« Le vrai sanaani ». Note sur la perception
des changements linguistiques à Sanaa, Yémen
Julien Dufour
Université de Strasbourg, julienetiennedufour@hotmail.com
Hanan Maloom
IREMAM et Université de Provence, hanan_maloom@yahoo.fr
Introduction
Les habitants de Sanaa, de toutes origines, expriment généralement
une conscience vive de l’existence d’un parler sanaani. Partant de cette
constatation, nous avons voulu savoir ce qu’ils entendaient par là, en
leur posant directement la question. Comme on pouvait s’y attendre,
les choses ne sont pas simples et, dans une certaine mesure, le sanaani,
tel un arc-en-ciel, s’évanouit quand on s’en approche. L’enquête nous en
apprend plus sur les positionnements identitaires que sur des caractéristiques linguistiques objectives.
Les remarques qui seront exposées ici s’appuient au premier chef sur
une série d’entretiens réalisés à Sanaa par Hanan Maloom au cours de
l’année 2010, auprès de quatorze habitants de Sanaa des deux sexes, âgés
de 20 à 68 ans, nés à Sanaa et dont une partie au moins de la famille est
originaire de cette ville ; une famille toutefois est entièrement originaire
d’Aden. Cette enquête, dont les circonstances actuelles ne facilitent
pas l’approfondissement, ne permet pas encore de tirer des conclusions
assurées. Elle permet tout de même de relever certains discours récurrents
et d’émettre des hypothèses, qui resteront à confirmer. Il ne nous a pas
semblé inutile d’exposer ces résultats imparfaits, dont l’intérêt réside surtout dans les questions qu’ils suscitent. Nous proposerons donc à partir
du peu que nous savons un exposé qui s’appuie assurément sur des faits,
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des recherches et des constatations, mais dont on ne saurait honnêtement
prétendre qu’il s’impose de façon automatique au terme d’une enquête
impartialement menée auprès d’un échantillon représentatif.
Cet exposé laisse injustement de côté, faute de données, les populations issues du Sud au sens large, d’Aden à Taez. Cette dernière ville
est depuis longtemps un relais pour les influences venues – en viennent-elles encore ? – d’un Sud qui échappe largement à l’alternative
ṣanˁānī/gabīlī, dont on parlera. Elle possède une tradition politique
qui lui est propre et elle a montré – et payé fort cher – un engagement
massif dans la contestation qui secoue le pays, ce qui peut lui conférer
un crédit nouveau à l’échelon national. Or une partie importante des
migrants installés à Sanaa vient de Taez et de sa région, en particulier
de la Ḥujariyyah. C’est un des dialectes que l’on entend le plus dans
les rues. On peut s’attendre à rencontrer dans cette immigration-là des
problématiques ou des réactions un peu différentes.
1. Le vieux parler de Sanaa
Quelques précisions préalables. Sanaa, au début des années 1970, est une
bourgade de 80 000 habitants au maximum. Elle en compte aujourd’hui
près de trois millions, principalement à cause d’une immigration provenant du Yémen entier, mais où l’arrière-pays de Sanaa est proportionnellement bien représenté (Stadnicki 2009 : 225). Stadnicki (2009 :
142) estime qu’environ 70 % des habitants de la ville sont nés ailleurs ;
le taux de croissance annuel avoisine les 10 %. Watson (2004) retrace les
principales étapes de ce développement urbain.
Le dialecte traditionnel de Sanaa, celui de la vieille ville d’avant l’essor
démographique, décrit par Rossi (1939), mais aussi celui, plus récent,
que décrit Watson (1993), tout à fait dans la continuité du précédent,
n’est pas d’un type fondamentalement différent de ceux pratiqués dans
les campagnes avoisinantes. Il s’inscrit dans un ensemble dialectal, celui
des hauts plateaux, dont les limites peuvent être délicates à fixer1, mais
qui s’oppose clairement à d’autres ensembles : Tihāmah, région d’Ibb, de
Taez, parlers du Yémen méridional et oriental. On n’est donc pas dans le
cas où un parler citadin ancien représenterait une enclave dans une zone
qui lui serait linguistiquement hétérogène. Sanaa, qui exerce sur sa région
une forte attraction migratoire, se retrouve donc en position de capitale
régionale linguistique, en plus d’être la capitale économique du Yémen.
1. À propos du classement des aires dialectales yéménites, voir Behnstedt (1985 : 226),
qui confirme les intuitions informées de Rossi (1938 : 244 sq.), et Watson (1994).
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Au vu des entretiens effectués, il apparaît que le sanaani vaut avant
tout comme référence mythique. La majorité des informateurs disent
spontanément qu’aujourd’hui plus personne ne parle le vrai sanaani,
avant, parfois, d’ajouter que peut-être on peut encore trouver des gens qui
le parlent. Ce qui implique, d’une part, qu’il existe un vrai sanaani (ṣanˁānī
ḥagīgī, ṣanˁānī ṣudg, ṣanˁānī-ṣanˁānī) et, d’autre part, que ce vrai sanaani est
perdu. Le caractère sanaani ou non d’un parler est donc jugé à l’aune d’un
modèle qui est hors de portée, mais dont l’existence en droit est affirmée :
il a existé, et il doit rester quelque part des gens qui le parlent. Ce qui est
sans doute vrai dans une certaine mesure, si l’on s’entend sur les mots.
Mais le plus révélateur est qu’on le dise ainsi. En somme, parler sanaani,
c’est employer des mots qui ne s’emploient plus : dihlīz pour un couloir,
ṭārūd pour une galerie.
Ces exemples, parmi les plus fréquemment cités, sont révélateurs
d’un fait ; ce parler sanaani idéal est indissolublement lié à un lieu : la
vieille ville de Sanaa, avec son architecture raffinée et le mode de vie
qui l’accompagne ou l’accompagnait. Cette affirmation revient plusieurs fois au cours des entretiens : le vrai sanaani n’est parlé que par les
gens originaires de la vieille ville, ṣanˁā l-gadīmih, et qui y ont vécu. Et
encore, certains quartiers seulement. Une informatrice soutient même
que l’eau que l’on boit influe sur le langage, et que celle de la vieille
ville est particulière à cet égard.
À quoi reconnaît-on ce vrai parler sanaani ? Là aussi, une même
réponse revient chez la plupart des informateurs : al-mīzih. Ce terme
désigne, dans un sens restreint, le fait de vouvoyer, quand on lui parle,
une personne à qui l’on veut marquer du respect, ou de la désigner,
quand on parle d’elle, à la troisième personne du pluriel ; dans un sens
plus large, mīzih désigne tout l’appareil de la politesse sanaanie traditionnelle : ṣāḥib ṣanˁā ṣāḥib mīzih, yidrī kayf yimayyiz an-nās wa-yiḥayyin,
« le Sanaani est homme de politesse, il sait employer la bonne formule au bon moment » (Maloom et al. 2009) ; ainsi, si l’on demande à
quelqu’un de rendre un service considéré comme déplaisant (faire passer
une paire de chaussures, par exemple), on doit lui dire ḥāšīkum wa-ˁazz
gadrukum « sauf votre respect, que Dieu élève votre valeur », à quoi
il répond gadrukum ˁālī « la vôtre est élevée » ; une personne qui peut
difficilement se lever pour une raison ou une autre salue un arrivant
en disant al-gāyim ˁazīz « celui qui est debout est cher », à quoi l’autre
répond al-jālis afḍal « et celui qui est assis est encore meilleur ». Pour ce
qui est du vouvoiement, on peut douter qu’il soit en voie d’extinction à
Sanaa, et on l’entend fréquemment employer pour s’adresser aux aînés ;
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il y a donc une apparente contradiction avec l’idée que le vrai sanaani ne
se parle plus. Mais les entretiens révèlent, dans le détail, des situations
très variées où les règles traditionnelles (vouvoiement du mari par la
femme ou des parents par les enfants) sont souvent remises en cause par
des situations sociales nouvelles, en particulier l’accès des deux sexes à
l’éducation secondaire et universitaire, parfois aussi l’émigration ou le
mariage avec des familles originaires d’autres régions du Yémen.
Importance, donc, d’un savoir-vivre transparaissant dans la langue.
Mais ce savoir-vivre est réputé inégalement réparti suivant les classes
sociales traditionnelles. Les descendants du Prophète (sādih, hāšimiyyīn)
et les cadis (guḍāh)2 tiennent sous ce rapport le haut du pavé, les commerçants (tujjār) leur étant inférieurs, et c’est donc chez les hāšimiyyīn
qu’on nous conseille de chercher pour trouver le vrai sanaani. Un indice
discriminant, selon la moitié environ des informateurs : l’intonation.
Car le Sanaani, nous dit-on, allonge les mots en parlant (biyimuṭṭ
ḥikāyatih ḥīn yitḥākā), il dit keeeyf antoooow ? « comment allez-vous ? »
(en vouvoyant, bien sûr), et il a un ton chantant, traînant (yilḥin). Selon
un témoignage, les hāšimiyyīn chantent plus que les guḍāh, qui chantent
plus que les tujjār. Plus on est de haute condition, plus on aurait donc
le chantonnement sanaani, ce ton calme, posé, et cette douceur.
Or aux yeux de ceux de nos informateurs masculins qui ont des
origines dans les régions tribales autour de Sanaa, cette intonation traînante est très fortement connotée : souplesse, mollesse, efféminement.
Cela sied mal à un jeune homme qui veut être un homme. L’un d’eux
refuse explicitement d’être considéré comme un Sanaani, bien qu’il soit
né et ait grandi en ville, pour cette raison précise ; il rejette cette lahjih
gamiših, ce parler suave et affecté, qu’il assigne à certains quartiers de
la vieille ville ou à certaines familles – qui existent donc bel et bien à
ses yeux.
Tous les témoignages ne sont pas aussi tranchés, et les contraires
peuvent coexister : le parler sanaani ne fait peut-être pas très masculin,
mais au moins c’est une marque de savoir-vivre. Il reste que l’opposition
qu’on rencontre là a des racines anciennes : Sanaa est une hijrih, un lieu
de trêve, qui jouit d’un statut d’extraterritorialité par rapport aux tribus
et où la violence armée à la base de l’équilibre du droit tribal est suspendue. Elle est le siège d’un État, imamite jusqu’en 1962, républicain
depuis, possédant le monopole de la violence. Le Sanaani n’a pas le
2. Il s’agit là de la catégorie sociale des cadis, et non des juges à proprement parler, bien
que les cadis aient de fait fourni la majeure partie des hauts fonctionnaires du régime
imamite.
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devoir qu’a le gabīlī, l’homme de tribu, d’assurer lui-même par les armes
l’intégrité de sa personne, de ses biens et de sa parole. D’un point de vue
tribal, il souffre d’un manque de virilité. Il est protégé, comme les juifs,
les barbiers et d’autres catégories sociales dominées. Comme, également,
les femmes. D’un point de vue citadin, le gabīlī est un barbare hirsute,
grossier et dangereux : gaššām ṣanˁā wa-lā šayḫ al-bilād, « mieux vaut un
maraîcher de Sanaa qu’un cheikh de tribu ». Les changements économiques et sociaux ont bien sûr bouleversé ces conceptions, qui sont en
pleine recomposition. Ce n’est pas pour autant qu’elles disparaissent, et
le jeune homme interrogé, s’il ne prendra sans doute jamais les armes
dans une guerre tribale, se réclame tout de même de ce système de
valeur, au moins d’un point de vue linguistique. Quant aux Sanaanis
de souche ou réputés tels, on pourrait dire que plus ils ont à gagner à
se prévaloir d’une identité citadine, plus ils traînent en parlant. Plus
la hiérarchie sociale traditionnelle leur est défavorable, plus il leur est
profitable d’aller chercher du crédit dans une virilité de type tribal3.
2. L’alternative ? Le parler des hommes de tribus de Sanaa
C’est peut-être à la lumière de ces considérations qu’il faut comprendre
une expression employée par beaucoup de nos informateurs lahjat gabāyil
ṣanˁā, « le parler des hommes de tribus de Sanaa », qui n’est pas, à leurs
yeux, du vrai sanaani. Plus on descendrait dans l’échelle sociale, plus on
rencontrerait cette façon de parler, plus rude, qu’ils associent souvent à
la fois à une immigration rurale et à un milieu populaire, bien que les
deux choses n’aient aucune raison a priori de coïncider. La différence
serait marquée, entre autres, par l’emploi de certaines expressions, comme
ˁayyin, « regarde », au lieu de ibsirū, bi-rāˀyikum yā rijāl pour prendre congé
au lieu de nistaˀḏinkum. Il convient d’être prudent sur l’extension réelle des
usages linguistiques en question, mais ils nous ont été signalés à plusieurs
reprises. Il serait intéressant d’explorer davantage l’histoire de l’immigration pré-révolutionnaire à Sanaa. Une étape importante a dû être, à
partir de 1949, le départ des juifs du quartier d’al-Gāˁ, où s’installèrent
des familles musulmanes d’origines diverses et qui est cité aujourd’hui
comme un haut lieu de la lahjat gabāyil ṣanˁā.
Le jeune homme dont on parlait plus haut ajoute un commentaire intéressant : d’après lui, certains jeunes gens d’extraction hāšimī
modifieraient leur façon de parler, imitant les gabāyil ṣanˁā pour éviter
3. Les tujjār sont, à cet égard, inférieurs aux hāšimiyyīn et aux quḍāh, mais supérieurs
aux artisans et surtout à ceux qui exercent ou sont censés exercer un métier considéré
comme vil : coiffeurs, bouchers, maraîchers…
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les moqueries de leurs camarades. On nous a cité, à l’inverse, deux
exemples de femmes originaires d’autres régions qui auraient adopté une
manière de parler « sanaanie » après leur mariage, la douceur et le calme
citadin convenant visiblement mieux à une femme qu’un parler rural.
Certains archaïsmes sanaanis sont aujourd’hui connotés comme
féminins. Des salutations comme ṣbaḥtū, « bonjour », et ka-msaytū,
« bonjour/bonsoir », naguère employées par tous et encore présentées
comme standard par Watson (1996) nous ont été explicitement décrites
par de jeunes locuteurs de famille sanaanie comme typiquement féminines. De fait, sauf parfois dans la bouche de personnes âgées, nous
ne les avons que très rarement entendues en milieu masculin ; on fait
rire si l’on s’avise d’y avoir recours. Il est probable que leur emploi
recule même en milieu féminin. Watson (2004 : 565) remarque que ces
expressions sont de celles qui, chez les Sanaanis d’origine, disparaissent
quand ils adoptent un outsider register en s’adressant à des interlocuteurs originaires d’ailleurs, et qu’elles sont remplacées par ṣabāḥ al-ḫayr
et masāˀ al-ḫayr.
Un parler identifiable comme originaire d’Aden a des connotations
particulières. Il semble qu’il soit signe de culture et de modernité internationale, mais tout en manquant de virilité. Ainsi une informatrice
originaire d’Aden et dont les deux parents sont adénis dit continuer à
parler adéni en toutes circonstances, tandis que son frère est gêné de
le faire en présence de ses amis sanaanis et adopte un parler de type
gabāyil ṣanˁā. Elle dit également avoir du mal à comprendre les femmes
de Sanaa quand elles parlent entre elles. Le caractère peu œcuménique
du sanaani est relevé par une autre informatrice, elle-même issue d’une
famille de guḍāh de Sanaa et âgée de 36 ans, qui dit que, pour se faire
comprendre, elle est généralement obligée de s’écarter du sanaani :
Pour que les autres nous comprennent, nous employons beaucoup de mots
égyptiens et adénis. Mais quand il s’agit de plaisanter avec des Sanaanies,
alors nous parlons sanaani. (…). Le dialecte sanaani a changé, les mots,
l’intonation, et ce n’est plus comme avant, sauf chez quelques personnes
qui n’ont pas quitté la vieille ville et qui continuent à dire : unguṣī pour
uskubī [« verse ! »], gāmiz pour naḍīf [« propre »], hālibb pour ḥāḍur
[« oui ? », en réponse à une interpellation].
Une autre informatrice, du même âge, issue d’une famille de guḍāh
de Sanaa, est mariée à un homme d’une famille de guḍāh de la région de
Ibb. Sa mère est sanaanie, mais son père est en fait originaire de Ṯulā et a
des origines tribales. Elle-même a vécu plusieurs années en Égypte avec
son mari. « Je mélange », dit-elle, « beaucoup de mots égyptiens quand
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je parle avec les autres qui ne sont pas sanaanies. (…) Avec les Sanaanies,
je parle sanaani mais en mélangeant avec la lahjat gabāyil ṣanˁā pour ce qui
est de la rudesse de l’intonation [aṣ-ṣawt al-gawī] »
Ces derniers exemples révèlent un phénomène important, que les
circonstances des entretiens n’ont pas fait apparaître, sans doute, dans
toute sa mesure : le développement, chez un même locuteur, de deux
registres, dont l’un est destiné à l’extérieur, c’est-à-dire à la communication interdialectale. Watson (2004) note ce phénomène aussi bien pour
les Sanaanis de souche que pour les nouveaux arrivants.
C’est un fait, au demeurant, que le parler d’Aden coïncide avec
l’égyptien sur un certain nombre de points, au terme d’une histoire sans
doute fort ancienne. Du coup, il est aujourd’hui souvent plus proche
que le sanaani de ce qui est le plus standard à l’échelle du Moyen-Orient
arabophone (comme yitkallam « il parle » contre yitḥākā à Sanaa, yirūḥ
« il va » contre yisīr). Aden est la porte d’entrée de mots internationaux,
comme kuwayyis « bien », barḍo « aussi » (le premier est récent mais bien
implanté aujourd’hui à Sanaa, le second semble ne pas avoir dépassé
Taez). En outre, durant toute la période socialiste, la capitale du Sud a
été le vivier d’une classe intellectuelle tournée vers Le Caire, Moscou,
Londres et très influencée dans ses pratiques langagières par l’arabe
standard moderne.
En guise de conclusion
Pour conclure, constatons que le mot « ṣanˁānī » ne sonne pas, en fait,
comme une appellation géographique. Et dans le domaine de la langue,
il ne désigne pas le parler d’un lieu. Il désigne avant tout un ordre social
citadin, soutenu symboliquement par la figure d’un passé illustre et
raffiné, et s’opposant essentiellement à un ordre tribal promouvant une
figure de la virilité. Ni l’un ni l’autre de ces deux termes n’est à prendre
au pied de la lettre. Certes, les nostalgiques du temps de l’Imam existent, et le vouvoiement a pu, à une certaine époque, être perçu comme
anti-révolutionnaire ; mais on peut fort bien – et c’est le cas général – se
réclamer de l’antique urbanité sanaanie sans être pour autant partisan
d’un retour à un ordre ancien. Du haut d’un toit de la vieille ville, un
regard à la ville nouvelle suffit pour comprendre que le passé ne reviendra plus ; mais ce n’est pas grave, car si les familles les plus proches de
l’Imam ont été quelque peu écartées des bienfaits du pouvoir, d’autres
grands noms de Sanaa n’ont pas eu à se plaindre du régime qui vacille
ces jours-ci, et sont souvent luxueusement installés hors les murs de
l’ancienne cité. Quant à ceux qui revendiquent une origine tribale en
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n’allongeant pas les syllabes, ils sont nombreux, en fait, à n’avoir jamais
connu que la ville et à n’espérer rien d’autre que d’y vivre mieux. Pour
combien d’entre eux la solidarité tribale lignagère est-elle réellement
déterminante, plus que leur condition urbaine ? C’est pour eux qu’on
a créé le curieux attelage gabāyil ṣanˁā, qui aurait sans doute laissé bien
perplexe un locuteur des années 1950. Et la façon de parler qu’on leur
reconnaît est un moyen de préserver une identité gabīlī sans pour autant
parler comme leurs pères, en se reconnaissant implicitement comme
citadins à défaut d’être « sanaanis ».
S’il s’avérait que le terme lahjat gabāyil ṣanˁā recouvrait une réalité
linguistique concrète, alors ce serait là sans doute ce qui ressemble le
plus à une koinè sanaanie, pour les hommes du moins. En effet, cette
façon de parler attire à la fois des enfants de migrants issus d’un milieu
linguistiquement distinct et des fils de familles sanaanies. Intuitivement,
nous serions tentés de dire que la lahjat gabāyil ṣanˁā existe, c’est-à-dire
qu’il s’agit d’un usage relativement cohérent, et nous voyons bien,
en gros, ce que veulent dire nos informateurs quand ils emploient ce
terme4. Mais il faudrait définir précisément en quoi elle consiste. Pour
les femmes, cette expression n’est pas employée. Mais on a vu que certaines adoptaient un parler qualifié de sanaani. Que faut-il entendre
par-là ? Ce parler est-il très différent de la lahjat gabāyil ṣanˁā si l’on fait
abstraction de l’intonation, virile ou féminine, qui est discriminante
aux yeux de la plupart des informateurs ? La réponse doit attendre5.
Redisons, pour finir, que l’origine septentrionale des informateurs a
pu jouer dans les résultats obtenus. Ainsi, il est frappant de remarquer
que les caractéristiques du sanaani qu’on nous a fournies sont presque
toujours les mêmes : quelques lexèmes désignant des réalités obsolètes,
le vouvoiement, l’intonation traînante. C’est à peu près tout. Rien qui
concerne l’articulation d’un phonème donné, ou une particularité morphologique. Il en aurait peut-être été autrement si l’on avait interrogé
davantage de gens originaires de la Ḥujariyyah, province qui se retrouve
une fois de plus sous-étudiée en dépit de son rôle capital.
Le tableau est donc loin d’être achevé.
4. Nous ne pouvons pas suivre Freeman (2006) dans ses conclusions, cf. Dufour 2008.
5. Cf. cependant l’étude de Watson (2007) sur les différences de glottalisation pausale
entre Sanaanis d’origine et d’adoption. Ce phénomène ne relève pas à proprement
parler de l’intonation, mais il lui est intimement lié.
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