CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
« SAUVER LA NUIT »
GÉOGRAPHIE DE LA POLLUTION LUMINEUSE
« C'est moi et encore moi là-bas
Du mauvais côte nocturne, truqué comme une urne
Plein comme mes burnes
King Kong accroché à l'anneau de Saturne
Prodigieux ce qu'on pond
À la discrétion des néons
Plus les lampes torches m'encombrent
Et plus j'épouse l'ombre
En quête de quelques mètre carrés
Où je pourrais écrire en paix »
La Rumeur, Un chien dans la tête
La nuit n’est pas un espace-temps inexploré par le géographe [Deleuil, 1994 ; Fiori,
2000 ; Mosser et Devars, 2000 ; Paquot, 2000 ; Gwiazdzinski, 2002, 2005 ; Mosser, 2003, 2005, 2007 ; Mallet, 2009], mais il reste jeune et nécessite donc d’être
observé, afin d’être cerné, dans une globalité parfois déroutante, mais souvent stimulante. Si la nuit, et plus spécifiquement la nuit urbaine, a effectivement été appréhendée par le chercheur, il s’agit souvent – encore aujourd’hui – d’analyser
comment cet espace-temps peut être optimisé dans ses différents usages, notamment par la lumière artificielle qui les accompagne. Prenant le contre-pied de ces
démarches, nous proposons ici de montrer le renversement qui s’opère actuellement quant aux considérations de cette lumière artificielle, la faisant passer du
statut quasi-exclusif de progrès technologique à celui d’une source de gêne, de
nuisance, voire même de pollution.
1. UNE VILLE NOCTURNE AMBIVALENTE
Le projet lumière a, depuis sa naissance, fortement évolué dans ses pratiques, tout
en restant orienté par deux pôles que sont la sécurisation des lieux et l’esthétisme
urbain [Deleuil, 2000] (images 1 et 2). C’est bien en opposition aux valeurs négatives du noir et de la nuit que se fait l’adhésion à ce projet à qui l’on demande dé- 1 -!
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sormais – outre d’assurer la sécurisation des lieux, des biens, des personnes et de
leurs déplacements dans la ville –, de recomposer les espaces et de promouvoir, par
le biais de la « mise en lumière », la ville et les valeurs urbaines dans leur ensemble
[Deleuil et Toussaint, 2000 ; Mosser, 2003 ; Mallet, 2009].
!
Image 1. Intégration des luminaires dans l’esthétique urbaine. Paris,
Boulevard de l’Hôpital. Christophe Civeton, 1822. Source : Gallica,
Bibliothèque Nationale de France.
!
Fig.
34.
— Sont-ils assez embêtants avec leur lumière
cleliriqiie?
—
on ne sait plus où aller travailler!
Oui, maintenant
(Dessin
(aujourd'hui
place
de
Di'iincr,
18S0;
collection
de la République);
[le
l'aulcur.
puis,
)
en mars
1879,
aux
Halles 2.ensuite
de la Bastille du
et rôle
rue de sécurisation des
le LuxemImage
Illustration humoristique
espaces
attribué à l’éclairage artificiel. « Dessin de Draner, 1880 », in Eugène
Defrance, Histoire de l'éclairage des rues de Paris, 1904. Source :
Gallica, Bibliothèque Nationale de France.
- 2 -!
CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
Effacer la nuit revient presque à extraire l’Homme de sa condition animale et, par
là même, de ce qui génère en lui le plus de peurs et de fantasmes, depuis la petite
enfance jusqu’à l’âge adulte ; c’est le soustraire aux personnages effrayants, aux
monstres, à un « folklore de la peur » [Durand, 1969] encore bien présent au travers de discours faisant de la nuit le temps quasi acteur du risque ; enfin, c’est
l’arracher au noir, aux ténèbres, à l’ignorance, au mal bref, à tout un ensemble de
valeurs négatives endossées par la nuit. Certainement avons-nous peur d’états ou
de comportements qui – parce que l’on a connu des évolutions et révolutions technologiques – nous apparaissent comme rétrogrades : nos sociétés prônent une mobilité exacerbée, rendant l’immobile suranné, presque suspect, ou nous obligeant à
réapprendre à faire « bon usage de la lenteur » [Sansot, 2000] ; nous connaissons
l’émerveillement des illuminations et de l’éclairage, nous ne connaissons plus le
noir et ne nous en méfions que davantage.
Pourtant, prenant le contre-pied de la lumière et regardant la nuit avec acuité, on
voit poindre en elle des valeurs positives. Si on la considère comme moment social,
elle apparaît comme le « contre-temps » du travail pour 85 % des salariés et donc
comme symbole fort de liberté, de « dénormalisation », de fêtes et de plaisirs dans
la pensée commune, et ce même si la réalité quant à ces points est toute relative,
comme ont pu le montrer plusieurs auteurs [Coquelin, 1977 ; Gwiazdzinski, 2002 ;
Mallet, 2009].
Mais à considérer la nuit exclusivement comme moment social, l’ambigüité
s’installe. Ainsi, l’appel à « sauver la nuit » n’a pas la même signification selon
qu’il est lancé par les acteurs du monde de la nuit ou par les astronomes, les écologues ou les médecins. Pour autant, la nuit comme moment social qui, en apparence, semble toujours nécessiter la lumière artificielle, ne s’oppose pas totalement
à la nuit comme état physique : les usagers de la nuit urbaine certes affectionnent
les activités éclairées offertes par la ville nocturne, mais sont aussi demandeurs
d’une part d’ombre qui, souvent, est synonyme de calme, de possibles, de libertés
car de soustraction au contrôle.
2. LES TRACES URBAINES DES FONCTIONS DE L’ÉCLAIRAGE
C’est à partir des années 1970 que vont être formalisés les principes de l’éclairage
tel qu’on les connait actuellement ; on retrouve leurs traces, juxtaposées, dans la
ville. Nous pouvons ainsi dégager – bien sûr de façon très simplificatrice – quatre
grands types de préoccupations liées à la lumière artificielle, à travers quatre
grands types d’espace, en commençant par les quartiers de centre-ville.
Les quartiers historiques de centre-ville focalisent toute l’attention des services
techniques et, à travers eux, des politiques locales en matière d’éclairage public. Le
centre-ville nocturne est l’espace-temps qui va assurer l’image de marque de la
ville vers l’extérieur : c’est lui qui sera visité par les touristes qui s’attarderont en
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soirée dans ses rues, avec un regard attentif posé sur ses façades et les ambiances
qui en ressortiront ; c’est lui qui sera photographié et ira remplir de cartes postales
« by night » les présentoirs des boutiques de souvenirs de la ville.
Les quartiers résidentiels ne peuvent être dit « vides » durant la nuit, puisque ce
sont bien eux qui abritent toute une partie de « la ville qui dort ». Pour autant, cette
ville, en veilleuse dès 21 heures et en sommeil de 23 heures à 6 heures, est très
souvent dépourvue de tout usage nocturne, hormis quelques retours – souvent
automobiles – des lieux de festivité. Dormir dans un espace ne suffit pas à « habiter ». Construire de façon continue dans l’espace ne suffit pas à « faire la ville » et
encore moins l’urbanité. Plus particulièrement dans les lotissements qui fleurissent
aux marges de la ville, l’éclairage dernier cri permet souvent de savoir que l’on se
trouve dans un quartier conçu par un promoteur privé auquel la ville a délégué la
construction du quartier. L’éclairage doit ici aussi faire passer une image de
marque, mais non d’origine publique : il doit permettre de dire et de lire en un coup
d’œil le standing du quartier et participe presque à la fermeture de celui-ci pour qui
serait de passage ici sans raison valable. Dans ces espaces, l’éclairage est souvent
conçu par un bureau d’étude privé, et le matériel rencontré peut aller de la lanterne
dite « de style » (qui tente de trouver sa place au milieu de maisons fabriquées sur
plan), à du matériel dernier cri au dessin élancé.
Les zones d’activités commerciales sont l’archétype des non-lieux nocturnes, de
ces espaces monofonctionnels qui se trouvent complètement désertés durant la nuit.
Pour des raisons de sécurisation – des biens, bien plus que celle d’hypothétiques
personnes – ces espaces sont fortement éclairés par chacune des enseignes afin
d’assurer un niveau d’éclairement permettant le bon fonctionnement des caméras
de vidéosurveillance braquées sur des parkings vides ou des vitrines renforcées
d’un rideau de fer. Les photographies nous montrent le visage nocturne d’une zone
d’activités commerciales faite de néons multicolores mais aussi d’aires vidées de
leurs usagers diurnes, mais restant éclairées en vue d’hypothétiques passants à
filmer dans une non moins hypothétique activité délictuelle. Ironie du sort, ces
déserts nocturnes sont, quantitativement, les zones les plus émettrices de lumière
artificielle et celles qui contribuent le plus à l’étalement de l’empreinte lumineuse.
Ces espaces des périphéries urbaines sont eux aussi laissés aux mains des promoteurs et groupes privés, et leur éclairage n’est que le reflet de cette déprise du politique.
À contre-courant des soins qualitatifs apportés aux centres-villes historiques, les
périphéries des zones urbaines restent aujourd’hui soumises avant tout aux logiques fonctionnalistes d’un éclairage de voirie conçu autour du déplacement
automobile. Ce sont ici les aspects quantitatifs de sécurisation des flux – « voir et
être vu » – qui prédominent encore, avec une focalisation toute particulière sur le
maintien du coefficient d’uniformité de l’éclairement de la chaussée et, dans le
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même temps, sur le maintien de niveaux d’éclairement moyen très élevés. Cette
prolifération lumineuse rend plus difficile la tâche visuelle de l’usager de la route
qui entre souvent dans la ville par ces zones d’activités. Pour contrecarrer les éclairages privatifs, les acteurs de l’éclairage public sont contraints eux aussi d’entrer
dans un mécanisme de surenchère des niveaux d’éclairement afin de garder une
chaussée suffisamment identifiable pour l’usager.
3. LE NOIR, PORTEUR DE POSITIVITÉ
Au-delà de ces problèmes de fabrique de l’urbain, c’est du noir naturel que naissent
nombre des valeurs positives de la nuit et la possibilité, pour le chercheur, de parler
à propos de celle-ci d’un « objet positif » qu’il faut sauver (Challéat, 2010). Soulignons ici trois grands « besoins de nuit », suivant l’histoire de leur émergence.
Le premier « besoin de nuit » est d’ordre socioculturel avec, au travers du bien
environnemental « ciel étoilé », un objet majeur d’inspiration et de créativité artistique, mais aussi de réflexion scientifique, physique, métaphysique ou encore religieuse, et donc un objet participant d’individuations psychologique et culturelle
fortes. La remise en cause actuelle de certaines des doctrines de l’éclairage artificiel, celles-ci voulant qu’il ne soit porteur que de positivité – qu’elle soit « politique, économique (marketing urbain comme marketing industriel), technique,
esthétique, fonctionnelle, patrimoniale, symbolique, etc. » (Mosser, 2005) – se
situe dans la continuité d’un cheminement amorcé dans les années 1970. Un petit
nombre d’acteurs, astronomes professionnels et amateurs, a alors à faire face à la
dégradation de l’accessibilité au « ciel nocturne étoilé » sous l’effet de
l’augmentation, en taille et en intensité, des halos de lumières artificielles émanant
de l’éclairage fonctionnaliste de zones urbaines en pleine croissance. La localisation des instrumentations d’observations astronomiques, souvent à seulement
quelques dizaines de kilomètres des agglomérations, a quasi mécaniquement conféré à ces acteurs les rôles de veille quant à la qualité du bien environnemental « ciel
noir étoile », et d’alarme quant à la perte de sa visibilité. Comme chez d’autres
auteurs (Theriault et al., 2000), il nous faut souligner ici l’importance majeure de
l’observation environnementale directe dans la perception plus ou moins grande
d’une gêne par une certaine catégorie d’acteurs.
Les astronomes, très vite rejoints par les écologues, vont faire évoluer leur positionnement face à ce problème nouveau, finissant par lui donner un nom qui mettra
du temps à être accepté – si tant est qu'il le soit aujourd'hui –, car renversant toute
une mythologie de la dualité lumière/obscurité : « la pollution lumineuse ». Cette
gradation sémantique traduit également une montée en puissance de leurs actions à
partir de la saisie d’un nouveau bien environnemental : le « ciel noir étoilé ». Ce
bien public pur, objet de « la lutte originelle » devient rapidement trop restrictif, les
obligeant à une ouverture de leur argumentaire vers l’environnement nocturne dans
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CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
son ensemble et vers les thématiques sanitaires soulevées par la perte incessante de
la nuit noire. Ainsi, au fil des décennies 1990 et 2000, le discours évoluera pour ne
plus tourner autour du seul objet « ciel noir », s’ouvrant aux impacts sur l'environnement dans son ensemble, sur les écosystèmes et intégrant, finalement, les impacts sur la santé humaine.
Est apparue en effet, dans les années 1990, la connaissance de nombreux effets et
impacts écologiques, qui forment un deuxième « besoin de nuit ». Il en va ainsi des
comportements animaux en réponse aux sources lumineuses elles-mêmes : répulsion, attraction, fixation, mais également en réponse au niveau d’illumination ambiante : désorientation, troubles comportementaux, troubles reproductifs, déplacement des temps et des espaces de prédation. In fine, les impacts en termes de biodiversité apparaissent inéluctables pour l’écologue : dès lors que la lumière artificielle est introduite dans un milieu, elle perturbe l’immense majorité des espèces
animales, que celles-ci soient photophiles ou photophobes. Comme souvent en
écologie, les impacts sont spatialement et temporellement dilatés par rapport aux
seuls effets et interagissent à ces différentes échelles, de façon intra comme interspécifique (Rich et Longcore, 2006 ; Scheling, 2007).
Le dernier « besoin de nuit » apparu est d’ordre sanitaire. Depuis une dizaine
d’années, les effets de la lumière artificielle nocturne sur la santé humaine investissent le champ de la chronobiologie, et les recherches effectuées aussi bien en laboratoire que par le biais d’observations cliniques montrent que la dégradation de
l’alternance naturelle du jour et de la nuit n’est pas sans conséquence sur
l’organisme humain (Shuboni et Yan, 2010). Les effets et impacts négatifs de
l’éclairage artificiel sont aujourd’hui bien montrés – toutes choses étant égales par
ailleurs – sur des sujets travaillant en horaires décalés ou étant soumises à des niveaux d’éclairement importants durant leur sommeil. Les recherches actuelles
questionnent la relation dose-effet entre déficit en mélatonine et facilitation du
démarrage de certains cancers et se tournent également vers des études d’impacts
de niveaux d’éclairement de plus en plus faibles, avec les problèmes méthodologiques que l’on connait aux études épidémiologiques (Kloog et al., 2009, 2010,
2011). Il est donc bien entendu que la prudence reste de mise quant à
l’interprétation de coefficients de corrélation qui, en aucun cas, ne suffisent à établir une quelconque relation dose-effet mais, ici comme ailleurs, le principe de
précaution soulevé par de nombreux chronobiologistes ne fait qu’appeler son indispensable corollaire qu’est l’approfondissement des recherches dans ce domaine.
4. DES CONFLITS AUTOUR D’USAGES CONTRADICTOIRES DU NOCTURNE
L’objet « ciel noir étoilé », dont la condition sine qua non d’accès est l’existence
du noir naturel – cet état physique non produit par l’Homme car dérivant directement de la rotation de la Terre sur elle-même –, soulève de nouveaux questionne- 6 -!
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ments pour le géographe et l’économiste. Il constitue en effet un bien collectif pur,
un bien public total, irréductible, non rival, non marchandisable et non appropriable. Il présente cependant un visage très particulier parmi l’ensemble des biens
environnementaux : on peut en dégrader l’accès sans mécanisme d’appropriation,
simplement par la mise en œuvre d’usages contradictoires de la condition d’accès,
générant ainsi par la lumière artificielle une nuisance (Challéat, 2010). De façon
moins sectorielle – et au regard des coûts de la lumière artificielle – le noir dans
son ensemble doit être considéré comme un actif environnemental garant de la
biodiversité, de la qualité éco-paysagère des territoires, ainsi que de la santé. Dans
chacun de ces domaines, la lumière artificielle constitue une véritable pollution
(Challéat, 2010) dont le traitement doit être pris en charge par la puissance publique, du fait de la nature même des biens dégradés et pollués.
Croiser à plusieurs reprises, dans cette considération de la lumière, le chemin des
astronomes et des associations dites « de défense du ciel et de l’environnement
nocturnes » ne signifie pas pour autant l’emprunter. Néanmoins, étant les premiers
porteurs dans l’espace public des coûts de la lumière, l’observation de la trajectoire
des ces acteurs et de leurs travaux – bien sûr critiquables, mais toujours intéressants – nous apparait indispensable. De travaux empiriques, comme ceux de Walker à la fin des années 1970 (Walker, 1977), à des modélisations plus poussées,
comme celles proposées par l’association Licorness (Bonavitacola, 2001) ou par la
NOAA (Elvidge et al., 1997 ; Cinzano et al., 2000), les apports des astronomes
puis des physiciens de l’atmosphère ont été nombreux notamment quant à la caractérisation de l’empreinte lumineuse au-delà des seuls aspects techniques des
sources. Le caractère empirique des premières modélisations est à rapprocher de
l’aspect « fait maison » ou « avec les moyens du bord » des premières mobilisations des astronomes (image 3).
- 7 -!
CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
années 1980, archives personnelles de l’auteur.
Image 3. L’aspect manuel des premiers supports de mobilisation,
avant que celle-ci ne se structure et ne s’institutionnalise véritablement. Tracte de la « Section Astro » de la MJC de Rambouillet, fin
des années 1980, archives personnelles de l’auteur.
!
De cet empirisme est né ce qui, plus tard, après persistance, est devenu le principal
tort des cartographies générées par des équipes universitaires proches des astronomes : utiliser, pour quantifier la pollution lumineuse, des unités et échelles qui ne
« parlent » qu’à eux-même, comme la mesure de la brillance du ciel en magnitude
par arcseconde carré, ou l’échelle de Bortle se référant à la visibilité plus ou moins
bonne des étoiles pour quantifier la pollution lumineuse (Bortle, 2001). Il n’en
reste pas moins que ces modèles montrent un polluant sortant largement des seules
limites morphologiques de la ville, d’une part pour des raisons de conception des
luminaires si l’on s’attache au flux directement émis dans l’hémisphère supérieur,
et d’autre part à cause des mécanismes de diffusion à l’œuvre, notamment dans les
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CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
basses couches de l’atmosphère. La variance d’échelle de l’empreinte lumineuse et
l’impossibilité de transposer les logiques d’éclairage d’une échelle à l’autre interdisent l’utilisation d’une seule méthode cartographique pour sa caractérisation. Si
l’approximation d’une convolution des poids et densités de population permet
d’approcher une empreinte régionale ou nationale, il est bien entendu impossible
de globaliser cette méthode, tant les pratiques de l’éclairage varient selon des indicateurs économiques et socioculturels. De même, le passage à l’échelle fine fait
s’effondrer les modèles basés sur les densités de population, comme celui de Walker (Walker, 1977) ou d’Albers et Duriscoe (Albers et Duriscoe, 2001). Nous
l’avons vu, l’observation in situ des pratiques de l’éclairage met en avant des oppositions marquées entre les différents espaces intra-urbains : les zones les plus fortement émettrices de lumière artificielle sont les zones vides de population la nuit.
Mais au-delà de leur intérêt scientifique, les cartographies de l’empreinte lumineuse ont, dès leur apparition, fortement contribué à la publicité des nuisances
rencontrées par les astronomes. Toute l’iconographie désormais bien connue de
« la Terre vue de nuit » a marqué les esprits dans un contexte de montée en puissance de la pensée environnementale : les images satellitales produites par le
DMSP (image 4) montrent ainsi ce que les astronomes ont rapidement appelé une
« pollution lumineuse » généralisée dans les pays industrialisés de l’hémisphère
Nord (Cinzano et al., 2001).
!
Image 4. La Terre vue de nuit. Image satellitale composite (Defense
Meteorological Satellit Program). Source : Mayhew C. et Simmon R.,
NASA GSFC.
!
La remise en cause par les astronomes de ce qu’ils considèrent comme un excès
d’éclairage ne va pas sans heurter les logiques communément admises qui font de
la lumière un élément majeur de la sécurité urbaine, un marqueur fort de progrès
technologique. S’installe alors un premier niveau de conflit classique, entre les
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CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
astronomes d’une part, et les acteurs institutionnels de l’éclairage d’autre part, au
premier rang desquels se place l’Association Française d’Éclairage (AFE, 2006).
Jusqu’à la fin des années 1990, leur argumentaire et leurs revendications trahissent
avant tout la défense d’intérêts sectoriels : il s’agit ainsi de « Sauver notre ciel »
bien plus que de « Sauver la nuit » dans son ensemble (image 5).
!
Image 5. Extrait d’un fascicule de sensibilisation à la problématique
de la pollution lumineuse. Début des années 1990, Fédération
d’Astronomie Populaire Amateur du Midi.
!
Cette direction d’une protection « astrocentrée » marquera durablement les acteurs
institutionnels, notamment les élus locaux. Très vite, la nécessité pour les astronomes de se constituer en association se fait sentir et, en 1998, apparaît
l’Association Nationale de Protection du Ciel Nocturne. Cette association saisit et
traite en nombre les différents conflits locaux qui intéressent quelques acteurs autour d’un lieu, et se sert de ces conflits pour donner du sens et du poids à son action
nationale et à des revendications de nature plus générales.
Le début des années 2000 va marquer un tournant dans l’argumentaire des acteurs
associatifs. Nous l’avons vu, les études sur les impacts écologiques de l’éclairage
artificiel nocturne sortent alors de l’intimité des laboratoires et des revues spécialisées, très vite suivies par les études des chronobiologistes sur les impacts sanitaires. De nouvelles structures médicales voient également le jour, comme
L’institut National du Sommeil et de la Vigilance, fondé en 2000 sous l’impulsion
de la Société Française de Recherche et Médecine du Sommeil, qui fédère au niveau national les différents réseaux professionnels gravitant autour de la médecine
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du sommeil. Les associatifs font évoluer leur discours et par là même l’objet de
leur lutte, glissant du seul « ciel étoilé » vers « la nuit et le noir ». Cet objet « ciel
étoilé » qui avait permis, à la fin des années 1980, la cristallisation des astronomes
autour des nuisances et pollutions lumineuses, était devenu, pour l’Association
Nationale de Protection du Ciel Nocturne, un carcan dont elle n’arrivait pas à se
défaire face à ses détracteurs.
5. DE NOUVEAUX ACTEURS DEMANDEURS DE PARTICIPATION
C’est au milieu des années 2000 que le processus conflictuel classique, observé
jusqu’alors, va évoluer sous la pression de nouvelles préoccupations auxquelles ont
à faire face les collectivités territoriales (Challéat, 2010). Si l’éclairage public a
longtemps servi de moyen de délestage nocturne à un parc de production difficilement ajustable, les pointes électriques se font de plus en plus pressantes et coûteuses pour EDF, principal producteur de l’électricité approvisionnant les communes. Au-delà, ce sont également les finances des collectivités territoriales qui
poussent les élus locaux à trouver de nouveaux postes d’économies budgétaires
potentielles. Enfin, l’insertion de plus en plus forte de l’écologie dans les débats
politiques amène, au niveau national, une série de mesures visant aux économies
d’énergie, jusqu’au Grenelle de l’Environnement, lancé en 2007 après une campagne présidentielle marquée par les préoccupations écologiques. Ces trois facteurs
combinés font se tourner les regards des élus vers les dépenses – tant budgétaires
qu’énergétiques – de l’éclairage public, et font évoluer leur positionnement. Ces
nouvelles préoccupations peuvent donc être perçues comme une chance pour les
associatifs, qui l’ont bien compris et s’en saisissent fortement. Mais centrer
l’argumentaire sur les économies budgétaires et d’énergie comporte également un
risque, à l’heure où les évolutions technologiques des matériels d’éclairage laissent
entrevoir la possibilité d’éclairer autant la nuit – si ce n’est plus, tout en réalisant
d’importantes économies.
Parallèlement aux évolutions argumentatives des acteurs, une mobilisation collective se met en place par le biais de la constitution en « Association Nationale pour
la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturnes » (ANPCEN). Différentes
propositions sont faites actuellement par le milieu associatif ; deux voies sont privilégiées, avec l’avantage pour la seconde de créer, actuellement, une plus grande
synergie d’acteurs environnementaux : l’option de protection spécifique et localisée par le biais de « réserves de ciel étoilé » autour d’observatoires astronomiques,
et l’option d’une réduction généralisée des niveaux d’éclairement dans le but d’une
amélioration globale de la place du noir dans les espaces, y compris urbains. Ces
propositions, pour partie désectorialisées, vont de pair avec une forte demande de
participation aux différents processus décisionnels en matière d’aménagements
lumière (éclairage public, Schéma Directeurs d’Aménagements Lumière, etc.)
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CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
Pourtant, cela ne va pas sans heurter nombre de pratiques encore bien ancrées chez
une grande majorité des professionnels de l’éclairage. L’Association Française
d’Éclairage, pour qui il est difficile d’admettre que la lumière puisse constituer une
pollution (AFE, 2006) et qui refuse le partage avec les associations de l’expertise
en matière d’éclairage, s’oppose ainsi de façon récurrente aux solutions proposées
par l’ANPCEN.
Pourtant, au regard des coûts de la lumière artificielle, la nuit noire est à considérer
comme un actif environnemental fort, tant du point de vue de la biodiversité des
espaces et donc de leur qualité éco-paysagère, que du point de vue sanitaire. Du
fait de la nature même des biens affectés par les nuisances et pollutions lumineuses
– biens publics purs – nous pensons qu’il est du ressort de la puissance publique de
prendre en charge la conciliation des usages contradictoires de la nuit. De plus, si
les recherches en sciences écologique et médicale se précisent et viennent appuyer,
dans les années à venir, la lumière artificielle comme altéragène environnemental
et sanitaire, il sera alors légitime de questionner un « droit à la nuit » (Challéat,
2010). Différentes perceptions, donc, d’une activité ou d’un objet porteur initialement d’une positivité aux ascendances divines (référents théologiques, référents du
progrès scientifique et technique), mais également différents territoires de manifestation des impacts, et donc différents territoires d’argumentation (schéma 1) quand,
depuis quelques années, ces deux grands groupes d’acteurs s’opposent dans des
conflits récurrents (Challéat, 2009) (schéma 1).
!
Schéma 1. Différentes
plages
idéelles, différentes
plages territoriales
: laplages
difficile
concordance
Schéma
1. Différentes
plages idéelles,
différentes
territoriales
: des terrains
la difficile concordance des terrains de négociations environnementales dans le jeu de l’éclairage artificiel. Schéma de l’auteur.
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CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
La construction d’un langage commun – et donc, par la suite, d’un monde commun
– est ici bien difficile, et remet fortement en question le graphique coûts-bénéfices,
issu de la théorie de la production néoclassique et sensé amener à trouver « simplement » l’état Pareto-optimal ou à résoudre les conflits d’usages du territoire par
des mécanismes de compensations monétaires issues du théorème dit « de Coase »
(Coase, 1960 ; Coase, 1992 ; Challéat et Larceneux, 2011).
6. POUR UN ÉCLAIRAGE URBAIN INTÉGRATEUR DES TEMPORALITÉS
L’idée d’un continuum spatiotemporel sous-tend les analyses des différentes temporalités de l’urbain, en particulier celles des lieux et de leurs usages, afin d’y déceler des rythmes propres (emplois du temps des individus dans un lieu donné,
horaires d’ouverture et de fermeture des différentes activités dudit lieu, modulations dans son éclairage – naturel et artificiel –, ou encore variations de l’intensité
de ses usages). Cette analyse peut être rapprochée de celle des physiciens, pour qui
le temps est de l’espace ou, plus précisément, un mouvement dans l’espace. Le
temps, lié aux espaces, n’est pas unique : il est multiple, spatialement spécifique,
créé par les mouvements se produisant dans chacune des composantes différenciées de l’espace urbain. La nuit, au travers de ces analyses temporelles des usages
et des lieux, apparaît comme un temps continuellement grignoté, sur ses marges,
par les activités et donc par la lumière, de laquelle elles sont dépendantes. Pourtant,
ne faut-il pas considérer que l’absence de lumière – propriété originelle de la nuit –
peut être, dans une certaine mesure, nécessaire à la « chronobiologie urbaine » ? À
la suite de Julien Gracq qui voyait en elle du vivant fait de « systole-diastole »
(Gracq, 1985), la ville peut être approchée comme un organisme cellulaire ingérant
énergies, combustibles fossiles, eau, aliments et matériaux et qui, par son métabolisme, transforme ces entrants et produit des déchets (Wolman, 1965 ; de Rosnay,
1975 ; Wackernagel et Rees, 1996 ; Barles, 2010). Tout organisme a, de façon
vitale, besoin d’un temps de repos durant lequel les différents éléments qui le composent se régénèrent ; aussi, pour la ville comme pour de nombreux organismes
vivants, la nuit est le facteur déclencheur des nombreux processus nécessaires à
cette régénération. L’éclairage urbain a cette particularité d’être temporellement
modulable dans son intensité, afin de mieux s’accorder avec les différents usages
des espaces au cours du temps. Quelques agglomérations commencent à prendre le
chemin de la « variation d’intensité lumineuse », au cours de la nuit, de leur parc
d’éclairage public, mais ce mouvement devra s’amplifier si les collectivités souhaitent pleinement répondre aux exigences du Grenelle de l’Environnement en matière de biodiversité, et notamment à la mise en place d’une Trame Verte et Bleue –
et noire ! – urbaine.
Par ailleurs, certains travaux se penchent sur l’analyse des différentes morphologies urbaines afin d’y trouver la meilleure « ouverture au ciel », la meilleure « ad- 13 -!
CHALLÉAT S., 2011, « Sauver la Nuit » - Géographie de la pollution lumineuse.
mittance solaire », et ce dans une optique d’insertion d’une trame verte et de réduction des consommations énergétiques dues à l’éclairage intérieur et au chauffage
(Golany, 1996 ; Adolphe, 2001 ; Compagnon, 2004 ; Ratti et al., 2005 ; Cheng et
al., 2006 ; Salat et Nowacki, 2010). Aussi pouvons-nous envisager que le géographe, l’urbaniste et l’architecte engagent la réflexion sur des formes bâties et
urbaines minimisant les déperditions de lumière provenant des luminaires, participant ainsi de l’amélioration qualitative de la ville nocturne, mais aussi – « car les
chemins du jour côtoient ceux de la nuit » – de la ville diurne.
7. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Pour citer cet article :
Challéat Samuel. « Sauver la Nuit » – Géographie de la pollution lumineuse. Sciences Humaines
Combinées [en ligne], Numéro 8 – Actes du colloque interdoctoral 2011, 15 septembre 2011. Disponible sur Internet, URL : http://revuesshs.u-bourgogne.fr/lisit491/document.php?id=840 ISSN 19619936.
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