« L’éthique à l’épreuve de la Gestation Pour Autrui (GPA)»
Christophe Salvat
CNRS, Centre Gilles-Gaston Granger
Résumé : Le présent article interroge la capacité des théoriques éthiques à justifier ou non la GPA en
général, et plus spécifiquement, à se prononcer sur une possible légalisation en France dans les années à
venir. Il montre que, contrairement à une idée reçue, l’argument kantien de la dignité humaine ne permet
pas de conclure à son illégitimité. Les théories contractualistes et conséquentialistes permettent de la
justifier sous certaines conditions mais un certain nombre d’arguments posent problème. Je suggère que
l’utilitarisme des raisons développé par Derek Parfit offre certains éléments de réponse.
Abstract : The present paper questions the capacity of ethical theories to justify or not surrogacy, generally
speaking, and more specifically to find for or against the legalization of surrogacy in France in a foreseeing
future. It shows that, contrary to a popular belief, the kantian idea of human dignity is of no use here.
Contractualist and consequentialist theories can justify surrogacy under certain conditions but their
arguments is no without raising issues. I suggest Derek Parfit’s reason utilitarianism can offer some
valuable answers to these difficulties.
INTRODUCTION
Le 17 janvier 2018 se sont ouverts les états-généraux sur la bioéthique. Parmi les questions abordées, la
Procréation Médicale Assistée (PMA) et la Gestation pour Autrui (GPA). Cette dernière, en particulier,
fait l’objet de très vifs débats dans la presse. On lui reproche notamment de réifier ou de marchandiser le
corps humain2. D’autres avancent, au contraire, que la GPA – correctement encadrée – constituerait une
avancée sociale importante, reconnaissant ainsi la diversité des modèles familiaux3. Certains y voient
l’apanage du néo-libéralisme, d’autres – au contraire – une forme de collaboration sociale4.
L’objet de cet article est de s’interroger sur la légitimité morale d’une loi autorisant la GPA en France
aujourd’hui. Notre questionnement sera strictement éthique. Au-delà de toute conclusion, si conclusion il
y a, l’enjeu est également d’évaluer la capacité de nos théories éthiques à répondre à des enjeux inédits tels
que celui-ci.
On reconnaît généralement trois grandes approches en philosophie morale, la déontologie, le
constructivisme et le conséquentialisme. L’argument kantien, strictement parlant, est celui qui est le plus
utilisé par les opposants à la GPA, mais – ainsi que nous le montrons – le cadre théorique kantien n’est
2 Sylviane Agacinsky, Ana-Luana Stoicea-Deram, Martine Segalen, « Lettre ouverte à Emmanuel Macron sur la GPA », Le Figaro, 18 avril, 2017.
Voir aussi, Sylviane Agacinski, Corps en Miettes, Paris, Flammarion, 2009.
3 Collectif, « On ne peut plus ignorer les enfants nés par GPA », Le Monde, 16 janvier 2018 ; Christophe Salvat, « Pour une réglementation éthique
de la GPA en France », Libération, 24 mai 2017.
4 Marianne Durano, «PMA-GPA : le business plan est prêt», Le Figaro, 23 janvier 2018 ; Irène Théry, «Le portrait-robot du français individualiste
et sans valeurs morales ne correspond pas à la réalité», L’Opinion, 12 janvier 2018.
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pas vraiment adapté au cas de la procréation assistée. L’approche constructiviste, d’inspiration rawlsienne
ou scanlonienne, a de plus fortes possibilités théoriques mais ne permet pas, croyons-nous, de prendre
véritablement position. Elle bute notamment sur un obstacle majeur, soulevé par Michael Sandel5, à savoir
qu’elle implique nécessairement de faire des hypothèses quant aux valeurs et préférences des individus
derrière le voile d’ignorance. Quant à la théorie conséquentialiste, et à sa forme traditionnelle,
l’utilitarisme, elle semble a priori donner raison aux partisans de la GPA mais elle soulève un certain
nombre de problèmes en fonction de la théorie de la valeur qu’elle adopte. C’est la raison pour laquelle je
termine en discutant une quatrième et dernière approche, à mi-chemin entre déontologie kantienne,
constructivisme et conséquentialisme, à savoir l’utilitarisme des raisons de Derek Parfit.
L’ARGUMENT KANTIEN DE LA DIGNITE HUMAINE
L’impératif pratique "Agis de telle façon que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans
celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen" est
souvent avancé pour justifier l’immoralité de la GPA. Il fait du devoir envers soi-même l’un des principes
fondateurs de la philosophie morale kantienne. Chacun doit, selon Kant, traiter sa propre personne avec le
même égard dû à toute autre personne. Cela signifie, entre autres choses, que l’on a pas plus le droit de se
suicider que de commettre un meurtre, de se mutiler que de torturer autrui, ou dans le cas qui nous
intéresse ici, de se dégrader moralement que de dégrader les autres. Cela serait contraire au principe de
dignité humaine. Or, affirment les opposants de la GPA, enfanter pour autrui est un acte dégradant.
La GPA, pour Sylviane Agacinski, « porte atteinte à l'intégrité physique de la mère, en engageant
profondément sa vie organique et psychique sans nécessité thérapeutique. Elle touche aussi à la dignité de
l'enfant, sur la tête de qui un contrat a été passé. Car c'est bien l'enfant qui, in fine, fait l'objet de la
transaction »6. Le même argument est cité par le Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences
de la Vie et de la Santé dans son avis 110 relatif aux problèmes soulevés par la Gestation pour Autrui en
2010 :
La dignité, qualité intrinsèque de l’humanité, interdit, dans une conception kantienne, de considérer l’homme seulement come
un moyen et de lui conférer un prix. (…) la GPA représente une instrumentalisation des corps des femmes et aboutit à
considérer l’enfant comme une marchandise, de sorte que cette pratique est d’une manière irréductible contraire au respect de
la dignité de la personne humaine. (… ) Même si l’on peut admettre que certaines gestatrices agissent dans le cadre d’une
liberté effective, il reste qu’on peut ne pas souhaiter que la société accepte ce qui apparaît comme une aliénation, fût-elle
volontaire. 7
Le contrat (moral et/ou juridique selon les cas) relatif à la GPA constitue-t-il une forme de dégradation
volontaire ? La prostitution l’est certainement, du moins pour Kant. Mais, rappelons néanmoins, que ce
n’est pas sa nature contractuelle et monétaire qui rend la prostitution indécente, mais le fait même qu’il
s’agisse d’une activité sexuelle hors mariage et déconnectée de toute fin reproductive. Or, toutes les
activités sexuelles qui n’ont pas pour objet la reproduction (dans le cadre légal du mariage), c’est-à-dire la
copulation ‘de loisir’, la masturbation et les pratiques homosexuelles, sont considérées par Kant comme
dégradantes. L’activité sexuelle consiste à user, dans le but de se donner du plaisir, du corps d’autrui ou de
son propre corps (dans le cas de la masturbation). Elle fait donc de la personne humaine un simple
moyen, et est, à ce titre, contraire à la dignité humaine. Elle est donc condamnable, sauf lorsque celle-ci
prend place dans le cadre du mariage entre un homme et une femme, mariage que Kant définit comme un
contrat ayant pour objet « la liaison de deux personnes de sexe différent en vue de la possession
réciproque, pour toute la durée de la vie, de leurs qualités sexuelles propres »8. Ce contrat, fondé sur le
consentement des deux parties, légitime le droit d’user de l’autre, et de son corps, comme l’on userait d’un
objet. Comme une personne n’est cependant pas assimilable à un objet, Kant parle de droit ‘personnel
d’espèce réelle’ plutôt que de droit réel.
Michael Sandel, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.
Sylviane Agacinski, « La gestation pour autrui est un commerce dégradant », La Croix, 16 avril 2009.
7 Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, « Problèmes éthiques soulevés par la Gestation pour Autrui
(GPA) », Avis n°110, 2010, p.14.
8 Kant, Doctrine du droit, trad. A. Renaud, Paris, GF-Flammarion, 1994, pp.77-78.
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La Gestation pour Autrui permet d’enfanter, dans un cadre légal, en se passant de toute relation sexuelle.
Cela aurait-il déplu à Kant ? Je n’en suis pas sûr. Peut-on raisonnablement recourir à ses arguments pour la
condamner ? C’est discutable. Si tel est le cas, sa nature contractuelle ne peut être seule en cause. Mais, à
défaut d’arguments plus spécifiques de la part de Kant, qui n’avait évidemment pas les moyens d’anticiper
la possibilité d’une reproduction asexuée, on est forcé de conclure que la théorie kantienne ne permet ni
de justifier ni de condamner la GPA.
GPA ET VOILE D’IGNORANCE
Les théories constructivistes d’inspiration kantienne pourraient, elles, nous fournir plus d’arguments.
Celles-ci, à l’instar de la théorie de la justice de John Rawls9 ou de la philosophie morale de Thomas
Scanlon10, font du consentement rationnel et impartial la source de légitimité toute norme de justice (ou
de morale). Le critère d’impartialité est assuré, chez Rawls, par l’expérience de pensée dite du voile
d’ignorance, derrière lequel les individus dépourvus de leur identité, de leurs préférences et de leur valeur,
sont amenés à se prononcer sur ce qu’ils considèrent être acceptable (ou, dans le cas de Scanlon, sur ce
qu’ils ne peuvent raisonnablement considérer comme inacceptable). Le critère de rationalité est assuré par
une connaissance supposée parfaite des individus et une conception objective de leur bien. L’intérêt
(certains diront la limite) de cette approche est d’être totalement décontextualisée, y compris d’un point de
vue temporel. Derrière le voile de l’ignorance, les individus ne savent pas à quelle génération ils
appartiennent ou appartiendraient s’ils venaient à exister. Dans le cas qui nous occupe, cela revient à
demander à des personnes, qui n’existent pas encore mais dont la probabilité d’exister est de facto
augmentée par la GPA, si elles considèrent cette pratique comme acceptable. Il y a de fortes raisons de
penser qu’elles ne s’y opposeront pas. S’agit-il pour autant d’un bon argument ? Je ne le crois pas. Tout
d’abord, ainsi que Michael Sandel l’a fait remarqué, il est inconcevable de demander à des individus privés
de leur identité, de leurs préférences et de leurs valeurs de se prononcer sur ce qu’il leur semble être bon
pour eux11. Ensuite, le fait qu’ils aient tous individuellement intérêt à quelque chose ne signifie pas
nécessairement que cela soit dans leur intérêt. Prenez le cas de la population future. N’étant pas nés, nous
avons tous individuellement intérêt à naître. Nous avons donc tous intérêt à approuver toutes les mesures
visant à augmenter le nombre de naissances (puisque celle-ci augmente notre probabilité de naître). Mais,
nous n’avons pas pour autant tous intérêt à vivre dans un monde surpeuplé. Ce qui est serait rationnel
pour moi, c’est de faire en sorte que ma probabilité de naître augmente sans que cela n’affecte celle des
autres. Mais cela, la théorie contractualiste est incapable de l’appréhender. J’en conclus, donc, que bien que
le contractualisme puisse justifier la GPA, cette justification est problématique12.
LES APPROCHES CONSEQUENTIALISTES
J’en viens donc à la troisième et dernière approche éthique, à savoir le conséquentialisme. Il en existe trois
grands types selon la théorie de la valeur que l’on adopte, à savoir l’hédonisme ou théorie des états
mentaux, la théorie du succès ou des états du monde, et la théorie des listes objectives13. Les théories
hédonistes ont a priori des raisons de soutenir toutes les lois visant à réduire l’infertilité et augmenter la
natalité dans la mesure où chaque nouvelle vie contribue à maximiser l’utilité totale. C’est le cas lorsque la
naissance est désirée et qu’elle procure une somme nette de plaisirs aux parents et à ceux qui naissent,
mais également à toutes les générations issues de ce premier enfantement. Compte-tenu de la souffrance
éprouvée par les nombreux couples hétérosexuels ou homosexuels incapables de procréer dans une
société qui valorise fortement la cellule familiale (bien que sur un autre modèle que les générations
passées), il n’est pas déraisonnable de penser que la GPA augmentera significativement le bien être des
couples infertiles 14 . Il n’y pas de raison de penser, en revanche, que le recours à la GPA réduira
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Editions du Seuil, 1997.
Thomas M. Scanlon, What Do We Owe to Each Other ?, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2000.
11 Michael Sandel, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, University Press, Cambridge, 1982.
12 Ces arguments ne sont pas exhaustifs. On pourrait également citer celui de Carol Pateman, selon laquelle le consentement n’est pas un critère de
légitimité lorsque le contrat lui-même est l’expression d’un système d’exploitation sexuelle, comme c’est le cas, selon elle, des contrats de mariage,
des contrats de prostitution … et des contrats de mères porteuses. Carol Pateman, The Sexual Contract, Stanford, Stanford University Press.
13 Derek Parfit, Reasons and Persons, Clarendon Press, Oxford, p.4.
14 Dans quelle mesure peut-on affirmer que l’utilité nette gagnée sera réellement significative ? Au regard du faible nombre de couples concernés,
on peut légitimement se poser la question. Néanmoins la prise en compte du degré de souffrance, associé à l’impossibilité de fonder une famille,
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significativement le bien être de ceux qui n’ont pas besoin de recourir à la GPA pour enfanter (bien que
cette hypothèse ne puisse pas être totalement exclue). Quant à l’utilité nette des enfants à venir, elle est
naturellement toujours délicate à évaluer, et dépend, notamment de leur insertion sociale. Les études
menées, notamment en Angleterre où l’adoption par les couples homosexuels et la Gestion pour Autrui
est autorisée, concluent que le bien-être des enfants élevés dans des familles homoparentales n’est pas très
différent de celui des enfants élevés par des familles hétérosexuelles, voire qu’il est parfois plus élevé15. On
peut donc raisonnablement penser que la GPA contribuera à augmenter l’utilité totale des individus
concernés. D’un strict point de vue utilitariste, le bonheur des parents et des enfants ne compte cependant
pratiquement pour rien au regard de celui de toutes les générations futures affectées par ces naissances.
Or, l’évaluation de ces utilités (ou désutilités) futures est très incertaine et repose sur des hypothèses
extrêmement hasardeuses. Une hypothèse pessimiste sur le sort de l’humanité suffirait à remettre en cause
la légitimité de la GPA (ou de toute autre mesure populationniste). L’utilitarisme classique ne permet donc
pas de se prononcer avec certitude sur la légitimité de cette pratique. Dans la pratique, celui-ci a,
cependant, largement laissé la place à l’utilitarisme dit des préférences, qui repose sur l’évaluation des états
du monde plutôt que sur celles des états mentaux des individus.
La théorie du succès peut-elle réussir là où l’hédonisme a échoué ? Rien n’est moins sûr. A première vue,
la théorie des états du monde a l’avantage de ne pas être dépendante de spéculations sur le ressenti des
autres et, a fortiori, de ceux qui n’existent pas encore. Bien que les préférences individuelles sont, comme
leur nom l’indique, propres à chacun, on peut néanmoins supposer que les individus ont, dans leur très
grande majorité, une préférence à vivre, y compris dans des circonstances qui leur sont défavorables. Cela
évacue donc l’un des principaux problèmes soulevés par l’hédonisme. Néanmoins, il est toujours possible
de supposer que certaines personnes aient une préférence à être né ‘naturellement’ ou dans un couple
hétérosexuel. Comment alors prendre en compte cette frustration ? Est-il préférable pour une personne ne
souhaitant pas être née par GPA de ne pas exister ? Comment, ensuite, arbitrer entre la préférence des
parents d’intention d’avoir un enfant par GPA et celle de l’enfant de ne pas naître par GPA ? Plus
fondamentalement, et contrairement à l’hédonisme, la théorie des préférences donne une place
exagérément importante à tous ceux (et ils sont nombreux), qui ne sont pas concernés par cette pratique,
qui n’ont pas de difficulté à enfanter et dont le bien-être ne dépend pas de l’existence (ou non) de cette
mesure, mais qui néanmoins préfèreraient que les autres ne se reproduisent pas par GPA. Cela me paraît
moralement inacceptable.
Reste les théories des listes objectives, qui sont à l’heure actuelle très peu utilisées. Le premier a avoir
développé une théorie objective du bien dans une perspective conséquentialiste est G.E. Moore, premier
théoricien de ce que l’on a appelé l’utilitarisme idéal16. Elles souffrent de deux gros handicaps. Le premier
est d’ordre pratique. Elles ne sont pas quantifiables ou ne le sont que très difficilement, ce qui les rend de
facto inopérantes. Le second est d’ordre théorique. Cette conception de la valeur, qui est aujourd’hui le plus
souvent utilisée par des théories critiques de l’utilitarisme (notamment par Rawls et par Sen), a cependant
souvent du mal à justifier le choix des éléments qu’elle considère ‘objectivement’ bons. Elle a néanmoins
l’avantage de ne pas conclure qu’une vie est bonne ou qu’elle vaut la peine d’être vécue simplement parce
que la personne ne souffre pas d’être en vie ou qu’elle a une préférence à rester en vie. D’autres éléments,
tels que les libertés fondamentales, un revenu suffisant, un accès à l’éducation etc., rentrent en ligne de
compte. Contrairement aux théories précédentes, la théorie des listes objectives n’a pas vocation à
répondre à la question de la légitimité de la GPA, considérée en général, mais elle peut apporter un certain
nombre d’arguments en sa faveur ou en sa défaveur dans un contexte particulier, voire même établir des
conditions minimales d’application pour que celle-ci soit acceptable. On peut, par exemple,
raisonnablement penser que la GPA, telle qu’elle se pratique en Inde ou dans un certain nombre de pays
du Sud, n’est pas conforme aux principes de libertés et de droits sociaux fondamentaux mis en avant par
les attentes souvent très longues et les épreuves passées, il est raisonnable de penser que malgré le faible nombre de personnes concernées le gain
d’utilité sera suffisant pour être notable. Ce point mérite attention car bien que les approches utilitaristes traditionnelles considèrent que toute
augmentation d’utilité, aussi minime soit-elle, justifie l’action, certains développements récents, notamment ceux de Parfit, remettent en question
ce principe, considérant que seuls des gains d’utilité substantiels peuvent constituer une raison suffisante.
15 Laura Mellish, Sarah Jennings, Fiona Tasker, Michael Lamb and Susan Golombok, « Gay, Lesbian and Heterosexual Adoptive Families Family
relationships, child adjustment and adopters’ experiences », Report of the British Association of Adoption and Fostering (BAAF), 2013.
16 Sur ce mouvement peu documenté voir Anthony Skelton, « Ideal Utilitarianism: Rashdall and Moore », In T. Hurka, editor, Underivative Duty:
British Moral Philosophers from Sidgwick to Ewing. Oxford University Press, Oxford, 2011.
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Rawls ou Amartya Sen18. En revanche, la théorie des listes objectives ne semble pas disqualifier une
pratique éthique de la GPA, telle qu’elle est appliquée au Royaume-Uni.
La capacité du conséquentialisme à répondre à la question de la légitimité morale de la GPA dépend, en
grande partie de la théorie de la valeur sur laquelle cette théorie repose. La théorie de l’hédonisme est la
plus exclusive de toutes puisqu’elle considère le plaisir comme seule motivation de l’action. La théorie des
préférences est, au contraire, trop inclusive puisqu’elle inclut toutes les inclinations humaines, y compris
les plus asociales et les immorales. La théorie des listes objectives, enfin, permet de mieux discriminer nos
fins, bien qu’elle ait du mal à justifier ses choix. On pourrait, cependant, lui reprocher de ne pas accorder
suffisamment d’importance au plaisir des individus. On peut critiquer l’exclusivité des raisons que
s’arrogent les théoriciens de l’hédonisme psychologique, on peut également regretter son fondement
subjectif (qui défie souvent les règles du bon sens), mais on peut difficilement exclure toute motivation
hédoniste des agents. C’est la raison pour laquelle je considère que la tentative de Parfit de concilier
hédonisme et objectivité des valeurs est la bienvenue.
UNE INTERPRETATION PARFITIENNE DE LA GPA
Dans On What Matters, Parfit distingue deux types de raisons d’agir : les raisons déontiques, c’est-à-dire les
obligations morales du type des prima facie duties de Ross 19 ,
et les raisons non-déontiques, ou
conséquentialistes, au sein desquelles il range les raisons hédonistes 20 . Contrairement à l’approche
utilitariste traditionnelle, l’hédonisme constitue, pour Parfit, une raison objective, c’est-à-dire que la
souffrance constitue toujours pour l’agent une raison d’agir (en vue de l’éviter), même si celui-ci n’est pas
concerné par celle-ci. Parfit admet simplement que le sujet n’étant pas le bénéficiaire de l’action, cette
raison a moins de force pour lui qu’elle en aurait eu s’il l’avait été. Il est donc possible de comparer, au
moins approximativement, les raisons qui sont personnelles de celles qui ne le sont pas.
Dans le cas de la GPA, qui nous occupe ici, cela signifie qu’il est théoriquement possible, non seulement,
de reconnaître la coexistence de valeurs morales de type déontologique et de raisons d’ordre
conséquentialistes (qu’elles soient personnelles ou non), mais également aussi de comparer leur force
relative. En d’autres mots, cela signifie qu’on peut à la fois considérer que la GPA transgresse l’interdit
moral de la marchandisation des corps et qu’elle contribue à l’amélioration du bien-être humain. Dans
cette configuration nouvelle, aucune de ces deux raisons ne peut être, à elle seule, décisive. La légitimité
finale de l’action dépend de la force relative de ces raisons. Le débat n’est certes pas tranché, car
l’évaluation des forces relatives des raisons déontiques et non déontiques pose de vraies difficultés, mais il
a néanmoins significativement avancé. Parfit n’aborde malheureusement pas les questions d’éthique
appliquée. Son discours reste donc entièrement théorique. Le quatrième et dernier volume de On What
Matters, qui ne verra jamais le jour, devait être plus explicite sur ce que Parfit considérait comme
objectivement ‘bon’. A défaut d’un positionnement explicite de sa part, on peut néanmoins suggérer
plusieurs pistes de réflexions.
La première question à laquelle nous devons répondre est la suivante : quelle force donner aux raisons
déontiques souvent avancées dans le débat? Celles-ci ont quatre dimensions : une dimension religieuse,
une dimension idéologique, une dimension sociale et une dimension morale. Les principales religions
pratiquées en France sont opposées à la GPA, qui la considèrent contraire à la parole de Dieu. Cette
interdiction est, pour eux, absolue. Mais la France étant un pays laïc, la croyance religieuse ne constitue
pas une raison suffisante pour autoriser ou interdire une pratique. C’est ainsi que, par exemple, le mariage
homosexuel a été autorisé en France en 2013 alors que celui-ci n’est pas reconnu par l’Eglise. La
dimension idéologique du débat sur la GPA est très importante. Je voudrais suggérer, cependant, qu’elle
ne peut pas être décisive. Par raison idéologique, on entend les raisons ayant trait aux valeurs que l’on
souhaite voir reconnaître dans une société. Il existe deux principaux types de modèles de société : celles
Amartya Sen, L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010. Sur l’application de la théorie des capabilities à la GPA en Inde, voir Sheela Saravanan,
« Global Justice, capabilities approach and commercial surrogacy in India », Medecine, Health Care and Philosophy, August 2015, Volume 18, Issue 3,
pp 295–307.
19 William D. Ross, The Right and the Good, Oxford, Clarendon Press, 1930.
20 Derek Parfit, On What Matters, Oxford, Oford University Press, 2011 (vols. 1&2) et 2017 (vol.3).
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qui sont construites sur les notions de responsabilité individuelle, de mérite et de marché – les sociétés
dites libérales – et celles qui font de la solidarité et de l’égalité leurs valeurs cardinales, et que l’on associe
en général au modèle socialiste. Les opposants à la GPA condamnent ce qu’ils considèrent être le
développement ultime du néo-libéralisme, à savoir le droit de vendre ou de louer son corps. Ses partisans
mettent, au contraire, l’accent sur la motivation altruiste des mères porteuses et l’égalité qu’elle permet
d’instaurer entre couples fertiles et infertiles, couples homosexuels et couples hétérosexuels. Les deux
arguments sont parfaitement recevables. Le fait, cependant, qu’aucun de ces deux systèmes ne soit
objectivement meilleur que l’autre, et que ni l’un ni l’autre ne fasse l’objet d’un consensus social, ne permet
pas de faire de cet argument une raison décisive de soutenir ou de s’opposer à la GPA en France.
La dimension sociale des raisons déontiques a essentiellement trait au statut de la femme dans la société.
La GPA constituerait une forme d’aliénation et d’abaissement des femmes dont le statut social (et
économique) serait réduit à leur fonction reproductive. A l’instar des prostituées qui porteraient atteinte à
toute la condition féminine (voire humaine) en faisant commerce de leurs attributs sexuels (et qui, pour
cette raison, sont ostracisées par cette même société qui les exploite), les mères porteuses porteraient
atteinte à l’image de la femme, et s’exposeraient à la même sanction sociale. L’argument est valable dans le
cas où certaines femmes feraient profession de la gestation. Ce n’est pas ainsi que la GPA est envisagée en
France, fort heureusement. Lorsque celle-ci est libre, occasionnelle et indemnisée plutôt que rémunérée, il
n’y a pas de raison de penser que le statut social de la femme soit altéré. J’ai déjà évoqué plus haut
l’impératif moral, généralement réduit à une lecture très contestable de Kant. Il n’existe pas à ce jour de
philosophie morale de type déontologique qui puisse valablement justifier une interdiction inconditionnelle
de la GPA. Les arguments dits kantiens qui nous sont régulièrement présentés dans les médias masquent
en fait des raisons de nature idéologique et/ou religieuse, qui – ainsi qu’on l’a vu – ne peuvent à eux seuls
être décisifs.
Les raisons non-déontiques ont essentiellement une dimension hédoniste, mais il est également possible
de prendre en compte des conséquences non strictement hédonistes de la GPA, telles que les mutations
du système économique ou social (les mères porteuses délaissant leurs emplois, la baisse des demandes
d’adoption, etc.). Dans la mesure où nous ne discutons ici que d’une proposition de loi visant à instituer
une pratique éthique et encadrée de la GPA, les effets économiques de cette pratique seront minimes. Au
vu du fort déséquilibre entre le nombre d’enfants proposés à l’adoption et le nombre de couples en attente
d‘un enfant, on peut penser que l’autorisation de la GPA ne se fera pas au détriment des adoptions.
Mettons donc les raisons non-déontiques et non hédonistes, au moins provisoirement, de côté. Reste
donc ce que l’on pourrait appeler l’empreinte hédoniste de la GPA. Elle est globalement positive, très positive
même. D’un côté, un grand nombre de couples privés de la joie de fonder une famille pourront désormais
y accéder, de l’autre l’expérience altruiste des mères porteuses qui, lorsque la pratique est bien encadrée,
continuent d’être en relation avec les enfants à qui elles ont donné naissance. Mais l’impact le plus
important est naturellement celui constitué par l’existence rendue possible de ces enfants et de tous les
descendants que ceux-ci pourront avoir. Et puisque, pour Parfit, l’hédonisme est une raison objective,
aussi bien personnelle qu’impersonnelle, le bonheur de toutes ces personnes constitue pour tous les autres
une raison (bien que d’intensité plus faible) de l’approuver.
CONCLUSIONS
En fin de compte, on peut conclure, dans une perspective parfitienne, que la force des raisons nondéontiques l’emporte très largement sur les raisons déontiques. Cela suffit-il pour clore le débat et
conclure à la légitimité de la GPA éthique en France ? Non, pas tout à fait, car un certain nombre de
questions restent, je crois, en suspens. J’ai montré qu’aucune raison déontique n’avait assez de force pour
emporter la décision dans un sens ou dans l’autre. Cela me semble assez juste dans l’état actuel du débat
philosophique. Mais on pourrait m’opposer que la faiblesse des raisons déontiques morales tient
davantage à la faiblesse du débat philosophique qu’à la nature des arguments en question. Cela est vrai. Il
est fort possible qu’une véritable théorie déontologique, d’inspiration kantienne ou non, se développe dans
un futur proche et emporte le débat dans un sens ou dans l’autre. Toutes les raisons déontiques morales
ne sont, en effet, pas par nature hostiles à la GPA. Il peut ainsi tout à fait exister des raisons déontiques
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morales non kantiennes qui plaideraient en faveur de la GPA. Symétriquement, il existe des raisons non
déontiques qui pourraient tout à fait plaider en sa défaveur. J’en ai cité deux dans mon argumentaire, mais
il y a en sans doute d’autres. Enfin le fondement hédoniste des raisons déontiques, qui lui donnent toute
force, n’est pas sans poser problèmes. Inclure dans le calcul d’utilité le plaisir net des enfants à naître, ainsi
que celle de leur descendance, conduit invariablement à soutenir toute mesure populationniste quelle
qu’elle soit. Il y a peu de raisons de penser que l’autorisation de la GPA en France nous conduise à une
situation du type de la Conclusion Répugnante de Parfit21. Son effet sur la population sera marginal et il
n’y aucune raison de penser qu’il s’accompagnera d’une réduction de l’utilité moyenne des habitants.
Néanmoins on est en droit de s’inquiéter de la force que donne toute mesure populationniste aux raisons
non-déontiques, force qui pourrait théoriquement nous amener un jour à accepter des pratiques moins
librement consenties que ne le serait la GPA éthique. Pour terminer, et dans la continuité du point
précédent, je voudrais signaler ce qui paraît être l’une des plus grosses difficultés à laquelle doit faire face
toute philosophie morale à l’égard de la GPA, à savoir celle relative à sa normativité. A supposer qu’une
théorie éthique, telle que celle que je viens de présenter, parvienne à démontrer la légitimité morale de la
GPA, dans quelle mesure celle-ci deviendrait-elle non seulement moralement acceptable mais, également,
moralement contraignante ? Ne nous sommes pas tous moralement tenus de ‘bien’ agir ? Comment
justifier la nature surérogatoire de la GPA ? Toutes ces questions méritent, il me semble, d’être réellement
débattus par les philosophes avant que le débat ne soit confisqué, parfois au nom même de la philosophie,
par ceux qui ne défendent, en réalité, qu’une vision idéologique.
21 « The Repugnant Conclusion » est formulée ainsi par Parfit « For any possible of at least ten billion people, all with a very high quality of life,
there must be some much larger imaginable population whose existence, if other things are equal, would be better even though its members have
lives that are barely worth living » Derek Parfit, Reasons and Persons, op.cit., p. 388. Je reprends ici la traduction de Pascal Engel.
http://lafrancebyzantine.blogspot.fr/search?q=parfit
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