Notes de lecture
À PROPOS DE MARK WAGNER,
LIKE JOSEPH IN BEAUTY,
CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES MUWAŠŠAḤĀT
DE SĀLIM ŠABAZĪ
JULIEN DUFOUR*
L
e Yémen, comme les autres contrées arabophones, a connu à partir du
e
XII s. une ivresse venue d’occident, qui a bouleversé sa vie littéraire et
dont il n’a toujours pas dégrisé. La bonne société s’est prise de passion pour
les chansons nouvelles dont les Andalous avaient donné l’exemple et qui
charmaient par leurs mélodies variées, la fraîcheur raffinée de leurs sonorités
et de leurs images cointes et gaies : c’est ce qu’on appela le muwaššaḥ, d’un
mot qui évoque, on ne sait trop pourquoi, des colliers de perles ou des
écharpes brodées portées en sautoir. Une poésie strophique aux savantes
arabesques de rimes et de rythmes fit désormais un contrepoint bienvenu à
l’austère qaṣīdah héritée de l’Arabie ancienne. Le Yémen, cependant, ne
s’en tint pas à l’imitation des Andalous et, par des chemins qui nous
demeurent très obscurs, élabora une forme tout à fait particulière de
muwaššaḥ. On voit ainsi émerger au XIVe s., dans une langue en général
dépourvue des désinences flexionnelles de l’arabe classique et accueillant
volontiers quelques éléments dialectaux, une poésie qui finit par prendre le
nom de ḥumaynī. Elle est à la base du répertoire pratiqué aujourd’hui par
exemple à Sanaa, mais aussi dans nombre de traditions poético-musicales de
la péninsule Arabique.
Mark Wagner, Like Joseph in Beauty1
Si les origines restent dans l’ombre, c’est en revanche un éclairage
abondant et précis que procure désormais, pour les époques ultérieures,
l’ouvrage de Mark Wagner Like Joseph in Beauty. Il y avait déjà eu de
* Université de Strasbourg ; chercheur associé au Centre français d’archéologie et de sciences
sociales de Sanaa.
1
Mark Wagner, Like Joseph in Beauty, Yemeni Vernacular Poetry and Arab-Jewish
Symbiosis. Leyde/Boston, Brill, 2009, 354 p. ISBN 978 90 04 16840 4.
Pount, 5 (2011) : 139-187
140
Julien Dufour
bonnes études de cette poésie, principalement les travaux de Jaˁfar al-Ẓafārī
et de Muḥammad ˁAbduh Ġānim1. Mais Wagner apporte deux contributions
essentielles.
D’une part, il s’attache, sur une période qui va du XVIe s. à nos jours, à
distinguer et à caractériser les différents courants littéraires qui ont eu le
ḥumaynī comme mode d’expression. S’appuyant sur un énorme travail de
dépouillement de textes, souvent manuscrits – chroniques historiques,
ouvrages biographiques, recueils poétiques, textes de controverse politique
ou religieuse –, il expose les conditions sociales et politiques auxquelles ont
répondu les développements de cette poésie suivant les milieux et les
époques.
D’autre part, il inclut dans le champ de son étude la riche production
juive yéménite en arabe et hébreu, dont il montre qu’elle s’inscrit dans
l’aventure du ḥumaynī. Ce faisant, il contribue à abattre une cloison
épistémologique certes absurde mais rarement franchie dans les faits.
Évoquons en quelques lignes ce que le lecteur trouvera dans Like Joseph
in Beauty, qui est en fait une version remaniée de la thèse de doctorat de
l’auteur (Wagner, 2004). En signalant dès maintenant que chaque chapitre
est abondamment illustré de poèmes traduits et analysés, ce qui rend la
lecture fort agréable.
En introduction, l’auteur constate que ce qu’il appelle la poésie yéménite
juive et la poésie yéménite arabe ont généralement été étudiées séparément,
avec comme conséquence que l’étude du ḥumaynī « arabe » n’a pas profité
de celle du muwaššaḥ « juif », et que ce dernier a le plus souvent été
considéré comme une élaboration en vase clos, sans rapport avec le reste de
la poésie yéménite. Il annonce sa thèse : ces deux poésies ne sont que deux
aspects d’un même phénomène, dont on ne peut comprendre l’un sans
l’autre.
Le chapitre I retrace rapidement ce qu’on sait de l’histoire des débuts du
ḥumaynī, en s’appuyant principalement sur le travail d’al-Ẓafārī : 1966,
jusqu’ici malheureusement inédit2. Le rôle des milieux soufis à l’époque
rasūlide est déterminant, et l’un des modèles semble avoir été le muwaššaḥ
mystique d’auteurs comme Ibn ˁArabī, al-Šāḏilī, al-Tilimsānī et al-Šuštarī,
où le vocabulaire et les lieux communs de la poésie courtoise (ghazal) sont
employés avec une portée symbolique. Wagner montre ensuite comment
cette histoire a été récrite postérieurement, au début du XVIIe s., à une époque
où les milieux dirigeants du nouveau pouvoir des imams qāsimides voyaient
le soufisme d’un mauvais œil. Le personnage-clé est Muḥammad b. Šaraf
1
2
Ġanim, 1987 et Dafari, 1966.
Bien qu’il ait donné lieu à trois articles dans la revue Al-Yaman (al-Ẓafārī 1992, 1996,
2000), dont Wagner ne semble pas avoir eu connaissance.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
141
al-Dīn (mort en 1601), poète soufi des régions zaydites dont la biographie fut
massivement caviardée par son neveu, ˁĪsā b. Luṭf Allāh. Ce dernier,
minimisant le rôle du soufisme, rattache les origines du ḥumaynī à Ibn
Fulaytah, un poète de la cour rasūlide dont l’influence semble avoir été pour
le moins limitée, et réussit un tour de force historique : l’abondante poésie
mystique de Muḥammad b. Šaraf al-Dīn va être prise au pied de la lettre
comme poésie amoureuse et constituer le fondement du ghazal chanté
sanaani jusqu’à nos jours.
Le deuxième chapitre est consacré au dialecte dans la poésie ḥumaynī.
Après avoir constaté que le ghazal comporte en général peu d’éléments
dialectaux, l’auteur fait surtout porter son analyse sur des poètes des XVIIe et
e
XVIII s., entre autres sur le cercle d’al-Safīnah, autour de ˁAlī al-Ḫafanjī
(mort en 1766-1767), qui développe une poésie parodiant le ghazal et le
panégyrique traditionnel en ayant recours aux sujets les plus triviaux :
milieux sociaux inférieurs, femmes, cuisine, débauches diverses, dans une
langue puisant à tous les dialectes et sociolectes de l’époque. Ayant recours
au terme d’hétéroglossie, Wagner développe l’idée que les dialectalismes du
ḥumaynī seraient un code-switching visant à produire un effet humoristique
en s’appuyant sur le mépris de la bonne société pour les classes populaires
ou serviles.
L’auteur s’étend, dans un troisième chapitre particulièrement riche et
documenté, sur ce qu’il appelle un âge d’or du ḥumaynī, allant de la moitié
du XVIIe s. au XIXe s. Il montre comment la poésie a bénéficié d’un patronage
de la part de l’imam, des nobles, des gouverneurs de provinces, et comment
elle était un véritable moyen de grandir en crédit et de gravir les échelons de
l’appareil d’État. Il s’agit là bien sûr de l’État zaydite.
Le chapitre IV, plus composite, après avoir discuté la notion de hazl
– légèreté à la fois du sujet et de la langue – traite des modes de production
et de transmission des œuvres, en particulier des sources de l’inspiration :
visite onirique d’un saint ou d’un illustre prédécesseur, génie familier ou
personnel, cuisine poétique, les réponses varient suivant les époques et les
courants de pensée.
Le cinquième chapitre est consacré à Sālim Šabazī, poète juif originaire
de Šarˁab et ayant vécu à Taez (taˁizz 1). Sa date de naissance semble pouvoir
être fixée à 1619. On ne sait pas grand-chose sur sa mort, mais Wagner
arrive à la conclusion qu’elle a dû survenir aux alentours de 1679. L’œuvre
de ce poète prolifique, dont l’influence fut énorme sur toute la culture judéoyéménite, n’a pas fait l’objet d’une édition critique. Wagner s’appuie
1
Le nom de cette ville, nommée Taezz par ses habitants (ar. littéral : taˁizz), située entre
Sanaa et Aden, peine à trouver une forme usuelle stable en français. La rédaction de Pount a
choisi de retenir définitivement la graphie « Taez ». Voir dans cette livraison, pages 75-99,
le texte que Noha Sadek consacre à l’histoire de cette grande ville yéménite (NDLR).
142
Julien Dufour
principalement sur le groupe de manuscrits édité par Seri et Tobi1, tout en
invitant à la prudence sur l’attribution de ce document que les éditeurs
estiment autographe. Au vu du fac-simile, on ne peut que lui donner mille
fois raison. L’auteur fait le point sur les recherches concernant les origines
de cette poésie symbolique et ésotérique, et estime que la thèse d’une origine
juive extra-yéménite n’est pas fondée. Son hypothèse est que les
correspondances sont à chercher avec le ḥumaynī soufi. À travers l’étude de
trois poèmes de Šabazī et leur comparaison avec l’œuvre de Bā Maḫramah
(mort en 1546-47), il montre comment une phraséologie lyrico-mystique
musulmane est reprise et réinterprétée dans un cadre cabalistique juif. C’est
ainsi que l’on trouve l’expression bi-ḥusn al-yūsufī l-fattān « for I am like
Joseph in Beauty »2 qui évoque chez Muḥammad b. Šaraf al-Dīn
Waylāh°min yūsufī l-jamālī « Hélas, je souffre de celui qui est beau comme
Joseph »3, ou ˀa-min šiˁāˁi l-šuhubī / ṣawwarta ḥusnan yūsufiyyā « est-ce
avec les rayons des étoiles que tu as créé cette beauté semblable à celle de
Joseph ? »4
Wagner étudie ensuite la réception de l’œuvre de Šabazī par les époques
postérieures, en suivant deux axes. D’un côté le travail de Yaḥyā Qoraḥ
(1840-1881). Cet auteur yéménite cherche à interpréter l’ésotérisme
šabazien, et pour ce faire développe tout une critique textuelle et littéraire : il
rassemble des manuscrits, observe les performances chantées, les compare
avec celles des musulmans, étudie la langue, les figures de styles, en un
véritable travail d’exégète. À l’inverse Yaḥyā Qāfiḥ (1849-1932) et les
penseurs du mouvement dit Dor Deˁah veulent en finir avec la cabbale, vue
comme un facteur d’arriération ; dans le même temps ils sont gênés par
l’érotisme de Šabazī ainsi que par sa proximité avec une culture arabe.
Cependant la place centrale de cet auteur dans la culture juive yéménite le
rend incontournable, encore plus à partir de l’émigration vers Israël, qui va
rendre encore plus impérieux les besoins identitaires de cette communauté.
L’héritage šabazien finit donc par être accepté, mais non sans conditions :
son symbolisme doit être compris à un niveau purement philosophique ; ses
appels mystiques vers Sion sont interprétés comme un sionisme religieux ; et
tout lien avec ce qui est arabe et musulman est nié.
Les évolutions et bouleversements du ḥumaynī au XXe s. font l’objet du
chapitre VII. Aden devient dans les années 1930-1940 la capitale du chant
sanaani, les musiciens du Nord fuyant l’interdiction du chant par les
autorités de l’imam. Des styles locaux sont créés au Sud, souvent de toutes
pièces : l’adéni dans la mouvance du Club musical d’Aden, le laḥjī avec
1
Seri & Tobi, 1976.
Wagner, 2009 : 187.
3
MM 101b.
4
MM 147.
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
143
al-Qumindān (1878-1937), le yāfiˁī autour de la poésie de Yaḥyā ˁUmar, le
ḥaḍramī autour du poète al-Miḥḍār et du musicien Abū Bakr Sālim. Au
Nord aussi, avec les événements de 1948 puis la révolution de 1962, un
nouveau type de ḥumaynī politique se développe. La poésie dialectale est
vue comme un moyen de toucher le peuple et elle prend une très forte
dimension didactique.
Pour finir ce tour d’horizon du ḥumaynī au XXe s., Wagner étudie le
destin de la poésie de Šabazī en Palestine mandataire, puis en Israël. Il
montre comment, à partir de l’entre-deux-guerres, une tradition yéménite
européanisée – avec une artiste comme Zephira –, ou du moins écrite et fixée
– avec des chercheurs comme Yeḥiˀel ˁAdāqī et Uri Sharvit –, sert à la
constitution d’une culture nationale israélienne. Un deuxième mouvement, à
partir des années 1970, voit les musiciens yéménites jouer un rôle moteur
dans le développement d’une musique dite mizraḥi, accompagnant
l’émergence d’une identité « orientale », s’opposant à un establishment
travailliste d’origine surtout européenne. La poésie šabazienne passe à
l’ethno-techno, en particulier avec l’album Fifty Gates of Wisdom (1988) de
la chanteuse Ofra Haza. La rupture avec un milieu musulman et arabe est
consommée. Seules les strophes en hébreu des poèmes sont conservées, et le
reste de l’œuvre devient incompréhensible à la plupart des Israéliens
d’origine yéménite.
On voit que c’est un travail très riche que celui de Wagner. Il est en outre
abondamment documenté, et le nombre des références n’est pas le moindre
de ses intérêts. Dans sa capacité à mettre en rapport les facettes les plus
diverses du ḥumaynī, il procure une vue d’ensemble qui manquait
cruellement, et sur laquelle on peut désormais s’appuyer pour approfondir tel
ou tel aspect. C’est incontestablement un ouvrage de référence pour
quiconque s’intéresse à la littérature yéménite.
La critique se limitera ici à un point, sur lequel je ne peux suivre Wagner.
Il s’agit de l’idée, défendue dans le chapitre II et reprise en conclusion de
l’ouvrage, selon laquelle l’essence fondamentale du ḥumaynī serait un
emploi humoristique du dialecte tirant parti d’un effet littéraire de codeswitching.
Il me semble en effet que les lieux, les époques et les auteurs diffèrent et
requièrent des analyses différentes. Un Ḫafanjī joue bel et bien avec les
codes, et pas seulement linguistiques. Il les pervertit à plaisir et en tire un
effet littéraire et humoristique, c’est indéniable. Quand ˁAbd al-Raḥmān
al-Ānisī place des régionalismes dans la bouche de la jeune provinciale qu’il
prétend courtiser, on peut considérer aussi qu’il y a jeu linguistique, bien que
le cas soit tout à fait différent. Mais quand un soufi de la Tihāma emploie
des tihamismes conventionnels dans sa poésie mystique, je ne vois pas où est
l’humour. Quand, deux siècles plus tard, Muḥammad b. Šaraf al-Dīn
144
Julien Dufour
compose dans cette même tradition soufie, lui empruntant ses concepts, ses
formes, ses images, son vocabulaire et sa syntaxe, je ne crois pas non plus
qu’il y ait jeu linguistique. Il y a simplement une tradition poétique
possédant sa langue propre, laquelle est composite mais cohérente.
Car si le poète ḥumaynī procédait en permanence à un mélange entre
arabe classique et arabe dialectal, s’il ne cherchait que le contraste et le
passage d’un registre à l’autre, alors on devrait voir apparaître toutes sortes
de dialectalismes ; tous les mélanges seraient permis, voire recherchés. Or,
ce n’est pas le cas. Si l’on met à part le cas d’al-Ḫafanjī et les quelques
poèmes qui, chez les Ānisī et al-ˁAnsī, jouent à imiter un parler local, les
dialectalismes du ḥumaynī sont toujours les mêmes, et en nombre somme
toute assez limité. Il y a un usage relativement contraignant, même si la
norme en est implicite. Rien n’empêche ensuite de jouer avec l’usage, voire
de le subvertir, mais il existe. Il est certain que des poètes yéménites ont fait
usage des différents registres de langue, ou des dialectes régionaux. Et,
évidemment, ils l’ont fait dans le champ du ḥumaynī – où donc auraient-ils
pu le faire ? C’est un phénomène remarquable et fort intéressant, que
Wagner a bien raison de souligner, mais est-ce la nature même du ḥumaynī ?
À une époque inconnue et pour des raisons qui nous échappent, les soufis
du sultanat rasūlide ont commencé à employer quelques formes yéménites
dans un muwaššaḥ mystico-lyrique par ailleurs très classique de langue,
iˁrāb excepté. À partir du XVIIe s., les fonctionnaires d’un vaste État imamite
centré sur une capitale en train de développer une véritable culture urbaine
ont aimé évoquer des parlers régionaux dans leurs vers, non sans quelque
condescendance – tout en continuant à composer de la poésie amoureuse
dans la veine de leurs prédécesseurs. Vers la même époque, les juifs du
Moyen-Yémen faisaient alterner dans leurs poèmes des strophes en arabe et
en hébreu. Un groupe d’aristocrates dépravés de génie a inventé au XVIIIe s.
une poésie sanaanie bizarre et passionnante. Aujourd’hui, les Sanaanis
continuent à chanter un répertoire de ghazal issu de ces différentes époques
en ignorant totalement, pour la plupart, selon quelle chronologie et dans
quelles circonstances il s’est constitué. Certes, on peut qualifier tout cela de
code-switching. Mais en quoi ce terme éclaire-t-il ces objets et nous permetil de mieux les comprendre ? Il me semble plus fécond de considérer qu’il
existe un usage linguistique propre au ḥumaynī, comparable à d’autres
variétés d’arabe moyen, un usage ni classique ni dialectal, et de chercher à le
décrire à partir d’un corpus donné. Des caractéristiques récurrentes se
dégagent alors aux niveaux de la phonétique, de la morphologie, de la
syntaxe, du lexique. C’est une fois ce travail effectué qu’on est à même de
juger des interférences et jeux entre registres, dont l’existence n’est pas
douteuse.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
145
Langue et métrique de trois muwaššaḥāt de Sālim Šabazī
Like Joseph in Beauty se clôt sur « Shabazi in Tel-Aviv ». Et l’on sent
une pointe d’amertume sous la plume de Wagner quand il évoque ce que
sont devenus Šabazī et ses chansons : muséifiés, électrifiés, désarabisés. Non
qu’il dénie à quiconque le droit de donner à une œuvre une vie nouvelle dans
un contexte nouveau ; mais il semble regretter que l’on ait occulté le Šabazī
de Šabaz, l’homme pétri de Cantique des Cantiques et de poésie ḥumaynī,
d’hébreu et d’arabe taezi. L’espérance messianique du poète une fois
transformée en éloge du sionisme, la déception est grande quand on
s’entasse dans une banlieue de Tel Aviv. Et l’on peut lire Like Joseph in
Beauty comme un effort pour rendre à cet auteur son pays natal,
l’environnement culturel, littéraire et linguistique où il s’est épanoui.
Wagner y réussit magistralement, et c’est avec plaisir qu’on le suit sur les
chemins tortueux de l’histoire, du sultanat rasūlide à la république arabe, de
Zabid à Tel Aviv. Et l’on finit par croire qu’en effet, chaque vendredi soir,
Šabazī voyageait et voyage encore, depuis les collines de Taez où il repose,
vers Jérusalem, Hébron, Tibériade, Safed, New York aussi parfois. Bien dur
serait le cœur de qui n’offrirait à Rabbī Sālim, quand il le croise en route
pour de si lointaines contrées, le peu qu’il a à lui proposer. M’autoriserait-on
à faire de même, et à ajouter à la table magnifique que Wagner a dressée
pour lui, quelque bol de bouillon ou une assiette de ˁaṣīd ?
J’aimerais présenter ici en quelques pages ce qu’une expérience du
ḥumaynī acquise ailleurs me permet de dire de la poésie šabazienne. Disons
tout de suite que je la connais mal et n’ai fait que la parcourir ; la forêt de
références dont les branches s’entrecroisent dans les šabaziyyāt est pour moi
une selve obscure. Mais sur deux points : la métrique et l’analyse de la
langue, je crois pouvoir indiquer l’entrée d’un chemin, bien que je n’aie pu
m’y engager que sur quelques mètres.
Le lecteur demandera ce qui me permet de parler ainsi. Dans le cadre de
la préparation d’un doctorat, j’ai été amené à analyser métriquement et
linguistiquement un corpus d’environ cinq cent cinquante poèmes ḥumaynī,
écrits en caractères arabes par des Yéménites musulmans ou présumés tels
entre le XIVe et le XIXe s.1. Il faut y ajouter la fréquentation, à Sanaa, pendant
plusieurs années, de musiciens et d’amateurs de chant sanaani2. Je
m’efforcerai ici d’appuyer systématiquement mes dires sur des renvois
précis (mais forcément limités en nombre) à des textes de poésie ḥumaynī,
1
2
La liste de ces œuvres est donnée plus bas.
Les conclusions de ce travail viennent d’être publiées : Julien Dufour, Huit siècles de poésie
chantée au Yémen. Langue, mètres et formes du ˜umaynī, Strasbourg, Presses universitaires
de Strasbourg, 2011, 454 p.
146
Julien Dufour
en privilégiant les exemples empruntés à Muḥammad b. Šaraf al-Dīn, poète
de peu antérieur à Šabazī et dont l’importance a déjà été évoquée.
L’analyse portera ici sur les trois poèmes que Wagner traduit et étudie
aux pages 172 et suivantes. Je n’aurai pas la témérité d’en proposer une
traduction en français, et me permettrai de citer le texte anglais que Wagner
a eu le courage d’établir1. Dans l’appendice III, il donne en outre une
transcription des trois poèmes dans les langues originales et s’applique à les
scander. Il estime que la tâche est ardue et que bien des vers résistent à la
scansion. Il suppose que le texte prend des libertés avec la prononciation et
l’orthographe pour les besoins du mètre et souligne scrupuleusement les
lieux comportant, selon lui, une irrégularité métrique difficile ou impossible
à corriger. Or, je pense qu’on peut être plus optimiste qu’il ne l’est, et que
ces trois pièces se laissent scander de manière régulière dans leur quasi
intégrité, une fois posé un nombre très limité de règles de scansion. Les
pages qui suivent vont tenter de le montrer, en s’appuyant sur le travail de
Wagner et en faisant appel à l’éclairage du ḥumaynī bas-yéménite et sanaani.
Questions de métrique
La métrique de la poésie ḥumaynī n’a rien d’obscur ni d’aléatoire,
contrairement à ce qu’ont affirmé plusieurs auteurs yéménites pourtant fins
connaisseurs. Elle est au contraire très simple et régulière. Les principes en
sont les suivants.
C’est une métrique de type malḥūn, c’est-à-dire en gros que les mots
n’ont pas les désinences d’iˁrāb que prescrit la grammaire de l’arabe
classique. Ils ont toujours et partout2 pour forme de base celle qu’ils n’ont en
arabe classique qu’à la pause. Autrement dit, ils ont sensiblement la même
forme qu’en arabe dialectal yéménite, ou qu’en arabe standard moderne
parlé. Le sukūn n’est donc pas l’imprévisible « âne de la langue » qu’on
évoque parfois, il en est plutôt le constant et indispensable chameau.
Pourquoi alors a-t-on parfois l’impression que la fin d’un mot est
vocalisée ? Parce que dans la langue du ḥumaynī, comme dans de nombreux
dialectes arabes du Moyen Orient, une suite de trois consonnes n’est pas
permise3. Si les hasards de la syntaxe font peser un tel risque, il est aussitôt
évité : Si et seulement si un mot finissant par deux consonnes est suivi d’un
1
Dans le cours de l’analyse linguistique, je proposerai là où je le peux un mot-à-mot à visée
purement pratique. Dans les références aux textes, les chiffres romains indiqueront le
poème, les chiffres arabes le vers.
2
Sauf parfois à la rime, et dans quelques cas où apparaît un pseudo-tanwīn qui n’a sans doute
pas grand-chose avoir avec de l’iˁrāb.
3
Autrement dit une syllabe ne peut ni commencer ni finir par un groupe consonantique. Ce
phénomène est relevé par Serjeant, 1951 : 76 sq. et Semah, 1988 : 228-229.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
147
mot à initiale consonantique, une voyelle brève de disjonction est insérée1
(on la notera ici par °) :
qalb + hāyim ⇒ qal|b°|hā|yim
Dans tous les autres cas, le taskīn al-ˀawāḫir est de rigueur. Dans une
suite comme salab + qalbī, on ne peut jamais au grand jamais voir
apparaître une voyelle de disjonction.
Un mot finissant par une voyelle longue ou un diphtongue suivie d’une
consonne (-āC, -īC, -ūC, -ayC, -awC) peut être considéré ou non comme
finissant par deux consonnes, c’est-à-dire qu’il peut ou non développer une
voyelle de disjonction devant une initiale consonantique. Ainsi, pour ḏāb +
qalbī, on trouvera aussi bien ḏā|b°|qal|bī que ḏāb|qal|bī. Les deux
traitements sont sensiblement aussi fréquents l’un que l’autre.
Un mot du mètre avant de poursuivre. C’est un schéma exprimable sous
la forme d’une combinaison d’unités métriques longues (–) et brèves (U). Il
n’y a pas d’unité commune et, normalement, aucune substitution n’y est
possible2. Un vers donné fait correspondre à chaque unité métrique longue
du mètre une syllabe longue, et à chaque unité métrique brève une syllabe
brève. Une syllabe brève est une syllabe formée d’une consonne suivie d’une
voyelle phonologiquement brève. Si une syllabe comporte une voyelle
phonologiquement longue et/ou si elle est fermée par une consonne, alors
elle est longue.
Normalement, le schéma métrique d’une strophe vaut pour toutes les
autres strophes d’un même poème. Chaque strophe est divisée en segments,
chacun terminé par une rime. Les schémas métriques attestés dans le
ḥumaynī sont extrêmement nombreux. Ce n’est pas le lieu d’en traiter.
Il existe des mots qui, métriquement, fonctionnent comme s’ils avaient
une initiale vocalique. Ce sont, d’une part, les mots précédés de l’article
défini. D’autre part, les mots commençant par une occlusive glottale, même
radicale ou élément de schème (hamzat qaṭˁ), qui peuvent librement être
traités comme ayant une initiale consonantique ou vocalique ; dans ce
dernier cas, il y a chute métrique de la hamzah3. Une syllabe nouvelle est
formée, dont la consonne initiale est la consonne finale du mot précédant
l’initiale vocalique :
1
2
3
Dans la pratique sanaanie actuelle, cette voyelle est normalement prononcée lorsque le
poème est chanté, et reçoit des timbres variables en fonction de l’environnement
phonétique. Elle peut même soutenir un mélisme. Mais quand on cite un vers sans chanter,
alors elle peut fort bien ne pas apparaître, surtout dans le cas des mots de type ḏāb traités cidessous. Landberg, 1901 : xxi et passim relève un phénomène semblable pour le
Ḥaḍramawt.
Cependant, à une unité métrique longue à l’initiale d’un hémistiche peut, de façon
minoritaire mais fréquente, correspondre une syllabe brève.
Ce qui ne présume en rien ou presque de la prononciation effective.
148
Julien Dufour
qalb + al-muˁannā ⇒ qal|bal|mu|ˁan|nā (– – U – –)
šāḏin + ˀatlaˁ ⇒ šā|ḏin|ˀat|laˁ (– – – –) ou šā|ḏi|nat|laˁ (– U – –)
Devant l’article défini, une finale en -ī peut subir deux traitements :
qalbī + al-muḍnā ⇒ qal|bīl|muḍ|nā (– – – –) ou qal|bi|y°l|muḍ|nā (– U –
– –)
Précisons que le phénomène inverse : hamzat waṣl traitée comme une
hamzat qaṭˁ, n’est possible que dans des cas très limités, et en tout cas pas
pour l’article défini. On y reviendra.
Ces quelques règles permettent d’expliquer la scansion de la quasitotalité des poèmes inclus dans mon corpus1. Leur application est d’une
régularité à peu près totale et, avec un peu de pratique, elle prend vite
l’évidence du naturel. S’il survient une irrégularité ou une anomalie, elle
n’en est que d’autant plus frappante. On trébuche dessus comme sur une
pierre. Le vers est faux. Il reste alors à chercher pourquoi.
Insistons : il n’y a jamais dans ces textes de distorsion, de compression,
d’allongement artificiel d’une voyelle pour les besoins du mètre. Il y a
simplement des formes linguistiques que l’orthographe note avec plus ou
moins d’exactitude. Une forme du pronom affixe masculin singulier en -hū,
avec voyelle longue finale, existe dans la langue arabe, au moins poétique,
depuis que celle-ci est attestée ; l’orthographe ne la note généralement pas, la
scansion la révèle. Il en va de même pour maˁā « avec », ignoré par la norme
classique mais universellement répandu. Ou pour des formes de type
yitC1aC2C2aC3, extrêmement fréquentes dans les dialectes là où le classique
a yataC1aC2C2aC3. Il y a un jeu de correspondance exacte, selon une règle
du jeu, entre les structures du mètre et celles de la phonologie de la langue.
Que cette langue ne soit ni vraiment de l’arabe classique ni tout à fait de
l’arabe dialectal, c’est certain. Que les règles en question soient arbitraires,
c’est sûr aussi ; on aurait pu a priori en imaginer d’autres – et d’autres
existent ailleurs dans le monde arabophone. Mais il faut bien constater que
ce sont elles qui sont opérantes dans notre corpus, et que la langue que les
textes révèlent est de ce point de vue cohérente et régulière. Le poète n’a pas
la liberté de la maltraiter, et il ne la plie à aucune forme qui lui soit
étrangère.
1
Quelques poèmes relèvent d’une autre métrique et sont immédiatement repérables comme
tels. En outre, on a laissé ici de côté quelques points de détails ou des phénomènes rares.
Ces règles sont énoncées dans Dufour 2003. Serjeant 1951 : 77 donne pour la poésie du
Ḥaḍramawt des indications tout à fait comparables. Mais certaines des règles qu’il relève ne
s’appliquent pas à notre corpus (simplification des géminées finales, scansions kitābk pour
kitābak). Il faut dire que cet auteur classe sous une même catégorie ḥumaynī des types de
poésie qui mériteraient sans doute d’être distingués.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
149
Trois poèmes de Sālim Šabazī
La question qui se pose est la suivante : la poésie en arabe de Sālim
Šabazī relève-t-elle de la même métrique, du même jeu de règles, que le
corpus qui m’a servi à élaborer celles énoncées ci-dessus ? Je vais
m’attacher à montrer que la réponse est clairement oui, à condition d’ajouter
une règle – ou peut-être deux –, que nous verrons. Quant à la langue
employée, elle est elle aussi tout à fait comparable, mais se distingue
néanmoins par un certain nombre de caractéristiques, absentes de mes textes.
Je n’ai pas cherché à déterminer une valeur métrique pour chaque signe
vocalique employé par le manuscrit. Comme pour les textes en écriture
arabe, j’ai considéré qu’on avait affaire à une orthographe, et j’ai cherché à
distinguer quel état de langue elle recouvrait, en imaginant a priori que cette
langue avait quelque chance de ressembler à ce que je connais des dialectes
yéménites et du reste du ḥumaynī. Or, on constate que si l’on prononce ces
textes comme du yéménite standard d’aujourd’hui, et qu’on y applique les
règles de scansion du ḥumaynī, alors presque tout tombe juste métriquement.
Ne pouvant croire que ce soit là l’effet du hasard, je considère qu’il faut
partir de là pour déterminer les principes de l’orthographe, et non l’inverse.
Les tableaux qui suivent rendent visible le découpage syllabique de la
scansion, ce qui permet au lecteur d’évaluer facilement la conformité du
texte au mètre. Dans le même temps, l’orthographe adoptée permet de savoir
pour chaque voyelle comment le manuscrit la note (signes vocaliques et
matres lectionis) ou, éventuellement, l’omet ; mes ajouts ou interprétations
sont ainsi repérables. Les lieux où apparaît une difficulté de scansion sont
distingués par un fond grisé, et ne peuvent donc passer inaperçus.
Les remarques de métrique et de langue que le texte exigeait ont été
regroupées à la fin pour la clarté de l’exposé ; il y est fait des renvois par
anticipation. Mais dévoilons dès maintenant la règle métrique
supplémentaire qu’il faut introduire : un mot finissant par une consonne
géminée peut être traité comme finissant par une consonne simple :
kull + mā ⇒ kul|l°|mā (– U –) ou kul|mā (– –).
À quoi bon, dira-t-on, passer tant de temps à discuter de la valeur
métrique de lettres si fines, de voyelles si furtives ? D’abord, pourquoi pas ?
Si on le fait pour le latin, pourquoi ne pas le faire pour l’arabe yéménite du
e
XVII s. ? Que la poésie de Šabazī vaille ou non celle de Virgile, les gens qui
s’en nourrissent se valent tous, et leurs langues méritent une égale attention.
Mais il me semble aussi que la métrique est un outil puissant d’analyse du
texte. Elle permet de cerner de près la langue d’un auteur, de voir ce que
l’orthographe ne montre pas.
Et puis le poète ne nous dit-il pas :
Wa-l-aḥruf kān hunāk tunẓar / tunīr mutrādifīn
150
Julien Dufour
« On pouvait y voir les lettres rayonner, les unes à la suite des autres » ?
Prêtons donc quelque attention à des lettres que cet homme n’a pas dû
combiner à la légère.
Transcription du manuscrit
Les manuscrits reproduits en fac-similé dans Seri & Tobi 1976 sont datés
par Tobi de la fin du XVIIe s., et seraient, selon lui, de la main de Šabazī luimême. Wagner remarque1 que plusieurs mains alternent dans chacun des
ouvrages, qui semblent être formés de documents divers reliés après coup. Et
en effet, d’une section à l’autre, forme et espacement des lettres, tracé et
placement des signes vocaliques, usage du dagesh, présence de guidons –
tout change si l’on y regarde de près. Il convient sans doute d’être très
prudent sur les dates de copie de ces textes, et peut-être même parfois sur
leur provenance.
La lecture du manuscrit qui va être proposée ici s’appuie à tout instant sur
celle de Wagner et lui doit donc beaucoup, même si des choix différents ont
souvent fini par être faits. Il ne m’a pas semblé utile cependant, sauf dans
quelques cas difficiles, de signaler chaque lecture ou scansion de Wagner
reprise ou rejetée.
Transcription de l’hébreu
Le manuscrit emploie sept signes vocaliques, tous suscrits. Le schwa est
une courte ligne horizontale. Le patah est semblable, mais surmonté d’un
point ou d’une petite ligne perpendiculaire qui lui donne la forme d’un petit
T majuscule renversé. Le qamets est semblable mais basculé d’un quart de
tour vers la gauche et prend l’aspect d’un v très ouvert. Le holem est formé
de deux points l’un sur l’autre. Le qibbuts est une petite barre verticale,
éventuellement incurvée vers le haut et la droite. Le tsere est formé de deux
points côte à côte. Le hireq est un point suscrit. Ces signes seront transcrits
respectivement ə, a, ɒ, o, u, e, i. Les quatre derniers seront transcrits ô, û, ê, î
lorsqu’ils sont accompagnés de la mater lectionis correspondante
(respectivement vav, vav, yod, yod).
Il n’y a qu’un symbole pour le schwa, quelle que soit la nature de la
consonne sur laquelle il porte2. Quand la conjonction wə- se trouve devant
une consonne labiale, le schwa est noté par un qibbuts. Il n’en continue pas
moins à compter pour une brève dans le mètre si rien ne vient fermer la
syllabe. Il est alors transcrit ŭ.
1
2
Wagner, 2009 : 154.
Morag, 1963 : 178 sqq.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
151
Le dagesh n’est employé que de manière erratique. Il précède parfois la
lettre à laquelle il s’applique, surtout si cette dernière est précédée d’un
lamed. En outre, l’état du manuscrit et du fac-simile ne permet pas toujours
de reconnaître si l’on a affaire à un dagesh ou à une tache du papier. J’ai
indiqué par des caractères gras les cas où j’ai cru le distinguer clairement.
J’ai choisi de restituer les géminations et les spirantisations les plus
habituelles en hébreu biblique ; c’est un choix arbitraire visant à faciliter les
équivalences avec la prononciation yéménite ; le manuscrit lui-même ne
donne que fort peu d’indices à ce sujet. Le manuscrit ne distingue pas les he
mobiles des quiescents, de même pour les aleph ; la transcription ne s’y
efforcera pas non plus. Le sin, en revanche, est systématiquement distingué
par un crochet. Il sera transcrit par ś.
Si une lettre est en exposant, c’est que le manuscrit ne la donne pas mais
que je la supplée. Si elle est en indice, c’est que le manuscrit la donne mais
qu’elle ne compte pas dans le mètre ou qu’elle n’est qu’un artifice
orthographique.
Transcription de l’arabe
Les mêmes signes vocaliques sont employés pour noter l’arabe, à
l’exception du qamets, qui n’apparaît pas. Wagner a cru pouvoir déterminer
que le schwa indiquait une syllabe brève et le patah une syllabe longue.
Cette hypothèse est à l’origine d’une bonne partie des problèmes de scansion
qu’il rencontre. En fait, le scribe n’a pas pour ambition de noter le mètre, il
emploie simplement une orthographe, très régulière d’ailleurs, pour écrire les
mots arabes d’une manière qui permette de les identifier. La régularité
métrique va de soi pour tout locuteur de la langue habitué à la chanson, et
n’a sans doute pas de raison d’être explicitée. Cependant, des considérations
prosodiques entrent en jeu dans l’écriture, ce qui peut induire en erreur.
Le système est le suivant. Le /a/ bref de l’arabe est rendu par schwa en
syllabe ouverte et par patah en syllabe fermée1 ; la transcription sera
respectivement ɐ et a. Le /i/ bref est rendu par hireq qaton (transcription : i),
sauf en syllabe fermée finale de mot où il est rendu par un tsere
(transcription : e)2, généralement surmonté d’un signe en forme de tilde
(auquel cas le e est mis en italique). Le /u/ bref est rendu par qibbuts
(transcription : u). Le /ā/ long de l’arabe est rendu par patah suivi d’une
mater lectionis, généralement aleph, dans quelques mots yod (transcription ā
1
2
Seules exceptions : I-40 ˁalâ ; I-8 tɐtjaljal ; I-37 kās ˀɐl-šɐrāb ; et I-26 jɐmmal, où la
gémination est pourtant rendue nécessaire par le sens, le mètre et l’usage du tilde.
Cela ne vaut pas, cependant, pour le mot min « qui » ou « de », écrit avec hireq qaton.
D’autre part, la première partie du manuscrit (jusqu’au folio 60), emploie souvent le hireq
qaton en syllabe fermée.
152
Julien Dufour
et â respectivement). Le /ī/ est rendu par hireq suivi d’un yod (transcription :
ī). Le /ū/ est rendu par qibbuts suivi d’un vav (transcription : ū).
Mais c’est au niveau du mot graphique que s’appliquent ces règles. Un /a/
en syllabe fermée finale de mot sera donc toujours noté patah, même si le
mot suivant a une initiale vocalique qui fait que notre /a/, métriquement,
n’est plus en syllabe fermée, mais ouverte. On trouve ainsi écrit mandab
albuḏūr (I-10), qui doit être scandé man|da|bal|bu|ḏūr, où la deuxième
syllabe est ouverte et brève ; ou bien sakrɐtī (I-29) avec un schwa contre
jannat alḫuldī (III-20) avec patah. Les trois textes ne comportent pas
d’exception à cette règle, et c’est là que la scansion achoppe si l’on croit que
le patah indique toujours une syllabe longue.
Autre effet de cette règle du mot graphique : l’article défini (toujours noté
par la ligature aleph-lamed) est toujours vocalisé ˀal-, avec patah, même si
en fait sa voyelle s’élide derrière une finale vocalique. Ce n’est que s’il est
précédé d’une préposition graphiquement liée au mot que l’aleph cesse
d’être vocalisé, indiquant alors la chute de la hamzat waṣl et de sa voyelle.
Dans le premier cas, un a sera transcrit en indice (I-34 : diwā al-ḫāṭer) ; dans
le deuxième cas, seul le lamed sera transcrit (II-13 : bi-l-dīn).
De même, la double possibilité de scansion d’une finale -ī devant l’article
défini n’apparaît pas du tout dans l’écriture et seule la scansion la révèle.
Ainsi al-ˁawhɐjī al-ˀaḫḍar (III-9) et dājiy al-ẓɐlām (I-1) s’écrivent
exactement pareil, avec un patah sur l’aleph-lam : chaque mot est vocalisé
comme s’il était isolé, mais il ne l’est pas et la scansion ne doit pas se laisser
abuser par l’orthographe.
Pour la même raison sans doute, aucune des voyelles de liaison que la
métrique décèle n’est notée aux jointures de mots. Elles le sont en revanche
à l’intérieur d’un mot graphique, presque toujours par un schwa, par exemple
quand un pronom est suffixé à un nom finissant par deux consonnes : fī
ˁaqlɐhū (I-17).
En écrivant les mots sous la forme qu’ils auraient à l’état isolé, le scribe
s’inscrit en fait dans une lignée fort ancienne. L’orthographe de l’arabe
classique ne fait pas autre chose dans son ductus consonantique, qui note la
forme pausale alors même que la forme contextuelle n’est est pas déductible.
Le ḥumaynī, où les formes contextuelles des mots découlent en revanche de
la juxtaposition des formes pausales n’a pas a fortiori de raison d’en user
autrement.
À trois reprises1, un /i/ bref est noté par hireq suivi de yod, toujours dans
le même mot : jinān, visiblement au sens de « paradis ». La transcription
adoptée est ì.
1
I-3, 24, II-20.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
153
Un tsade muni d’un crochet note aussi bien le ḍād que le ẓāˀ de l’arabe.
Ils sont distingués ici dans la transcription pour faciliter la lecture. Le même
crochet transforme le t en ṯ, le d en ḏ, le k en ḫ, le g en ġ. Le pe note le /f/ et
est transcrit f. La suite aleph plus lamed est toujours1 notée par une ligature
spéciale, résolue dans la transcription. Dans d’autres textes judéo-arabes,
cette ligature sert également pour lamed plus aleph ; ce n’est pas le cas dans
les poèmes étudiés ici.
Des dagesh apparaissent ça et là dans le texte arabe. Ils semblent indiquer
une prononciation non spirante plutôt qu’une gémination, et sont de toute
façon redondants, les phonèmes spirants de l’arabe étant distingués d’une
autre manière. Ils sont néanmoins rendus dans la transcription par l’usage de
caractères gras. Parfois, le simple usage du patah est en quelque sorte un
moyen de noter la gémination de la consonne subséquente, puisque son
apparition suffit à indiquer une syllabe fermée.
Un signe de la forme d’un tilde se rencontre assez fréquemment ; la
transcription le représente par l’usage de l’italique. Il apparaît qu’il a quatre
fonctions. Il est un équivalent de la šaddah et note la gémination, de manière
fréquente mais non systématique. Il est un équivalent du sukūn et surmonte
une consonne non vocalisée, en particulier les matres lectionis ; dans cet
emploi, il est particulièrement affectionné à la rime, où il prend une valeur
presque décorative. Il accompagne généralement le tsere dans la notation du
/i/ bref en syllabe fermée finale. En quelques endroits enfin (par exemple
II-31, 39), il semble être un équivalent de la waṣlah et noter la chute de
l’occlusive glottale. On pourrait résumer ces quatre emplois en disant que le
tilde est un indicateur de syllabe fermée.
Son positionnement est beaucoup moins précis que celui des signes
vocaliques, eux-mêmes parfois ballottés par quelque ressac. Il est placé un
cran au-dessus de ces derniers, et souvent à cheval sur les deux lettres de la
syllabe qu’il concerne, parfois un peu plus loin. J’ai noté l’italique sur la
consonne (ou la voyelle longue) concernée, même quand le tilde se trouvait
sur la lettre voisine. Quand, cependant, il s’était égaré trop loin, je l’ai
transcrit là où il était, laissant apparaître la bizarrerie.
Là aussi, l’orthographe note le mot tel qu’il est isolément sans se soucier
de la métrique, et une géminée finale comptant comme une simple peut
recevoir le tilde : waˀtem̃ li-mā ˀawˁadtɐnā « et accomplis ce que tu nous as
promis » (II-36).
J’ai restitué la gémination là où le sens et le mètre l’imposaient. Si le tilde
est présent, la double consonne est notée en italique.
1
Sauf en II-53 dans le mot ˀilayh.
154
Julien Dufour
Comme pour l’hébreu, si une lettre est en exposant, c’est que le manuscrit
ne la donne pas mais que je la supplée. Si elle est en indice, c’est que le
manuscrit la donne mais qu’elle ne compte pas dans le mètre
Femme
à Taez
vers 1970
(Coll. part.).
ou qu’elle n’est qu’un artifice orthographique. La chute métrique de la
hamzah est indiquée de cette façon. J’ai restitué les voyelles de liaison là où
elles étaient obligatoires ou nécessaires, en les indiquant par °.
La gémination du y et du w paraît notée dans le manuscrit par un procédé
particulier, qui consiste à redoubler graphiquement la consonne en question1.
Je note alors y-yy ou w-ww. Parfois un tilde est ajouté, transcrit par l’italique.
À deux ou trois reprises, cependant, ce redoublement n’indique visiblement
pas une gémination : li-kull al-ṣuwwar jɐmmal « il parfit toutes les formes »
(I-26), muyyassir bi-arzāquh « qui lui fait faveur de sa subsistance » (I-51),
et peut-être tifāwwaḍ bi-nūr ˀawwal « il répandit une lumière première »
(I-3) ; cf. aussi jāwwid « sois généreux » (f° 496, l. 7). Il est probable que le
1
Ce procédé est relevé par Leslau, 1946 : 264 pour le texte de Ḥayyīm Ḥabšūš.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
155
redoublement note en fait simplement la pleine qualité consonantique d’une
lettre qui peut par ailleurs servir de mater lectionis.
Poème I (f° 99b-100b)
Strophe 1
1
2
3
4
5
6
7
8
9
U
–
–
U
buwɐnutiwɐwawawawu-
rayq
ṯawhūfāṭāl-ˀanl-ˀaˁl-ˀambaḥ-
alwwar
r al4
wwaḍ
bat
hāsāwār al-
yɐ- man
ġu- yūjì- nān
bi- nūr
bu- h alr° wa-lb° wa-lj° tɐtkɐ- ram
–
–
–
/
U
–
–
U
–
U
–
yašm alˀaġˀawˀaṯˀaġˀazjalnaj-
ˁal
ṭal 2
yal
wwal
mār
mār
hār
jal
jal
/
/
/
/
mɐwɐsɐwɐ-
ˁā
ṭāqī al- 3
ˀaz-
dābat
warhī
jibɐd°
li-
y al- 1
hū alwa-lšarq 5
ẓɐˀɐmɐwɐ-
lām
nām
šām
šām
–
–
/
U
–
–
U
–
U
–
rīḥ
bīḥ
fūḥ
ḍal
nī
nī
nī
mal
ḏal 3
/
/
/
/
yɐwɐmɐbɐ-
ṭīb
hū
ˁā
saṭ
manmušṭalfay-
dareˁaḍɐ-
b alḥ alt alhū
buṣuˁumu-
ḏūr
dūr
ḏūr
dām
/ mɐ- ˁā
/ bi- l-ˀaf-
ṭal- ˁa- t al- ġɐ- 6 yām
nā- n° wa-l- ṭɐ- ˁām
Strophe 2
10
11
12
13
14
15
16
17
18
1
U
–
–
U
–
ˀiwɐwafɐwɐfɐmuwuwɐ-
lâ
jab
l-ˀazsubḫaṣ 9
ṣīḥ
zayfī
lā-
ṭālilhāḥāḫalnuṭyyad
ˁaqkin 1
b°
la- 7
r°
n°
q alq°
bilɐḥīn 2
ḍar- b alh al- tasḥīn tɐ- 8
min ˀafˀin- sāli- 10 sāl-ˀiḥ- sāhū ˀakˀaḫ- ṭā
/ yɐ- ḫuṣ 11 ḥel- l° wa-l- ḥɐ- rām
/ ti- ṣal- laq bɐ- hū l- ġɐ- 4 rām
Remarque 3.
Remarque 1.
3
Remarque 3.
4
La longue ā est notée par l’aleph et le redoublement du vav ne note sans doute pas une
gémination (cf. I-26, 51).
5
Cette scansion est tout à fait anormale en ḥumaynī. Un mot terminé par deux consonnes (et
non une géminée) doit obligatoirement développer métriquement une voyelle brève de
disjonction devant un mot à initiale consonantique. Les exceptions sont rarissimes et se
trouvent surtout dans des textes peu fiables. Il n’y a pas moyen ici de scander le vers
régulièrement (l’élision de la hamzah de ˀazhī ne ferait qu’empirer les choses). Le sens est
cependant satisfaisant, et aucune émendation ne s’impose de manière évidente.
6
Sic.
7
Le ā de allāh est souvent scandé bref en ḥumaynī : ˀaḥbāb° galbī ˀallah al-mustaˁān (MM
180). Dans le poème édité par Tobi 1999, on trouve au vers 43 « yâ allah al-jâr », que le
mètre oblige à lire ya llah al-jâr. Pour le Ḥaḍramawt, cf. Serjeant 1951 : 79.
8
On devrait avoir ici une syllabe longue. Le début du vers est, en revanche, parfaitement
régulier.
9
Remarque 1.
10
On devrait ici avoir une syllabe longue.
11
Remarque 1.
2
156
Julien Dufour
Strophe 3
U
19
20
21
22
23
24
25
26
27
liwɐwuwɐwɐbimilili-
–
l-ˀamˀajfī
dawġānūn alkulmā-
–
lāˁal
dawr alleb
r alhayl alḍī
U
k°
lɐrɐqɐˁɐjìkaṣuwu-
–
wa-lhum
tun
mar
lâ alnān
l al5
wwar
mus-
–
ˀafˀidsulyaẓšammakqudjɐmtaq-
–
lāk
rāk
lāk
hal
sī
sī
sī
mal
bal
/
/
/
/
/
U
ḫɐtumuwu-
–
laq
sabṭīfīh
–
yawbeḥ
ˁah
ˁid-
U
m°
lilida-
–
ṣunˀisˀamt al-
U
ˁɐmɐrɐˀay-
–
hū
hū
hū
yyām
/ bi- jam- ˁah ˁɐ- lâ al- tɐ- mām
/ mɐ- lek mus- tɐ- ḥīṭ zi- mām
Strophe 4
U
28
29
30
31
32
33
34
35
36
šɐmuwɐwɐwɐmudimuwɐ-
–
rad
walḫilkāˁinnīwā alrabˀaf-
–
ˁaqlaˁ
lī
s aldī
rah
ḫābaḫ
kā-
U
libɐbɐšɐfubiṭeˁɐrɐ-
–
y al- 6
qayt
qā
rāb
nūn
kās
r al
tīq
hū
–
hādānāˀawtufˀazmuḥmuˁtaḫ-
–
yem
yem
yem
ṣal
raq
raq
raq
sal
jal
/
/
/
/
/
/ wu- min ḏā- qɐ- hū
/ ˀi- lâ lam si- ker
yɐ- hām
wɐ- nām
–
wed 7
wed
wed
ḫal
kaf
kaf
/
/
/
/
/
U
U
wɐmutɐmi-
–
–
ḥar- rak
hā- wī
rak- nī
n al- sā-
U
qɐlibida-
–
rīsakwuḥh al-
U
ḥɐrɐšɐki-
–
tī
tī
tī
rām
Strophe 5
U
37
38
39
40
41
42
1
biwɐmufɐliˁɐ-
–
kālī
ḥiblā ˀɐ- 8
ˀanlā
–
s ɐlqalbī
ẓunnak
ḥā-
U
šɐb°
fɐn°
sɐlɐ-
–
rāb
mutqum
bak
mīnā
–
yā
rāˁātabḥ altan-
U
tuliwuˁa-
–
sall-ˀafbālā
–
lī
nāder
hā-
U
lin°
bite-
–
ḫāḥādāf al-
ṭiyiyini-
–
rī
rī
rī
ẓām
Le texte porte, semble-t-il, wɐˀadas, dont les trois dernières consonnes ont été biffées ; en
marge, une autre main a écrit lkn.
2
Il faudrait ici une syllabe brève. Wagner ne retient pas le vav du mot précédent, considérant
que cette lettre aussi a été biffée. On peut alors scander lākin ḥīn° ˀaḫṭā – ce qui ne fait que
déplacer le problème : l’initiale est longue au lieu d’être brève.
3
Remarque 1.
4
Le ghimel n’est pas vocalisé.
5
Le vav est doublé et surmonté d’un tilde. Cependant le mètre et la langue courante imposent
une forme sans gémination (cf. I-51). La synonymie entre les verbes ṣawwar et jammal,
interchangeables dans le vocabulaire du ghazal, a pu jouer.
6
Remarque 3.
7
Remarque 1.
8
Remarque 4.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
43 ˀi- lâ
44 wu- min
45 ḏɐ- hab
ray- t° fan- nī 1 kaf
rā- d° yat- jam- mal
ḫāṣ- ṣ° lā yaḏ- ḥal
/ fɐ- lā
/ wɐ- lā
157
yas- tɐ- meˁ kɐ- lām
yal- ḥɐ- ẓuh tu- ḫām
Strophe 6
–
zɐ- kī alwɐ- ˀahwa- l-ˀabsɐḫī 2 alwɐ- yaḥmu- yyasˀi- lâ
wɐ- yūbi- serU
46
47
48
49
50
51
52
53
54
–
nafl alyānafmud
ser 3
ˀal- 4
ṭen
r al-
U
s°
fut°
s°
lilifuwɐˁu-
–
min
nūn
tatlā
ḫalˀarnūn
lā
lūm
–
ˁājālāyaˁlāzāḏāyajyas-
–
zam
zam
zam
jal
quh
quh
quh
hal
ˀal 5
/
/
/
/
/
U
liwumɐˀi-
–
ḍaymin
ˁālâ
–
fuh
zānī
ṭā-
U
wɐr°
tuba-
–
ˀaknālāt al-
U
rɐdɐyini-
–
muh
muh
muh
ˁām
/ yɐ- ḫef rā- sɐ- hū mɐ- qām
/ wɐ- lā yah- se- f al- ˁɐ- wām
Strophe 7
U
55
56
57
58
59
60
61
62
1
yɐlimuwɐwɐliwɐwu-
–
jeb
ˀan 6
ṭīqad
ḥeb 10
kī
yuġmin
–
li-lˁaqˁīḥāmin
yanfar
ḥā-
U
ˁɐlɐn°
ṭɐyɐšɐḫɐz°
–
wām
hum
li-lhum
ḥeb 11
reḥ
ṭā 13
kib-
–
nāmaḥqadwa- ˀs- 8
rab- 12
qalḏanruh
–
mūs
rūs
dūs 7
bal
bak
bak
bak
mal 14
/
/
/
/
/
U
mɐyutɐbi-
–
ˁā
ˁizqiyfaḍ-
–
ˀahzū
yīn
luh 9
/ wɐ- nā- luh
U
l°
libibi-
–
ˁilḍayfiˁˀiq-
ˀal- 1 ˀiḫ-
U
mɐfɐlɐti-
–
hum
hum
hum
sām
ti- ṣām
Le manuscrit porte un nun et non un gimel.
Au folio 100a, ligne 17, le texte porte wɐmin ṭāb, biffé. Dans la marge de gauche à la ligne
16, une autre main a ajouté sɐḫī et, dans la marge de droite à la ligne 17, ˀal-nafs.
3
Le y n’est évidemment pas géminé ici. Cf. I-36.
4
Remarque 2.
5
Le patah (en forme d’équerre) est à cheval sur le samekh et l’aleph-lamed ; on pourrait
donc lire yasāl. Mais le yod porte un patah et non un schwa, la syllabe est donc fermée. En
outre le samekh a un tilde. Enfin, le mètre et la rime imposent de lire yasˀal et non yasāl.
Les deux formes sont bien attestées en ḥumaynī : ˀasˀalk° yā raḥmān (TAMA 35), mā lidahrī ˀasālvh al-ˀiṭlāq (TAMA 83).
6
Le texte porte liliˀan ; c’est évidemment une erreur due à l’ambiguïté de la ligature alephlamed ; on suit ici la correction de Wagner.
7
L’emploi du patah sur le qoph suffit à indiquer que la syllabe est fermée, et que donc le d
est géminé.
8
L’aleph n’est pas vocalisé. Le tilde a peut-être ici valeur de waṣlah.
9
Le texte a likullan, biffé et corrigé en marge par bifaḍluh.
10
Remarque 1.
11
Remarque 1.
12
L’emploi du patah sur le resh suffit à indiquer que la syllabe est fermée, et que donc le b
est géminé.
13
On pourrait également lire ḫaṭaˀ, qui serait ici équivalent métriquement.
14
Remarque 1.
2
158
Julien Dufour
63 wɐ- rū-
ḥuh fɐ- tat-
zal-
/ bi- l-ˀaṭ- mā- ˁ°
zal
wa-l- ḥu- ṭām
Strophe 8
U
64
65
66
67
68
69
70
71
72
wɐfɐfɐwɐ-
–
tam 2
jal 3
subġā-
wu- fī
wu- min
–
qawˁāḥāfer
U
lɐlin°
ḫɐ-
–
nā ly al- 4
min
ṭā 6
ˀis- mu- h ˀatˀiḥ- tɐ- mal
–
maḥmulyuzmin
–
kī
kī
kī
ḍal 7
wak- kal
mā ḏal 10
/
/
/
/
/
U
biˀiliˀiwunubi/ li/ ˁɐ-
–
mā
lāˁablâ
min
sabfaḍˀanlayh
–
laḏhī
dun
tāb
baˁbeḥ
luh
nuh
ˀaš-
U
ḏ°
wɐmuwɐd°
liyufɐra-
–
maqsayšarˀisqawrabġīlā
f al-
U
ṣɐyyɐ- 5
rɐtɐlɐbɐṯɐyɐsɐ-
–
dī
dī
dī
hām 8
nā 9
nā
nā
nām
lām
Poème II (f° 77b- 79a)
Strophe 1
–
1 ˀahtɒ2 wa-ˀkî
3 naftɒq4
–
ḇaṯ
ˀîr
nî
hîˀ
šî
bîl
gələləbəkəbə-
–
ḇaˁên
yɒfḡɒṣipḵɒl
–
raṯ
śiḵyɒh
lûpôr
lay-
–
niḵlî
ˀaḥṯî
bôlɒh
bəwəmətəḏəpə-
–
ḏɒh
raḏɒh
nɒḏɒh
nê
5
6
7
8
lɒh
lôṯ
hakḥad-
məbəkədə-
lawtê14
rûšɒh
wah śar
hɒ- ˀaḇîm niṣgî- lî
ṣəhəṣəwə-
ḇɒˀ 13
ḇɒh
ḇɒh
rôḇ śə- śô- nî
1
kî
la-ˁbên
wu-ṯ- 1
U
U
– –
/
ˁə- yô- nî
/
ḥə- me- nî 11
/
ˀə- ḏô- nî 12
U
Remarque 2.
Remarque 1.
3
Remarque 1. Le tilde sur le phe concerne sans doute en fait le lamed.
4
Remarque 3.
5
Sic avec schwa.
6
Comme au vers 61, on pourrait tout aussi bien lire ḫaṭaˀ.
7
Remarque 1.
8
On pourrait tout aussi bien scander ˀilâ tāb° wa-ˀistahām (cf. Remarque 5).
9
Ce tawšīḥ, au lieu de suivre le schéma métrique des premiers hémistiches des vers du bayt, a
celui des deuxièmes hémistiches, contrairement aux tawšīḥ précédents.
10
Remarque 1.
11
Au lieu de tinnɒḥəmênî ?
12
Le texte ne comporte pas ici de quatrième vers sur ce mètre.
13
Au lieu de ṣɒḇɒˀ ?
14
Au lieu de bɒttê ?
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
9 mig10 wuḇ-2
159
gûf ṭə- ḇɒ- ˁî nip̄- rə- ḏɒh
ˁôḏ ˁə- lôṯ ša- ḥar tə- qô- mə- me- nî
Strophe 2
–
11 li-lmaˁ12 baytaˁ13 bi-lwa-l14 dāmuz15 wa-l16 taz17 taš18 tan19 tar20 tal-
–
nafšūn allū
dīn
jisyem
jī alnafkū
tāq
jū
jaˁ
bas
U
s°
qɐdɐˀiwam°
ḥɐnus°
wɐˀimilili-
–
ġāhā
rālâ all-ˀīfī
yāfūs
taqtaˁlâ
n aldānū-
–
yah
ˀal- 3
rī
kurmān
ḫuṭtuh
bi-lṣud
bud
busˀā- 7
r alr al-
–
mudˁaqsāsī
mumṭ almufjahˁilrabtāṯām
ˀibˁaq-
–
yûmlê
ḏasḇôḥîšasip̄šûloḏɒloˁaṯ
mô
–
mɒḡôsîm
ṯêḏɒh
ḥar
ḥɒh
ḇɒh
hay
šɒh
hîm
rɒwa-ˀ-
–
ṯî
lîm
yanû
minsadmôˁôtindabkabṣôn
yay- 1
U
rili 4
litɐsišɐsil°
mɐbɐnɐwatil°
–
kah
fī
kah
ḫuṣ 5
kah 6
māl
dā
wa-lhā
hā
hā
l-ˀimdā
bi-l-
–
U
/
hɐ/
rɐ/
bɐ/
hɐ-
–
wā- hā
ḍā- hā
lā- hā
wā- nī
ti- ḥā- nī
jì- nā- nī
Strophe 3
–
21 šaˀə- 8
yir22 bên
yɒ23 šûˁɒ24 ˁizbi-ḏ25 ˀal26 šî27 ya28 ˀû29 ˀaz1
–
lî
ṣah
hašîḇ
ḇî
lay
ḇî
ḇar
ṭûḇ
rɒh
šaˁ
lay
kîr
U
ˀəˁəhəšəyəbələtəˀəḥəˀəbəšə-
U
ləšəˁəkənədərərehəbəbəyəḥə-
–
ḏôḏ
han
môḏ
ḇatḏôḏ
rî
ḏɒh
rî
rî
rî
rî
šagḏô
U
/
sə/
tə/
tə/
hə-
–
–
ḡûl- lɒh
ḥil- lɒh
p̄il- lɒh
mô- nî
gə- ḇe- nî
La syllabe initiale du hitpael semble chuter comme, en arabe, la hamzat waṣl des formes
VIII, X, etc.
2
De deux schwa consécutifs, le premier est vocalisé et le second amuï, comme il est normal.
3
Remarque 2.
4
La voyelle de disjonction serait-elle ici notée ? Ce n’est pas l’usage habituel du manuscrit.
5
Remarque 1.
6
La vocalisation de ce mot est peu lisible.
7
La longue n’est pas notée, et l’aleph porte seulement un patah (en forme d’équerre), mais le
sens et le mètre réclament un ā. L’orthographe calque sans doute celle de l’arabe, qui
n’écrit qu’un alif.
8
Le schwa est noté mais ne compte visiblement pas dans la scansion. Cf. infra « La métrique
des parties en hébreu ».
160
30 ˁɒz-
Julien Dufour
zî wə- zim- rɒ-
ṯî
yə- na- hə- le- nî
Strophe 4
–
31 baywɐ-ˀn- 2
32 wɐ-ˀnwa-ˀɐ- 3
33 taˁwɐ- 5
34 tašdī
35 wi-ˀḏ- 6
36 wa-ˀɐ- 7
37 nar38 nas39 wa-ˀk- 9
40 wa-ˀɐ-
–
yen
ˁem
jī alˁīlū
taltāq
qad
kur
tem 8
jaˁ
maˁ
fī alˁiz-
rɐˁɐˀɐdɐˀal- 4
ḥaˀiḫuliliˀilišɐzɐ-
–
ḍāk
laysīnā
ˀanẓ allâ
leq
ˁahmā
lā
naġmānā
–
ḏal 10
ḥi
ḏôn
mô
leḇ
lûḏ
nalê
niyḇô-
–
hangɒm
hakˁahanˀɒp̄aš
ˁawyîm
ḏɒḵ
U
–
yā
nā
r alfī alfus
ˀīdāfī
d ˀāˀawbayt
m all aljam-
–
ḫānasġāḫaytarmār alˀawbāˁadqudšīḥāˁah
U
litɐrir°
tɐn°
huwwayɐtɐṣɐr°
simi-
–
qī
nīr
qī
qabqī
taḥdā
l alnā
nā
nā
wa-ldā
n al-
–
U
/
bi/
l°
/
t°
/
zɐ-
–
faḍ- lak
nah- lak
ẓil- lak
mā- nī
mɐ- ˁā-
nī
hɐ- wā- nī
Strophe 5
–
41 zɒḵmi42 ˀatˁê43 rapme44 haṣmib45 ḥaz46 miz1
–
rɒh
šaltɒh
nay
peˀ
ˁôl
ṣel
bazeq
zîz
U
lələˀəkələyələˁəˁəkə-
–
nazakol
ḇaḏ
namɒh
ḥɒlɒh
niḏnih-
U
ˁəməwələˁəwŭrətəkənə-
–
lɒḇ
nɒh
ˀɒḇ
yaḏ
ṣɒḇ
meḏɒh 11
malˀîm
ˀîm
U
/
mə/
ˀə/
ḥə/
lə-
–
–
zô- nô
ḏô- nô
rô- nô
ṭe- nî
Avec deux yod difficiles à expliquer (mais cf. I-51).
L’aleph n’est pas vocalisé mais porte un tilde qui semble faire office de waṣlah.
3
L’aleph n’est pas vocalisé. Remarque 4.
4
Remarque 2.
5
Dans le reste du ḥumaynī, quand le mètre réclame une syllabe longue à l’initiale d’un
hémistiche, une brève est cependant toujours possible, et même fréquente, bien que cette
solution soit minoritaire. Il est remarquable de ne rencontrer dans ce poème qu’une seule
occurrence de ce phénomène.
6
L’état du manuscrit rend la vocalisation du vav difficile à déterminer. Le ḥireq que je crois
apercevoir ne serait certes pas conforme à la vocalisation de wɐ-ˀnˁem (II-31), mais on
trouve ailleurs wi-ˀktem al-ser « cache le secret » (f° 2a, l. 1).
7
Remarque 4.
8
Remarque 1.
9
L’aleph n’est pas vocalisé mais porte un tilde qui semble faire office de waṣlah.
10
Le dalet porte un schwa, certainement par erreur.
11
Au lieu de ḥəreḏɒh ?
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
47
48
49
50
tɒqûˁamwu-ḇ-
mîḏ
mɒh
mɒḵ
ṣel
bəbəbəkə-
ḥɒḵ
rɒḇɒh
fay-
qôṯî
tip̄ḵɒ
rewəqəyə-
–
bald alˀaḥnatḥāṭā 1
luh
haylaymulˀarruh
d ˀiskā-
–
leġ
rābār
hayfeẓ
min
mutmel
nā
kuh
ḍuh
ˁaymuh
sī al-
–
niyḥah
sāyyā
ḥaytāb
sarlā
dāḥāwa-lnī
sāṣā-
p̄iṯˁazˀahnɒ-
161
ˀîm
ˀam- mə- ṣe- nî
ḏɒh
hɒˀ mə- lô- nî
Strophe 6
–
51 yā
šā
52 mā
naš53 subġā54 alrab55 faḍ56 li-l57 bā58 lā
59 wu-ˀu- 3
60 wa-ˀš-
–
ṣānaˁbayrab
ḥāfer
mulbun
luh
kul 2
seṭ
tanwaḥrab 4
U
ḥ°
qen°
wɐn°
ḫɐk°
muˁɐbiliẓuḥeli-
U
yyɐtɐdɐbiwɐˀimisiyikisɐwɐjifi-
–
tī
ṭītī
šurtī
layh
dā
wāmā
mā
mā
hū
dā
y al-
–
U
/
b a/
b a/
wu/
h°
–
l-ˀar- wāḥ
l-ˀaq- dāḥ
sam- māḥ
ṯā-
nī
yɐ- rā-
nī
zu- mā- nī
Poème III (f° 120b-121b)
Strophe 1
U
1
2
3
4
5
6
7
8
ˀəbəwəwərəwəwə-
–
yumḵɒl
hîˀ
ḥamˀîhôśɒ-
–
mɒšaḥqašdɒṯîsîmaḥ-
–
ṯî
rî
tî
ṯî
hɒ
p̄ɒh
tî
U
bəwəwəwəbəməbə-
–
ḥen
ḡam
hîˀ
ṭûḇ
har
ˀôr
haḡ-
–
taṣˁarḥarḥalsîˁêyô-
–
bîˀ
bî
bî
bî
nay
nay
nay
/
/
/
/
/
U
lətəwŭbə-
–
ˁam
šalḇɒh
ḵɒl
–
qolem
libyô-
wŭ- ḇɒˀ- ṯî
–
ḏaš
lî
bî
mɒm
U
səgəgənə-
–
ḡûl
mûl
ˀûl
hûl
hag- gə- ḇûl
Strophe 2
U
9
10
11
12
1
lɐwɐwawɐ-
–
qayt
ˀazl-ˀaḥmū-
–
alhī alruf
sâ
–
ˁawqawkān
kā-
U
hɐm°
hun°
–
jī alwa-lnāk
yat-
–
ˀaḫmaḥtunnaẓ-
–
ḍar
ḍar
ẓar
ẓar
/
/
/
/
/
U
ˀɐwatuwa-
–
mīl-ˀamnīr
l-ˀaš-
–
r allāk
mutrāf
–
ˁāṣārāwā-
U
rifidiqi-
–
fīn
fīn
fīn
fīn
On pourrait transcrire ḫaṭaˀ sans que la scansion en soit affectée.
Remarque 1.
3
Remarque 4.
4
Ici aussi, le tilde, bien qu’il soit placé en fin de mot, pourrait bien en fait noter la waṣlah.
2
162
Julien Dufour
13 ġɐ- šā- hū nū- r° rū14 wu- fā- raq kul- l° 1 jis15 wu- bi-l- taw- rā- t° ˀaf16
ḥā- nī
mā- nī
tā- nī
ˁɐ- lā
kul- l al- ˀu- ṣūl
Strophe 3
U
17
18
19
20
21
22
23
24
šɐwɐmɐwɐnɐwɐwɐ-
–
–
jay- t alṭā- l altā šā
nan- ẓur
zū- r alsul- ṭān
nū- ruh
–
qawhajnabjanhaymuˁyaq-
U
l°
r°
lunakatɐha-
–
yā
yā
ġ alt all allī alr al-
–
widfuqqaṣḫulqudkuršam-
–
dī
dī
dī 3
dī
sī
sī
sī
/
/
/
/
/
U
wɐfɐbɐwɐ-
–
jisqahladkul 4
–
mī
rī
nā
mā
–
muḍlā
narnas-
U
mɐyɐtɐtɐ-
–
ḥel 2
ḥel
ḥel
ḥel
bɐ- ˀay-
yā- m al- qɐ- būl
/
/
/
/
/
–
ray
kay
ḇɒlî
Strophe 4
U
25
26
27
28
29
30
31
32
1
bəwəˁətəšəˁəwə-
–
ḥê
rûḏaṯ
ḥî
ḇɒlû 7
liḏ-
–
nafṣî
qonafṭay 6
yaḥḇɒ-
–
šeḵ
lɒḵ
ḏaš
šî
ˀôdɒw
rɒyw
U
ḥəkəˀəˀəhələˀə-
–
ḇaṣˀayšar
šar
ḇî
qeṣ
nî
–
ṣayaḥɒgɒyazyɒmaˀ-
–
laṯ
laṯ
laṯ
laṯ
mîn
mîn
mîn
U
pəwŭbəwə-
–
zûḇirˀahśiḵ-
–
qɒˀɒmṯeḵ
yô-
U
ḇəmərəˁə-
–
ṣî
ṣî 5
ṣî
ṣî
wə- loˀ ˀe- šeḇ hə- ṯûl
Remarque 1.
Remarque 1.
3
Le mot est partiellement effacé. Wagner hésite sur la lecture et propose hindī ou qanadī,
dont seul le premier convient au mètre. Il me semble que la deuxième lettre ressemble plus
à un tsade qu’à un nun (cf. le mot qaṣd à la ligne 12 du folio suivant) ; en outre, on aperçoit
le patah sur le qoph (qui pourrait être un he). Ce serait donc le mot qaṣd, avec un élément -ī
ajouté à la rime, comme deux vers plus bas (cf. Remarque 7).
4
Remarque 1.
5
Sic. Le mem porte un dagesh ; et en effet un piel conviendrait au sens comme au mètre, mais
on attendrait alors ˀamməṣî avec patah.
6
Wagner traduit « il appelle les tribus de mon bien-aimé ». Mais l’état construit de šəḇɒṭîm
est normalement šiḇṭê. Faudrait-il traduire « mon bien-aimé appelle mes tribus », ou « ô
mes tribus, mon bien-aimé appelle » ? Cf. le poème cité par Wagner p. 181 : ziḵrî gəḇaraṯ
ˀahəḇɒh / niḏḥê šəḇɒṭîm qɒḇəṣî « Lady, remember our love—gather the banished tribes »
(f° 104b).
7
Wagner traduit « ils montent », mais ce serait ˁɒlû (accompli), avec qamets, et le mètre
impose en première syllabe un schwa que le manuscrit donne effectivement. On aurait donc
ici un impératif « montez ensemble pour la fin des temps ».
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
163
Strophe 5
U
33
34
35
36
37
38
39
40
zɐwɐˀiwuwɐˀɐyɐ-
–
māqad
lâ
min
hāˁūd
ṭīb
–
nī
mā
tāb
laḏ 2
ḏâ
ḫadˁay-
–
bi-lbaykulbi-lqaṣdām 4
šī
U
yɐnɐl°
kɐd°
liwu-
–
man
nā
min
dīm
maṭmaḥmaš-
–
ˀabšarˀaḫyuˁlūbūrū-
–
ṭā
ṭā
ṭā
ṭā
bī
bī
bī
/
/
/
/
/
U
bibilɐlɐ-
–
hajyad
hū
hū
ˀu- ṭīˁ
–
rak
mūġufkul 3
–
yā
sâ
rān
mā
kul 5
mā yɐ- qūl
U
mukuyɐṭu-
–
ḥeb 1
teb
jeb
leb
Strophe 6
U
41
42
43
44
45
46
47
48
yɐḫɐmiˀiwɐyɐwɐ-
–
qūtamn allāˀabhab
yat-
–
l alt alˀamhī alwākulnaẓ-
–
mašqawrāwāb allan
ẓar
U
tul°
ḍ°
ḥeqɐˁɐˁɐ-
–
ˀī al- 6
wa-lwa-ld albūl
lâ
lâ
–
faṣˀal- 7
ˀamsubˁinqaṣˁab-
–
ḥān
ḥān
ḥān
ḥān
duh
duh
duh
/
/
/
/
/
U
ˀɐwɐfɐyu-
–
nā
ḥārīd
jib
–
ṣirlī
mā
fat-
–
tū
muslī
ḥun
U
ġɐtɐḥɐqɐ-
–
rīb
rīb
bīb
rīb
yu- bal- liġ- nā al- 8 ˀu- mūl
Traduction des poèmes
(Wagner, 2009: 172 sq., 179 sq., 183 sq.9)
Poème I
1 The little lightning bolt of Yemen flashed, despite the overwhelming
darkness,
1
Remarque 1.
Remarque 1.
3
Remarque 1.
4
Le patah sur le khaf suffit à indiquer que la syllabe est fermée, et que donc le d est géminé
(le dagesh seul n’est pas signifiant).
5
Remarque 1.
6
Le tav porte clairement un qibbuts.
7
La solution proposée par Wagner de scander al-qawl wa-al-ˀalḥān est à ma connaissance
sans exemple en ḥumaynī.
8
La solution proposée par Wagner (yubliġnā al-ˀumūl) pose deux problèmes. D’abord,
l’initiale du segment serait longue, ce qui n’arrive nulle part ailleurs dans le poème, et
normalement jamais dans les mètres à initiale brève en ḥumaynī. D’autre part, cela
obligerait à scander l’article al- comme commençant par une hamzat qaṭˁ. Cette dernière
difficulté n’est cependant pas rédhibitoire (cf. Remarque 1).
9
La numérotation des vers a été modifiée pour correspondre à celle de la transcription. Les
strophes en hébreu apparaissent en italique.
2
164
Julien Dufour
2 Spurring on sheets of dewy rain to the joy of mankind,
3 The rivers of Paradise are streams, watering the roses and the flowers,
4 It emanates the first light and illuminates the east and the north.
5 It ripens crops,
6 And the rivers and the seas,
7 And the herbs and the flowers.
8 When the storm clouds rise the waves churn,
9 And the noble ocean is loaded with excellent things to eat.
10 Isn’t it wonderful when the wind strikes, ripening the crops in their
furrows?
11 Give praise to God, who is the opener of breasts,
12 [The opener] of flowers so that they spread their perfume when Virgo is
ascendant.
13 Exalt Him who is the most virtuous, Who spreads out his emanation as
wine.
14 He perfected the creation of Man,
15 He is eloquent, making man’s tongue speak,
16 Making good deeds abundant.
17 His Intellect is perfect and he determines that which is licit and that
which is forbidden,
18 But when a miserable man sins He still loves him.
19 He created the angels and the spheres on the day of His fashioning,
20 He gave them perception so that they would praise His name,
21 They circle him, obeying his command,
22 And the lunar sphere shines for a set number of days.
23 He overpowers the Sun,
24 Cloaked in the light of Paradise,
25 [Emanating] from the Holy Shrine.
26 He beautifies forms—in His gathering them they reach perfection,
27 In the past and in the future He is the king who governs all affairs.
28 My troubled mind wanders off and my nature is disturbed.
29 I have always remained smitten, longing for drunkenness.
30 My lover is still asleep—he left me, spurned,
31 But the generous nobles sent me a cup of wine.
32 Choice (wines) are selected for me,
33 Shining from a blue cup,
34 Balm for burning thoughts.
35 [The mind of] him who tastes an ancient honeyed wine that grants rest
wanders off,
36 His thoughts are upset until he gets drunk and falls asleep.
37 My love, with a drink of wine you would comfort my thoughts,
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
165
38 For I have a heart that is desirous and perplexed by everything,
39 Lover, get up and return—appear at my door!
40 I do not think that you are stingy, however, towards the Muse of poetry.
41 For your hand is generous,
42 And you call for assistance in support of us in our state,
43 Would that [you] would open your hand.
44 He who looks for sustenance behaves admirably and should not pay heed
to [idle] talk,
45 [He] is gold without blemish [rest of line obscure].
46 He who invites guests and honors them has a pure soul,
47 He is stalwart among learned men and every visitor makes him their boon
companion.
48 Verses of poetry require the appropriate motifs,
49 And the soul will not tarry when the good times have come.
50 He praises his Creator,
51 Who provides him with sustenance,
52 And gives him many good things to taste.
53 He contemplates—he is not ignorant—his mind becomes light when he
stands up,
54 He inquires about the secret of the sciences that the average man never
sips.
55 Run of the mill people require laws (which are relaxed among the
learned),
56 Their Intellect is preserved, and they exalt their guests,
57 They obey the Holy One an fear Him in their actions,
58 He encompasses them and apportions beneficence to them out of His
goodness,
59 Love him who loves the Lord,
60 So that your heart will exult
61 And your sins will be forgiven.
62 He who is surrounded by grievous sin becomes weary and achieves only
enmity,
63 His soul shakes violently with lust and vanity.
64 My speech is finished and it has served its purpose well,
65 Exalted be the King on high, the ruler and the lord,
66 Praise be to Him who forgives an errant slave,
67 Who pardons the sin of the man who has gone astray, both the repentant
and the bewildered.
68 Having finished my speech,
69 I praise God,
70 For his grace that waters us.
166
Julien Dufour
71 I trust in His Name, for He never sleeps,
72 Noblest peace be upon Him who shows patience for the lowly.
Poème II
1 Love for an honored woman illuminates my mind’s eye and my
imagination,
2 While I praise her beauty, for she comforts me in my exile.
3 My soul is like a lone bird and each night she greets the face of my Lord,
4 ???
5 For she is accompanied by the Commander of the Army,
6 Ascending to the Houses of Love.
7 She stands among cherubs.
8 My joy and great exultation are renewed,
9 Parted from my bodily form,
10 She raises me up at dawn.
11 The soul perceives its aim—she is smitten, in love with the Intellect,
12 She travels among brightly shining stars, ascending to the Throne to gain
her favor,
13 Holding fast to piety and faith despite being afflicted by the body by
means of the Left line,
14 It continually corrupts [corporeal] life—men’s desires are for ignorance
and lowliness.
15 The soul wants to know her,
16 To act piously and to worship her Lord,
17 It longs for her orchard.
18 She is saved from sins and trials,
19 She returns to the Abode of Initiation,
20 In the Garden she clothes herself in the light of Intellect.
21 [This is] the request of my awe-inspiring woman to her lover, [a man]
who wants the exiles to be a treasure,
22 He stands among myrtles, asking for our return to the way we were in the
beginning,
23 Return from your wandering, precious one, arise at dawn and pray,
24 Leave the cast-off handmaiden, wake my multitudes with a call for
repentance.
25 Hurry to do good for my God,
26 Recite a new song,
27 Magnify God’s salvation.
28 Perhaps in a time of His choosing He will exalt me,
29 I remember His name and declare His unity,
30 He will refresh my strength and my song.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
167
31 O Creator, make Your will clear, grant us Your favor that we may be
illuminated by your grace,
32 Free the sick prisoner, and return us in goodness lest we be destroyed,
33 The souls ascend, going upwards, seeking faith in Your shadow,
34 They yearn for the Abode of Guidance that was created at the beginning
of Time.
35 Remember our fathers’ covenant,
36 Fulfill your promise to us,
37 That we may return to our Holy House.
38 We will listen to the melody and themes of poetry—
39 Put an end to the envious Left,
40 Make all of us stronger than our passions
41 Remembering the miserable wretch, [You] send nourishment when it is
needed,
42 You are lord of all, a father, my eyes are those of a slave [looking at] his
master’s hand,
43 Remove the weight of the handmaid’s son’s yoke from a wounded heart,
44 Rescue a trembling soul—let me escape from those who oppress me.
45 Strengthen miserable people with downcast eyes,
46 Who rejoice in your abundant glory,
47 Calling out at your gate continually.
48 Rise to my assistance and strengthen me,
49 Your people are diligent in their love,
50 Let my refuge be under your wings.
51 Friend, deliver my message! We shall achieve respite and our souls will
repose,
52 Among my lords, learned Jews, let us drink and hail each other with the
drink of flagons,
53 Praise Him who preserves my life, forgives the sins of the repentant, and
shows forbearance,
54 The eternal king, generous, there is no second to Him,
55 His grace is always upon us,
56 He rules everything in His dominion,
57 He spreads out the earth and heaven.
58 My eye cannot see him but he sees me.
59 Proclaim his unity, prostrating yourself,
60 And drink the pure earthly cup.
Poème III
1 In her grace, an awe-inspiring woman musters a holy and treasured
people,
2 Each dawn and each evening she gives me recompense,
168
Julien Dufour
3 She is my bow and she is my sword and in her my heart is redeemed.
4 She is my cherished and choice one, she leads them to rest throughout
their lives.
5 I saw her at Mount Sinai,
6 She increased the light of my eyes,
7 I delighted n my contemplation.
8 I arrived at the limit.
9 I met the dark-skinned gazelle with the long neck, the prince of those who
seek esoteric knowledge,
10 He dazzled the assembled people while the angels stood by in their ranks,
11 The letters were assembled there to be seen, sending forth light, one after
the other,
12 Moses was watching carefully and the nobles were standing by.
13 He was engulfed in a spiritual light,
14 He left every corporeal thing,
15 He spoke clearly to me about the Torah
16 On all of its principles.
17 You inspired me to speak, my love, though my body is wasting away,
18 Our separation has grown long—How I miss you!—my grief will not
cease,
19 When will we reach Jerusalem and leave our land,
20 Gazing upon the Immortal Garden and every inaccessible place,
21 We will visit the Holy Shrine,
22 And the king, elevated upon his Throne,
23 His light brighter than the sun’s,
24 In the days of rejoicing.
25 O Rose, with your living soul gather my scattered ones,
26 Run like a gazelle and bless my might,
27 In your love, seek a holy people that has suffered,
28 My soul, having been exiled, will live again, and my Intellect will advise me.
29 He calls out to my lover’s tribes,
30 They ascend together to the End of Days,
31 I believe in his words.
32 I will not sit in mockery.
33 My time in Yemen passes slowly without you, lover.
34 We had a written marriage contract, borne by Moses’ hand,
35 Doesn’t every sinner repent—Mustn’t He forgive them?
36 He who revels in the Eternal will be given freely when he asks.
37 This is the thing I seek,
38 To be a servant to my beloved,
39 That would sweeten my bread and my drink.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
169
40 Obeying His every command.
41 The eloquent Mashta’ite says—I have become a stranger,
42 I conclude my speech and my melodic patterning in a frightened state,
43 From illnesses and trials, alone, without a lover.
44 O one exalted God, grant us a speedy victory.
45 He controls the gates of joy,
46 He grants whatever He wishes to whomever He chooses,
47 He looks down upon His slave.
48 Let us realize our wishes.
Références et abréviations
Les trois poèmes de Šabazī sont numérotés en chiffres romains dans
l’ordre où ils apparaissent ici. La référence au vers est en chiffres arabes. Par
exemple : II-34.
Les poèmes de ˁAbd Allāh b. Abī Bakr al-Mazzāḥ (m. après 1426) cités
ici se trouvent dans le manuscrit Adab 57 de la Grande Mosquée de Sanaa,
encore inédit ; ils sont désignés par leur incipit.
Les abréviations suivantes désignent les œuvres d’autres poètes ḥumaynī,
ou bien des anthologies poétiques, dont les références exactes sont données
dans la bibliographie en fin d’article :
NN : Nusaymāt al-saḥar wa-nafaḥāt al-zuhar, dīwān de ˁAbd al-Hādī
al-Sūdī (m. 1524).
MM : Mubayyatāt wa-muwaššaḥāt, dīwān de Muḥammad b. Šaraf al-Dīn
(m. 1601).
WD : Wādī al-dūr, dīwān de ˁAlī b. Muḥammad al-ˁAnsī (m. 1726).
TAMA : Tarjīˁ al-aṭyār bi-marqaṣ al-ašˁār, dīwān de ˁAbd al-Raḥmān
al-Ānisī (m. 1834).
ZS : Zamān al-ṣibā, dīwān d’Aḥmad b. ˁAbd al-Raḥmān al-Ānisī
(m. 1825).
SHKF : Ṣanˁāˀ ḥawat kull fann, dīwān d’Aḥmad b. Ḥusayn al-Muftī
(m. 1877).
SAT : Safīnat al-adab wa-l-tārīḫ (recueil).
ShGhS : Šiˁr al-ġināˀ al-ṣanˁānī (étude et recueil).
Les chiffres arabes suivant une de ces références renvoient au poème qui
commence à la page en question. Ainsi, la mention MM 43 renvoie au poème
de Mubayyatāt wa-muwaššaḥāt qui commence page 43, mais le vers ou le
mot étudié peut être à la page 44. Pour l’œuvre d’al-Sūdī cependant, le
chiffre renvoie au numéro du poème tel qu’il apparaît dans l’édition, et non
au numéro de page.
170
Julien Dufour
Quand sont cités en caractères latins des extraits de textes rédigés en
caractères arabes (et donc usuellement non vocalisés), le v note une voyelle
de timbre difficile à déterminer. Les voyelles de disjonction sont notées
(par °) afin de rendre visible le schéma métrique du fragment concerné.
Schémas métriques des poèmes
Premier poème
Schéma métrique :
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––
U––U–––
U––U–––
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
La dernière strophe a le schéma :
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–U–
U––U–U–
U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
U––U–––/U––U–U–
Schéma de rimes (les rimes notées en majuscules sont celles qui sont
fixes d’une strophe à l’autre) :
ab ab ab AB ccc AB AB / cd cd cd AB eee AB AB / …
Deuxième poème
––U–––U–/––U–––U–U––
––U–––U–/––U–––U–U––
––U–––U–/––U–––U–U––
––U–––U–/––U–––U–U––
––U–––U–
––U–––U–
––U–––U–
––U–––U–U––
––U–––U–
––U–––U–U––
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
171
Rimes : ab ab AB ccc BAB / de de de AB fff BAB / …
Dans la première strophe, la première section n’a que trois vers.
Troisième poème
U–––U–––/U–––U–
U–––U–––/U–––U–
U–––U–––/U–––U–
U–––U–––/U–––U–
U–––U–––
U–––U–––
U–––U–––
U–––U–
Rimes : ab ab ab ab ccc B
Le premier poème est d’un type banal dans le ḥumaynī. En effet, la
structure ab ab ab AB ccc AB AB se situe au troisième rang des formes les
plus répandues ; dans une strophe de ce genre, on appelle généralement le
quatrain initial bayt, le tercet médian tawšīḥ, et le distique final taqfīl. Je ne
connais pas de poème ayant exactement le même schéma métrique que celuici. En revanche, un schéma proche est attesté :
U – – U – – – U – – U – U – 4 fois
U – – U – – – 3 fois
U – – U – – – U – – U – U – 2 fois
La seule différence est que les vers du bayt et du taqfīl ne sont pas,
comme chez Šabazī, divisés en deux segments portant chacun une rime
finale. Le premier exemple de ce schéma se trouve chez al-Sūdī : ˁUḏayb
al-limā samsam fuˀādī bi-ˁišqatvh (NN 33). Muḥammad b. Šaraf al-Dīn fait
de ce poème une muˁāraḍah : ˁUḏayb al-limā ˁaḏḏab fuˀādī wa-samsamvh
(MM 87). Ḥaydar Āġā (m. 1669) démarque à son tour le poème de Šaraf alDīn dans son Ḥawā l-ġunj wa-l-taftīr° wa-l-siḥr° ˀawḥamvh (ShGhS 251). Le
poème de Šabazī s’inscrit-il dans cette lignée ? Pas directement, semble-t-il,
dans la mesure où aucune rime ou formulation ne rappelle les trois poèmes
en question. Mais il pourrait s’agir de la circulation d’une mélodie ayant
servi de moule aux poèmes. Remarquons que les schémas métriques de ce
genre, apparentés au ṭawīl classique, sont tout à fait rares en ḥumaynī.
Le deuxième poème de Šabazī se caractérise par un taqfīl d’une forme
inconnue dans mon corpus : un unique segment, de mètre identique au
deuxième segment de chaque vers du bayt, suivi d’un vers de deux
segments, de schéma identique à un vers entier du bayt. Un poème
d’al-Mazzāḥ, ˀAšraf min al-qaṣr al-mašīd, présente un schéma métrique tout
à fait comparable :
– – U – – – U – / – – U – – – U – U – – 4 fois
172
Julien Dufour
– – U – – – U – 3 fois
– – U – – – U – / – – U – – – U – U – – 2 fois
Mais, comme on le voit, la structure du taqfīl est différente1.
Le schéma métrique des vers du troisième poème se retrouve exactement
chez Šaraf al-Dīn (MM 70) et chez ˁAbd al-Raḥmān al-Ānisī (TAMA 98),
dans des pièces de structure strophique différente. Il appartient à une famille
(hazaj/wāfir) qui n’est pas des plus courantes, mais est néanmoins attestée
par une dizaine de poèmes de mon corpus. Les bayt sont remarquables, car
ils ne comportent aucune rime fixe. Ce phénomène est exceptionnel dans
mon corpus, mais il en existe quelques exemples, dont certains anciens2 ; il
est en revanche assez fréquent chez Šabazī3. Ce troisième poème de Šabazī a
pour taqfīl – mais faut-il garder ce terme ? – un unique segment, là encore de
mètre identique au deuxième segment de chaque vers du bayt ; à la
différence de ce qu’on a vu dans le deuxième poème, il n’est pas suivi d’un
vers complet.
Attardons-nous un instant sur ces taqfīl à structure impaire. On a
l’impression que – contrairement à ce qui se passe dans le premier poème,
type du muwaššāḥ yéménite habituel – le taqfīl n’est pas indépendant du
tawšīḥ mais qu’il s’enchaîne sur lui, et l’on pourrait présenter la structure du
poème ainsi : dans le bayt, à quatre reprises4, le premier hémistiche de
chaque vers pose comme une question, à laquelle répond le deuxième
hémistiche ; le tawšīḥ, lui, doit poser trois fois la question avant d’obtenir
une réponse ; puis – dans le cas du troisième poème mais non du deuxième –
suit une nouvelle question-réponse. Cette structure rappelle étonnamment
celle du rondeau français, à tel point qu’on aimerait bien savoir quelle forme
musicale se cache derrière le texte de Šabazī. Je n’ai rien rencontré de
comparable dans le corpus que j’ai étudié. En revanche, chez Šabazī, ce type
de taqfīl abonde. Le manuscrit de Seri & Tobi 1976 comporte 49 muwaššaḥ
1
Seuls un poème de Šaraf al-Dīn (MM 108), deux de ˁAlī al-ˁAnsī (WD 38 et 49) et un de
ˁAbd al-Raḥmān al-ˀĀnisī (TAMA 367) reprennent le même schéma métrique – mais dans
une structure cette fois tout autre : ab ab ab AB. Les mètres de cette famille (rajaz/sarīˁ)
sont cependant les plus couramment employés en ḥumaynī.
2
Ce sont les poèmes ˀAqsamt° law qassam jamālvk et Mā li-damˁ al-ˁayn° fawq al-ḫadd° sāl
d’al-Mazzāḥ, auxquels il faut ajouter trois poèmes de Šaraf al-Dīn (MM 56, 136 et 147), et
deux de ˁAlī al-ˁAnsī (WD 32 et 50).
3
Il apparaît dans quinze poèmes (Seri & Tobi 1976 : 231). Cf. Semach, 1989 : 257.
4
Au premier bayt, le manuscrit ne donne que trois vers, contre quatre dans les strophes
suivantes. Les bayt de trois vers abondent chez Šabazī (alors qu’il n’y en a pas d’exemple
dans mon corpus), mais normalement le nombre de vers ne change pas d’une strophe à
l’autre. Un autre poème, cependant, semble présenter une asymétrie comparable : ab ab AB
ccc AB AB / de de de AB fff AB AB (f° 114a). Deux exemples ne suffisent pas à
déterminer si l’on est face à une forme particulière de muwaššaḥ ou à une lacune dans la
transmission du texte.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
173
de type yéménite (bayt-tawšīḥ-taqfīl)1, que l’on peut répartir en deux
groupes. Dans le premier groupe, qui compte 34 pièces, le bayt se termine
par une ou des rimes fixes ; 31 de ces poèmes ont un taqfīl à structure paire.
Dans le deuxième groupe, qui comprend 15 pièces, le bayt n’a pas de rime
fixe ; 14 de ces poèmes ont un taqfīl à structure impaire. Mis à part quatre
exceptions, on peut donc dire que les poèmes à taqfīl impair sont ceux qui
n’ont pas de rime fixe dans le bayt, et inversement. Il semble donc y avoir un
lien entre ces deux phénomènes, dont l’un est rarissime dans le ḥumaynī non
juif et l’autre à ma connaissance totalement absent.
La métrique des parties en arabe
Remarque 1
Un mot finissant par une consonne géminée peut être traité métriquement
comme finissant par une consonne simple et ne pas développer de voyelle de
disjonction devant une initiale consonantique. C’est même le traitement le
plus fréquent : wɐ-ḥeb min yɐḥeb rabbak « aime qui aime ton Seigneur »
(I-59) ; yuˁṭā / lɐhū kul mā ṭuleb « il reçoit tout ce qu’il a demandé »
(III-36)2. Mais il peut être aussi traité comme finissant par deux consonnes :
ˀilâ tāb kull° min ˀaḫṭā « quiconque a péché, s’il se repent » (III-35) 3.
Cet effacement de la géminée est presque totalement absent des textes de
mon corpus, où elle n’apparaît qu’une demi-douzaine de fois, presque
toujours dans des poèmes anonymes qui sont des qaṣīdah à deux rimes de
type rural4, auxquels il faut ajouter quelques exemples isolés et guère
probants chez ˁAbd al-Raḥmān et ˀAḥmad al-Ānisī. En revanche, elle est
bien attestée ailleurs, dans la poésie dite tribale, et par Serjeant dans le
Ḥaḍramawt5. Il s’agit d’un discriminant important, qui distingue un certain
type de ḥumaynī du reste de la poésie en langue vulgaire. Le ḥumaynī
šabazien est donc clairement à part de ce point de vue.
En fin de segment, une consonne géminée rime comme une simple :
burayq al- yɐman yašˁal / … / wɐ- ṯawwar ġuyūm al- ṭal « l’éclair du Midi
illumine / … / et il fit lever les nuages de rosée » (I-1, 2). Mais c’est là le
traitement normal dans le reste du ḥumaynī aussi. Les exemples abondent
presque à chaque page.
1
Seri & Tobi 1976 : 231.
Et I-14, 53, 64, 65, II-12, 36, III-20, 40.
3
Et I-64, II-13, III-14.
4
ShGhS 254, 332, 337, 342, 343.
5
SERJEANT 1951 : 77.
2
174
Julien Dufour
Remarque 2
En quatre endroits1, une difficulté métrique insurmontable a été résolue
en scandant l’article défini comme commençant par une hamzat qaṭˁ. Je n’ai
pas rencontré cette scansion ailleurs en ḥumaynī2. Il faudrait plus d’exemples
pour trancher avec certitude, mais il semble bien que ce soit là la bonne
solution. En effet, dans le poème « yɐqūl al-šāˁir al-wāfid »3, on trouve les
scansions ˀilâ kam ˀal-zɐmān ˁiddah (f° 48b, l. 1), muẓallil fawqɐhā ˀal-nūr
(f° 52b, l. 1) et wɐ-jallī ˀal-humūm ˁannī (f° 52a, l. 7-8). Ce serait une
différence majeure avec le ḥumaynī non juif.
Remarque 3
Les trois textes de Šabazī attestent le double traitement décrit plus haut
des finales en -ī devant l’article défini. Ce -ī peut provenir du pronom suffixe
de première personne du singulier : šɐrad ˁaqliy al-hāyem « mon esprit égaré
est parti à l’aventure » (I-28) ; ˀilāhī al-wāḥed « mon dieu unique » (III-44).
Mais aussi de la dernière syllabe d’une forme verbale ou nominale à
troisième consonne radicale faible : mɐˁā dājiy al-ẓɐlām « avec l’obscurité de
la nuit » (I-1) ; wɐ-sulṭān muˁtɐlī al-kursī « et un roi monté sur le trône »
(III-22). On a même un exemple de terminaison de nisbah fonctionnant
comme une finale en -ī : lɐqayt al-ˁawhɐjī al-ˀaḫḍar « j’ai rencontré le brun
au long cou » (III-9). Les deux traitements peuvent fort bien apparaître côte
à côte : wa-ˀšrab li-kāsī al-ṣāfiy al-zumānī « et je boirai ma coupe pure
et [?] » (II-60).
Tout cela est extrêmement courant ailleurs en ḥumaynī, et sans doute
dans l’ensemble des traditions poétique du Yémen4, devant une initiale
vocalique quelle qu’elle soit. Les finales en -ū sont plus rares. Elles ont
normalement ailleurs un traitement parallèle à celui des finales en -ī : waˀant° qālū l-yawm (MM 53) ; qāluw al-nās° bukrvh fī saḥar (MM 53), qāluw
iḥnā (TAMA 285).
Remarque 4
Comme dans le reste du ḥumaynī, la hamzah peut toujours ici tomber
métriquement. Les exemples sont très nombreux et ont été signalés en note.
Remarquons au passage la forme rayt « j’ai vu » (I-43). En outre, ce
phénomène peut donner lieu à la contraction de deux voyelles brèves en une
1
I-52, 62, II-11, 33.
Les seules occurrences que j’aie relevées d’un tel phénomène pour l’article défini
concernent quelques rarissimes exemples d’interjection avec passage au discours direct
(jawwabt° lak ˀal-ḫayr° fī mā tvrā, SHKF 43) ; ce n’est pas le cas ici. Il faut mettre à part le
cas du mot allāh, qui est assez fréquemment scandé avec hamzat qaṭˁ : ˀaḥbāb° qalbī ˀallah
al-mustaˁān / ruḥtum wa-mā qultum raˁā llāh fulān, MM 180 ; on trouve dans le manuscrit
de Seri & Tobi 1976 bi-mā ˀallāh° naṭṭaqnī (f° 52a l. 9) traité de manière comparable.
3
Folios 47b à 52b ; quelques strophes sont traduites dans Wagner 2009 : 187.
4
Serjeant 1951 : 77 ; Socin 1900-1 : III-210 & 213.
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
175
longue : wɐ + ˀɐˁīdɐnā « et fais-nous revenir » donne wāˁīdɐnā (II-32). Ce
traitement est bien attesté ailleurs aussi : fa-ṣiḥt° wānā fawq° qalbiy ulzam
« et je criai, étant fait prisonnier en même temps que mon cœur » (MM 144),
avec wānā pour wa-ˀanā.
Remarque 5
Le mot ism « nom », est traité ici métriquement de deux manières. Soit
avec une hamzat waṣl : wu-ˀuwaḥḥed ˀismuh sājidā « je proclame l’unicité de
son nom à genoux » (II-59) ; soit avec une hamzat qaṭˁ : tusabbeḥ li-ˀismɐhū
« elle [?] dit les louanges de son nom » (I-20), wu- fī ˀismuh ˀatwakkal « et je
me repose sur son nom » (I-71). Un traitement comparable est attesté de
façon exceptionnelle chez Muḥammad b. Šaraf al-Dīn : wāqūl° baˁḍ al-nās°
w-aḫfiy ismvh « et je dis ‘quelqu’un’ en cachant son nom » (MM 79), où le
mot ism fonctionne comme s’il avait une initiale vocalique, amenant la
réinterprétation métrique de la finale -ī en -iy. Ailleurs, en revanche, on
trouve wa-lī ḫill° ˀaḫfī smvh « j’ai un ami dont je tais le nom » (MM 87).
De manière semblable, on trouve ici deux traitements des noms d’actions
de forme iC1tiC2āC3 : tanjū min al-ˀāṯām wa-l-ˀimtiḥānī « elle se sauve des
péchés et des épreuves » (II-18 ; cf. I-62) ; mais plus fréquemment : biˀiqtisām « en partageant » (I-58), tarjaˁ li-dār al-ˀibtidā « elle revient à la
demeure du commencement » (II-19 ; cf. I-72), le poème Yɐqūl al-šāˁir alwāfid fournissant à lui seul cinq autres exemples. Ce dernier traitement est
attesté ailleurs, mais rarement : fī ˀizdiyād chez ˁAbd al-Raḥmān al-Ānisī
(TAMA 336), wa-lā ˀistaqām chez al-Muftī (SHKF 65)1.
Remarque 6
Le pronom suffixe de troisième personne masculin singulier apparaît
sous deux formes : -uh et -ɐhū : zɐkī al-nafs° min ˁāzam / li-ḍayfuh wɐˀakrɐmuh « pure est l’âme de qui invite son hôte et lui fait honneur » (I-46),
bi-faḍluh « par sa grâce » (I-58), al-mulk° luh mutsarmidā « c’est à lui
qu’appartient le règne pour un temps sans fin » (II-54) ; bɐsaṭ fayḍɐhū
mudām « il a répandu ses largesses pour l’éternité » (I-13), wu-fī ˁaqlɐhū
ˀakmal « son esprit est le plus parfait » (I-17), lɐhū ġufrān yɐjeb « le pardon
lui est dû » (III-35).
Cette cheville métrique est banale dans tout le reste du ḥumaynī, aussi
bien qu’en poésie classique. Mais l’écriture hébraïque révèle un fait sur
lequel les manuscrits en alphabet arabe, généralement non vocalisés, restent
muets : chacune des deux formes est invariable, même là où la grammaire de
l’arabe classique prescrit une voyelle de flexion. En particulier, on ne
rencontre pas -ihī. La voyelle précédant le -hū est invariablement notée ɐ :
1
On trouve bien mā ˀinṯanā dans le poème d’Ibn Fulaytah Lī fī rubā ḥājir tel que le donne
Ġānim (ShGhS 218), mais il convient d’être prudent car l’établissement du texte est très peu
assuré.
176
Julien Dufour
muṭīˁah li-ˀamrɐhū « obéissant à son ordre » (I-21). Une forme grammaticale
distincte de la langue parlée et coïncidant avec la forme classique est ainsi
employée de façon non classique.
Sur ce point donc, la flexion casuelle ne joue aucun rôle et semble
inconnue, ce qui concorde avec le caractère malḥūn de la métrique du
ḥumaynī. Mais on va voir que l’iˁrāb n’est pas totalement absent de cette
poésie.
Remarque 7
Ici comme dans le reste du ḥumaynī, les rimes sont très majoritairement
muqayyadah, c’est-à-dire que les mots ont à la rime comme ailleurs une
forme de type malḥūn, donnant lieu à des finales généralement
consonantiques. Mais il arrive parfois que, comme en poésie classique, une
voyelle de flexion compte pour longue, donnant lieu à une rime muṭlaqah.
On retrouve ainsi, sous la forme d’un -ā, la voyelle casuelle du cas direct
dans : wa-ˀkfī al-šɐmāl al-ḥāsidā « put an end to the envious left (Wagner) »
(II-39), faḍluh ˁɐlaynā dāyimā / li-l-kul bi-mulkuh ḥākimā « sa grâce est
éternellement sur nous / régissant tout en sa possession » (II-55, 56 ; cf.
passim dans le poème II) ; et un -ī issu de la désinence du cas indirect dans :
wɐ-nanẓur jannat al-ḫuldī « nous verrons le Jardin d’éternité » (III-20 ; cf.
I-14, 65, 66, II-14, 20, 18, 34, 40).
Des exemples ci-dessus on pourrait tirer la conclusion, sans doute juste,
et qui vaut aussi pour les textes de mon corpus, que la flexion casuelle,
normalement absente en ḥumaynī, peut néanmoins apparaître parfois,
uniquement à la rime. Considérons cependant les exemples suivants : wɐ-lī
qalb° mutrāwed / li-l-ˀafnān° ḥāyirī « j’ai un cœur plein de désir / fasciné par
la beauté » (I-38), wɐ-ˀnjī al-ˀɐsīr al-ġāriqī « sauve le captif en perdition »
(II-32), wɐ-nūruh yaqhar al-šamsī « et sa lumière surpasse le soleil »
(III-23). On a là une voyelle finale -ī qui ne correspond pas à ce que
demanderait la grammaire classique. Dans le premier cas, on pourrait à
l’extrême rigueur – et contre la leçon du manuscrit – restituer un -ū et
considérer que ī rime avec ū. Mais dans les deux autres cas, c’est un -ā qu’il
faudrait, dont on ne saurait que faire. Force est de constater qu’il est loisible
de former une rime muṭlaqah par l’adjonction d’un -ī final indépendamment
de l’iˁrāb1. Ce phénomène, rare, est néanmoins présent dans mon corpus,
mais dans des poèmes de facture particulière, adoptant la forme de la
qaṣīdah à deux rimes dite « rurale », comme MM 211, visiblement ajouté
fautivement à l’extrême fin du dīwān de Šaraf al-Dīn et dont le style et la
langue sont sans rapport avec les autres productions de cet auteur.
1
Le fait est relevé par Bacher 1910 : 68.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
177
La métrique des parties en hébreu
Comme le relève Wagner, la scansion des strophes en hébreu est plus
univoque. Suivant la pratique initiée par les Andalous, le schwa mobile
compte pour une voyelle brève, le schwa quiescent (non noté dans le
manuscrit) est une absence de voyelle, toutes les autres voyelles comptent
comme longues1. Pas de voyelle de disjonction à la jointure des mots. Dans
un poème donné, le mètre est le même que pour les strophes en arabe.
Le schwa des consonnes gutturales (hateph, que l’écriture ne distingue
pas des autres schwa) semble toutefois pouvoir subir un double traitement,
du moins dans les schèmes où une consonne non gutturale aurait un schwa
muet. Ainsi, à côté de ˀahəḇɒh (II-6) on trouve bə-ˀahḇɒh (II-49)2. Cet
amuïssement est métrique, c’est-à-dire que le schwa ne compte pas dans le
mètre, mais rien ne prouve qu’il cessait d’être prononcé3.
Particularités linguistiques de l’arabe
Remarque 8
On trouve un exemple de futur formé de šā suivi de l’inaccompli : šā
naˁqed al-rāḥah tɐṭīb al-ˀarwāḥ « nous prendrons du délassement afin que
les âmes soient à l’aise » (II-51). C’est à ma connaissance l’unique et
universelle manière de former le futur dans la poésie ḥumaynī. Les exemples
abondent d’al-Mazzāḥ à l’époque contemporaine.
Remarque 9
Le mot maˁā « avec » apparaît ici quatre fois (I-1, 8, 12, 55),
orthographié et scandé avec une voyelle longue finale. Cette forme,
différente du classique maˁa, est en revanche standard en arabe parlé
yéménite. Elle est extrêmement commune en ḥumaynī depuis les plus
anciens textes, à commencer par le poème Qifū bī janb° ḏā l-dār / ˀanā rūḥī
maˁā sākinvh d’al-Mazzāḥ. Souvent, la longue n’est pas notée par l’alif et
seule la scansion permet de la déceler : wa-sawsan maˁ[ā] kāḏī « et l’iris
avec le kadhi » (MM 103) ; parfois, l’orthographe note un alif : ˀallāh maˁā
man rāḥ wa-qalbī maˁvh « Dieu garde celui qui est parti en emportant mon
cœur » (MM 180, rime en -ˁvh)4.
1
Morag 2001 : 270 sq.
Ainsi ˀahḇaṯ gəḇaraṯ (I-1), wa-ˀnî (II-2), la-ˁlôṯ (II-6), šaˀəlî (II-21), wa-ˀyaḥəḏô (II-29),
šaḥrî (III-2), bə-ˀahḇɒṯeḵ (III-27), maˀmîn (III-31) ; mais wə-raˁəyônî (II-1), yaˁəmôḏ
(II-22), han-naˁəlɒḇ (II-41), han-naˁəṣɒḇ (II-43), wŭ-meḥərônô (II-43), mib-baˁəlê ˁawlɒh
(II-44).
3
Cf. Morag 1963 : 183.
4
Cf. Leslau 1946 : 264, qui note que Ḥayyīm Ḥabšūš orthographie ce mot tantôt avec, tantôt
sans aleph.
2
178
Julien Dufour
Remarque 10
En quatre endroits, on voit apparaître un tanwīn en -un, visiblement sans
égard à la déclinaison classique : wu-fī dawrɐtun sullāk / muṭīˁah li-ˀamrɐhū
« et ils vont en cercle / obéissant à ses ordres » (I-21), fɐ-subḥān° min yuzkī /
li-ˁabdun mušarrɐdī « gloire à celui qui est généreux envers un esclave
fugitif » (I-66), al-mulk° luh mutsarmidā / rabbun muhaymel lā siwāh° ṯānī
« c’est à lui qu’appartient le règne pour un temps sans fin / seigneur
généreux et unique » (II-54), ˀilāhī al-wāḥed al-subḥān / yujib fatḥun qɐrīb
« que mon dieu unique, loué soit-il, accorde [?] une prompte délivrance »
(III-44). On aimerait mieux comprendre le premier exemple avant de
l’interpréter. Mais les trois qui restent présentent le même cas de figure : un
nom indéterminé suivi d’un adjectif épithète dépourvu de tanwīn1. Or la
chose se retrouve ailleurs : yabtasim ˁan ka-l-niẓām / lāḥ° fī fayrūzajin
ˀazraqī « il sourit, laissant apparaître comme un collier [de perles] qui brille
parmi la turquoise bleue » (MM 179). Ces tanwīn du ḥumaynī, rares mais
bien attestés chez tous les auteurs, mériteraient une étude particulière.
Souvent, dans les textes en écriture arabe, seule la scansion permet de les
repérer. Ils ont des parallèles dans d’autres formes d’arabe moyen2. En tout
cas, quel que soit leur rôle éventuel de cheville métrique, ils relèvent sans
doute d’une régularité grammaticale et non de la pure fantaisie du poète ; il
faut les distinguer de simples classicismes occasionnels, qui peuvent exister
eux aussi. Il est remarquable d’en trouver ici quatre en si peu de pages.
On relève aussi un autre tanwīn, en -an celui-là, dans yɐhab kullan ˁɐlâ
qaṣduh « il donne à tous selon son dessein » (III-3 ; cf. aussi I-58 et la note).
C’est un emploi visiblement différent, que l’on retrouve ailleurs dans le
manuscrit : li-kullan qadr° maqṣūduh « à chacun en fonction de son
dessein » (f° 52a, l. 2)3. Il faut ajouter aussi ce qui semble être des
réalisations à la rime d’un tanwīn en -an : wu-ˀuwaḥḥed ˀismuh sājidā « je
proclame à genoux l’unicité de son nom » (II-59). Dans cet exemple (ainsi
qu’en II-14, 54, 55), on a ce que la grammaire classique appellerait un ḥāl.
Mais le même morphème sert à des prédicats d’existence là où l’arabe
classique ne l’emploierait pas : wɐ-qad mā baynɐnā šarṭā / bi-yad mūsâ
kuteb « il y avait entre nous un accord / écrit de la main de Moïse » (III-34).
Des emplois comparables sont bien documentés ailleurs en arabe moyen 4.
1
Bacher, 1910 relève cet emploi.
Lentin, 1997 : 715 sq.
3
Cf. Bacher, 1910 : 69. Cf. aussi le poème publié par Tobi 2008, où l’on trouve aux vers 4 et
37 kullēn dans le sens de « tout le monde ». Les vers métriquement faux sont cependant si
abondants que les leçons de ce texte doivent être prises avec la plus grande prudence.
4
Lentin, 1997 : 706 sq.
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
179
Remarque 11
On a un exemple d’inaccompli pluriel en -ū : li-ˀan ˁaqlɐhum maḥrūs /
yuˁizzū li-ḍayfɐhum « leur intellect étant protégé / ils honorent leurs hôtes »
(I-56).
On trouve dans le reste du ḥumaynī aussi bien des formes en -ū qu’en
-ūn : taṣaddā li-qatlī tvqūlū ˁalayš « pourquoi, à votre avis, a-t-il entrepris de
me tuer ? » (MM 56) ; ˀalā wā rifāqī tvqūlūn° mā-sqīh « ô compagnons, à
votre avis que dois-je lui verser à boire ? » (MM 162).
Remarque 12
On trouve ici, pour les inaccomplis des cinquième et sixième formes
dérivées des racines trilitères et pour les deuxièmes formes des quadrilitères,
des schèmes de type yatC1aC2C2aC3, yatC1āC2aC3, yatC1aC2C3aC4 : wu-min
rād° yatjammal / fɐ-lā yastɐmeˁ kɐlām « qui veut agir bellement / ne prête
pas l’oreille à ce que l’on peut bien dire » (I-44), wu-fī ˀismuh ˀatwakkal « je
me repose sur son nom » (I-71), našrab wɐ-nathayyā bi-šurb al-ˀaqdāḥ
« nous allons boire et nous apprêter à boire aux coupes » (II-52), wɐ-mūsâ
kān° yatnaẓẓar « Moïse regardait » (III-12), wɐ-yatnaẓẓar ˁɐlâ ˁabduh « il
prend soin de son serviteur » (III-47) ; wa-l-ˀabyāt° tatlāzam / mɐˁānī
tulāyimuh « les vers exigent des figures qui lui conviennent » (I-48), wɐ-lī
qalb° mutrāwed « j’ai un cœur plein de désir » (I-38), tunīr mutrādifīn
« elles brillent les unes à la suite des autres » (III-11) ; wa-l-ˀamwāj° tɐtjaljal
« les vagues grondent » (I-8), wɐ-rūḥuh fɐ-tatzalzal « son âme tremble »
(I-63), al-mulk° luh mutsarmidā « c’est à lui qu’appartient le règne pour un
temps sans fin » (II-54).
Ces formes, très fréquentes dans mon corpus après Muḥammad b. Šaraf
al-Dīn, sont totalement absentes jusqu’à cet auteur compris, qui n’offre que
des scansions du type lā-talahhaf « je ne regrette pas » (MM 68), nvtašākā
« nous nous plaignons » (MM 154). C’est un des rares changements
clairement repérables qu’ait connus la langue du ḥumaynī au cours du temps.
Ces formes, coïncidant avec la langue dialectale, ont fini par être admises
dans cette norme littéraire. La grande rareté des suites de deux syllabes
brèves dans les mètres ḥumaynī n’y est sans doute pas pour rien, et ce
changement de règle du jeu permet d’intégrer beaucoup plus facilement dans
les vers une partie importante du lexique.
Un seul exemple ici d’un tel verbe à l’accompli : tifāwwaḍ bi-nūr ˀawwal
« il répand une lumière première » (I-4). Mais on trouve au f° 52, l. 13
tibārak mālik al-mulkī « béni soit le détenteur du règne », qui confirme la
vocalisation de la première syllabe. Remarquons que l’on n’a pas la forme
itC1āC2aC3 (ou itC1aC2C2aC3) qu’on aurait pu attendre au vu des
inaccomplis et participes. Dans le cas de tibārak, cependant, le poids de la
prononciation classique est tel qu’une forme comme *itbārak a de toute
façon peu de chances de survenir.
180
Julien Dufour
Encore une fois, l’orthographe hébraïque est précieuse, car elle nous
donne une occasion unique d’observer la vocalisation des préformantes
d’inaccompli, qui semblent ici, d’une manière générale, présenter selon les
formes dérivées une alternance -a-/-u- comparable à celle de l’arabe
classique : yɐṭīb « il se rabonnit » (I-10) contre yuballiġnā « il nous
accorde » (III-11). C’est d’autant plus remarquable que cela ne correspond
pas à la façon dont est chanté aujourd’hui le ḥumaynī à Sanaa, où l’on
prononce ces formes comme en arabe dialectal, avec yi- dans tous les cas1.
Remarque 13
Ces trois poèmes présentent en abondance une construction où ce qui
serait en arabe classique un objet direct est introduit par la préposition li- : lil-ˀamlāk° wa-l-ˀaflāk / ḫɐlaq yawm° ṣunˁɐhū « il fit les anges et les astres le
jour où il créa » (I-19), tusabbeḥ li-ˀismɐhū « pour qu’ils chantent les
louanges de son nom » (I-20), nusabbeḥ li-rabbɐnā « nous chantons les
louanges de notre seigneur » (I-69), li-kull al-ṣuwar jɐmmal « il parfit toutes
les formes » (I-26), bi-kās ɐl-šɐrāb yā wed / tusallī li-ḫāṭirī « par la coupe de
vin, amour, tu consoles mon esprit » (I-37), zɐkī al-nafs° min ˁāzam / liḍayfuh wɐ-ˀakrɐmuh « pure est l’âme de qui invite / son hôte et lui fait
honneur » (I-46), wɐ-yaḥmud li-ḫallāquh « il loue son créateur » (I-50),
yuˁizzū li-ḍayfɐhum « ils chérissent leur hôte » (I-56), talbas li-nūr al-ˁaql°
bi-l-jìnānī « elle se vêt de la lumière de l’intellect au paradis » (II-20), waɐ
ˀḏkur li-ˁahd ˀābāyɐnā / wa-ˀ tem li-mā ˀawˁadtɐnā « souviens-toi de l’alliance
de nos pères et accomplis ce que tu as promis » (II-35), nasmaˁ li-naġm alšīr° wa-l-mɐˁānī « nous écouterons le son des hymnes et des tropes » (II-38),
wa-ˀšrab li-kāsī al-ṣāfiy al-zumānī « je bois à ma coupe pure et [?] » (II-60).
On pourrait y ajouter quelques constructions avec un participe, comme bāseṭ
li-ˀarḍuh wa-l-sɐmā « donnant généreusement sa terre et le ciel » (II-57), qui
s’éloignent moins visiblement de l’usage classique mais relèvent sans doute
du même phénomène ; ainsi que fɐ-lā ˀɐẓunn° bak tabḫal « je ne crois pas que
tu seras avare… » (I-40), où c’est bi- qui est utilisé.
Je n’ai pas relevé de telles constructions dans mon corpus. Bien sûr, des
exemples ont pu et dû m’échapper ; mais si c’est le cas, ils sont isolés ; rien
de comparable avec la remarquable fréquence ici de cette particule
d’accusatif, dont l’emploi a été signalé dans d’autres types de textes2.
Remarque 14
À la conjonction ˀiḏā de l’arabe classique correspond ici systématiquement ˀilā : wɐ-ġāfer ḫɐṭā min ḍal / ˀilâ tāb wɐ-ˀistɐhām « il pardonne le
péché de qui s’est égaré / si celui-ci se repent et se laisse guider par
1
Ou parfois yu- selon des conditionnements purement phonétiques (contexte emphatique en
particulier).
2
Lentin 1997 : 289 sq.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
181
l’amour » (I-67), ˀilâ tāb kull° min ˀaḫṭā / lɐhū ġufrān yɐjeb « quiconque a
péché, s’il se repent / doit être pardonné », wɐ-ˀafkārɐhū taḫjal / ˀilâ lam
siker wɐ-nām « et son esprit reste paralysé à moins qu’il ne s’enivre et
dorme » (I-36), ˀilâ ṭāb° ḍarb al-rīḥ / yɐṭīb mandab al-buḏūr « lorsque se
calment les assauts du vent / le sillon des récoltes prospère » (I-10 ; cf. aussi
I-43 et peut-être I-49). Cette conjonction est abondamment attestée dans les
parlers des régions de Sanaa et ˁAmrān par Goitein 1970 (voir, par exemple,
tous les proverbes commençant par « si/quand… » p. 9-22) ; elle semble très
répandue dans de nombreuses régions du Yémen. Rien de tel à ma
connaissance dans le reste du ḥumaynī, qui emploie couramment ˀiḏā.
Remarque 15
Au pronom interrogatif et relatif man « qui » de l’arabe classique
correspond ici toujours min, comme le remarque Wagner. Les textes en
écriture arabe n’offrent pour ainsi dire aucune possibilité de repérer une telle
forme, qui n’est cependant pas usitée dans le chant sanaani d’aujourd’hui.
Elle ne semble pas attestée dans l’ex-Yémen du Nord, mais est employée
aujourd’hui plus au sud1.
Remarque 16
On relève quelques formes de pseudo-participes, substituts au schème
C1āC2iC3 de participe actif. Trois exemples sont sur le schème C1aC2C2āC3 :
wɐ-yaḥmud li-ḫallāquh « il loue son créateur » (I-50), ġāfer ḫɐṭā min tāb
ˀilayh wu-sammāḥ « il remet son péché et pardonne à qui se repent envers
lui2 » (II-53), ˀɐˁūd ḫaddām li-maḥbūbī « je deviens serviteur de mon bienaimé3 » (III-38) ; un autre est sur le schème C1aC2C3ān : yɐqūl al-maštuˀī alfaṣḥān « Al-Maštuˀī au verbe clair dit…4 » (III-41).
Remarque 17
D’autres points méritent d’être relevés.
La forme ṣirtū « je suis devenu » : ˀɐnā ṣirtū ġɐrīb « je me retrouve
esseulé » (III-41). Je n’ai jamais rencontré une telle forme à voyelle longue
finale ailleurs en ḥumaynī. Si cette attestation est confirmée, alors il faudrait
y voir une conjugaison qultu/qulku attestée dans plusieurs régions du Yémen
montagnard, mais en particulier aux alentours d’Ibb et Taez5 ; le -u final
fonctionne – au moins dans certains de ces parlers – comme une voyelle
longue phonologique, et l’on a par exemple qultūlak / qulkūlak « je t’ai
dit »6.
1
Pour Aden, cf. Ġānim 1958 : 16 & passim.
Behnstedt, 1985 : 117.
3
Behnstedt, 1985 : 117.
4
Behnstedt, 1985 : 117.
5
Behnstedt, 1985 : 117.
6
Par exemple Diem, 1973 : 138 n° 11.
2
182
Julien Dufour
Un exemple de dī (et non pas ḏī) comme pronom relatif : taštāq ˀilâ dār
al-hudā / dī qad ḫuleq fī ˀawwal al-zɐmānī « elles sont désireuses de la
Demeure du Chemin / qui a été créée au début des temps » (I-34). Le
manuscrit atteste par ailleurs surtout ḏī : nɐḏūq al-ḫamr° ḏī qad ṭāb « nous
goûtons le vin qui est à point » (f° 52b, l. 10)1. Le relatif ḏī est tout à fait
courant dans le Moyen-Yémen2 mais n’est pas non plus sans attestation au
sud de Taez3. La forme dī est attestée sporadiquement dans les alentours
d’Ibb4. Je n’ai pas relevé dī dans mon corpus, et ḏī seulement deux fois :
chez al-Muftī (SHKF 66) et dans un poème anonyme (ShGhS 339). Ailleurs,
on trouve normalement allaḏī, peu fréquent à dire vrai ; le manuscrit Seri &
Tobi connaît aussi cette forme : bi-l-ˀajsām allɐḏī tahwī « aux corps qui
chutent » (f° 49a, l. 5).
Dans wa-l-ˀaḥruf kān hunāk tunẓar « on y voyait les lettres » (III-11), le
kān exposant temporel reste invariable.
En I-36 : ˀilâ lam siker wɐ-nām « à moins qu’il ne s’enivre et dorme », la
négation lam suivie d’un accompli est d’un type que je n’ai relevé nulle part
ailleurs en ḥumaynī. En revanche, cette tournure est fréquente dans d’autres
types d’arabe moyen5.
Conclusion
Au terme de l’examen d’un si bref échantillon, toute conclusion ne peut
être que provisoire. Certaines caractéristiques, cependant, se dégagent assez
clairement. Sur un certain nombre de points essentiels, la coïncidence avec le
ḥumaynī non juif6 est totale : à l’échelle d’un vers, les schémas métriques ici
employés se retrouvent ailleurs à l’identique ; la structure du premier poème
est typique du ḥumaynī yéménite dans son ensemble ; les principes de la
métrique sont grosso modo les mêmes, jusque dans le traitement de la
hamzah et du pronom suffixe de troisième personne masculin singulier ; la
réapparition des voyelles d’iˁrāb à la rime, bien qu’irrégulière, est aussi une
isoglosse importante, distinguant le ḥumaynī des poésies de tradition
purement orale ; le šā- du futur, enfin, est un standard pan-yéménite de ce
genre de poésie.
Ces textes, cependant, font un usage abondant de ce qui semble n’être
ailleurs qu’une tolérance : hamzat qaṭˁ au début des formes verbales ou
1
Cf. Bacher, 1910 : 69.
Behnstedt, 1985 : 65.
3
Diem, 1973 : 119, note 3.
4
Behnstedt, 1985 : 65 ; Diem, 1973 : 89.
5
Lentin, 1997 : 764 sq.
6
Ou non spécifiquement juif, car rien ne dit qu’il ait été pratiqué uniquement par des
musulmans, même si ses références religieuses explicites, quand il y en a, sont musulmanes.
2
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
183
verbo-nominales censées commencer par une hamzat waṣl, ainsi que dans le
mot ism ; adjonction d’un -ī à la rime sans rapport avec la déclinaison.
Surtout, trois traits récurrents ici et totalement absents dans le ḥumaynī
non juif frappent immédiatement à la lecture : le traitement métrique des
mots de type kull comme kul devant initiale consonantique ; la préposition licomme particule accusative ; ˀilā pour ˀiḏā. Et il ne s’agit pas d’un accident :
les exemples sont nombreux. Ils suffisent à donner à la langue de ces textes
une physionomie tout à fait particulière. On pourrait ajouter la possibilité de
scander l’article défini avec hamzat qaṭˁ.
Certains traits sont peut-être des dialectalismes : ˀilā, le relatif ḏī/dī,
l’accompli ṣirtū. D’autres se retrouvent ailleurs dans des textes en arabe
moyen : l’emploi du tanwīn, de li-, des schèmes C1aC2C2āC3 et C1aC2C3ān.
Enfin, pour ce qui est des structures de strophe, intimement liées à des
formes musicales qui nous échappent, celles des deuxième et troisième
poèmes sont originales et surprenantes.
Il serait absurde de ne pas inclure une telle poésie dans le champ du
ḥumaynī. Mais alors il faut accepter qu’il y a deux sortes de ḥumaynī : celui
dont les šabaziyyāt sont le type, et celui représenté par le corpus que j’ai
étudié. Entre les deux, les différences métriques, formelles et linguistiques
sont évidentes, quelle que soit la parenté fondamentale que, je crois, Wagner
a démontrée de façon convaincante. Or, au moment où Šabazī compose, la
langue du ḥumaynī non juif est déjà fixée depuis plusieurs siècles, et ne
connaîtra pas de bouleversements majeurs jusqu’au XXe s. Pourquoi donc
écrit-il différemment ? Quels modèles suit-il ? Invente-t-il une langue
nouvelle, ou écrit-il dans une langue déjà existante ? Il faudrait, pour
commencer à y voir plus clair, analyser sous cet angle l’ensemble de son
œuvre, ainsi, sans doute, que celle de Yosef b. Yisrael, qui l’a précédé, avec
moins d’éclat, dans la composition du muwaššaḥ de forme yéménite1.
En tout cas, cette langue a perduré après Šabazī. Yosef Tobi édite et
traduit un poème écrit vers 1836 en hébreu et arabe, sans doute dans le
Moyen-Yémen2. La forme, de type muwaššaḥ, en est tout à fait particulière3.
Tobi n’analyse pas le détail des faits de langue, mais on peut remarquer le
1
Je n’ai pas eu accès à la thèse de ˁAmir, 2000, ni aux travaux de Rosen-Moked, 1985 et
Fleischer, 1991.
2
Tobi 1999 : 255 sq.
3
ab ab ab ccc AB, c’est-à-dire que c’est un exemple du muwaššaḥ à bayt sans rime fixe,
rarissime dans mon corpus, et qui plus est avec des bayt de trois vers, ce que je n’ai jamais
rencontré dans le ḥumaynī en alphabet arabe. Je ne connais aucun autre poème de ce type,
bien que la poésie de Šabazī comporte nombre de muwaššāḥ à bayt de trois vers de structure
comparable (Seri & Tobi, 1976 : 231). Peut-être faut-il donc nuancer l’affirmation de Tobi
quand il affirme que « the design of the poem is a typical Yemeni muwashshaḥ » (Tobi,
1999 : 257).
184
Julien Dufour
mot ismak scandé ˀismak à deux reprises, la scansion kull pour kul, une
demi-douzaine de relatifs ḏī, et quatre pseudo-tanwīn unissant un nom
indéterminé à son épithète, dépourvue de tanwīn. Notons qu’on ne peut s’en
tirer en mettant ces caractéristiques sur le compte d’un hypothétique judéoarabe yéménite. En effet, l’arabe dans lequel Ḥayyīm Ḥabšūš rédige son récit
dans les années 1890 est tout à fait différent de celui étudié ici1. Le ḥumaynī
juif semble donc bien posséder une langue littéraire autonome, dont
l’histoire et la grammaire restent à écrire.
Si le lecteur parvient jusqu’à ces quelques lignes, c’est qu’il est bien
courageux, et qu’il a tenu bon, la loupe à la main, dans cette analyse des
détails. Mais j’espère lui avoir montré quel dieu – ou quel diable – y réside.
Car au terme de ce travail fastidieux, ce qu’on voit apparaître n’a rien de
désordonné. C’est au contraire la régularité qui est frappante, aussi bien dans
l’orthographe que dans la grammaire ou la métrique. La grande majorité des
apparentes bizarreries s’éclairent si on les rapproche les unes des autres ou si
on les compare aux enseignements d’autres textes du même genre. Par
contraste, les vrais points d’achoppement apparaissent ; ceux dont il faut
absolument rendre compte, sans quoi la leçon même du manuscrit devient
suspecte. Une telle analyse permet de repérer – au moins partiellement – les
fautes de copie, les lacunes, les ajouts, et est donc nécessaire au travail
d’établissement d’un texte. Il n’est certes pas vrai que toute irrégularité
métrique doive être imputée à une corruption, ni que toutes les corruptions
violent la métrique ou la grammaire, mais c’est tout de même souvent le cas.
Et l’on n’a pas le droit de se priver de cet outil puisqu’il existe. Je n’ai pas la
prétention d’avoir résolu les nombreuses difficultés que posent ces trois
textes. Mais je crois que si l’on veut éditer un poème ḥumaynī, on doit
obligatoirement le faire passer à un tel crible. Cette littérature, qui est peutêtre ce que le Yémen a écrit de plus original, est encore largement inédite.
Nous devons fourbir les outils qui serviront à lui rendre justice.
BIBLIOGRAPHIE
Textes du corpus de comparaison
MM : Muḥammad b. ˁAbd Allāh Šaraf al-Dīn, Mubayyatāt wa-muwaššaḥāt,
dīwān compilé par ˁĪsā b. Luṭf Allāh Šaraf al-Dīn, édité par ˁAlī b.
Ismāˁīl al-Muˀayyad & Ismāˁīl b. Aḥmad al-Jirāfī, Beyrouth /
Sanaa, Dār al-ˁAwdah / Dār al-Kalimah, s. d. (vers 1978).
1
Leslau 1946.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
185
NN : Dīwān nusaymāt al-saḥar wa-nafaḥāt al-zuhar, in ˁAbd al-ˁAzīz Sulṭān alManṣūb, Al-ˁĀrif bi-Llāh ˁAbd al-Hādī al-Sūdī, šiˁruhu, rasāˀiluhu,
manāqibuhu. Sanaa, Wizārat al-ṯaqāfah wa-l-siyāḥah, 2004.
SAT : Safīnat al-adab wa-l-tārīḫ, recueil poétique compilé par Muḥammad b.
ˁAbd Allāh al-ˁAmrī, édité par Ḥusayn b. ˁAbd Allāh al-ˁAmrī.
Beyrouth / Damas, Dār al-Fikr, 2001.
ShGhS : renvoie à Ġānim 1987 infra.
SHKF : Aḥmad b. Ḥusayn al-Muftī, Ṣanˁāˀ ḥawat kull fann, dīwān. Édité par
Muḥammad ˁAbduh Ġānim, 3e édition, Sanaa / Beyrouth, al-Dār
al-Yamaniyyah li-l-našr wa-l-tawzīˁ / Dār al-Manāhil, 1987.
TAMA : ˁAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā al-Ānisī, Tarjīˁ al-aṭyār bi-marqaṣ al-ˀašˁār,
dīwān Édité par ˁAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā al-Iryānī et ˁAbd Allāh
ˁAbd al-Ilāh al-Aġbarī, 1985 (2e éd.), Sanaa, Dār al-Kalimah.
WD : ˁAlī b. Muḥammad al-ˁAnsī, Wādī al-Dūr, dīwān. Édité par Yaḥyā b.
Manṣūr b. Naṣr, Beyrouth / Sanaa, Dār al-ˁAwdah / Dār alKalimah, s. d. (vers 1980).
ZS : Aḥmad b. ˁAbd al-Raḥmān al-Ānisī, Zamān al-ṣibā, dīwān. Édité par
Muḥammad ˁAbduh Ġānim, Sanaa / Beyrouth, Markaz al-dirāsāt
wa-l-buḥūṯ al-yamanī / Maktabat al-Jamāhīr, 1981.
Autres ouvrages
ˁAMIR, Y. 2000. Šîrɒṯô šɛl rabbî Yôsep̄ ben Yiśrɒˀel. Thèse de doctorat, Ramat
Gan, Bar Ilan University.
BACHER, Wilhelm. 1910. Die hebräische und arabische Poesie der Juden
Jemens. Strasbourg, Karl Trübner.
DAFARI, J. A. 1966. Ḥumaini Poetry in South Arabia. Thèse de doctorat non
publiée, Londres, School of Oriental and African Studies.
DIEM, Werner. 1973. Skizzen jemenitischer Dialekte. Beirut, Franz Steiner.
DUFOUR, Julien. 2003. « Aux origines de la langue poétique sanaanie. L’œuvre
ḥumaynî de Muḥammad b. Sharaf al-Dîn », Chroniques yéménites,
10, 2002 : 153-172. Accessible sur http://cy.revues.org/136.
FLEISCHER, Ezra. 1991. « Taḥanôṯ bə-hiṯpaṯḥûṯ šîr hɒ-ˀezôr hɒ-ˁiḇrî (mis-Sefɒraḏ
wə-ˁaḏ Têmɒn) » in Judith Dishon & Ephraim Hazan (éds)
Mɛḥqɒrîm bə-sip̄rûṯ ˁam Yiśrɒˀel u-ḇ-ṯarbûṯ Têmɒn (Mélanges
Yehuda Ratzhaby), p. 111-159, Ramat Gan, Université Bar Ilan.
ĠANIM, Muḥammad ˁAbduh. 1987 (5e éd.). Šiˁr al-ġināˀ al-ṣanˁānī. Beyrouth,
Dār al-ˁAwdah.
ĠANIM, Muḥammad ˁAbduh. 1999 (réimp. de l’éd. de 1958). Aden Arabic for
Beginners. Sanaa, Markaz ˁUbādī.
LANDBERG. 1901. Études sur les dialectes de l’Arabie méridionale. Premier
volume : Ḥaḍramoût. Leyde, Brill.
LENTIN, Jérôme. 1997. Recherches sur l’histoire de la langue arabe au ProcheOrient à l’époque moderne. Thèse pour le doctorat d’État ès
lettres, sous la dir. de David Cohen, Univ. de Paris III.
186
Julien Dufour
LESLAU, Wolf. 1946. « Linguistic observations on a native Yemenite
document ». Jewish Quarterly Review, n.s, 36.
MORAG, Shlomo. 1963. Hɒ-ˁiḇrîṯ šɛb-bə-p̄î yəhûḏê Têmɒn. Jerusalem, The
Academy of the Hebrew Language.
MORAG, S. 2001. Mišqal nəˁîmɒh bə-p̄iyyûṭê qəhillôṯ Têmɒn wu-Sp̄ɒraḏ : bəḥînôṯ
ˀaḥɒḏôṯ. In Shlomo Morag Mɒsôrôṯ hal-lɒšôn hɒ-ˁiḇrîṯ wə-hallɒšôn hɒ-ˀarɒmîṯ šɛb-bə-p̄î yəhûḏê Têmɒn, travaux de l’auteur édités
de manière posthume par Yosef Tobi. Tel Aviv, Afikim.
ROSEN-MOKED, Tova. 1985. Lə-ˀezôr šîr – ˁal šîraṯ hɒ-ˀezôr hɒ-ˁiḇrî bi-ymê habbênayim. Haifa, Haifa University Press.
SEMAH, David. 1988. « The poetics of ḥumaynī poetry in Yemen ». Jerusalem
Studies in Arabic and Islam, 11: 220-239.
SEMAH, D. 1989. « Li-mqôrôṯɒyw haṣ-ṣûrɒniyyîm šɛl šîr hɒ-ˀezôr hat-têmɒnî ».
Tarbiz, 83 : 239-260.
SERI, Shalom & Yosef TOBI. 1976. Šîrîm ḥaḏɒšîm lə-rabbî Šɒlôm Šabazî.
Jerusalem, Ben-Zvi Institute.
SERJEANT, Robert Bertram. 1951. South Arabian Poetry. Prose and poetry from
Ḥaḍramawt. Londres, Taylor’s Foreign Press.
SOCIN, Albert. 1900-1901. Diwan aus Centralarabien, édité par Hans Stumme.
Leipzig, Teubner. Tome I : textes, 1900 ; tome II : traductions,
1900 ; tome III : commentaires et glossaires, 1901.
TOBI, Yosef. 1999. The Jews of Yemen. Studies in their History and Culture.
Leyde / Boston / Cologne, Brill.
TOBI, Y. 2008. « Šālôm (Sālim) al-Šabazī’s (seventeenth-century) poem of the
debate between coffee and qāt », Proceedings of the Seminar for
Arabian Studies, 38.
WAGNER, Mark. 2004. The Poetics of Ḥumaynī Verse: Language and Meaning
in the Arab and Jewish Vernacular Poetry of Yemen. PhD
dissertation, Department of Middle Eastern and Islamic Studies,
New York University.
WAGNER, M. 2009. Like Joseph in Beauty, Yemeni Vernacular Poetry and
Arab-Jewish Symbiosis. Brill, Leyde / Boston.
Al-ẒAFĀRĪ, Jaˁfar. 1992. « Al-šiˁr al-ḥumaynī fī al-Yaman», Al-Yaman 3-4
(publication de l’Université d’Aden) : 6-61.
Al-ẒAFĀRĪ, Jaˁfar. 1996. « Tārīḫ al-šiˁr al-ḥumaynī fī al-Yaman ». Al-Yaman, 6
(publication de l’Université d’Aden) : 7-35.
Al-ẒAFĀRĪ, Jaˁfar. 2000. « Šiˁr al-muwaššaḥ al-ˁarabī fī al-diyār alyamaniyyah ». Al-Yaman, 11 (publication de l’Université
d’Aden) : 11-77.
À propos de Marc Wagner, Like Joseph in beauty
187
Jeune paysanne
au marché d’un village,
du sud de Taez,
vers 1975
(Coll. part.).
SUMMARY
About Mark Wagner, Like Joseph in beauty,
Contribution to the study of muwaššaḥāt de Sālim Šābazī
Julien DUFOUR
In 2009 Mark Wagner published ‘Like Joseph in Beauty’: Yemeni
vernacular poetry and Arab-Jewish symbiosis, a study of the so-called
ḥumaynī poetry. He is particularly interested in re-setting Shalom Shabazi’s
jewish Arabic and Hebrew poetry in its native 17th century literary
background of Yemeni non-classical stanza poetry. At the same time, he
draws a picture of Yemeni literary life in modern times, focusing on
vernacular poetry.
This paper is first and foremost a review of Wagner’s book, emphasizing its
importance for the study of Arabic literature during what is often termed a
dark age. In a second time, benefiting from Wagner’s study of Shabazi’s
poems, one will try to pursue the linguistic and metrical analysis of these
pieces in the perspective of refining the techniques required for the edition of
such texts.
Pount, 5 (2011) : 139-187