La « jouabilité inclusive » et
l’Histoire : un débat à faire
Maxime Laprise, candidat au doctorat en histoire, Université de Montréal
Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement
soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la
production des choses, et l’objectivation infidèles des producteurs.
Guy Debord, La société du spectacle, 1967
La communauté des amateur-e-s de jeux vidéo est bien connue sur internet pour ses attitudes
réactionnaires, misogynes, antiféministes, racistes et transphobes. L’insupportable et puéril
débat entourant ce qu’on nomme désormais le Gamer Gate apparait comme un exemple
patent de ce phénomène1.
En mai dernier, un orage du même type s’abat sur l’univers vidéoludique lorsque, dans une
bande-annonce2 de la cinquième itération de sa populaire série de jeux de tir à la première
personne Battlefield, la compagnie californienne Electronic Arts mettait en scène une femme
portant un uniforme britannique se démenant dans une bataille de la Deuxième Guerre
mondiale. Ce qui aurait pu déclencher un débat intéressant à propos de la place des femmes
et des minorités dans le récit historique ainsi que sur l’importance (ou non) de l’exactitude
historique dans les œuvres de culture populaire fut anéanti par un tsunami d’oppositions
délirantes allant de la misogynie à l’antiféminisme3 en passant par le conspirationnisme
d’extrême-droite4. Alors que les positions se polarisaient, les critiques légitimes, posées et
réfléchies furent rapidement invalidées par association. En témoigne par exemple un article
de The Verge publié le 24 mai dans lequel l’attachement légitime de certain-e-s amateur-e-s
au réalisme historique est littéralement tourné en dérision avec une totale mauvaise foi5.
Ce cas de figure exprime une tendance, de plus en plus fréquente dans les œuvres issues de
la culture populaire, consistant à modifier l’Histoire pour la rendre plus compatible avec les
sensibilités contemporaines, pour éviter de « choquer », pour prétendument faire preuve
1 William Audureau, « A la rencontre du GamerGate, le mouvement libertarien qui veut défendre “ses” jeux
vidéos », Le Monde [en ligne], 10 octobre 2017, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/07/15/a-larencontre-du-gamergate-le-mouvement-libertarien-qui-veut-defendre-ses-jeuxvideo_4683912_4408996.html
2 On trouvera la vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=LoKyrEDUtIw.
3 Voir quelques exemples ici : Luke Plunkett, « Oh, No, There Are Women In Battlefield V », Kotaku, [en ligne], 23
mai 2018, https://kotaku.com/oh-no-there-are-women-in-battlefield-v-1826275455.
4 En évoquant par exemple le vieux complot du « marxisme culturel » qui, bien qu’il soit revenu à la mode au
cours des dernières années avec la montée de « l’alt-right », n’est pas sans rappeler le concept de « bolchévisme
culturel » développé par les nazis dans l’avant-guerre. En ce qui concerne Battlefield V, on
trouvera quelques références à ce débat ici :
https://www.reddit.com/r/Battlefield/comments/8q81j3/the_deeper_meaning_behind_bf_vs_authenticity/.
5 Megan Farokhmanesh, « Battlefield V fans who failed history are mad that the game has women in it », The
Verge, [en ligne], 24 mai 2018, https://www.theverge.com/2018/5/24/17388414/battlefield-v-fans-gamewomen-world-war-2-history.
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d’inclusivité (en incluant des minorités à des époques où des endroits où elles ne se
trouvaient pas, en adoucissant le racisme ou la misogynie d’une époque ou en rendant les
mœurs d’une autre civilisation plus compatibles avec les nôtres par exemple). À partir de cas
de figure sélectionnés dans l’univers des jeux vidéo abordant des thématiques historiques,
j’aimerais ici soutenir qu’il est tout à fait possible et nécessaire de critiquer cette pratique
sans sombrer dans un délire réactionnaire et même qu’on peut le faire dans une perspective
progressiste, féministe ou antiraciste.
⁂
Contrairement à ce que certain-e-s persistent à croire, l’Histoire n’est pas cette grande force
transcendante (voire presque magique) menant inévitablement à un progrès collectif
s’exprimant inévitablement dans le libéralisme. Au contraire, l’Histoire de l’humanité jusqu’à
nos jours est une histoire de luttes ; luttes entre dominant-e-s et dominé-e-s, entre majorités
et minorités (ou le contraire !). Ainsi, pour citer Marx, « l’Histoire ne fait rien, elle ne possède
pas “de richesse immense”, elle “ne livre point de combats” ! C’est plutôt l’homme, l’homme réel et
vivant, qui fait tout cela, qui possède et combat »6. L’émancipation des travailleurs et des
travailleuses, des femmes, des personnes racisées ou issues de la communauté LGBTQ+ n’est
donc pas « naturelle », elle ne suit pas le cours d’une douce rivière menant magiquement vers le
progrès commun : ce ne sont que les luttes évoquées par Marx (parfois armées et violentes), les
grèves, les manifestations, les actions directes ou les révolutions qui ont permis l’acquisition de
nouveaux droits, la destruction de systèmes oppressifs, la transformation des structures de
domination et bien d’autres choses encore. Par conséquent, tous les droits acquis, qui sont en fait
les réelles expressions de ce qu’on pourrait nommer le « progrès », sont les résultats de luttes qui
doivent être pensées dans la diachronie.
Dans le jeu Assassin’s Creed : Origins qui se déroule dans l’Égypte sous domination romaine (vers
49 AEC), la compagnie française Ubisoft met en scène l’enseignement d’un rhéteur s’adressant à
des élèves des deux sexes. Dans une section explicative, les réalisateurs précisent que « même si
cela est historiquement incorrect, l’équipe a décidé qu’il n’était pas nécessaire de prioriser le
sexisme historique sur la “jouabilité inclusive” (inclusive gameplay) »7. Doit-on se réjouir de ce
type de visibilisation des femmes dans le récit historique ? Je crois qu’il s’agit plutôt d’un
révisionnisme pur et simple camouflant les réelles conditions de vie de ces femmes afin de ne
prétendument pas heurter les sensibilités. Ce présentisme, qui consiste à imposer les valeurs
contemporaines à des sociétés anciennes n’a, à mon avis, rien de progressiste ou d’inclusif, il
relève plutôt d’une acculturation invisibilisant la nature profondément patriarcale et misogyne
des sociétés antiques (malgré une timide, mais réelle amélioration de la situation au moment de
la romanisation du monde méditerranéen)8. On présente donc une version aseptisée de l’Histoire,
une Histoire lisse, sans conflit, sans opposition, sans réelles inégalités structurelles (les luttes de
classe sont d’ailleurs tout autant « oubliés » par le jeu) qui fait écho au violent consensualisme
d’extrême-centre qui caractérise notre époque9. Pire encore, en ce faisant, on invisibilise les luttes
que mènent les femmes depuis des siècles et qui continuent de se déployer dans notre histoire
Karl Marx et Friedrich Engels, « La sainte famille », in Œuvres, Gallimard, 1982 (1845), p. 526.
Traduction libre. Voir une capture-écran ici : http://www.pushsquare.com/news/2018/02/
assassins_creed_origins_edits_classroom_scenario_for_inclusivity
8 Voir : Sarah Pomeroy, Goddesses, Whores, Wives and Slaves : Women in Classical Antiquity, Londres, Pimlico,
1994, 288 p.
9 Alain Deneault, « Extrême-centre », Mediapart [en ligne], 17 mai 2017,
https://blogs.mediapart.fr/gabas/blog/170517/extreme-centre.
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récente (faut-il rappeler, pour ne parler que de l’éducation, que la première étudiante de
l’Université Laval, Marie Sirois, gradua en 1904 et qu’on lui interdit d’assister à la collation des
grades10 !).
Pour en revenir au premier exemple mentionné, les partisan-e-s de l’ajout d’une femme dans
l’uniforme britannique dans Battlefield V notent que des femmes ont bien combattu au cours de
la Deuxième Guerre mondiale11. C’est effectivement le cas : dans l’armée soviétique et dans les
mouvements de résistance12 ! Il s’agit encore une fois d’une façon habile de déformer l’Histoire.
En donnant l’uniforme britannique à une femme, on oublie que celles-ci n’avaient alors pas le
droit de combattre et qu’elles souffraient à l’arrière dans des usines (où les conditions de travail
étaient parfois terribles) ou qu’elles étaient reléguées à des tâches dites plus « féminines »
(infirmières, couturières, cuisinière, commis) alors que les organes de propagandes des alliés
s’entêtaient à insister sur leur rôle de « reine de foyer »13. Pendant ce temps, en Union soviétique,
elles étaient des citoyennes à part entière ainsi que des héroïnes de guerre possédant, entre
autres choses, le droit à l’avortement et au divorce grâce à une révolution dont elles furent les
principales instigatrices14. Au Canada par exemple, il faudra attendre les années 1980 pour que,
sous la pression du mouvement féministe, les femmes soient pleinement admises dans les forces
armées15. C’est toute cette complexité, toutes ces luttes, toutes ces inégalités que la compagnie
Electronics Arts balaie sous le tapis mémoriel en prétextant un progressisme et une inclusivité qui
ne sont qu’en fait que du Feminism washing16, la récupération et la déformation à des fins
purement commerciales et spectaculaires de cette pensée dont on aura vidé tout contenu
contestataire.
Pour dernier cas de figure, j’évoquerai le jeu BattleField 117 publié en 2016 qui place le joueur ou
la joueuse dans la peau de divers soldats de la Première Guerre mondiale. Dès lors, Electronics Art
provoque l’ire de certain-e-s joueurs et joueuses en mettant en scène plusieurs soldats noirs18. À
priori, aucun problème : on trouve effectivement ces derniers sur le front du côté de tous les
belligérants, et ce, dès 1914. Or, le jeu fait d’eux des combattants comme « tous les autres » sans
explications, sans mise en contexte d’une situation qui est faite d’impérialisme, de racisme violent
et d’exclusion. On ne parle pas par exemple des Tirailleurs sénégalais enrôlés de force par des
Yvon Larose, « À la mémoire de la première femme diplômée de l’Université », Le Fil [en ligne], 11 mars 2010,
https://www.lefil.ulaval.ca/memoire-premiere-femme-diplomee-universite-24121/.
11 Charlie Hall, « Battlefield 5’s ‘female playable characters are here to stay,’ says developer », Polygon, [en ligne],
25 mai 2018, https://www.polygon.com/2018/5/25/17396848/battlefield-5-female-characters
12 Voir par exemple : Rita Ouritskaia, « Les combattants soviétiques engagés dans la Résistance française », La
Revue russe, n.27, 2005, p. 66.
13 Nancy Miller Chenier, « Les femmes canadiennes et la guerre », Encyclopédie Canadienne [en ligne], 2018,
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/les-femmes-et-la-guerre.
14 Cette égalité demeure purement institutionnelle et ne suffit pas à balayer la nature profondément patriarcale
de la culture russe d’alors. Les acquis sont tout de même réels. Voir : Anna Lebedev, « Femmes en Russie : Une
inégalité qui ne dit pas son nom », Après-Demain, n.2, 2007, pp. 5 à 8.
15 « Les femmes dans les Forces armées canadiennes » Gouvernement du Canada, Site de la Défense nationale et
Forces armées canadiennes [en ligne], http://www.forces.gc.ca/fr/nouvelles/article.page?doc=les-femmes-dansles-forces-armees-canadiennes-fac/hie8w7rm.
16 Faustine Vincent, « La mode du “féminisme washing” atteint les entreprises », Le Monde [en ligne], 8 janvier
2018, https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/08/la-mode-du-feminisme-washing-atteint-lesentreprises_5238656_3224.html.
17 Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s’agit pas du premier jeu de la série.
18 Paul Tamburro, « Battlefield 1’s Black Protagonists Bring Out The Racists », Mandatory [en ligne], 3 octobre
2017, http://www.mandatory.com/culture/1131893-battlefield-1s-black-protagonists-bring-racists.
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autorités coloniales françaises réprimant violemment toute contestation19. On ne dit pas non plus
que les Afro-Américains du 369e régiment américain d’infanterie (crée dans une logique de
ségrégation raciale) étaient des demi-citoyens dans leur pays, qu’ils étaient moins bien traités,
moins bien nourris et qu’ils étaient initialement relégués aux tâches non combattantes jusqu’à ce
qu’ils soient littéralement remis au commandement français pour éviter d’engager des troupes
blanches20. Encore une fois bien des détails honteux, ceux du racisme, de ségrégation et de
l’impérialisme sont sacrifiés sur l’autel d’un prétendu progressisme.
Certain-e-s soutiennent que tous les jeux à connotation historique sont nécessairement dénués
de réalisme, et ce, à de multiples points de vue : chars d’assaut qui se réparent automatiquement,
personnages presque invincibles, une physique plus que généreuse, pilotage d’avion simplifié à
l’excès et bien d’autres choses encore21. Mais c’est oublier que ce sont là des choix de jouabilité
(gameplay) purement techniques qui servent à faciliter la prise en main du jeu et à maximiser le
plaisir qu’on peut en tirer. Au contraire, l’écriture des personnages relève de la narration, de
l’histoire, de l’aspect « cinématographique » du jeu. Seul ce dernier aspect peut être l’objet d’une
« déconstruction raisonnée de la dimension discursive des idéologies »22 puisque tout
discours (donc toute narration) constitue fondamentalement un processus social exprimant,
dans le cas qui nous intéresse, des rapports de domination. Quant à elle, la réparation
automatique du char d’assaut n’exprime rien d’autre qu’un simple désir de rendre le jeu plus
amusant ; le char n’est pas historiquement soumis à des rapports de domination, il n’est pas
le sujet conscient de l’impérialisme ou du patriarcat. Ainsi, comparer l’histoire d’êtres
humains en lutte avec des enjeux techniques sans signification profonde relève ou bien de la
mauvaise foi ou bien de l’incompétence intellectuelle.
Qu’on n’en déduise pas ici que j’en appelle à l’invisibilisation de l’histoire groupes opprimés.
Bien au contraire, les producteurs de jeux vidéo doivent mener une autocritique et
développer de nouvelles narrations qui permettent de les mettre en scène de façon à la fois
appropriée, pertinente et habile tout en en demeurant attaché au réalisme historique. Par
exemple, dans un jeu de tir à la première personne (FPS), pourquoi ne pas mettre en scène
des femmes luttant pendant la Guerre civile espagnole ? Dans un jeu de rôle (RPG), pourquoi
ne pas inclure dans la narration la nature profondément patriarcale de la société médiévale
et donc provoquer une réflexion chez les joueurs et les joueuses ? Les solutions existent, mais
elles nécessitent plus d’investissement artistique que l’ajout arbitraire et maladroit d’une
femme ou d’un Afro-Américain pour bien paraitre devant les investisseurs.
⁂
L’étude de l’Histoire, qu’on le veuille ou non, est de facto engagée. L’histoire c’est dire que notre
monde n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours, c’est l’altérité, c’est la
désacralisation, c’est montrer que d’autres mondes sont possibles (que ce soit pour le mieux ou
Chantal Antier, « Le recrutement dans l’empire colonial français : 1914-1918 », Guerres mondiales et conflits
contemporains [en ligne], n. 230, vol. 2, 2008, https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflitscontemporains-2008-2-page-23.html
20 Benjamin Doizelet, « L’intégration des soldats noirs américains de 93e division d’infanterie dans l’armée
française en 1918 », Revue historique des armées [en ligne], n. 265, 2011,
https://journals.openedition.org/rha/7328
21 Matthey Gault, « Battlefield Has Never Been Historically Accurate, That’s Why It’s Fun », Motherboard [en
ligne], 24 mai 2018, https://motherboard.vice.com/en_us/article/3k4kkw/battlefield-v-historical-accuracy
22 Georges-Elia Sarfati, Éléments d’analyse du discours, Paris, Nathan, 1997, p. 98.
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pour le pire), c’est comprendre qu’à peu de choses près, notre société est le résultat d’une
construction historique complexe.
L’histoire, c’est aussi choquer par la confrontation aux horreurs de la guerre, de la violence, de la
brutalité patriarcale, du racisme, de l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, de
l’esclavage ou du totalitarisme. Ce sont tous là des phénomènes authentiquement humains qui
peuvent se reproduire et qui, dans certains cas, se produisent toujours.
En travestissant l’Histoire, les compagnies mentionnées nient les luttes héroïques des « petite-s », des « malmené-e-s » du passé et du présent. Cet acte authentiquement politique et
propagandiste entretient le mythe d’une société lisse et consensuelle qui cesse d’être animée
par des contradictions qui mèneront inexorablement à l’effondrement de la société
bourgeoise impérialiste et patriarcale. Pire encore, on « désactive » l’Histoire, on la rend
inutile, gentille, impuissante. Elle devient un bête spectacle soumis aux exigences
d’actionnaires qui se complaisent dans le sentiment d’avoir commis un acte de largesse en
faisant preuve « d’inclusivité ».
Le capitalisme avale et se soumet tout, il est un « fait social total » qui produit une réalité qui
lui est propre, une illusion qui renforce son hégémonie. Dans les cas précédemment
mentionnés, ce qu’Ubisoft nomme habilement « jouabilité inclusive », n’est qu’un nouveau
repas pour le capital et cette fois, c’est l’histoire des communautés et des peuples en lutte qui
est la pièce de résistance.
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