“ Cet ailleurs qui est ici ” : de l’usage du dépaysement
dans You Are Not Needed Now d’Annette Lapointe
Claire Omhovère
To cite this version:
Claire Omhovère. “ Cet ailleurs qui est ici ” : de l’usage du dépaysement dans You Are Not Needed
Now d’Annette Lapointe. Textures : cahiers du CEMIA, 2021. hal-03460641
HAL Id: hal-03460641
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« Cet ailleurs qui est ici » : de l’usage du dépaysement dans You Are Not
Needed Now d’Annette Lapointe
Claire Omhovère
Université Paul-Valéry Montpellier 3
You Are Not Needed Now (2017) rassemble onze nouvelles dont l’auteur,
originaire de la Saskatchewan, vit et enseigne au nord de l’Alberta dans l’Ouest
canadien. Née en 1978 Annette Lapointe appartient à une génération d’écrivains qui
reste ancrée dans le courant régionaliste d’une littérature dite « des Prairies », dont les
codes établis dans les premières décennies du siècle passé n’ont cessé d’être
remodelés, du réalisme rural de la première moitié du XXème jusqu’aux innovations
postmodernes qui donnèrent naissance au « régionalisme expérimental » de la fin du
siècle1. A l’heure où les modes de vie sont devenus aussi urbains, connectés et mobiles
dans les provinces de l’Ouest qu’à de nombreux autres endroits à la surface du globe,
la littérature des Prairies ne s’est pourtant pas diluée dans les mutations post-nationales
que traverse le Canada depuis la fin du siècle dernier2. A chaque nouvelle parution
d’une histoire littéraire, un chapitre est dédié aux courants régionalistes qui n’ont rien
perdu de leur vitalité dans un pays aussi immense que contrasté. L’imposant Oxford
Handbook, dirigé en 2016 par Cynthia Sugars, n’est pas en reste. Dans le chapitre
« Retracing Prairie Literature », Alison Calder interroge les exclusions sur lesquelles
l’homogénéité du canon régional repose : minoration de la voix des femmes,
effacement de la présence autochtone mais aussi suppression d’environnements autres
que la ruralité investie en ses débuts par cette littérature de peuplement ou « settler
literature ». La place qu’y occupe le paysage assortie d’un puissant déterminisme
géographique ont en effet longtemps servi à démarquer un type d’intrigue, un profil de
personnage ainsi qu’une esthétique reconnaissables entre tous3. A la suite d’Alison
Calder qui nous engage à « retracer » la littérature des Prairies pour en dégager les
aspects occultés, cet article propose d’identifier les stratégies de dépaysement à
l’œuvre dans Your Are Not Needed Now afin de discerner comment l’écriture de
Lapointe parvient à décaler le canon dans lequel elle s’inscrit pour mieux le
renouveler. Dépayser commence chez Lapointe par « dépaysager4 ». Ses nouvelles se
détournent du lieu commun du paysage pour interroger ce que Georges Didi-
1
Janice Fiamengo, « Regionalism and Urbanism », The Cambridge Companion to Canadian
Literature, Eva-Marie Kröller (dir.), Cambridge, CUP, 2004, p. 250.
2
Voir Franck Davey, Post-National Arguments: The Politics of the Anglophone-Canadian Novel since
1967, Toronto, The University of Toronto Press, 1993.
3
Alison Calder, « Retracing Prairie Literature », The Oxford Handbook of Canadian Literature,
Cynthia Sugars (dir.), Oxford, OUP, 2016, p. 702.
4
C’est le terme judicieux qu’Anne-Sophie Letessier utilise dans l’article qu’elle consacre à Monkey
Beach, roman de l’écrivaine amérindienne Eden Robinson, où le refus du regard paysager a lui aussi
une double dimension esthétique et politique.
1
Huberman nomme les « lieux du commun5 » dans un contexte où la refonte du concept
de commun est devenue chose nécessaire face aux crises qu’engendrent les économies
extractives à l’échelle de la planète6 mais aussi, très localement, dans le tissu des
sociétés de peuplement nées de l’expansion coloniale, là où les modalités du vivre
ensemble continuent de faire débat, au sein-même de la nation comme dans la
littérature où s’imaginent les identités collectives.
Dépaysement et paysage
Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Jean-Christophe Bailly s’arrête sur l’écart
entre l’ici et l’ailleurs que suppose le dépaysement. Dans son sens premier, le mot
évoque le plaisant sentiment d’étrangeté qu’éprouve le touriste quand, transporté
ailleurs, dans un ici provisoire, son regard se trouve comme lavé de ses certitudes7. Le
dépaysement, tel que Bailly le cultive, renvoie à une autre forme de déplacement : il
intervient à rebours de l’exotisme, dans les traits d’un pays familier où « ce que l’on
connaît ou croyait connaître s’est transporté de soi-même dans un ailleurs
indiscernable mais présent. Quel est donc, se demande-t-on alors, quel est donc cet
ailleurs qui est ici 8 ? » Ce même questionnement parcourt les littératures postcoloniales nées à l’écart des centres métropolitains où s’exercent les forces centripètes
du conformisme culturel. Dans ces littératures, le dépaysement se rencontre aux deux
niveaux mis en évidence par Bailly. En termes de réception, le dépaysement qu’elles
procurent expliquerait selon certains leur succès auprès d’un public occidental friant
d’exotisme9. Mais le dépaysement intervient bien avant la réception de l’oeuvre, dès
l’origine pourrait-on dire, dans le hiatus qui sépare la langue colonisatrice du pays
qu’elle investit. Bien que le mot n’existe pas en anglais, c’est en effet en termes de
dépaysement, de dislocation et de réinscription dans un espace-tiers, qu’Homi Bhabha
envisage l’étrangeté des processus de mimétisme et d’hybridation résultant de la
diffusion d’une culture occidentale reprise, déformée et transformée à chacune de ses
itérations locales10. La littérature des Prairies, elle aussi, naît dans cet écart, dès les
premiers récits d’exploration où la composition paysagère s’affirme initialement
comme une aspiration difficile à satisfaire, avant que des tentatives de mises en forme
inédites ne débouchent, chez les écrivains réalistes des années 1940, sur une esthétique
géométrique tendant vers l’abstraction. C’est ce qu’illustrent ces deux célèbres
5
Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, l’œil de l’histoire 4, Paris, Minuit,
2012, p. 98 : « C’est notre regard, notre volonté de regard, qu’il faut investir de cette responsabilité
politique élémentaire consistant à ne pas laisser dépérir le lieu du commun en tant que question ouverte
dans le lieu commun en tant que solution toute trouvée ». Je rejoins les analyses fort justes que Marie
Laniel propose de ce passage dans son propre article.
6
Sur cette question, voir Pierre Dargot et Christian Laval, Commun : essai sur la révolution au XXIe
siècle, Paris, La Découverte, 2015, p. 11 et Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Paris,
Seuil, 2018, p. 15-16.
7
Jean-François Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Seuil, 2011, p. 477.
8
Ibid.
9
Voir Graham Huggan, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, New York, Routledge,
2001.
10
Homi Bhabha, The Location of Culture, London, Routledge, 1994, p. 227.
2
passages, respectivement extraits de As For Me and My House (1941) de Sinclair Ross
et de Who Has Seen the Wind (1947) de W.O. Mitchell :
I turned once and looked back at Horizon, the huddled little clutter of houses
and stores, the five grain elevators, aloof and imperturbable, like ancient
obelisks, and behind the dust clouds, lapping at the sky. […] I walked on,
remembering how I used to think that only a great artist could ever paint the
prairie, the vacancy and stillness of it, the bare essentials of a landscape, sky
and earth […]11.
Here was the least common denominator of nature, the skeleton requirements
simply, of land and sky – Saskatchewan prairie12.
La critique des années soixante-dix saluera la vision de ces auteurs-démiurges
capables de donner corps à un univers fictionnel à partir de si peu et, par là-même, de
conférer aux Prairies une existence distincte du reste de la nation 13 . C’est ce
qu’exprime le fameux aphorisme de Robert Kroetsch, « The fiction makes us real14 »,
tant cité au cours de ces mêmes années pour souligner combien l’investissement
imaginaire de ces espaces reposait sur l’élaboration de « ritournelles »
territorialisantes15.
La ritournelle paysagère servant d’ancrage à la littérature des Prairies fera l’objet
de diverses réévaluations à compter des années 2000. Des critiques comme Richard
Cavell feront alors valoir qu’en dépeignant ces contrées comme nues, simples et
austères, les écrivains avaient instauré le vide nécessaire au déploiement de leur art.
De fait, l’abstraction d’un paysage réduit à l’intersection de quelques lignes n’a été
possible qu’une fois oblitérées les Premières Nations, les traces laissées par leur
occupation des terres, tout comme la violence coloniale visant à leur anéantissement16.
Procéder à cette relecture du passé a également mis en évidence la spectralité d’une
littérature hantée par le déni des violences perpétrées à l’encontre des autochtones,
mais aussi de certaines minorités visibles, en raison de la « pédagogie de l’oubli »
mise au service du modèle de société promu par les pères fondateurs de la
Confédération17.
Bien qu’elle soit aujourd’hui entrée dans l’ère du soupçon18, cette tradition
paysagère continue d’être invoquée quand il s’agit d’estampiller la production
11
Sinclair Ross, As For Me and My House [1941], Toronto, McClelland & Stewart, 1957, p. 59.
W.O. Mitchell, Who Has Seen the Wind, 1947, Toronto, McMillan of Canada, 1960, p. 3.
13
Voir notamment les deux principaux ouvrages critiques à s’être intéressés au courant régionaliste
des Prairies à cette période : Laurie Ricou, Vertical Man / Horizontal World, Vancouver, BC,
University of British Columbia Press, 1973 et Dick Harrison, Unnamed Country: The Struggle for a
Canadian Prairie Fiction, Edmonton, AB, University of Alberta Press, 1977.
14
Robert Kroetsch, Creation, avec James Bacque et Pierre Gravel, Toronto, New Press, 1970, p. 63.
15
Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la ritournelle », Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 381433.
16
Margery Fee, Literary Land Claims. The “Indian Land Question” from Pontiac’s War to
Attawapiskat, Waterloo, ON, Wilfrid Laurier University Press, 2015, p. 9-10.
17
Daniel Coleman, White Civility. The Literary Project of English Canada, Toronto, University of
Toronto Press, 2006, p. 30-31.
18
Point que développe Aritha van Herk dans « Curtailed by the Sublime : Canada, Nature and the
Contingencies of Beauty », dans The Memory of Nature in Aboriginal, Canadian and American
12
3
régionale à l’intention d’un lectorat national, voire international. La critique qui salua
la parution du recueil de Lapointe dans le Globe & Mail annonce d’emblée la couleur,
forcément locale : « [Lapointe’s] stories are like the Prairies themselves : harsh and
austere, but imbued with a rugged beauty19 ». Cette comparaison assène, avec la force
du lieu commun, un ensemble de traits qui gomment l’excentricité du recueil pour le
rendre conforme à ce qu’annoncent dépliants touristiques et guides littéraires dans
cette région du globe. Le recours au stéréotype paysager instaure une familiarité là où
les nouvelles font pourtant preuve de réserve. Car, du paysage, il y en a peu, voire pas
du tout dans You Are not Needed Now. Cette retenue est source de dépaysement dans
un recueil où chaque ici se double d’un ailleurs insaisissable. Il est donc douteux que
l’entrée en matière du Globe and Mail aide le lecteur à s’orienter dans des nouvelles
qui, à l’inverse, abordent un espace géographique caractérisé par son éloignement et sa
marginalité, « on the edge of the world » (Needed p. 68). Mal ou peu défini, le lieu de
l’intrigue est souvent introduit par un écart, la distance qui le sépare des métropoles de
l’Ontario ou, plus fréquemment encore, de Vancouver tout à l’ouest (Needed p. 27, 43,
73, 82, 90, 93, 165, 218).
A l’imprécision de ces entre-deux qui ne tiennent qu’à l’existence d’un autre lieu
davantage visible que celui où se déroulent les intrigues, s’ajoute un flou que le
voisinage des États-Unis rend perceptible. En effet, bien que les deux pays partagent
une même géographie, ils l’occupent fort différemment de part et d’autre de leur
frontière commune : « This is nowhere. She can almost see over the American border
from Terry’s yard, and farther if she takes out one of the horses » (Needed p. 49). Ce
cheval qu’il faut pousser hors-champ pour contempler la vue se distingue de l’élément
du décor auquel le western nous a habitués. Il ne s’agit pas ici d’un ranch mais dans
une pension pour chevaux de course à la retraite. Non loin de là, les membres de la
famille royale britannique continuent d’élever des pur-sang destinés à l’hippodrome ou
au terrain de polo (Needed p. 45).
La loyauté à la Couronne a laissé des traces de ce côté du 49ème parallèle : l’Ouest
canadien offre une apparence plus policée, mieux ordonnée et pourtant moins dotée en
repères que le « wild wild west » étatsunien. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.
Dans « When You Tilt Your Head Just So the World Will Crack », le conducteur d’un
autobus contraint un jeune couple de passagers passablement éméchés à débarquer en
pyjama au milieu des champs, après deux jours d’un interminable voyage sur une ligne
transcontinentale : « They weren’t really anywhere. There was a little pavillion, and
the sign said they were on the Saskatchewan-Manitoba border. Tourist information,
maps, points of interest. Nobody was smoking. The air was just a bit cold, left over
from the night » (Needed p. 65). Avec l’adverbe « really », la voix narrative prend une
inflexion qui marque la différence entre sensation subjective et intellection de
l’espace, entre l’espace tel qu’il est vécu et l’espace que représentent le discours ou la
carte, puisque les passagers sont forcés de descendre à un endroit qui est la fois nulle
Contexts, Françoise Besson, Claire Omhovère et Héliane Ventura (dir.), Newcastle upon Trent,
Cambridge Scholars Publishing, 2014, p. 54-72.
19
Steven M. Beattie, « Review : Annette Lapointe's You Are Not Needed Now and Jessica Westhead's
Things
Not
To
Do ».
The
Globe
and
Mail,
20
octobre
2017,
https://beta.theglobeandmail.com/arts/books-and-media/book-reviews.
4
part et parfaitement localisable. Plus qu’ailleurs la frontière est ici perçue comme une
ligne abstraite qui passe sans pour autant marquer, départager ou même signifier20. A
l’identique, affichettes et prospectus sont mornement énumérés dans une phrase
nominale qui ne livre rien de ce qu’il y aurait ici à voir ou à faire. L’indéfinition ne
provient donc pas d’un obstacle à la localisation mais d’une retenue dans l’écriture qui
s’arrête, avant le paysage qu’elle pourrait investir, sur le kiosque au premier plan. On
ne verra rien de ce qu’il pourrait y avoir à contempler au-delà, car le sens de la vue
n’est pas sollicité. Le lointain est occulté par l’espace ambiant qui vient à la rencontre
du personnage focalisateur et l’enveloppe d’une sensation de froid à sa descente du
bus.
Le paysage urbain est traité avec tout autant de réserve lorsque le narrateur
fournit des repères spatiaux qui ont pour effet contradictoire de cerner le lieu et
l’effacer tout à la fois. C’est le cas dans « a Starbucks on Eighth » (Needed p. 122) où
l’article indéfini fait surgir l’image d’une enseigne familière pourtant impossible à
localiser sur l’une des huitièmes rues (ou avenues ?) qui se croisent dans chacun des
quadrants, nord, sud, est ou ouest, qu’occupe la ville. On pourrait discerner ici l’effet
homogénéisant, aux antipodes du dépaysement exotique, propre aux non-lieux nés de
« l’extension sans précédent des espaces de circulation, consommation et de
communication » allant de pair avec la mondialisation 21 . Or, davantage qu’une
uniformité, ce brouillage instaure une étrange familiarité. Les villes des Prairies voient
ainsi leurs contours pris dans un tissu urbain sans véritable lisière dont l’étendue, de
fibres en câbles, se ramifie d’un continent à l’autre.
Ce franchissement s’observe lorsque le récit délaisse l’espace concret où les
personnages de Lapointe accomplissent leurs actions pour investir l’espace virtuel où
s’expriment leurs désirs et leurs aspirations. Sur le câble, par exemple, les personnages
regardent volontiers des séries de téléréalité britanniques :
The House & Garden Channel does that for Erin. Takes the edges off things.
It’s almost – utopian? Yes. It’s utopian. This perfect world where the floors are
clean all the time and people come over for dinner carrying red wine and admire
your decorating skills. (Needed p. 96)
Si ces programmes se gobent comme des anxiolytiques, c’est que la contemplation
d’intérieurs aussi lisses que transposables a pour effet de dissoudre les aspérités de
l’espace vécu (voir aussi 97, 107 et 138). L’effet est dépaysant au sens premier du
terme puisque les spectateurs sont extraits de l’immédiateté du pays pour être projetés
dans un ailleurs qui, dans ce cas précis, pourrait résider n’importe où. La séduction de
l’utopie telle que l’instance narrative la souligne, s’oppose aux valeurs du terroir
longtemps privilégiées dans la littérature des Prairies. Plus que n’importe quel
intérieur domestique, l’extérieur y a longtemps concentré les ressources du récit, en
termes d’intrigue et d’investissement descriptif, car c’était là qu’intervenaient la
découverte, l’exploration et l’exploitation de la nature. Dans la rhétorique classique la
20
Sur le passage de la frontière et ses effets sur ceux qu’elle traverse, voir l’article de Pascale Guibert
dans ce même volume.
21
Marc Augé, « Retour sur les “non-lieux”. Les transformations du paysage urbain »,
Communications, 87, 2, 2010, p. 171-178, https://www.cairn.info/revue-communications-2010-2page-171.htm.
5
description ressortait de l’amplificatio, ce qui eut pour effet d’en diminuer la valeur
aux yeux des nombreux critiques qui la rangèrent aux côtés d’autres arts mineurs de
l’ornementation parmi lesquels le paysage. « Une description », prévient Paul Valéry,
« se compose de phrases que l’on peut, en général, intervertir […]. Ce mode de créer,
légitime en principe et auquel tant de fort belles choses sont dues, mène, comme l’abus
du paysage, à la diminution de la partie intellectuelle de l’art 22 ». « L’abus du
paysage » et, au-delà, celui de la description furent longtemps caractéristiques d’une
littérature canadienne qui s’est donné pour vocation l’invention d’un pays. Avant
même d’écrire, décrire s’est donc imposé à cet endroit du monde comme un acte
inaugural, politique et poétique, n’en déplaise à Valéry. Avoir les pieds dans la
poussière, défier l’horizon du regard tout en faisant face à l’acharnement des éléments
exigeait une éloquence doublée de vigueur morale. Par le truchement de la littérature,
une région de pionniers exprimait non seulement son existence mais aussi sa valeur au
reste de la nation, tout particulièrement à l’Establishment de l’Ontario qui longtemps
ne vit dans les Prairies qu’un arrière-pays à exploiter, une colonie de seconde zone23.
Les personnages de Lapointe n’ont, en apparence, guère en commun avec les
patriarches qui incarnaient ces vertus chez Sinclair Ross ou W.O. Mitchell, comme
chez d’autres auteurs de premier plan à cette même époque, parmi lesquels Robert
Stead ou Margaret Laurence. Les figures de femmes qui, déjà, s’imposent chez
Laurence, tiennent le devant de la scène dans You Are Not Needed Now où elles
incarnent des phases, voire des modalités du féminin. L’éventail est ici aussi large
qu’inclusif : des mères de famille souvent célibataires côtoient des transsexuelles, une
femme pasteur lesbienne, quelques prostituées occasionnelles, de féroces retraitées,
etc. L’excentricité des personnages, fréquemment renforcée par la marginalité et la
précarité sociale, s’exprime aussi, et de manière plus surprenante, à travers une
aversion pour le désordre, doublée d’une passion pour le rangement, qualités
suffisamment récurrentes pour que l’on s’y attarde.
Mettre en ordre : ranger, conserver, reléguer
Chez Lapointe, les personnages féminins ne sont pas à strictement parler exclues
de l’espace public où certaines occupent des emplois, voire des fonctions longtemps
réservés aux hommes. La femme pasteur mentionnée plus haut apparaît dans deux des
nouvelles, « Scatterheart » et « Parrothead ». Toujours dans « Parrothead », le
compagnon de Bernie travaille à la plonge dans un restaurant de Fort McMurray alors
qu’elle-même conduit les poids lourds faisant la navette entre la ville et le site
d’extraction des sables bitumineux (Needed p. 25, 179). Malgré leur visibilité, la place
des femmes ne semble pourtant jamais aller de soi dans l’espace public. L’aideménagère de « Scatterheart » n’ose plus sortir faire les courses à l’approche du terme
de sa grossesse. La vieille dame qui l’emploie lui recommande alors de conserver dans
son sac un bocal de cornichons qu’elle pourra laisser choir pour détourner l’attention
22
Souligné par Valéry et cité par Philippe Hamon dans Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 18.
La double sujétion, politique et économique, dans laquelle l’Ontario a longtemps maintenu les
provinces de l’Ouest est à l’origine de divisions encore visibles à l’échelle de la nation, élément qui,
avec le particularisme québécois, concourt à expliquer la force et la longévité des allégeances
régionales au Canada, voir Fiamengo, art. cit.
23
6
si, d’aventure, elle venait à perdre les eaux. A la peur d’accoucher dans un lieu public
s’ajoute la crainte, bien plus forte, de voir exposée la vulnérabilité d’un corps
incapable de contenir ou même de retenir ce qu’il abrite. La vieille dame a par ailleurs
trouvé sa propre parade face à la dispersion puisque ses placards recèlent,
soigneusement rangés dans des boîtes hermétiques et des bocaux de formol, les restes
momifiés de ses chers disparus. Disparus mais parfaitement conservés. L’imagerie
n’est grotesque qu’en apparence puisqu’elle ne suggère rien des troublantes
modifications du corps en devenir que le réalisme-grotesque oppose à la mort24. La
tonalité est ici plus sadique que comique, car l’accent est mis sur la rétention, un ordre
conservateur qui se prémunit contre la décomposition et les transformations qui
l’accompagnent. Des trois âges de la femme qu’incarnent dans « Scatterheart »,
comme chez Baldung ou Klimt, le nouveau-né, la mère et la femme âgée, c’est la
vieillesse qui domine ici avec la transmission aux générations futures d’exigences de
civilité, d’ordre et de conservatisme, celles-là même qui présidèrent à l’établissement
de la Confédération canadienne sur les principes de « paix, ordre et bon
gouvernement » définis à l’article 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de
1867.
Stolen (2006), le tout premier roman de Lapointe, avait déjà pour cadre une
province de la Saskatchewan entrée dans l’ère qualifiée par certains de « post-prairie »
pour en souligner la contemporanéité25. Malgré une toile de fond où le darkweb et le
trafic de stupéfiants étaient devenus choses courantes, l’intrigue reposait sur une
organisation de l’espace qui n’avait guère changé depuis l’époque coloniale. De 1670
à 1869, la Compagnie de la Baie d’Hudson reçu de la Couronne britannique la charte
l’autorisant à gérer la Terre de Rupert à la façon d’un immense entrepôt de bois et de
fourrure. Dans Stolen, les postes de traites ont été remplacés par des silos à grain qui
n’abritent plus de céréales mais des déchets toxiques ou des composants électroniques.
Les Prairies sont ainsi toujours définies par ce qu’on y relègue, ce qu’on y stocke, ou
par ce que des réseaux mondialisés y échangent localement26. De la même manière, les
nouvelles de You Are Not Needed Now abondent en lieux réservés à l’accumulation et
au stockage : des sous-sols, des box faisant office de garde-meubles (Needed p. 98,
197), des déchèteries (Needed p. 166) où s’entasse la masse indifférenciée de biens de
consommation que le terme générique « stuff » désigne, de l’achat à l’obsolescence
programmée. Contenir mais aussi trier et ranger sont des activités auxquelles les
personnages féminins s’adonnent sans mesure, parfois jusqu’à l’absurde, comme cette
assistante-dentaire qui conserve les dents et les prothèses de ses patients dans des pots
en verre qu’elle laisse derrière elle, à chaque déménagement, depuis son départ de
Cache Creek27 en Colombie-Britannique (Needed p. 77). À l’inverse, les personnages
masculins sont dépeints sous les traits de trublions que leurs écarts excluent
24
Mikhail Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Andrée Robel (trad.), Paris, Gallimard, 1970, p. 30.
25
Comme dans l’anthologie qu’ont rassemblée Jon Paul Fiorentino et Robert Kroetsch, Post-Prairie :
An Anthology of New Poetry, Vancouver, BC, Talon Books, 2005.
26
Alison Calder, art. cit., p. 704.
27
Le toponyme français est un héritage historique de la traite de la fourrure entre populations
autochtones et trappeurs francophones. « Cache » désignait alors un endroit où dissimuler vivres et
équipements pour pouvoir les récupérer plus tard, souvent au retour de longues expéditions de chasse.
7
momentanément d’une société où ils finiront, néanmoins, par se ranger, comme ces
hippies devenus sur le tard fonctionnaires ou avocats (Needed p. 188).
Le partage genré de l’espace qui refusait aux femmes les grands espaces pour
traditionnellement les cloîtrer chez-elles, division que Robert Kroetsch et Aritha van
Herk tournèrent en dérision dans leurs parodies postmodernes des années quatre-vingt,
se reconfigure donc chez Lapointe. Ses figures féminines sont autonomes, mobiles et
actives ; rien ne leur interdit l’accès au monde extérieur, bien que ce dernier ne leur
soit pas pour autant hospitalier. Lapointe dépeint une société qui, sous ses dehors
égalitaires, recèle de nombreuses formes d’exclusion incarnées par les personnages
féminins et les lieux qui leur sont associés. Il y a la relégation subie par les retraitées
de « Scatterheart » et « Parrothead » dans leurs résidences respectives, puis la
marginalité du transsexuel qui trouve refuge dans une réserve autochtone dans
« Invisible City », et enfin la précarité des plus jeunes auxquelles des salaires de
misère, qualifiés de « shop slave wages » (Needed p. 174), permettent à peine de
survivre : nombre d’entre elles n’ont pas d’autre choix que d’accepter l’hospitalité
concédée dans un sous-sol, un mobile-home ou un abri de jardin. Les nouvelles de
Lapointe s’attachent ici non seulement aux intérieurs où ces femmes trouvent un
refuge provisoire mais aussi à l’intériorité de ces mêmes personnages : le recours à la
focalisation interne et au style indirect libre permet d’observer au plus près leur mise à
l’écart.
Le recueil propose une représentation de l’espace où l’empreinte du passé
colonial s’observe en termes d’aménagement du territoire, d’exploitation des
ressources, qu’elles soient naturelles ou humaines, et de relégation des parties les plus
fragiles et les plus pauvres de la population : les Premières Nations dans des réserves,
les personnes âgées dans des maisons de retraite, les jeunes marginaux là où on leur
accordera refuge. Lapointe s’écarte ici de façon significative des lieux communs qui
permirent à la littérature des Prairies d’instaurer une familiarité avec ces contrées, un
« out West » perçu comme coupé de l’Europe et de ses prolongements transatlantiques
dans les provinces de l’Est du Canada. La première forme de dépaysement à l’œuvre
dans You Are Not Needed Now réside dans l’absence d’un regard surplombant, que ce
soit de la part des narrateurs ou des focalisateurs qui s’abstiennent de recourir au plan
large ainsi qu’au regard paysager qui prend possession de l’espace tout en l’agençant
autour de lui28. Le dépaysement s’affirme dans le recueil d’abord comme une manière
de tourner le dos au paysage. Avec ce volte-face, Lapointe esquive l’affrontement
entre langue et pays que Gaile McGregor qualifia naguère de « langscape », mot-valise
destiné à exprimer le défi d’une langue tout entière dressée contre l’étrangeté des
territoires nouvellement investis. A la confrontation, W. H. New préférera l’image du
glissement de terrain dans Land Sliding pour exprimer le rapport dynamique que la
littérature anglo-canadienne a instauré entre la langue colonisatrice et une terre sur
laquelle elle ne parvient à s’établir qu’en déployant, grâce à sa créativité expressive,
les ressources descriptives et figuratives de la langue anglaise29. Ce défi poétique est
en apparence absent chez Lapointe. Ses narrateurs manient avec précision une langue
28
Denis E. Cosgrove, « Introductory Essay » pour l’édition de poche de Social Formation and
Symbolic Landscape, Madison, University of Wisconsin Press, 1998, p. xi-xxxv.
29
Voir aussi Alison Calder, art. cit., p. 693.
8
qui se veut prosaïque, langue courante qui suit les cheminements de pensée captés par
la focalisation interne. Le dépaysement qui découle de ce repli intérieur nécessite, si
on veut l’étudier avec davantage de précision, une focale plus serrée que celle adoptée
jusqu’à présent. Les pages qui suivent se concentreront donc sur deux nouvelles, « If
You Lived Here, You’d Be Home by Now » et « Clean Streets Are Everyone’s
Responsibility », où le dépaysement s’observe, comme l’écrit si justement JeanClaude Bailly, à la faveur d’« étranges, imprévues bifurcations qui emmènent le pays
au-delà de lui-même le rendant en quelque sorte infini30 ».
Bifurcations
Le titre « If You Lived Here, You’d be Home by Now » fait écho à un panneau
publicitaire planté devant un immeuble de la banlieue ouest de Saskatoon, dans un
quartier populaire où les prix s’envolent suite au « Saskaboom » des années 2000.
« The New Saskatoon is a town with some money, and aspirations to not be seen as a
redneck dump » (Needed 111, souligné par mes soins). La torsion de la forme négative
met en relief les préjudices qui restent attachés à la capitale provinciale en dépit de
récents développements. Avec la découverte de nouveaux gisements de pétrole et de
gaz dont les profits s’ajoutent à ceux que génèrent de vastes ressources en uranium et
en potasse, le taux de croissance de la Saskatchewan décollera jusqu’à friser les 5,2 %
en 2008, contre 0,8% pour l’ensemble du Canada à la même époque31. Ce n’est
pourtant pas l’histoire d’une revanche régionale que révèle cette nouvelle mais son
envers, celle des laissés-pour-compte de l’économie extractive.
L’intrigue fait se croiser les trajectoires de deux personnages principaux, Penny
et Malcolm. Férue d’aménagement intérieur, la première met en vente sur Internet
l’appartement dont elle vient de terminer la décoration, avec l’espoir d’empocher la
plus-value qui lui permettra d’acquérir un logement dans le centre-ville gentrifié de
Saskatoon (Needed pp. 124-125). Face à Penny, dans l’agence pour l’emploi où elle
travaille, se trouve Malcolm. Le CV de ce père de famille a échoué sur le bureau de la
conseillère après avoir fait le tour des autres services, car Penny n’a pas son pareil
pour redonner une apparence engageante aux sans-emplois, « the surplus clients »
(Needed p. 111), qui forment le ventre mou d’une économie en surchauffe. Bien que
Penny excelle en toilettage de profil, bien que ses conseils en matière de maintien et de
discernement vestimentaire en aient sauvé plus d’un, Malcolm va présenter une
résistance inattendue à ses talents de décoratrice. De tels ingrédients pourraient laisser
présager une issue romantique. On cite souvent ce sarcasme rapporté par Hugh
McLennan, autre grand écrivain régionaliste des Maritimes, pour exprimer
l’indifférence, voire le mépris tout colonial, que la littérature canadienne suscitait
encore au début des années 1960, précisément en raison de son régionalisme : « Boy
meets girl in Winnipeg, and who cares ?32 ». L’avenir a pourtant prouvé que la formule
n’était pas sans potentiel, ce que Lapointe démontre à son tour avec un « Girl meets
30
Jean-Claude Bailly, op. cit., p. 477.
Maura Webber Sadovi, « Global Slowdown Is Finally Reaching Even 'Saskaboom' », The Wall
Street Journal, 8 octobre 2008, https://www.wsj.com/articles/ SB122342036252013101.
32
Boutade fréquemment rapportée, notamment par Margaret Atwood qui la commente dans Survival :
A Thematic Guide to Canadian Fiction, Toronto, House of Anansi, 1972, p. 182.
31
9
boy in Saskatoon » où l’érotisation ne se limite pas à la rencontre amoureuse. Dans ce
domaine, Penny fait ses choix sans états d’âme, en ligne :
It’s one of the rules of the Internet that an ordinary looking-girl can get laid
when she wants to, as long as her standards aren’t too high. She meets a lot of
guys who might be clients of hers but aren’t. They have apartments on one edge
of the city or the other, with cheap furniture and fleece blankets covering both
the couch and the bed. They’re not quite as good in bed as they think they are,
but she has fun, enough fun to make it worth her time. (Needed p. 122)
Ce n’est pas la bagatelle, et encore moins les sentiments, qui font tourner la tête de
Penny. La question s’immisce dans ce passage à la faveur d’une remarque suggérant,
mine de rien, ce que lui coûte le mauvais goût de ses amants d’un soir. La diaphore
« bed/in bed » crée un fondu-enchaîné entre le couvre-lit, hideux mais fonctionnel, et
la prestation du maître de céans qui ne mérite guère plus qu’on s’y attarde. A dire vrai,
ce qui fait vibrer la jeune femme, ce sont plutôt les espoirs qu’éveillent le bien-nommé
« Home Calls », site qui cible l’irrépressible désir qu’éprouve chacun pour un chez-soi
à son image, au-delà de la mise en relation immédiate entre vendeurs et acquéreurs :
« Her profile’s as much a work of art as her apartment. Both are curated versions of
the most appealing parts of her. Slightly arty, desirable in a way that’s not quite
quantifiable » (Needed p. 124, souligné par mes soins).
C’est sur ce détail que pivote la nouvelle : ce presque rien, ce je ne sais quoi dont
se nourrit le désir fera que l’appartement de Penny se vendra mais que Malcolm ne
trouvera pas preneur, malgré d’indéniables atouts à défaut d’une apparence séduisante.
Dans le parallèle entre le bien immobilier qui part et l’employé qui reste sur le carreau,
réside la satire mordante d’une société fondée sur l’exploitation de la totalité de ses
ressources, matérielles et humaines, à un point tel que les deux se confondent dans des
raccourcis comme « the oil and gas people », « the Starbucks boy » ou « the tech
people », autant de métonymies qui réduisent des personnes à une main d’œuvre
définie par son secteur d’activité (Needed pp. 114, 128, 179, voir aussi pp. 54, 78). Le
regard critique que Lapointe porte sur le coût invisible d’une société matérialiste sans
considération pour ses ratés pourrait laisser penser que Lapointe se livre à une mise à
jour du réalisme rural des années 1940 dans ce recueil. De fait, des éléments viennent
ponctuellement rappeler la continuité entre les anciennes formes d’exploitation
économique et leur adaptation contemporaine, ainsi les porcheries devenues
industrielles des pages 186-187. Au-delà de l’époque et du décor, rien n’aurait donc
fondamentalement changé avec le passage de la ferme au « cubicle farm » (Needed
p. 115), cet espace de bureau conçu pour répondre aux mêmes exigences de rendement
que l’élevage intensif.
Il serait donc possible de conclure provisoirement sur l’idée que le dépaysement,
dans ce cas précis l’abandon du paysage comme lieu commun de la littérature des
Prairies, alimente une satire sociale doublée d’une dénonciation politique dans « If
You Lived Here You’d Be Home By Now ». Cela est également vrai d’autres
nouvelles du recueil, particulièrement la toute dernière, « Clean Streets Are
Everyone’s Responsibility », où la satire prend des accents gothiques : les conducteurs
de bus de Winnipeg reçoivent de la municipalité une circulaire les informant qu’avec
l’arrivée du dégel, il leur faudra réceptionner les mains que les passagers auront
ramassées sur les trottoirs fraîchement débarrassés de leurs congères. Chaque main
10
sectionnée aura été soigneusement emballée avant de pouvoir être remise à un
employé de la ville :
It meant I had to check. Pull back the wrapping and ensure that whatever I’d
been given wasn’t going to suffocate. They were all hands. People took it very
seriously.
The snowmelt always reveals a few ugly things that stayed politely frozen all
winter. There’s the layer of dog shit and garbage and small animals that didn’t
survive. The police force is in my union, for some reason, and they told us that
bodies turn up every spring, dead all winter and picked at by scavengers, and
suddenly everyone’s very urgent about it, just like the poor guys weren’t
missing all winter. (Needed p. 228, souligné par mes soins)
La satire épingle les valeurs fondatrices de la civilité canadienne, en premier lieu la
politesse, liée de manière elliptique à la rigueur de l’hiver. L’idée que le froid modère
les excès observés sous les climats chauds et qu’il encourage, avec l’endurance, la
formation de tempéraments vertueux, a cependant une vénérable histoire derrière elle
remontant, au-delà des courants hygiénistes du XIXème siècle, jusqu’à la Grèce
classique33. Autres qualités mises en avant par les bâtisseurs d’Empire : la propreté et
la discipline elles aussi concourent à ce que le grand nettoyage de printemps se déroule
vite et bien, balayant de côté la cause des mutilations, que ce soient les accidents dus à
la brutalité des températures ou la précarité des populations qui y sont exposées. La
diffusion de la circulaire révèle ce que la ville voudrait voir de préférence à ce qu’elle
se refuse à regarder. L’exigence de propreté a pour envers le déni de la sourde
violence qui dégrade les rapports sociaux dans un contexte où l’expression « every
time someone gave me a hand » ne désigne plus le « coup de main » qui oblige tantôt
les uns tantôt les autres ni même, au-delà du service rendu, la réciprocité dont dépend
la solidité du lien social. Les mains coupées et leurs invisibles propriétaires sont autant
d’indices d’une fragmentation du commun dans un espace dépouillé de ses attributs
paysagers et, lui aussi, découpé le long d’articulations sommaires, comme cet arrêt de
bus à l’intersection de deux artères : « There were some white hands and some brown
hands and some black hands, men’s hands and women’s hands. No children’s hands.
That helped. I don’t think I could have just accepted a child’s hand from some stranger
hunched over waiting at Keewatin and Inkster » (Needed p. 229). La collecte se
déroule dans un climat d’effarement contenu qui rappelle l’atmosphère entourant
l’investigation des disparitions et meurtres de femmes indigènes (« Missing and
Murdered Indigenous Women and Girls ») menée au Canada depuis 2015. L’allusion,
si allusion il y a, reste néanmoins discrète, car la narratrice anonyme ne s’immisce pas
dans un débat politique mené aujourd’hui par des voix autochtones de premier plan34.
Dans « Clean Streets », la couleur des épidermes ne cible pas une seule partie
mais l’ensemble d’une population active englobée dans sa toute diversité. Les
33
Coleman, op.cit., p. 137-138.
L’enquête du gouvernement fédéral s’est conclue le 30 juin 2019 avec la publication d’un rapport
dénonçant les fondements sexistes et raciaux d’un crime aujourd’hui qualifié de « génocide »,
https://www.mmiwg-ffada.ca. L’investigation, aussi complexe dans son déroulement que douloureuse
pour les familles endeuillées, n’a pas mis terme aux disparitions inexpliquées ni aux activités
d’associations de bénévoles, comme « Drag the Red », qui continuent de rechercher les restes des
disparues dans la rivière qui traverse Winnipeg, voir l’article de Leyland Cecco en bibliographie.
34
11
membres amputés sont majoritairement des mains gauches, coïncidence sur laquelle la
conductrice du récit ne s’appesantit pas, peut-être parce que ce détail renvoie à une
évidence : un pays où l’on roule à droite alors qu’à pied circulent des gens dont la
mobilité est aussi limitée spatialement que socialement. Cette corrélation trouve une
expression brutale sur un autocollant à l’arrière d’un pick-up : « Anyone caught on a
bus after 30 has failed at life » (Needed p. 230, souligné par l’auteur). Faut-il alors
s’étonner que la conductrice du bus reçoive ces mots comme une gifle ? C’est peutêtre là l’effet du pronom distributif « anyone » qui cible chacun dans son individualité
à la différence du pronom indéfini, « everyone » dans le titre de la nouvelle, qui
s’adresse à l’ensemble des lecteurs tout comme la circulaire municipale à l’ensemble
des habitants de la ville. En évoluant de tous vers chacun, la nouvelle se détourne du
général pour s’intéresser au particulier : tout le monde veut des rues impeccables,
certes, mais chaque vie, aussi minuscule soit-elle, mérite considération. La progression
de la nouvelle suit en cela l’itinéraire intérieur d’une narratrice dont la perception, elle
aussi, s’affine à mesure que le récit avance. Partie d’une proposition valable pour tous,
« everyone », la conductrice achemine le passager du récit vers une destination qui
concerne chacun d’entre nous, « anyone », quand parvenue au bout de sa collecte, elle
fait part de ses intentions en réponse à celles qu’annonce la municipalité : « [T]hey’re
going to give the hands up for adoption. Sort of like kittens. So I put my name in for
that. I’ll take in a hand. Maybe bury it in my flower bed. I carry so many of them, I
feel like I owe them something » (Needed p. 231).
Le masque de la fable gothique révèle, à l’instant où il tombe, le propos politique
sous-jacent. Dans la synecdoque « hand », la partie renvoie à un vaste tout :
l’ensemble des mains amputées mais aussi la masse laborieuse que transporte le bus. A
travers la main, cette singularité partagée, le trope désigne donc la totalité d’une main
d’œuvre sans voix ni visage qui, jour après jour, transite dans des transports en
commun dépeints comme un lieu d’invisibilité sociale35. Là réside l’ironie profonde
d’une communauté qui, en ignorant les plus humbles parmi les siens, s’ampute d’une
partie d’elle-même. Adopter un de ces membres en déshérence pour ensuite l’enterrer
dans un massif de fleurs est une proposition où se mêlent plusieurs significations liées
à la mutabilité du grotesque mise en évidence par Bakhtine. Ensevelir une main
abandonnée, ce n’est pas dissimuler ce qui dérange mais plutôt transplanter le désordre
pour le laisser advenir et s’épanouir. L’image de la platebande est tout aussi instable.
On peut y déceler une réduction ironique des vastes espaces qui longtemps
alimentèrent les identifications collectives de la littérature de peuplement. Mais dans
un registre contemporain, à une époque où l’idée même d’espaces infinis et de
ressources inépuisables a fait long feu, la taille de la platebande, aussi modeste que ses
ambitions ornementales, offre une vision dépaysante du vivre ensemble dans laquelle
35
Guillaume le Blanc souligne qu’« une vie dont la voix et le visage ont été effacés est une vie qui
devient invivable car elle n’est plus appréhendée comme une vie qui compte. C’est un fait social que
toutes les voix ne sont pas perçues comme d’égale importance et que toutes les apparitions ne sont pas
également accréditées. Les voix comme les visibilités ne s’imposent pas d’elles-mêmes. Ce sont bien
davantage des foyers d’organisation du pouvoir, des modes sensibles d’accréditation qui partagent le
sensible en lieux dignes de confiance ou, inversement, en lieux de relégation, en paroles audibles ou
en voix inaudibles », « Le parlement des inaudibles », Études, 4, avril 2017, p. 57.
https://www.cairn.inforevue-etudes-2017-4-page-55.htm.
12
il ne s’agit plus d’occuper et d’exploiter la totalité de l’espace mais de conserver un
regard pour ce qui fait tâche (ou « trash ») dans le paysage, de manière à rendre celuici infiniment plus humain parce que plus commun.
Le trajet en bus décrit dans « Clean Streets » ramène le lecteur de manière
détournée à l’épilogue de « If You Lived Here, You’d Be Home By Now », où
Lapointe opère également une reconfiguration du lieu commun du paysage en un lieu
du commun. A l’instant où le dénouement de la nouvelle semble poindre, Penny est
arrivée à ses fins, ou presque : la voici sur le point d’emménager dans cet immeuble du
centre-ville tant convoité. Son triomphe n’atteint pourtant pas la perfection attendue.
Son premier appartement ne s’est pas vendu aussi bien qu’escompté. Le capital
d’estime-de-soi, qu’encouragée par « Home Calls » elle avait investi dans ses talents
de décoratrice, s’en est trouvé bien entamé, lui causant une déception qu’est venu
aggraver son fiasco avec Malcolm. C’est précisément au moment où les certitudes du
personnage sont ébranlées, alors que satisfaction et blessure narcissique s’affrontent en
elle, que le récit bifurque et prend un tour aussi imprévu qu’apparemment superflu,
puisque les questions guidant l’intrigue ont trouvé réponse. Penny décide alors sur un
coup de tête de prendre le bus qui dessert les quartiers défavorisés où elle sait
qu’habite Malcolm :
There are vacancy signs hanging from the wooden plaques naming each
complex. The Regent’s Arms. Tamarack Place. Silver Gardens. Centennial
Park has a small plastic sign thrust into its glassy lawn: If you lived here, you’d
be home by now. It’s as good a sign as any. She turns into the parking lot and
walks around to find the common area in the back. (Neeeded p. 129, souligné
par l’auteur)
Les noms des résidences donnent à lire un précipité de l’histoire nationale à travers un
concentré des mutations spatiales qui accompagnèrent la formation de la
Confédération. L’énumération permet de suivre les transformations qui ont modelé le
paysage à mesure que la nation prenait forme : à la taverne surgie à la croisée des
chemins succède un lieu-dit qui s’étend en jardins lesquels deviennent parc. Chaque
toponyme rappelle donc ce qui fût là pour un temps avant que la croissance de la ville
ne vienne l’englober. Le pays semble résider au-delà de ces transformations, dans les
qualificatifs qui attestent le passage du temps : colonie de la Couronne, royaume de la
forêt et de la fourrure puis dominion et jeune nation désignent autant d’étapes
historiques au cours desquelles la possibilité d’avoir un chez-soi, à distinguer de celle
d’avoir un toit, semble toujours différée et conditionnelle. C’est ce que la focalisation
interne donne à lire à travers le regard de Penny qui, toute nantie qu’elle est, ne
possède rien de ce à quoi elle aspire.
Malcolm, en revanche, réapparaît à la toute dernière page, entouré des siens, dans
l’aire de jeux où les enfants s’amusent sous l’oeil de leurs parents. Cette scène
ordinaire baigne dans un clair-obscur qui n’est pas sans rappeler l’épilogue des
Vestiges du jour, ce roman de Kazuo Ishiguro où la grisaille du crépuscule se pare de
couleurs chaudes avec le réconfort qu’apportent les rapports humains, y compris à
ceux que la vie a laissés sur le bas-côté :
Penny’s good. She called this just right: the man with the laptop is Malcolm. He
doesn’t look up from the screen, just pulls the little girl into his lap and presses
13
his face into her hair. Penny thinks the girl must be about four. Two more kids
in the half-dark are his. […]
Penny sits down with her back against the building, and watches people collect
their kids. It’s getting dark. Even Malcolm closes his laptop and tucks it under
one arm, the little girl under the other. He never turns toward Penny. No one
challenges her presence. As far as any of them is concerned, she just lives here.
(Needed p. 129-130)
Il suffit d’une seconde et d’un geste tendre, respirer le parfum d’une nuque d’enfant,
pour que le sens de la nouvelle bascule. Les handicaps diagnostiqués chez Malcolm
(propreté douteuse, comportement aberrant, maladresse rédhibitoire, bref tout ce qu’un
bilan de compétences consignera sous la rubrique « social deficits » aux pages 111,
115 et 119) s’effacent quand Penny observe le même homme au milieu des siens. A la
question de la ressource que l’individu représente pour la collectivité se substitue in
extremis celle de la relation autour de laquelle celle-ci s’agrège36. Penny n’échappe
d’ailleurs pas à l’attraction des cercles qui gravitent autour de Malcolm : sa famille, un
voisinage, un quartier et un réseau informatique. C’est l’image qu’implique le
polyptote « laptop/lap/laptop » où viennent se loger, dans le pli que désigne le mot
« lap », des relations de nature fort différente allant de la tendresse paternelle,
jusqu’aux liens électroniques qui intègrent celui dont aucune entreprise ne veut, dans
une communauté virtuelle où il a pourtant toute sa place.
Cette scène apporte un démenti ironique à l’intitulé de la nouvelle « You Are Not
Needed Now » qui donne son titre au recueil. Elle affirme aussi avec simplicité ce que
les travaux de philosophes tels que Guillaume le Blanc visent à démontrer par ailleurs,
à savoir que la vie des pauvres n’est pas une vie pauvre. Chez Lapointe, cette idée
forte trouve son expression dans une langue passe-partout, inclusive, qui vise la
dénomination commune bien plus que l’originalité ou l’exception stylistique37. Cette
scène est enfin révélatrice du dépaysement qui opère dans l’ensemble du recueil, à
chaque fois que le lieu commun du paysage s’efface devant les « lieux du commun »,
square, supermarché, bus, mobile-home ou bus. Les nouvelles de Lapointe investissent
ces endroits ordinaires, sans qualité propre pour y observer l’espace relationnel où se
tissent des liens collectifs particulièrement fragiles dans des sociétés de peuplement
devenues des sociétés d’immigration comme le Canada. Là où les stigmates de la
colonisation restent visibles et où la question de « faire commun » continue de se poser
avec acuité, la littérature reste un lieu privilégié où inventer ce qui rassemble.
36
Penser en termes de relation plutôt qu’en termes de ressource fait partie des propositions
philosophiques qu’avance Corine Pelluchon pour renouveler l’éthique. On trouvera un déplacement
analogue chez François Jullien qui interroge les ressources de la tradition paysagère occidentale à la
lumière des corrélations de la pensée chinoise.
37
La métafiction occupe peu de place chez Lapointe mais quand les mots retiennent l’attention de ses
personnages, ceux-ci cherchent à s’entendre sur ce que leur sens recouvre davantage que sur ce qu’il
exclut, comme dans la discussion des pages 109-110 sur les significations voisines de geek ou de nerd.
Cet aspect va de pair avec la façon dont Lapointe se joue des catégories exclusives (notamment celles
du genre) dans les nouvelles où la description d’un personnage trans nécessite des lecteurs qu’ils
suspendent ou neutralisent son identification comme homme ou femme. De tous les lieux où s’incarne
le commun, la réserve indienne est paradoxalement celui qui s’avère le plus hospitalier envers les
singularités « trans », ce que démontre « Invisible City ».
14
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