreints en
raison de la politique de réduction des déficits publics. D’autre part, défendre l’objectivité et
l’autonomie de la science est juste et nécessaire à bien des égards ; c’est peut-être pourquoi, à
l’occasion de certaines crises comme « l’affaire Séralini », la quasi-totalité des chercheurs (et
du HCB) tendent à réaffirmer ce clivage, quand bien même ils ne partageraient pas tous des
positions « positivistes ». La science contemporaine est ainsi prise au piège : d’une part elle
défend un idéal anhistorique d’objectivité, allant à l’encontre d’elle-même dans la mesure où
176
Marcel Jollivet et Jean-Claude Mounolou, « Le débat sur les OGM : apports et limites de l’approche
biologique », Natures Sciences Sociétés 13, no 1 (janvier 2005): 45‑53.
177
Daston et Galison, Objectivité.
178
M. Kuntz, OGM, la question politique, Presses univ. de Grenoble, 2014, paraphrasé in Chateauraynaud et al.,
« Une pragmatique des alertes... », 224.
179
P.-B. Joly (in « Historique des différentes pratiques... ») met cet argument en miroir avec celui critiquant la
dimension de légitimation opérée par les dispositifs participatifs qui conduit certains à critiquer les sociologues
comme « acceptologues ». Cette accusation s’est récemment popularisée : elle porte aussi sur des philosophes,
comme J.-M. Besnier, et provient de groupes divers, de Pièce et Main d’œuvre au Collectif anti-Puces en passant
par certains collectifs anti-compteurs Linky, etc. L’accusation a une tendance certaine à procéder par amalgames.
Pour un exemple d’accusation sans doute justifié, cf. Mickael Correia, « Mais qu’est-ce qu’on va faire de… Serge
Tisseron ? », CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales, décembre 2013. Cf. aussi supra, 2e partie,
section II.5.d, note 826, sur G. Dowek. La notion d’ « acceptabilité des risques » fut conçue dans les années 1950
comme « méthode d’ingénierie sociale », en particulier dans le milieu du nucléaire américain (Noiville, Du bon
gouvernement..., 122.).
718
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
les sciences sociales ont montré l’historicité de cet idéal ; d’autre part elle se défend tant
contre les tentatives de pilotage néolibéral que contre les assauts de la démocratie
participative, menaces contradictoires qui risquent involontairement de converger faute de
prendre en compte l’importance du modèle juridico-politique ayant constitué la sphère
autonome de la science180. Face à cette « double menace » contradictoire, les institutions de
recherche semblent peu à peu apprendre « à rendre le soutien financier stérile pour celui qui le
dispense », comme l’espérait Arendt181, mais sans doute pas de façon tout à fait équilibrée.
IV.3.b.ii La composition du HCB : porteurs d’intérêts et
idéologie
Le HCB est le fruit de la création du modèle du « débat public », même si en réalité il
met en œuvre le modèle d’une « co-production des savoirs » que M. Callon (membre du
CEES182) opposait au premier183. Ses pouvoirs sont ainsi nettement plus larges que ceux de la
CNIL, tandis que sa composition double (CS et CEES) conduit à élargir l’analyse de façon à
ce qu’elle sorte du cadre juridique limité qui était encore celui de la CGB, soit d’une
évaluation sanitaire et environnementale qui correspondrait au cadre limité de la vie privée
utilisé par la CNIL. On observe un tel effet de « départicularisation » de l’analyse à chaque
fois que le « public » est intégré à de telles instances184, qu’il s’agisse de citoyens tirés au sort
dans le cadre de panels « citoyens » ou de représentants associatifs au sein du HCB. En bref,
la participation citoyenne induit une prise en compte mécanique de la critique lukácsienne des
effets réifiants de l’analyse spécialisée185. En incluant la société civile et les parties prenantes
de la « controrse OGM » (contrairement à la CNIL) ainsi que les représentants de diverses
sciences, tant au CS qu’au CEES, le HCB constitue en lui-même un démenti de la prédiction
de D. Memmi de 1989. Observant la bioéthique, celle-ci pensait pouvoir prédire que la
légitimité des décisions ne s’appuierait plus, à l’avenir, sur la « représentation politique
d’intérêts sociaux différents » mais sur la « confrontation équilibrée des savoirs et des
disciplines »186. Le HCB constitue un mixte de cela. La distinction même entre « intérêts
sociaux » et transdisciplinarité est fragile : si le CS constitue le lieu évident d’une tentative
d’abourir à une « objectivité kaléidoscopique »187, le fait même que les recompositions
180
Samson, « Le droit comme fabrique du réel », 309. Bourdieu était particulièrement sensible à ce danger et
réticent face à la « satanée demande sociale » (cf. Bourdieu, Les usages sociaux de la science, 68.)
181
Cf. supra, 2e partie, section IV.1.b, note 10.
182
Nommé par le décret du 30 avril 2009, mais il n’est officiellement plus membre depuis le décret du 30 déc.
2014 ayant fixé la composition du HCB pour son second mandat.
183
Callon, « Des différentes formes de démocratie technique ».
184
Cf. par ex. Marris, « Historique des différentes pratiques... »
185
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.iv.2.
186
Dominique Memmi, « Savants et maîtres à penser. La fabrication d’une morale de la procréation artificielle. »,
Actes de la recherche en sciences sociales 76, no 1 (1989): 82.
187
Braillard et al., « Une objectivité kaléidoscopique ».
719
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
successives de ce comité188 conduisent à des ré-équilibrages entre disciplines montre que
celles-ci ne concernent pas seulement une manière scientifique d’atteindre l’objectivité via un
dialogue transdisciplinaire, mais aussi une lutte politique opposant plusieurs « conceptions du
monde » différentes (les biologistes moléculaires sont, de par leur formation, plus favorables
aux « OGM » que les spécialistes en écologie des populations ; ils peuvent avoir des intérêts
sociaux et économiques directs concernant ceux-ci, lesquels font l’objet des déclarations
d’intérêt, mais aussi des intérêts plus indirects, qui concernent tout simplement le choix de
carrière effectué). Il faut ici remarquer une certaine hésitation chez les membres et
observateurs du CEES. Ainsi, selon M.-A. Hermitte, les association sont également des
« porteurs d’intérêts », à l’instar de l’industrie, et il n’y aurait « théoriquement » que « trois
personnes hors intérêt », les personnalités qualifiées189. Si celles-ci ont bien entendu certains
intérêts, M.-A. Hermitte insiste (sans le citer) sur l’idéal wébérien de neutralité axiologique
qu’elle tente d’adopter lorsqu’elle traite ces dossiers au CEES. Une telle remarque conduit O.
Godard à affirmer que si le « CEES fonctionne sur la base de porteurs d’intérêts », cela ne
peut conduire à une « véritable expertise économique, juridique, sociale et économique »190.
Selon lui, on ne devrait pas inclure des « représentants d’organisations qui ont déjà prise des
positions de principes contre les OGM » et en « attendre qu’elles délibèrent sur un dossier
d’expertise précis ». Une telle position revient à nier la légitimité de la présence des
associations environnementales au sein du HCB et même de la Confédération paysanne ;
l’argument peut aisément être retourné contre les « pro-OGM », ce qui conduirait tout
simplement à dissoudre le CEES et à revenir à un modèle comme celui de la CNIL. Il est
donc évident qu’un tel comité ne peut qu’inclure des « représentants d’organisations qui ont
déjà prise des positions de principe » : le problème, ici, concerne la définition d’une « position
de principe ». Selon O. Godard, il semble ici considérer celle-ci comme le fruit d’un
pluralisme irréductible des valeurs, ce qui rendrait le débat impossible : puisqu’il est difficile
de croire qu’O. Godard souhaiterait réellement revenir à un comité d’ « experts », cette
argumentation maladroite est ainsi fondée sur les apories du paradigme habermassien et de la
conception libérale de la tolérance. Il faut souligner enfin qu’en réalité, M.-A. Hermitte ne
considère pas qu’il n’y a que des « porteurs d’intérêts » : « le CEES est composé d’un certain
nombre de points de vue, d’intérêts propres, c’est-à-dire, pour résumer encore, de visions
différentes de l’agriculture ». De même O. Godard affirme que toutes les parties prenantes, y
compris les ONG, sont des « porteurs d’intérêts », c’est-à-dire qu’elles visent « des objectifs
liés à des valeurs » et qu’elles ont des « stratégies à l’égard de l’expertise »191. Or, dans la
188
Décrets n°2008-1273 et n°2014-992.
Berthier et Péan, Les OGM à l’épreuve..., 81‑87.
190
Ibid.
191
Ibid.
189
720
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mesure où un certain nombre d’organisations représentées au CEES veulent bouleverser le
cadre institutionnel non seulement des OGM, mais de l’agriculture en général, nous
ajouterons que leurs représentants ne sont pas seulement des « porteurs d’intérêts », mais
aussi des « porteurs d’un autre droit »192. Ceci permet d’une part d’éviter d’opposer des
« idéologies » les unes aux autres : les associations de consommateurs n’ont pas toujours les
mêmes objectifs de transformation du droit que la Confédération paysanne, qui elle-même n’a
pas toujours des positions identiques à celles de Greenpeace, des Amis de la Terre ou de
France Nature Environnement (FNE) ; ceci vaut aussi pour les rapports entre la FNSEA,
l’ANIA (Association nationale de l’industrie agro-alimentaire), le GNIS (l’industrie
semencière), sans parler de la grande distribution, non représentée au HCB, pour des raisons
qui nous échappent en partie (si elle l’était, il serait plus difficile d’opposer les « industriels »
aux « écologistes » et d’affirmer que la « controverse OGM » constitue un choc entre
« idéologies » : l’exclusion de la grande distribution contribue à polariser idéologiquement le
débat, ce qui semble être en partie la stratégie suivie des deux côtés de la « controverse
OGM » ; depuis 2014, le CEES inclut un « représentant des entreprises de commerce de
détail »). Ceci permet aussi de ne pas opposer syndicats et associations : l’industrie agroalimentaire peut soutenir sur certains points les revendications des consommateurs ; la
Confédération paysanne partage des positions proches des associations. Il faut en prendre en
compte, en sus, la présence de représentants d’autres comités (Comité consultatif national
d’éthique, Haut Conseil de la santé publique jusqu’en 2014) et celle d’acteurs moins
impliqués dans les biotechnologies végétales (représentants des « usagers » du système
hospitalier et de l’industrie pharmaceutique) ainsi que les représentants politiques (maires,
députés, etc.). Or ces représentants peuvent conduire à « désidéologiser » le débat, ce qui ne
les empêche pas, le cas échéant, de soutenir des propositions visant à établir « un autre droit ».
Bref, le débat entre experts de la démocratie technique porte largement sur les rapports entre
expertise et décision politique d’une part, et sur le rapport entre la notion d’ « intérêts », de
« conceptions du monde » sinon d’ « idéologies », ce qui est soit conçu comme la défense de
modèles agricoles divergents (qu’on peut grosso modo résumer à l’affrontement entre la
FNSEA et la Confédération paysanne), soit comme un pluralisme irréductible des valeurs qui
rend impossible la délibération et conduit à une « prise en otage » de l’expertise par la
politique. A notre sens, c’est précisément le fait de ne pas réussir à penser ce rapport entre
« groupes d’intérêts », « idéologies », « valeurs » et « modèles agricoles divergents » qui
constitue l’une des raisons majeures des blocages observés. Plutôt que de considérer le HCB
comme opposant d’un côté des porteurs d’intérêts, de l’autre des scientifiques s’efforçant à la
192
Arendt, « La désobéissance... », 77.
721
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
neutralité axiologique (alors même que l’on sait que leur perspective disciplinaire conduit à
contraster des « visions du monde » parfois diamétralement opposées), ou d’opposer les
idéologies à la délibération sereine, il faut admettre la composition mixte du HCB, qui
représente simultanément des intérêts sociaux, économiques, universels (ceci vaut tant pour
les associations que pour Monsanto qui, avec la fondation Bill Gates, prétend résoudre « la
faim dans le monde »), un débat entre « conceptions du monde » distinctes, l’opposition entre
modèles d’agriculture opposés et un dialogue transdisciplinaire.
IV.3.b.iii L’ingénierie économico-politique de la coexistence :
un modèle débattu
Le HCB a ainsi pour mission « d'éclairer le Gouvernement sur toutes questions
intéressant les organismes génétiquement modifiés ou toute autre biotechnologie » et peut
faire « procéder à toutes expertises, analyses ou études qu’il juge nécessaires » (art. 3 de la loi
de 2008 sur les OGM). Paradoxalement, ces expertises indispensables ont suscitées certaines
tensions au sein du CEES, précisément parce qu’elles pouvaient conduire à « cadrer » et à
restreindre l’optique selon une analyse souvent économique193. Au contraire, certaines
analyses, notamment agronomiques, aboutissent à une évaluation « holistique » dans la
mesure où elles prennent en compte l’itinéraire cultural dans son ensemble (soit les différents
types de pratiques agricoles permises dans le cadre du « système technique agricole » actuel).
Au-delà des analyses, cette question s’est posée en des formes complexes au sujet d’un
modèle économique élaboré par M. Callon qui visait à permettre la « coexistence » des
filières194. Outre l’incompréhension relative, feinte ou réelle, des membres face au modèle
proposé, il semble bien que personne n’était prêt à admettre ce que le sociologue qualifia plus
tard et ailleurs d’ « ingénierie politique des agencements marchands »195. Les raisons de cette
opposition ou de cette incompréhension variaient ; le débat était toutefois irréductible à
l’antagonisme idéologique auquel on réduit souvent la controverse OGM.
Notons d’abord que la coexistence entre filières OGM et non-GM et que le modèle
visant à atteindre un équilibre paritaire entre ces deux filières proposé par Callon – objectif
poursuivi de manière générale par le HCB, conformément à la loi, et présenté, au-delà du
modèle de Callon, par le rapport sur la coexistence –, ne peut se justifier du point de vue
libéral qui s’appuie sur la conception de Mill de la tolérance comme indifférence ou/et sur le
critère de non-interférence. Selon Mill, en effet, interdire à autrui d’acheter des œillets GM
constituerait un acte arbitraire dans la mesure où cela ne m’affecterait pas. En revanche, selon
193
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.ii.
HCB (CEES), « PV de la réunion », 7 juin 2011.
195
Dorothée Browaeys, « La démocratie suppose la diversité des options à discuter », UP’ Magazine, 30 janvier
2015.
194
722
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
la théorie républicaine de Pettit, il peut être légitime de restreindre voire d’interdire l’achat
d’œillets GM si ceux-ci conduisent à la formation d’une filière économique dominant les
autres : sans interférer directement avec les filières non-GM, elle réduirait de facto leurs
libertés de choix et constituerait donc une forme de domination arbitraire. Dès lors, l’Etat
devrait empêcher la domination d’une filière sur une autre, puisque cela aboutirait à réduire
l’éventail des choix disponibles (que ce soit ceux des producteurs ou des consommateurs).
Contre le libéralisme classique, le républicanisme permet donc de justifier la coexistence
entre filières OGM et non-OGM et par suite le modèle d’ingénierie économico-politique
proposé par M. Callon. En revanche, à l’instar des autres théories démocratiques, le
républicanisme considère l’écologie comme une conception parmi d’autres ce qui conduit
donc également à relativiser l’environnement. Ainsi, selon Pettit :
« l’écologisme radical – qui affirme que l’Etat doit être conçu de manière à tenir compte des
intérêts des êtres non humains autant que de ceux des êtres humains – ne comporte pas […] la
moindre chance d’atteindre les oreilles de ceux qui se situent à l’extérieur du mouvement » : il
est « trop spécialisé, trop intimement lié à une conception très particulière du monde, pour
prétendre à la forme de validité générique à laquelle nous aspirons dans le cadre d’un débat
politique […] Dans sa formulation la plus rigoureuse, l’écologisme radical apparaît donc
comme un mouvement sectaire semblable aux sectes religieuses »196.
Toutefois, si Rawls est conduit à faire de l’environnement une cause équivalente à celle
de la défense de la fermeture d’une école, Pettit souligne d’une part, comme Rawls, « qu’une
seule et même conclusion peut s’appuyer sur différents ensembles de prémisses » et que donc
une politique environnementale peut découler de « conceptions du monde » différentes, et
d’autre part que dans la mesure où « nous vivons en continuité physique, biologique et
psychologique » avec l’environnement, dégrader l’environnement réduit l’étendue de nos
choix, soit que cela affecte nos « chances collectives de survie », notre santé « ou encore la
possibilité que nous avons d’affirmer notre nature commune avec d’autres espèces, ou de
nous identifier à la planète que nous partageons avec elles »197. Dès lors, lorsqu’un dommage
est infligé à l’environnement, qu’il soit intentionnel ou non, qu’il soit « l’effet cumulé
d’actions individuelles en elles-mêmes innocentes » ou une destruction délibérée, « il peut
être porté dans la colonne des pertes au livre de comptes de la liberté républicaine ». Si ce
dommage est intentionnel, il signifie en outre que l’agent qui le casue « exerce une forme de
domination sur ceux qui en sont affectés » : l’Etat républicain est donc justifié à s’opposer
résolument aux dommages intentionnels mais aussi aux effets collectifs et non-intentionnels
dans la mesure où ils aboutissent tous à restreindre notre liberté de choix, individuelle ou
collective. On voit ici la profonde ambiguïté de la théorie républicaine : si elle essaie de
dépasser l’indifférence des théories libérales à l’égard de l’environnement, Pettit n’en est pas
196
197
Nous soulignons, puisque le point d’achoppement se situe ici. Pettit, Républicanisme..., 178.
Op.cit., 180.
723
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
moins
conduit
à
élaborer
une
distinction
arbitraire
entre
« écocentrisme »
et
« anthropocentrisme », dans la mesure où sa défense de l’anthropocentrisme républicain va de
pair avec l’affirmation de la « continuité » de l’homme avec l’environnement, ce qui constitue
rien d’autres qu’une reprise de la théorie de Næss 198. Toutefois, dans la mesure où le
républicanisme, pas plus que le libéralisme, ne réussissent à fonder la démocratie
environnementale, ce qui passe par l’énoncé de l’anthropocène comme fondement du
politique, il est conduit à affirmer que l’Etat républicain ne peut s’accorder qu’avec une
conception « assez vague [de] la cause écologique »199. Aussi, la défense républicaine de
l’écologie ne peut s’effectuer que sur le fondement d’une évaluation casuistique qui effectue,
comme le libéralisme et l’économie, un calcul utilitaire en termes de coûts et bénéfices, dans
lequel l’environnement sort de facto perdant. Combiné avec le critère de non-domination,
Pettit est conduit à contredire sa défense modérée de l’environnement puisqu’à moins de
démontrer qu’une filière économique constitue une forme de domination générale (c’est-àdire qu’elle restreint non seulement les droits et la liberté de choix d’autres filières du même
secteur, mais l’éventail des modes de vie disponibles), il est impossible de la limiter au-delà
du respect d’un équilibre pluraliste. En d’autres termes, il est reconduit à la conception
libérale de la tolérance laquelle postule l’équivalence entre modes de vie tant que les
« doctrines » qui les soutiennent sont « raisonnables ».
On peut ainsi comprendre l’objection adressée par le représentant de FNE (France
Nature Environnement) au modèle proposé par M. Callon, comparé à la « cybernétique »,
mais aussi les objections libérales qui lui furent adressées notamment par la FNSEA. Ainsi,
FNE faisait d’abord valoir que ce modèle visait à « maintenir de façon artificielle » un
équilibre paritaire entre filières OGM et non-GM, cour-circuitant en somme les choix sociaux.
Cet argument peut se comprendre également à la lumière de notre critique du critère formel
de « techno-diversité »200, dont on voit maintenant qu’il se fonde sur la conception libérale de
la tolérance – bien que Callon objecta que l’idée selon laquelle « toute innovation serait
bonne » conduirait à ne pas imputer au promoteur de l’innovation les « coûts de transition
liées au développement » d’une nouvelle technologie, ce que ce modèle faisait au contraire.
FNE affirmait ensuite que ce modèle conduisait à « perdre de vue la problématique globale »,
les « questions éthiques », le « plaisir du consommateur » (et implicitement la possibilité que
les consommateurs fassent pencher la balance d’un côté ou de l’autre, ce que le modèle visait
à empêcher en maintenant la coexistence paritaire des filières). Cet échange conduisit ainsi à
un débat tendu, dans la mesure où, selon le représentant de FNE, « s'il s'avère que la
198
Cf. supra, « Introduction générale », section I.1.d.
Op. cit., 181.
200
Cf. supra, 2e partie, section III.2.c.vi.
199
724
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
population continue à refuser les OGM, aucun mécanisme qui ne l'impose n'est acceptable ».
M. Callon répondit alors partir du présupposé fondé sur la situation actuelle et sur la loi
imposant l’exigence de coexistence, ce qui constituait, comme le rappelait les juristes, le
cadre du débat du CEES. Il ajoutait en sus que le « consommateur [demeurait] libre de ne pas
acheter » des OGM (proposition qui d’une part nous reconduit au problème du rapport entre
conditionnement et domination201 et qui d’autre part paraît quelque peu contradictoire, dans la
mesure où en essayant de maintenir une parité sur le territoire entre filières OGM et non-GM,
la production subséquente devait bien être consommée in fine, sauf à maintenir
artificiellement en vie telle ou telle filière). La représentante de la CFDT s’interrogea
également pour savoir si la parité était réellement le meilleur moyen de garantir la coexistence
à terme, tandis que l’économiste S. Lemarié argumentait que si l’on faisait davantage
confiance aux acteurs pour déterminer les coûts des stratégies qu’à une évaluation
administrative complexe et coûteuse, il valait mieux ne pas systématiquement favoriser
l’équilibre paritaire au niveau régional (ce que le modèle essayait de faire). D’autres membres
se demandaient comment appliquer concrètement ce modèle à des cas particuliers, par
exemple la betterave. Enfin, une critique opposée, venue de la FNSEA ou/et du GNIS
(représentant des semenciers) et de nature libérale, s’opposait à la prise en charge étatique
d’un certain nombre de coûts relatifs au maintien de ce modèle de la coexistence – ce à quoi
M. Callon répondit, outre que cet objectif était fixé par la loi, qu’il pouvait être considéré
comme un « bien public » par la théorie économique, justifiant donc une prise en charge
étatique. On notera à cet égard que la représentante de l’ANIA (Association nationale des
industries agroalimentaires) s’écartait de cette objection libérale en considérant au contraire
que le modèle méritait réflexion approfondie – ce qui constitue un exemple parmi d’autres
montrant qu’on ne saurait réduire le débat au HCB à une confrontation idéologique. Le
modèle économique complexe de coexistence proposé par M. Callon, profondément original
au niveau de la littérature économique, s’est ainsi heurté à un ensemble varié d’objections.
Sur le plan politique général, celles-ci s’enracinaient sans doute dans le refus de l’ensemble
des stakeholders de la « controverse OGM » d’entériner l’objectif de la coexistence : bien que
posé par la loi, la mise en œuvre de celui-ci conduit à un certain nombre de conséquences
jugées trop « coûteuses » (économiquement, politiquement ou « moralement ») par toutes les
parties prenantes, conflit expliquant en grande partie les crises subséquentes au HCB. Mais
d’un point de vue plus ponctuel et localisé, c’était la démarche économique elle-même qui
était mise en cause, que ce soit par FNE qui refusait un projet « cybernétique » mettant en
cause la liberté de la société (de ne pas consommer des OGM) ou par la FNSEA ou le GNIS
201
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.ii.
725
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qui ne voyaient pas pourquoi l’Etat devrait prendre en charge une partie des coûts afférents à
la coexistence (objection qui n’est pas de nature « économique » mais politique, et qui dans
cette mesure est tout autant « éthique » que ne l’est l’objection de FNE). L’analyse des débats
portant sur le modèle de M. Callon permet ainsi de montrer que d’une part, l’économie ne se
restreint pas nécessairement à une approche sectorielle et « spécialisée », mais que d’autre
part il s’agissait bien de « réifier » le statu quo, ou plus précisément de permettre d’introduire
des cultures GM sur le territoire français en maintenant l’objectif de coexistence et de parité
des cultures dans le long terme, sans qu’une technologie (les PGM) ne domine les autres
« technologies » (c’est-à-dire les autres itinéraires techniques et systèmes agricoles) afin
d’éviter les erreurs commises lors de la « Révolution verte ». Or, l’inconvénient du modèle,
comme le soulignait FNE mais aussi d’autres acteurs, consistait à « figer » un rapport de
forces présent – celui qui avait abouti à fixer l’objectif de la coexistence dans la loi – alors
que tous les acteurs espéraient soit faire évoluer ce rapport de forces en leur faveur, soit ne
voulaient pas présumer de cette évolution (ce qui est, de manière générale, en particulier le
cas de la grande distribution, qui pour cela se voit attribué le rôle de « méchant » par
l’Académie des sciences sinon par certains membres du CEES, hostiles à des campagnes de
marketing perçues comme favorisant « l’ignorance du public » au sujet des OGM).
IV.3.b.iv Entre casuistique et évaluation holistique
En dehors de ces pouvoirs légaux, dès sa création le CEES a rédigé des
recommandations prenant en compte, dans une certaine mesure, le contexte économique,
politique et culturel général. Aussi, la casuistique des recommandations du CEES diffère
fortement des délibérations de la CNIL par cette remise en contexte, laquelle permet une
évaluation plus cohérente et objective qui ne se restreint ni au cadre national, ni au seul
contexte économique, ni à une seule discipline scientifique. Si, contrairement à la CNIL, les
avis et recommandations du HCB ne visent qu’à « éclairer » les pouvoirs publics, il n’y a pas
de barrière infranchissable entre des recommandations spécifiques qui ignorent le contexte et
des avis plus généraux, mais dont la portée politique demeure limitée. Le modèle du HCB
diffère ainsi de la CNIL, mais aussi de l’Agriculture and Environment Biotechnology
Commission (AEBC) institutionnalisée au Royaume-Uni en 2000 : si celle-ci associe de très
nombreuses parties prenantes au débat sur les OGM et effectue une approche holistique, elle
n’effectue aucune analyse casuistique202. La spécificité du HCB tient ainsi en cette
combinaison entre une analyse générale qui permet de dépasser, outre la fragmentation
épistémique, le clivage entre sciences et sociétés, et une casuistique portant notamment sur
202
Les parties prenantes incluent des scientifiques (sciences naturelles et scoiales), des ONG, des industriels, des
agriculteurs, des journalistes et des organismes de financement de la recherche. Cf. Marris, « Historique des
différentes pratiques... », 12.
726
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
des dossiers d’importation ou d’autorisation de mise en culture. Non seulement cet allerretour entre les cas particuliers et l’analyse théorique et politique générale permet-elle d’éviter
le double risque du cadrage simplificateur et d’une analyse généraliste, mais elle donne sans
doute plus de portée à l’analyse théorique générale dans la mesure où celle-ci s’insère dans
chaque recommandation plutôt que d’être formulée une fois pour toutes dans le cadre d’un
avis « éthique » général, aussi vite lu qu’oublié.
En outre, le CEES ne se contente pas de mettre en forme un savoir pré-établi : il produit
ce savoir par une collaboration entre parties prenantes, personnalités qualifiées, expertises
commanditées et auditions de représentants des filières (à l’instar de la réflexion sur la
coexistence entre filières GM et non-GM203 ou sur l’accès aux données brutes204). Il s’agit
donc bien d’un modèle de « co-production des savoirs », pour reprendre la tripartition de M.
Callon, mais qui n’oppose en rien des « profanes » à des « experts ». S’agissant des
recommandations, celles-ci essaient toujours de mettre en perpective les technologies
d’ingénierie génétique végétale. Suivant le CS, le CEES a ainsi, de façon répétée, signalé « à
l’unanimité » au gouvernement qu’en l’absence d’une évaluation ne portant pas seulement sur
l’événement GM soumis à examen, mais sur l’herbicide associé, il ne pouvait pas « répondre
en toute connaissance de cause à la question des risques et bénéfices », par exemple d’une
« mise en culture du soja 40-3-2 »205. Quoique cette question d’une double évaluation de
l’OGM et de l’herbicide associé ne soit pas nouvelle (au Royaume-Uni, une représentante de
l’Advisory Committee on Releases to the Environment, ACRE, démissionna en 1999 en
invoquant ce motif206), le fait pour le HCB de réitérer son importance conduit ainsi l’analyse
casuistique à être systématiquement « doublée » par une « analyse holistique » qui en critique
le cadre étroit, c’est-à-dire à faire preuve d’une réflexivité critique qui manque largement aux
travaux d’instances comme la CNIL. Dans le même ordre d’idées, le HCB exige que de
véritables comparaisons entre « systèmes de culture (non OGM sans emploi d’herbicides, non
203
Cf. entre autres HCB (CEES), « Compte-rendu des auditions du groupe de travail « coexistence » (Limagrain Biogemma, INRA) »; HCB (CEES), « Compte-rendu des auditions du groupe de travail « coexistence » (Pioneer,
Florimond-Desprez, Monsanto) »; HCB (CEES), « Rapport sur les conditions d’une coexistence pérenne entre
les filières OGM, conventionnelles, biologiques et « sans OGM » », 14 décembre 2011; HCB (CEES),
« Recommandation relative aux conditions d’une coexistence pérenne entre les filières OGM et non OGM », 14
décembre 2011; Fabien Le Ny et al., « Rapport d’expertise au comité scientifique du HCB sur la coexistence des
filières OGM/non-OGM » (Paris: HCB, septembre 2011); Marie-Angèle Hermitte, « La coexistence OGM / non
OGM et « la vraie vie » », marcel.kuntz.ogm.fr, 30 novembre 2012; Yves Bertheau, « OGM : de la traçabilité et
de la coexistence des filières à l’aménagement du territoire… », Territoire en mouvement. Revue de géographie et
d’aménagement, no 12 (janvier 2012): 56‑80.
204
Cf. en part. HCB (CEES), « Accès aux données brutes des pétitionnaires : Etat des lieux et propositions
d’évolution », 15 octobre 2013; Christine Noiville et Martin Rémondet, « Jusqu’où doit aller la transparence de
l’expertise scientifique? La question de l’accès aux “données brutes” des industriels », Cahiers Droit, Sciences &
Technologies, no 4 (2014): 127‑44.
205
HCB (CEES), « Recommandation relative à l’autorisation de mise en culture du soja génétiquement modifié
40-3-2 (dossier EFSA-GMO-NL-2005-24) », 10.
206
Marris, « Historique des différentes pratiques... », 10‑11.
727
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
OGM avec emploi d’herbicides sélectifs, avec OGM et emploi d’herbicide total) » soient
effectuées, sans quoi l’analyse coût-bénéfices ne saurait être, selon le CEES, que biaisée. De
telles remarques résultent à la fois du bon sens, de la valorisation de la méthode scientifique et
de l’équilibre entre parties prenantes. Il ne s’agit pas, en effet, pour le CEES d’espérer
atteindre une objectivité parfaite, mais plutôt de souligner le caractère irrationnel d’une
analyse « partielle » et fragmentaire – c’est-à-dire qui refuse d’adopter un point de vue
« global » qu’Habermas pensait discrédité par l’échec de la planification et du « socialisme
démocratique »207. En en appelant à la production de connaissances, le CEES essaie d’orienter
la recherche en faisant valoir aux pouvoirs publics que la « controverse OGM » ne saurait se
« résoudre » sans un tel effort scientifique et financier. Souhaitable, ce progrès est nécessaire
pour toutes les parties ; paradoxalement, il pourrait l’être davantage encore pour les
défenseurs du « modèle productiviste », dans la mesure où les pesticides sont mis en cause de
façon par les diverses études et méta-analyses qui associent l’accélération de la disparition de
l’entomofaune au perfectionnement de la chimie208, étayant ainsi l’alerte de R. Carson. Or, ce
que retient le grand public, c’est bien cette extinction massive et non les distinctions fines
entre itinéraires techniques.
IV.3.b.v Dossiers d’importation
La question est plus complexe lorsqu’il s’agit d’examiner des demandes d’autorisation
d’importation plutôt que de mise en culture dans l’UE. La grille d’analyse élaborée par le
CEES inclut ce qui a trait à la « production de l’OGM dans le(s) pays exportateur(s) (contexte
et enjeux économiques, impact écologique, conditions sociales de production, etc. ». Ce point
fait débat tant au sein du CEES que du CS. Toutefois, celui-ci mentionne de façon répétée
qu’en tant que l’UE est partie de la Convention sur la diversité biologique (CDB), elle a une
responsabilité internationale en matière de biodiversité. Dès lors, les avis réitèrent qu’une
partie du CS considère qu’il faut « prendre en compte […] l’impact de la culture […] dans les
pays tiers exportateurs » lors de l’examen d’un dossier d’importation, et pas seulement son
impact sur « la biodiversité dans l’UE ». Une partie du CS souligne ainsi le caractère
transnational de la biodiversité et souhaite par conséquent que les pétitionnaires fassent « état
des données existantes concernant l’impact de cette culture », que ce soit sur « la biodiversité
des pays producteurs exportateurs » ou sur le secteur socio-économique. Enfin, « ils
recommandent que le régulateur prenne en compte […] l’influence de l’importation de
certains produits, qu’ils soient transgéniques ou non, sur le choix des cultures en Europe, et
207
Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après ».
Sánchez-Bayo et Wyckhuys, « Worldwide Decline of the Entomofauna »; Clémentine Thiberge, « La
disparition des insectes, un phénomène dévastateur pour les écosystèmes », Le Monde.fr, 13 février 2019; Eric La
Chesnais, de, « La production de cerises françaises en danger », Le Figaro, 1 avril 2016.
208
728
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sur la biodiversité résultant des agrosystèmes associés »209. Plus récemment, une partie du CS
a ajouté que le pétitionnaire devrait indiquer « si ces importations résultent de monocultures »
dans la mesure où ces pratiques sont « non durables », conduisent à la « dégradation des
sols », à « l’apparition d’ennemis des cultures » et à l’augmentation des résistances des
insectes aux protéines insecticides produites par la PGM en question. Ces membres soulignent
que ces conséquences « pourraient impacter » directement l’UE si elle importe ces produits,
diffusant les résistances développées, tandis que la « dégradation des sols des pays
exportateurs pourrait induire une pression environnementale sur les sols européens ». Ils
précisent en plus que le pétitionnaire devrait montrer qu’il prend « en considération »
l’Objectif de Développement Durable n°12 (« Etablir des modes de consommation et de
production durable », adopté en 2015 par l’ONU). Enfin, ils s’interrogent en l’espèce sur
l’aspect « éthique » d’une décision d’importation d’un produit résistant au glufosinate,
herbicide « retiré [en 2017] du marché français pour des raisons sanitaires » et non renouvelé
par l’UE en juillet 2018210. Même si dans la plupart des avis, ces positions ne sont attribuées
qu’à une partie du CS, il signale ici, sans faire état de divergences, que la PGM examinée
pourrait conduire à une « modification des cycles biogéochimiques dans les pays
importateurs, qu’il conviendrait de quantifier » et que le CS « demande [donc] la prise en
compte de ces aspects dans l’évaluation des risques environnementaux ». De même, il affirme
que « les effets indirects […] dans les pays tiers exportateurs peuvent être considérés » et que
« si la mise sur le marché du maïs […] entraînait un changement significatif de la sole
cultivée globalement en maïs, une évaluation des effets indirects associés sur la biodiversité et
l’environnement mériterait d’être entreprise dans les pays exportateurs »211.
Le caractère transnational de l’impact des PGM, qui conduit à faire de la « controverse
OGM » une « controverse globale » (loin de se restreindre à la France212), est dû à des
phénomènes écologiques ou « naturels » au sens strict, à une stratégie économique mondiale
209
HCB (CS), « Avis en réponse à la saisine HCB (dossier EFSA-GMO-NL-2012-109) », 26 février 2013 (colza);
HCB (CS), « Avis en réponse à la saisine HCB (Dossier EFSA-GMO-NL-2009-68) », 2 décembre 2013, 5
(coton); HCB (CS), « Avis en réponse à la saisine HCB – dossier EFSA-GMO-RX-003 », 9 décembre 2016, 10‑
11 (maïs); HCB (CS), « Avis en réponse à la saisine HCB - dossier 2018-150 (dossier EFSA-GMO-NL-2018150) », 24 octobre 2018, 9‑10 (maïs DP4114 x MON810 x MIR604 x NK603).
210
HCB (CS), « Dossier EFSA-GMO-NL-2018-150 », 10; ANSES, « L’Anses procède au retrait de l’autorisation
de mise sur le marché du Basta F1, un produit phytopharmaceutique à base de glufosinate », Gouvernemental,
www.anses.fr, (26 octobre 2017).
211
HCB (CS), « Dossier EFSA-GMO-NL-2018-150 », 15‑16.
212
Outre la conférence citoyenne au Danemark en 1987, 14 pays ont organisé entre 1997 et 2003 des conférences
citoyennes. Citons aussi la controverse sur la papaye OGM à Hawaï. En 2000, la presse américaine accusa des
faucheurs d’OGM ayant arraché des plants de l’université d’Hawaï et de Novartis d’être des « éco-terroristes ».
Dès les années 1980, J. Rifkin et d’autres s’étaient activés sur le dossier. Cf. Marris, « Historique des différentes
pratiques... »; Jasanoff, Science at the Bar; Boudant, « L’encadrement juridique... »; Gary T. Kubota, « Email
Reveals Root of Kauai Farm Vandalism », Honolulu Star-Bulletin Hawaii News, 23 mai 2000; W. Saletan,
« Unhealthy fixation », Slate, 15 juillet 2015.
729
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
aboutissant à la constitution d’oligopoles qui ne font que se renforcer213 et à l’influence
politique, économique et juridique qu’exerce les « grands blocs » (UE, Etats-Unis, Chine,
etc.) les uns sur les autres, dimension qui mêle « dialogue des juges », pressions juridicoéconomiques (à l’instar des effets du règlement REACH), soft power et manœuvres
diplomatiques peu avouables. Bref, comme l’écrivent F. Chateauraynaud et al., les « rapports
de forces entre les filières et les modèles agricoles, la manière dont fonctionnent les
marchés et la concurrence entre les firmes » forment « le cœur de ce dossier »214 qui ne
saurait en aucun cas être réduit à des oppositions « éthiques », prisme à travers lequel le grand
public perçoit le plus souvent ces enjeux. La « cause OGM » s’insère ainsi dans toutes sortes
d’agencements, de l’altermondialisme à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) en
passant par le soutien apporté aux OGM par la fondation Bill Gates, actionnaire de
Monsanto215. Si la théorie est en principe conduite à prendre en compte ces aspects, d’une part
la fragmentation et la spécialisation épistémique rendent cela difficile, d’autre part certaines
théories (ou courants) scientifiques s’y opposent explicitement (à l’instar de certaines
branches de l’économie ou, en ce qui concerne la philosophie politique, de Rawls qui ne
s’intéressa que très peu aux questions internationales). En revanche, la composition spécifique
du HCB permet que cette dimension globale soit partiellement prise en compte dans la mesure
où chacune des parties prenantes a un intérêt, à un moment ou un autre, à évoquer celle-ci (si
cela est évident pour les « anti-OGM », les « pro-OGM » évoquent aussi souvent la question,
notamment en évoquant le protectionnisme ou le « retard français » ou « européen »).
Toutefois, d’une part les moyens manquent pour pouvoir objectiver ces questions, d’autre part
une partie de ses membres s’y opposent pour des raisons diverses. Ce problème du coût (et du
temps) constitué par l’analyse de la dimension internationale constitue une question cruciale,
puisque si ces critères formels d’évaluation sont objectifs et nécessaires si l’on admet que
« l’énoncé de l’anthropocène » constitue le fondement du politique, une analyse rigoureuse
exige des moyens. Cela exige du politique qu’il hiérarchise les problèmes, tant en ce qui
concerne les réponses à donner à l’opinion publique et à des problèmes scientifiques (à
213
En 1991, 5 des 15 plus gros semenciers au monde étaient indépendants (Pioneer, Limagrain, Kws, Dekalb et
Sakata). Dix ans plus tard, les dix plus gros semenciers contrôlaient 30% du marché mondial (25 milliards de
dollars), tandis que les dix premières firmes agrochimiques (parfois les mêmes : Bayer ou Syngenta) détenaient
84% du marché phytosanitaire (30 milliards de dollars). Les fusions entre ChemChina et Syngenta, Bayer et
Monsanto et Dow et Dupont constituent parmi les plus grosses opérations financières récemment effectuées. Ces
trois groupes contrôleraient désormais plus de 65% du marché phytosanitaire et 60% des semences.
214
Chateauraynaud et al., « Les OGM entre régulation... », 222.
215
John Vidal, « Why Is the Gates Foundation Investing in GM Giant Monsanto? », The Guardian, 29 septembre
2010; Kristi Heim et Maureen O’Hagan, « Gates Foundation Ties with Monsanto under Fire from Activists », The
Seattle Times, 28 août 2010; John Vidal, « Gates Foundation Spends Bulk of Agriculture Grants in Rich
Countries », The Guardian, 4 novembre 2014; Christopher Black et Alex Mezyaev, « Comment la Fondation
Gates dépense-t-elle son argent pour nourrir le monde? » (GRAIN, 4 novembre 2014); Kai Kupferschmidt,
« Buzz Food », Science 350, no 6258 (16 octobre 2015): 267‑69; Aude Massiot, « La bataille sur les nouveaux
OGM agite l’Europe », Libération.fr, 2 avril 2018.
730
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’instar des études à long terme menées sur les effets potentiels sur la santé de certaines PGM
et du RoundUp suite à « l’affaire Séralini ») qu’en ce qui concerne la crise environnementale
globale et la transformation capitaliste actuelle du modèle agricole, devenu lui aussi
« postmoderne ».
IV.3.b.vi Les œillets transgéniques : quelle évaluation éthique ?
Les débats tenus au CEES à propos de dossiers d’importation concernant des œillets
modifiés afin de leur donner une couleur « pourpre-violette », inexistante à l’état naturel,
permettent d’une part de souligner la nature holistique de l’analyse mise en œuvre ainsi que
de ses limites et d’autre part de s’interroger sur ce qui rend difficile d’aborder des questions
qualifiées d’ « éthiques », examen en principe constitutif du mandat du CEES. Parmi les
différentes saisines sur les œillets (comportant aussi un trait de résistance à un herbicide)216,
on analyse d’abord la première, de 2010, en considérant le débat qui eut lieu au CEES, puis la
recommandation217. On verra ensuite que la deuxième recommandation, de 2015, aborda plus
franchement la question, avant que le CEES n’ouvre la possibilité, en 2017, d’une réflexion
générale sur le sujet, laquelle demeure toutefois problématique. Il s’agissait de
renouvellement d’autorisations (l’UE ayant autorisé Florigene à commercialiser ces œillets en
1997, 1998 et 2007218) ; en 2016, au moins l’un de ces dossiers a été autorisé par l’UE,
Bruxelles ayant adressé le rapport d’évaluation préalable aux Pays-Bas, acteur majeur de ce
marché219. On rappellera d’abord le cadre général de la recommandation et les
questionnements concernant l’évaluation de la situation du pays producteur, en prêtant
attention à la controverse, passée sous silence, concernant la « guerre contre la drogue »
menée notamment par Washington et de plus en plus remise en cause. On se concentrera
ensuite sur le volet « éthique » lui-même, c’est-à-dire sur la légitimité d’un débat concernant
des PGM qualifiées « de loisir » par une partie du CEES. Nous écartons ici tout ce qui
216
Il y a en réalité trois dossiers en 2010, qui ont chacun été examinés séparément par le CS, mais ont donné lieu
à une recommandation unifiée du CEES, en raison de leur quasi-identité (dossiers n°25958-3, 1363-A et 264072). On n’examinera pas le cas, distinct, des pétunias GM non-autorisés (avis du CS du 22 juin 2017). HCB,
« Avis relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets génétiquement modifiés
25958-3 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées », 26 octobre 2010; HCB (CS), « Avis
relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets génétiquement modifiés SHD27531-4 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées. », 14 novembre 2013; HCB, « Avis
relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets génétiquement modifiés FLO40685-1 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées. », 10 septembre 2015; HCB, « Avis
relatif à une demande de renouvellement d’autorisation de mise sur le marché d’œillets génétiquement modifiés
FLO-40644-6 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées. », 15 mars 2017.
217
HCB (CEES), « PV de la réunion du 21-09-10 », s. d. (une partie de nos citations proviennent du compterendu intégral de la réunion, base du PV) ; HCB, « Avis œillets 25958-3 ». Les œillets comportaient aussi un gène
de « résistance aux herbicides ».
218
EFSA Panel on Genetically Modified Organisms, « Notification (Reference C/NL/06/01) for the placing on the
market of the genetically modified carnation Moonaqua 123.8.12 with a modified colour, for import of cut
flowers for ornamental use, under Part C of Directive 2001/18/EC from Florigene », 12 mars 2008.
219
Décision UE n°2016/2050 (lignée SHD-27531-4, examinée par le CS dans son avis du 14 nov. 2013).
731
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
concerne des questions non-spécifiques à ce dossier, bien qu’elles doivent et ont été prises en
compte par le HCB lors de son évaluation. Citons toutefois la présence d’un trait de résistance
à un herbicide, qui interdit d’assimiler purement et simplement cette PGM à une « PGM de
loisir », et par ailleurs la possibilité de sa comestibilité, pratique plus ou moins répandue et
qui a mené le CEES à interroger le CS sur cette question. Le CEES précise ainsi que ces
fleurs ne sont pas destinées à être mangées et que l’étiquetage (à destination des grossistes) le
signale. La question est importante puisque le règlement (CE) n°178/2002 qualifie comme
denrée alimentaire « toute substance ou produit […] destiné à être ingéré ou raisonnablement
susceptible d’être ingéré »220.
Cela dit, pour comprendre la frilosité manifestée, surtout en 2010, lors de l’examen du
caractère « éthique » de ce dossier, il faut d’abord distinguer, au sein des avis du CEES, ce
qui relève du droit stricto sensu et ce qui relève de la politique. Juridiquement, le CEES est
chargé de mener une évaluation « économique, éthique et sociale ». Toutefois, et en
particulier avec le cadre réglementaire de 2010, cette évaluation ne pouvait guère être
invoquée par Paris au niveau européen ; la directive 2015/412 autorise désormais les Etatsmembres à refuser la culture sur leur territoire d’une PGM autorisée au niveau
communautaire, pour des motifs liés notamment « aux incidences socio-économiques »
(l’ « éthique » n’est pas invoquée, mais « l’ordre public » l’est). L’analyse du CEES est ainsi
simultanément juridique et politique, ce qui conduit à une certaine tension ; celle-ci expliquer
la volonté des autorités de distinguer ces deux plans comme le fait la CNIL, qui rédige soit
des textes juridiques (obligatoires ou consultatifs), soit des rapports annuels où elle peut faire
état de considérations politiques. Ceci explique que lors des débats, la présidente du CEES,
Ch. Noiville, ait rappelé que « la prise en compte des éléments sociaux, économiques,
éthiques, etc., [était] une chose assez difficile sur un plan juridique: la voie existe, mais est
assez étroite » et ce, bien que le CEES ait « une mission d’éclaircissement des enjeux
éthiques ». Selon les recommandations de 2010 et 2015, « en l’état actuel du droit du
commerce international, un Etat n’est guère admis à restreindre ou interdire l’importation
d’un produit pour des raisons tenant au mode de production de ce dernier dans le pays
d’origine ». Contrairement au CS, le CEES ne fait pas état des responsabilités internationales
de l’UE dans le cadre de la CDB.
Les rapporteurs présentant le dossier « œillets » soulignèrent tous deux le caractère
« ornemental » ou d’ « agrément » de la modification envisagée, soulevant ainsi la question
220
Les œillets ne sont pas inclus dans l’arrêté du 24 juin 2014 « établissant la liste des plantes […] autorisées dans
les compléments alimentaires et les conditions de leur emploi ». Le pétitionnaire et l’EFSA ont toutefefois
analysé, au moins dans une certaine mesure, d’éventuels effets en cas de consommation ou en cas d’usage comme
décor de salade. L’étude de toxicité orale fut menée sur des groupes de cinq souris selon le protocole OCDE 420,
autopsiées après 14 jours. Le CS ne fit aucun commentaire additionnel (avis de l’EFSA précité (C/NL/06/01) et
avis du HCB (CS) du 14 oct. 2010, p.10 (C/NL/97/13-01).
732
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« éthique ». Mais le débat porta beaucoup plus sur les conditions de travail en Amérique
latine et sur la « lutte contre la drogue », thèmes jugés plus consensuels. L’évaluation de la
situation des pays producteurs (Colombie et Equateur, qui représentent 20% de la production
mondiale de fleurs coupées) conduisit d’abord le CEES à rappeler, comme il le fait pour tout
dossier d’importation, qu’il lui manquait un certain nombre d’éléments pour effectuer une
analyse précise221. La recommandation souligna en outre qu’ « il [était] délicat d’apprécier les
modes de production des pays exportateurs à l’aune de critères européens, parfois porteurs
d’une vision hégémonique »222. Au cours des débats, la CFDT fit ainsi valoir qu’une telle
évaluation pouvait conduire à un certain néo-colonialisme, argument qui permettait en outre
de s’opposer aux « anti-OGM ». Le CEES affirmait toutefois l’utilité, « pour éclairer […] les
autorités […] et contribuer à informer le public » de prendre en compte le contexte
international, « notamment lorsque des valeurs universelles sont en jeu », c’est-à-dire les
droits de l’homme. Bref, à l’instar des autres dossiers d’importation, le HCB (CS et CEES)
souligne à la fois la difficulté d’effectuer une analyse portant sur des pays étrangers et la
nécessité de le faire jusqu’à un certain point. D’autre part, le CEES manquait d’éléments pour
déterminer si la culture de fleurs GM était différente de celle de fleurs non-GM, ce qui la
conduit à insister sur l’absence de transferts de technologie. Les rapporteurs soulignèrent
aussi que les pays producteurs avaient « assis une part de leur développement sur la
production de fleurs [sur l'Andean Trade Preference Act] et sur l'idée de « lutte contre la
drogue » », des restrictions douanières étant levées par les Etats-Unis et l’UE, dans le cadre
du Système de préférences généralisées (SPG) mis en place par le GATT, en échange de
l’éradication de la coca. La recommandation fit ainsi état des critiques récurrentes « d’une
série d’ONG et d’institutions publiques » quant aux « conditions économiques, écologiques,
sanitaires et sociales » dans lesquelles s’opéraient la « production de fleurs coupées » dans ces
pays andins. Elle souligna également l’absence de transfert de technologie, l’entreprise
Florigene porteur du projet étant australienne.
Malgré ses précautions, le CEES n’a pas entièrement échappé à une « vision
hégémonique ». Il a pris pour acquis, en 2010 comme en 2015, que la « lutte contre la
drogue » – euphémisme pour la war on drugs officialisée par Washington et Bogota et qui
conduit le Mexique à déplorer plus de morts qu’en Afghanistan – et que l’éradication de la
coca allaient de soi. Or, ces questions – complexes – sont extrêmement controversées en
Amérique latine, tant en ce qui concerne le cannabis que la coca, certaines voix importantes
défendant une dépénalisation qui s’étendrait aux drogues dites « dures ». Plante traditionnelle
221
Sur ce point, cf. aussi Christine Noiville, « L’expertise du Comité économique, éthique et social (CEES) du
HCB », in L’expertise du Haut Conseil des Biotechnologies: un facilitateur du dialogue sciences/société?
(Société de Législation Comparée, 2014), 118.).
222
Formulation reprise en 2015 mais en excluant la proposition sur la « vision hégémonique ».
733
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
– contrairement aux fleurs GM –, la coca fait partie intégrante de la culture et de l’économie
traditionnelle des pays andins (notamment en Bolivie, au Pérou et au nord de l’Argentine) ;
elle est inscrite au patrimoine bolivien (art. 384 de la Constitution de 2009). Plus
généralement, la « war on drugs » entamée par Nixon est remise en cause par plusieurs Etats
latino-américains (Uruguay223, Bolivie, Argentine, Mexique, etc.) et de façon générale par les
institutions internationales, y compris celles traitant des stupéfiants. Or, si dans ce cadre, les
alternatives à la culture de coca comme la production de fleurs sont considérées comme
préférables à la répression militaire et à l’épandage aérien de RoundUp (jugement partagé, en
ce qui concerne la Colombie, par Via Campesina dont fait partie la Confédération
paysanne)224, il reste d’une part que l’efficacité de ces programmes est très critiquée et d’autre
part que cette politique demeure orientée par une « vision hégémonique ». Selon ses critiques,
celle-ci reporte le problème sur les pays producteurs plutôt que sur la consommation des pays
riches, les premiers faisant alors les frais de la politique anti-drogue qui conduit à limiter leur
souveraineté225. Au niveau international, la Bolivie défend ainsi contre le « développement
alternatif » l’idée d’un « développement intégral avec des investissements sociaux », tandis
que Paris insiste sur la nécessité d’inclure, dans les programmes dits alternatifs, des
investissements locaux, des « partenariats publics-privés » (citant comme exemple les accords
entre la grande distribution française et les producteurs colombiens de cacao) et les ONG en
tant qu’évaluateurs externes226. La complexité du débat concernant la war on drugs et le statut
traditionnel de la coca n’ont ainsi pas été évoqués en séance. Sa prise en compte aurait
conduit à nuancer l’idée que l’éradication (partielle227) d’une plante traditionnelle prise dans
les réseaux de la criminalité organisée (auxquels participent les Etats228) serait un objectif
223
Notamment par le président J. Mujica, ancien membre des Tupamaros qui lutta dans les années 1970 entre
autres pour le droit des paysans, ce qui explique partiellement la décision de l’Uruguay de légaliser la production
à usage personnel de cannabis (cf. Labrousse, Les Tupamaros.).
224
Cf. supra, 2e partie, section III.2.c.v, note 130. Voir aussi : Collectif, « Communiqué d’ECVC face à la
répression des paysan.ne.s Colombien.ne.s », Via Campesina (Fr), 9 octobre 2017; Brodzinsky, « Last Flight
Looms for US-Funded Air War on Drugs as Colombia Counts Health Cost »; Associated Press, « Colombia to
Use Glyphosate in Cocaine Fight Again »; Spencer S. Hsu, « Were Peasant Farmers Poisoned by the U.S. War on
Drugs? A Jury Has the Case. », Washington Post, 19 avril 2017, sect. Public Safety; Barr, « Glyphosate »; Jaimes
Acosta et Murphy, « Colombia to Use Drones to Fumigate Coca Leaf with Herbicide »; O’Donnell, « Página/12 »
(l’Equateur a obtenu de la Colombie qu’elle cesse les fumigations aériennes à la frontière).
225
Pour un résumé en français et l’inefficacité du « miracle de San Martin », l’un des « programmes alternatifs »,
cf. Charles Capela, « Réforme(s) du contrôle des drogues : l’Amérique du Sud en pointe », Politique étrangère, no
4 (décembre 2013): 119‑29; cf. aussi Horacio Verbitsky, « Modelos », Página/12, 30 août 2009; Carlos
Rodríguez, « Cuando la Justicia penal mira hacia los derechos humanos », Página/12, 30 août 2016; Anonyme,
« El PRO se fue a la guerra (contra el narco) », Página/12, 31 août 2016; Diego Rubinzal, « A contramano del
mundo | Guerra a las drogas », Página/12, 22 juillet 2018.
226
IDPC, « The 2013 Commission on Narcotic Drugs. Report of Proceedings » (International Drug Policy
Consortium, mai 2013), 8‑9.
227
Des quotas légaux de production existent en Bolivie et au Pérou, Coca-Cola lui-même s’y approvisionnant,
entre autres. Il existe des questions analogues pour d’autres plantes (une entreprise pharmaceutique fait ainsi
pousser du pavot en France afin de produire des opiacés en gardant secret la localisation des champs).
228
Outre la corruption endémique des Etats latino-américains, les services secrets de grandes puissances ont
participé au trafic de stupéfiants, comme l’ont montré diverses affaires au cours de ce siècle, à commencer par
734
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
intrinsèquement « démocratique » ou qui irait de soi ; à l’inverse, elle aurait pu être évoquée
pour affirmer que la production de fleurs, GM ou non, permettait un moindre usage du
glyphosate dans ces pays (ce qui aurait conduit les « pro-OGM » à défendre une position
« anti-RoundUp »…). En dépit de l’absence de débat sur ce sujet, la recommandation (2010 et
2015) affirmait toutefois « que la production de fleurs coupées en Equateur et en Colombie
[s’était] accompagnée, grâce aux Systèmes de Préférence Généralisés, d’une lutte accrue
contre le travail forcé et la culture de psychotropes », bien que les conditions générales
(sociales, économiques, environnementales) de la production de fleurs soient « régulièrement
dénoncées ». Or les critiques contre les « programmes alternatifs » conduiraient à nuancer
l’idée que cette production va réellement de pair avec une « lutte accrue contre […] la culture
de psychotropes ». Par ailleurs, « il ne revient pas au CEES de s’engager dans la difficile
question de savoir comment assurer un développement durable et socialement acceptable des
pays émergents ou en développement dans une économie mondialisée ». Le CEES notait
toutefois que l’entreprise Florigene adhérait à la charte Florverde développée par la filière,
tandis qu’un système de certification avait mis en place, mais que les contrôles étaient « rares
et opérés sans pouvoir d’investigation » (2010 et 2015). N’étant pas au courant des positions
tenues par Paris au niveau international sur ces questions, le CEES n’a pu rappeler que le
gouvernement défendait l’évaluation externe par les ONG de l’efficacité en général des
programmes de substitution à la coca ou qu’il insistait sur la nécessité des investissements
locaux (bien que le CEES regrettât l’absence de « transfert technologique »).
Nous évoquons ce thème complexe du statut de la coca et de la « guerre contre la
drogue » afin de montrer précisément en quoi il est effectivement difficile d’échapper à une
« vision hégémonique » et d’effectuer une analyse globale, pourtant nécessaire. Il est possible
que ces questions aient délibérémment été omises du débat afin d’éviter de susciter d’autres
controverses ; pour autant, les aborder auraient pu fournir des arguments tant aux « antiOGM » qu’aux « pro-OGM ». Surtout, cela aurait permis d’établir une cohérence entre la
politique française en matière d’OGM et sa politique internationale en matière de stupéfiants.
S’il « ne revient pas au CEES de s’engager dans la difficile question de savoir comment
assurer un développement durable et socialement acceptable des pays émergents », reste que
Paris a formulé une politique explicite à ce sujet concernant les cultures de substitution que le
CEES aurait pu rappelé en 2010 ou en 2015. La question, dès lors, est de savoir si c’est au
CEES d’établir cette cohérence, sachant que ses moyens (financiers, temporels, etc.) sont
limités ou si c’est au gouvernement lui-même, sachant qu’il est peu probable que les
celles touchant les rapports entre la France et le Maroc. Le problème de la corruption latino-américaine est luimême complexe, dans la mesure où les tentatives de l’éradiquer aboutissent souvent à une guerre ouverte entre
l’Etat et les mafias ; comme le disait, dans un autre contexte, un président du Medef, l’argent permet de « mettre
de l’huile dans les rouages ».
735
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Ministères de l’Agriculture et de l’Environnement demandent au Ministère des Affaires
étrangères quelle est sa position en ce qui concerne les pratiques alternatives aux cultures de
coca.
S’agissant du débat « éthique » strictement dit, c’est-à-dire de la question de la
légitimité d’une modification esthétique, celle-ci ne fut pas abordée en tant que telle lors du
débat de 2010 (dix minutes lors de la journée entière). Constatant ce fait en fin de séance, un
membre souligna que ce thème « n’avait pas été considéré comme fondamental ce qui a peutêtre permis une analyse plus calme ». Et d’ajouter qu’il existe « des possibles différences
d’appréciation culturelle [...] concernant l’importance d’avoir des œillets bleus ». Le résumé
de la recommandation évoquait toutefois cette question en soulignant qu’une partie du CEES
considérait que « l’importation […] ne répond […] ni à une utilité sociale évidente, ni à un
besoin des producteurs et des distributeurs » européens, tandis qu’une autre partie estimait
que « l’utilité éventuelle d’un produit doit être laissée à l’appréciation des consommateurs et
du marché ». Il était ensuite rappelé que « la législation n’impose [pas] de critère de besoin ou
d’utilité en vue d’une mise sur le marché », mais aussi qu’une partie du CEES considère que
« de telles considérations ne sont pas du ressort du CEES ».
Au niveau juridique, c’est non seulement exact mais la question a été maintes fois posée
depuis les premiers colorants alimentaires à la fin du XIX e siècle et même sous l’Ancien
Régime229. La CJCE se prononça plusieurs fois sur ces questions au début des années 1980230.
Dans l’arrêt Sandoz (C174-82), elle écarta une législation néerlandaise subordonnant la vente
d’un produit vitaminé à la condition que sa consommation ait un « caractère souhaitable ».
Cette réglementation était fondée sur un décret de 1949 et la loi sur les marchandises de 1935
instituant un régime d’autorisation préalable pour l’ajout de vitamines. La société Sandoz
avait échoué à obtenir cette autorisation pour ce qu’elle qualifiait d’ « alimentation sportive
enrichie », l’inspection de la santé publique lui ayant demandé de démontrer l’existence d’une
« demande » pour ces produits et le ministère ayant affirmé que ce produit était dangereux
« vu notamment que l’étiquetage n’indiquait pas le mode d’emploi permettant d’adapter la
dose aux besoins individuels ». Sandoz vendit néanmoins les produits. Devant la CJCE, les
Pays-Bas affirmèrent qu’étant donné les « incertitudes de la science », ils prenaient en compte
la « nécessité technologique de l’additif », système visant à assurer la santé publique étant
donné l’ « évolution rapide » des additifs alimentaires. De plus, « l’adjonction incontrôlée de
vitamines » déséquilibre le régime alimentaire et « contribue […] à embrouiller le
consommateur ». Le Danemark critiqua le système d’étiquetage, conduisant à « faire croire au
consommateur qu’il s’agit d’un produit sain ». Selon la Cour, le régime d’autorisation
229
230
Cf. supra, 1e partie, notes 107 et 108 in section IV.2.e.iv.
Nous reprenons ici deux arrêts évoqués in Noiville, Du bon gouvernement..., 89‑93.
736
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
préalable était admissible « pourvu que la commercialisation soit autorisée lorsque
l'adjonction de vitamines […] répond à un besoin réel notamment d'ordre technologique ou
alimentaire ». En revanche, elle écartait catégoriquement le fait de subordonner l’autorisation
à une « demande sur le marché », contraire à l’objectif de la libre circulation des biens qui
« consiste précisément à assurer aux produits des différents Etats membres l’accès de marchés
sur lesquels ils n’étaient pas précédemment représentés ».
Dans l’arrêt Motte (C247-84), elle valida la loi belge de 1977 sur la santé des
consommateurs, dont l’art. 4 (encore en vigueur) dispose que l’avis du Conseil supérieur
d’hygiène concernant les additifs alimentaires porte sur leur « nocivité » mais aussi « sur la
nécessité, l'utilité et l'opportunité de l'emploi de l'additif »231. L’avocat général se demandait si
on avait « réellement besoin de colorer les œufs de lump en rouge ou en noir », le requérant
ayant importé de RFA ces produits alors que le droit belge interdisait les colorants en question
pour les œufs, mais les autorisaient pour d’autres aliments. La CJCE notait qu’outre la
nocivité, le critère du « besoin » était conforme à l’ « orientation commune […] tendant à
limiter l'emploi d'additifs dans la mesure du possible ». Elle soulignait que selon un rapport
scientifique (soutenu par la Commission232), la preuve devait être apportée « que l’utilisation
envisagée répond à un besoin qui peut être d’ordre technologique ou économique ou encore,
en ce qui concerne les aromates et les matières colorantes, de caractère organoleptique ou
psychologique », évoquant par ailleurs les « habitudes alimentaires » nationales. Elle citait
alors la notion de « besoin réel » formulée dans l’arrêt Sandoz. Dès lors, si l’Etat belge
constatait « l’existence d’un besoin réel de colorer une denrée de ce type, compte tenu des
habitudes alimentaires », il devait autoriser l’importation d’œufs colorés. Selon la Cour,
l’évaluation réglementaire devait tenir compte, outre de la recherche internationale, des
travaux du comité scientifique communautaire de l’alimentation, eux-mêmes évalués « à la
lumière des habitudes alimentaires propres à l’Etat membre importateur ».
Evoquant ces deux arrêts, Ch. Noiville signalait que si le droit communautaire tendait à
cadrer l’évaluation en termes de risques, la présence de vin, de produits chimiques, etc.,
révélaient « à l’évidence un jugement de valeur sur l’utilité de ces marchandises » : « évaluer
soigneusement l’utilité de ces produits – éradication d’une maladie, protection des plantes,
amélioration de la qualité des aliments, accroissement de la productivité, etc. – s’avère alors
un outil incontournable d’aide à la décision », soit à décharge (un produit peut être dangereux
mais utile) soit à charge (le produit présente un risque minime néanmoins injustifié). En
l’absence d’une telle prise en compte, l’administration évalue de « manière implicite, voire
231
Loi (belge) du 24 jan. 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les
denrées alimentaires et les autres produits. L’art. 4 reste en vigueur malgré les modifications ultérieures.
232
Rapport du 22 fév. 1980 du Comité scientifique de l’alimentation humaine, ayant fait l’objet de la
recommandation de la Commission du 11 novembre 1980 (JO L 320, p.36).
737
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
empirique »233. Outre la présence du critère de la moralité dans le droit des brevets (et même
aujourd’hui de l’environnement234), on soulignera ici d’abord l’importance de la procédure
d’harmonisation et de construction européenne qui a contribué tant à assouplir la
réglementation qu’à la centraliser ; ensuite, l’acceptation par la CJCE, au début des années
1980, de la notion de « besoin » et d’ « habitudes alimentaires », certains Etats étant plus que
sceptiques face aux innovations agro-alimentaires en matière d’additifs. Enfin, ce qu’on
qualifie aujourd’hui d’ « éthique » n’était aucunement posé en ces termes à l’époque,
puisqu’il s’agissait plutôt d’évaluer des risques, certes minimes mais néanmoins réels comptetenu des connaissances scientifiques et des comportements alimentaires. La Cour évoque à cet
égard ce qu’on appelle aujourd’hui « l’effet cocktail »235. Or, dans cette évaluation sanitaire, il
était impératif de prendre en compte les « habitudes » et le « besoin réel notamment d’ordre
technologique ou alimentaire », mais pouvant aussi être « organoleptique ou psychologique ».
En revanche, on ne pouvait exiger de démontrer la présence d’une « demande sur le marché »
qui allait à l’encontre du marché commun. Or cet argument demeure utilisé aujourd’hui alors
même que son sens a changé, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’autoriser l’accès d’un
produit allemand en Belgique : le « marché commun » s’est mondialisé.
En raison notamment de ces restrictions juridiques, le CEES aborda la question
« éthique » de façon indirecte, moins explicite mais aussi moins « explosive », en
s’interrogeant sur la fiabilité du dispositif d’étiquetage. Certains membres affirmèrent en
séance que les fleurs étant souvent offertes, l’importance du caractère « éthique » de celles-ci
en serait accru (ce qui concerne tant les conditions de travail que la modification génétique
elle-même, dans la mesure où le consommateur peut ne pas souhaiter acheter
involontairement des fleurs GM et que le dispositif d’étiquetage demeure « fragile »).
Soulignons que si l’entreprise ne dissimule pas sur son site le caractère GM de sa gamme
« Mooncarnation », elle ne le met pas non plus en valeur, préférant montrant des images
idylliques de volcans enneigés236. L’ « éthique » fut néanmoins abordée explicitement par
233
Ch. Noiville, loc. cit.
L’accord ADPIC (ou TRIPS, sur la propriété intellectuelle) de l’OMC (1994-95) prévoit, comme exception à
la brevetabilité, la protection « de l’ordre public ou la moralité, y compris pour protéger la santé et la vie des
personnes et des animaux ou préserver les végétaux, ou pour éviter de graves atteintes à l’environnement » (art.
27, al.2). On se plaît à imaginer le nombre d’inventions qui pourraient être considérées comme non-brevetables…
et on rappelle qu’au début du XXe siècle, les bonnes mœurs étaient invoquées, en France, pour refuser la
brevetabilité des méthodes et appareils de contraception. Sur l’Office Européen des Brevets, cf. Hermitte,
L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant. Cf. aussi B. Edelman, : « Vers une approche juridique du
vivant », in L’homme, la nature, le droit (Bourgois, 1988), 27‑39.
235
« Toutefois, un tel risque ne peut être exclu dans la mesure où le consommateur absorbe en outre des quantités
de vitamines incontrôlables et imprévisibles avec d’autres aliments » (arrêt Sandoz, p.2462).
236
http://www.florigene.com/product/production.html. Il faut aller sur l’onglet « Regulatory » pour savoir que ces
fleurs sont GM et obtenir un certain d’informations sur la procédure utilisée. Conformément à la directive
2001/18/CE, un dispositif d’étiquetage est toutefois prévu en Europe, sur lequel le CEES s’est prononcé.
234
738
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
deux avis divergents. Signé par divers membres237, le premier avis affirme que « le seul
intérêt de cet OGM décoratif est un gain financier pour le détenteur du brevet ». Evoquant des
« PGM « de loisir » », cet avis divergent évoque la question du « positionnement de l’être
humain par rapport aux autres espèces vivantes : peut-on fabriquer un organisme vivant qui
n’existe pas naturellement et déposer un brevet sur ses gènes » ?
Cette question peut paraître futile lorsqu'il s'agit de plantes auxquelles notre civilisation
n'accorde guère plus de respect qu'à des objets industriels, mais elle l'est moins pour un chat
vert ou un chien bleu […] A l’heure où un premier poisson transgénique pour aquarium est
commercialisé à Taïwan, nous devrions rajouter une question à [la grille d’analyse des
dossiers d’importation] : « la modification proposée est-elle éthiquement acceptable ? ».
Nous estimons que l’homme ne peut pas modifier les espèces comme bon lui semble. La
modification de la couleur d’une fleur relève plus du jeu que de l’intérêt sociétal et ne nous
apparait pas comme éthiquement acceptable. »
Le second avis (FNE) était plus rude, évoquant une « réalisation aussi orgueilleuse que
futile » manifestant « la domination de la nature par l’Homme, son asservissement à ses
fantaisies », le cartésianisme et « l’idéologie dominante actuelle des technosciences ».
S’appuyant sur Darwin lui-même, il évoquait la naissance d’une « autre philosophie morale »
au XXe siècle insistant sur le fait que l’homme était « partie intégrante » de l’environnement,
ce qui conduit à étendre « la considération morale […] à tous les êtres, et non plus seulement
aux membres de la tribu élargie et aux quelques êtres charismatiques de statut intermédiaire ».
En bref, cet avis formulait la critique écocentrique élaborée par l’éthique environnementale,
égratignant au passage l’anti-spécisme de Singer. Loin de se cantonner à un point de vue
éthique restreint à la « moralité subjective », l’avis concluait en affirmant :
« L'orientation éthique, constituant le cadre général de toute action […] ne saurait être
tranchée a priori sans un vaste débat public. FNE demande aux autorités de favoriser la mise
en oeuvre de ce débat avant de prendre des décisions qui en anticiperaient l'issue. Dans ce
contexte, le présent dossier prend un caractère symbolique, du fait de la caricature qu'il
représente de la morale baconienne. Bien que rien, en ce cas de portée limitée, ne semble être
vraiment irréversible, le message qu'apporterait une éventuelle autorisation serait significative
du dédain des décideurs quant au problème éthique majeur de l'époque moderne. »
La deuxième recommandation, de 2015, aborda plus franchement la question. Tout en
reprenant la formulation précédente sur l’utilité sociale, elle ajoute, sous une rubrique
« éthique » :
« Pour certains membres du CEES 238, la modification génétique […] dans un simple but
ornemental n’est pas justifiable d’un point de vue éthique. Le développement de ces œillets ne
répond ni à une besoin agronomique, ni à une demande des consommateurs ; la seule
valorisation économique au profit du pétitionnaire ne suffit pas à justifier l’autorisation […]
de ces œillets transgéniques, qui participe d’une instrumentalisation du vivant à des fins de
loisir.
D’autres membres du CEES rappellent que depuis la domestication des espèces […] l’homme
les a sélectionnées […]. Ils soulignent que la modification des couleurs ou la création de
237
Amis de la Terre, Confédération paysanne, FNAB (Fédération nationale de l’agriculture biologique),
Greenpeace et UNAF (Union nationale des associations familiales).
739
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nouvelles formes au sein des espèces à destination ornementale, à l'instar de la sélection et de
l’amélioration des espèces cultivées (céréales, légumes,…), sont des activités ancestrales.
Compte tenu de ce constat et de cette analyse, ils considèrent que ce dossier ne présente pas
de question éthique particulière ou nouvelle. »
Elle précise ensuite de nouveau les deux positions239. La position opposée aux PGM
qualifiées « de loisir » reprend une partie de l’argumentation des positions divergentes de
2010. Elle souligne en particulier que les fleuristes introduisent depuis « toujours » du bleu, le
cas échéant, dans les bouquets, en faisant appel à la diversité florale, et que l’intérêt du
produit ici examiné est essentiellement lié au brevet déposé240 : « le seul intérêt de cet OGM
décoratif est un gain financier ». Elle ajoute que « le CEES ne peut s’exonérer de répondre
aux questions éthiques soulevées ». Le débat éthique qui n’eût pas lieu, ou à peine, en 2010,
fut ainsi formulé de façon plus nette en 2015, les positions divergentes étant intégrées au sein
de la recommandation, tandis que la position « neutre » ou « favorable » vis-à-vis des œillets
était davantage développée. Saisi à nouveau, en 2017, par la même entreprise, le CEES
formula une brève recommandation, qui renvoyait à sa recommandation de 2015 – les enjeux
n’ayant pas changé. Elle ouvrit toutefois la voie à l’organisation d’une réflexion plus large sur
la « question des modifications à vocation ornementale ou esthétique »241.
L’analyse de ces recommandations met en évidence la gêne suscitée par ces questions,
l’intérêt manifesté par le comité – ou une partie du comité – pour celles-ci, et l’évolution du
CEES dans la manière de les aborder. Outre les questions – majeures – d’agenda,
d’organisation du travail et relatives aux stratégies des parties prenantes (nonobstant les
démissions ayant affecté le travail du CEES), on identifiera deux obstacles empêchant un tel
débat. D’une part, un certain nombre de parties prenantes pensent qu’il n’a pas lieu d’être.
Elles considèrent en effet, sur le fondement d’une position quasi-rawlsienne, que ces
questions éthiques ne peuvent et ne doivent être traitées qu’au niveau individuel (« l’utilité
éventuelle d’un produit doit être laissée à l’appréciation des consommateurs et du marché »).
D’autre part, outre les difficultés techniques d’organiser un tel débat, les membres inclinent
238
Contrairement à la recommandation de 2010, les membres en question sont ici cités en note.
HCB, « Avis relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets génétiquement
modifiés FLO-40685-1 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées. », 14‑15. La seconde
position est reprise quasiment à l’identique du texte déjà cité.
240
Il est théoriquement possible de créer des couleurs artificielles à partir d’une sélection végétale classique,
protégée par certificat d’obtention végétale (COV) et non par brevet, ce qui implique que la variété créée puisse
être re-travaillée (sans versement de royalties) par d’autres sélectionneurs que le détenteur du COV
(contrairement au brevet).
241
« Après expertise du dossier actuel par le Comité scientifique du HCB, il apparaît qu'entre ce dossier et les
deux dossiers traités précédemment par le CEES en 2015, il n'y pas de différence significative au plan
économique, éthique et social justifiant l'élaboration d’une nouvelle recommandation. Le CEES du HCB invite
donc les autorités compétentes à s’appuyer sur les éléments formulés dans sa recommandation du 10 Septembre
2015 pour examiner le dossier actuel. Il n’exclut toutefois pas de s’autosaisir, dans le futur et de façon plus large,
de la question des modifications à vocation ornementale ou esthétique » (HCB, « Avis relatif à une demande de
renouvellement d’autorisation de mise sur le marché d’œillets génétiquement modifiés FLO-40644-6 à des fins
d’importation et de commercialisation de fleurs coupées. »)
239
740
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sans doute à penser que leurs positions sont irréconciliables (la conception selon laquelle il
s’agirait d’une production « aussi orgueilleuse que futile » fut assimilée, sur un ton qu’à
moitié humoristique, à une position « créationniste » par un adversaire). Outre ce dossier des
œillets, ces raisons ont sans doute joué un rôle dans la réticence plus générale d’évoquer les
questions éthiques, malgré la demande pressante de certains membres. Contrairement à la
première recommandation, de 2010, celle de 2015 eut le mérite de mettre en scène ces
positions irréconciliables242. Toutefois, étant donné la mission conférée au CEES par le
législateur, donc par les citoyens, il serait logique qu’il passe outre ces deux obstacles, afin
que l’éventail des réponses et des problèmes posés puisse être déployé.
D’abord, si la position pluraliste (« quasi-rawlsienne ») est légitime, elle ne devrait pas
pouvoir être utilisée pour bloquer un débat éthique, ce qui conduit à un paradoxe autoréfutatif puisqu’une conception libérale, pluraliste, est mobilisée pour mettre en doute la
légitimité même d’un débat – qui doit faire valoir la pluralité des arguments. La
recommandation soulignait en outre qu’une partie du comité considérait que « de telles
considérations ne sont pas du ressort du CEES » – ce qui est juridiquement inexact
puisqu’elles font partie des attributions spécifiques du Comité économique, éthique et social,
et qu’en outre, on peut aisément mettre en doute l’idée que ce débat serait « éthique » plutôt
que social, politique, économique et environnemental. Refuser la légitimité du débat revient,
d’autre part, à renvoyer la décision aux individus, c’est-à-dire soit aux consommateurs, soit
aux citoyens. Dans le second cas, la nécessité d’organiser le débat a été posée par le
législateur. Dans le premier cas, on est renvoyé à l’opposition entre « comportements réels »
et
« opinions »
citoyennes :
la
conception
pluraliste
conduit
au
problème
de
gouvernementalité des conduites qu’on a mis en évidence en examinant la question de
l’alimentation carnée et du soja243. Ou, pour reprendre la formule de M.-A. Hermitte, « toute
nouveauté, même plébiscitée par le marché, donc par le public, n’est pas bonne pour l’intérêt
général »244 ; en l’espèce, la nouveauté n’était pas plébiscitée par le marché, et on peut
s’interroger sur la nature de ce « donc ».
A la lumière du débat de 2010, on peut considérer que le bien-fondé de la modification
ornementale ne fut pas abordée d’abord pour des raisons juridiques, ensuite pour des raisons
stratégiques : cela permettait un débat plus « apaisé ». L’exclusion de cette question conduisit
toutefois à la rédaction de deux avis divergents insistant lourdement sur la question de l’utilité
sociale d’une telle modification : peut-on autoriser des PGM de « loisir » n’apportant qu’un
242
Cf. Francis Chateauraynaud, « L’histoire des OGM n’est pas une controverse ratée mais un conflit réussi »,
Académique, Socio-informatique et argumentation, (1 décembre 2010); Andrew Lugg, « Deep Disagreement and
Informal logic: No Cause for Alarm », Informal Logic VIII, no 1 (hiver 1986).
243
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.ii
244
Hermitte, L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant, 20.
741
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
bénéfice à l’entreprise en question, sans aucun transferts de technologie et bénéfice apparent
pour le pays producteur, dans la mesure où le bien proposé ne répond pas à un besoin « réel »,
c’est-à-dire que nonobstant la fantaisie réelle de certains consommateurs, le marché européen
et latino-américain ne seraient pas impactés par ce dossier, quelle qu’en soit l’issue ? Ne fautil pas, dès lors, poser la question en termes de projet sociétal global ? Six ans plus tard, le
généticien P. Gaudray, membre du CCNE (Comité consultatif national d’éthique) et qui
siégea, à ce titre, au HCB, se demandait également, suite à une autorisation de la FDA
concernant des « champignons de Paris modifiés, via des CRISPR, pour ne jamais noircir », si
on a « réellement besoin de modifier durablement ces organismes vivants dans un tel but
? »245 Il est évident que ce débat ne peut être évacué : la question est de savoir d’une part si le
CEES est bien le lieu de ce débat, comme l’affirme la loi de 2008, et le cas échéant de quelle
manière celui-ci doit être organisé, et d’autre part d’analyser les blocages non seulement
politiques, mais aussi théoriques qui empêchent un tel débat. Il faut d’abord souligner que non
seulement « les aspects éthiques ne [s’expertisent] pas »246, mais que poser l’éthique en tant
qu’expertise constitue un déni de démocratie247 et qu’il est de toute façon illusoire de penser
que le CEES « trancherait » le débat ou le « confisquerait » : à l’instar d’autres comités
éthiques, il ne peut qu’aider à l’éclaircir. En ce sens, le CEES peut bien effectuer, de manière
générale, une sorte de « synthèse des connaissances »248 ou, plutôt, des problèmes identifiés,
entre autres par la philosophie politique, morale et l’éthique de l’environnement. En rester à
un « éclaircissement philosophique » aboutirait toutefois à dissocier la casuistique du CEES
d’une réflexion éthique générale comme le font d’autres instances. Or c’est précisément cette
idéalisation de l’éthique qui d’une part la rend peu opérante au plan politique et lui ôte toute
effectivité juridique et qui d’autre part conduit à une morale abstraite, fondée sur l’opposition
entre des positions irréconciliables et idéologiques. Bref, c’est précisément le fait de séparer
l’éthique de la réflexion politique, économique et sociale qui la rend idéologique et qui
conduit à rendre le débat irrationnel.
Sur le plan d’une analyse générale, on remarquera d’abord qu’opposer « la maîtrise de
la nature » et « l’instrumentalisation du vivant à des fins de loisir » au « caractère ancestral »
de « la modification des couleurs ou [de] la création de nouvelles formes au sein des espèces à
destination ornementale » conduit à idéologiser ce débat plutôt qu’à élaborer une réflexion
théorique. D’abord, l’énoncé sur la « maîtrise de la nature » est vide de sens249 ; ensuite,
essayer de justifier le génie génétique par la domestication des espèces, c’est dire, avec Marx,
245
Léa Galanopoulo, « Quelle éthique pour les ciseaux génétiques ? », CNRS Le journal, 20 juin 2016.
Noiville, « L’expertise du CEES... »
247
Cf. sur ce point et à propos de la Charte de l’environnement, supra, 2e partie, section I.3.
248
Noiville, « L’expertise du CEES... »
249
Nous l’avons montré tout au long de ce travail, mais voir en part. 1e partie (et section VII) et 2e partie, section
I.4.b, le commentaire de Heidegger et la critique de la notion d’opérationnalité (section III.3).
246
742
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
que l’ingénierie génétique constitue une forme de « travail »250 : certes, mais cela ne dit rien
sur la valeur de ce travail. Cet argument est la reprise de celui élaboré par les institutions
internatioanles au début des années 1990 afin de vendre le projet biotechnologique251. Il
conduit à opposer « l’artificialisation de la nature » à la « naturalisation de l’artifice » : cela
aboutit soit à soutenir la thèse de la « disparition de la nature » et de la « fin de l’histoire » soit
à naturaliser l’ensemble des artifices. Dans les deux cas, on amalgamera la bombe atomique à
la fourmilière plutôt que de poser un continuum nature/artifice sur lequel existe plusieurs
degrés (le sapin de Noël en plastique est « plus artificiel » que le sapin issu d’une sapinière,
lui-même « plus artificiel » qu’un sapin poussant spontanément)252. Il faut affirmer, avec
Horkheimer, l’impossibilité de fixer une frontière fixe et la nécessité d’en établir : c’est entre
autres ce que fait le droit, ce qu’on analysera en étudiant l’arrêt de la CJUE sur la mutagenèse.
Dans la mesure où le rôle du CEES consiste aussi à « éclairer les pouvoirs publics » et à
l’informer sur les rapports de force en vigueur, et que selon Rawls et Habermas il peut être
justifié, dans certains cas, d’invoquer les conceptions « privées » lorsqu’elles sont de nature à
« éclairer le débat », on peut se demander si le CEES n’aurait pas eu à intérêt à évoquer
l’encyclique Laudato Si’ (§131-135) et d’autres textes analogues émanant d’autres institutions
religieuses ou athées. Selon le Vatican, « il est difficile d’émettre un jugement général » sur
les OGM. Il rappelait que les « mutations génétiques […] sont très souventes produites par la
nature » et que « même celles provoquées [par l’homme] ne sont pas un phénomène
moderne », évoquant la domestication et « autres pratiques anciennes et universellement
acceptées »253 tout en soulignant la différence de rythme. Le Vatican affirmait en sus la
nécessité d’une évaluation au cas par cas, l’idée que « l’intervention légitime est celle qui agit
sur la nature « pour l’aider à s’épanouir dans sa ligne, celle de la création, celle voulue par
Dieu » et la nécessité de « financer les diverses lignes de recherche ». Il est peu douteux que,
dans le cadre d’une réflexion éthique, et s’agissant en particulier d’un dossier posant ces
questions-là, le gouvernement aurait été intéressé de connaître la position de l’Eglise romaine.
En restant à ce niveau général d’analyse, mais particulièrement approprié pour ce dossier, on
remarquera d’une part qu’un ensemble de voix très diverses considèrent qu’on ne peut pas
modifier le vivant ou l’environnement de n’importe quelle manière pour des raisons dites
« éthiques », et que c’est précisément l’une des raisons qui conduit de nombreux Etats
européens à n’autoriser aucune culture GM sur leur territoire.
250
Cf. supra, 2e partie, section I.3 sur « l’exploitation de la nature ».
Cf. infra, section IV.3.c
252
Larrère et Larrère, Penser et agir avec la nature, chap. V. Nous leur empruntons l’exemple du sapin et l’idée
du continuum, et l’exemple de la bombe atomique à la lettre de Fern Wickson, « What Is Nature, If It’s More than
Just a Place without People? », Nature 456, no 7218 (novembre 2008): 29‑29. Katz préfère l’exemple du dépôt de
déchets toxiques et du tas de compost (in « Le grand mensonge... », 368.).
253
Nous soulignons. On sait que ce n’est plus le cas aujourd’hui (avec l’anti-spécisme radical).
251
743
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Or le droit peut tout à fait prendre en compte cette question éthique via le principe de
proportionnalité utilisé en droit des données personnelles – bien que ce principe, comme nous
l’avons montré, a lui-même des limites graves dans la mesure où l’analyse exclusivement
casuistique et l’absence d’interrogations concernant les normes techniques conduit au function
creep le vidant de sa substance254. En n’évaluant les OGM qu’au prisme du risque sanitaire et
environnemental – nonobstant la directive 2015/412 –, le droit a fait de l’éthique une question
politique ne pouvant être tranchée qu’arbitrairement, alors que la prise en compte de la
légitimité de la modification génétique envisagée au regard de son utilité sociale aurait pu
l’être par le principe de proportionnalité. Une jurisprudence aurait pu ainsi être développée
conduisant à hiérarchiser les différents types d’OGM en fonction de leur intérêt économique,
pondérée à l’égard de l’utilité sociale, économique et des « habitudes alimentaires » ou
« esthétiques ». Cela conduirait à hiérarchiser les modifications portant sur les grandes
cultures (soja, maïs, colza), celles visant à améliorer le taux d’amylocpetine dans une patate
afin d’améliorer son utilisation industrielle (dossier Amflora, BASF ayant cessé de la
commercialisé faute d’intérêt économique), celles portant sur des peupliers (une grande partie
du CEES ayant souligné le faible intérêt, à ses yeux, d’une expérience mal pensée en raison
d’une trop grande déconnexion avec les réalités du terrain) et enfin celles sur les œillets. La
question se poserait alors de déterminer le dialogue des juges et de comités comme le HCB,
ceux-ci pouvant apporter un surcroît de savoir-faire qui dépasse largement celui des
« experts » dans la mesure où il s’appuie aussi sur un grand nombre de « remontées du
terrain ».
Il est donc clairement erroné de penser que les questions éthiques ne peuvent être
traitées rationnellement ou qu’elles échapperaient au droit : c’est plutôt le processus
historique de la « controverse OGM » et plus largement de la « société du risque » qui a
conduit à analyser ce dossier exclusivement sous l’angle sanitaire et environnemental,
intégrant progressivement les représentants du « terrain » lesquels ont conduit à réintégrer
l’éthique. Toutefois, au lieu d’affirmer la nature politique, juridique et sociale de ce débat, ils
ont continué à élaborer ce cadre éthique, peut-être plus propice aux affrontements
idéologiques et arrangeant, en ce sens, les deux parties opposées au conflit (du moins, à leurs
yeux, puisqu’il n’est pas évident du tout qu’aucune des deux parties ne sorte gagnante d’une
telle polarisation qui conduit aux résultats que l’on connaît aux Etats-Unis ou au Brésil).
Toutefois, le débat éthique est aussi rendu impossible en raison de l’idée qu’il y a « des
possibles différences d’appréciation culturelle [...] concernant l’importance d’avoir des œillets
bleus », comme le disait un membre du CEES, et que la tolérance libérale exigerait de
254
Cf. supra, 2e partie, sections III.4.b.iv.2.3 et IV.3.a.
744
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
respecter celles-ci. On arrive ici à l’aporie de la conception d’Habermas et de Rawls quant à
la tolérance et au pluralisme irréductible de valeurs : discuter des couleurs des œillets
reviendrait à susciter un affrontement en termes de positions de principes ne pouvant être
résolu de façon rationnelle. Mais c’est précisément le fait de cadrer ce débat en termes
« éthiques » qui conduit à une telle irrationnalité : en réalité, comme le montre les arrêts de la
CJCE sur les additifs alimentaires, il est tout à fait possible de mener un débat rationnel sur
ces questions. Il ne s’agit pas d’opposer des « positions de principe » ni la Raison à
l’irrationnel, ni même l’économie à l’éthique. Les opposants à toute prise en compte du
besoin social ajoutent que « l’utilité éventuelle d’un produit doit être laissée à l’appréciation
des consommateurs et du marché » : cette position n’est pas seulement le résultat de
l’inefficacité du « socialisme démocratique » ou de la planification, comme dit Habermas,
mais le résultat d’une position libérale éthique qui affirme la primauté du choix individuel, en
raison précisément de l’impossibilité d’établir un consensus sur les valeurs. Elle se fonde
donc tant sur un constat économique (les Etats-Unis ont « gagné » la guerre froide, éclipsant
au passage que le marché n’existe qu’en tant qu’il est planifié) que métaphysique : il serait
impossible de débattre rationnellement des valeurs. Cependant, il ne s’agit précisément pas de
débattre d’éthique mais de prendre en compte « l’énoncé de l’anthropocène » comme
fondement du politique. Il y a unanimité pour affirmer que le fonctionnement actuel du
marché est la cause immédiate de la crise environnementale. Cela, le libéralisme l’admet,
mais les théories de Rawls et d’Habermas ne parviennent pas à le prendre en compte,
puisqu’elles relativisent l’environnement, considéré comme une valeur comme les autres255.
Pour implémenter le principe de proportionnalité, la notion de bilan environnemental
est nécessaire. Comme nous l’avons montré en étudiant le nazisme, un tel bilan exige d’abord
de recontextualiser les politiques dans leur cadre général plutôt que de se restreindre à un
objet défini ; il requiert de prendre en compte le long terme ; enfin, il conduit à prendre en
compte l’intentionnalité des projets comme élément-clé, sans lequel il n’est pas possible de
les comprendre. D’autre part, si « l’énoncé de l’anthropocène » ne conduit qu’à poser de
façon formelle l’agencement environnemental comme valeur, et par suite la démocratie
environnementale comme valeur formelle et procédurale, il est possible par la suite
d’identifier un certain nombre de critères permettant de mener une analyse rationnelle
distinguant les différents agencements environnementaux : soit par une analyse purement
logique et positiviste qui montre qu’une valeur ou qu’une politique contredit son fondement
(la misogynie contredit le fondement qu’est l’énoncé de l’anthropocène), soit par une analyse
politique, historique, sociologique et philosophique qui montre la prégnance de certains
255
Cf. supra, « Introduction générale » et 2e partie, section I.1I, en part. sur la « démocratie environnementale ».
745
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
critères normatifs utilisés au-delà des oppositions dites irréductibles (le critère de
décentralisation des techniques, défendu par Kropotkine, Otto Strasser et Lewis Mumford).
En matière d’OGM, il est sans doute possible d’élaborer, avec les sciences sociales, la
philosophie morale et politique et la théologie un certain nombre de critères qui font
consensus. Ces critères eux-mêmes renvoient à une réalité environnementale et économique
qui est celle de la crise environnementale, donnant à certains d’entre eux davantage de force
que d’autres. Interdire la modification du vivant en général parce qu’on est contre constitue
un critère formel issu d’un « fondamentalisme éthique », c’est-à-dire fondé sur une position se
prévalant du caractère absolu d’une valeur ; en revanche, s’opposer à la modification d’une
plante à des fins ornementales peut se justifier tant sur un fondamentalisme éthique que sur
une appréciation plus objective.
Pour effectuer celle-ci, il faut analyser d’une part le circuit commercial des œillets,
comme l’a fait le CEES : élaboré par une firme australienne (aujourd’hui japonaise),
détentrice des brevets et s’abstenant de tout transfert de technologie, qui utilise de la maind’œuvre peu chère produisant des fleurs envoyées à Rotterdam et de là « dispatchées » chez
les fleuristes de France et de Navarre, en particulier à l’occasion de la Saint-Valentin.
L’analyse de la chaîne juridico-commerciale soulève en elle-même un certain nombre de
questions éthiques, avec en bout de chaîne le consommateur. Celui-ci ne recevra
probablement jamais l’étiquette soulignant que la fleur qui lui a été donnée ne doit pas être
mangée et qu’elle est le résultat d’une longue chaîne logistique et d’une modification
génétique, comme l’a souligné le CEES. Si d’aventure il se reportait sur le site de l’entreprise,
il verrait des belles montagnes et des volcans enneigés. Ce problème n’est pas, comme le
souligne le CEES, en tant que tel spécifique aux OGM ; mais il se pose d’autant plus qu’une
partie de la population ne souhaite pas participer au développement des biotechnologies. C’est
pourquoi les questions d’éthique sont particulièrement traitées lorsque le CEES examine les
questions d’étiquetage, dans la mesure où il s’agit du bout de la chaîne de « certification »
permettant un « commerce équitable » et donc le « libre-choix » du consommateur sur lequel
la théorie économique se fonde. En l’espèce, on ne peut guère parler de libre choix du
consommateur, puisque ni les fleuristes, ni ceux qui offriront des fleurs, ne sont susceptibles
de mettre en valeur cette étiquette, pure formalité juridique.
Sans identifier a priori ces œillets GM à de « l’art », évaluer leur valeur exige toutefois
d’analyser les rapports entre l’art et l’environnement dans la mesure où il s’agit de
modifications esthétiques. Pour cela, il faut évaluer la possibilité qu’une valeur (ici l’œillet
modifié) entre en contradiction avec son fondement (l’environnement) ou au contraire
conduise à le soutenir ou à y être indifférent. On peut ainsi soutenir qu’aimer l’art
contemporain permet d’apprécier davantage l’environnement, ou l’inverse ; ou on peut
affirmer au contraire qu’il vaut mieux préférer l’art classique, par exemple les tableaux
746
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
romantiques ou la peinture de paysage. On peut soutenir que telle forme d’art contemporain
favorise davantage le « sentiment de nature » que telle autre, par exemple le land art ou les
performances de Joseph Beuys256 plutôt que « l’art post-biologique » d’Eduardo Kac257 qui,
en 2000, conçu avec l’aide (non autorisé) du chercheur de l’INRA L.-M. Houdebine un lapin
vert fluorescent. On peut aussi soutenir que l’œuvre de Kac, par son caractère provocateur et
nonobstant son discours ou ses positions propres, interroge le public sur la légitimité des
OGM (organismes génétiquement modifiés) voire, de façon plus générale, sur le
« prométhéisme » de l’homme moderne, et participe donc d’une réflexion utile pour la « crise
environnementale » ; ou au contraire, conformément à une opinion répandue, qu’elle favorise
ce « prométhéisme » ou/et les projets de l’ingénierie génétique qui constitueraient en euxmêmes, selon cette même opinion, des menaces sur l’homme et sur l’environnement. Evaluer
le rapport de l’art, ou plutôt de telle ou telle forme d’art, à l’environnement en tant que
fondement, doit d’une part passer par la médiation nécessaire de l’environnement comme
valeur : est-ce un art qui mène à apprécier, ou à déprécier l’environnement ? Cela doit aussi
mener à s’interroger sur les questions complexes relatives à l’œuvre, à l’intention, à sa
signification, à l’interprétation, à son contexte, etc., que nous avons effleuré en lisant
Heidegger, et par conséquent sur la possibilité même ou le caractère souhaitable d’essayer de
déterminer objectivement ce rapport de l’art à l’environnement. Mais il faut ici souligner deux
choses. D’une part, le rapport entre l’art (en général ou tel ou tel art) est l’environnement
semble être moins évident ou direct, et donc moins « important », que celui, par exemple,
entre croissance et environnement, d’autant plus que les ambiguïtés et les équivoques de l’art
constituent de façon intrinsèques l’art en tant que tel, rendant tout débat objectif sur ces
rapports sinon impossible comme le soutiendraient certains, du moins indubitablement
difficile. La croissance n’est pas simplement une valeur parmi d’autres (comme l’est l’art, et
l’art contemporain une valeur parmi d’autres), mais le principe de légitimité ultime, qui
repose lui-même sur le fondement qu’est l’énoncé de l’anthropocène. La question de savoir si
la croissance en tant que valeur entre en contradiction ou non avec l’environnement est
controversée ; mais il est sans aucun doute possible d’affirmer que tel ou tel produit ou action
économique est plus polluante que telle autre. Ainsi, dans la mesure où l’œillet de Florigene
n’est pas présenté en tant qu’œuvre d’art ni n’a vocation à être produite en série limitée, mais
au contraire en masse – moment où l’art peut se confondre avec le commerce –, il est à
analyser autant en tant qu’objet esthétique que commercial. Or la capacité même de distinguer
des « OGM de loisir », ou des usages esthétiques ou artistiques des constructions génétiques,
256
Cf. la bibliographie in Bibliothèque publique d’information (centre Pompidou), « Climat • Art et écologie
depuis les années 1960 », Sélection, Balises.bpi.fr, (3 novembre 2015).
257
Eduardo Kac, « GFP Bunny », in Eduardo Kac: Telepresence, Biotelematics, and Transgenic Art (Maribor:
Kibla, 2000), 101‑31.
747
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
pose problème. L’art accompagne souvent les programmes d’ingénierie génétique, certaines
expériences esthétiques présageant, ou suivant de près, la recherche industrielle. Il en est ainsi
du premier steak fabriqué in vitro (à partir de grenouilles), mangé à l’exposition L’art biotech
de Nantes en 2003258. Le premier projet analogue, mené par la NASA, avait été autorisé en
1995 par la FDA, mais il fallut attendre la présentation médiatique d’août 2013, à Londres,
par l’équipe de recherche de Mark Post, de l’université de Maastricht, pour qu’un burger in
vitro (cette fois-ci fait à partir de cellules bovines) soit offert à la dégustation 259. On ne peut
ignorer, de plus, que les aspects récréatifs sont un élément fondamental d’« acceptabilité »
d’une technique – parfois de façon intentionnelle260. C’est pourquoi l’approche casuistique du
CEES, qui s’étend en une évaluation « holistique », peut prendre en compte la nature
esthétique des œillets en montrant qu’ils s’insèrent dans un projet général. Il n’est pas
nécessaire de postuler une intentionnalité consciente, comme le fait le conspirationnisme
(partiellement justifié en ce qui concerne la biométrie), pour utiliser le concept
d’intentionnalité. « Les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives
[…] ne cherchons pas l’état-major qui préside à sa rationalité […] la rationalité du pouvoir,
c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent […] qui,
s’enchaînant les unes aux autres, s’appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et
leur condition, dessinent finalement des dispositifs d’ensemble : là, la logique est parfaitement
claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu’il n’y ait plus personne pour les avoir
conçues et bien peu pour les formuler »261. Tout comme la souveraineté ou « l’unité globale
d’une domination », le projet biotechnologique (nanotechnologique, biométrique, etc.) n’est
pas une donnée initiale ni, le plus souvent, consciemment élaborée, mais la « forme
terminale » d’un réseau local de relations de pouvoir. C’est pourquoi l’analyse politique
(plutôt qu’une analyse éthique abstraite) des œillets GM doit prendre en compte, via une
analyse indissolublement casuistique et « holistique », non seulement les « valeurs » qui ne
font que refléter les goûts de certains groupes sociaux, mais surtout ce projet général. Faute de
le faire en s’appuyant sur une argumentation qui dépasse l’opposition stérile entre la critique
écocentrique de l’hubris occidental et la défense non moins justifiée de la science et de
l’économie, le débat s’enlise, ce qui conduit à restreindre le champ d’analyse du HCB malgré
ses efforts pour prendre en compte, conformément à la loi, d’autres facteurs que le risque
sanitaire et environnemental. Or, comme le remarquent les avis divergents, ce projet général
va bien au-delà des questions biotechnologiques puisqu’il s’agit d’un rapport global de
258
Erik Jönsson, « Benevolent technotopias and hitherto unimaginable meats: Tracing the promises of in vitro
meat », Social Studies of Science 46, no 5 (2016): 1‑24.
259
Ibid.
260
Cf. supra sur la biométrie (2e partie, section IV.3.a).
261
Foucault, La volonté de savoir, 124‑25.
748
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’homme à l’environnement et au commerce, rapport dont le droit a exclu la notion d’utilité
sociale, de « besoin », de « traditions alimentaires » ou esthétiques, dès lors qu’il s’agit non
plus d’art (en ce cas, le juge se prononce sur l’ « acceptabilité » d’une exposition) ou
d’hommes (protégés par la notion de dignité) mais de plantes et d’animaux réduits au statut de
marchandise circulant dans un « marché commun » globalisé. L’analyse éthique ne doit pas
partir du « haut » et de la généralité de l’affrontement des valeurs, mais du « bas » pour
ensuite éclaircir les raisons objectives qui motivent cet affrontement qui n’a rien d’irrationnel.
Si elle souligne, enfin, que l’énoncé de l’anthropocène fonde la démocratie environnementale,
dès lors la position se refusant à autoriser les œillets GM nous semble plus rationnellement
fondée que celle qui, au nom de la liberté du commerce et d’un prétendu pluralisme
irréductible de valeurs, prétend laisser au « marché » le soin d’autoriser telle ou telle
innovation, justifiant ainsi la primauté de la croissance sur l’environnement – ce que personne
n’accepte pour la bioéthique alors que celle-ci ne bénéficie d’aucune supériorité par rapport à
l’environnement, puisque la préservation de celui-ci est la condition existentielle de celle-là.
IV.3.c TRANSGENESE
ET
MUTAGENESE
:
LE
DROIT
ENTRE
NATURE ET ARTIFICE
« On pourrait écrire toute une histoire des inventions depuis 1830, qui n’ont vu le jour que
comme armes de guerre du capital contre les émeutes ouvrières262. »
L’arrêt de la CJUE de 2008 sur la mutagenèse montre d’une part comment le droit joue
un rôle actif dans le développement des techniques plutôt qu’une fonction uniquement
régulatrice de l’extérieur et d’autre part comment le droit contribue à tracer la frontière entre
le « naturel » et l’ « artificiel ». Ces deux aspects ont une importance ontologique et pas
seulement sociologique ou anthropologique, puisqu’ils conduisent à souligner que le droit
participe à la production de la « nature », ou du « réel » : l’analyse philosophique du droit
montre ici l’intérêt du concept heideggérien de Gestell qui amalgame droit et technique et
conduit à soutenir la thèse de la « fin de la nature », tout en le nuançant. On peut en effet
utiliser des techniques plus ou moins « artificielles » pour produire la même entité : l’éthanol
peut être produit par synthèse chimique ou par fermentation263. Cette distinction fonda la
divergence d’approche entre les Etats-Unis et l’Europe concernant la réglementation sur les
OGM. Alors qu’outre-Atlantique, il faut montrer qu’une PGM est « équivalent » à une plante
naturelle pour passer « sous le radar de la réglementation » (c’est le « principe
262
Marx, Le Capital, livre I, chap. XIII, §5.
Marschall, « Consequences of the Politics of Autarky... ». La synthèse chimique était, jusqu’aux avancées
biotechnologiques des années 1970, considérée comme plus « scientifique » et « technique » que les méthodes
« artisanales » utilisées dans l’industrie biotechnologique de la première moitié du XX e siècle.
263
749
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
d’équivalence », qualifié de « péché originel qui a conduit à saper la confiance du public »264),
l’UE s’intéresse aux procédés de fabrication : dès lors que de la transgenèse est impliquée,
l’entité produite est qualifiée d’OGM et tombe donc sous la réglementation ad hoc
(l’Académie des sciences ne retient d’ailleurs que cette définition265). Autrement dit, le droit –
en l’espèce le droit des biotechnologies266 –, qui contribue à dire ce qui relève du naturel et de
l’artifice, se fonde aux Etats-Unis sur le produit pour effectuer cette distinction et, en Europe,
sur les procédés utilisés. Aux Etats-Unis, la qualification juridique de l’entité OGM s’appuie
sur une définition « wébérienne » de la technique, qui part des pratiques, tandis qu’en Europe
elle s’appuie sur une définition « phylogénétique » qui part du produit267. Analyser la façon
dont le droit qualifie une entité permet ainsi de montrer comment il opère ces distinctions
entre « naturel » et « artificiel » et comment il contribue à produire de nouveaux procédés et
produits techniques.
Aux Etats-Unis, une entité biotechnologique doit faire l’objet d’une surveillance
spécifique lorsque sa création implique l’usage d’un « parasite » (plant pest) : les
constructions génétiques qui font appel notamment à la bactérie Agrobacterium tumefaciens
sont considérées comme n’étant pas « équivalentes » à des produits « naturels »268, à deux
exceptions près269. En France, la loi n°92-654 définissait un OGM comme un « organisme
dont le matériel génétique a été modifié autrement que par multiplication ou recombinaison
naturelles » (art. 1, b – L.531-1 Code de l’environnement). Cette définition est restreinte par
l’art. 2 (L.531-2), particulièrement abscond et qui évoque les notions d’usage traditionnel et
de technique naturelle :
264
Colin Macilwain, « Rejection of GM crops is not a failure for science », Nature News 525, no 7567 (3
septembre 2015): 7. Celui-ci suscita une controverse durable, présentée au grand public par Hervé Kempf, La
guerre secrète des OGM (Paris: Seuil, 2003), 69‑76; Marie-Monique Robin, Le monde selon Monsanto : de la
dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien (La Découverte, 2008), 186 sq. cf. aussi Les
Levidow, Joseph Murphy, et Susan Carr, « Recasting “Substantial Equivalence”:Transatlantic Governance of GM
Food », Science, Technology & Human Values 32, no 1 (janvier 2007): 26‑64. Le concept d’équivalence est
utilisé en dehors des plantes (Afssa, « Avis sur les huîtres Crassostrea gigas triploïdes ».).
265
Académie des sciences, 2002. Les Plantes génétiquement modifiées. Cf. aussi Marcel Jollivet et Jean-Claude
Mounolou, « Le débat sur les OGM : apports et limites de l’approche biologique », Natures Sciences Sociétés 13,
no 1 (janvier 2005): 45‑53.
266
La notion de « techniques de production naturelles » se retrouve ailleurs ; le sel produit à partir de telles
techniques relève ainsi de la « production biologique » selon le nouveau règlement 2018/848 (cons. 10). Il s’agit
alors de désigner des techniques « mécaniques », par contraste avec l’usage de produits chimiques ou de diverses
formes de synthèse.
267
Pour ces distinctions, cf. supra, 2e partie, section IV.3.a.
268
United States’ Coordinated Framework for Regulation of Biotechnology de 1986 (en vigueur;
https://www.aphis.usda.gov/brs/fedregister/coordinated_framework.pdf); Code of Federal Regulations, Title 7,
part 340 (7CFR Part 340); Alex Camacho et al., « Genetically engineered crops that fly under the US regulatory
radar », Nature biotechnology 32, no 11 (novembre 2014): 1087‑91. Pour un historique concis de la découverte de
la technique utilisant la bactérie Agrobacterium, cf. Kempf, La guerre secrète des OGM, 51‑54, 61, 79.
269
Au motif, précisément, que ces exceptions (œillets et ananas) ne posaient pas de problème de contamination
environnementale en raison de leur (quasi)-stérilité. Si l’APHIS (Département de l’Agriculture) a mis en avant
ces motifs, en continuité implicite avec le principe de confinement, les dossiers concernaient uniquement
l’importation et non la mise en culture (Camacho et al., « Genetically engineered crops that fly... »)
750
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« Ne sont pas soumis aux dispositions de la présente loi les organismes génétiquement
modifiés obtenus par des techniques qui ne sont pas considérées, de par leur caractère
naturel, comme entraînant une modification génétique ou par celles qui ont fait l'objet d'une
utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l'environnement.
La liste de ces techniques est fixée par décret après avis de la commission de génie
génétique270. »
Remarquons que la notion de « technique traditionnelle » était utilisée par la loi de 1888
sur les engrais et demeure utilisée pour la chasse ; en dehors du droit, elle sert souvent à tracer
une frontière entre techniques légitimes et non (par exemple en ce qui concerne la
contraception)271. La directive n°2001/18 fonctionne selon ce même principe. Elle exclut de
son champ d’application la mutagenèse « aléatoire », qui induit des mutations par des
procédés radioactifs ou chimiques puis sélectionne de façon « classique » les mutants. Utilisée
depuis les années 1950272, cette technique jugée « traditionnelle » fut considérée comme ne
posant « donc » pas de danger avéré et donc exclue de la réglementation OGM. Le législateur
suivait ici le concept de « safe food » élaboré par l’OCDE, lequel reposait sur un sophisme
utilisé – et dénoncé – au début du XXe siècle pour justifier l’emploi de pesticides. Au début
des années 1990, l’OCDE, la FAO et l’OMS s’étaient en effet employés à diffuser l’idée
selon laquelle, « du point de vue de la sécurité, il n’y a pas de différence fondamentale entre
les produits traditionnels et les produits contemporains obtenus par les moyens de la
biotechnologie », et que d’ailleurs, les « biotechnologies agricoles » avaient 8 000 ans
d’existence273. Le concept non-scientifique de safe food repose ainsi sur le « bon sens » selon
lequel les nourritures « naturelles » seraient sans danger, et, par voie de suite, les nourritures
« apparentées », et sur des considérations juridiques et économiques rendant difficile sinon
utopique l’évaluation de toutes les entités alimentaires : il conduit ainsi à une confusion de
genres lorsqu’il est présenté comme « concept scientifique ». En effet, en l’absence de
dispositif de vigilance (épidémiologique ou autre), il est impossible d’affirmer qu’une
nourriture « traditionnelle » serait inoffensive. Nonobstant les allergies, on a ainsi identifié
270
Décret n°93-774 modif. par le décret n°98-18 modif. par le décret n° 2007-357.
Cf. supra, 1e partie, section Error! Reference source not found., et note 81, section IV.2.e.iv. L’historien P.
Chaunu qualifiait le coïtus interruptus de « technique traditionnelle » dans un but polémique (cf. Paltrinieri,
« Biopouvoir... »).
272
Elle a été améliorée avec les travaux, dans les années 1970, sur la site-directed mutagenesis, permettant de
cibler des gènes précis. Aujourd’hui, plus de 3 200 variétés, appartenant à plus de 200 espèces, sont répertoriées
dans la Mutant Variety Database (MVD) maintenue par la FAO et l’AIEA, lesquelles ont créé en 1964 la
Division mixte FAO/AIEA des techniques nucléaires dans l'alimentation et l'agriculture (Willi Müller et al.,
Journal of Molecular Biology, vol. 124, n°2, 15 sept. 1978, p. 343-358, cité in FAO et WHO, « Joint FAO/WHO
Expert Consultation on Foods Derived from Biotechnology », 1991. Les chiffres proviennent de la section
spécifique de la FAO et de l’AIEA : Plant Breeding and Genetics Section, « Plant Breeding and Genetics, PBG NAFA », Gouvernemental, AIEA - Plant Breeding and Genetic Section, (s. d.), consulté le 1 juin 2016. La MVD
est en ligne : https://mvd.iaea.org/ . Cf. aussi FAO, « Focus: 40ème anniversaire de la fondation de la Division
mixte FAO/AIEA », Gouvernemental, FAO, (octobre 2004).
273
FAO et WHO, « Joint FAO/WHO Expert Consultation on Foods Derived from Biotechnology ».
271
751
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
par chance des dangers sérieux liés à la consommation de litchis274. Cazeneuve s’indignait de
cette rhétorique en 1908 : « Mais, dira-t-on, voilà près de dix ans qu’on emploie les composés
arsenicaux ; a-t-on constaté des accidents ? »275 Et de mettre en cause l’insuffisance des
examens, les difficultés des analyses chimiques et biologiques, la fiabilité des observations,
les accidents non déclarés ou non diagnostiqués... Dès lors, il prônait la « prohibition radicale
et absolue des composés arsenicaux » : « Non ! Il faut être intransigeant quand il s’agit de
l’alimentation publique. »
Que ce soit par le « principe d’équivalence », selon lequel on considérait une entité
artificielle comme « équivalente » à un produit naturel ; par le concept paradoxal de
« techniques qui ne sont pas considérées, de par leur caractère naturel, comme entraînant une
modification génétique » ; par le concept de safe food qui introduit l’idée de techniques
« traditionnelles » ; ou encore par le raisonnement de la Cour de cassation dans l’affaire sur la
mutagenèse, le droit opère une distinction entre « naturel » et « artificiel », articulée à la
notion de « tradition ». Dans la mesure où qualifier un produit d’OGM conduit à augmenter
les coûts, les entreprises ont tenté de contourner cet obstacle en obtenant le beurre et l’argent
du beurre, c’est-à-dire la capacité d’exploiter les avancées scientifiques et techniques tout en
échappant à la réglementation sur les biotechnologies végétales 276. La technique CRISPRCas9, développée à partir de 2012 et qui depuis fait l’objet d’un nombre d’usages et d’articles
impressionnants, a été l’une des premières en lice pour contourner la réglementation :
contrairement à la mutagenèse « aléatoire », dite « traditionnelle », il s’agit désormais
d’effectuer de la mutagenèse « ciblée » ; on parle en général des NPBT (New Plant Breeding
Techniques)277. A l’exception de certains auteurs, dont Y. Thomas278, on aborde le plus
souvent la question de la qualification juridique en posant d’abord une entité ou un
événement, à l’état de fait, et en s’interrogeant ensuite sur la façon dont le droit doit les
prendre en compte : le « naturel » ou le « social » préexiste au droit qui le saisit ensuite par
274
Paul Benkimoun, « En Inde, l’énigme résolue d’une maladie mortelle », Le Monde.fr, 2 février 2017. Les
allergies sont aussi liées aux habitudes alimentaires (d’où la sensibilité, en Europe, à l’arachide, consommée le
plus souvent crue plutôt que bouillie ; cf. HCB, « Toxicologie et allergologie », 29 sept. 2010, Paris).
275
Cazeneuve, « Sur les dangers... », 145.
276
« The use of technologies, such as null segregants, novel delivery systems, cisgenesis/intragenesis and sitedirected nucleases, may be a deliberate strategy for smaller entities to navigate the US GE crop regulatory
framework » (Camacho et al., « Genetically engineered crops that fly... »)
277
Pour une introduction du fonctionnement biologique de CRISPR, cf. Heidi Ledford, « Five big mysteries about
CRISPR’s origins », Nature News 541, no 7637 (19 janvier 2017): 280. D’autres techniques, notamment les ZFN,
ou zinc finger nucleases, et les TALEN, pour TAL effector nucleases, sont aussi employées, mais moins
maniables. Cf. Khaoula Belhaj et al., « Plant genome editing made easy: targeted mutagenesis in model and crop
plants using the CRISPR/Cas system », Plant Methods 9 (2013): 39. Ces techniques ouvrent un éventail
impressionnant d’utilisations, qui sont loin de se restreindre au végétal. Cf. aussi Jean-Yves Le Déaut et Catherine
Procaccia, « Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière
des nouvelles pistes de recherche » (Paris: OPECST, 14 avril 2017); HCB, « Avis sur les nouvelles techniques
d’obtention de plantes (New Plant Breeding Techniques - NPBT) », 2 novembre 2017..
278
Cf. supra, 2e partie, section 0.
752
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
ses concepts. Or, ici, la qualification juridique d’OGM exerce continuellement une force
productive dans le champ des sciences et des techniques, en incitant certains agents à
développer des techniques qui n’y seraient pas soumises. Dans cette mesure, le droit collabore
avec les sciences et les techniques dans la production de nouvelles entités : il faut accorder au
droit le même statut de production ontologique du réel que le sens commun attribue à la
technique.
IV.3.c.i L’arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018
La visible volonté d’échapper à la réglementation via les NPBT a suscité une nouvelle
controverse dans l’histoire des OGM, qui s’est déployé tant en France qu’au niveau
international ; et une nouvelle crise au HCB279. La Confédération paysanne et d’autres ont
ainsi saisi le Conseil d’Etat afin qu’il annule, d’une part, la décision implicite du Premier
ministre par laquelle il refusait d’abroger l’art. D.531-2 du Code de l’environnement, qui
exclue notamment la mutagenèse de la réglementation OGM ; d’autre part, qu’il lui enjoigne
d’établir un moratoire sur les « variétés tolérantes aux herbicides » (VTH), y compris celles
produites par mutagenèse – et pas seulement par transgenèse280. Suite à cela, le Conseil a posé
une question préjudicielle à la CJUE, qui a conduit celle-ci à définir les statuts respectifs de la
mutagenèse « traditionnelle » et de la mutagenèse ciblée. L’examen de l’arrêt de la CJUE du
25 juillet 2018281 vise à rendre compte de deux points majeurs : comment le droit opère-t-il
pour considérer une technique comme « traditionnelle » ou « naturelle » (c’est-à-dire
employant des procédés biologiques « naturels ») ? Comment le droit appréhende-t-il
l’évolution du temps et l’application, à cet aune, du principe de précaution ? L’importance de
l’arrêt est aisée à comprendre : indépendamment de ce que réserve l’avenir, les requérants
mettaient en cause le non-assujettissement à la réglementation OGM de 52 variétés (46 en
tournesol, 6 en colza), inscrites au catalogue et donc commercialisables, dites « tolérantes aux
herbicides » (VTH) et produites par mutagenèse aléatoire in vitro (donc n’incluant ni la
mutagenèse aléatoire in vivo, plus ancienne, ni les nouvelles méthodes dites « dirigées » ou
« ciblées »)282.
279
L’avis du CS du HCB du 4 avril 2016 sur les NPBT a mené directement ou non à la démission d’un membre
du CS et de près d’un quart des membres du CEES, finalement suivie par celle de la présidente du HCB, Ch.
Noiville. Cf. aussi : Collectif, « Proposition de loi rel. à la mise en place d’un moratoire sur la mise en culture des
semences de colza et de tournesol tolérantes aux herbicides issues de mutagénèse » (Sénat, 29 mai 2017).
280
Conseil d’Etat, Confédération paysanne et al., c. France (n°388649) (3 octobre 2016).
281
CJUE (Grande chambre), « C-258/16 Arrêt » (2018).
282
CJUE, C528-16, conclusions de l’avocat général, §25.
753
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.3.c.i.1 Conséquences juridiques immédiates
La question préjudicielle portait sur quatre points. Première question : les organismes
obtenus au moyen de techniques de mutagenèse (en général) doivent-ils être considérés
comme des OGM au sens de la directive 2001/18 ? L’ « exemption de mutagenèse » prévue
par la directive opère-t-elle une distinction entre différents types de mutagenèse ? Nous
laissons de côté la deuxième question, portant sur l’application de la directive 2002/53
concernant le catalogue des variétés, qui n’a pas d’implication philosophique particulière.
Troisième question : si la directive ne réglemente pas les nouvelles techniques de mutagenèse,
cela empêche-t-il un Etat de le faire ? Quatrième question : la validité de la directive 2001/18
peut-elle être mise en cause au regard du principe de précaution, dans la mesure et si elle ne
soumet pas les OGM obtenus par mutagenèse à un dispositif de suivi, compte-tenu « de
l’évolution des procédés de génie génétique, de l’apparition de nouvelles variétés de plantes
obtenues grâce à ces techniques et des incertitudes scientifiques actuelles sur leurs incidences
et sur les risques potentiels en résultant »283 ?
Les conclusions de l’avocat général étaient plutôt négatives à l’égard des requérants.
Dès lors qu’il y a exemption, la logique impose d’affirmer que les organismes produits par
mutagenèse sont bien des OGM au sens de la directive (§62) ; l’exemption couvre toutefois
tous les types de mutagenèse (pas seulement aléatoire ou « traditionnelle »), hormis celles qui
emploieraient des « molécules nucléiques recombinants ou d’OGM autres que ceux obtenus
par une ou plusieurs des méthodes énumérées à l’annexe I B » (§107). En d’autres termes, les
requérants devraient être déboutés, dans la mesure où la mutagenèse aléatoire in vitro ou
ciblée devrait bénéficier de la même exemption que la mutagenèse « traditionnelle ». Le
rapporteur écartant également tout doute sur la validité de la directive à l’égard du principe de
précaution, le seul espoir des requérants résidait dans la marge nationale d’appréciation
accordée, qui ne s’opposait pas « à ce que les Etats membres adoptent des mesures
réglementant la mutagenèse » (§168).
L’arrêt de la CJUE constitue, en revanche, une victoire relative pour les requérants. A la
première question, il répond que les organismes obtenus par mutagenèse sont bien des OGM
(ces techniques « modifient le matériel génétique [...] d’une manière qui ne s’effectue pas
naturellement »284). Mais ils ne bénéficient de l’exemption que s’ils sont produits au « moyen
de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisée pour diverses
applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » (§54). Puisque le législateur de
283
CE, ibid.
« Dès lors que (…) les dites techniques/méthodes impliquent, pour certaines d’entre elles, le recours à des
agents mutagènes, chimiques ou physiques, et, pour d’autres, le recours au génie génétique, ces mêmes
techniques/méthodes modifient le matériel génétique d’un organisme d’une manière qui ne s’effectue pas
naturellement, au sens de la dite disposition » (CJUE, arrêt C528-16, §29).
284
754
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’UE a exclu les méthodes « traditionnelles » du champ d’application de la directive, il faut
conclure, ajoute la Cour, que les Etats sont libres de réglementer celles-ci, y compris « en les
soumettant aux obligations prévues par la directive 2001/18 ou à d’autres applications » (§7982). Etant donné sa réponse à la première question, il s’abstient de répondre à la dernière,
portant sur la conformité de la directive au principe de précaution 285. En résumé, le juge
communautaire inflige un démenti cinglant à ceux qui espéraient pouvoir passer à travers du
filet réglementaire par le développement des NPBT : ceux-ci relèvent bien de la directive
OGM. Il maintient, toutefois, la distinction entre mutagenèse « traditionnelle » et nouvelle –
sans dire, explicitement, dans quelle catégorie inclure la mutagenèse aléatoire in vitro286 (à
l’origine des 52 variétés contestées).
IV.3.c.i.2 Safe food et « technique traditionnelle »
Nous avons vu que le concept de « safe food » avait été élaboré afin d’assurer le public
du caractère « sûr » des nouveaux produits alimentaires et de soustraire l’industrie à une
réglementation coûteuse. Les différentes réglementations sur les OGM parurent démentir ces
espoirs ; les controverses sur la mutagenèse remettent cette question au cœur du débat. Ce
concept peut en effet être considéré comme formulation primitive des notions équivoques de
« techniques traditionnelles » ou utilisant des procédés « naturels » qui ont permis à la
mutagenèse aléatoire d’échapper à toute forme de réglementation, jusqu’à et y compris
aujourd’hui287.
Le caractère fallacieux de l’argument fondé sur une sécurité prétendument « avérée »
n’empêcha pas le Conseil d’Etat de l’utiliser pour « sauver la mutagenèse », à défaut des
285
La quatrième question préjudicielle était en effet subordonnée à la réponse donnée à la première question :
« La validité (…) de la directive 2001/18/CE (…) au regard du principe de précaution (…) en tant que ces
dispositions ne soumettraient pas les OGM obtenus par mutagénèse à des mesures de précaution, d’évaluation des
incidences et de traçabilité peut-elle être mise en cause » ?
286
La seule occurrence du terme « in vitro » (§23) laisse à penser que la CJUE considère la mutagenèse aléatoire
in vitro comme relevant des nouvelles techniques, mais la distinction finale passe entre techniques
« traditionnelles » et « nouvelles ». Comme le signale l’avocat général, cela pose des questions de fait quant à
savoir quelles techniques étaient « nouvelles » en 2001 (cf. conclusions, §76, 105).
287
La directive 2001/18 sépare les notions de « tradition » et de « naturel » : l’usage traditionnel renvoie au cons.
17 (« La présente directive ne devrait pas s'appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques
de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est
avérée depuis longtemps »), tandis que les questions « naturelles » sont abordées à l’art. 2, dans la définition d’un
OGM (« un organisme, à l'exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d'une manière qui
ne s'effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle »), et dans l’annexe, listant
les exemptions. L’art. L. 531-2 du Code envi. paraît distinguer entre deux catégories, bien que cela n’ait jamais
été élaboré : « techniques qui ne sont pas considérées, de par leur caractère naturel, comme entraînant une
modification génétique ou par celles qui ont fait l'objet d'une utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré
pour la santé publique ou l'environnement ». Le premier cas fait référence à la définition de l’art. 2 de la directive
et à l’annexe, tandis que le second cas fait référence au cons. 17. Sur les « procédés naturels » en droit des
brevets, cf. Hermitte, L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant.
755
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
apparences288. Mais s’il renvoyait la mutagenèse « traditionnelle » aux méthodes de sélection
ordinaires et même aux mutations naturelles – faisant ainsi de cette technique quelque chose
de « naturel » –, il refusait en revanche de poursuivre ce raisonnement pour les nouvelles
méthodes de mutagenèse, au motif qu’elles induisent « une accélération dans la production de
modifications du patrimoine génétique sans proportion avec celles qui sont susceptibles
d’intervenir de façon naturelle ou aléatoire »289. Le Conseil d’Etat renvoie ainsi une
technique, dite « traditionnelle », à la nature, en l’équivalant aux processus spontanés de
mutation (alors même qu’il s’agit, précisément, d’accélérer le « travail de la nature »), tout en
renvoyant l’autre, dite « dirigée », à l’artificiel, au motif que l’accélération induite est sans
commune mesure avec les phénomènes naturels… ou « traditionnels ». Ce raisonnement est
partiellement
repris
par
la
CJUE,
qui
évoque
des
techniques
de
mutagenèse
« traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis
longtemps » (§51, 54, 66-68, 77-78, 80, etc.) et opère la même distinction au sujet de
l’accélération propre aux NPBT, celles-ci permettant de produire des variétés GM « à un
rythme et dans des proportions sans commune mesure avec ceux résultant de l’application de
méthodes traditionnelles de mutagenèse aléatoire » (§48). Il faut toutefois remarquer que pour
la CJUE, si ces techniques sont « traditionnelles », elles ne sont pas « naturelles » pour autant
– ce qui n’est pas aussi clair dans l’arrêt de cassation.
L’avocat général se montrait plus prudent, puisqu’à propos de la mutagenèse aléatoire
in vivo, il affirme que « ces techniques ont apparemment été utilisées pendant des décennies
sans engendrer de risques identifiés pour l’environnement ou pour la santé » (§45). Les
gouvernements eux-mêmes sont d’avis opposés, puisque si la France et les Pays-Bas
« soutiennent que seuls les organismes obtenus par des techniques aussi sûres que les
techniques traditionnelles devraient être exemptés », la Suède considère au contraire que la
mutagenèse dirigée doit être exemptée « parce qu’elle présente moins de risques que la
mutagenèse conventionnelle et qu’elle est similaire aux mutations spontanées qui se
produisent naturellement » (ib., §74-75, cf. aussi §46). Autrement dit, s’appuyant sur un
raisonnement qui se tient, sur le strict plan de l’évaluation des risques – bien qu’il cède à un
certain mythe, récurrent, de la précision des « nouvelles techniques » –, Stockholm considère
que les NPBT sont plus techniques, donc « plus fiables », et, par cela même, se rapprochent
non pas des « techniques traditionnelles », mais du « travail évolutif » de la Nature ellemême ! L’ultra-précision (alléguée) de l’artifice finit par coïncider avec le hasard de la
288
« Les méthodes de mutagenèse conventionnelle ou aléatoire ont été utilisées pendant plusieurs décennies sans
qu’elles n’aient engendré de risques identifiés pour l’environnement ou la santé. Ainsi, en ce qui concerne ces
méthodes, le moyen tiré de ce que, à la date de son adoption, la directive [2001-18] méconnaissait le principe de
précaution pourrait, être écarté. » Mais comment identifier quoi que ce soit en l’absence de dispositif
d’identification ? Conseil d’Etat, Confédération paysanne et al., c. France (n°388649), §27.
289
Ibid., §28.
756
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
nature… Mais l’avocat rejetait également toute interprétation de la directive comme devant
classifier les techniques selon le niveau de risque, et renvoyant pour cela le législateur à ses
responsabilités (§105, cf. aussi 116-117). Il soutint que « le libellé de la directive OGM
n’apporte aucun soutien textuel ou historique à l’affirmation selon laquelle l’exemption de la
mutagenèse a été introduite précisément parce que le législateur [...] était parvenu à la
conclusion que toutes les techniques de mutagenèse étaient sûres », et qu’ « il est difficile
d’imaginer qu’un législateur raisonnable puisse jamais souhaiter affirmer, en bloc et pour
l’avenir, qu’une chose est à ce point sûre qu’il n’est absolument pas nécessaire de la
réglementer ». On ne peut donc parler d’une « présomption irréfutable de sécurité de la
mutagenèse », ce qui justifie la marge nationale d’appréciation suggérée (§119-122). La
CJUE n’aborde pas explicitement ce débat, s’en tenant aux formulations réglementaires qui
évoquent une « sécurité avérée ». Toutefois, et bien qu’elle semble ainsi entériner
implicitement l’expression, utilisée par l’avocat général (pour l’écarter), de « présomption
irréfutable de sécurité de la mutagenèse » traditionnelle, elle autorise les Etats-membres à
légiférer sur le sujet, au motif que l’UE s’est abstenu de le faire (§77-81).
On arrive ainsi à un certain imbroglio, dans la mesure où il paraît, d’une part, que le
concept de techniques traditionnelles, lorsqu’il s’applique à la réglementation OGM en droit
communautaire et français, constitue bien une forme de présomption de sécurité290 ; mais que
d’autre part, cela n’empêche pas les Etats de légiférer – dans le respect du « marché
commun » –, fût-ce en imposant aux organismes produits par mutagenèse traditionnelle de se
soumettre aux obligations prévues par la directive 2001/18 ! Cette solution, un peu bancale,
s’insère dans ce que l’avocat général désignait comme une « certaine renationalisation des
compétences en matière d’OGM » (§122), opérée par la directive 2015/412. Cette « remarque
plutôt accessoire » (ib.) semble avoir fortement influencée la Cour.
Si la Cour a refusé de débattre de la question relative à la mise en cause de la directive
qui ne respecterait pas le principe de précaution, le raisonnement de l’avocat général mérite
d’être exposé. Il pointe du doigt que la question tient particulièrement à « l’absence de suivi »
(§130) prévu pour les produits échappant à la directive OGM. Cette absence, qui par
conséquent ne permet ni d’affirmer, ni d’infirmer l’existence d’un risque quant aux
« techniques traditionnelles », est au cœur du problème. Le raisonnement, de la Cour de
cassation ou de la CJUE, selon lequel « compte tenu de l’absence d’évaluation et de suivi, il
existe des risques d’effets non intentionnels sur le génome » (ib., §128) lorsqu’il s’agit des
NPBT, s’applique a fortiori pour les techniques « traditionnelles », comme l’a souligné la
290
L’avocat général tente de dissocier ce concept, formulé dans la directive au cons. 17, de l’exemption de
mutagenèse, formulée à l’art. 3 et dans l’annexe (§90-97). Cette procédure serait plus difficile en droit français,
où la notion de « technique traditionnelle » est codifiée à l’art. L.531-2 du Code envi. (et ne fait donc pas partie
du « paratexte » juridique, mais bien du corpus stricto sensu).
757
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Suède291. Or, l’avocat général rappelle que, selon la jurisprudence de la CJUE, la mise en
œuvre du principe de précaution suppose davantage que de « simples suppositions
scientifiquement non encore vérifiées » : elle exige « une évaluation des risques aussi
complète que possible » (§146-149). En d’autres termes, l’application juridique du principe de
précaution exige, au préalable, la décision politique et scientifique d’instaurer un dispositif de
suivi et d’évaluation des risques. Ce n’est que si ce dispositif conduit à une évaluation
approfondie des risques, et à l’identification d’un certain nombre d’entre eux, que le principe
juridique de précaution peut s’appliquer, et donc contraindre les produits à une procédure
d’autorisation de mise sur le marché (AMM) exigeant études ex ante et suivi ex post – c’est-àdire la mise en place d’un dispositif de suivi réglementaire. En d’autres termes, si la décision
politique et scientifique de soumettre les produits issus de la mutagenèse aléatoire ou
« traditionnelle » était prise, et si elle découvrait l’existence de risques non négligeables, ces
produits tomberaient ipso facto sous le principe juridique de précaution – et donc ne
pourraient plus échapper à la réglementation. La présomption de sécurité serait ainsi levée, et
ces techniques ne bénéficieraient plus du statut de « techniques traditionnelles » ou
« naturelles » : leur caractère artificiel et innovant – qui ici équivaut à une reconnaissance
politique, sociale et juridique d’un risque identifiable –, serait affirmé. En l’absence d’une
telle mise en œuvre d’un « principe » politique et scientifique de précaution, le principe
juridique de précaution ne trouvera aucun élément sur lequel s’appuyer. Lorsque le droit des
OGM parle de technique traditionnelle/naturelle, il signifie ainsi qu’on leur applique une
présomption de sécurité. Du point de vue scientifique et économique, on peut se demander si
cette question n’est pas purement théorique, dans la mesure où on semble s’avancer vers des
techniques de mutagenèse plus ciblée. Or, depuis cet arrêt de la CJUE, celles-ci relèvent de la
directive OGM. On semble toutefois ignorer le nombre de variétés produites par mutagenèse
traditionnelle et inscrite au catalogue (ce qui en dit long sur l’absence d’un dispositif de suivi ;
les tribunaux font mine de ne pas savoir, mais il y en aurait plus de 3 000 au niveau
mondial292). On attend par ailleurs la décision de la Cour de cassation pour savoir ce qu’il en
est des variétés inscrites au catalogue issues de la mutagenèse aléatoire in vitro.
291
Dans la technique « traditionnelle », les mutations, provoquées de façon aléatoire, sont ensuite « filtrées » par
un procédé de sélection, soit classique, soit assisté par marqueurs (bioinformatisé). La « mutagenèse ciblée » vise
un gène en particulier, ce qui n’implique pas qu’il n’y ait aucun effet non-ciblé (ou de mutations ailleurs),
contrairement à ce que semble avancer la Suède. Le gouvernement français, qui reconnaît la possibilité de
mutations non-intentionnelles y compris dans les NPBT, considère toutefois qu’elles peuvent « être éliminées lors
de la sélection variétale par des techniques de croisement » (CJUE, ib., §22) ; en somme, qu’il n’y aurait sur ce
point pas de différence entre techniques « traditionnelles » et nouvelles.
292
Cf. l’ignorance déclarée de la Cour de cassation. Pour des statistiques mondiales, cf. note 272. Etre inscrit au
catalogue ne préjuge en rien de la commercialisation et de l’usage effectif.
758
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
IV.3.c.i.3 Droit, temps, technique et nature
« Il est demandé à la Cour d’envisager la question du temps, notamment le rôle que le passage
du temps et l’évolution des connaissances techniques et scientifiques devraient jouer tant dans
l’appréciation juridique que dans l’appréciation de la validité du droit de l’Union, tout en
gardant à l’esprit le principe de précaution »293.
La « question du temps » était en effet posée par la Cour de cassation, lorsqu’elle
interrogeait la CJUE sur la validité de la directive à l’égard du principe de précaution : « peutelle être mise en cause en tenant compte de l’évolution des procédés de génie génétique, de
l’apparition de nouvelles variétés [...] obtenues grâce à ces techniques et des incertitudes
scientifiques actuelles sur leurs incidences et sur les risques potentiels en résultant » ? La
CJUE a refusé d’examiner cette question qui n’avait plus lieu d’être puisque elle avait jugé
que les techniques « nouvelles » étaient soumises à la directive. Si elle perdait, en l’espèce,
toute pertinence juridique, tel n’est pas le cas de son intérêt philosophique, politique ou même
juridique à l’avenir.
Selon l’avocat général, les requérants soutiendraient que l’exemption de mutagenèse,
formulée en 2001, ne pouvait concerner que les techniques déjà existantes (§98 – cf. aussi
§105, 126). Il les accuse ainsi de s’en tenir à une approche « originaliste »294 du droit, de
vouloir « geler » le concept juridique de mutagenèse en l’empêchant de prendre en compte les
techniques encore inexistantes de mutagenèse, alors qu’il faut au contraire interpréter « la loi,
et en particulier les notions indéterminées dans la loi » à la lumière des « évolutions
sociétales, à la fois techniques et sociales » (§100). Dès lors, le concept (juridique) de
mutagenèse doit comprendre également « toute nouvelle technique » assimilée (§101). « La
législation [...] doit être techniquement et socialement réactive, mais aussi mise à jour » (§139
– ce qui, en l’espèce, a été le cas, §144-145) ; à défaut, on pourrait aboutir, « dans des cas
extrêmes [...] à une possible déclaration d’invalidité des dispositions légales en cause du fait
de cette inactivité » (§140) ; le « devoir d’actualiser » est d’autant « plus essentiel » dans les
domaines concernés par le principe de précaution (§141). La CJUE n’a pas retenu cette
argumentation, puisqu’elle a jugé d’une part que la mutagenèse en général devait bien être
considérée comme relevant de la directive – que le concept juridique de mutagenèse
impliquait tant les techniques existantes en 2001 que celles à venir 295 –, d’autre part que
l’exemption de mutagenèse ne s’appliquait qu’aux techniques « traditionnelles ».
293
§4 des conclusions de l’avocat général.
L’interprétation « originaliste » consiste aux Etats-Unsi à interpréter la Constitution au près plus de la
« lettre », et du moins conformément à l’intention des « Pères fondateurs ». S’y opposent les interprétations
préférant adapter le droit au présent. L’usage du terme par l’avocat général est polémique ; du reste, lui-même
combine l’analyse de l’intention du législateur européen en 2001 à celle du présent auquel le droit devrait
s’adapter.
295
La CJUE passe sur les questions de fait soulevées par l’avocat général, en parlant de techniques « qui sont
apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption de la directive 2001/18 » (§47).
294
759
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
L’argumentation de l’avocat général demeure toutefois intéressante en ce qu’elle
souligne la nécessaire évolution et adaptation des concepts juridiques aux « évolutions
sociétales, à la fois techniques et sociales ». Que le droit doive s’adapter à l’évolution des
mœurs et des techniques est une proposition banale. Mais pas ici. La question des VTH, et de
la mutagenèse, « traditionnelle » ou « nouvelle », place en effet la « question du temps » au
centre du débat. Il ne s’agit pas que d’adapter la directive à de nouvelles techniques, qui
auraient été, ou non, prévues par celle-ci ou par le législateur. Il s’agit aussi, dans le cadre du
principe de précaution et du « niveau élevé de protection de l’environnement » que l’UE
s’engage à garantir, de prendre en compte les évolutions « sociétales » – ici, les changements
de perception à l’égard de l’agriculture et de la sélection végétale – et d’autre part d’une
éventuelle variation des perceptions quant à ce qui relève d’un « risque acceptable ». Dans
leur histoire du développement de la sélection variétale et des biotechnologies à l’INRA, Ch.
Bonneuil et F. Thomas avaient mis cette question au centre de leur problématique :
« Pour l’historien, ce fracassant débat sur les OGM contraste avec le caractère local des
controverses occasionnées par l’introduction du maïs hybride autour de 1950 et avec
l’absence quasi complète de débats publics des années 1950 à 1990 sur les techniques de
croisement interspécifique utilisant des agents chimiques pour manipuler le nombre de
chromosomes (cf. la mise au point du triticale, issu du croisement du blé et du seigle), les
techniques brutales de mutagenèse (ultra-violet, cobalt…), puis les techniques de création de
plantes chimères par fusion de cellules in vitro ou stérilisation artificielle des plantes.
Comment expliquer ce traitement différent des diverses manipulations du végétal à différentes
périodes ? Bref, comment se sont transformés les rapports de la société au « progrès génétique
» proposé par la génétique végétale ? »296
Or, l’émergence de la transgenèse entre les années 1980 et 2000 a contribué à éclipser
la mutagenèse en tant qu’outil intéressant de modification du génome. Dès le départ, le débat
s’est logiquement porté sur cette nouvelle technique d’ingénierie génétique, perçue comme
prometteuse pour les uns et risquée pour les autres. La mutagenèse, qui n’avait pas fait débat
auparavant, est restée à l’arrière-plan, voire dans l’obscurité dans la mesure où elle était
considérée, à tort ou à raison, comme une technique « archaïque » d’une part, et comme ne
présentant pas de danger, d’autre part. Le droit prévu dès le départ une exemption pour celleci, ce qui montre qu’elle n’était pas pour autant ignorée297. Des variétés obtenues par
mutagenèse continuaient à être inscrites au catalogue, sans d’ailleurs, apparemment, qu’on
sache précisément combien. L’industrie et la recherche était particulièrement focalisée sur la
transgenèse, réussissant ainsi à mettre sur le marché international un grand nombre de PGM.
Or, dans les récentes années, sous le double effet du progrès scientifique et technique et du
296
Bonneuil et Thomas, Gènes, Pouvoirs et Profits, introduction. Cf. aussi fin du chap. VIII et chap. XI.
Directive n°90/220 (annexe I B), art. 2 de la loi 92-654 aujourd’hui codifié à l’art. L.531-2 du Code de l’envi.,
art. 2 des décrets n°93-774 et n°2007-357 (on note que ce dernier modifie la définition de l’ « autoclonage », et
ajoute, pour se justifier, que « l'autoclonage peut comporter l'utilisation des vecteurs recombinants dont une
longue expérience a montré que leur utilisation dans les micro-organismes concernés était sans danger »).
297
760
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
coût de la réglementation OGM pour les entreprises commercialisant des PGM, la
mutagenèse est « redevenue » une « technique intéressante », profitant des avancées
effectuées pendant ces décennies, et en particulier de la technique CRISPR-Cas9. Alors que le
HCB organisait un colloque sur les « nouvelles technologies de modification génétique », en
décembre 2010, les associations initièrent une campagne visant à sensibiliser contre ces
« nouveaux OGM », issus des NPBT, qui échapperaient à la réglementation.
Dans un premier temps de la controverse, le grand public – et sans doute un certain
nombre d’associations environnementales – était majoritairement sensible aux questions liées
à l’ingénierie génétique (humaine et végétale), qui d’une part s’inséraient bien dans le débat
bioéthique concernant les nouvelles techniques de procréation ou/et le clonage et d’autre part
étaient liées par l’industrie et la science qui prétendait avoir trouver la « clé du vivant ». Or la
question des OGM revêt, dès le départ, une importance plus large, liée à l’organisation du
système agricole, national et mondial298. On observe par ailleurs une concentration très
diverse : économique, elle affecte les entreprises biotechnologiques et les semenciers ;
géographique, elle concentre la culture des OGM dans quelques grands pays ; agronomique,
puisque les traits GM sont majoritairement développés pour les grandes cultures céréalières et
qu’ils sont focalisés sur la « résistance aux insectes » ou la « tolérance aux herbicides »,
lorsqu’ils ne sont pas combinés. Dans ce dernier cas, la question environnementale ne se
résume pas à la PGM, mais au couple PGM-herbicide. En droit, ce couple fait l’objet d’une
réglementation double, ou scindée, puisqu’elle examine d’un côté l’événement génétique (la
PGM), de l’autre l’herbicide, l’inscription au catalogue d’une variété suivant une troisième
procédure. Tout cela conduit à des situations complexes : la semence de maïs P1916, vendue
aux Etats-Unis sous la marque Optimum Intrasect par Pioneer, comporte deux traits Monsanto
(Roundup Ready – tolérance au glyphosate - et Yield Gard – résistance à la pyrale du maïs),
un trait Bayer (Liberty Link – tolérance au glufosinate), un trait Dow (Herculex I, résistance à
la pyrale), sans oublier un insecticide et un fongicide appliqués en enrobage de semence299.
Alors que le débat s’était, dans un premier temps, majoritairement focalisé sur la transgenèse,
la question des herbicides, et notamment du Roundup de Monsanto, est progressivement
298
Cf. entre autres Jean-Marc Meynard et Marie-Hélène Jeuffroy, « Quel progrès génétique pour une agriculture
durable ? », in Dossiers de l’environnement (INRA), 30 (Paris: éd. Quae, 2006), 15‑25; Elise Demeulenaere, « A
political ontology of seeds: The transformative frictions of a farmers’ movement in Europe », Focaal - Journal of
Global and Historical Anthropology 2014, no 69 (janvier 2014); Christophe Bonneuil et al., « Innover autrement ?
La recherche face à l’avènement d’un nouveau régime de production et de régulation des savoirs en génétique
végétale », Les Dossiers de l’environnement de l’INRA, no 30 (2006): 29‑52; Guy Kastler, « Les semences
paysannes : situation actuelle, difficultés techniques, besoin d’un cadre juridique », in Dossiers de
l’environnement (INRA), 30, 2006.
299
Pioneer, « 2016 Corn Hybrid-Herbicide Management Guide », s. d., consulté le 2 décembre 2016. Ce point
était souligné in Danny Hakim, « Doubts About the Promised Bounty of Genetically Modified Crops », The New
York Times, 29 octobre 2016.
761
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
devenue centrale. Or, au même moment, on développait des VTH non-GM, c’est-à-dire des
« variétés tolérantes aux herbicides » obtenues par des procédés autres que la transgenèse300.
De nature très variés, ceux-ci impliquaient notamment les nouvelles techniques d’édition du
génome, dont CRISPR-Cas9 reste le symbole, lesquelles permettent une mutagenèse non plus
aléatoire, mais dirigée.
La question non pas juridique, mais politique, posée par les requérants dans l’affaire de
la mutagenèse, relève certes du statut de ces « nouveaux OGM », ou plutôt de ces techniques
d’ingénierie génétique, certaines anciennes (mutagenèse aléatoire in vivo), la plupart
nouvelles (mutagenèse aléatoire in vitro, « ciblée », etc.) ; mais elle soulève surtout la
question de l’usage des herbicides. Outre la controverse sur le Roundup, les phytosanitaires
sont mis en cause de façon générale. Suite au Grenelle de l’Environnement, Paris a mis en
place un plan ECOPHYTO visant à la réduction de l’usage de pesticides301. Cet objectif avait
été inscrit dans la loi Grenelle I, qui préconisait de « réduire de moitié les usages des produits
phytopharmaceutiques et des biocides en dix ans »302. Autrement dit, les VTH dites non-GM
posent deux problèmes : d’une part, le gouvernement français refusait de les astreindre à la
réglementation OGM – ce que l’arrêt de la CJUE a réglé, pour ce qui est des VTH
développées par les nouvelles techniques de mutagenèse – ; d’autre part, les VTH sont
conçues, tout comme les OGM du genre « Roundup Ready » (MON810, etc.), pour être
utilisées en association avec un herbicide. Leur développement peut dès lors être interprété
comme allant à l’encontre des objectifs du plan ECOPHYTO.
Aussi, le fait que la mutagenèse soit problématisée dans un cadre juridique et politique
n’est pas simplement attribuable à une augmentation prétendue et générale de l’aversion au
risque. C’est au contraire lié à un contexte très spécifique, dans lequel les herbicides, mis en
cause dans les années 1960-70, sont revenus au cœur des préoccupations, après une période
d’éclipse par les OGM. Qu’elles soient issues de transgenèse ou non, les VTH sont
problématisées parce que c’est le développement même d’une agriculture fondée sur les
intrants chimiques qui est mis en cause. Dans ce contexte agro-industriel, ce ne sont pas
seulement les perceptions sociales qui ont changé, ni les techniques et les connaissances :
c’est l’environnement lui-même – la Nature. Le droit en général, et l’interprétation proposée
par l’avocat général en l’espèce, a tendance à concevoir le temps comme une question se
posant dans le cadre de l’interprétation des normes, devant être adaptée aux « évolutions
300
Michel Beckert et al., « Variétés végétales tolérantes aux herbicides : Effets agronomiques, environnementaux,
socio-économiques » (INRA/CNRS, novembre 2011).
301
Samson, « Les usages de la statistique... », 101‑3.
302
Art. 31 de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de
l'environnement (1), al. C.
.
762
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sociétales » (ce qui englobe des questions aussi différentes que la désuétude d’une norme
pourtant en vigueur, ou la façon d’interpréter un concept juridique plus ou moins déterminé,
comme peut l’être une « voiture » – à cheval ou non ? – ou la « mutagenèse »). Le droit
s’adapte donc à l’histoire – des hommes. Or, l’histoire s’est récemment émancipée d’un cadre
épistémologique dominant, celui posé par Michelet selon lequel « ce qui doit nous encourager
dans cette lutte sans fin [entre l’homme et la nature], c’est qu’au total l’un ne change pas,
l’autre change et devient plus fort »303. Non seulement la nature change ; non seulement elle
est transformée, sous l’effet du travail humain et de la technique ; mais de plus, elle n’est plus
conçue comme une matière inerte et passive n’ayant d’autre histoire que celle des hommes
qui la transforment. Ce n’est plus seulement une nature qui s’humanise, mais une nature qui
menace l’homme en s’humanisant, ce qui veut dire qu’elle redevient nature.
303
Michelet, Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 1831, p.5-7, cité in Bonneuil et Fressoz,
L’événement anthropocène, 41. Cf. aussi Arendt, « Le concept d’histoire », op.cit., 81 (citée supra, 2e partie,
sections II.5.d et III.3.b.ii).
763
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
CONCLUSION : SCIENCE ET POLITIQUE
L’ENVIRONNEMENT ENTRE AGENCEMENT
ET IDEOLOGIE
Penser la complexité de la crise environnementale, outre le risque de vertige théorique
et pratique qui paralyse la décision, conduit à subir le pouvoir « tyrannique » des « vieilles
notions et catégories ». Ce « poids très lourd de la tradition » l’est d’autant plus que
l’accroissement des connaissances s’accompagne de l’oubli récurrent de l’histoire, trait
essentiel de la Modernité1. Souvent érigée en condition du droit sinon de la civilisation et
conçue comme condition du savoir cumulatif et de la mémoire, l’écriture n’est ni la seule
forme de transmission du savoir et de la tradition ni la garantie de sa continuité2. Outre
l’existence matérielle des textes et leur enseignement continué, ce préjugé présuppose la fixité
ou l’essentialité du sens : il ne s’agirait alors que d’interpréter les textes et la tradition. Or,
depuis plus de deux siècles, l’amnésie – l’absence de « sol » et de « tradition » évoquée par
Heidegger et Arendt – caractérise autant notre rapport à la tradition que ne le font nos
tentatives pour la conserver intacte ou au contraire pour l’adapter à nos usages. Lorsque l’on
présume, comme le fait Apel, le caractère radicalement nouveau de notre présent, on oublie
souvent que si l’époque de Tinder n’est pas celle de Buffalo-Bill, ce diagnostic qui réfléchit
sur la spécificité de « l’ère de la machine » et sur la disparition des formes de vie
traditionnelles et présente celles-ci comme le « trait essentiel » de notre présent constitue
l’essence même de la Modernité. Il a été effectué par toutes les cultures qui ont été
confrontées au capitalisme, si bien que le restreindre aux « discours sur la crise de
l’Occident » serait en soi la marque d’un discours bien peu « moderne ». La problématisation,
en Europe, de la technique et de l’environnement ne constitue pas un phénomène nouveau. Du
débat sur le machinisme aux appels en faveur d’un « retour à la nature » ; de la critique du
« nihilisme » à la défense de l’individualisme moderne ; de la nécessité « anthropocentrique »
ou « écocentrique » de protéger les oiseaux, les poissons ou les forêts et du débat même de
1
Cf. supra, 2e partie, section II.3.b.iii et II.5.d (les citations sont d’Arendt et de Marx).
Voir notamment les débats sur l’empire inca et de manière plus générale l’écriture en Méso-Amérique. Cf. entre
autres Jean-Louis Halpérin, « Le droit et ses histoires », Droit et société 75, no 2 (août 2010): 295‑313; Manuel
Sánchez Zorrilla et David Zavaleta Chimbor, « El Derecho en una sociedad ágrafa: investigación jurídicoepistemológica sobre el derecho y el derecho consuetudinario en la sociedad inca », Revista Telemática de
Filosofía del Derecho, no 14 (2011): 115‑35; Elizabeth Hill Boone et Walter D. Mignolo, éd., Writing Without
Words: Alternative Literacies in Mesoamerica and the Andes (Duke Univ. Press Books, 1994); Frank Salomon,
« How an Andean “Writing Without Words” Works », Current Anthropology 42, no 1 (février 2001): 1‑27;
Catherine J. Julien, « How Inca Decimal Administration Worked », Ethnohistory 35, no 3 (juillet 1998): 257‑79;
Urton et Chu, « The Invention of Taxation in the Inka... »; cf. aussi Jacques Derrida, De la grammatologie
(Minuit, 1967) (chap. III, p.141 et 149-202). Cf. aussi les travaux de P. Napoli sur la ratio scripta et la lex
animata.
2
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
savoir s’il vaut mieux défendre la nature d’un point de vue économique et utilitariste ou plutôt
d’un point de vue moral et esthétique ; des questionnements sur l’abrutissement généralisé des
masses sous l’effet des médias et du travail aux discours dénonçant la « tyrannie de la
technique », ou au contraire en faisant son apologie ou du moins préconisant sobrement
d’opérer les distinctions nécessaires ; du sentiment de vivre dans une situation
« apocalyptique » ou dans un interregnum, cette parenthèse historique déjà dessinée par
Carlyle à la joie de vivre la plus merveilleuse des époques ; de l’opposition entre le
capitalisme financier mondiale et le capitalisme productif national, ou entre les banques et la
terre qui elle, « ne ment pas », à la défense des marchés et du progrès technique qui serait la
condition sine qua non de notre prospérité et de notre bonheur : aucun de ces discours n’est,
en tant que tel, nouveau. Nonobstant les figures de la Alt-Right dont le discours rappelle
fortement le mouvement völkisch, que ce soit par son masculinisme, le « retour aux sources »
et à la « nature » ou la défiance envers l’Etat et le capitalisme3, les discours plus sympathiques
qui appellent à « maîtriser la technique » ou à « vivre en harmonie avec la nature » n’ont rien
de nouveau. La difficulté n’est pas, avons-nous montré, de démontrer la présence d’une
conscience environnementale bien avant les années 1960 ni de préoccupations
environnementales authentiquement « altruistes », ni même d’une problématisation politique,
juridique et scientifique effectuée par l’Etat régulateur. Dans tous les domaines que nous
avons étudié, l’expertise et la « science réglementaire » se développe dans un cadre hygiéniste
qui ne sépare pas la santé des hommes de leur environnement. Ceci permet progressivement
d’éviter les mesures radicales encore prises lors de l’embargo sur le porc américain des
années 1880 bien qu’on n’hésite pas, dans les années 1920, à interdire aux navires arraisonnés
de décharger les cargaisons au motif de la présence trop importante de résidus de pesticides.
L’énigme est plutôt de comprendre pourquoi la philosophie n’a pas problématisé
l’environnement en tant que tel, en dépit de cette thématisation sociale et culturelle et de cette
problématisation scientifique et institutionnelle. A cet égard, l’opération de neutralisation du
problème philosophique, moral et civilisationnel constitué par le machinisme qu’a réalisé
Ricardo constitue, bien davantage que l’optimisme surévalué de Condorcet, l’une des
conditions essentielles de ce silence. En montrant que la « fin du travail » n’était qu’une
crainte chimérique agitée par des esprits loufoques, Ricardo écarta la menace la plus
immédiate que faisait peser le machinisme sur l’ordre bourgeois ; on pouvait dès lors laisser
le problème de l’aliénation et de la bestialisation des masses à la charité chrétienne et au
3
« Le barbare reconnaît que d’autres ont des intérêts et des valeurs irréconciliables avec les siens. Imagine-t-on
un Viking expliquant à des moines pourquoi il a « raison » d’attaquer leur monastère ? […] Adopter le style de
vie barbare c’est devenir plus lié à la communauté et moins lié à l'État et toujours savoir distinguer entre le « nous
» et le « eux ». » (Thodinor, « La barbarie à visage humain (“compte-rendu” de Jack Donovan, Devenir un
Barbare, Le retour aux sources, 2018) », AgoraVox, 16 octobre 2018.)
766
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
mouvement ouvrier lequel inaugura, de Marx à la deep ecology en passant par Lukács, une
tradition philosophique « contre-universitaire ». Or si Fourier ou Marx s’intéressent à la
« détérioriation matérielle de la planète », il reste qu’outre leur positivisme, la liaison
intrinsèque entre la domination de l’homme et l’exploitation de la nature conduit à faire du
problème principal sinon unique celui de la praxis et de l’élaboration d’une « conscience de
classe » théorisée par le jeune Lukács. De son côté, la « théorie bourgeoise » (Schopenhauer,
Mill) se limite à plaider le bien-être voire les droits des animaux, sans problématiser non plus
l’environnement en tant que tel. Ce n’est que dans la mesure où le concept de rationalité
instrumentale fut forgé par Weber que la possibilité de penser philosophiquement
l’environnement émergea. Conçu afin d’expliquer tant le développement des sciences que
celui de l’Etat, ce concept permit en effet de penser simultanément la « bureaucratisation du
monde » – problème central du trotskysme mais aussi de la théorie du management –, la
« banalité du mal », Auschwitz, Hiroshima et la crise de Cuba et, de plus en plus, la crise
environnementale. L’un des premiers théoriciens de l’écocentrisme, Ch. Stone – le droit étant
une nouvelle fois en avance sur la philosophie –, note ainsi qu’aucun changement de
conscience ne parviendrait à inverser celle-ci en raison de la logique autonome des
institutions, c’est-à-dire de la bureaucratisation. L’écocentrisme juridique ne vise pas à créer
une « prise de conscience » afin de susciter la transformation des institutions. Au contraire, en
modifiant le droit il espère pouvoir susciter cette nouvelle éthique environnementale – ce qui
suffit à montrer à quel point Stone se distingue, ne serait-ce que par ses intuitions, de l’éthique
environnementale post-heideggérienne.
Plutôt qu’un accident ou même le revers du progrès, comme le serait la catastrophe,
l’oubli constitue un trait essentiel de la Modernité et sa condition d’existence. Sans lui,
l’homme adhèrerait à la tradition comme le lézard à son monde minéral. Il n’y aurait nul
événement possible, nulle invention de nouvelles formes de vie et de pensée. Après un siècle
caractérisé par l’extermination réitérée de catégories de la population désignées comme
« ennemies du peuple » et la trahison des utopies, il serait impossible de comprendre, sans
l’oubli, le « courage » et la « confiance non moins étonnante dans la possibilité d’un
changement » de la jeunesse4. Mais l’oubli, qui touche d’abord l’histoire proche et moins
proche du « social », de la « culture » ou du « monde vécu », est aussi ce qui permet de
prétendre que le début du XXe siècle n’aurait pas « pensé l’environnement » ou que le débat
sur la mise en débat de la science ou la participation citoyenne serait un phénomène
radicalement nouveau. Sur le plan de l’histoire des concepts juridiques et philosophiques,
4
Arendt, « Sur la violence », 118‑19, 126. Voir aussi le mot de F. Braudel selon qui il faut « laisser à toute
expérience jeune le droit de vivre ou de mourir d’elle-même » (« Laissons bondir les eaux vives », Le Monde, 13
jan. 1980, in L’Histoire au quotidien, éd. de Fallois, 2011, 547-551).
767
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’oubli permet à ces notions de surdéterminer notre pensée et de limiter nos actions autant
qu’elles les rendent possibles. On ne peut donc dissocier l’histoire du « social », de la
« culture » et du « monde vécu » de l’histoire de la théorie, ce qui ne signifie nullement
expliquer l’une par l’autre par une causalité mystérieuse. L’éthique environnementale qui ne
reconnaît comme seuls précurseurs que la littérature du « sentiment de la nature » ignore ainsi
ce qu’elle doit à la « querelle sur la technique » et au débat sur « l’esprit du capitalisme » au
risque de tomber dans les mêmes travers. Elle constitue l’ « anthropocentrisme » en tant
qu’ « esprit de la technique », lequel se trouve nulle part et partout, informant nos idéologies
et notre rapport au monde sans pour autant être une « conception du monde » mais la
« volonté de puissance » qui anime le « projet technicien » et échappe à toute maîtrise
possible. Face au « nihilisme de la technique », on en appelle à une « conversion » des
consciences et des comportements, à une « révolution mentale » seule à même d’opérer ce
changement nécessaire. Cet appel spirituel s’appuie sur une lecture caricaturale de l’histoire
de la métaphysique qui conduit Descola à défigurer d’Aquin, mène J.-L. Nancy à attribuer la
responsabilité de la Shoah au prométhéisme grec et incite un professeur en éthique à appeler
les scientifiques à se « crever les yeux ». Dans cette version idéaliste du constructivisme
théorique, les hommes ne sont plus, face aux concepts, que des épiphénomènes. On imagine
ceux qui logent 300 000 habitants d’Ile-de-France sur des terrains ayant servi de décharges
pendant un siècle clamer face au juge – qui ne se presse pas – que d’une part, ils ont demandé
aux résidents de se couper les ongles et que d’autre part, l’anthropocentrisme et la
métaphysique sont les véritables coupables : on peut ranger La chute et L’étranger. Cela suffit
à montrer d’une part l’importance de la critique du sujet et de l’auteur et de l’affirmation de
l’autonomie de la théorie et d’autre part les limites essentielles qui doivent encadrer ce
discours et qui conduisent à interroger la possibilité que certains propos intolérables fassent
l’objet de poursuites. Au mieux, cet appel à la conversion suscite une saine révolte qui tente
de modifier la trajectoire de l’anthropocène ; au pire, elle débouche sur une spiritualisation de
la politique et de l’histoire, analogue à celle effectuée par le personnalisme et le fascisme,
mouvements contraires qui communiaient dans le même mépris du parlementarisme et du
« rationalisme bourgeois ».
L’échec de cette spiritualisation est pourtant ce qui explique le « tournant »
d’Heidegger et sa tentative de penser une nouvelle forme de « conversion » qui n’aurait rien à
voir avec une reprise en main politique et spirituelle de la technique et encore moins avec une
quelconque forme de psychologie à laquelle l’éthique est souvent réduite. Ayant assimilé la
technique et l’intention, le sujet et la planification, la raison et le calcul et ainsi reconduit la
rationalité cybernétique de la guerre froide à la pseudo-« métaphysique de la subjectivité »,
Heidegger a mis d’une part en évidence que toute théorie de la technique constitue une théorie
de l’intention. Il reste qu’en ayant assimilé la technique à la cybernétique et à la planification,
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Heidegger a sans doute pressenti l’un des traits essentiels de la rationalité moderne à l’œuvre
notamment dans l’économie (y compris et en particulier de marché), tout en se contentant
d’un concept tronqué de l’intention, tandis que la technique demeurait pensée à travers la
catégorie de la production. Le lien posé par Heidegger entre intention et technique et
l’insuffisance de sa problématisation de ces notions et du « laisser être » conduit à se
demander si les aperçus les plus fulgurants concernant l’ « essence de la technique » ne
seraient pas à chercher, plutôt que dans les études sur la techniques, dans celles qui
développent des concepts alternatifs d’intention, de l’éthologie à l’informatique en passant par
les sciences cognitives (souvent décriées en raison de leur réductionnisme qui, certes, les
conduit à croire, comme Cabanis, que le « cerveau secrète la pensée »). D’autre part, il a posé
l’un des problèmes fondamentaux de la Modernité, qui ne consiste pas à opposer la tradition
au progrès mais à apprendre à vivre dans un monde dénué de « sol », de « tradition » ou de
statu quo et par suite également à penser « l’inadaptation » comme consubstantielle de la
Modernité plutôt que comme résultat d’une lacune psychologique, pédagogique, sociale ou
économique – même si elle est aussi, en partie, l’effet de l’exclusion sociale. Certes, pris dans
la dualité du couple metanoia/epistrophe qu’il souhaitait dépasser mais prisonnier de son vécu
et de sa théorie, l’ « errance de la pensée » l’a conduit à un hubris ontologique auprès duquel
la volonté de la raison d’éliminer l’accidentel de l’histoire paraît un enfantillage. A penser
innocemment la conversion écologique et la technique, la théorie risque toutefois d’être prise
dans les filets du couple metanoia/epistrophe qu’Heidegger a essayé de briser, qu’elle en
appelle à la « révolution mentale », au retour à la vie simple ou qu’elle enjoigne aux
entrepreneurs de méditer. On ne rétablira pas les droits du sujet et de la conscience ébranlés
depuis Hegel en accordant une « âme », une « volonté » ou des droits fondamentaux aux
entreprises, puisque cela conduit au contraire de plus en plus à faire de l’individu une « fiction
juridique ».
Dès S&Z, la théorie heideggérienne s’est opposée au marxisme, opérant un
renversement idéaliste de Feuerbach, du concept d’aliénation chez Marx et dialoguant avec
Lukács et l’école de Francfort. En dépit de ses erreurs d’interprétation, celle-ci pouvait
légitimement critiquer l’hypostase heideggérienne de la technique. En théorisant la complicité
essentielle entre décisionnisme et technocratie – qui aboutissait à supprimer la raison des
relations internationales au nom de la realpolitik américano-soviétique, aux Pentagon Papers
et aux génocides euphémisés sous le terme de « proxy wars » – Habermas a cru avoir terrassé
Schmitt. Mais sa stratégie théorique l’a conduit à s’appuyer sur les concepts wébériens de
rationalisation et de modernisation tout en omettant la critique de Lukács. Or celui-ci avait
montré comment la différenciation fonctionnelle des sociétés et la fragmentation épistémique
du savoir était un processus nécessaire et positif permettant l’accroissement des capacités
d’agir et de connaissance mais qui conduisait à réifier le statu quo. En ayant ainsi opposé la
769
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« technoscience » au droit et au politique, Habermas fut lui aussi amené à réifier la technique
et à empêcher tout débat politique sur les normes techniques. Tout comme Rawls préconisa de
limiter la rationalité économique par la raison politique et morale, il opéra ainsi un retour à
Kant, plaçant ainsi le sujet face à un monde inerte et passif plutôt que pensant un sujet dans le
monde. Son indifférence à l’égard de la sociologie des sciences lui permit de s’en tenir à la
conception heideggérienne de l’opérationnalité des technosciences, laquelle autorisait Jonas à
évoquer le « nihilisme » de la science. A l’instar de ses contemporains, Habermas n’a pas
compris qu’il n’essayait pas de « maîtriser la technique » ou la rationalité instrumentale, mais
de « maîtriser la maîtrise de la technique », c’est-à-dire la rationalité computationnelle
élaborée pour répondre à l’inaptitude du calcul humain face à la complexité et à l’accélération
du monde moderne. Cela a conduit à une schizophrénie entre théorie politique et théorie
économique, chacune prétendant dire le « vrai » et « objectiver » les choix des individus.
L’économie cherche ainsi la vérité dans la consommation et le marché plutôt que dans le
langage tandis que Rawls et Habermas veulent la faire découler des procédures politiques.
Cette opposition conduit à une complicité de l’une et de l’autre analogue à celle identifiée par
Habermas entre décisionnisme et technocratie : le paradigme habermassien conduit in fine à
légitimer la technocratie. D’une part, il ne comprend pas la spécificité des normes techniques,
qui ne sont techniques que du fait de leur exclusion du champ politique, processus qui
s’accélère depuis la « mondialisation » des années 1980. D’autre part, ayant exclu toute
possibilité de construire un point de vue « total », assimilé à la planification, il s’expose à la
critique de Lukács. Or celle-ci permet d’opposer à la modélisation qui prétend prendre en
compte l’aspect systématique du social et de l’environnement une modélisation fondée sur la
praxis. Corrigée par Deleuze et les théories délibératives, la théorie de Lukács permet
d’opposer trois modèles de totalisation du savoir – ou de prise en complexité de la crise : le
premier se fonde sur la constitution par des experts des modèles, lesquels sont ensuite soumis
au débat public (Habermas) ; le deuxième insiste sur le lien entre normes techniques et
politiques et sur le user-centered design : il conduit le public à participer à l’élaboration
même des modèles (démocratie technique) ; le troisième (compatible avec le deuxième)
insiste sur le caractère intrinsèquement limité de la modélisation : la Nature et la Société ne
peuvent être « unifiées » ou « totalisées » (critique écologique du « discours de
l’anthropocène »). En outre, face à l’exigence de légitimer le pluralisme social et culturel,
Habermas fut conduit avec Rawls à repenser la tolérance. Il fallait en effet que la Raison
puisse s’écarter d’un universalisme uniformisateur associé au « rouleau compresseur » de la
mondialisation et qu’elle prenne en compte, sans condescendance, l’apport réel que des
« visions du monde » pouvaient apporter à la cité, même lorsqu’elles ne s’expriment pas dans
le langage de la science. Cette exigence incontestable conduisit Habermas à prétendre avoir
résolu la quadrature du cercle : justifier du point de vue de l’Etat le droit à la désobéissance et
770
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
empêcher l’exclusion par la Raison de l’irrationnel. Cette exigence et cette prétention
l’amena, avec Rawls, à une justification paradoxe du pluralisme irréductible des valeurs, du
fondamentalisme éthique et par conséquent du décisionnisme. Par suite et en prétendant que
les religions « occidentales » auraient abandonné tout recours à la contrainte, ils soutinrent
que toute contestation de cet ordre libéral ne pouvait qu’être anti-occidentale et/ou
réactionnaire, ouvrant la voie à une théorisation schmittienne du « populisme » et conduisant
ainsi à une bipolarisation de la politique qui rappelle à bien des égards la guerre froide.
Si Rawls relativisait la science en affirmant qu’une discussion académique « privée »
serait homologue à un débat théologique tout en restreignant la civility à la sphère publique,
Habermas excluait la tolérance de la science : celle-ci ne devrait se soumettre qu’à l’examen
« objectif », Habermas continuant à la concevoir selon le modèle positiviste des Lumières. La
controverse n’est alors qu’un état de fait appelé à être dépassé par l’expertise et le progrès
scientifique. En établissant ainsi une coupure entre science et société, Rawls et Habermas
rendent tout débat sur les techniques, la science et l’environnement impossible. Ce paradigme
oppose ainsi les experts (scientifiques, juristes ou « éthiciens ») aux profanes (le « peuple »)
et la rationalité objective et dénuée de toute contradiction réelle – c’est-à-dire, en droit, de
toute controverse – au pluralisme irréductible des valeurs, c’est-à-dire à l’affrontement
schmittien des « conceptions du monde ». Habermas peut s’enorgueillir d’avoir dépassé le
« prétendu paradoxe » de la tolérance : en réalité, du point de vue subjectif, cette guerre
théologico-politique ne laisse qu’une place marginale, voire aucune, à la tolérance, qui ne
peut qu’être unilatérale. Dès lors, seule la moralité objective peuvent apaiser cette guerre par
les moyens de la démocratie délibérative. Mais en ayant soustrait de l’espace public et
politique la science et la technique, Rawls et Habermas ne peuvent expliquer ni la dimension
rationnelle de ces controverses, ni leur irréductibilité à toute résolution entre experts. Si la
théorie politique et économique avait constitué au XIX e siècle la sphère de la société contre
l’Etat
et
ses
interférences
« arbitraires »,
elle
la
pense
maintenant
contre
les
« technosciences » qu’elle devrait « maîtriser » avec l’aide de l’Etat. Elel ignore ainsi les
avertissements venus tant de la tradition marxiste que de Schmitt ou Heidegger selon lesquels
la « sphère » de la « société » se confond désormais avec l’Etat : aucun élément de la vie
sociale et économique, mais aussi naturelle, n’échappe désormais à son emprise. L’ensemble
des entités qui composent notre monde – les individus, les entreprises, les produits, les arbres,
les oiseaux, les molécules « naturelles » ou « artificielles » – sont, d’une manière ou d’une
autre, assujettis et même produits par l’Etat cybernétique qui n’institue plus seulement la
société mais la nature elle-même. Loin d’encadrer le développement de la technoscience, le
droit possède une fonction ontologiquement créatrice puisqu’à travers les normes techniques,
il participe pleinement de la production de la vérité scientifique et des entités techniques qui
peuplent notre monde et s’intègrent à la nature. C’est bien la puissance de ce droit –
771
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
qu’Heidegger assimilait au Gestell – qui conduit certains à mettre en cause la thèse de la « fin
de la nature » et à essayer de penser une « nature sauvage » voire, à l’instar de Baudrillard,
des singularités irréductibles au « système », ni bonnes ni mauvaises a priori mais d’autant
plus nombreuses que le « système » se fait « total ». Ces tentatives de s’opposer au « projet
technicien » ne peuvent qu’échouer si elles prétendent réfuter ce constat déjà ancien ; s’il
s’agit simplement de souligner que la machine dysfonctionne ou que la compétence des
« technocrates » laisse à désirer, personne – hormis Heidegger, les scientistes et le
transhumanisme – ne le niera, mais cela n’invalide en rien le constat ; pas plus que d’affirmer
que le droit n’existe pas en dehors de la société ne met-il en cause l’institutionnalisme
théorique et juridique de Hobbes qui s’applique désormais, au-delà du social et de l’Etat, à la
nature elle-même.
Malgré l’enrichissement du paradigme habermassien qu’opèrent les STS bien plus
attentives au fonctionnement effectif des sciences, l’ensemble de la théorie portant sur la
démocratie technique et environnementale demeure prisonnier de cette conception « libérale »
de l’espace public qui oppose la société à l’Etat, à la science et aux techniques et enfin à la
nature. On réifie ainsi l’opposition entre « la société », « l’Etat », la « science » et « la
nature » considérées comme étant toutes extérieures les unes aux autres plutôt qu’instituées
par l’ « Etat cybernétique », ne prêtant pas attention à l’importance du geste de Hobbes et à la
réitération par Carlyle, Hegel, Marx, Schmitt, Heidegger, Hardt & Negri, etc. de l’affirmation
selon laquelle l’Etat est une machine et que par la suite la société et la nature sont des
artefacts. On essaie ainsi soit de trouver le moyen nécessairement impossible de réconcilier
ces quatre « sphères », soit d’affirmer l’extériorité et la primauté radicale de l’un de ces
domaines sur les autres – ce qui donne respectivement des formes diverses de « populisme »,
de positivismes juridiques ou scientifiques aboutissant à la légitimation d’une « technocratie »
ou enfin des écologies radicales pouvant prendre les formes les plus hétérogènes ; trois formes
qui sse combinèrent au sein de la Volksgemeinschaft associant la pensée völkisch de la nature
racialisée au culte de l’Etat et de la « technique allemande ». Soumise à l’exigence nécessaire
de préserver l’objectivité et donc l’autonomie de la science, ce paradigme habermassien
conduit ainsi à exclure le caractère politique de la science et des normes qui président tant au
travail scientifique et donc à la recherche de la vérité qu’à l’élaboration des entités,
« naturelles » ou « artificielles », qui composent le monde. Analogue à l’exclusion des
« ennemis de l’Etat » et à l’exclusion non moins métaphysiquement et politiquement
nécessaire de l’irrationnel, de la violence et du mensonge par la Raison, cette dépolitisation de
la science et des normes ontologiquement constitutives du vrai et des entités qui peuplent le
monde conduit à des « revendications brutales » exigeant leur mise en débat. Qualifiée
d’irrationnelle sinon d’anti-démocratique, cette violence est pourtant constitutive de la
volonté des « porteurs d’un autre droit » et ne fait que s’opposer à la « révolte du capital ».
772
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Lorsque celle-ci n’essaie pas de vider le droit de sa substance par divers illégalismes, elle le
contourne par des innovations techniques, juridiques ou financières qui visent avant tout à
s’émanciper du cadre régulateur. On essaie alors de policer cette violence par les dispositifs
participatifs tout en l’attribuant non pas à l’exclusion hors du champ politique de la science et
des normes « techniques » mais à l’irrationnalité du pluralisme irréductible des valeurs. Cette
mystification transforme ainsi une controverse politique, scientifique et technique portant sur
l’élaboration en commun du projet politique et technologique global en un « débat sur les
valeurs ». Dès lors, la tolérance politiquement indispensable conduit nécessairement à
accorder un poids égal à chaque prétention « raisonnable » et ainsi à relativiser
l’environnement. Or d’une part ces convictions dites « ultimes » sont en réalité des opinions
qui s’appuient largement sur l’analyse d’un contexte technique, politique et social en
évolution constante et qui remettent souvent en cause l’idée qu’un changement superficiel
suffirait à répondre à leurs questions. D’autre part, le droit et les politiques tendent de plus en
plus à reconnaître le fait que l’énoncé de l’anthropocène constitue le fondement du politique,
ce qui induit une contradiction de principe avec la relativisation libérale de l’environnement
due à sa formulation de la tolérance comme vertu et de sa valorisation du pluralisme des
valeurs.
Cela aboutit à quatre conséquences. En premier lieu, tout agent (qu’il soit issu ou non
de la « société civile ») qui ne respecte pas les règles du jeu peut être qualifié de violent,
d’irrationnel, de réactionnaire et d’anti-démocratique par ses adversaires d’une part et par
l’Etat d’autre part, induisant une polarisation schmittienne de la politique. En deuxième lieu,
la controverse politique et scientifique ayant été transformée en débat idéologique opposant
des « doctrines » également « raisonnables » (du fait de l’exclusion précédente), il n’y a que
deux modalités d’accord possible lesquelles se combinent de facto. Soit on accorde à ces
« doctrines » une égalité stricte, en la fondant sur une justice distributive (les voix sont
accordées en fonction de l’importance économique et culturelle du représentant, à l’instar de
la composition du CCNE) ou commutative (les minorités bénéficient d’autant de voix que les
majorités) ; les deux modèles de justice pouvant se combiner (cas de la coexistence entre
OGM et non-OGM). Soit on laisse le soin à la négociation et aux rapports de forces en
présence d’aboutir à un consensus fragile qui ne met nullement fin à cette « guerre
théologico-politique ». « Tantôt ouverte, tantôt dissimulée », cette guerre ne peut finir que par
la « transformation révolutionnaire de la société » ou par la « destruction » des « modes de
vie » et des « doctrines » en lutte5 : dans les deux cas, elle ne cesse que lorsque ces
« conceptions du monde » ne sont plus, c’est-à-dire en réalité lorsque ces agencements
5
Nous reprenons évidemment l’incipit du Manifeste du parti communiste.
773
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
environnementaux et techniques ont tellement changés qu’ils ne sont plus reconnaissables. En
troisième
lieu,
de
même
que
la
distinction
entre
rationalité
instrumentale
et
communicationnelle oppose le droit à la science, puis le « droit instrumental » au « droit
communicationnel », les normes techniques aux normes juridiques, celles qui comportent un
« intérêt politique » et sont sujettes à délibération et celles qui seraient stricto sensu
« techniques », etc., cela aboutit à recréer sans cesse le clivage entre science et politique dans
la mesure où par hypothèse la science est irréductible à la tolérance et à ces modèles de justice
et de débat public. On oppose alors « l’écologie scientifique » à « l’écologie politique », on
met les « experts » en dialogue avec les « profanes », on institue des comités subdivisés en
comités scientifiques, « éthiques » et politiques; on subdivise à nouveau ces comités en
recréant des « experts » et des « profanes », c’est-à-dire en introduisant un point de vue
externe au travail de ces comités, etc. Bref, en ayant réifié la coupure entre science et
politique, théorie et idéologie, on essentialise ce qui n’est que le résultat d’un procédé
épistémologique, juridique et historique qui doit être sans cesse renouvelé pour éviter la
politisation de la science et l’idéologisation de la théorie : objectif digne, louable et nécessaire
dont on mesure toutefois le caractère pervers en s’apercevant qu’il conduit au décisionnisme
schmittien, c’est-à-dire à l’irrationnalité complète de la politique et de l’idéologie qu’on tente
d’adoucir par le langage lénifiant de l’éthique et de policer par l’exclusion répressive des
agents et doctrines irrationnelles : talk softly and carry a big stick. En dernier lieu, la coupure
entre science et politique et l’opposition entre un débat rationnel et scientifique, un débat
politique et policé et un pluralisme irréductible des valeurs qui exige l’exclusion des unes et la
tolérance des autres conduit à relativiser « l’énoncé de l’anthropocène ». La théorie
délibérative (Rawls, Habermas, Pettit) conduit à faire de l’écologie une « conception du
monde » comme les autres, c’est-à-dire une idéologie politique plutôt que le résultat du
constat scientifique de la crise environnementale. En l’absence d’une fondation non pas de
l’éthique mais du politique sur l’énoncé de l’anthropocène à partir de laquelle on peut dériver
la démocratie environnementale et en raison d’une prétention libérale à avoir dépassé les
apories de la tolérance, cette relativisation est inévitable.
Ironiquement, la critique du « système technicien », qualifiée à juste titre d’idéologie
dans la mesure où il réifie la technique, est amenée à poser un « esprit du capitalisme » ou un
« anthropocentrisme » contre lequel il faudrait se battre. Autrement dit, ce qui ne constitue
pas une « conception du monde » (l’écologie) est transformée en idéologie du fait de sa
réification de la technique ; et ce qui constitue un processus inextricablement idéologique et
économique aboutissant de façon non subjective à des projets intentionnels de transformation
de la société et de la nature est privé de sa dimension idéologique, puisque l’ « esprit du
capitalisme » ne se réduit pas à une « conception du monde ». Dès lors, la critique écologique
et/ou néo-luddique attribue la responsabilité de ce qu’elle appelle à tort un projet
774
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« technicien » ou « technoscientifique » à un « anthropocentrisme » insaisissable, disculpant
d’avance les responsables. Or ce projet opère d’une manière tout à fait différente sous le
nazisme et sous la Troisième République, l’intentionnalité du projet impactant sur sa mise en
œuvre et ne pouvant donc être exclue de l’analyse comme le faisait le behaviorisme ou la
cybernétique précisément parce que les agencements collectifs d’énonciation (ou les discours
théoriques et idéologiques) ne sont pas séparables des agencements machiniques (ou de
« l’infrastructure ») et que leurs rapports ne se laissent pas penser par les concepts de
causalité, réciproque ou non. Affirmer ainsi l’existence d’un « rapport occidental à la nature »
revient à dire, avec Heidegger, que le nazisme, le marxisme et le libéralisme seraient les
« mêmes » (bien que « non-identiques ») parce qu’ils se fonderaient sur une « métaphysique
de la subjectivité » qui constituerait le propre de « l’humanisme ». Cela conduit en outre à
nous enjoindre à vivre « en harmonie avec la nature », ce que les nazis et l’Alt Right
américaine préconisent aussi de faire. Utiliser de tels idéologèmes dans des ouvrages censés
travailler avec des concepts est problématique. On ne peut qu’être stupéfait lorsque D.
Blackbourn, lorsqu’il voit le terme « maîtrise de la nature », en déduit que l’auteur de cet
énoncé méprisait la nature. Que le caractère idéologique de telles interprétations
omniprésentes dans les environmental studies ne supprime en rien la qualité de ces travaux
montre précisément, contre Bachelard, que l’idéologie ne constitue pas seulement un obstacle
à la science mais qu’elle en est aussi la condition essentielle. D’autre part, il se trouve que ce
« projet technicien » est à l’origine tant de la crise environnementale que de la reconnaissance
de son existence et de son importance, ce qui depuis la Révolution industrielle a conduit à
essayer de trouver des solutions aux dégâts provoqués par l’industrialisation qu’on ne saurait
en aucun cas amalgamer ni classifier de façon téléologique en se fondant sur le paradigme de
la Modernité réflexive ou en utilisant les idéologèmes de l’anthropocentrisme et de
l’écocentrisme. C’est ce projet qui amena Hallé à proposer en 1789 de corriger les effets
pervers de l’aménagement de la Bièvre en introduisant plus de nature et plus d’artifice ; la
Troisième République à encourager, après les expériences du Baron de Rivière, le
« repeuplement des rivières », à protéger les « oiseaux utiles » (mais aussi les « oiseaux pour
eux-mêmes ») et à introduire les pesticides afin de rétablir « l’équilibre de la nature » rompu
par l’homme ; à mettre en place un dispositif de contrôle sanitaire des pesticides qui précède
le dispositif de 1941 garantissant l’efficacité de ces produits et qui pouvait, sur certains points,
dépasser la traçabilité aujourd’hui en vigueur ; c’est aussi lui qui conduisit à la création des
premières réserves naturelles ainsi qu’à l’aménagement du territoire urbain, national et
colonial visant notamment à préserver des poches « d’air pur » pour la bourgeoisie ; c’est
aussi lui qui a conduit à (ré-)introduire les espèces emblématiques des Alpes, de la marmotte
au loup, et qui essaie de plus en plus de prendre de compte le point de vue de la faune en
essayant d’instituer une compatibilité entre les exigences économiques et les besoins vitaux,
775
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
géographiques et psychologiques des espèces ; c’est encore lui qui conduit à essayer de
transmuter le mal en bien par des procédés techniques et juridiques visant à créer une
« économie circulaire » qui permettrait de valoriser les déchets, des boues d’épuration
récupérées au XIXe siècle pour fertiliser les champs à la tentative de transformer les résidus
de bauxite en « solution de dépollution » (un processus qui requiert autant d’ingéniosité
technique que d’astuce juridique pour se « faufiler dans un cadre réglementaire assez
strict »6), et, last but not least, c’est toujours lui qui conduit Næss à élaborer une plateforme
commune de l’écologie radicale prenant en compte tant la nécessité d’agir que les limites
essentielles de tout savoir qui conduisent à rendre l’éthique et la politique nécessaires.
Ainsi, concevoir l’écologie et l’environnement non pas comme une idéologie ou
comme un objet pré-existant mais comme le résultat d’un agencement composite, hétérogène
et variable, tant d’éléments objectifs que de « causes » environnementales, conduit à un
certain nombre d’avantages. Cela permet notamment de prendre en compte les modifications
de cet agencement et la persistance de certaines de ses composantes et d’éviter de dissocier
abruptement la science ou la théorie de l’idéologie et les dispositifs techniques matériels des
différents discours qui les abordent. Outre sa neutralité axiologique, le concept
d’environnement comme agencement de composites « objectives » déterminées notamment
par le travail scientifique permet de ne pas présumer que la science et la technique seraient
« neutres ». L’évaluation de la technique se confronte en effet nécessairement au problème de
l’ambivalence et de l’indétermination essentielle des « technosciences ». Sauf exceptions,
celle-ci empêche de présumer à l’avance des possibilités d’action et de connaissance ouvertes
par telle ou telle recherche. On assimile en général cette ambivalence au caractère
« instrumental » des techniques, ce qui justifie les projets politiques de s’en servir et les essais
de piloter la recherche, que ce soit à des fins « politiques » ou « éthiques ». Si le pilotage de la
science est réel et possible, penser, à l’instar de J. Testart, que l’on pourrait prévoir ne seraitce qu’une partie des résultats de la R&D revient à peu près à réduire la crise environnementale
à un problème technique. Affirmer le caractère instrumental de la technique au motif de son
indétermination conduit à vouloir la prendre en main et, le cas échéant, à déplorer un manque
de volonté, que l’on espère suppléer par l’appel au peuple, à la technocratie ou à l’homme
providentiel, par la conversion des consciences ou par un Etat fort. Toutefois, si
l’indétermination constitue un trait essentiel de la technique, son encastrement dans des
sociétés et sa dynamique « autonome » désignée par les concepts de lock-in et de pathdependency l’est tout autant. Il est dès lors impossible de postuler une infrastructure
matérielle séparée du sens, du langage et des pratiques sociales et symboliques. Outre qu’elle
6
E. Duchenne, directeur industriel et développement durable d’Alteo, cité in Martine Valo, « L’impossible
reconversion des boues de Gardanne », Le Monde, 13 février 2019.
776
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
conduit à amalgamer les différentes modalités d’agir, de faire et de produire, empêchant ainsi
toute distinction entre les techniques, la conception opératoire des technosciences qui découle
ou fonde cette distinction entre l’infrastructure et la superstructure est aussi le présupposé de
l’idée selon lequel il y aurait quelque chose comme un « rapport occidental à la nature ». En
essayant de penser le transindividuel, c’est-à-dire au-delà de l’opposition entre individus et
collectifs, ainsi que la transversalité des problèmes et la dimension transdisciplinaire de la
recherche, sans faire appel aux concepts de causalité réciproque ou dialectique ou de feedback
et de rétroaction, les agencements permettent aussi d’éviter d’opposer abruptement des
idéologies aux individus d’un côté et de l’autre les idéologies aux théories ou à la « réalité
matérielle et sociale ».
Couplés à la fondation de la démocratie environnementale, l’agencement
environnemental devient une valeur formelle que le débat démocratique permet peu à peu de
concrétiser en évaluant, à l’aide de la théorie, les différentes prétentions. Echappant au
relativisme induit par les théories de la délibération, il conduit à poser la prééminence
formelle de l’environnement, lequel constitue la condition existentielle de toute valeur dont il
faut au moins démontrer sa compatibilité avec celui-là pour qu’elle puisse prétendre à être
légitime. En théorie, cela doit conduire à privilégier l’environnent ; dans la mesure où la
démocratie se trouve fondée, par dérivation, à partir de ce fondement ultime qu’est « l’énoncé
de l’anthropocène », il est clair qu’en pratique les choses sont plus complexes. Le débat ne
peut être que casuistique. Pour autant, il ne peut postuler ni l’équivalence des « conceptions
du monde » (ou plutôt, que l’écologie ne serait qu’une « doctrine »), ni l’impossibilité
d’effectuer une évaluation globale et holistique. Loin de constituer une évaluation « éthique »,
cette évaluation constitue le complément nécessaire des modélisations informatiques. D’une
part, effectuée par des hommes elles peuvent prendre en compte l’altérité et le caractère
essentiellement limité de la modélisation tout comme le fait que le comportement « optimal »
n’est pas nécessairement le meilleur comportement, pas seulement d’un point de vue moral
mais aussi pragmatique comme l’a montré Kasparov face à Deep Blue. D’autre part et parce
qu’elles sont ouvertes à l’altérité, elles peuvent essayer de déterminer l’intention qui constitue
le sens même d’un projet technologique ce qu’aucune modélisation ne peut effectuer dans la
mesure où aucun algorithme n’est capable de prendre en compte la dimension herméneutique
de l’existence, limite essentielle qui justifie toutes les critiques contre la « raison
algorithmique » et l’ « inhumanité » prétendue de la quantification statistique. Ce n’est que
par un va-et-vient entre l’évaluation casuistique et générale, la modélisation et le débat, qu’il
est possible d’échapper tant à la paranoïa rejetant en bloc l’ensemble du « système » qu’à la
complaisance théorique prétendant savoir mieux que les individus eux-mêmes ce qu’ils
veulent en observant leurs comportements, c’est-à-dire en déduisant leurs « intentions » de
leurs « actes ».
777
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
LA DISSOLUTION DE LA COUPURE ENTRE
RAISON PURE ET PRATIQUE
« Néanmoins, il est possible de hasarder une prédiction hautement probable. La forme de vie
au sein de laquelle nous fabriquons la connaissance scientifique perdurera ou disparaîtra avec
la manière dont nous administrons les affaires de l’Etat 7. »
Heidegger et Arendt montraient que l’oubli et l’absence de tradition constituaient un
trait essentiel plutôt qu’accidentel du présent. De son côté, l’histoire environnementale qui
remet en cause, comme nous l’avons fait, le paradigme de la Modernité réflexive, souligne
que la production de l’ignorance et la désinhibition des comportements fut constitutive de
l’industrialisation. Nous concluerons en montrant que cette remise en cause de la Modernité
réflexive n’est que partielle si elle conçoit l’oubli et l’ignorance comme des formes négatives
et accidentelles de la Modernité, c’est-à-dire comme un processus idéologique qui
s’opposerait au savoir – fût-ce en constituant délibérément des « vrais-faux » savoirs, comme
le montre aussi l’agnatologie en étudiant les Tobacco Papers ou les Monsanto Papers8. S’il
faut, comme nous le pensons, concevoir l’oubli, l’ignorance et la tromperie comme des
dimensions essentielles du savoir – ce que le concept même d’ « idéologie » visait à l’origine
à penser –, il est alors possible d’ « hasarder une prédiction » quant à la disparition possible
voire inéluctable du clivage entre science et politique et par suite entre la Raison pure et la
Raison pratique, ce qui conduirait à la recomposition de leurs rapports. Cet événement inouï
et profondément inquiétant, qui constitue l’horizon ultime auquel aboutit notre travail, serait
pour la métaphysique, la raison pure, la théorie et la science aussi important que ne l’est la
fondation du politique par l’énoncé de l’anthropocène – nous ne prétendrons pas ici le
constituer en tant que fondement a priori historique mais seulement en esquisser la
possibilité.
En premier lieu, la distinction entre science et politique est le résultat d’un dispositif
politique, juridique et moral construit à l’âge classique9. Celui-ci garantit l’objectivité de la
science, laquelle connaît des formes diverses, tant sur le plan syncronique (distinction des
différents savoirs) que sur le plan diachronique (l’ « objectivité mécanique », symbolisée par
l’appareil-photo, comparée aux dessins de Goethe et aux images de synthèse utilisées par la
neurologie ou l’astronomie10). Or, cette distinction est aujourd’hui menacée de par le progrès
7
Shapin et Schaffer, Leviathan et la pompe à air (excipit).
Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac (Des Equateurs, 2014); Stéphane
Foucart, La fabrique du mensonge: Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger
(Paris: Folio, 2014); cf. aussi Derek Yach et Stella Aguinaga Bialous, « Junking Science to Promote Tobacco »,
American Journal of Public Health 91, no 11 (novembre 2001): 1745‑48; David Merritt Johns et Gerald M.
Oppenheimer, « Was There Ever Really a “Sugar Conspiracy”? », Science 359, no 6377 (16 février 2018): 747‑
50.
9
Shapin et Schaffer, Leviathan et la pompe à air.
10
Daston et Galison, « The Image of Objectivity » ; id., Objectivité.
8
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
même des techniques et des savoirs, et non pas simplement du fait d’une remise en cause
purement extérieure et accidentelle de l’objectivité de la science. La sociologie des sciences et
des techniques conduit en effet à abandonner la seule perspective d’une épistémologie de la
science11. Il faut prendre en compte la science dans ses imbrications avec la technique et le
capitalisme tout en maintenant l’autonomie de la théorie. Il reste possible de constituer une
épistémologie de la science et une théorie de la vérité – la logique échappe aux contingences
de l’histoire, bien que les logiciens ne s’y soustraient pas. Dans cette mesure, la réalité du
clivage entre sciences et politique ou entre la raison pure et la raison pratique ne constitue pas
un phénomène historique. Ce qu’il faudrait donc penser et que nous avons à certains égards
essayé de faire, c’est le rapport entre la logique et de façon plus générale la théorie qui, par
son caractère formel et abstrait échappe à l’histoire, et le dispositif institutionnel qui garanti
ou garantissait la séparation indispensable entre la science et la politique. Or ce dispositif est
en voie d’extinction, tant pour des raisons liées à l’évolution des sciences et des techniques
que pour des raisons politiques liées à la volonté de maîtriser la technique, au néolibéralisme
et à la crise environnementale et aux essais de la résoudre.
La différenciation fonctionnelle évoquée par Weber et Habermas conduit à la
production d’un savoir de plus en plus élaboré, qui passe notamment par la spécialisation et
par suite la fragmentation des objets épistémiques. L’entité « OGM » n’est ainsi pas conçue
de la même manière par la biologie moléculaire et par l’écologie des populations. A ce
paradigme de la Modernité conçu sur l’idée d’un progrès indéfini des connaissances ou sur
celui d’une « réflexivité » qui conduirait à une « prise de conscience » des limites et des
impasses de la modernisation, on a opposé le paradigme d’une Modernité scindée. Dans celuici, on insiste sur l’envers du savoir : la production délibérée d’une ignorance ou/et d’une
« inconscience modernisatrice », c’est-à-dire la construction, politique et médiatique, qui
passe par le travail de (certains) scientifiques – et philosophes – complices, volontairement ou
non, de cette opération de mystification12. Ainsi, la Modernité ne se caractériserait pas
seulement par la production d’un savoir objectif et émancipateur mais aussi par la production
d’un non-savoir d’une part et d’une attitude désinhibitrice d’autre part – une ambivalence
différente de celle posée entre émancipation et domination (ou conditionnement) par
Habermas. Selon J.-B. Fressoz ou Th. Le Roux, il s’agissait de justifier l’industrialisation et
les risques afférents. Mais la production de ce non-savoir n’opérait pas seulement par les
techniques classiques de propagande (ou de « communication ») mais par l’élaboration d’un
véritable savoir, à l’instar de ce que l’industrie du tabac ou de l’amiante effectua plus tard. Ce
11
Cf. la définition claire de la science donnée in Pestre, Science, argent et politique, 34.
L’industrie du tabac a essayé de recruter des philosophes en raison de leurs convictions libérales opposées à
toute régulation des comportements (pour un exemple concernant le démographe H. Le Bras, cf. les lettres de Sh.
Boyse à H. Bourgois sur le site des Tobacco Papers, en part. TID n° iji28a99; zji28a99; rwa00a99).
12
779
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« vrai-faux savoir », partiel et partial, aurait permis de justifier les dérives de la Modernité.
Cette critique du paradigme de la Modernité, réflexive ou non, reformule d’une certaine
manière la thèse de Lukács selon laquelle la « science bourgeoise » conduisait à une
« objectivité » biaisée, partielle et incomplète. La production de l’ignorance (ou du « vraifaux savoir ») est ainsi toujours conçue sur le mode d’une coupure, en droit, entre sciences et
politique, raison pure et pratique. L’agnatologie, qu’elle étudie le XIXe siècle ou l’industrie du
tabac, conçoit la production de ce savoir désinhibant sous la forme de l’idéologie. Dès lors
l’ignorance – dans ses différentes modalités – demeure externe au savoir : on peut toujours,
comme chez Lukács, lui opposer un « véritable savoir ». La corruption du savoir et de la
science demeure en droit externe à la science.
Or cette ignorance, à l’instar de l’oubli comme forme générale de la « conscience
historique » moderne, est en réalité interne au savoir et à la science. Elle est en effet le résultat
intrinsèque et inévitable d’une pluralité de phénomènes, dont en particulier : le processus luimême d’élaboration scientifique, le développement des techniques, la logique néolibérale, et
enfin, peut-être ou sans doute, la réorganisation de l’Etat, elle-même due à différents
phénomènes (dont la crise environnementale et la volonté de construire une démocratie
technique et participative font partie). Commençons par l’exemple de la fraude qui entâche le
travail scientifique en l’élargissant à l’ensemble des phénomènes qui ressortent d’une
corruption de la science : du plagiat (dont on constate avec inquiétude l’augmentation
exponentielle) à la corruption vénale (les ghost-writers de Monsanto). On pourrait attribuer ce
manque d’ethos aux chercheurs concernés. Dès lors, ils ressortiraient d’un phénomène
anhistorique, reposant sur la faillibilité de la « nature humaine » : la responsabilité de cette
corruption généralisée qui inquiète au plus haut point Science et Nature n’en incomberait
qu’aux individus. Mais ce point de vue évacue l’analyse structurelle qui explique
l’accroissement de ces pratiques. En 1942, Merton pouvait encore faire du principe du
« désintéressement » une norme du travail scientifique, imposée par l’auto-contrôle
(accountability) de la communauté scientifique, en donnant comme exemple le fait de ne pas
abuser de « publications prolifiques mais triviales »13. Or, la pression économique du publish
or perish est entre autres le résultat de la prise en main de la science qui avait conduit, à
l’époque même où écrit Merton, à la création de la National Science Foundation (l’équivalent
du CNRS) : le « laissez-faire » était mis en cause tant dans l’économie que dans la science,
celle-ci devant servir l’intérêt général14. Nonobstant le contexte néolibéral, la « pollution
académique » est le résultat de la volonté de maîtriser les technosciences dans un but
13
Robert K. Merton, « A Note on Science and Democracy », Journal of Legal and Political Sociology, no 1
(1942): 115‑26.
14
Daniel J. Kevles, « The National Science Foundation and the Debate over Postwar Research Policy, 1942-1945:
A Political Interpretation of Science - The Endless Frontier », Isis 68, no 1 (mars 1977): 5‑26.
780
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
politique. Or en réalité cette volonté n’en est pas une puisqu’elle est nécessaire : on ne peut
pas ne pas vouloir maîtriser la science ou piloter la recherche. Même Bourdieu, défenseur
imperturbable de l’autonomie de la science, le fait au nom de l’intérêt général. Ainsi, s’il
s’oppose à la « satanée demande sociale » et à la « prétention des utilisateurs à évaluer et à
orienter la recherche », il considère que plus la science est publique, c’est-à-dire intégrée à
l’Etat, plus elle serait « autonome » et donc « scientifique ». Bien qu’il critiquât la
bureaucratisation, la logique universaliste de l’Etat assurait selon lui l’objectivité de la
recherche ; la science menée par le privé ne saurait donc être qu’une pseudo-science.
Bourdieu se voyait contraint d’ajouter qu’il fallait toutefois, pour assurer l’autonomie de la
science, « lutter pratiquement […] en s’appuyant […] sur ce qu’il peut y avoir déjà de raison
réalisée dans l’historicité du champ » scientifique, puisqu’il est évident que la logique
universaliste de l’Etat n’assure en réalité rien du tout15. Si la « pollution académique » est
ainsi le résultat nécessaire non pas de l’accroissement quantitatif des publications mais de la
pression économique et politique qui vise à prendre en main les technosciences, une telle
analyse pourrait être étendue à l’ensemble des phénomènes corrompant actuellement la
science. Pas plus que le manque d’ethos ou la peccabilité peut-elle être invoquée, chez
Hobbes, pour expliquer la concurrence généralisée, pas plus on ne peut se contenter
d’épingler le manque d’éthique individuelle pour expliquer ces phénomènes qui augmentent
exponentiellement. On ne peut pas non plus l’attribuer simplement à la faiblesse des
dispositifs juridiques qui garantissent la déontologie de la recherche, puisqu’au contraire
ceux-ci s’accroissent en même temps qu’augmente cette corruption (ainsi des déclarations de
conflits d’intérêts dans les articles, etc.). Outre la concurrence néolibérale et le projet politique
nécessaire visant à reprendre en main la science, l’évolution technique conduit aussi à la
multiplication de ces affaires : si le plagiat est en augmentation constante, c’est aussi parce
que l’informatique le permet16.
Certes, ces phénomènes, qu’ils ressortent du manque d’éthique individuelle, d’une
lacune des dispositifs déontologiques, de l’évolution des techniques, de la concurrence ou de
la « satanée demande sociale », sont toujours extérieurs à la science. Même s’ils affaiblissent
la distinction entre « science » et « société », ils ne remettent pas en question la coupure
épistémologique de droit entre la science et la société. Même la « coalescence » entre
techniques et sciences qui « porte en elle-même les germes de sa crise » en conduisant à
15
Bourdieu, Les usages sociaux de la science, 45, 68 (cf. aussi 26-36, 60, 73-76). La conception de Bourdieu est
redevable de l’idée du début du XXe siècle selon laquelle le travail du fonctionnaire serait plus « digne » que celui
de l’agent privé puisqu’il poursuit l’intérêt général, ce qui conduisait à refuser d’accorder le statut d’ « agent
public » à une personne effectuant des tâches subalternes (comme le ménage). Cf. Olivier Cayla,
« L’inexprimable nature de l’agent public », Enquête, no 7 (novembre 1999): 75‑96.
16
Au point que certains étudiants font du plagiat « sans le savoir », les enseignants devant leur rappeler que ce
n’est pas en copiant-collant les propos d’autrui sans les comprendre qu’on obtient la moyenne au bac.
781
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
privilégier le court-terme et donc à un « découplage entre science fondamentale et recherche
technologique », lequel pourrait hypothéquer à terme la possibilité de « poursuivre sans
restriction de telles recherches »17, n’affecte pas cette coupure épistémologique puisqu’elle
porte uniquement sur une situation de fait. Tel n’est pas le cas des autres processus que nous
analyserons, qui affectent les sciences et les techniques de manière purement immanente, dans
la mesure où ils sont le produit nécessaire et inéluctable de la progression du savoir. On ne
peut donc les analyser par le concept d’idéologie ou de « fausse conscience » opposée au
savoir.
Commençons par la spécialisation qui induit une fragmentation des objets épistémiques.
Ce phénomène nécessaire et positif, préalable à toute transdisciplinarité, conduit l’expert d’un
jour ou d’un domaine à être le profane de l’autre. Le savoir n’est jamais que partiel ; ceci
dévoile l’illusion inhérente à l’idéal marxiste d’un savoir « total » qui lui-même n’est que la
reformulation de l’idéal du savoir encyclopédique des Lumières. C’est précisément en raison
de cette fragmentation que nous avons opposé deux conceptions de la prise en compte de la
complexité de la crise environnementale (mais aussi des effets de l’automatisation, de la
bureaucratisation et de l’évolution technique qui conduit entre autres à l’irresponsabilité et à
l’ « inadaptation » structurelle de certains individus ou groupes). Le premier opère notamment
via la modélisation informatique et économique et prétend pouvoir par la complexité du
calcul accéder au point de vue « total » de Lukác. Le second est mis en pratique dès que cette
modélisation est soumise à débat, celui-ci conduisant à montrer la partialité de la
modélisation. Comme l’écrit Deleuze, la Nature et la Société est par définition nontotalisable : on ne peut pas, quand bien même on le voudrait, substituer « Gaïa » aux
multiplicités qui constituent le réel et produisent les différents agencements transindividuels
et indissolublement environnementaux et socio-techniques. A ce niveau d’analyse, le constat
de la spécialisation et de la fragmentation épistémologique conduit à douter de la coupure
épistémologique entre experts et profanes mais n’annule pas la différence de droit entre savoir
et ignorance. Callon et al. sont fondés à préserver cette distinction lorsqu’ils essaient de
favoriser la collaboration entre experts – ou « chercheurs confinés » – et profanes – ou
« chercheurs en plein air »18.
Mais la fragmentation n’est pas seulement épistémique, mais politique. D’une part, le
choix des spécialités relève de convictions politiques, morales et philosophiques. Tout
économiste est « matérialiste » dans la mesure où il croit en la puissance de l’économie,
même s’il soutient subjectivement des thèses idéalistes (par exemple selon lesquelles les idées
17
J.-M. Lévy-Leblond in Fages, Lamy, et Saint-Martin, « Objecteur de science... », 252‑53.
Callon, Lascoumes, et Barthe, Agir dans un monde incertain - Essai sur la démocratie technique, notamment le
chap. III.
18
782
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de la discipline économique prédomineraient sur l’économie réelle). D’autre part,
l’engagement dans ces spécialités conduit à des différences de perspectives – c’est la
fragmentation des objets épistémiques – qui, d’épistémologiques, finissent souvent par
devenir morales et politiques19. De multiples exemples illustrent cette transformation de
différences épistémologiques en différends politiques qui conduisent à transformer des
controverses académiques en conflits politiques. On observe alors le basculement d’un débat
théorique (juridique, biologique, philosophique) qui constitue l’essence de la science en un
conflit schmittien lorsque l’invective, l’anathème et la polémique prennent le dessus, les
chercheurs engagés en venant à oublier l’ethos académique ardemment défendu par Kant.
Or selon Habermas, qui maintient la distinction comtienne entre la démonstration
scientifique et le débat politique, on ne pourrait expliquer le basculement de la controverse en
polémique que du fait des enjeux soulevés par les sciences et les techniques : seules les
controverses scientifiques mettant en cause la « vision éthique » qu’ont d’eux-mêmes les
citoyens pourraient prendre un caractère politique20. C’est pourquoi Habermas s’est intéressé
à la controverse sur l’eugénisme : le caractère politique de celle-ci lui apparaissait évident,
contrairement à d’autres controverses, à commencer par celles sur le réchauffement
climatique, qui ne met tellement pas en cause la « vision éthique » qu’ont d’eux-mêmes les
citoyens mais la possibilité, à l’avenir, qu’il y ait des citoyens. En soumettant le caractère
politique d’une controverse scientifique à la « vision éthique » subjective, Habermas
reconduit derechef la distinction de droit entre politique et science : le médecin qui participe à
la controverse le fait en tant que citoyen. Ce modèle habermassien (pour ne pas parler du
relativisme typiquement américain de Rawls) était déjà remis en cause par la sociologie
« ordinaire » des sciences et sembla en passe d’être dissout par la sociologie des controverses.
Toutefois, une grande partie de la sociologie semble continuer à considérer que les
controverses les plus graves seraient dues soit à des conflits d’intérêts irréductibles – selon
une logique de realpolitik – soit à des différences de « convictions ultimes », c’est-à-dire de
valeurs. Les acteurs comme les observateurs sociologues sont ainsi tentés d’expliquer les
conflits scientifiques et politiques par un deep disagreement fondé sur des perspectives qui
divergeraient dès le départ tant sur le plan épistémique que politique – la controverse des
OGM étant paradigmatique de ce type d’explications. Ainsi, si les acteurs n’acceptent pas de
réviser leurs opinions, ce serait un signe d’ « enracinement de [leurs] croyances » : celles
« qui résistent le mieux à la révision » seraient subjectivement les « plus précieuses », c’est-à19
Cf. par ex. l’exemple du contentieux sur l’enfant né handicapé, qui opposa les publicistes au spécialiste du droit
de la responsabilité, la reductio ad hitlerum menaçant la sérénité du débat, alors que « les défenseurs de chacune
des deux thèses sont animés de la même volonté de défense des droits de la personne, que chacun comprend à
partir de sa culture disciplinaire » (Hermitte, « Le droit est un autre monde », 30.).
20
Cf. supra, 2e partie, section IV.2.b.v sur la tolérance.
783
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
dire des valeurs : ce mélange entre « valeurs aux croyances » semblerait correspondre, avance
prudemment P. Livet, « à nos pratiques cognitives, y compris scientifiques »21. Qu’elles soient
fondées sur des intérêts ou des valeurs, on pose ainsi les différences d’opinions comme
prémisses de la controverse. En montrant que celles-ci n’auraient pas été modifiées à l’issue
de tel ou tel débat, certains ont cru pouvoir réfuter Habermas : ils ne se sont pas aventurés à
essayer de démontrer que Kant avait tort d’interdire le mensonge. D’autres, plus prudents, se
contentent de considérer la théorie d’Habermas comme non-pertinente pour la sociologie :
rappelant l’objection faite à Kant selon laquelle cela serait vrai en théorie mais pas en
pratique, cette distance sociologique se revendiquant du réalisme politique est pour le moins
étrange dans la mesure où le paradigme habermassien informe la totalité des dispositifs
institutionnels de démocratie participative. D’une part, il n’y aurait ni science ni politique si
l’on était incapable de modifier ses prémisses, ce qui avant Habermas, Duhem et Quine avait
été souligné par Aristote. D’autre part, on peut certes critiquer les limites, les apories et les
paradoxes de cette théorie, ce que nous n’avons cessé de faire, mais cela ne revient nullement
à affirmer qu’elle ne serait pas « pertinente », « efficace » ou même « fausse », à moins
d’adopter une épistémologie binaire et holiste qui permettrait de dire qu’une théorie est ou
fausse, ou vraie. En réalité, personne ne nie les modifications constantes des convictions
individuelles et collectives et rares sont ceux qui les réduiraient toutes à de l’opportunisme
« machiavélien » ou à une adaptation « social-darwinienne ». Pour sauver les valeurs, il faut
donc postuler que seule leur interprétation aurait changé. Dès lors, le modèle sociologique
expliquant les controverses par les valeurs et leur « pluralisme irréductible » repose sur le
néo-platonisme chrétien : on postule un sujet extra-mondain qui viendrait au monde avec ses
« valeurs » universelles et inébranlables qui constitueraient le « cœur de sa personnalité »,
c’est-à-dire son âme, elle-même composée d’Idées. Cependant, bien que le géocentrisme et le
climatoscepticisme soient profondément « enracinés », ils demeurent des croyances et non des
valeurs, non pas parce qu’ils seraient « faux » ou « mauvais » mais parce qu’une conviction
subjective, si raisonnable et morale fût-elle, ne saurait créer une Idée, c’est-à-dire fonder une
valeur. On ne peut donc « mélanger les croyances aux valeurs » qu’à condition d’être
relativiste, c’est-à-dire qu’en prenant acte que les droits de l’homme ou l’objectivité
scientifique ne sont pas des valeurs universelles mais des valeurs historiques qui cesseront
d’exister dès lors que l’on cessera de les défendre. Dans la mesure où l’anthropologue ou le
sociologue est censé adopter une posture axiologiquement neutre, il est donc plus
qu’équivoque de continuer à parler de « valeurs ». Affirmer, en effet, que les controverses
21
P. Livet, « Formaliser l’argumentation en restant sensible au contexte », in L’argumentation, preuve et
persuasion (dir. M. de Fornel et J.-Cl. Passeron), éd. de l’EHESS, 2002, cité in Chateauraynaud, « L’histoire des
OGM n’est pas une controverse ratée… »
784
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
reposent sur des « convictions ultimes », ce que l’on aurait démontré, croit-on, en montrant le
caractère inébranlable des croyances, paraît inéluctablement mener à identifier les
« prémisses » des agents dans un champ argumentatif à des Idées platoniciennes qui
constitueraient leur âme. Or, nonobstant le fondamentalisme éthique, la majorité des citoyens
des démocraties libérales sont, comme le dit Rawls, « raisonnables » c’est-à-dire
« libéraux » : ils acceptent de réviser leurs croyances quand on leur montre des raisons pour le
faire. Expliquer des conflits comme ceux sur le nucléaire par l’antagonisme entre valeurs
revient ainsi à violer le principe d’Ockham en introduisant des entités ontologiques
supplémentaires, soit le deux ex machina des Idées « pro » et « anti »-nucléaires. Plutôt que
de souligner que les convictions sont liées au progrès technique, social et politique et sont
ainsi sujettes à modifier en fonction de l’évolution de la situation, et que si donc elles ne
changent pas c’est parce que la situation ne change pas, on attribue l’origine de la controverse
au sujet, ainsi dissocié du monde. Ce n’est pas le monde qu’il faudrait transformer, mais ses
croyances : en culpabilisant le sujet, le discours sociologique sur les valeurs revêt une
fonction idéologique évidente. Or il est plus simple d’expliquer l’antagonisme au sujet du
nucléaire par l’histoire de la Ve République et les anticipations rationnelles des agents selon
lesquelles rien ne permet d’espérer, dans un avenir proche, que la technologie nucléaire ne
résolve les multiples problèmes qui lui sont attribués, ni à l’inverse que d’autres énergies ne
répondent aux multiples défi que l’Etat doit relever. Que cette controverse se transforme chez
une partie de la population (le reste demeurant neutre ou indécise) en conflit idéologique ne
signifie pas qu’elle opposerait des valeurs ni que les anticipations seraient « irrationnelles »
mais plutôt que les parties adverses jugent proche de nulle la possibilité de modifier la
situation. En théorie et dans le cas où le conflit est suffisamment important pour constituer un
problème pour les différentes parties impliquées, la reconnaissance commune de ce constat
partagé, c’est-à-dire de l’existence d’un point de consensus minimal entre adversaires
irréductibles, est le point de départ de toute négociation visant à sortir de l’impasse d’un
conflit irrésoluble. L’exemple des FARC en Colombie montre que reconnaître l’existence de
cette conception commune entre adversaires – c’est-à-dire le fait qu’aucune des deux parties
n’est en mesure de modifier réellement la situation à son profit – peut prendre plusieurs
décennies. Il souligne aussi que la condition de cette reconnaissance s’appuie sur la
désidéologisation du conflit. Plutôt que d’expliquer l’affrontement colombien par l’opposition
entre une Idée capitaliste et une Idée bolchévique, on élucide les causes historiques,
économiques, sociales et culturelles qui ont permis à ce discours idéologique exotique de
s’implanter dans ce pays périphérique. Parmi ces causes, la doctrine Kennan et la
métaphysique de la guerre froide élaborée par Schmitt et Heidegger, qui donnèrent ensuite
lieu à la « doctrine de sécurité nationale », joue un rôle incontestable à moins de vouloir
expliquer ce conflit uniquement par des causes endogènes. En Colombie comme ailleurs, c’est
785
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’affaiblissement de la métaphysique de la guerre froide, associé aux explications endogènes,
qui a permis la résolution (partielle) du conflit. C’est également le ressurgissement de celle-ci
après 2001 qui a conduit à la création du statut inédit de « combattant ennemi » ; on ne peut
sous-estimer à cet égard l’importance de Schmitt dans le néo-conservatisme américain et la
justification de la « guerre contre le terrorisme », laquelle mena entre autres au scandale du
yellowcake forgery permettant de justifier l’invasion de l’Irak22, cas qui ne peut qu’évoquer
les Pentagon Papers analysé par Arendt. L’explication sociologique d’une controverse par les
valeurs revient ainsi à reprendre à son compte l’essentialisation de l’ennemi opérée par le
discours schmittien en affirmant que la source du conflit résiderait dans les sujets plutôt que
dans le monde dans lequel ils vivent. Pas plus ne peut-on se contenter d’opposer ceux qui
diraient « qu’il y a des moyens rationnels de départager ce qui est discutable et ce qui ne l’est
pas (et donc de faire émerger, en toute situation de dispute, un espace de dialogue) » et ceux
qui « considèrent les valeurs comme des principes non universalisables, des biens ou des cités
pas ou mal finies puisqu’impossibles à partager universellement »23, soit qu’il s’agisse d’un
discours schmittien tel que celui porté par l’Alt Right américaine qui prône le retour au
« barbare » et rappelle qu’un Viking ne se préoccupait guère du point de vue de ceux qu’il
pillait et violait, soit au contraire qu’il s’agisse d’un discours universaliste fondé sur une
éthique de conviction et qui affirme qu’ « un principe universel ne doit pas transiger avec des
valeurs »24. Il ne s’agit pas d’opposer la raison aux valeurs, mais au contraire de montrer
qu’un conflit irréductible entre « ennemis » mène nécessairement, au bout d’un certain temps,
à ce que ces ennemis reconnaissent un point de consensus, à savoir que nul n’emportera la
guerre. Dans la mesure où un conflit comme celui de la Colombie polarise l’ensemble de la
société, il est très difficile de reconnaître l’existence de cet accord minimal puisque cela exige
des acteurs qu’ils prennent une certaine distance à l’égard du conflit : soit que les causes de la
guerre soient devenues si obscures que le conflit ait perdu toute légitimité pour une grande
partie de la population ; soit que ses conséquences aient menées au même résultat, aucune des
parties ne pouvant se prévaloir d’une quelconque légitimité ; soit que l’exil et la réflexion de
certains membres conduisent à prendre acte du caractère indécidable et donc potentiellement
indéfini du conflit ; soit encore qu’une partie tierce intervienne. Le cas colombien combine
l’ensemble de ces explications, ce qui montre que même une analyse schmittienne et éthique
en termes de pluralisme irréductible de valeurs peut être combinée avec la « logique du
consensus ».
22
Ce scandale monumental a largement été traité par le Washington Post et dans la presse italienne, une partie des
services secrets italiens (dont le chef du SISMI, N. Pollari) y ayant joué, selon La Repubblica, un rôle décisif.
23
Chateauraynaud, « L’histoire des OGM n’est pas une controverse... »
24
Ibid.
786
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
La sociologie des controverses telle qu’élaborée par F. Chateauraynaud évite tant le
discours moralisateur qui confond l’éthique et la rhétorique des valeurs que le discours
cynique de la realpolitik en montrant qu’une controverse radicale ne peut s’expliquer par des
« prémisses » irréconciliables ou des « convictions ultimes ». Au départ d’une controverse les
acteurs ne sont en effet pas « concernés » (c’est-à-dire qu’ils ne savent ni comment intervenir
ni où se situent leurs intérêts, d’autant que la controverse elle-même créé ces acteurs – le
CRIIGEN en 1999, la « LettreInfoPGM » de M. Kuntz en 2004 – ou renforcent décisivement
des acteurs en perte de vitesse – Greenpeace) et que ce n’est donc qu’au cours de celle-ci que
ces opinions se forment et que la controverse peut se cristalliser en un affrontement
irréductible opposant de manière idéologico-politique le « nous » aux « eux »25. Dans la
mesure où cette sociologie des controverses étudie la manière dont des agencements
d’énoncés se transforment et prennent sens dans des contextes d’énonciation particuliers et
pluriels plutôt que d’opposer des acteurs auxquels on attribuerait des intérêts et des valeurs,
elle échappe largement à l’idéologisation du conflit que l’histoire, au contraire, conduit
parfois à perpétrer en oubliant l’importance de l’oubli et en se transformant en « roman
identitaire »26. Cette sociologie des controverses conduit en effet à montrer la mobilité des
arguments et à détecter la présence de discours qui échappent à la bipolarisation schmittienne
à laquelle se livre tout discours éthique opposant des « conceptions du monde » adverses.
Malgré cet usage deleuzien du concept d’agencement, on peut toutefois se demander si elle
n’est pas tentée de céder parfois à l’idéologisation en opposant des « modes de vie »
antagonistes auxquels correspondraient des « conceptions du monde ». Il faut d’abord
remarquer qu’Habermas est à nouveau partiellement responsable de ce type de
correspondances par sa distinction entre « morale » et « éthique ». Il oppose en effet la
morale, c’est-à-dire le droit et à la justice (au sens rawlsien), aux questions « éthiques » dont
on ne peut pas attendre qu’elles soient « tranchées rationnellement dans l’égal intérêt de
chacun », questions qui « dépendent des modes de vie que l’on s’est choisis » et du « système
d’interprétation qui porte l’identité » individuelle ou collective et qui touche « à l’arrièreplan » (sous-entendu des convictions ultimes ou des valeurs) 27. L’éthique concernerait ainsi la
« multiplicité des formes culturelles de vie » ou encore des différentes « visions du monde »
face à laquelle l’Etat se devrait d’être neutre (la question nucléaire en faisant, selon
Habermas, partie), tandis qu’au contraire l’eugénisme « soulève des questions d’un tout autre
calibre » puisqu’il met en jeu la compréhension que nous avons de nous-mêmes « d’un point
25
Cf. sur ces points Chateauraynaud, « L’histoire des OGM n’est pas une controverse... »; id., « La contrainte
argumentative », 132; Lugg, « Deep Disagreement... »
26
Cf. Renan, cité supra, 2e partie, section II.3.b.iii, et la littérature précitée sur les génocides.
27
Habermas, L’avenir de la nature humaine, 62‑63 (cf. aussi 12-13, 48-49, 55), cité in ; Chateauraynaud,
« L’histoire des OGM n’est pas une controverse... »
787
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de vue anthropologique comme des êtres génériques », Habermas reprenant le concept
marxien de Gattungswesen pour décrire une « éthique de l’espèce humaine »28. Nonobstant la
relativisation, à nouveau, de l’écologie ramenée à une « conception du monde » plutôt qu’à
cette éthique de l’espèce humaine de laquelle elle relève en droit29, Habermas ramène ainsi les
doctrines compréhensives (Rawls) aux modes de vie, un parallélisme que l’on retrouve
parfois chez Chateauraynaud et al.30 Mais, en dehors même du problème de la possibilité
d’établir une doctrine raisonnable partagée qui organiserait les aspects majeurs de la vie dans
une manière plus ou moins « cohérente » et exprimerait « une conception intelligible du
monde » par une hiérarchisation et une pondération compréhensible des valeurs 31, il est non
seulement antilibéral mais irréaliste de présumer d’une correspondance entre cette
Weltanschauung et un mode de vie puisque précisément l’individualisme réflexif consiste à
pouvoir se détacher de la « conception du monde » qu’on nous aurait inculqué – c’est-à-dire
de l’idéologie au sens non-critique et ordinaire et au sens marxiste – et qu’il est courant de
partager une même « doctrine politique » avec des personnes ayant des modes de vie
différents sinon opposés et réciproquement de partager des modes de vie avec des personnes
ayant des « doctrines compréhensives » radicalement opposées aux nôtres. C’est précisément
parce que les doctrines ne se rapportent pas aux intérêts, selon Rawls, et qu’on ne peut réduire
les idéologies (au sens non-critique) à des positions de classe, qu’il est incohérent d’identifier
« conceptions du monde » (à supposer que ce « concept » qui charrie celui de « valeur »,
nécessairement comprise comme universelle, ait un sens) et « modes de vie ». En fait, le
concept non-critique de « conceptions du monde », qui équivaut au sens banal du mot
« idéologie », est contradictoire avec la notion d’agencement utilisée par Deleuze et
Chateauraynaud :
28
Le concept de Gattungswesen (« être générique ») provient des Manuscrits de 1844, ce qu’Habermas omet de
rappeler (Habermas, op.cit., 48, 62-64).
29
Op.cit., 55 pour la critique du biocentrisme et 65 pour la neutralisation de l’écologie.
30
« Cela ne veut pas dire que les experts exempts de liens avérés ne sont pas porteurs de doctrines, de valeurs,
d’enjeux, de visions du monde » ; « Il semble assez inefficace de chercher à faire entrer à tout prix dans une
controverse policée ce qui engage des formes de vie et des visions du monde radicalement opposées. Et c’est bien
le cas de l’opposition entre pro- et anti-OGM » ; « Lorsqu’un conflit révèle des visions du monde en complète
opposition, il a de fortes chances de durer aussi longtemps que les acteurs qui le portent » (Chateauraynaud et al.,
« Une pragmatique des alertes... », 67‑68, 222, 226; cf. aussi Chateauraynaud et al., « Les OGM entre
régulation... », 204.)
31
Rawls, Political Liberalism, 59 (II, §3).
788
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
« c’est bien souvent, comme dans le conflit entre les modèles agricoles autour des OGM, une
opposition entre des visions du monde qui sert de moteur à la rébellion de milieux qui
n’entendent pas se laisser enfermer dans le rôle d’un « public ». Il convient dès lors de
réinstaller les visions dans les expériences du monde sensible, animé par toutes sortes
d’affects, de percepts, de lignes de forces et de faiblesses, de plis et de repères »32.
Nonobstant cet usage imprudent des termes de « valeurs » et de Weltanschauung qui
charrient un néo-platonisme chrétien antithétique avec l’idéal de neutralité commun à la
théorie de la justice et à la sociologie, celle-ci étudie ainsi ainsi ces moments où la logique de
la controverse et de la radicalisation aboutit à un deep disagreement tel que l’ethos de la
recherche est menacé par la logique politique de l’anathème, de l’insulte, de la diffamation,
mais aussi de l’hypocrisie, de la duplicité et de la fraude – tous les moyens étant alors bons
pour faire prévaloir son point de vue. Elle analyse ce moment où, selon une analyse
schmittienne, la science se transforme en politique. Bien que nous ayons critiqué cette
analyse qui postule le caractère originairement non-politique de la science33, elle permet ici de
montrer que la sociologie des controverses remet en cause bien plus profondément la
distinction entre sciences et politique que ne le fait la sociologie ordinaire des sciences. Or
une partie importante de ces controverses est le résultat de la complexité de la « crise
environnementale » indissociable de la complexité de la société. C’est donc bien la
modernisation elle-même et la « crise environnementale » qui constitue le moteur essentiel de
la « transformation » de la science en politique. Ce constat est effectué par toutes les analyses
portant sur la « société du risque » et l’importance accrue de l’expertise en politique, laquelle
conduit à l’élaboration d’une « science réglementaire ». Celle-ci est à la fois identique à la
science « ordinaire », puisqu’elle procède de celle-ci, et distincte, puisqu’elle c’est
précisément une science politique, dont nous avons montré l’émergence en ce qui concerne la
police phytosanitaire. Les analyses du risque réduisent parfois celui-ci à une aversion
croissante voire irrationnelle de la population, reprenant la psychologie des foules de Le Bon
dont l’impact serait démultiplié par les médias : la panique qui désagrège, selon Freud, les
sociétés serait alors une conséquence du développement technique et démocratique qu’il
faudrait enrayer par un contrôle strict de l’information. Ces analyses ne saisissent pas que le
risque n’est pas le produit d’une somme d’actes individuels34, ni qu’il n’est pas simplement un
objet naturel ou « factuel » construit par les technosciences, la bureaucratisation, la
32
Nous soulignons. Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes... », 31, 282.
Cf. supra, 2e partie, section III.4.b.iv.2.3 sur les normes techniques.
34
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’individualisme libéral qui prétend « individualiser » les risques et refuse
de penser un risque qui serait le produit d’une intentionnalité collective « technique » anthropologise le risque. On
le retrouve d’une certaine manière chez Apel, qui affirme que le risque serait un problème « éthique » plutôt que
politique alors qu’il s’agit de penser les effets d’ « actions collectives », et surtout chez D. Bourg (L’homme
artifice, 100-103), qui objecte à Ellul que le risque n’a rien de nouveau (montrant au passage le caractère ancien
de cette thèse). Il leur est difficile d’admettre l’idée d’une intentionnalité collective (selon Bourg, celle-ci ne
saurait être qu’hypostasiée, donc subjective), conçue au mieux sous la forme d’une juxtaposition de
comportements individuels, d’où la nécessité d’une éthique.
33
789
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
complexité des marchés financiers ou la globalisation – bref, par l’Etat cybernétique –, c’està-dire le produit d’une intentionnalité collective non subjective. Le risque est en effet aussi
« subjectif » au sens qu’il est construit par l’Etat cybernétique qui « objective » ce risque en
en prenant connaissance, ce qui nous oblige à y répondre. Les chercheurs ayant découvert par
hasard que le lac Léman était exposé au risque de tsunami, ce qui impacterait l’ensemble des
organisations internationales, gouvernementales ou non, se sont sentis tenus d’avertir les
autorités de ce risque inédit qui existait mais avait été oublié 35. La production du risque et
donc de la peur qui conduit à la responsabilisation (l’inaction des autorités de Genève leur
sera, le cas échéant, reprochée) n’est pas, comme le pense la pseudo-dialectique de la raison
attribuant les peurs irrationnelles aux médias, un effet accidentel de la modernité ou du savoir,
mais l’effet positif de l’augmentation de connaissances. Paradoxalement, la volonté, réelle ou
non mais suffisamment avérée, de dissimuler des risques afin d’éviter la peur maîtrisée qui
conduit à exiger des comptes et la panique mortifère alimente la paranoïa et le
conspirationnisme, sapant ainsi la confiance envers la science et l’Etat. Il n’est guère possible
de sortir, en principe et en général, de cette conjonction du « rationnel » et de
l’ « irrationnel », laquelle souligne le caractère auto-contradictoire du paradigme de la
Modernité réflexive qui associe la théorie du risque au récit d’une progression de l’ignorance
au savoir. La science, réglementaire ou non, participe ainsi positivement à la production du
risque, et par suite aux phénomènes de peur, de panique et de paranoïa conspirationniste, dont
il est peu probable que l’instruction à elle seule suffise de s’en débarrasser étant donné
l’omniprésence du conspirationnisme.
Que la duplicité, la fraude et la dissimulation deviennent des pratiques de plus en plus
ordinaires de la science menace non pas tant l’objectivité (la « vraie-fausse science » demeure
« objective ») que son fondement, la liberté de la recherche. Celle-ci est menacée par un
danger qui vient d’elle-même plutôt que simplement par les tentatives de pilotage ou de
participation : il s’agit bien d’une réaction auto-immunitaire. En effet, ce qui distingue, selon
Spinoza et Kant, la liberté de pensée scientifique de la liberté d’expression politique, ce n’est
pas tant la différence de nature entre le raisonnement scientifique et politique, comme le
pensent Habermas ou Bobbio et qui est éminement contestable36, que le fait que restreindre la
liberté de la raison pure – ou de la théorie – est une décision absurde qui ne peut que mener à
l’effondrement du progrès, scientifique et moral, tandis qu’autoriser n’importe quel discours
sur le terrain de la raison pratique – ou de la politique – conduit nécessairement à tolérer la
35
Laurent Graenicher, Un tsunami sur le lac Léman (Radio Télévision Suisse & Arte, 2018).
Ce pourquoi Habermas est précisément amener à rapprocher les deux: seul le « pluralisme irréductible des
valeurs » l’empêche de les identifier, Habermas confondant ici la rhétorique et l’éthique. Cf. supra, 2e partie,
section IV.2.b.v.
36
790
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
sédition37. Or la condition de la liberté de la raison pure est l’exclusion de la duplicité et de
l’hypocrisie qui risquent, en s’introduisant dans la recherche théorique, de « faire vaciller les
bases du bien public »38. Heidegger n’a sans doute pas réussi à corrompre la philosophie au
point qu’a pu le croire E. Faye, mais il a indubitablement introduit à une échelle sans
précédent le mensonge dans la philosophie, dont l’idée que les technosciences et la Raison
seraient « nihilistes » constitue la contre-façon la plus évidente, innocemment reprise par des
discours plus ou moins « progressistes » (Jonas). Avec l’« affaire Heidegger », qui mena
Derrida à dire la même chose et son contraire la même année et à interdire la publication de ce
double-discours39, et qui conduit à s’interroger sur le statut juridique de texte publiés chez
Vrin qui affirment que le nazisme serait un « épiphénomène »40, le « cas Heidegger » n’est
ainsi qu’un symptôme de l’effondrement du cordon sanitaire établi entre la théorie et la
politique. Mais la dissolution de cette coupure n’est-elle pas la conséquence nécessaire du
projet moderne selon lequel la connaissance ne doit pas seulement servir à comprendre le
monde mais à le transformer ? Il ne s’agit pas de pervertir Marx en affirmant qu’il aurait
légitimé d’avance Lyssenko ou Heidegger. Il s’agit plutôt de souligner que parmi les
différents phénomènes analysés ici, le fait même que le politique souhaite maîtriser les
technosciences et faire servir la théorie à une fin « utile » menace cette distinction entre
théorie et pratique ; est-ce un hasard si deux ennemis des Lumières, Jacobi et Heidegger,
s’opposèrent résolument à la mise en pratique de la science, le premier défendant l’idéal de
connaissance désintéressée41 et le second la « pensée » contre le marketing de la philosophie
et la complicité des sciences sociales avec l’ingénierie sociale et technique, dénonciation qui
inspire ceux qui critiquent les « acceptologues » ? Si l’on caractérise la Modernité d’un côté
par la complexité accrue de la société, la spécialisation et la fragmentation épistémique
subséquente, la logique de la bureaucratisation attribuée à la rationalité computationnelle et de
l’autre côté par la complexité de la crise environnementale, alors la dissolution de la
distinction entre politique et sciences, résultat de la radicalisation des controverses
scientifiques et politiques dues à l’importance de cette complexité accrue par l’évolution
même de la technique et des médias est le fruit immanent de la modernisation. En un sens,
Habermas ne dit rien d’autre en caractérisant la Modernité par une réflexivité accrue ou
37
Spinoza, Traité théologico-politique, XX ( « Je ne ferai pas même remarquer que cette liberté de la pensée est
absolument nécessaire au développement des sciences et des arts »).
38
Kant, Critique de la raison pure (citations A 739/B 767 ; A 749/ B 777 ; A 756 / B 784).
39
Cf. supra, 2e partie, section II.3.c.iv sur la « pseudo-apologie de l’artisanat ».
40
Cf. supra, 2e partie, section II.3, en part. II.3.c.v sur le statut de la différence ontologique et II.3.d.iii.
41
Le premier texte revendiquant le rôle d’étude de la Nature qu’ont les mathématiques serait le Discours
préliminaire à la Théorie Analytique de la Chaleur (1822) de Fourier, qui s’attire une réplique cinglante de Jacobi
défendant « l’honneur de l’esprit humain » comme motivation pure et désintéressée (Amy Dahan-Dalmedico,
« Pur versus appliqué? Un point de vue d’historien sur une “guerre d’images” », La Gazette des mathématiciens,
no 80 (1999): 31‑45.).
791
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Foucault pour qui « on n’a pas une définition close et impérative des jeux de vérité », tandis
que les sociologues observent que « peu d’objets semblent échapper à la critique »42. On
explique ainsi tant le « tournant participatif » qui vise à policer le débat que les tentatives de
répression, de censure et de contrôle d’Internet menées par des gouvernements autoritaires.
Mais cela conduit dès lors à abandonner le modèle idéologique qui oppose l’ignorance au
savoir : non pas qu’il n’y aurait plus de vérité, mais la confusion entre vérité et mensonge
serait telle, comme le notait Arendt ou comme l’affirme l’ex-ministre de l’environnement C.
Lepage, que même les dirigeants s’y laissent prendre43. L’affaiblissement radical de la
distinction entre sciences et politique constituerait bien un trait majeur de notre
contemporanéité, aux côtés de l’ « énoncé de l’anthropocène ».
On objectera que la sociologie des controverses, même lorsqu’elle étudie des situations
de deep disagreement analyse des phénomènes marginaux et en reste aux faits empiriques.
C’est ignorer la multiplication de ces controverses qui ne peut qu’augmenter avec la crise
environnementale, laquelle met nécessairement en cause la science et n’est pas étrangère aux
craintes du « grand remplacement » qui ne serait désormais plus la conséquence inéluctable
de la « bombe démographique » (comme elle l’était encore pour P. Chaunu) mais du
réchauffement climatique. Si on applique ce modèle proposé par la sociologie des
controverses et de la délibération pour analyser les cas de deep disagreement, qui conduisent
à la transformation de la science en politique, au-delà des controverses elles-mêmes, on
parvient à généraliser cette transformation à l’ensemble des sciences – et donc à dissoudre,
non plus dans tel cas ponctuel de controverse, mais de façon générale et en droit, le clivage
entre sciences et politiques. Or, c’est bien ce que l’analyse de la spécialisation disciplinaire
implique : le processus de fragmentation n’est pas seulement épistémique (comme le
pensaient encore Callon et al.), mais politique. Non seulement le choix des spécialités
relèvent de convictions pré-établies, mais surtout, comme le montre le modèle sociologique
présenté, elles sont conduites à se modifier sous l’effet même du travail scientifique et des
controverses dues à la complexité de la Modernité. La fragmentation des objets épistémiques
aboutit ainsi à des différends épistémologiques qui finissent par prendre un caractère moral et
politique. Dans la mesure où cette fragmentation ne peut qu’augmenter avec la spécialisation
et la complexité croissante, ces différends épistémo-politiques sont appelés à se multiplier. Ce
qui commence parfois sur le ton de la blague, comme l’ « affaire Sokal », dégénère ainsi en
guerre de tranchées qui se multiplient au fur et à mesure que la spécialisation et la
fragmentation épistémique s’accentuent. Le conflit du XIXe siècle entre les « sciences de
42
Sur Foucault, cf. supra, 2e partie, section III.4.b.iv.2.1, note 270 ; Chateauraynaud, « La contrainte
argumentative… », 138 ; Chateauraynaud et al., « Une pragmatique des alertes… », 29.
43
Arendt, « Du mensonge... »; Corinne Lepage, « Argumentaire lors de l’action en diffamation engagée par
Gilles-Eric Séralini », blog, Corinne Lepage haut et fort, (28 novembre 2010).
792
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
l’esprit » et les « sciences de la nature » et entre l’idéal de la connaissance désintéressée et le
progressisme de la connaissance appliquée travaillant pour le bien du genre humain se
réfracte ainsi en une multitude de conflits. Cette fracture se dissémine désormais dans
l’ensemble du champ du savoir jusqu’à constituer, parfois, une guerre généralisée qui conduit
les défenseurs de la transdisciplinarité à ressembler aux émissaires de l’ONU. Comment
expliquer les conflits qui opposent la philosophie continentale et la philosophie analytique, le
droit et la philosophie à l’histoire et la sociologie, la biologie moléculaire à l’écologie des
populations, la théorie politique à la théorie économique ? S’agit-il uniquement de différences
épistémologiques ? Ces tensions éclatent à nouveau au sein de chaque discipline en opposant
non pas tant des « écoles » que des branches particulières, à l’instar du conflit entre le droit de
l’environnement et le droit de la concurrence. Le conflit entre la « philosophie continentale »
et « analytique » ne saurait être attribué uniquement à une différence de perspective, dans la
mesure où les deux traitent parfois d’objets très similaires et selon des méthodes qui ne sont
pas toujours aussi différentes qu’on voudrait le faire croire. Favorisée au sein même de
certaines institutions académiques, l’ignorance de l’épistémologie, de l’histoire et de la
sociologie des sciences, du droit et de la théorie du droit, paraît également un facteur décisif
de l’attitude, au mieux d’indifférence polie, au pire de mépris, qui anime un certain nombre de
philosophes et d’intellectuels envers les sciences, la technique voire le droit, tous considérés
comme l’incarnation détestable d’une « technologisation du monde » voire du « système ».
Bref, les questions épistémologiques et politiques s’entremêlent si bien dans ce processus de
spécialisation des savoirs qu’il peut être difficile de déterminer, dans tel ou tel cas, si c’est le
différend politique ou épistémique qui l’emporte : l’ignorance est-elle la conséquence d’un
acte politique délibéré, auquel cas il faudrait parler d’une volonté de non-savoir ? Ou est-ce au
contraire l’ignorance et la méconnaissance qui fondent la conviction politique, auquel cas cela
s’apparenterait plutôt à une attitude paresseuse sinon ignorantiste ? Peu importe, puisque ce
processus qui relève de l’agnotologie conduit à renforcer simultanément l’ignorance et la
conviction politique. Mais alors que l’agnotologie actuelle se restreint à un modèle opposant
l’idéologie au savoir, l’ignorance ici produite est le résultat intrinsèque de la spécialisation et
de l’approfondissement du savoir. Si cette thèse est vraie, alors on ne s’étonnera guère que
dans les lieux les plus hauts du savoir, où la compétence des chercheurs et l’étendue de leur
science est indubitable, soient formulés, de temps en temps, des énoncés dont on ne sait s’ils
relèvent de l’ignorance simple, d’une volonté de non-savoir, du mensonge ou de l’autoillusion – à l’instar des positions climatosceptiques d’un C. Allègre, géologue éminent,
ministre et membre de l’Académie des sciences. Mais est-ce un hasard si, précisément,
l’Académie des sciences prend, lorsqu’il s’agit de controverses sociétales comme celles
portant sur le climat ou les OGM, des positions souvent qualifiées par d’autres observateurs
793
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
de « mensongères », « partiales » et « partielles », alors même qu’elle est censée récompenser
l’élite scientifique ?
Dès lors, la distinction entre profanes et experts ne serait pas celle selon laquelle
l’expert d’un jour (ou domaine) serait le profane de l’autre, ce qui garantit encore l’existence,
de droit, de la coupure épistémologique. Ici, l’expert, de par la nature même de son travail, et
en vertu tant de la complexité (épistémique et sociale) des objets étudiés que de la logique de
spécialisation et de fragmentation, serait précisément celui qui est le plus exposé d’une part à
basculer dans une logique politique remettant en cause la conception traditionnelle de
l’objectivité et d’autre part à abandonner l’ethos académique qui caractérise, chez Kant, le
domaine de la raison pure. Une telle transformation de la science en politique semble
inévitable. D’un côté, l’idéal de l’autonomie et de l’objectivité de la science semble prise au
piège des attaques contraires, mais complémentaires, qui viennent d’une part des volontés
néolibérales de pilotage de la recherche, et d’autre part de l’exigence de « démocratisation de
la science » ou d’établir une « science citoyenne ». Cette volonté est elle-même le fruit, d’une
part, des controverses et de la défiance envers le « système », qui s’appuie sur son manque de
déontologie, et d’autre part sur la volonté de contrôler les errements de la techno-science. De
l’autre côté, sous le feu de controverses qui tendent à se multiplier sous l’effet de la
spécialisation et de la fragmentation épistémique et du fait de la complexité de la « crise
environnementale » et de l’évolution technique, l’expert et le système juridico-politique qui
institue la science en tant que distincte de la politique et garantit son objectivité et son
caractère déontologique devraient faire la preuve d’une résistance hors-normes pour ne pas
céder à la tentation d’abandonner l’ethos académique classique élaboré à l’âge classique et
constitué par Kant en tant que modèle du raisonnement spéculatif. Abandon qui ne ferait que
renforcer l’exigence de soumettre la science au contrôle du politique. En lui-même, le « cas
Heidegger », la controverse sur les OGM ou le climatoscepticisme ne seraient que les signes
annonciateurs d’une transformation décisive des rapports entre science et politique, qui
conduirait à l’abandon, de droit et non plus simplement de fait, de la coupure épistémojuridico-politique établie entre ces deux domaines du social. Face à cette perspective
inquiétante, plutôt que de viser à un illusoire « savoir complet » qui offrirait un point de vue
« total » et encyclopédique sur la complexité moderne, les appels à davantage de
transdisciplinarité – quelle que soient les formes que celle-ci revêt – ne serait pas seulement le
fruit d’une exigence épistémique ou des tentatives visant à élaborer un nouveau concept de
l’objectivité en tant qu’objectivité kaléidoscopique. Ils pourraient s’agir, également, d’appels
éthiques et politiques qui, pressentant de façon obscure ces transformations et l’augmentation,
quantitative et qualitative, des mensonges et autres fake news, viseraient à maintenir vivace
l’idéal de l’ethos académique.
794
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
TABLE DES ABREVIATIONS
Heidegger
BEIT : Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) ; Contributions to Philosophy (of the Event).
CH:
« La chose » : deux versions : Brême 1949 (Bremen and Freiburg Lectures) et Beaux-arts
1950 (Essais et conférences ; sauf indication contraire, nous citons celle-ci)
DG: « Le danger » (Bremen and Freiburg)
DM : « Le dépassement de la métaphysique » (Essais et conférences)
DISP : « Du dispositif » (Bremen and Freiburg Lectures)
ECM : « L’époque des conceptions du monde » (Chemins qui ne mènent nulle part)
ES :
Entretien au Spiegel (« ‘Only a God Can Save Us’ : Der Spiegel’s Interview with Martin
Heidegger » », in The Heidegger Controversy: A Critical Reader)
FIN : « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (Questions III et IV)
GA : Gesamtausgabe (« Œuvre intégrale »)
IM : Introduction à la métaphysique (1935/53).
KEH : « Le tournant » (Die Kehre, in Questions III et IV ; conférence de Brême)
LH : « Lettre sur l’humanisme (lettre à Jean Beaufret) » (Questions III et IV)
ORI : « L’origine de l’œuvre d’art » (Chemins qui ne mènent nulle part)
PSCH :« Post-scriptum (à “La chose”). Lettre à un jeune étudiant » (Essais et conférences)
QT : « La question de la technique »
SE :
« Sérénité » (Gelassenheit)
TH : « Les séminaires du Thor » (Questions III et IV)
ZA : « Le séminaire de Zähringen » (Questions III et IV)
L’école de Francfort
CI :
DR :
EME :
HU :
PTM :
SCI-POL :
TAC :
TSI :
Habermas, « Connaissance et intérêt » (TSI)
Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison
Habermas, « The Entwinement of Myth and Enlightenment »
Marcuse, L’homme unidimensionnel
Habermas, « Progrès technique et monde vécu » (TSI)
Habermas, « Scientificisation de la politique et opinion publique (TSI)
Habermas, Théorie de l’agir communicationnel
Habermas, La technique et la science comme « idéologie »
Autres
ENP : C. Schmitt, « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » (trad. in La notion de
politique ; trad. alternative « Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité », 1936)
MEOT : G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques
795
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
INDEX
Abbey, Edward, 27
Académie d'Agriculture de France, 155
Académie de Bordeaux, 146
Académie des beaux-arts, 112
Académie bavaroise des beaux-arts, 486
Académie des sciences, 80, 121, 155, 670, 716,
717, 726, 750, 793
Académie nationale de médecine, 151, 152, 167,
170
Ackerman, F., 293
Adam (Genèse), 321, 418
Adams, John, 483
Adams, Mark B., 476
Adenauer, Konrad, 219
Adorno, Theodor W., 26, 111, 221, 291, 323,
327, 335, 361, 366, 395, 406, 454, 477, 478,
481, 482, 481–82, 509, 561, 573, 574, 575,
609, 614, 616, 625, 630, 648
Afeissa, Hicham-Stéphane, 30, 52, 63, 320, 335,
351
Agamben, Giorgio, 35, 480, 511, 512, 516, 523,
528, 537, 538
Agricola, 265, 336
Agulhon, Maurice, 130, 132, 209
Alain (Emile-Chartier), 301, 468
Albert Ier, prince de Monaco, 121
Alexandre, Laurent, 33
Allaire, Gilles, 706, 761
Allison, Graham, 53, 370, 371, 510
Allouche, Sylvie, 36
Althusser, Louis, 336, 347, 358, 367, 423, 605,
609
Amadieu, Jean-Baptiste, 483, 535
Amis de la Terre, 83, 679, 721, 739
Amselek, Paul, 666
Anders, Günther, 26, 382, 398, 532, 630, 678
Anderson, Benedict, 25, 213
Anderson, Perry, 422, 424, 437, 461, 514, 526,
535, 540, 542, 557–62, 631
Andouard, A., 168
Antelme, Robert, 472
Antoine, Serge, 84
Apel, Karl-Otto, 18, 56, 59, 356, 360, 569, 661,
765, 789
Apollinaire, Guillaume, 418
APPA (Association pour la prévention de la
pollution atmosphérique), 83, 193
Aquin (d’), Thomas, 31, 176, 317, 336, 373, 650,
685, 768
Araújo, Ernesto, 522
Arendt, Hannah, 119, 313, 325–27, 334, 337,
370–72, 371, 373–75, 411, 422, 433, 443, 471,
472, 474, 478–80, 485, 515, 532, 535, 537,
556–62, 572, 606, 617, 620, 630, 631, 633,
657, 677, 680, 681, 683, 697, 715, 719, 765,
778, 792
Ariès, Paul, 27
Aristote, 16, 19, 37, 40, 41, 44, 54, 262, 263,
324, 342, 349, 366, 377, 379, 416, 433, 434,
435, 436, 445, 458, 479, 492, 499, 501, 511,
581, 582, 611, 612, 615, 647, 656, 700, 701,
705, 784
Arluke, Arnold, 239, 240, 241, 242, 335
Arminius, 219, 451
Arnoux, Mathieu, 496
Arnstein, Sherry R., 679
Arthus-Bertrand, Yann, 270
Ascona (communauté), 208
Aspe, Chantal, 81, 197, 284, 312, 320
Assise (d'), François, 74, 685
Aubenque, Pierre, 377, 390, 470
Audard, Catherine, 340, 342, 347, 357, 688, 690,
691, 694
Audouin, Victor, 153, 154, 184
Augustin (saint), 473, 517, 558
diable augustinien, 368, 471
Auschwitz, 68, 467, 468, 471, 472, 475, 476,
477, 481, 482, 489, 532, 559, 562
Axelos, Kostas, 323
Ayad, Christophe, 476
Azam, Geneviève, 504, 508, 512, 514
Azouvi, François, 77, 455, 459, 527
Bachelard, Gaston, 588, 775
Bachelot, Roselyne, 281
Bacon, Francis, 577, 585, 612, 647
Baeumler, Alfred, 246
Baird Callicott, John, 27, 133
Bakhtine, Mikhaïl, 672
Baldin, Damien, 239, 477
Balibar, Etienne, 55, 391, 480, 482, 523
Bambach, Charles, 390, 470
Barash, Jeffrey A., 417, 442, 457
Barbusse, Henri, 467, 468
Bardèche, Maurice, 432, 472, 475, 523, 527
Barker, K., 185
Barnier, Michel, 84, 273
Barraqué, Bernard, 84
Barthe, Yannick, 625
Barthélémy, Françoise, 476
Barthélémy, Pierre, 36, 348, 376, 465
Barthes, Roland, 381, 661
Baudet, Marie-Béatrice, 140
Baudrillard, Jean, 19, 359, 367, 375, 376, 386,
490, 513, 686, 772
Bauman, Zygmunt, 477, 478, 479, 523, 600
Beasley, David, 478
Beaufret, Jean, 460, 472
Beaulaton, Laurent, 122
Beaulieu, Alain, 25, 685
Beauquier, 96, 194
Beauvoir (de), Simone, 111
Beck, Ulrich, 19, 20, 196, 197, 360, 371
Beckert, Michel, 762
Beckmann, Max, 420
Beckstein, Johann Matthäus, 212
Bell, Daniel, 535
Belot, Claude, 667, 675
Ben Ali, Zine el-Abidine, 582
796
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Ben Taïmour, Saïd, 536
Benjamin, Walter, 327, 363, 685
Benkimoun, Paul, 752
Benoist, Alain de, 386, 523, 524
Bensaude-Vincent, Bernadette, 80, 265, 381,
617, 698, 699
Bentham, Jeremy, 632, 633
Benveniste, Emile, 434, 580, 631
Berg, Paul, 709, 710, 712
Bergeron, Louis, 198
Bergson, Henri, 319, 320
Berlan, Jean-Pierre, 712
Berlioz, Jacques, 131
Bernanos, Georges, 472
Bernard de Raymond, Antoine, 712, 714
Bernardot, Marc, 98, 605
Bernstein, Lisa, 674
Berny, Nathalie, 86
Berque, Augustin, 110
Berr, Eric, 399
Bertheau, Yves, 727
Berthelot, Philippe, 320
Berthier, Sylvie, 563, 590, 714, 720
Bertin, G., 168
Bertin-Sans, Henri, 150, 152, 168, 169
Bertrand, Frédéric, 496
Bertrand, M. (procureur), 134, 135
Besnier, Jean-Marie, 33, 718
Bess, Michael, 81, 280, 291
Bétolaud, Yves, 84
Betts, Paul, 227, 377
Beurier, Jean-Pierre, 125, 127
Beuys, Joseph, 747
Bey, Hakim, 32, 385
Bidaud, Anne-Marie, 371
Bierbaum, Otto Julius, 111, 269
Bihl, Luc, 166, 170
Birch, Thomas, 385, 500, 513, 514, 541
Bismarck, 25, 204, 422
Black, Christopher, 730
Blackbourn, David, 90, 101, 104, 118, 122, 132,
176, 179, 200, 220, 226, 228, 232, 233, 244,
245, 247, 252, 258, 269, 275, 276, 278, 283,
397, 496, 499, 589, 607, 616, 775
Blanchot, Maurice, 390, 469
Blanckaert, Claude, 343
Blisson, Laurence, 314
Bloch, Ernst, 571
Bloch, Marc, 101, 497
Bloxham, Donald, 479
Bobbio, Norberto, 18, 56, 341, 345, 353, 355,
356, 630, 689, 690, 692, 693, 698, 699, 790
Bobierre, Pierre-Adolphe, 168
Bodéüs, Richard, 263
Bodon, Virginie, 107, 109
Bodson, Liliane, 131
Boehm, Jean-Marie, 712
Boff, Leonardo, 310, 336
Boggs, James Caleb, 185
Bohannon, John, 546
Boisard, Stéphane, 373
Boll, Marcel, 401
Bolsonaro, Jair, 522
Bonatz, Paul, 238
Bonn, A., 169
Bonnefoy, Nicole, 145, 148, 151, 171, 172, 179
Bonneuil, Christophe, 16, 31, 34, 64, 73, 74, 82,
83, 89, 90, 95, 121, 175, 177, 180, 183, 187,
238, 253, 254, 281, 282, 283, 325, 420, 422,
497, 498, 514, 532, 541, 594, 595, 598, 599,
600, 601, 608, 685, 706, 710, 712, 760, 761,
763
Bookchin, Murray, 27, 679
Boone, Elizabeth Hill, 765
Bormann, Martin, 230, 231
Bossan, Jérôme, 581
Bossavy, Jean, 186, 195, 296
Bossuet, 43
Botero, Giovanni, 89
Boudant, Joël, 712, 729
Boudon, Raymond, 570
Bouillot, C., 207
Bourdieu, Pierre, 312, 315–16, 315, 316, 358,
386, 394, 395, 396, 427, 447, 448, 449, 460,
467, 473, 487, 516, 538, 539, 543–45, 629,
664, 719, 781
Bourg, Dominique, 27, 28, 102, 351, 385, 479,
789
Bourgois, Hélène, 779
Bouron, Samuel, 522
Bousquet, Catherine, 709
Boutelet, Marguerite, 308
Bové, José, 349
Boy, Daniel, 294, 713
Boy, Laurence, 666, 667, 671
Braillard, Pierre-Alain, 64, 719
Brainard, Jeffrey, 608
Bramwell, Anna, 208, 209, 220, 258
Brandt, Willy, 285
Brasillach, Robert, 472, 473
Bratton, Susan Power, 240, 254
Braudel, Fernand, 272
Bréhier, Emile, 417
Breivik, Anders, 576
Brême (conférences de), 403, 475, 486
Breton, André, 514, 533
Breton, Xavier, 33
Breuer, Stefan, 226
Brieude, J.-J., 118, 619, 620
Broch, O.-J., 121
Brodzinsky, Sibylla, 734
Broecker, Wallace, 185
Brooks, G. T., 80, 150, 169, 177
Brose, Eric Dorn, 207, 226–28, 226, 227, 228,
244, 361, 362
Browaeys, Dorothée, 722
Brownfield, William, 605
Bruck, Möller van den, 391, 430
Brueghel l’Ancien, Pieter, 110
Bruel, Benjamin, 36
Brundtland, G. H., 251
Bruno, Isabelle, 640
797
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Buber, Martin, 208
Buchanan, Pat, 576
Buchou, H., 714
Bueb, Renaud, 131, 134, 135, 138
Buffon (de), Georges-Louis Leclerc, 132, 498,
685
Buj, Serge, 372, 683
Burbage, Frank, 460, 507
Burdeau, Georges, 43, 315
Bureau, Dominique, 641
Bury, Richard de, 129, 418
Buscemi, Francesco, 242
Butler, Judith, 380, 537
Butler, Samuel, 400–401
Byk, Christian, 710
C.A.S.E. Collective, 55
Cabanes, Valérie, 76, 593
Cabanis, Pierre J. G., 322, 769
Callinicos, Alex, 461
Callon, Michel, 21, 592, 603, 606, 624, 625, 636,
672, 674, 711, 715, 716, 719, 722, 723, 724,
725, 726, 727, 782, 792
Camus, Albert, 53, 323, 346, 366, 368, 371, 397,
398, 480, 542, 572, 683
Canabal, Manuela, 146
Canavero, Sergio, 36
Candèze, Ernest, 104, 175
Canguilhem, Georges, 54, 73, 81, 121, 319, 381,
401, 418, 543, 544, 545, 546, 547, 548, 550,
617, 618
Canu, Roland, 170
Capela, Charles, 734
Caramel, Laurence, 273
Carlyle, Thomas, 315, 323, 324, 335, 374, 637,
766, 772
Carmagnat, Fanny, 702
Carnap, Rudolf, 393, 407, 434, 435, 454, 543,
544, 545
Carnot, Sadi, 420, 588, 604, 706
Carpenter, Daniel, 254
Carr, Susan, 750
Carré, N. Alfred, 131, 134, 137
Carrell, Alexis, 225
Carroll, James D., 625, 715
Carson, Rachel, 80, 81, 144–46, 728
Carter, Luther J., 126
Casas, Bartolomé de las, 336
Cassin, Barbara, 19, 378, 391, 394, 656
Cassirer, Ernst, 221
Castelli Gattinara, Enrico, 434, 454
Catrin, 169
Caubet, Alain, 158, 184
Cavell, Stanley, 533
Cayla, Olivier, 781
Cazaux-Charles, Hélène, 651
Cazeneuve, Paul, 152, 165, 182, 752
Caziot, P., 133
Caziot, Pierre, 183
CCNE (Comité consultatif national d'éthique),
624, 742
Cefaï, Daniel, 447
Céline, Louis-Ferdinand, 25, 472, 533, 536
Cercle de Vienne, 393, 398, 407, 435, 510, 533,
542, 543, 544
Cerna, Anca-Maria, 576
César (Baldaccini), 589
César, Christine, 108, 145, 268
Chaban-Delmas, Jacques, 84, 679
Chamberlain, Houston S., 416
Chandler, Alfred, 329, 560, 702
Chapin, Charles V., 597
Chaplin, Charlie, 422
Chapoutot, Johann, 114, 117, 119, 210, 211, 214,
215, 219, 224, 228, 229, 231, 232, 236, 240,
243, 258, 340, 600
Chaptal, Jean-Antoine, 77, 162, 619
Charbonneau, Bernard, 274, 363, 678, 680
Chareix, Fabien, 439, 500
Charlemagne, 337, 562
Charlie-Hebdo, 83
Charlier, R. E., 125
Charvolin, Floran, 264, 282, 283, 284, 285, 286,
287, 289, 291, 296, 308
Charvolin, Florian, 65, 81, 95, 282, 283, 284,
286, 287, 288, 291, 299, 420
Chateaubriand, François, 118
Chateauraynaud, Francis, 75, 196, 341, 342, 362,
365, 389, 546, 661, 669, 674, 682, 683, 711,
712, 713, 714, 715, 718, 730, 741, 784, 786,
787, 788, 789, 792
Chauvet, P., 118
Ched, Graham, 710
Chemin, Arianne, 475
Chevalier, Auguste, 97
Chevallier, Daniel, 712
Chevallier, Jacques, 678, 680
Chevassus-au-Louis, Bernard, 621
Chevassus-au-Louis, Nicolas, 710
Chirac, Jacques, 84
Chomsky, Noam, 381
Christ (Jésus), 473
Christaller, Walter, 235, 244
Chu, Alejandro, 78, 440, 765
Cikankowitz, Anne, 284
Clastres, Pierre, 32, 49, 359, 506
Claude, Viviane, 188, 192
Clément, Gilles, 119
Clements, Frederic E., 275
Clerc, Olivier, 540
Cline, Lawrence E., 372
Club alpin français, 94, 272, 274
Club alpin suisse, 93, 94
CNCRG (Commission nationale de classement
des recombinaisons génétiques in vitro), 625
CNIL, 50, 313, 358, 591, 624, 625, 668, 675,
678, 703, 704, 705, 709, 715, 719, 726, 727,
732
Coccia, Emmanuel, 312, 315
Cohen, Francis, 430, 472, 519
Cohen, Joseph, 462
798
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Cohen-Halimi, Michèle, 382, 383, 396, 404, 415,
429, 430, 433, 435, 443, 451, 456, 458, 461,
464, 467, 472, 519
Colin, Paul, 135
Collin, Françoise, 343
Collingham, Lizzie, 159, 244
Colson, Marie-Laure, 476
Commoner, Barry, 81
Condillac, Etienne Bonnot de, 336
Condorcet (de), Nicolas, 54, 55, 81, 319, 320,
327, 329, 418, 484, 542, 592, 652, 766
Confédération paysanne, 714, 720, 734, 739,
753, 756
Confino, Alon, 208, 213, 214, 216, 219
Conrad, Joseph, 25
Conseil constitutionnel, 474, 666, 674
Conseil économique pour le développement
durable, 641
Conseil supérieur d’hygiène publique, 162, 167,
170
Conwentz, Hugo, 216
Coppens, Yves, 34, 281, 411
Corbin, Alain, 118, 138, 147, 162, 185, 186, 194,
266, 619
Cormenin (de), Louis Marie de Lahaye, 132
Corn, Joseph J., 116
Cornelis, Jan, 563
Correvon, H., 93
Cortazar, Julio, 112
Cougit, V., 150
Cournot, Antoine-Augustin, 73
Courtine, Jean-François, 378, 394, 402, 427, 434,
435, 526
Cowan, Robin, 607, 638
CPIEM (Conseil permanent international pour
l'exploration de la mer), 123, 127, 200
Cranney, Jean, 168
Crépon, Marc, 394, 414
Crichton, Michael, 80, 81
CRIIGEN, 83, 670, 787
Cronon, William, 26, 27, 32, 101, 107, 113, 115,
266, 267, 276, 351, 422
Crubellier, Michel, 40, 41, 434
Crusoé, Robinson, 116
Dagnaud, François, 581
Dahan-Dalmedico, Amy, 791
Dahrendorf, Ralf, 222, 226
Dalmet, Christophe, 708
Danto, Arthur, 561
Danysz (virus), 596
Dard, Olivier, 81
Darío, Rubén, 535
Darnton, Robert, 617
Darquier de Pellepoix, Louis, 475
Darré, Walter, 208, 226, 246
Darwin, Charles, 137, 400
Daston, Lorraine, 21, 53, 105, 366, 367, 460,
490, 651, 653, 657, 686, 718, 778
Dastur, Françoise, 223, 378, 384, 434, 435, 459,
464, 470, 471, 478, 481, 489
DATAR, 84, 283
David, Christophe, 382
David, Pascal, 378
Davidson, Arnold, 533
Davidson, Arnold I., 533
Davis, Mike, 190, 557
Davody, Noémie, 715
Dawkins, Richard, 343
De Gaulle, Charles, 238
De Waal, Frans, 343, 367, 493, 494, 512
De Waelhens, Alphonse, 457
Death in June (groupe), 474
Deaton, Angus, 20, 330, 484
Debord, Guy, 318, 330, 384, 481, 482, 550, 587,
630, 663
Debue-Barazer, Christine, 152
Défenseur des droits, 554, 563
Defoe, Daniel, 632
Dekker, Willem, 122
Deléage, Jean-Paul, 27
Deleuze, Gilles, 24, 25, 26, 33, 43, 49, 63, 266,
270, 307, 311, 318, 319, 340, 344, 349, 351,
355, 357, 375, 376, 393, 423, 450, 463, 528,
531, 544, 545, 546, 547, 548, 554, 562, 569,
603, 604, 607, 608, 620, 665, 685, 770, 782,
788
Delmas-Marty, Mireille, 19
Delore, Pierre, 183
Delpech, Thérèse, 602
Delvaux, Nicolas, 668
Delvenne, Pierre, 710
Demangeon, Albert, 73
Demeulenaere, Elise, 761
Demortain, David, 669
Denis, Gilles, 147
Denis, Jérôme, 591
Depraz, Natalie, 40, 101, 458, 465, 466
Deprost, Michel, 669
Derrida, Jacques, 40, 104, 375, 383, 390, 393,
403, 404–7, 412, 413, 414, 415, 416, 417, 424,
426, 431, 441–44, 454, 457, 463, 490, 503,
611, 614, 685, 765, 791
Descartes, René, 77, 396, 400, 405, 406, 428,
433–34, 437–39, 440, 454, 457, 458, 494, 500,
519, 547, 577, 612, 647, 685, 700
Deschaux, Robert, 113
Descola, Philippe, 19, 65, 91, 103, 104, 105,
103–5, 105, 107, 114, 267, 335, 336, 359, 361,
768
Deshayes, Alain, 712
Despax, Michel, 172
Despret, Vinciane, 343
Desrosières, Alain, 399, 640
Dessauer, Friedrich, 397, 406
Dessibourg, Olivier, 53
Deutsch, Jean, 625, 709, 710, 715, 716
Devall, Bill, 27
Dewey, John, 400, 612
Dhavernas-Lévy, Marie-Josèphe, 279
Diamond, Jared, 55, 674
Didier, Emmanuel, 640
Diesel, Eugen, 406
799
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Díez Canedo, Enrique, 535
Digard, Jean-Pierre, 702
Digne (de), Hughes, 528
Dilthey, Wilhelm, 610
Dimendberg, Edward, 219, 235, 236, 237, 238
Disney, Walt, 270
Donadieu, Pierre, 100, 115, 287
Donnet Kamel, Dominique, 294, 713
Donoso Cortès, Juan, 373, 683
Dorst, Jean, 81
Douglas, Marjory S., 92
Doussan, Isabelle, 308
Dowek, Gilles, 560, 718
Dreyfus, Hubert L., 379, 380, 383, 385, 386, 433,
445, 446, 447, 512, 513, 520, 541, 547
Drieu la Rochelle, Pierre, 455, 459, 472
Drummond, José, 92
Dubois, Jean-Pierre, 314
Dubost, Jean-Pierre, 487
Dubuis, Etienne, 53
Ducamp, Roger, 98, 114
Ducassé, Pierre, 401
Duchamp, Marcel, 110, 427, 533
Düesberg, R., 218
Duff, Alexander S., 461, 527
Dugger, Celia W., 81
Duhamel du Monceau, Henri Louis, 121
Duhamel du Monceau, Henri Louis, 121
Duhem, Pierre, 434
Dühring, Eugene, 415
Dumont, René, 81, 679
Dunlop, Carol, 112
Dupuy, Jean-Pierre, 485, 711
Dupuy, Michel, 186, 278, 296
DuPuy, William A., 595
Durano, Marianne, 349
Duranton-Crabol, Anne-Marie, 524
Durkheim, Emile, 312, 316, 575, 613, 625
Dussel, Enrique, 310, 336, 564
Duster, Troy, 640
Dzimira, Sylvain, 19
Eckhart (maître), 517
Eco, Umberto, 500
Edelman, Bernard, 738
Edgerton, David, 74, 151, 559, 560, 607
Edmond Perrier, Edmond, 95
EFSA (European Food Safety Agency), 670, 673,
707, 727, 729, 731, 732
Egan, Greg, 36
Ehrlich, Paul, 149, 288
Eichmann, Adolf, 456
Einstein, Albert, 348
Eisenhower, Dwight, 85, 108
Eley, Geoff, 432
Eliade, Mircea, 208
Elias, Norbert, 568, 631
Ellul, Jacques, 214, 272, 298, 363, 365, 382, 421,
532, 572, 579, 678, 701, 789
Elsen, Liliane, 287
Encinas de Munagorri, Rafael, 667, 669, 670
Engels, David, 424
Engels, Friedrich, 87, 101, 289, 313, 327, 328,
330, 333, 652, 654
Engels, Jens Ivo, 278, 282, 292, 293, 295
Enthoven, Raphaël, 462
Environmental Protection Agency, 80, 185
Eribon, Didier, 77
Escuder, Mathilde, 715
Estève, Christian, 135
Eudes, Yves, 651
Evola, Julius, 523
Fagniez, Guillaume, 389, 415
Fagot-Largeau, Anne, 501
Fanck, Arnold, 224
Fardeau, Michel, 711
Fardid, Ahmad, 461
Farias, Victor, 390, 533
Farman, Joe, 92
Faurisson, Robert, 432, 472–75
Faye, Emmanuel, 232, 239, 381, 386, 388, 415,
428, 432, 439, 443, 456, 469, 472, 791
Faye, Jean-Pierre, 220, 259, 382, 391, 396, 404,
429, 433, 435, 443, 451, 456, 458, 461, 472,
531, 601
Febvre, Lucien, 101, 102, 405, 418, 419
Fédération nationale des Groupements de
Protection des Cultures, 80
Fédier, François, 379, 414, 459, 460
Feenberg, Andrew, 444, 445, 506, 507, 510, 531,
551, 552, 589, 654, 701
Feierstein, Daniel, 373, 682
Feingold, Henry, 477
Feingold, Henry L., 472, 478
Feldman, Matthew, 461, 522, 527
Fellay, J.-B., 576
Ferry, Luc, 27, 74, 75, 76, 77, 78, 93, 102, 114,
132, 204, 215, 240, 241, 242, 254, 351, 459
Feuerbach, Ludwig, 325, 331, 332, 345, 378,
447, 520, 614, 690, 769
FFSPN (Fédération française des Sociétés de
protection de la nature), 83, 95
Filmer, Robert, 321
Finkielkraut, Alain, 472
Fischbach, Franck, 325, 331, 332
Fischer, Eugen, 219, 417
Fischesser, Bernard, 293
Fish, Stanley E., 308, 389
Flahault, Ch., 98
Flamant, Jean-Claude, 158
Flaubert, Gustave, 73
Fleming, James Rodger, 82
Fletcher, James, 147
FNE (France Nature Environnement), 83, 95,
721, 724
FNSEA, 642, 643, 721, 724
Fœssel, Michaël, 44, 48, 49, 50, 261
Foray, D., 423
Ford, Caroline, 66
Ford, Gerald, 372
Ford, Henry (fordisme), 329, 380, 651, 706, 707
Ford, John, 108
Foreman, Dave, 27, 267
800
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Fouassier, Eric, 152
Foucart, Stéphane, 55, 83, 292, 622, 669, 707,
778
Foucault, Michel, 21, 43, 89, 181, 261, 294, 311,
319, 323, 367, 375, 376, 379, 380, 396, 398,
468, 516, 528, 544, 558, 561, 569, 595, 604,
605, 608, 620, 630, 632, 658, 661, 663, 684,
685, 705, 716, 748, 792
Foucher, Karine, 308
Foucher, Lorraine de, 447
Fourche, Rémi, 80, 141, 142, 143, 144, 147, 148,
150, 151, 152, 153, 158, 159, 160, 166, 170,
171, 172, 173, 176, 180, 184, 596
Fourier, Charles, 73, 98, 108, 767
Fourier, Joseph J.-B., 791
Francastel, Pierre, 225, 323, 536, 648
France, Anatole, 418
Francfort, école de, 22, 268, 377, 431, 438, 480,
531, 532, 550, 561, 567, 571, 572, 573, 574,
575, 576, 577, 579, 609, 610, 613, 614, 616,
617, 624, 625
Franco, Francisco, 372
Franklin, Sarah, 80
Frédéric le Grand, 101, 132, 276, 468
Fressoz, Jean-Baptiste, 16, 31, 34, 63, 64, 73, 74,
82, 89, 90, 109, 121, 162, 175, 180, 186, 187,
189, 190, 196, 238, 253, 254, 281, 325, 422,
497, 498, 514, 532, 541, 594, 595, 598, 599,
600, 601, 608, 685, 763, 779
Freud, Sigmund, 44, 55, 381, 461, 467, 482, 789
Freyer, Hans, 397, 590
Fried, Gregory, 419, 426
Friedman, Milton, 649
Friedmann, Georges, 503, 531
Frioux, Stéphane, 187, 193, 194
Frison-Roche, Roger, 224
Fritzsche, Peter, 227, 377, 430
Fritzsche, Peter (2), 116
Fritzsche, Ulrich, 240
Frohman, Larry, 632
Fujimori, Alberto, 476
Fukuyama, Francis, 55
Gadamer, Hans-Georg, 384, 420, 530, 537
Gagarine, Youri, 326, 384, 385, 524
Gaité, Florian, 375
Galanopoulo, Léa, 742
Galbraith, John, 280
Galison, Peter, 21, 105, 116, 316, 367, 368, 369,
375, 386, 398, 407, 411, 435, 460, 490, 493,
500, 533, 542, 544, 545, 651, 654, 657, 718,
778
Garcia, Vivien, 32
Gardey, Delphine, 296, 560, 651, 673, 702
Garraud, Philippe, 217, 239, 414
Gastélum, Carlos, 476
Gates, Bill, 361, 363, 722, 730
Geisler, W., 117
Génot, Jean-Claude, 262
Gentile, Emilio, 523
George, Pierre, 283
Georgescu-Roegen, Nicholas, 706
Géricault, Théodore, 420
Giannoni, K., 218
Gibson, William, 588
Gide, André, 280
Giesen, Klaus-Gerd, 382
Gille, Bertrand, 618, 702
Gimeno, Paul, 209
Ginon, Anne-Sophie, 640
Glucksmann, André, 461
Godard, Olivier, 720
Goebbels, 225, 427
Goeldner, Lydie, 496
Goering, 459
Goëta, Samuel, 591
Goethe (von), Johann Wolfgang, 455, 490, 691,
693, 778
Goffi, Jean-Yves, 401, 582
Gohary, Laurent, 523
Goldmann, Lucien, 309, 336, 345, 367, 572, 630,
644, 663
Goldringer, Isabelle, 706, 761
Gonzy, Geneviève, 709
Goodman, Nelson, 308, 345, 664
Gore, Al, 80
Göring, 230, 231, 235, 240
Gorz, André, 81, 271, 281, 290, 298, 310, 354,
514, 625, 663, 680
Goupy, Marie, 579, 582, 583, 702
Gourdon, Vincent, 640
Graenicher, Laurent, 790
Graf, J. et D., 142, 596, 597, 598
Grammont, 129
Gramsci, Antonio, 484, 523, 611, 631, 632, 643
Granjou, Céline, 293
Gräser, Gusto, 208
Green, Martin, 208
Greenpeace, 74, 80, 721
Griffin, Roger, 522, 523, 524, 526
Grille, François Joseph, 89, 98, 113, 189
Gröning, Gert, 119, 213, 219, 232, 240, 245, 256
Gropius, Walter, 407, 542
Gross, Otto, 208
Grothendieck, Alexandre, 310, 715, 716
Grove, Richard, 87, 88, 110
Guattari, Félix, 24, 25, 26, 49, 311, 318, 319,
340, 344, 351, 355, 357, 376, 393, 423, 450,
531, 545, 546, 547, 554, 562, 604, 620
Guenther, Konrad, 220
Guettard, Jean-Etienne, 154
Guillaud, Hubert, 560
Gusdorf, Georges, 517
Guyot, Joseph-Nicolas, 153
Haar, Michel, 487
Haber, Stéphane, 576, 615, 656, 657, 658, 659,
661, 685
Habermas, Jürgen, 18–20, 19, 56, 59, 60, 68,
209, 280, 294, 335, 337, 340, 342, 346, 351,
357, 358, 366, 371, 373, 374, 375, 381, 382,
383, 388, 390, 413, 414, 430, 432, 452, 469,
472, 473, 481, 497, 527, 532, 535, 542, 543,
544, 549, 575, 577, 582, 584, 587, 590, 609,
801
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
610, 614, 615, 616, 619, 622–30, 625, 631–39,
641, 644–78, 681, 684–99, 701, 702, 709, 715,
728, 743, 745, 769, 770, 771, 774, 791
Hache, Emilie, 109, 317
Hacking, Ian, 345, 544
Hadot, Pierre, 335, 490, 516, 517, 519
Haeckel, Ernst, 132, 241, 335, 400
Hage, Ghassan, 601
Hahn, Hans, 393, 407, 435, 543, 544, 545
Hallé, Jean Noël, 118, 775
Halliday, E. C., 185
Halpérin, Jean-Louis, 765
Halpern, Catherine, 19
Hamon, Benoît, 278, 352, 362, 363, 478
Haraway, Donna, 386
Harcourt, Bernard, 346, 640, 651, 653
Hardouin-Fugier, Elisabeth, 241, 254
Hardt, Michael, 327, 331, 374, 375, 500, 523,
526, 571, 772
Hardy, Quentin, 363, 459
Harman, Graham, 444
Harmignie, Pierre, 405
Harribey, Jean-Marie, 399
Harrison, Brian, 130, 131, 133
Harz, Hermann, 237
Hassan, Ihab, 461
Hauriou, Maurice, 88, 89, 101, 130, 148, 153,
154, 156, 157, 161, 162, 179, 181, 182, 186,
188, 190, 419, 499
Hayek, Friedrich A., 343, 505
Hayes, Denis, 279
Haym, Rudolf, 397, 408
HCB (Haut Conseil des Biotechnologies), 1, 341,
358, 568, 592, 625, 640, 642, 643, 644, 645,
669, 670, 707, 709, 714, 716, 718, 719, 720,
721, 722, 725, 726, 727, 729, 730, 731, 732,
733, 740, 742, 744, 748, 752, 753, 761
Hegel, Friedrich, 28, 42, 45, 50, 63, 76, 91, 110,
111, 266, 267, 291, 311, 314, 315, 321, 324–
28, 324, 325, 326, 328, 333, 345, 350, 351,
353, 354, 356, 357, 366, 381, 397, 399, 400,
403, 408, 418, 422, 434, 435, 467, 471, 473,
478, 482, 484, 496, 540, 545, 558, 571, 587,
628, 641, 651, 652, 664, 685, 690, 691, 692,
693, 694, 695, 696, 700, 769, 772
Heidegger, Martin, 18, 22, 25, 27, 32, 33, 40, 63,
64, 66–68, 67, 68, 201, 204, 209, 210, 218,
228, 239, 267, 289, 309, 315, 319, 320, 323,
328, 332, 334–39, 362–64, 366, 367, 371, 375,
377–568, 556, 570, 571, 572, 574–79, 582,
583, 585, 586, 594, 600, 603, 608, 609, 610,
612, 614–17, 624–26, 646, 659, 660, 662, 663,
681, 683, 684–86, 690, 691, 692, 698, 701,
705, 708, 747, 765, 767, 768, 769, 770, 771,
772, 775, 778, 794
Heinen, Jacqueline, 710
Heisenberg, Werner, 381
Hennings (Jr.), Thomas C., 714
Herbart, J.-F., 424
Herf, Jeffrey, 66, 206, 222, 225, 226, 227, 363,
377, 391, 392, 397, 405, 406, 409, 410, 416,
427, 428, 444, 480, 505, 536
Hermitte, Marie-Angèle, 25, 67, 75, 95, 131, 158,
166, 265, 270, 273, 276, 291, 295, 308, 309,
313, 317, 318, 319, 365, 563, 590, 637, 667,
674, 706, 709, 710, 711, 712, 714, 715, 720,
727, 738, 741, 755, 783
Hess, Rudolf, 246
Hesse, Hermann, 216
Heydrich, Reinhard, 246, 247
Hilberg, Raul, 239, 240, 241
Hillgruber, A., 432
Hilt, Patrice, 280
Hiltner, K., 266
Himmler, Heinrich, 228, 241, 244, 247, 443
Hitler, Adolf, 81, 204, 208, 209, 217, 219, 225,
226, 228, 230, 231, 235, 236, 237, 238, 240,
244, 368, 398, 414, 415, 422, 432, 451, 480,
505
Hobbes, 47, 547, 617
Hobbes, Thomas, 16, 39–55, 312, 315, 335, 346,
366, 374, 508, 689
Hobsbawm, Eric, 310
Hölderlin, 430
Hollande, François, 580
Homer-Dixon, Thomas F., 55, 282, 287, 289
Honneth, Axel, 337, 564, 572
Hoppitt, 495
Hoppitt, William, 494
Hoquet, Thierry, 494, 636
Horkheimer, Max, 26, 111, 113, 119, 256, 291,
323, 325, 327, 335, 361, 366, 406, 453, 454,
477, 478, 481, 573, 575, 611, 625, 743
Hottois, Gilbert, 399
Houdebine, Louis-Marie, 38, 747
Howard, Leland Ossian, 597, 598
Hugo, Victor, 418
Humboldt, Alexander, 111, 443, 611
Humboldt, William, 443
Huot, Jean-Louis, 88
Husserl, Edmund, 19, 267, 311, 316, 335, 379,
381, 406, 408, 417, 420, 476, 575, 609, 610,
612, 663, 666, 690
Hvistendahl, Mara, 668
IFREMER, 621
Igounet, Valérie, 473
Illich, Ivan, 147, 179, 310, 663, 678
Imort, Michael, 115, 212, 214, 215, 218, 232
INA (Institut national agronomique), 155
Indze, Otto, 179
Ingold, Tim, 450, 493, 495
Ingram, David, 520
INRA (Institut national de la recherche
agronomique), 80, 760
Irénée (gnose), 465
Irving, David, 432, 478
Israël, Liora, 58, 279, 291, 313, 674
Issel, William, 280, 370
Jacobi, Friedrich Heinrich, 383, 435, 791
Jalkh, Jean-François, 475
802
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
James, Clive, 707
Jameson, Fredric, 355, 422, 462, 484, 485, 500,
513, 514, 526, 528, 540, 541, 542, 557, 558,
560, 561
Jamin, Jean, 139, 140
Jamin, Jérôme, 576
Janicaud, Dominique, 377, 383, 387, 403
Jarrige, François, 183
Jas, Nathalie, 80, 148, 150, 152, 160, 164, 170,
175, 184
Jasanoff, Sheila, 21, 80, 710, 729
Jaume, Lucien, 42
Jaurès, Jean, 418
Jegouzo, Yves, 281
Jencks, Charles, 461
Jessup, P.-C., 122, 123, 124, 125
Jevons, W. S., 73
Johnson, Dewayne (Monsanto), 593
Johnson, Lyndon B., 84, 185, 280, 281
Jokimäki, Ari, 185
Jollivet, Marcel, 718, 750
Jollivet, Servanne, 442, 486
Jolly, Patricia, 74, 151
Joly, Pierre-Benoît, 680, 706, 717, 718, 761
Jonas, Hans, 17, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 44,
45, 46, 47, 48, 51–54, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
281, 301, 335, 339, 341, 344, 345, 350, 351,
352, 356, 360, 371, 375, 378, 385, 386, 387,
435, 447, 451, 452, 460, 466, 469, 500, 501,
512, 516, 518, 519, 524, 526, 537, 541, 558,
686, 770, 791
Jönsson, Erik, 748
Jouvenel (de), Bertrand, 81
Joyce, James, 533
Julien, Catherine, 765
Jung, Edgar, 391
Jünger, Ernst, 208, 226, 245, 396, 397, 398, 405,
406, 409, 410, 411, 416, 428, 448, 451, 456,
461, 467, 480, 499, 503, 504, 505, 509, 522,
523
Juppé, Alain, 714
Juquin, Pierre, 679
Kac, Eduardo, 747
Kaczynski, Theodore (Unabomber), 26, 32, 33,
474
Kafka, Franz, 26, 44, 375
Kahn, Gilbert, 426
Kant, Emmanuel, 19–23, 43, 45, 64, 69, 266,
311, 318, 326, 353, 366, 371, 379, 396, 420,
422, 424, 434, 435, 451, 458, 482, 492, 547,
581, 617, 625, 646, 647, 649, 650, 700, 770,
783, 784, 790, 791, 794
Kaplan, Robert D., 55
Kapp, Ernst, 115, 239, 399, 400, 401, 406, 420,
622, 702
Kapuściński, Ryszard, 536
Kasparov, Garry, 375
Kastler, Guy, 761
Katz, Eric, 105, 262, 475, 495, 496, 504, 512,
541, 743
Kelsen, Hans, 16, 17, 19, 44, 49, 51, 312, 316,
345, 357
Kempf, Hervé, 710, 713, 750
Kennan, George F., 363, 367, 368, 369, 370, 372,
373, 407, 408, 411, 412, 567, 785
Kennedy, John F., 85, 370
Kerényi, Károly, 208
Kershaw, Ian, 206, 207, 222, 226, 228, 231, 314,
415, 432, 470, 475, 476, 479, 480
Kervasdoué (de), Jean, 711
Kervégan, Jean-François, 242, 244, 408
Kessel, Joseph, 270
Kevles, Daniel J., 780
Kilkenny, Carol, 669
Kipling, Rudyard, 270
Kisiel, Theodore, 388, 389, 432
Kissinger, Henry, 372
Klages, Ludwig, 320, 396, 421
Klemperer, Victor, 210, 221, 222, 223, 232, 241,
242, 243, 253, 419, 444, 475, 476, 537, 601
Klose, Hans, 218, 220, 221, 232, 236, 247
Klossowski, Pierre, 327, 392, 429, 538
Koch, E., 398
Koenig, P., 98
König-Pralong, Catherine, 417, 418
Koppe, Janna G., 103
Koshar, Rudy, 111, 193, 235, 237, 242, 243, 488,
505
Kourilsky, François, 711
Kourilsky, Philippe, 295, 711
Koyré, Alexandre, 408, 421, 434, 449, 524, 606,
617, 657
Krell, David F., 430
Krieck, Ernst, 443, 456
Kripke, Saul, 382
Kropotkine, Pierre, 208, 343, 350, 585, 611, 618,
652, 679, 746
Kubrick, Stanley, 371
Kuhn, Thomas, 379, 438, 568–70, 617
Kuntz, Marcel, 716, 718
L’Histoire, 468
La Gueule Ouverte, 83
La Mare, Nicolas de, 170
La Mettrie, de, J. O., 400
La Vie Claire, 145
Laban, Rudolf, 208
Laborie, Françoise, 709, 710
Labrousse, Alain, 373, 734
Lacoue-Labarthe, Philippe, 390, 469
Lacouette-Fougère, Clément, 668
Lacour, Stéphanie, 581, 667
Lafitte, Jacques, 401, 705
Lafontaine, Céline, 367
Laforest, Valérie, 284
Lagarde, Paul de, 391
Lalam, Nacer, 704
Laland, Kevin, 494, 495
Laland, Kevin N., 493
Lalande, André, 324, 338, 393, 394, 471
Lalonde, Brice, 354, 679
Lamarck, Jean-Baptiste de, 121, 400
803
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Lamartine, Alphonse de, 132
Lambauer, Barbara, 244
Landa (de), Manuel, 468, 604, 705
Lang, Patrick, 271
Lanord Farinelli, Magali, 665, 666
Larabi, Yamani, 99
Larrère, C. et R., 95, 103, 104, 105, 106, 115,
116, 119, 128, 133, 135, 256, 261, 262, 263,
273, 276, 290, 348, 493, 495, 504, 743
Larrère, Catherine, 540
Larrère, Raphaël, 540
Larreta, Enrique, 535
Larson, Christina, 668
Lascoumes, Pierre, 625, 782
Latour, Bruno, 21, 59, 65, 250, 267, 316, 345,
388, 444, 462, 495, 507, 508, 544, 578, 603,
629, 661, 664, 674
Latty, Lionel, 186
Lavielle, Marc, 670
Law, John, 640, 644
Lazier, Benjamin, 422
Le Bon, Gustave, 630, 631, 789
Le Bras, Hervé, 779
Le Corbusier, 191, 533, 536, 648
Le Déaut, Jean-Yves, 752
Le Goff, Jacques, 101
Le Goff, Jean-Pierre, 447, 464, 559
Le Guyader, Hervé, 95, 276
Le Nail, F., 80
Le Ny, Fabien, 727
Le Pen (Maréchal), Marion, 522
Le Pen, Jean-Marie, 475
Le Roux, Ronan, 401
Le Roux, Thomas, 63, 64, 74, 162, 180, 185,
186, 188, 189, 190, 779
Leclerc, Olivier, 669
Lecoutre, Matthieu, 176
Lefebvre, Henri, 367
Leibniz, Gottfried W., 321, 381, 494, 606
Lekan, Thomas, 206, 207, 208, 210, 211, 212,
214, 215, 217, 220, 229, 230, 232, 236, 256,
258
Lemaire, Raoul, 143
Lemonnier, Pierre, 702
Lenard, Philipp, 480
Lendvai-Dircksen, Erna, 237
Lénine, 363, 381, 418
Leopold, Aldo, 29, 91, 92, 100, 102, 103, 106,
114, 131, 206, 212, 266, 320, 323, 421, 488
Lepage, Corinne, 83, 714, 792
Lepsius, Oliver, 206
Leroi-Gourhan, André, 401, 705
Leroux, Gaston, 418
Lessig, Lawrence, 702
Lévêque, Christian, 95, 275, 276, 300
Levi, Primo, 472
Levidow, Les, 750
Levinas, Emmanuel, 326, 384, 385, 388, 390,
452, 469, 524, 531, 537, 550
Lévi-Strauss, Claude, 177, 544, 547
Lévy, Bernard-Henri, 460, 461, 462, 542
Lévy, Jean-Benoît, 143, 164, 181
Lévy-Leblond, Jean-Marc, 610, 709, 710
Lévy-Leblond, Jean-Marie, 710
Lewis, David, 382
Lewis, Simon L., 31, 117, 685
Lewis, William S., 209
Lewontin, Richard, 712
Ley, Robert, 246
Leyval-Granger, Anne, 714
Liebe, K. T., 130
Lindqvist, Sven, 372, 477, 483, 599, 601
Linhardt, Robert, 327
Linné, 176
Lipartito, Kenneth, 631
Lippert, Franz, 247
Lista, Giovanni, 363, 411
Livet, Pierre, 784
Locke, John, 321, 322, 544, 691
Lombroso, Gina, 73, 87, 320, 420, 421, 585, 586,
611, 678
London, Jack, 418
Losurdo, Domenico, 415, 457
Lovecraft, 25
Lovejoy, Thomas E., 95
Lovelock, James, 27, 301, 367, 685
Lowenthal, David, 114
Löwith, Karl, 386, 388, 390, 413, 463, 481, 518
LPO (Ligue de protection des oiseaux), 94, 95
Luca, Dinu, 110
Lucas, Robert C., 92, 107
Lucrèce, 608
Lüddecke, Theodor, 405
Lugg, Andrew, 741, 787
Lugones, Leopoldo, 535
Lukács, Georg, 309, 313, 334, 453, 486, 533,
575, 643, 648, 652–55, 662, 663, 664, 665,
686, 706, 719, 767, 769, 770
Lumet, Sidney, 371
Lundvall, B. A., 423
Lynch, Edouard, 108, 147
Lyon, David, 704
Lyotard, Jean-François, 281, 355, 375, 376, 423,
437, 460, 461, 483, 484, 535, 541, 542
Lyssenko, Trofim, 358
Macé, Arnaud, 289
MacGarvin, Malcolm, 122
Mach, Ernst, 434
Machado, Antonio, 519
MacKenzie, Donald, 20, 644
MacPherson, Arthur Holte, 77, 129, 133, 134,
135, 212
Macpherson, C. B., 107
Madec, J.-H., 98
Madison, James, 714
Magistry, L. et A., 162, 169, 186, 187, 188, 189,
190, 194, 597
Maitron, Jean, 25
Malabou, Catherine, 375, 390
Malet, Jean-Baptiste, 209, 246
Mandeville, Bernard, 327
Manes, Christopher, 27
804
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Mangin, Louis, 95
Manin, Bernard, 671
Mann, Thomas, 113, 216, 481
Manson, Michel, 170
Marcion, 465
Marcuse, Herbert, 68, 203, 234, 236, 245, 316,
323, 335, 390, 444, 472, 476, 508, 513, 531,
537, 576, 577, 579, 580, 582, 583, 584, 585,
586, 587, 592, 606, 609, 610, 612, 613, 614,
616, 624, 625, 631, 634, 636, 638, 639, 646,
650, 678, 701
Marguénaud, Jean-Pierre, 131
Marin, Brigitte, 89
Marin, Louis, 271, 272
Marinetti, Filippo Tommaso, 363
Maris, Virginie, 498, 512, 541
Marris, Claire, 642, 719, 726, 727, 729
Marschall, Luitgard, 178, 249, 638, 749
Marsh, George Perkins, 91, 320
Martignac (de), M., 87
Martin, Geoffrey J., 115
Martin, Jean, 588
Martin, M., 111
Martineau, Emmanuel, 425
Martínez Andrade, Luis, 82, 310, 336, 558
Marx, Karl, 20, 28, 43, 87, 160, 214, 314, 315,
318, 320, 326, 327, 328, 330–33, 345, 374,
375, 381, 400, 406, 447, 458, 461, 486, 490,
492, 496, 526, 556, 558, 571, 576, 583, 624,
632, 641, 651, 657, 678, 742, 749, 767, 769,
772
Marx, Leo, 383, 702, 705
Mascolo, Dionys, 301
Maslin, Mark A., 31, 685
Maslin, Mark. A., 117
Massard-Guilbaud, Geneviève, 63, 186, 187,
188, 189, 192, 193, 197, 291
Massignon, Louis, 209
Massipe, Alexandre, 327
Mathis, Charles-François, 84, 93, 94, 213, 215,
273
Maujan, 162, 167
Maurel, Chloé, 177
Mauss, Marcel, 379, 380, 556, 705
Mauz, Isabelle, 95, 256, 268, 293
Mayer, Edward, 397, 406
McClary, Andrew, 597
McClintock, Barbara, 501
McCray, Patrick W., 82
McKibben, Bill, 422
McLuhan, Marshall, 310
McNamara, Robert, 370
Mead, George Herbert, 656
Meaux, Camille de, 155
Meirieu, Philippe, 424
Mellerio, A., 264
Memmi, Dominique, 719
Mendel, Agata (pseudonyme), 709, 710, 711,
713, 717
Ménil, Georges de, 275
Merchant, Carolyn, 65, 66, 265, 266, 336, 597
Merleau-Ponty, Maurice, 113, 267, 325
Merlio, Gilbert, 227, 377
Merton, Robert, 780
Meteyer, Madeleine, 475
Meyer, Konrad, 244, 245, 257
Meynard, Jean-Marc, 761
Mezyaev, Alex, 730
Michalsky, Werner, 278
Michelet, Jules, 129, 325, 328, 763
Micoud, André, 118
Mignolo, Walter D., 765
Mill, John Stuart, 111, 311, 321, 322, 685, 691,
698, 722
Miller, Judith, 602
Milon, Pauline, 25, 241, 308, 354
Milton, John, 101, 118, 266, 318
Minc, Alain, 281
Mirabeau, 631
Mirzoeva, Gulya, 223
Mitchell, Alexandre G., 617
Mitterrand, François, 57, 272, 363, 364–65, 421,
503
Möbius, Karl, 95, 290
Mohl, Raymond A., 280, 370
Mohler, Armin, 522–23
Molinier, Alain, 134
Molinier-Meyer, Nicole, 134
Momber, Gustavus Albert, 77, 78, 133
Monjaret, Anne, 131, 132
Monnet, Georges, 170
Monsanto, 605, 761
Montaigne (de), Michel, 693
Montesquieu, Charles de, 121
Montinari, Mazzino, 559
Mora, Camilo, 288
Morand-Deviller, Jacqueline, 314
Moriceau, Jean-Marc, 134
Morin, Edgar, 461, 572, 573
Morizot, Baptiste, 601
Mosse, George L., 116, 119, 206, 207, 213, 214,
215, 216, 221, 225, 227, 254, 351, 391, 416,
490, 594, 596, 601
Mouffe, Chantal, 523
Moulier Boutang, Yann, 423
Moulin, Lionel, 717
Mounier, Emmanuel, 363, 365, 459, 503, 515,
572, 574, 576, 678
Mounk, Yascha, 55, 318
Mounolou, Jean-Claude, 95, 275, 276, 300, 718,
750
Mourec, Charles, 151, 152
Moyn, Samuel, 524
Muir, John, 26, 92, 100, 320, 351
Mujica, José, 734
Mumford, Lewis, 149, 192, 265, 289, 350, 584,
585, 586, 587, 667, 678, 715, 746
Muniesa, Fabian, 20, 644
Murphy, Joseph, 750
Murray Mitchell, John, 185
805
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Muséum national d’histoire naturelle, 80, 94, 95,
97, 131, 141, 153, 282, 283, 284, 285, 286,
288
Mussolini, Benito, 362
Næss, Arne, 24, 27, 28, 29, 30, 31, 57, 85, 336,
343, 351, 354, 377, 459, 698, 724, 776
Nancy, Jean-Luc, 88, 223, 390, 470, 471, 476,
477, 481, 768
Napoléon (Bonaparte, Napoléon Ier), 368
Napoléon, Louis-Bonaparte, 374
Napoli, Paolo, 78, 146, 148, 154, 162, 170, 172,
174, 186, 295, 309, 312, 316, 538, 765
Naselli, Adrien, 422
Nash, Roderick, 27, 93, 107, 118, 119
Nassau, Maurice de, 468
Naumann, Johann Friedrich, 212
Negri, Antonio, 43, 327, 331, 336, 374, 375, 481,
500, 523, 526, 571, 772
Neurath, Otto, 393, 398, 407, 435, 543, 544, 545
Neyrat, Frédéric, 16, 31, 32, 33, 34, 64, 74, 180,
383, 422, 486, 496, 497, 531, 534, 541, 608,
685
Neyret, Laurent, 308
Nguyen Quoc, Dinh, 126
Nick, Christophe, 679
Niekisch, Ernst, 227, 398, 405, 410
Nietzsche, Friedrich, 36, 40, 56, 178, 239, 316,
323, 327, 363, 382, 383, 390, 392, 396, 402,
403, 410, 414, 419, 427, 428, 429, 430, 439,
449, 451, 456, 457, 458, 462, 463, 464, 465,
466, 467, 470, 483, 486, 505, 506, 508, 515,
525, 536, 537, 538, 539, 544, 553, 559, 573,
625, 685
Nitze, Paul, 370
Nixon, Richard, 85, 86, 92, 269, 372, 605, 679,
734
Nobel, Alfred, 25
Noiville, Christine, 63, 85, 188, 198, 294, 295,
627, 696, 712, 718, 727, 732, 733, 736, 737,
738, 742, 753
Nollkaemper, André, 295
Nolte, Ernst, 432, 476
Nora, Simon, 281
Nozick, Robert, 343
Obama, Barack, 605
Oberkirch, Karl, 236
Obermeyer, Henry, 192
OCDE, 103, 364, 423, 669, 732, 751
Odum (frères), 276, 290
Ogilvie, Bertrand, 480, 564
Olin Wright, Erik, 571
Olivier, Juliette, 308
Ollivier V., 88
Onís (de), Federico, 535
OPECST (Office parlementaire des choix
scientifiques et techniques), 194, 624
Oppenheimer, Robert, 716
Orr, John, 227, 245, 377, 398
Ortega y Gasset, José, 320, 323, 587, 589, 611,
678
Ory, Pascal, 83
Osiel, Mark, 314, 649
Oustalet, Emile, 129, 130, 135, 138
Packard, Vance, 631
Paillet, Jean Baptiste Joseph, 153, 154
Paletscher, Sylvia, 443, 611
Paltrinieri, Luca, 37, 81, 89, 181, 288, 307, 409,
560, 751
Papen (von), Franz, 391
Papillault, Georges, 382
Paquot, Thierry, 362
Pardo, Arvid, 126
Parnet, Claire, 603
Parsons, Talcott, 568, 659
Pascal, Blaise, 23, 342, 436, 452, 518, 547, 629
Pasquier, Emmanuel, 244
Passarge, Siegfried, 215
Pasteur (Institut), 597, 710, 711, 713
Pasteur, P., 207
Patin, Nicolas, 482
Paxton, Robert O., 159, 182, 183
Péan, Valérie, 563, 590, 714, 720
Pearson, Chris, 232, 239, 240, 254
Pearson, Karl, 452, 616
Pedrot, Philippe, 166
Pellegrin, Pierre, 40, 41, 434
Pellerin, Pierre, 81
Pellet, Alain, 127, 251
Pelletier, Philippe, 396
Pelt, Jean-Marie, 83
Pelto, Pertti J., 506
Périgord, Michel, 100, 115, 287
Perkins, John, 142, 150, 175, 177, 594, 598, 706
Perraudeau, Gilles, 118
Perroux, F., 398
Peryea, Francis J., 149, 150, 151, 152
Pési, Claudio, 712
Pessis, Céline, 81, 83, 279, 715
Pestre, Dominique, 22, 188, 272, 460, 701, 716,
779
Peterson, James C., 625, 715
Petit, G., 97
Pettit, Philip, 28, 51, 641, 672, 673, 688, 689,
691, 695, 696, 723, 724, 774
Pfeiffer, Ehrenfried, 246
Piaget, Jean, 656
Piazza, Pierre, 163, 668
Picard, Robert, 563
Picasso, Pablo, 44, 316
Picq, Pascal, 493
Pièces et Main d’œuvre (PMO), 569, 570, 571
Pierson, Laurence, 560
Pinat, Etienne, 379, 389
Pincetl, Stéphanie, 88, 89, 99
Pinochet, Augusto, 632
Pinto, Louis, 279
Planchet, Pascal, 308
Platon, 340, 393, 445, 471, 610, 611, 612, 616,
617
Plimmer, Jack, 145, 169
Pline l’Ancien, 145, 176, 177
Pline l'Ancien, 131
806
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Plumwood, Val, 601
Plutarque, 131
Pohl, Oswald, 246, 247
Poilpot, Loïc, 563
Poincaré, Henri, 434, 454
Polanyi, Karl, 188, 249, 297, 327, 328, 329, 330,
364, 633
Polt, Richard, 392, 419, 426, 427, 429, 430, 442
Pomade, Adélie, 709
Pomeranz, Kenneth, 327, 409
Popper, Karl, 454, 617
Porter, Theodore, 640
Post, Mark, 748
Pottier, Antonin, 639–40
Poujade, Robert, 83, 84
Préau, André, 487
Prévost, F., 136
Prévost, Isaac-Bénédict, 146
Prieur, Michel, 148, 171, 186, 193, 308
Procaccia, Catherine, 752
Proctor, Robert N., 209, 238, 243, 778
Proudhon, Pierre-Joseph, 418
Pusztai, Árpád, 717
Putnam, Hilary, 18, 345, 382
Quammen, David, 270
Quella-Villéger, A., 418
Quine, Willard Van Orman, 382, 784
Quintin, Jacques, 460, 474
Rabelais, François, 672
Raberharisoa, Vololona, 674
Rabinow, Paul, 379, 380, 674
Radkau, Joachim, 87, 88
Rajan, Ravi, 88, 89, 98, 99
Ranalletti, Mario, 373
Rancière, Jacques, 569, 570
Randall, Doug, 55, 251
Rangarajan, Mahesh, 494, 495
Ratzel, Friedrich, 214, 215, 228
Rawls, John, 16, 18, 19, 26, 28, 29, 36, 41, 42,
46, 51, 56, 59, 60, 339, 340, 341, 342, 346,
347, 349, 354, 357, 358, 366, 369, 371, 373,
374, 375, 475, 570, 587, 641, 677, 686, 687,
688, 689, 690, 691, 692, 694, 695, 696, 697,
698, 699, 723, 730, 740, 741, 743, 745, 770,
771, 774, 783, 785, 788
Raynaud, Emmanuel, 667
Razac, Olivier, 373, 477
Réaumur, René-Antoine Ferchault de, 154
Reclus, Elisée, 32, 37, 101, 111, 189, 197, 290,
679
Régnier, Robert, 142, 143
Reich, Wilhelm, 576
Rémond, René, 269
Rémondet, Martin, 727
Renan, Ernest, 73, 423, 787
Renaut, Alain, 406
Repetto, Robert C., 282
Reuleaux, Franz, 401
Ribot, Jesse, 98
Ricardo, David, 19, 122, 329, 330, 331, 333, 334,
700, 766
Richard, Jean, 318, 416, 557, 564
Ricœur, Paul, 36, 461, 492, 513, 572, 573, 574
Ricœur, Pierre, 323
Riechers, Burkhardt, 213, 216, 218, 220, 232,
246, 255, 271
Riefenstahl, Leni, 224
Riehl, William, 213, 214, 215, 448
Rio de Janeiro, 80, 82, 92, 127
Riquier, Camille, 321, 550
Rivarol, 80
Rivera, Diego, 484
Robbins, Lionel, 328
Robens (Lord), Alfred, 710
Robin, Marie-Monique, 373, 477, 750
Robinson, Geoffrey, 372, 373
Roche, Hélène, 493
Rockmore, Tom, 383, 387, 397, 442
Rogers, Carl, 424
Rogers, Naomi, 146, 596
Rohkrämer, Thomas, 503
Rohmer, Eric, 255
Rollet, Catherine, 640
Romano, Claude, 439
Rome, Adam, 75, 86, 279, 280, 310, 593
Romi, Raphaël, 315, 712
Ronsard, 264
Roosevelt, Franklin D., 92
Roosevelt, Theodor, 85, 93, 100, 268
Roqueplo, Philippe, 294, 711, 713
Ros, V., 150, 152, 168, 169
Rosanvallon, Pierre, 270, 709
Rosen, Walter G., 95
Rosenberg, Alfred, 226, 246
Rosenberg, Tina, 81
Rossi, Paolo, 326, 613
Rössler, Mechtild, 220, 235, 236, 243
Rostand, Jean, 501
Rothwell, Jerry, 80
Rouquié, Alain, 656
Rousseau, Jean-Jacques, 37, 46, 47, 132, 157,
158, 340, 351, 353, 356, 635, 690, 694, 696
Rousso, Henry, 432
Rouvroy, Antoinette, 630
Rowat, Donald C., 715
Rowell, Jay, 640
Roy, Olivier, 462
Royal Society for the Protection of Birds, 142
Ruau, Joseph, 158, 183, 268
Rudas, L., 526
Russell, Bertrand, 452, 453, 618
Russell, Edmund, 152, 174, 175, 594, 595, 597,
598, 599
Ryan, Kenneth J., 670
Sade, 475, 477
Sägesser, Caroline, 712
Saint-Hilaire, G., 95, 136
Saint-Marc, Philippe, 287
Salanskis, Jean-Michel, 378, 379, 388, 442, 472
Salomon, Frank, 765
Salt, Henry, 129
Salvarsan (médicament), 149
807
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Samarajiwa, Rohan, 365
Samerski, Silja, 663
Samson, David, 166, 308, 313, 314, 382, 421,
424, 644, 668, 669, 683, 703, 719, 762
Sánchez Zorrilla, Manuel, 765
Sanders, Clinton, 239, 240, 241, 242, 335
Santolaria, Nicolas, 554
Sarkozy, Nicolas, 272, 273
Sarrailh, Jean, 535
Sartre, Jean-Paul, 37, 53, 346, 457, 472, 533,
542, 544, 548
Sassen, Saskia, 20, 296, 671
Sauer, Carl, 111, 114, 116, 117
Saunier, Pierre-Yves, 188, 192
Saurin, Irlande, 554
Sauvé, Jean-Marc, 186, 188
Sawyer, Richard C., 597
Sax, Boria, 239, 241, 242, 335
Scelle, Georges, 126
Schaffer, Simon, 21
Schaller, Dominik, 241, 373, 477, 600, 601
Schama, Simon, 213, 214
Scheidegger, Tobias, 93, 270
Scheler, Max, 245, 271, 396, 405, 409, 413, 431,
433, 434, 439, 452, 453, 505, 610, 615, 681
Schérer, René, 487
Schiavone, Aldo, 656, 705
Schirmacher, Wolfgang, 469
Schittly, Richard, 622
Schlageter, Albert, 209
Schlesinger, Arthur, 280
Schlüter, Otto, 115
Schmitt, Carl, 41, 42, 63, 67, 242, 244, 245, 319,
323, 337, 339, 363, 371, 372, 373, 391, 399,
405, 407, 408, 409, 410, 411, 413, 416, 418,
419, 440, 460, 503, 504, 505, 508, 567, 569,
578, 581, 626, 628, 634, 650, 671, 672, 677,
681, 682, 683, 684, 691, 692, 700, 769, 771,
772, 785, 786
Schmoll, Friedemann, 129, 130, 131, 132, 212
Schnapper, Dominique, 674
Schneeberger, Guido, 209
Schoenbaum, David, 222, 226
Schoenichen, Walther, 99, 115, 215, 216, 218,
219, 220, 232, 247
Scholem, Gershom, 208
Schopenhauer, Arthur, 241, 311, 321, 335, 685
Schroter, Manfred, 397, 406, 415
Schröter, Manfred, 405
Schultze-Naumburg, Paul, 215, 218, 220, 233
Schumpeter, Joseph, 73, 81, 122, 252
Schürmann, Reiner, 40, 384, 430, 440, 458, 464,
465, 467, 469, 485, 497, 511, 525, 528, 531
Schwartz, Daniel, 241
Schwartz, Peter, 55, 251
Schwartz, Yves, 556
Schweitzer, Albert, 80
Schwenkel, Hans, 213, 247, 271
Schwerber, P., 397, 405
SDN (Société des Nations), 123, 125, 126, 414
Seifert, Alwin, 234, 235, 236, 246, 247, 256, 297
Sélassié, Hailé (Négus), 477, 600
Sellars, Simon, 32
Selmi, A., 93, 94, 96, 97, 98
Sembat, Marcel, 269, 270
Sen, Amartya, 352, 628
Senancour (de), Etienne Pivert, 111, 266
Séralini, Gilles-Eric, 83, 669, 670, 714, 717, 718,
731
Séris, Jean-Pierre, 381, 385, 402, 492, 527, 531,
582, 702
Serres, Michel, 604
Servenay, David, 476
Sessions, George, 27, 28, 29
Shand, James D., 112, 235, 237
Shapin, Steven, 21, 169, 778
Shapiro, Stuart, 669
Sharp, Lauriston, 506
Sheafer, P. W., 73
Shekhovtsov, Anton, 474, 524
Shiva, Vandana, 710
Sicotière, de la, 129, 132, 136, 137, 138, 141,
153, 155, 178
Simberloff, Daniel, 348
Simondon, Gilbert, 183, 382, 401, 423, 450, 553,
554, 563, 588, 605, 611, 618, 622, 623
Singer, Maxine, 710, 712
Singer, Peter, 24, 30, 31, 37, 322, 739
Siu, Lucia, 20, 644
Skinner, Quentin, 42, 259
Sloterdijk, Peter, 33, 342, 381, 382, 383, 421,
424, 457, 470, 522, 683
Smith, Adam, 19, 37, 327, 329, 330, 580
Smith, Barry, 532
Smith, Woodruff D., 228
Snyder, Gary, 27
Société d’agriculture, 155
Société nationale d’acclimatation, 83, 94, 95
Soell, Hermann, 206, 232, 276
Sombart, Werner, 216, 226, 391, 397, 405, 406,
413, 505, 509
Somló, Félix, 313
Soubeiran, A., 96, 217, 231
Soulas, Anne, 714
Soullier, Lucie, 522
Spanou, Calliope, 714
Sparenberg, Ole, 121
Speer, Albert, 230, 234, 235, 237, 238, 480, 537
Spengler, Oswald, 226, 396, 405, 406, 410, 411,
418, 419, 420, 421, 424, 462, 487
Spicer, Edward H., 506
Spielberg, Steven, 80
Spinoza, Baruch, 25, 28, 51, 331, 336, 341, 343,
358, 481, 540, 541, 615, 617, 690, 691, 693,
694, 790, 791
Squatriti, Paolo, 102, 237, 337
Stadler, Hans, 209
Staline, Joseph, 77, 223, 333, 369, 412
Stankey, George H., 107, 287
Stanley Hall, Granville, 113, 573
Starobinski, Jean, 266
Stassen, Manfred, 381
808
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Staudenmaier, Peter, 209, 232, 246
Stehlé, Henri, 142, 150
Steinbeck, John, 108
Steiner, Rudolf, 209, 229, 246
Steinmetz, Michel, 709
Spielberg, 80
Stewart, John, 709
Stine, Jeffrey, 63, 250, 285
Stirner, Max, 43, 345, 517
Stolleis, Michael, 270, 308, 309, 443
Stone, Christopher, 75, 76, 77, 315, 338, 384,
680, 681, 684, 767
Strasser, Otto, 226, 227, 269, 361, 362, 746
Strasser (frères), 349
Strather, Marilyn, 116
Strauss, Leo, 228
Strawson, Galen, 513
Stürmer, Michael, 415, 432
Suber, Peter, 369, 654
Sudre, René, 265, 381
Suharto, 372
Suri, Jeremi, 238, 254, 279, 310, 370, 632
Süßenguth, Armin, 246
Swartz, Aaron, 81, 701, 702
Swift, Jonathan, 400
Swinburn, Boyd A., 58, 321, 555
Taft, William Howard, 124, 128
Taguieff, Pierre-André, 208, 327, 333, 382, 472,
523
Taïx, Caroline, 76
Taminiaux, Jacques, 383, 438–40, 507
Tarr, Joel A., 63, 250, 285
Taton, René, 547
Taylor, Charles, 377, 513
Taylor, Frederick Winslow, 380
Taylor, P., 26, 28
Taylor, Richard, 493
Tchernobyl, 82, 244
Teisserenc du Bort, Pierre-Edmond, 155
Ternisien, Jean-Antoine, 282, 283, 284, 286
Tessier, 170
Tesson, Sylvain, 111
Testart, Jacques, 363, 609, 776
Testelin, 137, 138
Tharandt (école de), 186
Thévenot, Gaël, 145, 148, 165, 172, 308
Thibon, Gustave, 268, 679
Thomas, Frédéric, 177, 706, 710, 712, 760
Thomas, Yan, 312, 315, 752
Thoreau, Henry D., 91, 100, 116, 128, 268, 320,
351, 680
Thorez, Maurice, 398
Tillet, Mathieu, 146
Timmermans, Benoît, 399
Tiphaigne de la Roche, Charles-François, 121
Tisserand, E., 155, 156
Tisseron, Serge, 718
Todeschini, Giacomo, 528
Todt, Fritz, 225, 234, 235, 236, 238, 397
Toepfer, Alfred, 231
Tolstoï, Léon, 418
Torny, Didier, 166, 196
Tóth, Imre, 452, 454
Toulier, Bernard, 111, 189
Touraine, Alain, 535, 711
Touraine, Jean-Louis, 33
Touring Club, 94, 111
Tournay, Virginie, 667
Tourre-Malen, Catherine, 705
Toynbee, Arnold, 405, 535
Traverso, Enzo, 630
Trawny, Peter, 430, 519, 524
Trentmann, Frank, 113, 183, 192, 282, 292,
479, 560
Treves, Tullio, 126, 127
Tricoire, Agnès, 314
Troper, Michel, 473, 474
Trotsky, Léon, 333
Truhaut, René, 171
Truman, Harry S., 85, 108, 369
Trump, Donald, 49, 85, 576, 682
Truong, Nicolas, 19, 335
Turing, Alan, 604
Turner, Henry A., 226, 228, 244
Uekötter, Frank, 80, 90, 93, 99, 186, 203,
208, 209, 210, 211, 213, 214, 216, 217,
220, 221, 223, 229, 231, 232, 233, 243,
252, 255, 256, 259, 274, 278, 279, 282,
285, 293, 301
Unabomber. See Kaczynski, Theodore
Ure, Andrew, 329–31, 333
Urton, Gary, 78, 440, 765
Vacarie, Isabelle, 640
Valentin (gnose), 465
Valéry, Paul, 360, 406, 420
Van Camp, Nathan, 420
Van Parijs, Philippe, 28, 330
van Reede tot Drakenstein, Hendrik, 110
Vatican, 23, 179, 263, 271, 277, 297, 298,
363, 592, 697, 717, 743
Vayssière, Paul, 141
Verbitsky, Horacio, 734
Vernant, Jean-Pierre, 326, 419, 492
Vernizeau, Diane, 125
Verwimp, Philip, 476
Viallaneix, Paul, 328
Viansson-Ponté, Pierre, 572, 573
Vico, Giambattista, 558
Vidal de la Blache, Paul, 117
Vidalou, Jean-Baptiste, 504, 508, 514
Videla, Jorge Rafael, 682
Viel, Guy, 80
Vigier, 142, 143
Vigna, Anne, 18, 19
Villermé, Louis René, 329
Vincent, Catherine, 53, 293, 299, 550, 712
Viney, Geneviève, 295
Viney, R., 92
Vioulac, Jean, 383, 384, 531
Virilio, Paul, 510
Volk, Erick, 235
Vollbehr, Ernst, 235, 237
327,
204,
218,
249,
283,
335,
809
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Wachsmann, Nikolaus, 482
Waechter, Antoine, 679
Wagner, Richard, 240
Wahl, Jean, 388, 394
Walch, Jean-Paul, 270
Walker, Brett L., 256, 270
Watson, Paul, 128
Weber, Eugène, 271, 272
Weber, Max, 19, 183, 208, 216, 271,
334, 336, 340, 344, 345, 406, 417,
551, 554, 568, 578, 590, 609, 618,
636, 646, 648, 652, 653, 654, 656,
660, 662, 663, 690, 691, 694, 701,
767, 779
Weihe, Carl, 397
Weil, Simone, 327
Weinberg, Alvin, 323
Weizman, Eyal, 478
Weston, Nancy A., 383, 470
Wheeler, Michael, 378
White, Lynn, 185, 335
Whitehead, A. N., 25, 53, 381, 533
Wickson, Fern, 743
Wiener, Norbert, 367, 368, 369, 370,
471, 493, 653, 686
Willette, Luc, 166, 170
Williams, John Alexander, 206, 207,
211, 214, 215, 216, 217, 218, 219,
229, 230, 232, 247, 256
Wilson, Edward O., 95
Wilson, Woodrow
wilsonien, 370
317,
460,
625,
657,
705,
328,
526,
626,
659,
706,
376, 411,
208, 210,
220, 228,
Winner, Langdon, 366, 506
Winock, Michel, 473
Wittfogel, Karl, 88
Wittgenstein, Ludwig, 533, 534
Wodziki (von), Casimir Graf, 212
Wolin, Richard, 404, 406, 441, 469
Wolschke-Bulmahn, Joachim, 119, 213, 219,
232, 240, 245, 256
Woods, David, 240
Wordsworth, William, 113, 351
Worthington, A. M., 452
Wright Mills, Charles, 535
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———. Confédération paysanne et al., c. France (n°388649) (3 octobre 2016).
COUR DE CASSATION. Cass. civ., 16 janvier 1866 (cf. Conseil d’Etat, « L’eau et son droit »).
ARRETES
Arrêté relatif à la chasse des animaux nuisibles du Directoire du 19 pluviôse an IV.
Arrêté du 19 mai 1841 sur l’étiquetage des engrais (cf. G. BERTIN).
Arrêtés du 23 février 1850 et de 5 juin 1853 sur les engrais.
Arrêté du 4 août 1908 concernant les matières colorantes dont l'emploi est autorisé dans la
fabrication des liqueurs et sirops (JO 7 août 1908).
Arrêté du 30 octobre 1934 instituant une commission chargée d’étudier les problèmes relatifs à
l’emploi des substances toxiques en agriculture (1934).
Arrêté du 20 juillet 1938 et instructions concernant l’utilisation en agriculture de l’acide
cyanhydrique pour la désinfection (JO 24-07-1938).
Arrêté du 23 janvier 1942 rel. à la lutte obligatoire contre les parasites animaux ou végétaux des
cultures (JO 24 jan. 1942, p. 345).
Arrêté du 20 mars 1953 sur l’épandage des produits antiparasitaires.
Arrêté du 11 janvier 1956 sur l’épandage des produits antiparasitaires.
Arrêté du 1er juin 1971 sur l’application des produits phytopharmaceutiques.
Arrêté du 27 juillet 1971 spécial relatif aux tenderies à grives dans le département des Ardennes.
Arrêté du 29 oct. 1981 (phosphure de zinc).
Arrêté du 27 sept. 1983 relatif aux spécifications applicables à divers fruits et légumes surgelés.
Arrêté du 4 août 1986 relatif aux conditions générales d’emploi de certains fumigants en agriculture
et dispositions particulières visant le bromure de méthyle, le phosphure d’hydrogène et l’acide cyanhydrique
(JO 22-08-1986).
Arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes (NOR :
PRME8961375A).
851
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Arrêté du 24 juin 2014 établissant la liste des plantes […] autorisées dans les compléments
alimentaires et les conditions de leur emploi (NOR: ERNC1406332A).
AUTRES
CHARTE DU PARC NATIONAL DES ECRINS, 2013.
CONSULTATION sur les Mesures dérogatoires pour la réalisation des aménagements urgents
nécessaires au rétablissement des contrôles à la frontière en vue de la sortie du Royaume-Uni de l’Union
européenne, 2 janvier 2019 (Gouvernement français, Ministère de l’environnement).
LOUIS XV. « Sentence de police, qui ordonne l’exécution de l’Arrêt du Parlement du 4 février
1732... » In Recueil des principaux édits, déclarations, ordonnances, arrêts, sentences & réglemens,
concernant la justice, police & finances, depuis le 29 septembre 1722 jusqu’au 4 juin 1726, édité par
Charles-Georges Coqueley de Chaussepierre, IX:440. Paris: Claude Girard, 1759.
ORDONNANCE de 1742 interdisant divers colorants dans les confiseries (citée in MANSON, M.).
PROPOSITIONS DE LOIS.
———. DELORME, Claudius, et Michel CHAUTY. « Proposition de loi tendant à abroger le décret-loi du 1er
avril 1939 instaurant une procédure d’urgence pour l’instruction des demandes de construction de dépôts
d’hydrocarbures », 24 juin 1971.
———. Proposition de loi rel. à la mise en place d’un moratoire sur la mise en culture des semences de
colza et de tournesol tolérantes aux herbicides issues de mutagénèse. Sénat, 29 mai 2017.
ALLEMAGNE. Reichsnaturschutzgesetz du 26 juillet 1935.
BELGIQUE. Loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui
concerne les denrées alimentaires et les autres produits. Cf. aussi CJCE, arrêt Motte.
BOLIVIE : Ley de Derechos de la Madre Tierra (2010).
ETATS-UNIS. United States’ Coordinated Framework for Regulation of Biotechnology, 1986.
———. Code of Federal Regulations, Title 7, part 340 (7CFR Part 340)
OCDE. « Lignes directrices de l’OCDE pour les essais de produits chimiques », 11 septembre 2006.
ROYAUME-UNI: 1835 Cruelty to Animals Act (An Act to Consolidate and Amend the Several Laws
Relating to the Cruel and Improper Treatment of Animals, and the Mischiefs Arising from the Driving of
Cattle, and to Make Other Provisions in Regard Thereto).
SUISSE : « Loi contre l’abattage israélite. - Bétail. - Viande. - Introduction en Suisse de viande
abattue à l’étranger, selon le rite juif. - Impossibilité de poursuivre ». Journal du droit international privé et
de la jurisprudence comparée XXX (1903): 479‑80.
CIRCULAIRES
Circulaire du ministère de l’Intérieur sur l’échenillage du 10 mars 1799 (20 Ventôse an VII) (in
Circulaires, instructions et autres actes émanés du Ministère de l’intérieur, ou relatifs à ce département, de
1797 à 1821 inclusivement, 1797, 60.)
Circulaire du 6 mars 1876 relative au phylloxera (DE MEAUX, C., Ministre de l’agriculture et du
commerce, in Journal des débats politiques et littéraires, 11 mars 1876).
Circulaire ministérielle du 13 juillet 1877, in Bulletin de la Ville de Paris, no 46 (20 décembre 1880):
382.
Circulaire du 14 février 1881 au sujet du danger que peut faire courir la consommation de viandes de
porcs trichinées (Ministère de l’Agriculture et du Commerce, JO, 15-02-1881, p.835).
Circulaire du 21 décembre 1899 sur l’ordonnance de 1846 (cf. FOURCHE, Rémi).
Circulaire de 1899 de la Direction des Eaux et Forêts pour la préservation des arbres remarquables
(cf. Bulletin de la Société pour la protection des paysages).
Circulaire du 5 mars 1920, JO 24-03-1920 (« loi Cornudet » de 1919).
Circulaire du 15 avril 1922 rel. à la destruction des mouches domestiques JO, 22 avril 1922, 4191
(Ministère de l’hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociale.).
Circulaire de 1956 sur les pesticides (cf. DESPAX, Michel).
DECRETS
Décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur
insalubre ou incommode.
Décret du 24 décembre 1850 sur la police sanitaire (cf. Office national d’hygiène de France).
Décret du 18 février 1881 interdisant l’importation de viande de porc salée provenant des Etats-Unis
(accompagné du rapport au président) (JORF, 19 février 1881, p.913).
852
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Décret du 12 déc. 1905 portant promulgation de la convention pour la protection des oiseaux utiles à
l’agriculture signée à Paris, le 11 mars 1902 (JO 19 déc. 1905, p. 7395-7396).
Décret du 31 juillet 1906 réglementant les prélèvements, analyses et expertises pour l'application de
la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes (JO 2 août 1906).
Décret du 11 jan. 1907 relatif à l’inspection des services des épizooties (JO 10 février 1907).
Décret du 12 décembre 1907 relatif à la fabrication et au commerce de l'essence ou huile essentielle
d'absinthe (JO 19 décembre 1907).
Décrets du 28 juillet 1908 portant règlement d'administration publique pour l'application de la loi du
1er août 1905 en ce qui concerne les bières, les cidres, les vinaigres, les liqueurs et sirops (JO 7-08-08).
Décret du 14 septembre 1916 sur les substances vénéneuses (JO 19 sept. 1916).
Décret du 31 déc. 1927 sur la création de réserves naturelles à Madagascar (JO, 5 jan. 1928, p.191).
Décret du 8 août 1935 sur la protection des eaux souterraines (JO 11 août 1935, p.8795).
Décret du 11 mai 1937 portant règlement d'administration publique […] concernant la répression des
fraudes dans le commerce des produits utilisés pour la destruction des ravageurs des cultures (JO, 15 mai
1937, p. 5300).
Décret du 1er avril 1939 instaurant une procédure d’urgence pour l’instruction des demandes de
construction de dépôts d’hydrocarbures (1939).
Décret n°64-334 du 16 avril 1964 : protection de certains animaux domestiques, conditions
d’abattage.
Décret n°67-158 instituant des parcs naturels régionaux.
Décret n°74-682 du 1er août 1974 pris pour l'application de la loi du 2 novembre 1943 relative à
l'organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole (JO 5 août 1974).
Décret n°93-774 du 27 mars 1993 fixant la liste des techniques de modification génétique et les
critères de classement des organismes génétiquement modifiés.
Décret n°95-705 du 9 mai 1995 portant création de la réserve intégrale de Lauvitel dans le Parc
national des Ecrins (JO, 11 mai 1995).
Décret n°98-18 du 8 janvier 1998 modifiant le décret n° 93-774 du 27 mars 1993 fixant la liste des
techniques de modification génétique et les critères de classement des OGM.
Décret n°2007-357 du 19 mars 2007 modifiant le décret n° 93-774 du 27 mars 1993 fixant la liste
des techniques de modification génétique et les critères de classement des OGM.
Décret n°2008-1273 du 5 décembre 2008 relatif au Haut Conseil des biotechnologies (HCB).
Décret n°2009-496 du 30 avril 2009 relatif à l'autorité administrative de l'Etat compétente en matière
d'environnement prévue aux articles L. 122-1 et L. 122-7 du code de l'environnement (HCB).
Décret n°2012-128 du 30 jan. 2012 rel. à l’étiquetage des denrées alimentaires issues de filières
qualifiées « sans OGM » (2012).
Décret n°2014-992 du 1er septembre 2014 relatif au HCB.
Décret n°2017-1308 du 29 août 2017 relatif à la commercialisation et à l'utilisation de précurseurs
d'explosifs.
Décret n°2019-37 du 23 janvier 2019 pris pour l’application de l’ordonnance portant diverses
adaptations et dérogations temporaires nécessaires à la réalisation en urgence des travaux requis par le
rétablissement des contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni en raison du retrait de cet Etat de l’Union
européenne (NOR: TRET1836122D; JO 24-01-2019).
LOIS FRANÇAISES
Ordonnance de 1393 (Charles VI ; loups ; cf. MORICEAU).
Ordonnance de 1742 (colorants ; cf. MANSON).
Loi concernant les Biens et Usages ruraux, et la Police rurale, du 6 oct. 1791 (décret de l’Assemblée
nationale du 2 sept. 1791). Bulletin des lois de la République française, août 1791, 350‑70.
Loi du 26 ventôse an IV (mars 1796), ibid.
Loi du 21 Germinal An XI (1803) : « substances vénéneuses ».
Ordonnance du 20 juin 1814 (loups – cf. MORICEAU).
Loi du 3 mars 1822 sur la police sanitaire (cf. Office national d’hygiène de France).
Loi du 3 mai 1844 sur la police de la chasse, modifiée par la loi du 22 janvier 1874 (cf. BERTRAND).
Loi du 19 juil. 1845 sur la vente des substances vénéneuses (Bulletin des lois du Roy. de France, t.
XXI, p.302).
Ordonnance du 29 octobre 1846 sur les substances vénéneuses.
Loi Grammont de 1850.
Loi du 18 juin 1857 (reboisement Landes).
Ordonnance du 31 janvier 1862, art. 8 (conservation des oiseaux ; cf. circulaire de 1877).
Loi du 29 avril 1862 (dunes).
Loi de 1867 sur les engrais.
853
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Loi du 22 juillet 1874 (établissant une commission supérieure du phylloxéra).
Loi du 26 mars 1872 sur les liqueurs et l’absinthe (JO 7 avril 1872).
Loi du 15 juillet 1878, relative aux mesures à prendre pour arrêter les progrès du phylloxera et du
doryphora (JO 18 juillet 1878).
Loi du 2 août 1879 ayant pour objet de modifier plusieurs dispositions de la loi du 15 juillet 1878,
rel. aux mesures à prendre pour arrêter les progrès du phylloxera et du doryphora (JO 04-08-1879).
Loi du 21 juillet 1881 sur la police sanitaire des animaux (JO 24 juillet 1881, p.4068-4070).
Loi du 3 août 1882 relative à la destruction des loups (JO 4 août 1882, p.4213).
Loi du 4 février 1888 concernant la répression des fraudes dans le commerce des engrais (JO 7
février 1888, p. 517-518).
Loi du 24 décembre 1888 sur « la destruction des insectes, des cryptogames et autres végétaux
nuisibles à l'agriculture »
Loi du 4 avril 1889 sur les animaux employés à l’exploitation des propriétés rurales (cf. CARRE).
Loi du 16 avril 1897 concernant la répression de la fraude dans le commerce du beurre et la
fabrication de la margarine (JO 17 avril 1897, p.2278 sq. ; remplace la loi du 14 mars 1887).
Loi du 21 juin 1898 sur la police rurale concernant les personnes, les animaux et les récoltes (JO 23
juin 1898).
Loi du 4 juillet 1900 sur les caisses d'assurances mutuelles agricoles.
Loi du 15 janvier 1902 sur la santé publique.
Loi du 30 juin 1903 portant approbation de la convention pour la protection des oiseaux… (JO, 3
juil. 1903, p.4061).
Loi du 4 août 1903 réglementant le commerce des produits cupriques anticryptogamiques (JO 7 août
1903).
Loi de 1905 sur la répression des fraudes.
Loi du 21 avril 1906 (« loi Beauquier ») relative à la protection des sites et monuments naturels de
caractère artistique.
Loi sur le budget du 30 jan. 1907, art. 15 sq., JO 31 jan. 1907 (absinthe).
Loi du 23 juillet 1907 autorisant la destruction des corbeaux et des pies (cf. BUEB).
Loi du 12 juillet 1916 concernant l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances
vénéneuses, notamment l'opium, la morphine et la cocaïne, JO 14 juil. 1916, p. 6254.
Loi du 19 décembre 1917 sur les établissements insalubres.
Loi du 14 mars 1919, dite Cornudet, rel. aux plans d’extension et d’aménagement des villes (1919).
Loi du 6 mai 1919 rel. aux appellations d’origine (JO 8 mai 1919).
Loi du 12 mars 1920 sur l’extension de la capacité civile des syndicats professionnels (JO 14 mars
1920, p. 4179).
Loi du 19 déc. 1921 sur le Conseil consultatif d’hygiène de France (JO 24-12-1921).
Loi du 18 avril 1922 pour les produits anti-cryptogamiques (modif. la loi de 1903) (JO 25-04-22).
Loi du 3 juin 1927, étendant aux animaux nuisibles certaines dispositions de la loi sur la police rurale
concernant les récoltes et prévoyant, dans certains cas, l’exécution d’office, par un syndicat de défense, des
moyens de protection (JO 4 juin 1927, 5826).
Loi du 22 juillet 1927 tendant à compléter la loi du 6 mai 1919 relative à la protection des
appellations d’origine (JO 27 juillet 1927).
Loi du 30 déc. 1928 sur le budget (art. 145 instituant une caisse d'assurance et de réassurance pour
les victimes de calamités agricoles)
Loi du 10 mars 1930 rel. à la protection des cultures contre les ravages des lapins de garenne (JORF,
12 mars 1930, 2754).
Loi du 2 mai 1930 sur les sites pittoresques.
Loi du 31 mars 1932 sur le budget (art. 129 sur assurances).
Loi du 20 avril 1932 (pollution – fumées).
Loi du 20 avril 1932 (« loi Morizet »).
Loi du 10 mars 1935 sur la répression des fraudes dans le commerce des produits utilisés pour la
destruction des ravageurs des cultures (insecticides, anticryptogamiques, etc.) (JO 11 mars 1935).
Loi du 25 mars 1941 organisant la protection des végétaux.
Loi du 25 mars 1941 portant organisation des services extérieurs de la protection des végétaux (JO
29 mars 1941, pp. 1347).
Loi du 28 juin 1941 rel. à l’organisation de la chasse (JORF, 30 juillet 1941, 3182).
Loi n°525 du 2 novembre 1943 relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à
usage agricole (JO 4 nov. 1943).
Ordonnance n°45-680 du 13 avril 1945 validant l'acte dit loi du 2 novembre 1943 relative à
l'organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole.
Loi de 1957 sur les réserves naturelles.
854
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 sur les parcs nationaux.
Loi de 1961 relative à la lutte contre les pollutions atmosphériques et les odeurs.
Loi sur l’eau de 1964.
Loi n°64-706 du 10 juillet 1964 organisant un régime de garantie contre les calamités agricoles.
Loi n°72-1139 du 22 déc. 1972 étendant le champ d’application de la loi validée et modifiée du 2
nov. 1943 (JO 23 déc. 1972).
Loi n°75-620 sur l’éducation (« loi Haby »).
Loi n°76-629 relative à la Protection de la Nature.
Loi de 1976 « sur les installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE).
Loi n°77-2 sur l’architecture.
Loi n°85-729 du 18 juillet 1985 rel. à la définition et la mise en œuvre de principes d’aménagement
(cf. art. L.142-1, Code de l’urbanisme : « espace naturel sensible »).
Loi n° 88-1202 du 30 déc. 1988 relative à l'adaptation de l'exploitation agricole à son environnement
économique et social (art. 55, modif. art. 383 du Code rural)
Loi n°92-654 du 13 juillet 1992 relative au contrôle de l'utilisation et de la dissémination des
organismes génétiquement modifiés et modifiant la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations
classées pour la protection de l'environnement.
Loi n° 95-101 du 2 fév. 1995 (« loi Barnier ») rel. au renforcement de la protection de l'envi.
Loi n°2001-44 sur l’archéologie préventive (art. 11).
Loi n°2009-179 pour l’accélération des programmes de construction et d’investissement publics (art.
28).
Loi n°2010-788 portant engagement national pour l’environnement (art. 82).
Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.
AGENCES (AVIS, RECOMMANDATIONS ET RAPPORTS)
AFSSA. Avis relatif à la présentation d’éléments scientifiques d’appréciation de l’équivalence des
huîtres Crassostrea gigas triploïdes, par rapport à des organismes diploïdes ou “sauvages”, en vue de
répondre à certaines inquiétudes des consommateurs, 23 novembre 2001.
AIRPARIF. Bilan des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en Ile-deFrance pour l’année 2010 et historique 2000/2005. Méthodologies et résultats. Paris: juillet 2013.
ANSES. « L’Anses procède au retrait de l’autorisation de mise sur le marché du Basta F1, un produit
phytopharmaceutique à base de glufosinate ». www.anses.fr, 26 octobre 2017.
CNCDH. « Problèmes posés par l’inclusion d’éléments biométriques dans la carte nationale
d’identité : contribution de la CNCDH au débat », 1er juin 2006.
COMITE CONSULTATIF D’HYGIENE PUBLIQUE DE FRANCE. « Mesures hygiéniques à observer pour
établissement des cimetières (séances du 11 et 18 juin 1888) ». Annales d’hygiène publique et de médecine
légale, no 20 (1888): 54‑56.
ECDC. « Weekly Updates: 2018 West Nile Fever Transmission Season ». Officiel. European Centre
for Disease Prevention and Control, 9 novembre 2018.
ECHA. « ECHA identifies risks to terrestrial environment from lead ammunition
(ECHA/PR/18/14) », 12 septembre 2018.
EFSA PANEL ON GENETICALLY MODIFIED ORGANISMS. « Notification (Reference C/NL/06/01) for
the placing on the market of the genetically modified carnation Moonaqua 123.8.12 with a modified colour,
for import of cut flowers for ornamental use, under Part C of Directive 2001/18/EC from Florigene », 12
mars 2008.
EST ENSEMBLE. « Etude d’impact sur l’écoquartier Gare de Pantin Quatre-Chemins (dossier de
création de ZAC) », mai 2013.
FAO. « Focus: 40ème anniversaire de la fondation de la Division mixte FAO/AIEA », oct. 2004.
FAO et WHO. « Joint FAO/WHO Expert Consultation on Foods Derived from Biotechnology »,
1991.
G29. Document de travail sur la biométrie (12168/02/FR ; GT 80), 1 er août 2003.
HCB. Avis relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets
génétiquement modifiés 25958-3 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées, 26
octobre 2010.
———. Avis relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets
génétiquement modifiés FLO-40685-1 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées,
10 septembre 2015.
———. Avis relatif à une demande de renouvellement d’autorisation de mise sur le marché d’œillets
génétiquement modifiés FLO-40644-6 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées,
15 mars 2017.
855
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
———. Avis sur les nouvelles techniques d’obtention de plantes (New Plant Breeding Techniques NPBT), 2 novembre 2017.
———. « Toxicologie et allergologie », compte-rendu de la journée d’étude du 29-09-2010, Paris.
HCB (CEES). Accès aux données brutes des pétitionnaires : Etat des lieux et propositions
d’évolution, 15 octobre 2013.
———. Compte-rendu des auditions du groupe de travail « coexistence » (Limagrain - Biogemma,
INRA), 18 mai 2011.
———. Compte-rendu des auditions du groupe de travail « coexistence » (Pioneer, FlorimondDesprez, Monsanto), 7 avril 2011.
———. PV de la réunion, 21 septembre 2010.
———. PV de la réunion, 7 octobre 2010.
———. PV de la réunion, 7 juin 2011.
———. PV de la réunion, 13 novembre 2012.
———. Rapport sur les conditions d’une coexistence pérenne
entre les filières OGM,
conventionnelles, biologiques et « sans OGM », 14 décembre 2011.
———. Recommandation relative à l’autorisation de mise en culture du soja génétiquement modifié
40-3-2 (dossier EFSA-GMO-NL-2005-24). HCB, 2011.
———. Recommandation relative au renouvellement d’autorisation de mise sur le marché du soja
génétiquement modifié 40-3-2 pour l’importation, la transformation, et l’alimentation humaine et animale, 9
novembre 2010.
———. Recommandation relative aux conditions d’une coexistence pérenne entre les filières OGM
et non OGM, 14 décembre 2011.
HCB (CS). Avis en réponse à la saisine 10082 [dossier EFSA-GMO-DE-2010-82], 10 nov. 2011.
———. Avis en réponse à la saisine du 24 septembre 2012 relative à l’article de Séralini et al., 19
octobre 2012.
———. Avis en réponse à la saisine HCB - dossier 2018-150 (dossier EFSA-GMO-NL-2018-150),
24 octobre 2018.
———. Avis en réponse à la saisine HCB (dossier EFSA-GMO-RX-003), 9 décembre 2016.
———. Avis en réponse à la saisine HCB (dossier EFSA-GMO-NL-2009-68), 2 déc. 2013.
———. Avis en réponse à la saisine HCB (dossier EFSA-GMO-NL-2012-109), 26 fév. 2013.
———. Avis relatif à une demande d’autorisation de mise sur le marché de la lignée d’œillets
génétiquement modifiés SHD-27531-4 à des fins d’importation et de commercialisation de fleurs coupées,
14 novembre 2013.
———. Avis du 4 avril 2016 sur les NPBT (New Plant Breeding Techniques).
HCB et Gilles-Eric SERALINI. Compte-rendu d’audition, 10 octobre 2012.
HCB et Louis-Georges SOLER. Impacts des OGM sur les filières agricoles et alimentaires. Paris: La
Documentation française, 2013.
INERIS et A. GOUZY. Données technico-économiques sur les substances chimiques en France :
Arsenic et composés inorganiques : Panorama des principaux émetteurs, 2008.
COMMISSION EUROPEENNE (COMMUNICATIONS)
Communication de la Commission au Conseil pour un programme des Communautés européennes
en matière d’environnement (présentée le 24 mars 1972), 31972Y0526(01) (1972).
Communication de la Commission: “Preparing the next steps in border management in the
European Union” (COM(2008) 69 final), 13 février 2008.
Intégration des aspects environnementaux dans la normalisation européenne (COM(2004) 130 final),
25 février 2004.
La Commission prend de nouvelles mesures contre la France dans dix dossiers concernant des
infractions à la législation en matière d’environnement. Bruxelles, 15 juillet 2005.
Orientations concernant la mise en œuvre/l’application de la directive 2005/29/CE rel. aux pratiques
commerciales déloyales (SWD(2016) 163 final), 25 mai 2016.
CONSEIL ET PARLEMENT EUROPEEN
CONSEIL EUROPEEN. RESOLUTION du Conseil des Communautés européennes et des représentants
des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, du 17 mai 1977, concernant la poursuite
et la réalisation d’une politique et d’un programme d’action des Communautés européennes en matière
d’environnement (1977).
PARLEMENT EUROPEEN. « Résolution sur les zones de nature vierge en Europe (2008/2210(INI)) », 3
février 2009.
856
David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).
———. « Résolution sur une durée de vie plus longue des produits: avantages pour les
consommateurs et les entreprises (2016/2272(INI)) », 4 juillet 2017.
DROIT COMMUNAUTAIRE
DIRECTIVE n°77/93/CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, concernant les mesures de protection
contre l'introduction dans les États membres d'organismes nuisibles aux végétaux et produits végétaux
Directive n°90/220/CE (OGM).
Directive n°2000/29/CE (remplace dir. 77/93).
Directive n°2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la
dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la
directive 90/220/CEE du Conseil.
Directive n°2002/53/CE sur le catalogue des variétés.
Directive n°2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales.
Directive n°2005/412/CE (modifiant dir. 2001/18).
Directive n°2006/139/CE de la Commission du 20 décembre 2006 modif. la directive 76/769/CEE du
Conseil, en ce qui concerne la limitation de la mise sur le marché et de l’emploi des composés de l’arsenic,
en vue d’adapter son annexe I au progrès technique.
Directive n°2008/1/CE du 15/01/08 relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution
(remplace directive IPCC de 1996).
REGLEMENT (CE) n°1467/94 du Conseil, du 20 juin 1994, concernant la conservation, la
caractérisation, la collecte et l’utilisation des ressources génétiques en agriculture.
Règlement (CE) n°1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au
moment de leur mise à mort (Texte présentant de l'intérêt pour l'EEE)
Règlement (CE) n°1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la
mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et
91/414/CEE du Conseil.
Règlement (UE) n° 546/2011 de la Commission du 10 juin 2011 portant application du règlement
(CE) n ° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les principes uniformes
d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques.
Règlement (UE) n° 98/2013 du Parlement européen et du Conseil du 15 janvier 2013 sur la
commercialisation et l’utilisation de précurseurs d’explosifs.
Règlement (UE) n°2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la
production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, et abrogeant le règlement (CE)
n° 834/2007 du Conseil.
DROIT INTERNATIONAL
Charte des Nations Unies (art. 26).
Convention internationale phylloxérique relative aux mesures à prendre pour combattre le Phylloxéra
(de Berne, 1878).
Convention sur les oiseaux utiles à l’agriculture de 1902 (JO 19 décembre 1905).
Convention internationale de protection des plantes de 1929.
Convention relative à la conservation de la faune et de la flore à l’état naturel (1933 ; JO 3-06-38).
Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de modification de l'environnement à des fins
militaires de 1976 (ENMOD).
Convention de Montego Bay (1982)
Convention de Rotterdam : « PIC - Document d’orientation de décision pour un produit chimique
interdit ou strictement réglementé (toxaphène) ».
Traité sur le commerce des armes (ONU, 2008).
RESOLUTIONS DE L’ONU
ASSEMBLEE GENERALE DE L’ONU. Résolution 2450 (XXIII) sur les droits de l’homme et les progrès
de la science et de la technique (1968).
———. Résolution 2458 (XXIII). Coopération internationale en vue de l’utilisation des ordinateurs
et des techniques de calcul pour le développement (1968).
———. Résolution 2467 (XXIII). Examen de la question de l’affectation à des fins exclusivement
pacifiques du fond des mers et des océans ainsi que de leur sous-sol, en haute mer, au-delà des limites de la
juridiction nationale actuelle, et de l’exploitation de leurs ressources dans l’intérêt de l’humanité (1968).
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David SAMSON – La crise environnementale – thèse EHESS (Paris, 2019).