La réminiscence de Taranis et l’anguipède dans un conte
périgourdin : sur la piste du dieu tonnant gaulois ?
Auteur : Michaël Tonon
1- Introduction
La caractéristique principale des groupes sculpturaux du Taranis à l’Anguipède en Gaule est d’être le
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plus souvent à cheval . Cette singularité du dieu tonnant gaulois par rapport à son homologue indien,
hittite ou scandinave est un marqueur intéressant à suivre jusque dans des contes français. Le conte
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périgourdin de Tsan Bolant (« Jean le Vaillant ») a retenu notre attention par les similitudes qu’il
présente avec le mythe indo-européen du dragon rétenteur d’eau, tout en y conservant le rôle du
cheval qui semble propre aux versions occidentales et qu’illustrent les statues dites du « Jupiter à
l’anguipède ». Ce conte trouve un écho dans un conte languedocien recueilli dans l’Aude. Ils montrent
une parenté certaine avec des mythes grecs connus, et cela nous permet d’avancer une piste
originale pour identifier Taranis, le dieu tonnant gaulois, qui pourrait n’être autre que le dieu Lug luimême.
2- Rappel sur le mythe du dragon rétenteur d’eau
Nous avons exposé dans deux précédents bulletins le mythe indo-européen du dragon rétenteur
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d’eau . En voici un petit résumé.
Dans les plus anciennes mythologies indo-européennes, comme celle des Indiens védiques ou celle
des Hittites, il existe un démon serpentiforme qui, sur une montagne, parvient à retenir les eaux
célestes. Ce blocage est soit mécanique, le serpent bloquant avec son corps longiligne l’écoulement
des eaux, soit climatique par le fait de geler ces eaux, qui donc restent statiques et ne peuvent
s’écouler dans les plaines. Dans les deux cas, l’effet est de stopper le cycle naturel en figeant la
nature dans un hiver persistant ; du coup, les populations humaines souffrent car les activités
agricoles et pastorales sont menacées. En Inde et chez les Hittites, il est sous-entendu que le serpent
a préalablement neutralisé ou paralysé le soleil afin de pouvoir librement geler les eaux. En contexte
indien, un blocage dans l’ordre cosmique naturel est géré par le dieu de l’Orage, qui est aussi le dieu
guerrier par excellence, Indra : Indra est le dieu qui combat le anrta (le chaos) au bénéfice du rta
(l’ordre) ; si les mouvements harmonieux et naturels de l’univers sont perturbés, il intervient, et
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durement . Il en était probablement ainsi chez les autres dieux de l’Orage indo-européens, comme
Tarun en Anatolie et Taranis en Gaule, ou comme en Grèce lorsque Zeus foudroie Phaeton qui
perturbe le cheminement du soleil. Le dieu de l’Orage est un dieu guerrier : c’est le dieu qui a pour
vocation de bousculer les obstacles, le dieu anti-blocage par essence. Ainsi le dieu de l’Orage va
remettre en place l’ordre perturbé de la Nature : il va donc combattre et terrasser le dieu
serpentiforme, libérant ainsi les eaux et permettant le renouveau de la nature à travers le cycle du
printemps.
3- Le conte de Tsan Bolant
Le petit Jean (« Tsan » dans le Quercy) est le dernier né d’une famille de trois enfants. Sa mère est
veuve et gère une petite exploitation avec un pré, grâce auquel elle récolte chaque année neuf
meules de foin. Les deux frères de Jean sont forts et travailleurs, alors que Jean est plus chétif, rêveur
et un peu paresseux. Par antithèse, ils l’ont appelé « le Vaillant » (bolant en patois).
1
Cet article est paru pour la première fois dans le Bulletin de la Société de Mythologie Française n°270 de Mars 2018.
Contes et légendes du Périgord et du Quercy, Maguelonne Toussaint-Samat, édition Fernand Nathan, 1978.
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Taranis, le géant à l’anguipède et Saint Georges, Michaël Tonon, BSMF n°235 et 236, juin et septembre 2009.
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Indra châtie ainsi violemment l’Aurore, lorsque sur son char elle prend trop son temps pour ramener le jour après la nuit.
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1
Un matin, la famille réalise qu’une de leurs précieuses meules a disparu pendant la nuit. L’aîné est
désigné pour monter la garde dans le pré et surprendre le voleur ; mais, épuisé par sa journée de
labeur, il s’endort. Le matin, une autre meule manque à l’appel et le cadet est désigné à son tour pour
monter la garde : lui-aussi s’endort et une nouvelle meule disparait. Jean se propose alors de faire le
guet, avec d’autant plus d’entrain qu’il est moins fatigué que ses frères par le travail de la journée !
Pendant la nuit, il voit descendre du ciel, sur un rayon de lune faisant rampe, sept chevaux
magnifiques qui se mettent à manger une meule avec appétit. Jean veut les chasser, mais le plus
grand lui dit qu’ils appartiennent à la Reine de Glace, que depuis qu’un dragon a détrôné le roi,
séquestré la reine et enchanté le château, ils ne peuvent plus brouter dans le domaine royal ; mais
heureusement le Ciel, par pitié, leur a permis de sortir de l’écurie par ce chemin de lune. Jean les
ayant alors autorisés à se restaurer, chaque cheval lui donne un crin pour s’en faire une bague : en la
faisant tourner trois fois autour de son doigt, il pourra demander l’aide des chevaux, mais seulement
trois fois et pas une de plus.
Juste avant que la lune ne se couche, arrive une charrette qui fait fuir les chevaux de frayeur sur le
dernier rayon de lune. La charrette est menée par des personnages à tête de lézard : ce sont les
serviteurs du dragon, ou « drac », qui viennent remplir la charrette avec le foin restant. En voulant
s’interposer, Jean est promptement assommé et emporté. Lorsqu’il se réveille, il entend les reptiles
raconter l’histoire du château. Il apprend ainsi que le roi avait été entraîné dans un marché de dupe
par le drac, qui régnait dans les profondeurs de la terre et l’obscurité des gouffres. Le roi en était mort
de désespoir et le drac réclama à sa veuve – jeune et ravissante- le royaume, le château et le trésor. Il
lui proposa même de l’épouser pour entrer encore plus légalement en possession de ses biens. La
veuve refusa avec horreur en lui disant qu’il ne manquerait pas de preux chevaliers pour venir la
secourir. Alors par magie, le drac transforma la montagne où se perchait le château en un pic de
glace, figeant ainsi toute la forteresse avec sa propriétaire, devenue statue de glace au sommet du
donjon. Et il creusa autour de la montagne un gouffre circulaire et insondable. Le drac lui fit ce
marché : si quelqu’un, par trois fois, pouvait l’atteindre et lui déposer un baiser sans la briser ni
anéantir le château, alors celui-là l’épouserait et serait maître de ses biens. Mais si cela n’arrivait pas
dans un délai de 300 ans alors le drac épouserait la malheureuse et serait son maître. La lune, témoin
muet et astre froid, ne put rien faire. Le soleil, alerté, ne réussît jamais à neutraliser le gel surnaturel.
Quand Jean aperçoit le château resplendissant à l’aurore, il décide qu’il est tout désigné pour sauver
la reine et hériter du royaume. S’échappant de la charrette, Jean rejoint sa famille, où personne ne le
croit, et il est battu pour toutes ses affabulations. Pendant la nuit, il décide de faire appel aux chevaux
de lune et tourne trois fois la bague en crin qu’il a au doigt. Un magnifique destrier sellé descend sur
un rayon de lune. Jean le monte et le destrier l’amène d’un bond aux pieds du château. Là, Jean
interpelle le drac qui se trouve dans l’eau empoisonnée et fétide qui baigne le fond du fossé circulaire
creusé autour du château. Il lui prédit avec impertinence sa défaite, car il compte délivrer la reine. Le
drac se moque de lui, affirmant que même s’il bondissait assez haut pour atteindre le donjon, il finirait
par tomber dans le fossé de l’autre côté, comme tous les autres : tous ceux qui avaient échoué ainsi
étaient transformés en lézards qui servaient le drac. Celui-ci lui indique alors que s’il brisait le moindre
morceau de glace pendant sa tentative, il aurait perdu et serait retenu prisonnier.
Jean fait alors bondir son cheval au-dessus du château et il frôle le donjon de cristal de suffisamment
près pour qu’il puisse déposer au passage un baiser sur la joue glacée de la reine : il éprouve alors un
froid intense qui le transperce. Le cheval se pose de l’autre côté, loin du fossé, à la grande fureur du
drac. Fatigué, Jean décide de ne recommencer que le lendemain. Il rentre chez lui où bien sûr sa
famille ne le croit pas et le rosse derechef. La nuit venue, il appelle de nouveau le cheval de lune avec
sa bague magique et part pour le château. Le drac a rasé les arbres autour du château pour accroître
la distance à couvrir, mais Jean n’en a cure et sur son destrier il accomplit un bond extraordinaire audessus du donjon : il peut une nouvelle fois embrasser la princesse, ce qui lui permet de constater que
la température, bien que très froide, s’est déjà réchauffée. Une fois rentré chez lui, la même scène se
répète avec ses frères et il est encore frappé. Mais cela ne l’affecte pas car il sait qu’il touche au but :
cela devient urgent car la nuit qui arrive est la dernière nuit de pleine lune, et quand celle-ci sera
passée, il ne pourra plus faire appel aux chevaux de lune, même avec son vœu restant. Dès que le
premier rayon de lune arrive, Jean fait appel au cheval et retourne au château. Le drac a rasé une
partie du pays pour empêcher le cheval d’approcher pour sauter. Mais le cheval de lune ne craint pas
la distance : il saute comme jamais, et suffisamment près pour que Jean puisse attraper la reine au
passage et l’extraire de sa gangue de glace alors que l’air environnant est déjà tout juste frais.
Couverte de baisés par Jean, la reine retrouve sa chaleur et reprend vie. Ils entendent alors un vrai
tremblement de terre lorsque, du fossé, jaillirent mille jeunes hommes, délivrés de l’enchantement qui
en faisait les serviteurs reptiliens du drac. Ils se saisirent de ce dernier et le réduisirent en bouilli et en
jetèrent les morceaux dans le fossé, qui se referma dessus. Une merveilleuse musique sortit alors de
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la montagne : c’était la glace qui craquait sous la poussée des herbes et des fleurs. Tout joyeux, Jean
rentre alors chez lui à cheval avec la reine et annonce à sa famille ébahie et enfin convaincue, qu’il va
épouser la reine et gouverner son royaume.
4- Tsan Bolant : un souvenir de Taranis contre
l’Anguipède ?
Le conte de Jean le Vaillant rappelle étonnamment des parties des mythes du Dieu de l’Orage contre
le dragon rétenteur d’eau :
On est bien dans le schéma du mythe indien de Vrita : le drac est reptilien, il intervient sur une
montagne et le château est bien sur une hauteur avec la reine gelée tout au sommet. Le drac
exerce une rétention à la fois climatique, en gelant la reine, qui représente les eaux libres et
fécondantes, mais aussi mécanique : il creuse un grand fossé très profond tout autour du
château. Le drac, dragon anguipède, est visiblement ici le symbole de l’hiver : il a gelé au
sens strict le royaume qu’il occupe indûment, la nature est figée comme la reine (appelée la
Reine de Glace) qui en est le symbole. Le conte précise bien que le soleil est impuissant à
réchauffer tout cela. Chaque bise à la reine, répétée trois fois selon un procédé propre aux
contes, engendre une gradation dans la température qui se réchauffe progressivement. La
dernière d’entre elles provoque littéralement l’éclatement du gel et la résurgence du
printemps : l’eau, la nature, à l’image de la reine, sont délivrées du monstre anguipède. On est
bien dans un mythe du renouvellement printanier de la nature, entravé par un être reptilien
mais qu’un dieu / héros vient rétablir par la destruction du monstre. Le schéma est très voisin
de celui de l’Inde, du monde hittite et de ses avatars chrétiens comme Saint Georges.
Le drac, rétenteur d’eau, évoque bien une eau stagnante : l’eau autour de lui, privée
d’écoulement, est fétide et nauséabonde, en un mot morte.
L’anguipède n’est pas tué directement par Jean, mais il est mis en pièce par les jeunes gens
qui avaient tenté sans succès de délivrer la reine et qui sont libérés du maléfice qui
les asservissait. C’est également un schème fréquent dans le mythe référent : le dieu n’a pas
toujours le pouvoir de tuer lui-même le monstre, il a besoin d’un intermédiaire, un mortel, pour
le faire : c’est le cas dans le monde hittite et dans l’histoire de Sainte Marthe et de Saint
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Georges .
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Jean bénéficie d’un cheval que l’on peut qualifier de volant ; même si le texte ne le dit pas
explicitement, il se déplace sur les rayons de lune et peut accomplir des bonds de plus en
plus longs qui sont, de fait, de vrais vols. Dans le conte, il y a sept chevaux mais à chaque fois
Jean n’en utilise qu’un, sans que l’on sache réellement s’il s’agit du même ou s’il change de
monture lors de ses trois essais.
Le prénom de Jean, bien que fort répandu y compris dans les contes, n’est peut-être pas
anodin : la Saint Jean (Baptiste) est une étape solaire clef dans la lutte contre l’hiver, c’est la
période de l’année qui clôt le printemps au solstice d’été, délivre les jours les plus longs de
l’année. La période des fenaisons qui ouvre le conte montre d’ailleurs que l’épisode se
déroule en été.
Mais le conte périgourdin de Tsan Bolant n’est pas le seul à avoir de telles similitudes avec le mythe
7
originel : un conte languedocien vient lui faire écho, celui du tueur de géants .
5- Le conte languedocien du tueur de géants
Le début en est très semblable au conte de Tsan Bolant : une famille de fermier a trois enfants, mais
la mère du précédant conte est cette fois remplacée par le père. La famille a fauché son foin, qui a été
coupé et qui sèche dans son champ en plus de deux cents tas. Un jour le père va vérifier si le foin a
suffisamment séché lorsqu’il s’aperçoit qu’il manque beaucoup de tas. Lorsqu’il raconte ça à ses fils,
l’aîné lui propose de monter la garde la nuit avec le fusil pour surprendre les voleurs. Bien sûr, il va
5
Taranis, le géant à l’anguipède et Saint Georges, Michaël Tonon, BSMF n°236, septembre 2009.
On notera l’amusante assonance de « bolant » (vaillant) avec « volant » pour qualifier Jean.
7
Histoires et légendes du Languedoc mystérieux, D. Fabre et J. Lacroix, Tchou éditeur, 1970. Folklore, revue d’ethnographie méridionale
n°115, Jean Guilaine, 1964 : conte raconté à Laderon-sur-Lanquet (Aude) en 1961 par A. Jules Serres, alors âgé de quatre-vingts ans.
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s’endormir et les vols vont continuer. Le deuxième fils propose de le remplacer, mais il lui arrive la
même mésaventure. Alors le fils cadet propose à son tour de monter la garde. Son père est surpris
car Jean, c’est aussi son nom, est un peu simplet et disgracié par la nature avec son grand nez : il ne
croit pas une seconde qu’il puisse faire mieux que ses deux robustes frères. On reconnait comme
dans Tsan Bolant un schème propre aux contes dans lequel le frère qui réussira est le dernier, le plus
petit, souvent disgracié par la nature.
Jean donc part à son tour. Arrivé au champ, il s’allonge sur une meule et s’endort, preuve que comme
Tsan, il n’est pas très « vaillant ». Or le mystérieux voleur le charge pendant la nuit avec sa meule sur
une charrette et l’emmène. Il se réveille le lendemain au milieu du foin, dans une grange. Il en sort
pour entrer dans un jardin dans lequel il y a une vieille dame, qui est une fée. Elle lui apprend que la
ferme appartient à trois méchants géants qui vivent de brigandage, et ce sont eux qui ont volé le foin.
Elle le plaint car les géants vont le tuer. Pour l’aider, elle lui fait boire un vin magique qui le rend fort
comme Hercule ; elle le fait se laver dans une eau également magique qui lui fait perdre son long nez.
Jean visite alors la ferme. A l’écurie, il a la surprise de découvrir des chevaux extraordinaires : six ont
le poil en argent, six le poil en or et six autres ont le poil en diamant.
Alors qu’il avait fini son inspection, le premier géant arrive et l’attaque. Jean, devenu très fort grâce à
la potion, le tue facilement, et fait de même avec les deux autres qui viennent l’assaillir l’un après
l’autre. Sa victoire le rend maître du domaine des géants : il est donc riche et, son naturel revenant au
galop, il passe ses journées à ne rien faire d’autre que de lire le journal.
C’est donc par ce biais qu’il apprend un jour que la fille du roi est à marier, et que celui qui monterait
sur la plus haute montagne l’épouserait. Il s’agit en fait d’une épreuve à cheval, le candidat devant
grimper sur sa monture un sommet désigné par le roi. Le jour dit, des centaines de cavaliers se
présentent. Le roi lance la compétition lorsqu’il aperçoit à l’horizon quelque chose qui brille comme le
soleil. C’est Jean qui a décidé de participer : il s’est habillé de couleur argent et il monte le plus beau
de ses chevaux au poil d’argent. Jean se presse derrière les concurrents qui ont commencé avant lui.
Il reconnait parmi eux ses deux frères pour lesquels son père a acheté deux beaux chevaux. Mais
aucun des autres compétiteurs n’arrive à faire monter son cheval jusqu’au sommet. Lorsque le tour de
Jean vient, il parvient aisément à l’atteindre. Il y trouve la princesse avec ses dames d’honneur et il
l’embrasse : mais à la surprise des demoiselles, il ne reste pas, ne donne pas son nom et redescend
dans la vallée à bride abattue. Le roi est très étonné, mais n’ayant pas le nom du gagnant, il doit
remettre la princesse en jeu dans une nouvelle course. Le jour venu, alors que le roi va ouvrir
l’épreuve, il aperçoit au loin quelque chose de rouge comme le soleil : il s’agit de nouveau de Jean,
tout habillé d’or et qui monte son plus beau cheval au poil d’or. Comme la première fois, Jean fut le
seul à parvenir au sommet, où de la même façon il embrassa la princesse mais s’enfuit aussitôt sans
donner son nom. Le concours fut donc derechef remis sous huitaine, à la grande fureur du roi. Le jour
dit, comme les autres fois et alors que la compétition venait de débuter, le roi aperçoit à l’horizon
quelque chose étinceler. C’est Jean, tout vêtu de diamants et montant son plus beau cheval au poil de
diamant. Comme les autres fois, il est le seul à atteindre, toujours sans peine, le sommet où il
embrasse la princesse. Il allait repartir comme les autres fois lorsqu’un soldat, embusqué par le roi
derrière un buisson pour l’arrêter, lui pique le talon avec sa baïonnette dont la pointe reste figée
dedans. Revenu chez lui, il raconte tout à la vieille fée. Elle lui dit de garder le bout de lame dans le
talon, et que, puisque le roi le veut tellement pour gendre, on verra ce qu’en pensera la princesse
lorsqu’elle le verra avec ses habits de paysan et son long nez disgracieux. Jean remet ses vieux
habits, la sorcière lui rend son nez et il rentre chez son père où tout le monde le pensait mort. Son
père lui donne alors à garder des cochons. Or le roi et la princesse font la tournée des villes et villages
du royaume pour trouver celui qui a une pointe de baïonnette dans le talon. Les voilà qui arrivent dans
le village de Jean et qui examinent attentivement tous les jeunes gens, y compris ses deux frères, en
vain. Le maire les prévient alors qu’il reste encore un jeune homme qui garde des cochons en dehors
du village. Le père de Jean se récrit en disant que ce n’est pas la peine de déranger le roi pour ce
jeune homme qui est laid et idiot. Le maire décide de les amener quand même. En arrivant, ils
examinent Jean et découvre avec stupeur la pointe de baïonnette. La fille du roi est très surprise car le
cavalier qu’elle avait vu avait bien meilleure mine. Jean demande alors à se changer et, grâce à la
baguette que lui a laissée la fée, il redevient aussi resplendissant que lors du concours. La princesse
le reconnait alors et le mariage fut célébré quelques mois plus tard.
6- Confrontation entre les deux contes
Le conte du tueur de géants est intéressant à plusieurs titres. Tout d’abord, il montre que ce type de
récit a recouvert une aire géographique assez large. Ensuite, il présente à la fois de grandes
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ressemblances et des différences notables avec le précédent. Il a notamment dissocié le combat avec
les géants et le saut à cheval pour embrasser la princesse. Du coup cela l’oblige le héros à s’enfuir
sans raison logique à chaque baisée. Mais il conserve une gradation sur les différents chevaux utilisés
dans les trois épreuves, ce que ne contient pas explicitement le conte de Tsan Bolant.
De fait, grâce au conte de Tsan Bolant, on reconstitue assez facilement la trame originale. Comme
dans Tsan Bolant, le héros devait s’y prendre par trois fois, à cheval, pour atteindre la princesse située
sur une montagne et l’embrasser. Le rétenteur était un ou trois géants : soit un seul, tué à la fin lors du
« dégivrage » de la princesse, soit trois géants tués un par un à chaque essai. Le combat contre le(s)
géant(s) et l’embrassade de la princesse sur une montagne atteinte à cheval ont ici été dissociés.
Jean tue d’abord successivement les trois géants, puis après, par trois fois également, participe avec
succès à la compétition pour avoir la princesse. Cette compétition est le moyen pour le narrateur de
retrouver la logique du récit qui obligeait le héros à bondir à cheval sur une montagne pour y
embrasser la princesse et contribuer à sa libération. Mais on y perd la cohérence, car pour le faire
revenir trois fois, il faut qu’il se sauve à chaque fois, de manière incompréhensible.
Néanmoins, le conte du tueur de géants conserve des détails très intéressants :
Le caractère solaire des chevaux, avec des robes différentes, de plus en plus lumineuses :
argent, or puis diamant. Et le fait que Jean lui-même s’habille de même, incarnant le soleil,
par contamination avec le fait que le dieu original vient suppléer à l’office défaillant du soleil.
Chez les Hittites ou les Indiens, le soleil contribue au mieux à affaiblir le reptile et donc aide le
dieu, mais sans être jamais l’acteur principal. Cette gradation dans les chevaux a dû exister
dans le conte de Tsan Bolant : le nombre de chevaux pourrait laisser penser qu’il devait
exister initialement une différence de couleur entre eux.
Les chevaux doivent atteindre le sommet d’une montagne. Ils ne volent pas mais le fait qu’ils
soient les seuls à réussir confirme le caractère quasi-volant de ces animaux. Et à chaque fois,
le succès débouche sur une bise que fait le cavalier à la princesse.
Le monstre est triple : cela peut être une résurgence du schème d’un dragon à trois têtes
comme le Tricéphale indien, assimilé à Vritra, ou une simple multiplication due au conte.
Le monstre est un ou plusieurs géants et n’est pas reptilien : on retrouve cependant les
géants des cimes ou géants du givre, symboles également de l’hiver, que le dieu de l’Orage
scandinave Thor combat à grand renfort d’éclairs.
Les deux contes procèdent donc bien tous les deux d’une même référence qui ressemble
étonnamment au mythe du dieu tonnant contre le monstre Hiver rétenteur d’eau.
7- Parenté avec des thèmes slaves et caucasiens
Certains mythes slaves et caucasiens ont plusieurs points communs avec nos contes français. Patrice
Lajoye a mis en évidence une série de héros eurasiatiques conservant le souvenir du dieu de
8
l’Orage . Ces héros sont tous des cavaliers, ce qui ne peut pas être autrement pour ces peuples où le
cheval a une place centrale : ne dit-on pas, chez les Ossètes, « qu’un homme sans cheval n’est pas
9
plus qu’un oiseau sans ailes » ? Néanmoins le schème semble ancien, puisqu’on retrouve des points
identiques dans les contes français qui militent pour un prototype commun avec le modèle du Taranis
cavalier. Par exemple, comme dans le conte du tueur de géant les chevaux ont des robes d’argent,
d’or et de diamant, de même le cheval du héros serbe Marko Kraljevic a une robe de poils d’or ; celui
10
d’Il’ja Morumec, le héros russe, se couvre de poils d’or et d’argent . De plus tous ces chevaux sont
souvent des chevaux volants, comme celui de Tsan : Djalali, le cheval de l’Arménien David de
Sassoun peut voler jusqu’au soleil ; celui de Junak, héros ruthène, « se cabre, il court, il vole, il nage
dans l’air, plus haut que les plus hautes forêts, plus bas que les nuages », tout comme celui du russe
11
Il’ja Morumec .
Un thème récurrent est que le héros doit « préparer » un poulain malingre et malade pour en faire un
coursier de première force. Or les recettes déployées dans la littérature russe montrent un effet certain
de la nuit et de la rosée : « sors le poulain dans le jardin toutes les nuits, lave-le trois fois avec de la
rosée, amène-le vers la haute palissade, d’un côté ou de l’autre, chevauche-le où tu voudras, il te
8
Fils de l’Orage, un modèle eurasiatique de héros ? Patrice Lajoye, 2012.
Le livre des héros, légendes sur les Nartes G. Dumézil, 1965, éditions Gallimard / Unesco, p.84.
10
Fils de l’Orage, un modèle eurasiatique de héros ? Patrice Lajoye, 2012, p.85 et 88.
11
Fils de l’Orage, un modèle eurasiatique de héros ? Patrice Lajoye, 2012, p.87-89.
9
5
12
portera ». Comment ne pas rapprocher cela des chevaux de la Lune, dans le conte de Tsan, qui
sortent la nuit sur des rayons de lune et profitent de la rosée avant de faire leurs grands sauts ?
8- Liens avec la Grèce et l’Irlande
8-1 Pégase, Bellérophon et Persée
Le mythe du démon Hiver rétenteur d’eau existe en de multiples répliques en Grèce. Il revient
13
cependant à Isabelle Leroy-Turcan de l’avoir identifié en tant que tel dans le mythe de Persée et de
la Méduse.
Méduse a ainsi toutes les caractéristiques du « démon-hiver » serpentiforme qui fige la nature. Ses
deux sœurs et elle sont les trois Gorgones. Elles habitent l’extrême Occident, ou l’extrême Nord
14
occidental, « au-delà de l’illustre Océan, à la frontière de la nuit, au pays des Hespérides ». Ce lieu a
toujours été privilégié par l’Hiver car c’est là que le soleil se couche, qu’il « meurt » chaque jour, et
c’est là que le démon Rétenteur peut le mieux le retenir, lui retirer sa force pour qu’il ne puisse pas
15
réchauffer la nature. C’est donc le lieu de l’action hivernale par excellence .
L’origine serpentine de Méduse est affirmée par sa chevelure de serpents, restituée sur toutes ses
représentations. Et son pouvoir est proprement celui de l’hiver : elle pétrifie, comme l’Hiver pétrifie
16
l’eau, gèle et immobilise la nature. Elle pétrifie par son regard , comme l’exprime aussi l’étymologie
de Gorgone, « Gorgôpis », « au regard vif ».
Son action hivernale se révèle aussi lors de sa mort par décapitation, qui a pour effet de libérer de
l’intérieur de son corps ses deux enfants issus de Poséidon, Chrysaor et Pégase : en effet ces deux
personnages sont, le premier, un symbole du soleil, et le deuxième de l’eau, et ils étaient « retenus »
par la Gorgone. Chrysaor sort de Méduse sur le dos de Pégase, en brandissant une épée. Chrysaor
signifie précisément « celui qui brandit une épée d’or » et on y reconnait le soleil revigoré par la mort
du monstre. La libération des eaux concomitante est évoquée par Pégase, comme nous allons le voir.
Cette libération du soleil et des eaux, évocateur du printemps, est d’ailleurs explicitement suggérée
par le récit de la fécondation de Méduse par Poséidon à l’origine de cette double naissance : la
conception s’est faite sur un champ de fleurs printanières. Persée lui-même, le libérateur, est le fils du
dieu tonnant, Jupiter. Son père l’a conçu sous la forme d’une pluie d’or qui a fécondé sa mère Danaé,
et cette pluie d’or est elle-même une évocation du Printemps alliant image solaire (l’or) et eau libérée
et fécondante. C’est faire déjà l’annonce du rôle futur de Persée comme vainqueur du démon-hiver et
libérateur des eaux printanières.
Quant à Pégase et son symbolisme aquatique, il faut relire utilement l’argumentaire de Bernard
17
Sergent , dont je tire les principaux éléments sur le sujet. Le père de Pégase, Poséidon, est le dieu
du domaine aquatique, et il est très lié au cheval, le cheval étant une évocation des flots. Pégase,
dont le nom dérive de pêgê « source », fait régulièrement jaillir des sources, comme la source Pyrène
à Corinthe ou comme la source Hippokrênê (« source du cheval ») en Béotie, dont une légende le fait
sortir. Bernard Sergent a montré que Poséidon avait la même relation avec le cheval, symbole de
l’eau bondissante, que son homologue irlandais Manannan : à Pégase, cheval divin et volant, modèle
primordial de tous les chevaux à venir (Bellérophon inventera le mors pour le dompter, preuve qu’il est
le « premier ») correspond l’Unique Branche de Manannan, le coursier qui vole au-dessus des eaux,
18
cheval divin par excellence. Et le seul dieu qui le chevauche est Lug : « Sachant que les autres
dieux irlandais combattent à pied, il semblerait que Manannan soit le possesseur de l’unique cheval
divin, ce qui rappellerait comment Poséidon est le père du cheval divin, que celui-ci se soit appelé
12
Fils de l’Orage, un modèle eurasiatique de héros ? Patrice Lajoye, 2012, p.84.
Persée vainqueur de la nuit hivernale ou le meurtre de Méduse et la naissance des jumeaux solaires Chrysaor et Pégase, Isabelle LeroyTurcan, Etudes Indo-européennes, 1989-1990, p. 5-17.
14
Théogonie, Hésiode, vers 233-286.
15
Cf. aussi Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Selma Lagerlöf, 1931 (Actes Sud, 1990, p. 498 pour la traduction
française). Nils, accompagné du Soleil, atteint, en Laponie, le Grand Pétrificateur, symbole de l’Hiver retenant le Soleil : c’est un Troll glacé,
accompagné de trois loups : de la gueule du premier sort un froid intense, de celle du second un violent vent du nord et de celle du troisième
l’obscurité la plus noire.
16
C’est le pouvoir que l’on prête aussi, dans certaines légendes françaises, au Basilic, lui aussi rétenteur d’eau.
17
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, pages 466-475.
18
Le fait que Lug soit le seul dieu irlandais à utiliser le cheval est déjà en soi un indice important pour le reconnaître dans le dieu-cavalier
des groupes de Jupiter à l’Anguipède.
13
6
19
Pégase ou Areion ». Lug a par ailleurs beaucoup de points communs avec les chevaux, plus que
tout autre dieu insulaire : lorsque nait son fils et avatar Cuchulainn, un couple de poulains nait en
même temps que lui ; le nom du mari complaisant donné à Deichtire pour élever Cuchulainn signifie
« fils du Grand Cheval », le Grand Cheval pouvant être Lug lui-même ; l’un des deux fondateurs
mythiques de Lyon (Lugdunum) est Atépomaros, qui signifie « le très Grand Cheval ».
L’Irlande et la Grèce ont donc partagé le fait que le cheval exprime l’eau, est né de l’eau ; d’ailleurs en
20
Irlande les vagues couronnées d’écume sont appelées « les chevaux du fils de Lir » (Manannan) .
Dans le Rig Veda en Inde, le cheval, ashva, symbolise la force, l’énergie, la vitesse : à ce titre, les
21
rivières sont souvent appelées des juments .
De même, les chevaux slaves ou caucasiens peuvent avoir un lien explicite avec la mer ou l’eau. Ainsi
22
un héros moldave récupère le cheval de son père qui était caché au fond de la mer . Mais l’exemple
le plus emblématique est celui de Djalali, le cheval de David de Sassoun, qualifié de cheval marin.
Voici le récit de sa découverte par les deux frères Sanasar et Balthasar : « un jour, les deux frères se
trouvent au bord du Lac Salé. Sanasar, pour découvrir ce qui s’en suivrait, se jette la tête la première
dans l’eau. Mais, miracle : sur l’ordre de Dieu, le lac s’entrouvrit, et aux yeux de Sanasar apparut le
sol sec (…) Il y marche comme sur la terre ferme. Il arriva à un jardin sous les eaux. Il vit qu’il y avait
là un palais, qu’il y avait aussi un bassin au milieu du jardin, et que l’eau jaillissait devant le palais. Il
23
vit le cheval marin : le poulain Djalali (…) et l’Epée Fulgurante suspendue à son flanc ». David de
Sassoun utilisera aussi bien plus tard cette Epée Fulgurante que sa massue habituelle. On a ici un
rapprochement saisissant avec Pégase jaillissant avec Chrysaor « celui qui brandit une épée d’or » du
corps de la Méduse : cheval marin et épée d’or ou épée fulgurante sont associés pareillement chez
les Grecs et les Arméniens.
8-2 Persée et Lug
Après Pégase et l’Unique Branche de Manannan, il existe d’autres indices qui nous orientent vers
Lug, et c’est le personnage de Persée qui va les mettre en évidence.
Persée, tueur du monstre hiver, se place de fait dans le rôle du dieu tonnant, Zeus en Grèce, Indra en
24
Inde, Taranis en Gaule. Or il présente une ressemblance frappante avec le héros irlandais Lug .
Persée fils de Zeus est issu de Danae, elle-même fille de Danaos. Ce dernier est venu en
Grèce avec ses 50 filles. Cuchulainn, réplique et fils de Lug (membre de la tribu de Dana), est
le fils de Dechtire qui s’enfuit avec 50 jeunes filles pendant trois ans, avant d’être fécondée
25
vraisemblablement par Lug sous couvert du roi Conchobar . On notera bien évidemment la
parenté sémantique entre Danaos, Danaé et la Dana celtique. Danaos et ses filles sont liés à
l’eau : à peine arrivées en Argolide, ses filles se signalent par leur capacité à trouver des
sources ; elles font apparaître ainsi la source Amymoné, qui donne naissance au fleuve Lerne
dont l’eau ne tarit jamais en été ; elles inventent également la science du forage et percent de
nombreuses sources dans la ville d’Argos, dont quatre puits sacrés, alors qu’il n’y en avait pas
auparavant. Danaos lui-même est appelé « celui qui porte l’eau » par Nonnus et associé ainsi
26
à la constellation du Verseau . La celtique Dana, déesse primordiale, est elle-aussi liée à
l’eau : son nom est apparenté avec le nom générique du fleuve, qui a donné tant de nom en
27
danum : Eridanus, le fleuve mythique, mais aussi Danuvium (Danube), le Don, le Dniestr ,
etc.
Persée et Lug ont tous les deux fait l’objet d’une prophétie avant leur naissance annonçant
qu’ils tueraient leur grand-père. Du coup, ceux-ci (Acrisios et Balor) ont cherché par tous les
moyens à empêcher leur fille de procréer. Danaé a été enfermée dans une tour ; dans un récit
19
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, pages 469.
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, pages 471.
21
L’Inde et l’invasion de nulle part, le dernier repaire du mythe aryen, Michel Danino, Les Belles Lettres, 2006, p. 181.
22
Fils de l’Orage, un modèle eurasiatique de héros ? Patrice Lajoye, 2012, p.85.
23
Der Melkonian-Minassian, 1972 cité dans Quelques parallèles entre les mythes grec de Persée et celte de Lug, Marcel Meulder,
Mémoires de la Société Belge d’Etudes Celtiques, 2015, p. 50-51.
24
La ressemblance entre Lug et Persée a été reconnue depuis bien longtemps (d’Arbois déjà). Cependant, la reconnaissance du lien entre
Persée et le mythe de l’Hiver a attendu Leroy-Turcan (1989). Et aucune conséquence de ces recoupements n’a, à ma connaissance, été tirée
depuis lors sur l’identification de Lug.
25
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, pages 144-145.
26
Nonnus, Dionysiac IV, 254.
27
Le nom du patron des eaux chez les Ossètes, descendants des Scythes, est d’ailleurs Donbettyr. Le livre des héros, légendes sur les Nartes,
G. Dumézil, Gallimard/Unesco 1965, p. 73.
20
7
irlandais, Balor a cloîtré sa fille dans un couvent pour femmes, isolé dans l’île de Tory. Mais
28
Cian, le futur père de Lug, réussira à aborder dans l’île et à coucher avec elle et on se
souvient comment Zeus enfanta Persée. Dans les deux cas, la conception ayant eu lieu, le
bébé et sa mère sont abandonnés en mer dans un coffre (Grèce) ou un coracle (Irlande). Lug
et sa mère sont recueillis par Goban le Forgeron qui s’occupera de l’éducation de Lug ;
Persée et sa mère voguèrent jusqu’à l’île de Sériphos où tous deux furent recueillis par un
pêcheur. A la fin, Persée et Lug tueront leur grand-père, tous les deux en lançant un objet :
pour Persée ce fut par accident en l’atteignant au pied avec un disque ; pour Lug ce fut
volontaire en lançant une pierre « de foudre » dans l’œil de Balor, pierre tout à fait identifiable
à une arme tonnante.
Persée et Lug sont des demi-dieux tous les deux : fils d’un dieu (Zeus) et d’une mortelle pour
Persée, fils d’un dieu (Cian, qui est un « Tuatha de Danan ») et d’un démon (Fomoire).
Leurs mères portent un nom éponyme symbolisant un peuple ou un lieu dont elles
représentent probablement la souveraineté : Danaé évoque le peuple des Danaens ; Eithne,
la mère de Lug, porte un des noms de l’Irlande. Les deux héros seront un jour roi l’un des
Danaen l’autre de l’Irlande.
Le sang de Méduse, comme celui de Balor, est extrêmement venimeux.
Il existe aussi un lien cosmologique à travers la constellation de Cassiopée. Cassiopée est la
jeune femme sauvée par Bellérophon, le double de Persée, qui tue sur le dos de Pégase le
monstre marin ; Cassiopée est le nom de la constellation qui, chez les Celtes, s’appelait « la
cour de Don (Dana) ». En Inde, Danu, par une inversion des valeurs, est la mère de
l’anguipède Vritra, l’ennemi du dieu tonnant.
Développons encore deux liens importants entre eux : l’action du regard de Balor et de la Méduse, et
la panoplie guerrière des deux héros.
8-2-1 Le regard qui fige comme l’hiver
Persée tue Méduse au regard paralysant. Lug tue Balor, dont le pouvoir réside lui aussi dans son œil
unique, à l’effet paralysant et glaçant, comme l’hiver.
Voyons comment il est caractérisé dans les textes irlandais :
29
« Il y avait du poison en lui », « les grandes averses humides et froides, les ruisseaux violents,
rouges et noirs, le flot humide et abondant de l’œil rouge et sombre qui est dans la tête de ce héros
30
sanglant et cruel, Balor Balcbheimnech, petit-fils de Neid », « avec les vents rapides et froids à
cause du printemps, de ce lac large et empoisonné, avec la rude goutte lourde, froide, neigeuse, avec
le poison du liquide ardent et vénéneux, avec les lourdes et prodigieuses averses d’eau venant des
31
sourcils et des bords de cet œil empoisonné ».
L’œil de Balor constitue donc une arme extraordinaire. Son action est décrite à la fois par des images
naturalistes rappelant le froid, l’hiver et l’élément liquide ainsi que par l’idée d’un poison extrêmement
violent.
La façon de s’en prémunir est décrite : les Tuatha abritent leur visage derrière leur bouclier ou
32
détournent leur visage . Ils se prémunissent des effets de l’œil en cachant leurs yeux. L’action se fait
donc d’œil à œil, comme pour la Méduse dont le regard fige lorsqu’il est reçu par l’œil de la victime.
L’effet de l’œil de Balor est glaçant, engourdissant : le sujet ne meurt pas instantanément mais perd
toute sa force et devient vulnérable. Il est littéralement engourdi comme par l’effet du froid : « si une
armée regardait cet œil, elle ne pouvait résister à quelques guerriers, quand bien même elle était au
33
nombre de plusieurs milliers d’hommes ».
Notons enfin que Bellérophon, le double de Persée, a un nom signifiant « le tueur de Bel » ou de
« Belleros », sans que l’on connaisse l’origine mythique de ce nom : il nous rappelle cependant celui
de Balor en Irlande (et donc de celui qui l’a tué, Lug) ou Bali en Inde (cf. ci-dessous).
Par ailleurs, pour revenir au démon Hiver serpentiforme, Patrice Lajoye a soupçonné une nature
34
primitivement serpentiforme de Balor , tout comme Méduse.
28
Les Quatres Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge », traduits et annotés par P. Y. Lambert, collection l’Aube des
Peuples, édition Gallimard 1993, p. 107-108.
29
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 56-57.
30
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 64.
31
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch,, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 69.
32
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch,, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 69.
33
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p.57 §133.
34
L’arbre du monde, la cosmologie celte, Patrice Lajoye, CNRS Editions, 2016, p. 116.
8
8-2-2 La panoplie guerrière de Lug et Persée
Le plus impressionnant réside dans la panoplie dont disposent les deux héros.
Persée dispose de sandales ailées, substitut probable du cheval ailé qu’il n’aura qu’après la mort du
monstre, d’une besace pour mettre sa tête, d’une serpe pour la couper, d’un casque qui le rend
35
invisible et d’un bouclier poli qui lui permettra de figer la Méduse avec son propre regard. Or Lug
dispose d’une panoplie semblable :
«Voici quel était l’équipement de Lugh au Long Bras, à savoir l’Unique Branche de Manannan, aussi
rapide que le vent froid et nu du printemps ; elle était aussi belle que la mer et la terre : son cavalier
n’était pas tué sur son dos ; il avait l’armure de Manannan sur lui ; il avait le casque sur la tête pour le
protéger, avec une élégante pierre précieuse à l’arrière et deux sur le devant. Aussi brillants que le
soleil d’un jour sec d’été étaient sa face, son visage et son front quand il enlevait ce casque. Il avait la
Freagarthach, c’est-à dire l’épée de Manannan à son côté gauche. Et personne n’était blessé par elle,
qui l’avait quitté en vie. On ne dégainait pas cette épée à l’endroit d’une bataille ou d’un combat sans
36
que celui qui l’avait vue ou lui était opposé ait seulement la force d’une femme en couches ».
Cet équipement a été prêté par le dieu Manannan et possède donc des pouvoirs magiques. Il se
compose de la liste suivante :
L’Unique Branche de Manannan : c’est un cheval tout à fait exceptionnel, capable de survoler
les flots. Il est rapide comme le vent, et on ne peut pas être tué sur son dos. Il est également
d’une extraordinaire beauté. Il est l’équivalent celte de Pégase.
L’armure : les armes n’ont aucune prise sur elle ; autrement dit, celui qui la porte ne peut pas
être blessé.
Le casque : il est étincelant, aveuglant.
L’épée : elle prive de force l’ennemi qui la voit
Selon d’autres sources, Manannan possédait également un manteau qui rend son porteur
37
invisible mais sans qu’il soit clair que Lug ait pu en bénéficier avec le reste.
Nous pouvons donc établir le tableau comparatif suivant qui montre une extrême cohérence entre les
38
équipements de Lug et de Persée .
Lug
L’Unique Branche de Manannan, le cheval rapide
comme le vent qui vole sur les flots et qui protège
des blessures
L’armure qui protège des blessures
Le casque étincelant et peut-être la cape
d’invisibilité de Manannan.
L’épée qui ramollit les ennemis au point de les
rendre vulnérables
Persée
Les sandales volantes d’Hermès.
Pégase le cheval volant né de la Méduse
Le bouclier poli qui protège du regard de Méduse
Le casque sombre qui rend invisible
La serpe en acier qui permet de trancher le cou
pourtant si dur de Méduse, qui en est comme
« ramolli »
9- Lug peut-il être un dieu tonnant39 ?
Lorsqu’on parle de dieu tonnant ou de dieu de l’Orage, précisons qu’il ne faut pas prendre comme
modèle originel Zeus ou Jupiter. Bien que tonnants, et donc toujours intéressants, ceux-ci ont
mélangé des caractéristiques qui les rendent peu compréhensibles car couvrant des niveaux
fonctionnels initialement distincts (premier et deuxième). Il faut se référer à l’exemple plus archaïque
de l’Inde védique, celui du dieu Indra, comme le présente G. Dumézil : « un dieu du type de l’Indra
Védique, réunissant dans sa compétence une province naturaliste, l’orage avec ses accessoires,
35
A rapprocher du casque d’invisibilité de Siegfried qui, dans la mythologie scandinave, va en profiter pour tuer Fafnir le dragon qui garde
l’or du roi des nuages, version dégradée du même mythe originel du dragon qui retient l’eau ou les nuages générateurs d’eau.
36
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch,, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 106. Notons que dans cet extrait, le
cheval est associé au printemps et Lug au soleil d’été, emblématique de celui qui lutte contre le démon Hiver !
37
Larousse, Mythologie générale, Paris 1937, p. 211.
38
A mettre en relation avec le casque d’invisibilité et l’armure d’invincibilité de Soslan chez les Nartes. Le livre des héros, légendes sur les
Nartes G. Dumézil, 1965, éditions Gallimard / Unesco, p.96 et note n°1 p. 102.
39
Cette possibilité a déjà été évoquée notamment par Valéry Raydon in Le mythe de la Crau, V. Raydon, Editions du Cénacle de France,
2013.
9
foudre et tonnerre, et une province humaine, la bataille terrestre avec son personnel, les
40
guerriers ». Indra, dieu guerrier distinct des dieux de première fonction (ce qui n’est plus le cas chez
Zeus ou Jupiter), est le garant de la bonne réalisation des cycles cosmiques. Ce rôle de grand
ordonnateur des cycles naturels est clairement mis en avant sur certains piliers de Taranis à
l’anguipède : les différents dieux des jours de la semaine qui y sont représentés, ainsi que les portraits
41
de Sol et Luna, évoquent l’écoulement du temps et des saisons placé sous la responsabilité du
42
dieu . Or c’est précisément la responsabilité d’Indra, qui combat tous ceux qui veulent porter atteinte
au bon déroulement du cycle des jours ou des saisons.
Parce qu’il en est le maître, le dieu tonnant peut abuser de son pouvoir pour, a contrario, ralentir luimême exceptionnellement ce cycle, comme Zeus l’a fait quelques fois avec la course du soleil : par
exemple, Zeus interdit au soleil de se lever pour, déjà, empêcher la Terre d’aider les Géants
43
serpentiformes qu’il va détruire . Or Lug, lors de la bataille de Mag Tured, manifeste le même
pouvoir cosmique : « C’est alors que se leva le combattant à la colère vive, Lugh […] pour considérer
et regarder longuement la mer, pour observer l’aspect et la course des étoiles, pour examiner le ciel,
étudier le soleil, pour retenir les planètes, qu’elles ne vinssent pas à leur coucher ou à leur crépuscule
44
afin que fût plus long, plus durable, le combat des guerriers ».
L’ascendance commune entre Persée et Lug ne faisant guère de doute avec ce qu’on a vu plus haut,
on notera que l’étymologie de Persée pourrait reposer sur *per- ou *per-g-, racine propre à des dieux
45
tonnants, comme le slave Perun ou le lithuanien Pekunas . Lug lui-même, dans les textes, montre
clairement des caractéristiques du dieu tonnant. A la bataille de Mag Tured, il court furieux vers la
bataille, enchaîné à des piliers qu’il a déracinés et qui font des gerbes d’étincelles en rebondissant sur
le sol. Il évoque ainsi le dieu des tempêtes, par sa course accompagnée du roulement du tonnerre (les
piliers qui trainent sur le sol) et des éclairs (les étincelles produites) : « Le vacarme de cette course
était grand, en vérité, par le frottement des chaînes de fer et par le choc des piliers à tête dure et
solide contre les pierres nues et lourdes, si bien qu’elles auraient pu faire un jour plein de lumière de
46
la nuit la plus sombre ». Cela rappelle étrangement un rituel antique de la ville de Capène en Italie
47
dédié au dieu de l’Orage , dans lequel le prêtre traînait une pierre pour provoquer la pluie. Bernard
Sergent reconnait en Lug un aspect tonnant, chevaucheur de tempête, en citant la formule qui est
attribuée au dieu : « le vent de Lugh aux Longs Bras vole dans l’air la nuit, oui, et les étincelles de son
48
père, Balor Béimeann ».
9-1 Les récits irlandais
Le mythe de l’eau délivrée est bien présent en Irlande : il reprend, comme en Inde avec le
Tricéphale, l’image des vaches volées par le monstre anguipède, enfermées dans une caverne et
délivrées par le dieu tonnant, mythème qui s’est confondu avec celui du blocage des eaux. Les
vaches y symbolisent les nuages, et donc l’eau qu’ils contiennent, et incarnent donc la fertilité et la
prospérité.
49
40
Roman de Scythie et d’alentour, G. Dumézil, éditions Payot, 1988, p21.
Jupiter dans les Gaules et les Germanies, du capitole au cavalier à l’anguipède, F. Blanchard, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p.
50-53.
42
Le terme de Jupiter gaulois, souvent évoqué pour Taranis est ambigu. Du fait du conservatisme religieux celte, Taranis est selon nous un
dieu tonnant guerrier de pure deuxième fonction comme en Inde, et cela permet de comprendre la difficulté de le « transcrire » en termes
religieux romains : il recouvre à la fois des fonctions qui sont distribuées sur Jupiter (caractère tonnant et naturaliste), Mars (dieu guerrier) et
Hercule (jeunesse, beauté virile), sans compter ce que son rôle sur les saisons et le climat pouvait lui valoir dans la troisième fonction
agricole. De plus sa beauté, sa jeunesse a pu en faire plus tardivement un Apollon. Le Belenos d’Aquilée est peut-être Lug « descendant de
Bel [Balor] ». Par ailleurs, C. Streckx, à partir du Panégyrique de Maximien, confirme le rôle de Taranis comme grand ordonnateur des
cycles naturels, comme Indra, ce qui confirme notre approche. Taranis, Sucellos et quelques autres, C. Sterckx, Mémoires de la Société
Belge d’Etudes Celtiques, 2005, p.260.
43
Apollodore, Bibliothèque I, 6.1. Zeus interdit au soleil de se lever pour, déjà, empêcher la Terre d’aider les Géants serpentiformes qu’il va
détruire.
44
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, p.57 §133, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 63 § 19-26.
45
L’arbre du monde, la cosmologie celte, Patrice Lajoye, CNRS Editions, 2016, p. 30-31. Patrice Lajoye pense même que l’étymologie de
Quirinus pourrait s’y rattacher, et qu’il a pu être un dieu tonnant, ce qui est en phase avec notre interprétation ci-dessous d’un Romulus issu
du dieu tonnant : Quirinus, un ancien dieu tonnant ? Nouvelles hypothèses sur son étymologie et sa nature primitive, P. Lajoye, Revue de
l’histoire des religions, 2010, 2, pages 175-194.
46
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, p.57 §133, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 66 § 76.
47
Hercule et Cacus, Etude de mythologie comparée, Michel Bréal, Paris, 1863, p. 35.
48
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, page 99.
49
Nous devons à Claude Streckx l’identification des cas cités. Mythologie du monde celte, C. Sterckx, Marabout, 2009, p. 209-212.
41
10
Le premier exemple concerne explicitement Lug, dans la mort tragique des enfants de Tuireann.
Lorsque le pouvoir sur les Tuatha est donné à Bres, celui-ci les exploite et crée une grande
pénurie car, notamment, toutes les vaches laitières lui sont remises. C’est Lug qui a pour mission de
les faire restituer. Il commence par tuer les collecteurs d’impôts, puis se rend chez les Fomoires pour
exiger le retour des vaches : « « Faites-moi restitution des vaches à lait des hommes d’Irlande » dit-il.
« Ce ne sera pas le matin de bonne heure », dit l’un d’eux, en lui répondant avec colère et amertume,
« avant que tu ne prennes d’ici une vache stérile ou une vache laitière ». Lugh mit alors un charme
50
druidique sur les dépouilles et il envoya sa vache laitière à la porte de chaque maison d’Irlande [= il
renvoie magiquement à chaque Tuatha sa vache laitière]». Lug procède ainsi comme le dieu
libérateur des eaux.
51
La razzia des bœufs de Fraech est un récit très intéressant car on retrouve le mythème original du
serpent sur la montagne retenant les eaux (les vaches) en otage : il constitue la preuve que ce
mythème a bien existé en milieu celtique. Dans cette histoire, Fraech est le fils d’Idath, un homme du
Connaught, et d’une femme du Sid (l’Autre Monde). Il est également le neveu de Boand. Sa mère lui a
52
donné douze vaches merveilleuses aux oreilles blanches ou rouges venant du Sid. Fraech est un
héros et c’est l’homme le plus beau de toute l’Irlande. De l’âge de huit ans jusqu’à son mariage, il est
accompagné d’une bande de 50 fils de rois, tous du même âge que lui, et ayant la même apparence
et instruction que lui. Fraech tombe amoureux de Findabair, fille d’Ailill and Medb et il parvient à
l’épouser malgré l’hostilité active de ses parents. Quelques années plus tard, Fraech apprend que ses
vaches ont été volées, ainsi que sa femme et ses trois fils : ils ont été emmenés par une tribu de
brigands dans une forteresse (« dun ») dans les Alpes, et cette forteresse est gardée par un serpent.
En cours de route, Fraech rencontre Conall Cernach (Conall le Victorieux), héros d’Ulster qui se joint à
lui. A proximité de la forteresse, une bergère les met en relation avec la servante qui s’occupe des
vaches : celle-ci est originaire d’Ulster et accepte de les aider, d’autant plus que quand Conall lui est
présenté par Fraech, elle s’écrie qu’il y a une prophétie disant que seul Conall pourra détruire la
forteresse. Elle leur propose de laisser le portail ouvert pendant la nuit. Du coup, Conall et Fraech
parviennent à piller la forteresse et à récupérer les vaches, sa femme et ses fils. Curieusement, le
serpent semble mâté par la seule présence de Conall et le laisse faire sans lutter.
On retrouve des constantes communes avec le prototype Hittite. Dans celui-ci, le dieu de l’Orage est
impuissant à vaincre directement le dragon, il a été précédemment battu par lui. Il va avoir besoin de
deux aides indispensables : tout d’abord une femme, la déesse Inara, qui va trouver la ruse pour
tromper le dragon Illuyanka : elle va le faire boire du vin pour l’enivrer. Mais cela ne suffit pas : il faut
encore qu’un mortel, spécialement requis à cet effet, comme si aucun acteur divin ne pouvait le faire,
soit là pour lier le dragon d’un lien probablement magique (la future étole des saints sauroctones) et
alors seulement le dieu de l’Orage peut venir donner le coup de grâce. Dans le récit de Fraech, ce
dernier n’est pas à l’initiative de la victoire, il a aussi deux aides : d’abord celle d’une femme,
gardienne des vaches, qui ouvre une brèche en laissant le portail ouvert ; et enfin celle de Conall qui
provoque la passivité du serpent presque magiquement, Conall dont on avait prophétisé
l’indispensable présence pour s’emparer du fortin. Fraech joue donc le rôle plus passif du dieu de
l’Orage, et il présente aussi quelques points communs avec Lug : comme Lug, il est jeune et
extrêmement beau ; il est un « croisement » entre un mortel et une femme de l’Autre Monde comme
Lug est un mélange entre Tuatha et Fomoire ; enfin, Fraech est entouré d’une bande de jeunes
compagnons qui constitue sa « cavalcade féérique » similaire à celle de Lug (cf. ci-dessous).
Un autre récit irlandais vient renforcer le fait que la légende est ancienne : il s’agit de la mort tragique
53
de Curoi Mac Dari . Durant le siège de Falga mené par Cuchulainn et les Ulates, Cuchulainn est aidé
par Curoi, grâce auquel il s’empare de la fille du roi et de trois vaches capables de remplir un
chaudron d’abondance qui pourrait contenir la traite de trente vaches normales. Il s’empare aussi de
trois oiseaux dont le chant déclenchait la traite magique. Mais Curoi réclame sa part du butin et
comme Cuchulainn la lui refuse, il s’empare de la totalité. Seul Cuchulainn ose s’opposer à lui parmi
les Ulates, mais Curoi le projette au sol où il s’enfonce jusqu’aux aisselles, puis il lui rase les cheveux
et l’enduit de bouse de vache. Laissant là Cuchulainn profondément humilié, il emmène tout son butin
dans sa forteresse. Cuchulainn met un an avant d’être en mesure de prendre sa revanche. Il se rend à
proximité de la forteresse de Curoi et rentre en contact avec la fille du roi enlevée, Blathnat :
Cuchulainn la connaissait d’avant le siège et elle était amoureuse de lui. Cette dernière va faire en
50
Textes Mythologiques Irlandais I, C.-J. Guyonvarc’h, Ogam, 1980, page 108 §19.
« Tain Bo Fraech » Heroic Romances of Ireland vol. II, traduit et édité par A. H. Leahy, Londres, David Nutt, 1906.
52
Dans la version que j’utilise, les oreilles sont blanches. Dans celle utilisée par C. Streckx elles sont rouges, ce qui serait précisément la
marque des vaches de l’Autre Monde.
53
Aided Conroi Mac Dari, Yellow Book of Lecan, version II, traduit de l’anglais par Erik Stohellou.
51
11
sorte de permettre à Cuchulainn de tuer Curoi. D’abord elle éloigne le reste de son clan en les
envoyant bâtir une autre forteresse. Puis elle immobilise Curoi en faisant sa toilette et en lui attachant
les cheveux aux montants du lit. Elle fait signe aux Ulate d’agir en versant le lait des vaches magiques
dans la rivière qui devient blanche : à ce signal, ils attaquent Curoi particulièrement vulnérable qui est
tué et décapité par Cuchulainn. Blathnat ne peut pas profiter de sa trahison envers son mari, car elle
est tuée par un proche de Curoi. Dans cette aventure, le serpent rétenteur est joué par Curoi luimême. Il s’est emparé indument de tout le butin, et il bat Cuchulainn qui veut le récupérer en
l’humiliant. C’est un trait archaïque que l’on retrouve en Inde et en Grèce. En Inde, le démon Namuci,
assimilé à Vritra, a battu Indra et lui a volé force, virilité et soma. En Grèce, le serpentiforme Typhon
humilie Zeus qui veut résister et lui enlève les tendons des pieds et des mains. Dans ces trois cas, le
dieu tonnant est battu, humilié et dépossédé de tous ces moyens de telle sorte qu’il n’est plus en état
de s’opposer au monstre rétenteur. Il lui faut donc une aide extérieure, incarnée par une femme et/ou
un mortel : c’est Blathnat ici qui permet de mettre Curoi en situation de vulnérabilité et de le tuer.
Cuchulainn joue bien ici le rôle du dieu tonnant : or Cuchulainn est l’avatar bien connu de son père
Lug.
On voit donc dans ces récits irlandais marqués par le mythème de l’eau (vaches) délivrée par le dieu
tonnant que ce dernier est incarné par un héros luguien.
9-2 Lug à la Longue Main, un dieu de la guerre ?
La parenté de Lug avec Persée, combattant le démon Hiver, fait de lui un bon candidat pour incarner
le Jupiter à l’anguipède gaulois, par conséquent Taranis. Est-il si incongru de voir en Lug un dieu
tonnant, et donc un dieu guerrier ? Lug est bien sûr un combattant hors pair, c’est le moins qu’un
héros celte puisse être. Il est néanmoins hors norme : c’est le seul à oser tuer les collecteurs d’impôts
du roi Brès et à affronter Balor. C’est grâce à son intervention que les Tuatha réussiront à se
54
débarrasser des Démons Fomoire. Il est « l’enfant riche en victoire », le « grand guerrier », « le lion
brillant aux coups violents », « le fort héros batailleur des champions de la terre », « celui qui frappe
55
furieusement » ou encore l’un des trois seuls « héros laissant un sillage rouge » . Mais sa
particularité est d’être à la Longue Main. Cette étiquette a beaucoup intrigué et a été rattachée à une
supposée habileté technique en liaison avec son caractère de Polytechnicien : nous pensons qu’il
n’en est rien, et que ce n’est qu’une tentative d’explication tardive. D’ailleurs Lug n’est pas un cas
56
unique : le héros Labhraidth est dit aussi « à la Longue Main », sans être polytechnicien pour
autant. Les expressions que nous avons trouvées concernant Lug (non exhaustives) sont : « longue
main », « long bras », « main rouge », « main héroïque » ou « main de mort ».
Le fait que la formule « Longue Main » soit au singulier est une figure de style. Lug n’est pas un dieu
difforme avec une seule longue main : cela désigne bien ses deux mains ; et l’emploi de la main est
encore une figure de style, dans laquelle une partie désigne le tout : les longues mains sont
vraisemblablement de longs bras. Or le fait d’avoir les bras longs est une caractéristique guerrière
dans le monde indo-européen : en Inde, Rama, qui est un avatar d’Indra, a les bras tellement longs
qu’ils descendent plus bas que les genoux. Lakmana, son compagnon, vaillant guerrier, est dit « aux
57
58
grands bras » . Pour l’écrivain romain Végèce, avoir les bras longs est le signe d’un bon soldat .
La main de Lug est dite « rouge », couleur guerrière, ou « héroïque », ou « de mort » ; sa main est
59
qualifiée de « destructrice et blessante », ce qui caractérise bien l’usage que le dieu fait de sa main :
il combat et il tue ; ce n’est pas la main d’un polytechnicien, c’est celle d’un guerrier. Au pays de Galle,
60
LLeu, le Lug gallois, est Lleu LLaw Gyffes, c’est-à dire Lleu à la Main Sûre , non pas parce que sa
main est habile à un art, mais parce qu’il a frappé avec précision, et tué, un oiseau : l’habileté de cette
main réside bien dans sa capacité à frapper et tuer à coup sûr. D’ailleurs, il ne faut pas sur-interpréter
ce caractère polytechnicien, dans lequel certains ont vu la preuve de la qualité multi ou transfonctionnelle de Lug, ou encore sa qualité supposée de dieu de la connaissance type Mitra. Le
caractère polytechnicien n’est pas un signe « intellectuel » de savoir de première fonction, c’est une
habileté technique. Le portier de Tara lui demande quel art (technique) il pratique, et la réponse de
Lug est une longue liste d’habiletés manuelles, du forgeron au charpentier en passant par le harpiste :
54
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 47.
Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Bernard Sergent, Payot, 2004, pages 53, p. 61, p. 68-70.
56
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch,, Ogam Celticum, Rennes 1980, p 63 §46.
57
La légende royale dans l’Inde ancienne, Dubuisson, Economica, 1986, pages 9 et 21.
58
Epitoma rei militaris, VI, Végèce
59
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p 77 §164.
60
Les Quatre Branches du Mabinogi, l’Aube des Peuples, Gallimard, 1993, p. 109.
55
12
cette capacité technique a toujours été la caractéristique de la troisième fonction, celle de la classe
« technicienne » habile de ses mains (ouvriers, artisans, paysans). Ainsi, en Inde, les Asvins, dieux de
61
troisième fonction, sont purudansa, « qui ont beaucoup de talents techniques » : Lug a pu acquérir
cet aspect « troisième fonction » par son rôle de dieu tonnant maître de la pluie et donc propice à
62
l’agriculture .
9-3 Lug et Indra : une histoire parallèle
Si Lug est le dieu guerrier gaulois, il doit avoir des liens avec Indra son homologue indien. Or Lug et
Indra ont tous les deux affronté un démon au nom similaire, Balor (Irlande) et Bali (Inde).
Voici le cas indien. Alors qu’au commencement des temps il n’y avait que de l’eau partout et donc
aucun endroit où vivre, le père divin Prajapati, père des dieux et des démons, voyant que ses enfants
se désolaient, fut inspiré par la déesse Devi, qui lui murmura que la Terre se trouvait au fond de
l’Océan. Prajapati prit la forme d’un puissant sanglier appelé Emusha : il plongea au fond des eaux et
ramena sur son dos la déesse Terre à la surface. Il la déposa sur le dos de la tortue géante Akupara.
De là la déesse apporta vie, nourriture et protection à tous. Les démons (asuras) et les dieux (devas)
se disputèrent bientôt ses bienfaits et une guerre affreuse eut lieu que les Démons remportèrent.
Impressionnée par sa force, la déesse Terre donna à Bali, leur chef, la royauté sur la Terre. Cette
royauté fut très féconde : la pluie se déversant sur la Terre, les récoltes étaient très abondantes et les
vaches avaient énormément de lait. Ce pouvoir rendit Bali arrogant ; il déclara que la Terre lui
appartenait et qu’il pouvait en distribuer les fruits à qui il voulait. Cela vexa profondément la déesse
Terre qui n’appartenait à personne.
Par ailleurs, les Dieux étaient dans une très mauvaise situation. Privés des grâces de la Terre, ignorés
par Bali, ils vivaient dans un grand dénuement, notamment Indra leur chef. A bout de ressource, Indra,
accompagné du petit Vishnu, vint supplier Bali de lui offrir une parcelle de terre. Pour se moquer, Bali
lui dit qu’il lui accordait toute la terre que Vishnu pourrait parcourir en trois pas. A ces mots, Vishnu
grandit démesurément et en deux pas il parcourut le royaume de Bali ; avec le troisième il renvoya
63
Bali dans les Enfers . Vishnu eut la grandeur d’âme d’abandonner sa conquête à Indra. La déesse
Terre, impressionnée, donna la royauté à Indra, à la fureur des Démons. Mais Indra assuma bien mal
sa fonction : satisfait d’avoir battu Bali, il s’abandonna aux plaisirs, buvant, chantant et dansant et
négligeant la Terre. Celle-ci, furieuse, décida de disparaitre dans l’océan de lait. Du coup la terre
devint désolée : les guerriers perdirent leur vigueur, les vaches n’eurent plus de lait, les champs et les
arbres devinrent stériles. Les Démons et les Dieux s’allièrent alors pour faire ressortir la déesse Terre
de l’océan de lait, en le brassant : sur le dos de la tortue géante, le roi des montagnes constitua un
pivot sur lequel le roi des serpents se fixa pour faire un bras de levier que Démons et Dieux firent
tourner. L’océan de lait fut tellement baraté que la déesse Terre finit par en sortir. Mais elle refusa la
64
royauté à Bali et à Indra, au profit de Vishnu qu’elle épousa .
Cette histoire rappelle celle de Lug et de Balor.
La royauté sur l’Irlande est donnée à un démon Fomoire, nommé Brès, par les femmes des
Tuatha. En Inde, c’est la déesse Terre qui donne la royauté au démon Bali.
Bali apporte la prospérité sur la Terre : les récoltes sont très importantes et les vaches font
beaucoup de lait. Mais Bali est orgueilleux et garde toute cette abondance pour lui, ce qui met
les dieux dans une grande misère. En Irlande, Brès a le pouvoir de faire accomplir des
récoltes exceptionnels et du lait en abondance, comme il le promettra aux Tuatha pour garder
65
sa vie. Il a donc, comme Bali, le pouvoir de troisième fonction sur la fécondité de la nature .
Mais Brès est terriblement avare et n’a jamais voulu en faire bénéficier les Tuatha auparavant,
les mettant aussi dans la misère (avec aussi ses collecteurs d’impôts).
A cause de cette misère, Indra a dû venir mendier une terre. En Irlande, Ogme et le Dagda
ont dû servir d’ouvrier au service de Brès.
Bali est vaincu par Indra, grâce à l’aide de Vishnu. Balor, qui est venu remettre Brès sur le
trône, est battu par Lug.
61
Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, G. Dumézil, NRF, 2000, page 119.
Chez les Ossètes, Uatsilla, l’Esprit du Tonnerre, fait don des céréales aux hommes. Le livre des héros, légendes sur les Nartes, G.
Dumézil, Gallimard/Unesco 1965, p. 72.
63
La preuve que ce mythe a existé en Gaule a été apportée par C. Sterckx qui a montré que Vishnu et ses trois pas se retrouvent de manière
troublante dans l’histoire de Saint Mullin. Sangliers père et fils, C. Sterckx, Mémoire de la Société Belge d’Etudes Celtiques, 1995, p. 132.
64
Devi, the mother-goddess, Devdutt Pattanaik, Vakils, Feffer and Simons Ltd, Mumbai, 2000.
65
Voir à ce propos l’analyse de G. Dumézil dans Jupiter, Mars, Quirinus, G. Dumézil, Gallimard, 1944, p. 169-173.
62
13
On constate que les deux schémas irlandais et indiens sont très proches, le rôle du couple Indra /
Vishnu ayant été joué par Lug.
Cette histoire a dû exister aussi en Grèce, où elle a laissé quelques traces dans la geste de Troie. La
servitude des dieux Tuatha Ogme et le Dagda, obligés par le roi Fomoire à servir à la construction des
murailles de Tara, rappelle en Grèce celle de Poséidon et Apollon, obligés par le roi Laomédon à
construire les murailles de Troie. On reconnait sans peine la correspondance entre le varunien
Poséidon et Ogme d’une part, et entre Apollon et le Dagda d’autre part. Les deux dieux, abusés par
Laomédon, seront vengés par Hercule qui tuera le roi, Hercule jouant régulièrement, en milieu grec, le
rôle de Lug en Irlande.
Il y aurait également beaucoup à dire sur les armes du dieu tonnant : alors qu’Indra est armé de son
foudre (comme Zeus et le Jupiter gaulois), le fils de Lug, Cuchulainn, dispose d’un javelot-foudre ;
dans sa lutte contre Balor, Lug utilise une balle de fronde rougeoyante qui a souvent été comparée à
une arme foudroyante. Notons qu’Indra, qui utilise d’ordinaire dans les hymnes sa massue-foudre
pour massacrer Vritra, peut apparaître aussi comme un lanceur de pierre contre le monstre rétenteur
d’eau : « Dès qu’il eut goûté le puissant breuvage et la douce nourriture du sacrifice, le dieu qui
pénètre partout [épithète propre à Vishnu qui désigne ici Indra] déroba à ce grand ouvrier [Tvashtar, le
Vulcain indien qui a fabriqué le foudre d’Indra, sa massue] la massue invincible et, jetant sa pierre, il
66
traversa de part en part le sanglier [désigne ici Vritra] .
D’autre part, Lug a la capacité de se métamorphoser. Il est qualifié de « polytechnicien aux
67
nombreuses formes » et il se transforme par exemple en vieille femme jeteuse de sort lors de la
68
bataille de Mag Tured . Cette capacité de métamorphose a souvent été interprétée comme un talent
de magicien propre à la première fonction varunienne : c’est en réalité une capacité générale des
dieux tonnants et de la deuxième fonction. On ne rappellera pas toutes les métamorphoses de Zeus ;
Indra lui-même est un grand habitué du genre dans les Veda :
« Mais il [Indra] revêt plus d’une forme,
Une gloire aux dehors variés,
Et change d’aspects à sa guise,
Autre, mais toujours éclatant.
Vois, il se dresse et respire la guerre,
69
En brandissant de rougeoyants éclairs. » .
Dans le Rig Veda, Indra dispose par ailleurs d’une troupe de guerriers et compagnons, les Maruts. G.
70
Dumézil les a bien caractérisés :
Ils forment une bande plus ou moins nombreuse, et sont toujours désignés au pluriel, agissant
collectivement sans individualisation.
Ils sont tous frères, du même âge, éternellement jeune, « jeunes gens du ciel ».
Ils sont les alliés d’Indra dans les combats, et leur action est souvent indissociable de celle de
leur maître
Ils sont richement parés, avec des guirlandes, des anneaux de bras et de chevilles, et
fortement armés (le plus souvent de lances), avec des casques et des cuirasses d’or : ils
forment une bande jeune, tumultueuse et brillante.
Enfin ils ont une forte coloration naturaliste, évoquant le vent furieux qui bouleverse tout
devant lui ; ils forment une espèce de « chasse fantastique » ou Männerbunde, lançant éclairs
et ébranlant la terre, ravageant dans leur course les arbres des forêts. Les Maruts sont ceux
qui font couler l’eau de la pluie.
Or Lug est lui-même accompagné d’une telle troupe tout aussi brillante, jeune, et tumultueuse : les
« enfants de Manannan ». Voici ce qu’en dit un vieux texte irlandais, la Mort tragique des enfants de
Tuireann : « Un jour qu’une assemblée était tenue par le roi d’Irlande [Nuada] […], ils n’étaient pas là
depuis longtemps quand ils virent une troupe et une bonne armée dans la plaine, venant tout droit
vers eux de l’est, il y avait un jeune homme en tête de la troupe, avec une grande autorité sur chacun.
Semblable au coucher du soleil était l’éclat de son visage et de son front. Ils ne purent regarder sa
figure à cause de son brillant. Et celui-là, c’était Lugh au Long Bras, aux coups puissants, et la
cavalcade féérique de la Terre de Promesse, ses propres frères de lait, à savoir les enfants de
71
Manannan . »
66
67
68
69
70
71
Hercule et Cacus, Etude de mythologie comparée, Michel Bréal, Paris, 1863, p. 91.
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch,, Ogam Celticum, Rennes 1980, p 66 §76.
Textes mythologiques irlandais I, volume I, C.-J. Guyonvarch, Ogam Celticum, Rennes 1980, p. 69 §101.
Mythologie indoue, W. J. Wilkins, L’Harmattan, 2006, p.67.
Heur et malheur du guerrier, G. Dumézil, Flammarion, 1985, pages 154-155.
Textes Mythologiques Irlandais I, C.-J. Guyonvarc’h, Ogam, 1980, page 106 §5.
14
Ici la liste des enfants de Manannan est donnée : ils sont sept. Et Lug affrontera et battra l’armée de
Brès en étant inséparable de cette « cavalcade féérique ». C’est la « troupe extraordinaire » avec
72
laquelle Lug arrive devant Tara dans la Seconde Bataille de Mag Tured . Notons que Lug arrive ici à
pied, alors que dans la Mort tragique des enfants de Tuireann il est systématiquement à cheval, sur
l’Unique Branche de Manannan. Rappelons-nous également entouré de sa troupe de 50 jeunes gens
semblables.
La comparaison entre Persée et Lug s’étend facilement, côté Romain, à Romulus. En effet, bien avant
sa conception, une prophétie dit qu’il tuerait son oncle, en conséquence de quoi celui-ci condamne sa
mère Rhéa Sylvia à la virginité des Vestales. Malgré l’isolement, le dieu guerrier Mars féconde sa
mère, et les deux jumeaux qui en résultent Romulus et Rémus sont confiés au Tibre dans une
corbeille ; Romulus qui porte le nom éponyme des Romains finira par tuer effectivement son oncle,
etc.
Mais il est important de noter que Romulus était lui-même entouré d’une bande de jeunes gens
remuants, qui lui sont si inséparables qu’on en fera sa garde rapprochée, les Celeres (rapides),
qualificatif que ne renieraient pas les Marut, et qui sont le plus souvent présentés comme des
cavaliers armés de lance, arme des Maruts et de Lug. Et Romulus, entouré de sa Männerbunde,
apparaît bien comme l’incarnation du dieu guerrier : « il était vêtu d’une tunique de pourpre et portait
73
74
une toge également bordée de pourpre » et l’on sait que le rouge est la couleur emblématique de
la fonction guerrière, fonction originelle du dieu tonnant. Toute son activité est guerrière, son père est
Mars, il voue un culte à Jupiter Stator, qui apporte la victoire. Dans une version de sa mort, il disparaît
75
dans des éclairs et des nuées, fin digne du dieu tonnant . Et Romulus en mourant recommande aux
Romains de cultiver la guerre.
76
Enfin, Indra et Lug sont des dieux jeunes . Or Romulus est lui-aussi le juvenis, le junior type, entouré
77
de ses compagnons juvenes incarnés par ses Celeres .
9-4 Des exemples similaires en Gaule ?
Si Lug est bien le dieu que les Gaulois du Ier et IIème siècle représentent sous les traits du Jupiter à
l’anguipède, il n’en a pas forcément toujours été ainsi, notamment pour les premiers qui ont été au
contact des Gaulois encore indépendants. Ainsi, la geste de cette divinité gauloise, mi- dieu midémon, jeune, guerrier et tueur de monstre se prêtait bien pour être perçue par les premiers
voyageurs grecs comme une trace du passage de leur Héraclès national. Et cette interprétation a
laissé beaucoup de traces en Gaule, comme nous allons le voir. Peut-être parce qu’elle ne prenait pas
en compte suffisamment le rôle cosmique du dieu sur les cycles naturels, ainsi que sa position de dieu
dominant, ou tout simplement parce que la vision que les gens en avaient a fini par changer,
l’interprétation de Lug en Jupiter finit par s’imposer avec la romanisation et le culte impérial obsédant
du dieu olympien. Non sans quelques curiosités : sur le bloc sculpté inférieur du pilier d’Yzeures-sur78
Creuses découvert en 1895, qui était peut-être surmonté par un Jupiter à l’Anguipède, figure en pied
un grand Jupiter (en taille réelle), nu, brandissant le foudre de sa main droite et avec un aigle posé à
ses pieds (Iuppiter Fulgurator). Or la représentation choisie ici de Jupiter est peu courante : au lieu du
dieu mûr et barbu de l’iconographie romaine classique, on y voit un beau jeune homme glabre, tel que
Lug aurait pu être représenté.
Quoi qu’il en soit, le mythe du dieu guerrier entouré d’une bande armée remuante, qui fonde une ville
en y amalgamant toute la population jeune et mal famée des environs, comme l’a fait Romulus, se
retrouve plusieurs fois en Gaule.
La première est Saint-Bertrand de Comminges, l’ancienne Lugdunum Convenarum. « L’étymologie qui
rattache le nom du peuple gaulois, les Convènes, à un « ramassis », c’est-à dire à un rassemblement
de peuples épars (une confédération ?) est reprise péjorativement par Jérôme, père de l’Eglise (vers
340-420). Celui-ci évoque « cette race de brigands, ce ramassis que Pompée, ayant dompté
72
Textes Mythologiques Irlandais I, C.-J. Guyonvarc’h, Ogam, 1980, page 51 §53.
Plutarque, Vie de Romulus, XXVI, 2.
74
Les troupes de jeunes hommes et l’expansion indo-européenne, Bernard Sergent, Dialogues d’histoire ancienne, vol 29 n°2, 2003, page 15.
75
Question que s’est posé Patrice Lajoye à propos de l’étymologie de Quirinus (le Frappeur), dieu confondu avec Romulus. Quirinus, un
ancien dieu tonnant ? Nouvelles hypothèses sur son étymologie et sa nature primitive, P. Lajoye, Revue de l’histoire des religions, 2010, 2,
pages 175-194.
76
Jeune et lumineux : c’est pourquoi vouloir faire de Lug un Odin celte est un contre-sens : Odin, dieu varunien, est vieux et sombre.
77
Mythe et Epopée I, G. Dumézil, Gallimard, 1995, page 303.
78
Voir sur ce cas Jupiter dans les Gaules et les Germanies, du capitole au cavalier à l’anguipède, F. Blanchard, Presses Universitaires de
Rennes, 2015, p. 32-33. Il figure notamment un essai de restitution du pilier.
73
15
l’Espagne, fit descendre des crêtes des Pyrénées et réunit dans un oppidum : de là le nom de la ville
79
des Convènes ». »
Nous pensons qu’on a ici un cas d’historicisation d’un mythe de fondation, dans lequel le conquérant
Pompée vient remplacer un dieu gaulois, dont le nom de la ville, Lugdunum, laisse penser qu’il s’agit
bien de Lug. Pompée, déjà à la tête d’une armée, rassemble des bandes éparses locales qualifiées
négativement de brigands, de ramassis : on y reconnait les Celeres de Romulus, jeunes guerriers
turbulents, qui n’hésitent pas à voler les femmes de leurs voisins pour pérenniser leur ville. La
présence de Lug se retrouve d’ailleurs dans l’épigraphie : autour de Saint Bertrand de Comminges
principalement, on trouve la présence d’un Hercule Andossus : or Andossus signifierait en Gaulois « à
80
la Grande Main » et donc qualifierait clairement Lug . On aurait donc la trace d’un culte de Lug,
identifié à haute époque avec Hercule et historicisé plus tard en Pompée.
81
Le deuxième cas est celui, emblématique, d’Alésia. Voilà ce qu’en dit Diodore de Sicile :
« Héraclès confia le royaume des Ibères aux plus nobles des habitants du pays et, reprenant la tête
de son armée, il passa dans la Celtique, qu’il parcourut toute entière en supprimant les iniquités et les
meurtres d’étrangers qu’on y pratiquait. Comme une foule de volontaires de toutes origines
accompagnaient l’expédition, il fonda une très grande ville qui reçut le nom d’Alésia à cause des
courses errantes accomplies pendant cette campagne. Il mêla aussi à la population de la ville
beaucoup de gens du pays ; comme ceux-ci l’emportaient en nombre, il advint que tous les habitants
se transformèrent en barbares. Les Celtes honorent, de nos jours encore, cette ville où ils voient le
foyer de la métropole de toute la Celtique. »
On retrouve la même trame qu’avec Pompée, et qu’à Rome. Un dieu guerrier, venant d’Espagne avec
une bande qu’il a aggloméré autour de lui, fonde une ville en associant population locale et éléments
ramenés d’un peu partout, le tout formant bien ce qu’on peut qualifier de « ramassis ».
D’autre part, Diodore ajoute qu’Héraclès, après la fondation de la ville d’Alésia, s’unit avec la fille du
roi et qu’elle engendra ainsi Galatès, fondateur de la nation des Galates : on retrouve le caractère
éponyme présent chez Romulus (Rome), Danaé (Danaens) et Eithne (l’Irlande). D’autre part, selon
82
César, c’est Dispater qui est le fondateur de la nation gauloise , et on sait grâce aux scholies de
83
Lucain que Taranis était assimilé à Dispater : l’Hercule gaulois d’Alésia, créateur des Galates, doit
donc se confondre avec Dispater, donc par conséquent avec Taranis. Le parallèle avec le mythe de
Lugdunum Convenarium nous fait penser également que cet Hercule gaulois d’Alésia, que César
nous permet d’identifier avec Taranis, est bien Lug, conformément à ce que le lien avec Persée nous
faisait déjà supposer.
L’interprétation à haute époque faite par les Grecs de Taranis / Lug en Héraclès nous semble être la
84
plus ancienne , avant que l’interprétation faite par les gallo-romains se soit plutôt orientée sur Jupiter,
même si les deux modèles ont pu coexister sur des territoires différents.
9-5 Recaranus
Une dernière pièce est à rapporter au dossier du dieu tonnant tuant le rétenteur d’eau. Dans les
multiples exploits d’Hercule, il y en a un qui se déroule dans le Latium, lorsqu’Hercule tue Cacus qui
85
lui avait volé des vaches pour les enfermer dans une caverne. Ce schéma a été identifié très tôt
comme un avatar d’Indra tuant le rétenteur d’eau : en effet, dans les Vedas, le démon tricéphale,
identifié avec Vritra, vole les vaches du ciel, symboles de l’eau céleste (nuages), pour les cacher dans
une caverne, empêchant la pluie de fertiliser le monde. Or Cacus est justement présenté comme un
79
Sainte Reine et la déesse trivalente celtique, Michaël Tonon, Bulletin de la Société de Mythologie Française n°232, septembre 2008, p.66.
Des dieux gaulois, petits essais de mythologie, Patrice Lajoye, Archaeolingua, Budapest 2008, p. 127-129.
81
Diodore, Bibliothèque historique, V, 24.
82
Guerre des Gaules, VI, 18.
83
Scolia ad versu I, 446 : « Taranis Dis Pater est honoré chez eux de cette façon : quelques hommes sont brûlés dans un baquet de bois ».
84
L’identité de l’Hercule gaulois, entre Lug et Ogme, a été débattue par Valéry Raydon (Le mythe de la Crau, V. Raydon, Editions du
Cénacle de France, 2013, p. 81-84). Il a choisi Ogme, sur la base du témoignage de Lucien de Samosate. Il évoque cependant la possibilité
qu’il ait pu y avoir plusieurs périodes (une gréco-gauloise et l’autre gallo-romaine) pendant lesquelles l’identification n’aurait pas été la
même. Dans l’exemple de Lucien, qui est un hapax, nous pensons plutôt qu’il s’agit d’une question de point de vue : l’identification de Lug
avec Héraclès est d’abord le point de vue grec confronté au héros gaulois, jeune et tueur de monstres : il ne serait jamais venu à l’esprit d’un
Grec d’associer Héraclès, symbole de la jeunesse éclatante, avec un dieu, vieillard inquiétant « odinique ». L’Hercule / Ogme de Lucien
provient lui d’un point de vue gaulois (qui n’a pas de scrupule à représenter Hercule vieux), et même d’un Gaulois savant (un druide), qui a
fait là une interprétation « intellectuelle » et marginale d’Ogme, interprétation exceptionnellement rapportée par un témoin. L’interprétation
d’Ogme en Héraclès est d’autant plus possible que celle de Lug en Jupiter, qui se répandait, laissait Hercule vacant…
85
Hercule et Cacus, Etude de mythologie comparée, Michel Bréal, Paris, 1863.
80
16
86
monstre à trois têtes qui vole des génisses pour les enfermer dans sa caverne. Cacus vit aux pieds
du Palatin, dans les marécages des bords du Tibre sur lesquelles le forum boarium sera plus tard
édifié : les eaux mortes et stagnantes de ces marais, corrompues car retenues, par opposition aux
eaux libres et courantes des rivières, ont souvent été associées au serpent ou dragon rétenteur d’eau.
Cacus est donc tué par Hercule, à la suite de quoi Hercule fonde l’Ara Maxima en l’honneur de Pater
Inventor, crée une cérémonie particulièrement vénérée par les Romains qui servira de prototype aux
87
futurs triomphes des généraux. Marcel Bréal déjà avait compris qu’Hercule, divinité récente
importée, était venu remplacer une divinité italique plus ancienne et il se trouve que plusieurs
88
sources en ont gardé le nom (ou plutôt une épithète) : Recaranus / Regaranus (le g et le c n’étant
guère distingués dans la Rome archaïque) ou Garanus.
L’histoire est la suivante : Recaranus est un jeune, beau et très athlétique berger du Latium. Un
brigand, Cacus, lui ayant volé ses vaches, le berger l’attaqua, lutta avec lui et le vainquit.
Impressionnés par sa force, les gens du voisinage l’auraient alors baptisé Hercule. Cette histoire est
d’autant plus intéressante que le dieu en question semble bien être un dieu tonnant. Marcel Bréal
reconnait d’ailleurs Jupiter dans le Pater Inventor : le culte de l’Ara Maxima est très martial, seul les
hommes libres y sont autorisés, tête sans capuche (contrairement aux autres cultes) et coiffés d’une
couronne de laurier ; celui qui prête un sermon sur cet autel le fait en tenant un silex, pierre-foudre
symbole du tonnerre. Mais c’est un Jupiter, dieu guerrier primitif, connu par son épithète de
Recaranus, qui devait être plus proche du modèle de type Indra : lors de l’hellénisation de leur
panthéon, les Romains n’ont gardé que l’image d’un dieu guerrier au surnom incompris et l’ont
identifié avec le personnage nouveau d’Hercule au lieu de l’associer avec le Jupiter contaminé par le
Zeus grec.
Ce qui retient toute notre attention, c’est que Recaranus fait irrésistiblement penser au Tarvos
89
Trigaranos du pilier des Nautes. Se pourrait-il que ce Recaranus ait été une divinité encore
90
commune aux Gaulois et aux Romains ? Ou bien, le légendaire du Latium a-t-il été sensiblement
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influencé par les Celtes d’Italie du Nord ? L’étymologie de Recaranus est, selon Hopfner , résolument
celte, et nous intéresse au premier chef : la forme originelle est bien Recaranus, qui se simplifie en
Garanus, nom celtique qui se décompose en rec « sillon » et ara fleuve, cours d’eau, avec le suffixe –
anus caractéristique d’un nom de personne. Le tout signifie « celui qui a tracé le sillon où coule une
rivière, ou d’où jaillit une source ». Recaranus est donc bien le tueur du monstre rétenteur d’eau, ce
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que corrobore bien la légende de Cacus, miroir de celle du Tricéphale indien . Son origine celte fait
de Recaranus une épithète de Taranis / Lug. La jeunesse, la beauté, la carrure de Recaranus, sur
lesquelles insistent les sources correspondent d’ailleurs très bien à Lug, lui aussi jeune, beau,
lumineux, athlétique.
Nous pensons que nous avons peut-être là un exemple saisissant de la façon dont la religiosité, le
sens de l’abstraction et l’esthétique gaulois ont travaillé ensemble pour aboutir aux représentations du
pilier des Nautes et de Reims, qui pourraient représenter Taranis sous la forme non-anthropomorphe
de Tarvos Trigaranis. Taranis / Lug, contrairement à d’autres dieux comme Esus, ne serait pas
représenté ici sous une forme humaine. Le tabou le concernant aurait pu être tellement fort, sa
sacralité telle que son vrai nom aurait été difficilement prononcé, ce dont la multiplicité de ses
épithètes en témoigne ; ainsi sa représentation graphique sous forme humaine aurait été
inenvisageable pour le commanditaire ; l’artiste a donc utilisé un rébus pour le représenter d’une façon
absolument non ambiguë : le taureau d’abord, à qui le dieu de la guerre qu’est Indra est souvent
comparé, tout comme Lug, car c’est l’animal du combat violent, de l’ardeur virile et de la rupture des
résistances qu’incarne le dieu guerrier tonnant :
« Quant à Lugh cependant, il vint contre les armées avec des intentions de meurtre et de blessure
93
comme un taureau rapide, prompt et violent. Il fit une brèche de 300 hommes dans la bataille » ;
86
Properce, IV, 9, 9-10.
Hercule et Cacus, Etude de mythologie comparée, Michel Bréal, Paris, 1863.
88
Verrius Flaccus, cité par Servius, ad Aen., VIII, 203 et l’Origo gentis Romanae 6, I et 8, I.
89
Cultes « héroïques » romains, Les fondateurs, B. Liou-Gille, Paris, 1980, p. 25-30.
90
Nous excluons a priori que Tarvos Trigaranos, qui accompagne des divinités celtes sur le pilier des Nautes puisse avoir une origine
purement romaine.
91
Hercules Recaranus, I. Hopfner, Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, 49, 1920, p. 256-259. Voir sur tout le débat sur Hercule et
Cacus l’article auquel je me réfère beaucoup : Monstres et divinités tricéphales dans l’Italie primitive, Anne-Marie Adam, Mélanges de
l’Ecole Française de Rome, Antiquité, tome 97, n°2, 1985, p. 577-609.
92
Le Tricéphale est appelé dans les Vedas pani, littéralement le brigand, le voleur, comme le Cacus que combat Recaranus et qui n’est déjà
plus un monstre mais est évhémérisé en brigand.
93
Textes Mythologiques Irlandais I, C.-J. Guyonvarc’h, Ogam, 1980, page 74 §129.
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c’est aussi un symbole fécondant, précisément dans le cas du démon Hiver, où en libérant les eaux
Indra apparaît comme le fécondateur de la Terre :
« La Terre dont le taureau est Indra.
94
…en choisissant Indra et non Vritra, la Terre se préserve pour Sakra [Indra], pour le taureau viril »
Et pour être sûr d’être compris, on complète le rébus par une représentation de son épithète,
Regaranus, en faisant un jeu de mot avec tri-garanos, les trois grues. Le taureau aux trois grues,
Tarvos Trigaranus, dont le début et la fin des mots font d’ailleurs presque Taranis, désigne ainsi de
manière transparente pour un Gaulois le dieu Taranis / Lug, dieu tonnant du combat.
Cela ouvre un autre débat : dans cette hypothèse, le dieu tonnant qui combat Cacus le rétenteur
d’eau dans les marécages de Rome, aurait une origine celte. Comment expliquer sa présence dans la
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mythologie romaine et son inscription dans l’histoire même de la ville ? On ne peut faire que des
conjectures : Rome, prise par les Gaulois, aurait-elle été occupée par une population celte plus
longtemps que les Romains ont bien voulu le dire, population qui aurait été assimilée plus tard par les
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Romains vainqueurs et qui y aurait laissé son empreinte ? Des esclaves gaulois des guerres d’Italie,
utilisés au drainage des marais du Tibre, auraient-ils popularisé cette histoire de lutte contre le démon
du marais ? De simples contacts, commerciaux et guerriers, entre peuples voisins auraient-ils pu
suffire ? Cela restera encore un mystère.
97
Enfin, l’histoire de Cacus a connu un épilogue intéressant : Denys d’Halicarnasse a achevé
d’évhémériser complètement la légende, pour faire d’Hercule un général revenant de la conquête de
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l’Espagne (encore !) avec son armée et son butin. Un roi indigène du Latium, Cacus, lui vole la nuit
son butin. Hercule l’assiège dans sa forteresse qu’il prend d’assaut, et tue Cacus. Avant de repartir, il
laisse alors ses vétérans pour fonder sur l’emplacement de la future Rome une ville. On reconnait
encore avec saisissement, toujours par l’intermédiaire d’Hercule qui a décidément bon dos pour
recycler le dieu tonnant, le même procédé qui a produit en Gaule le mythe de fondation de Lugdunum
Convenarium et d’Alésia, avec l’avantage d’avoir encore accès ici à l’état antérieur du mythe.
10- Conclusions
Le conte de Tsan Bolant montre la grande résilience de mythes structurants indo-européens comme
celui du dieu tonnant combattant le serpent Hiver. Il illustre également la place particulière qu’occupe
le cheval dans cette lutte, au moins dans la partie occidentale et slave du monde indo-européen.
Cette place donnée au cheval est certainement un archaïsme et constitue un marqueur du dieu
tonnant gaulois. Le monde celtique continental l’a conservé de façon privilégiée, et ce conservatisme
a sans doute été encouragé par le caractère résolument cavalier de la classe noble gauloise, y
compris encore à l’époque romaine où elle fournissait une part importante des auxiliaires à cheval.
Ces cavaliers gaulois se retrouvaient d’ailleurs massivement casernés sur le limes romain, là où les
statues du Jupiter à l’anguipède sont les plus représentées. Ce mythe de la lutte contre le démon
Hiver a été reconnu dans le mythe de Persée et de la Méduse ; or si Persée est donc un ancien dieu
tonnant, il présente trop de ressemblance avec Lug pour qu’on ne se pose pas la question d’un Lug
dieu tonnant. Et effectivement Lug présente bien des similarités avec Indra : sa jeunesse, sa
« brillance », son entourage de jeunes hommes, son « leadership » guerrier sur les Tuatha, et même
sa lutte avec Balor. Le caractère guerrier de Lug a probablement été sous-estimé jusqu’à présent au
bénéfice d’un dieu multifonctionnel « mercurien » : sa Longue Main est peut-être plus prosaïquement
celle du Frappeur, du guerrier. Lug est aussi le seul dieu insulaire à avoir un tel lien avec le cheval,
celui de Mananann, qu’il est le seul à monter, lien qui se retrouve chez son fils et avatar épique
Cuchulainn. Cela fait de Lug le meilleur candidat pour incarner Taranis à l’anguipède, dieu cavalier.
Enfin, il nous semble que l’interprétation de Lug par Jupiter à l’époque romaine prolonge (ou
complète) l’identification répandue de Lug en Héraclès, sans doute plus ancienne et issue de la
confrontation du monde grec et de la Gaule indépendante. Et cela nous amène à nous interroger sur
94
Hymne atharvavédique à la Terre 12.1.6, 12.1.37
Ce n’est pas le seul cas. Des traces de mythologie celte ont déjà été repérées dans l’histoire romaine, comme par exemple le cas de Marcus
Valérius, dit « Corvinus » pour qui un corbeau combattit un guerrier celte.
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Cela aurait été savoureux que Rome eut été, pendant une période même courte, une « Lugdunum Romanorum », avec une légende de
fondation dans laquelle Lug, l’Hercule gaulois, battait sur place le démon tricéphale local qui retenait l’eau du Tibre en un marais malsain.
97
Denys d’Halicarnasse I, 41 et suivant.
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Notons pour l’anecdote qu’en Irlande Lug lui-même est revenu d’Ibérie où il a passé sa jeunesse.
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Les Romains tiennent beaucoup à faire de Cacus un personnage autochtone.
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l’identité de l’Hercule-Garanus du mythe de Cacus, et de voir dans le Tarvos Trigaranos du pilier des
Nautes une représentation imagée de Lug.
Figure n°1 : pérennité des représentations : Taranis à l’Anguipède à gauche (IIème siècle), le roi
François Ier à Marignan (Cognac, XIXème siècle).
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