Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu

Se risquer à deux. de l’escalade comme vecteur thérapeutique et comme médiation à l’adolescence

2016, La psychiatrie de l'enfant

Antoine Perier Presses Universitaires de France | « La psychiatrie de l'enfant » 2016/1 Vol. 59 | pages 145 à 172 ISSN 0079-726X ISBN 9782130734024 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2016-1-page-145.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Antoine Perier, « Se risquer à deux. de l’escalade comme vecteur thérapeutique et comme médiation à l’adolescence », La psychiatrie de l'enfant 2016/1 (Vol. 59), p. 145-172. DOI 10.3917/psye.591.0145 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) SE RISQUER À DEUX. DE L’ESCALADE COMME VECTEUR THÉRAPEUTIQUE ET COMME MÉDIATION À L’ADOLESCENCE Adolescence Escalade Développement Risque Engagement Attachement Insécurité interne Psychanalyse Médiation Intersubjectivité SE RISQUER À DEUX. DE L’ESCALADE COMME VECTEUR THÉRAPEUTIQUE ET COMME MÉDIATION À L’ADOLESCENCE Antoine PÉRIER1 SE RISQUER À DEUX. DE L’ESCALADE COMME VECTEUR THÉRAPEUTIQUE ET COMME MÉDIATION À L’ADOLESCENCE L’escalade permet de faire vivre à l’adolescent une expérience de risque subjectif dans un contexte où le risque objectif peut être contrôlé et écarté de la pratique. La relation interpersonnelle qui se construit dans la pratique est le pivot, en même temps que le moyen de cette sécurité objective en situation de risque subjectif. Certains modèles cognitifs du développement du nourrisson, les modèles de l’attachement, ainsi que l’abord psychanalytique de l’expérience psychique induite par la pratique, permettent d’appréhender certains processus importants en jeu chez l’adolescent. Cette perspective soutient une conception de l’escalade comme un 1. Docteur en psychologie, psychanalyste, psychothérapeute et professeur à la Maison des Adolescents de Cochin (APHP), UMR -Inserm 669, université Paris Sorbonne Cité. Psychiatrie de l’enfant, LIX, 1, 2016, p. 145 à 171 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France MÉTHODOLOGIES ET TECHNIQUES Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France vecteur thérapeutique et une activité de médiation riche, dans laquelle créativité motrice et créativité psychique évoluent conjointement. TAKING RISKS AS A PAIR. ESCALATION USED AS A THERAPEUTIC VECTOR AND A MEDIATOR IN ADOLESCENCE Escalation allows the adolescent to have the experience of subjective risk in a context where the objective risk can be controlled and kept within bounds. The interpersonal relationship which is constructed in practice is the pivotal point, but also the means of the objective security in a situation of subjective risk. Some cognitive models of newborn’s development, models of attachment as well as the psychoanalytic approach of psychic experience induced by this practice make it possible to apprehend some important processes at play in the adolescent. This perspective supports a conception of escalation as a therapeutic vector and a fruitful activity of mediation in which motor creativity and psychic creativity evolve together. Keywords: Adolescence – Escalation – Development – Risk – Engagement – Attachment – Internal insecurity – Psychoanalysis – Mediation – Intersubjectivity. ARRIESGARSE MUTUAMENTE AL ESCALAR COMO UN VECTOR TERAPÉUTICO Y COMO MEDIACIÓN EN LA ADOLESCENCIA La escalada hace vivir una experiencia de riesgo subjetivo al adolescente en un contexto en la que el riesgo objetivo puede ser controlado y apartado de la práctica. La relación interpersonal que se construye en la práctica constituye el eje y el medio de esta seguridad objetiva en situación de riesgo subjetivo. Algunos modelos cognitivos del desarrollo del bebé y el modelo del apego, así como el abordaje psicoanalítico de la experiencia psíquica inducida por la práctica, nos permiten captar unos procesos importantes del adolescente. Bajo esta perspectiva se considera la escalada como un vector terapéutico y una actividad de mediación muy valiosos para la evolución simultánea de la motricidad y de la creatividad psíquica. Palabras clave: Adolescencia – Escalada – Desarrollo – Riesgo – Compromiso – Apego – Inseguridad interna – Psicoanálisis – Mediación – Inter-subjetividad. « Il faut toujours connaître les limites du possible. Pas pour s’arrêter, mais pour tenter l’impossible dans les meilleures conditions. » (Romain Gary, 1977, Charge d’âme) Sports et activités physiques constituent, pour l’enfant et l’adolescent, des domaines d’expériences riches tant du point Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 146 147 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France de vue moteur, cognitif, émotionnel, affectif que du point de vue des mobilisations psychiques qu’ils génèrent. La notion de risque prend au sein de ce champ de pratique un intérêt et une valeur heuristique particuliers. Elle rend compte de l’appréhension plus ou moins objectivable d’une réalité matérielle (plonger de 1m 50 ou de 10m, s’engager dans un slalom sur neige verglacée, progresser sur un glacier très crevassé etc.). Elle rend compte également d’une activité mentale d’analyse et d’évaluation (évaluation du risque). Enfin, elle invoque des éléments du monde interne des pratiquants, et des formes de réalités psychiques qui composent une part de la subjectivité du risque. Penser l’association de ces trois termes : « sport », « risque », « adolescence », amène assez spontanément à l’esprit de celui qui se questionne, des images de sports dits extrêmes, époustouflantes par le dépassement incessant des limites de nos représentations de l’exploit, sublimées par des prises de vue et des vidéos que les progrès technologiques rendent de plus en plus spectaculaires. En outre, « risque » et « adolescence » nous suggèrent immédiatement la question, abondamment explorée et documentée, des conduites à risques à l’adolescence et autres acting fréquents à cette période du développement. D’un côté, nous pensons à des activités sportives dans lesquelles les pratiquants prennent des risques fous dans le cadre d’une réalité parfois ordinaire, insérée dans le déroulement logique d’une pratique, mais poussé à l’extrême (Raveneau, 2006). Le sens de la mise en jeu de l’intégrité corporelle voire de la vie elle-même, dans une pratique de loisir ou même professionnelle, peut alors constituer un objet d’étude et être éclairé par la psychologie, la sociologie compréhensive, l’anthropologie culturelle, la phénoménologie et différentes autres approches qui auront en commun d’aborder l’expérience vécue et les mobiles de l’engagement dans ce type de pratique ; expériences et mobiles parfois susceptibles d’intéresser les cliniciens. De l’autre, une psychologie clinique, une psychanalyse et une psychiatrie de l’adolescent abordent la prise de risque ou les conduites à risque comme manifestations psychopathologiques ou comme transgressions dans un processus développemental et Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France psychique en panne de subjectalisation (Cahn 1998) ou de capacité sublimatoire (Gutton, 1991). Voilà pour les représentations et évocations immédiates. Mais ce n’est pas à partir de ces formes du risque que nous allons développer notre réflexion. Nous allons nous placer dans une perspective clinique en nous intéressant à l’adolescent en souffrance, et aborder la notion de risque dans une dimension intra et intersubjective. L’escalade est un sport qui peut conduire à des formes de pratiques extrêmes, mais définit également et surtout des pratiques sécurisées. Ce sont ces dernières formes qui vont nous occuper. Le risque dont nous allons parler est expérience, représentation et ressenti, articulant réalité matérielle, monde interne de l’adolescent et réalité psychique. Le passage par certains éléments d’ontogénèse ouvre des pistes de réflexion utiles qui tissent un lien entre bébé et adolescent. Nous penserons ainsi cette notion de risque dans son rapport à la conscience de soi et la place de l’autre dans son développement, nous explorerons sa dimension intersubjective ainsi que ses articulations possibles avec le concept clinique d’insécurité interne. Enfin, éclairés par différents modèles (biologie, psychologie du développement, modèles de l’attachement, psychologie cognitive et psychanalyse), nous aborderons l’intérêt particulier que peut revêtir l’escalade, à la fois comme vecteur thérapeutique (par l’expérience même de la pratique et sa dimension de co-création) et comme support de médiation. LA RENCONTRE DE L’ADOLESCENT AVEC L’ACTIVITÉ ESCALADE La spécificité de la pratique La pratique de l’escalade va faire vivre à l’adolescent une expérience perceptive, sensorielle, cognitive, motrice, émotionnelle et sociale particulière, qui tient à la spécificité de cette pratique sportive et à la singularité de l’adolescent, ses expériences sportives et motrices antérieures, son histoire sa personnalité et ses difficultés. Grimper, c’est progresser dans un milieu plus moins vertical, en réalisant une suite de mouvements locomoteurs Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 148 149 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France qui nécessitent d’utiliser ses pieds et ses mains pour créer tous les appuis possibles. L’escalade possède un degré de complexité élevé, ce qui signifie que le nombre de mouvements et de postures mobilisables est important ; ainsi qu’un degré de consistance assez faible, c’est-à-dire que les habiletés motrices ne sont pas stables, fixes et répétitives, et que le milieu leur impose des réorganisations qualitatives nombreuses. Pour progresser (dans les deux sens du déplacement et de l’apprentissage), le grimpeur débutant va devoir passer d’une utilisation dominante des bras à une utilisation maximale des jambes. Privilégier le travail des bras est fortement lié au fait que l’espace perçu se limite, dans un premier temps, à un espace visuellement perçu, situé sur la paroi proche du visage et orienté vers le haut. Cette perception limitée est contrainte par la peur et l’anxiété qui amènent le plus souvent le grimpeur à se coller contre la paroi. En résumé, grimper en escalade, c’est mobiliser des ressources adaptatives et créatives. L’exigence motrice liée à la nécessité d’efficience (conjugaison de l’efficacité et de l’économie) impose au pratiquant d’évoluer d’une position d’équilibre à une autre, avec le risque ou la nécessité du déséquilibre intermédiaire. Le risque constant lié au déséquilibre est la chute. Sécurité et engagement Selon les formes de pratiques, la réalité de cette chute et ses conséquences objectives possibles varient. Elle dépend de la présence ou de l’absence de points d’assurage ou encore de leur espacement. Dans les formes d’escalade dites de bloc, la hauteur est limitée et la sécurité tient à la protection par des tapis de la zone de réception. Le risque objectif tient alors à la hauteur du bloc et à son exposition, c’est-à-dire la présence éventuel d’obstacles (rocher, arbres, racines le plus souvent en milieu naturel) ainsi que du type de mouvements imposés par la paroi, qui en cas de chute peuvent être causes de traumatismes. Dans l’escalade dite de voies, ce sont corde et points d’assurage, matériel et partenaire qui permettent d’assurer la sécurité du grimpeur. La réalité de la chute va dépendre de la modalité d’assurage. En Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France « moulinette », c’est-à-dire lorsque la corde reliant le grimpeur à l’assureur passe par des mousquetons placés en haut de la voie, l’assureur étant en bas, la chute est réduite, voire nulle si l’assureur respecte les règles de sécurité. En « tête », c’est-à-dire lorsque le grimpeur, assureur en bas, progresse en plaçant lui-même la corde dans les points d’assurage au fur et à mesure de sa progression, la chute peut être réelle en cas de déséquilibre. Cette chute correspond à une hauteur approximativement égale à la longueur de corde du grimpeur au dernier point d’assurage multipliée par deux, plus l’allongement de la corde de par son élasticité et le mou éventuel dans l’assurage au moment de la chute. Ainsi, dans la pratique en voies, forme à laquelle nous nous intéressons ici, étant entendu que nous l’envisageons en milieu sécurisé (qualité des points d’assurage, espacement raisonnables des points – ceci vérifié par des organismes de contrôle pour des structures artificielles urbaines), face au risque de chute, l’escalade nécessite une gestion de la sécurité au sein d’un couple « grimpeur-assureur ». Cette collaboration essentielle dont dépend la sécurité objective du grimpeur implique l’établissement d’une relation de confiance et d’aide. La présence de l’assureur et sa maîtrise des techniques d’assurage maintiennent les risques objectifs de la chute à un niveau minimal (absence de chute en « moulinette » et risque éventuel d’éraflures contre la paroi ou la corde en tête), ce qui bien évidemment ne suffit pas, loin s’en faut, à faire disparaître l’appréhension voire la peur. Cette peur résulte d’une caractéristique centrale de l’activité, source d’une tension interne, qui va modeler l’expérience psychique du pratiquant : l’escalade confronte à un risque subjectif, en l’absence de risque objectif du fait de la présence de la corde, de l’application des procédures de sécurité et des actions de l’assureur. La gestion de ce risque subjectif, de l’anxiété qui en sous-tend éventuellement la représentation ou l’évocation, est un élément fondamental du processus de transformation engagé par les apprentissages (Périer, 1996). Elle doit intégrer des aspects neurosensoriels comme les conflits sensoriels entre information proprioceptive et information visuelle (Berthoz, 1997), des Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 150 151 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France mécanismes de régulation cognitive et émotionnelle, ainsi que les éléments d’angoisse liés à l’économie et la dynamique inconscientes (Périer et al., 2012). Plus le niveau d’expertise augmente, plus la perception subjective du risque dépend de la perception du risque objectif, sans toutefois que les deux représentations puissent complètement se superposer car l’équation personnelle demeure, dépendante des mouvements affectifs et émotionnels, du monde interne et de la pression fluctuante de la réalité psychique. Toutefois, pour le débutant, dans la tâche d’assurage, la confrontation au risque objectif existe. Une mauvaise manipulation du matériel, une inattention à la progression du partenaire, générant un « mou » important dans la corde, sont susceptibles d’exposer le partenairegrimpeur à un grave danger. Ce risque objectif existe donc bel et bien et ce sont les compétences d’assurage à acquérir qui en permettent la maîtrise, afin de contrôler l’absence de risque objectif pour le grimpeur. Ces éléments permettent, au passage, d’établir une grande différence entre escalade et alpinisme. En alpinisme, le risque objectif demeure toujours élevé et la chute est toujours potentiellement dangereuse voire mortelle pour le grimpeur comme pour l’assureur. La pratique de l’alpinisme repose donc sur l’évitement nécessaire de la chute, alors que l’escalade impose le passage par l’acceptation de la chute pour progresser. PETITS ÉLÉMENTS D’UNE ONTOGENÈSE DE L’ENGAGEMENT Face au danger, la prise de risque repose sur des processus d’évaluation des risques objectifs et subjectifs conduisant à des prises de décision, l’engagement en constitue un résultat possible, à savoir des actions motrices dans le sens de la progression (du but : atteindre le haut de la voie). Du maturationnisme biologique à l’épigenèse interactionnelle De nombreux chercheurs on tenté d’expliquer par des modèles psychobiologiques les différences interindividuelles observées dans la capacité à prendre des risques (au sens Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France le plus général). Les travaux de Marvin Zuckerman sont les plus nombreux et les plus connus dans ce domaine. Par des méthodes de corrélation et d’analyse factorielle, il a extrait un trait de personnalité, c’est-à-dire un facteur caractérisant l’individu dont il a montré la relative stabilité (sous-tendant une constance comportementale) qu’il a dénommé « recherche de sensation » (sensation seeking). Ce trait rend compte chez un individu « d’un besoin élevé d’intenses formes de stimulations et d’expériences nouvelles, complexes et variées » (Zuckerman, 1990). La recherche de sensation constitue, pour Zuckerman, un besoin primaire, lié à des caractéristiques biologiques. Selon lui, le comportement de prise de risque est directement lié à la recherche de stimulation. Le « sensation seeker » n’hésite pas à prendre des risques pour satisfaire son besoin fondamental d’expériences et de sensations fortes, risques physiques, sociaux, professionnels, etc. Si nous devions résumer ce point de vue psychobiologique, nous dirions que le comportement de prise de risque renvoie à la satisfaction d’un besoin primaire de nature biologique. En prenant soin d’éviter de nous enliser dans le vieux débat inné-acquis, force est de constater, sans minimiser le moins du monde l’influence du biologique, que ces travaux occultent totalement la question du développement, ou plutôt relèguent ce dernier à un équivalent de l’ancien maturationnisme de Gesell2. Or, pour qui s’intéresse à l’adolescent comme à l’enfant ou au bébé, impossible de ne pas penser développement, changements, transformations, et certains ne manqueraient pas de rajouter avec justesse : « Et l’adulte ne continue-t-il pas à se développer également ? » Ainsi nous tournons-nous avec plus de bonheur et d’intérêt vers une épigenèse interactionnelle telle que l’a initialement formalisée Jacques Cosnier (Cosnier et Charavel, 1998). Ce modèle rassemble et intègre un ensemble de connaissances issues de l’embryologie causale, de l’éthologie animale, du courant interactionniste, de celui de l’attachement, de la psychana2. Arnold Lucius Gesell, à l’inverse de Freud, voulait laisser parler la nature, convaincu d’un ordre immuable dans le développement de tous les enfants. « Les lois du développement sont comparables, en sûreté et précision, aux lois de la gravitation », affirme-t-il en 1943. Le développement n’a qu’une seule cause : la maturation nerveuse (Gesell et Amatruda, 1945). Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 152 153 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France lyse. Cette intégration de niveaux de connaissances, des plus élémentaires en terme de microprocessus à des connaissances plus globales portant sur des éléments complexes, apparaît d’une grande richesse dès lors que l’on s’attache à décrire le travail d’inter-subjectivation, de co-pensée, propres à toute communication humaine. Nous emprunterons donc à ce modèle l’intérêt porté à certaines connaissances issues de la psychologie du développement du bébé, des modèles de l’intersubjectivité et de l’attachement, pour penser sous un angle différent la notion de risque et apporter ainsi un éclairage sur ce qui peut se jouer dans la pratique de l’adolescent comme rappel à des acquis ou non acquis d’étapes précoces du développement au sein de l’environnement social. Développement de l’intelligence du bébé et contexte social Un bref passage par certains modèles issus de la psychologie contemporaine du développement, pour ce qui concerne notamment le développement des compétences précoces, est instructif. Les bébés aiment la nouveauté. Pour être plus rigoureux, toute différence perçue dans un univers perceptif devenu quelque peu familier entraine un regain d’attention (Bornstein, Lécuyer, Pêcheux, 1988). Le repérage de ce principe, pour le coup universel dans le monde des bébés, a introduit un nouveau paradigme dans ce domaine de recherche, l’habituation-réaction à la nouveauté (Pêcheux, 1986). Ce paradigme est à l’origine d’une véritable révolution dans la compréhension de la construction des connaissances chez le bébé. Il a permis l’accumulation, au cours des trente dernières années, d’un nombre considérables de connaissances scientifiques, en transformant les dispositifs expérimentaux permettant de tester chez le tout-petit de nouvelles hypothèses. Dans ce vaste ensemble de connaissances, nous en retiendrons ici deux dont la portée est considérable. Tout d’abord, bouleversant quelques dogmes de l’édifice piagétien, l’intelligence des bébés3 n’est pas sensori-motrice mais perceptive (Lécuyer, 1989). Elle est perceptive parce que les 3. Nous parlons ici de la première année. Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France compétences perceptives des bébés sont bien plus développées que leur motricité. Ces compétences perceptives sont action sur le monde et dès lors que l’on est en mesure de les étudier, de les tester par des procédures expérimentales adaptées, on peut montrer que l’intelligence n’attend pas le développement du langage. Mais surtout, il a pu être démontré, en étudiant de jeunes enfants souffrant d’amyotrophie spinale de type 2, que la compréhension du monde n’est pas dépendante de l’action motrice que les bébés peuvent exercer sur lui (Rivière et Lécuyer, 2002). Deuxième point important, l’intelligence des bébés est sociale, contredisant là encore un autre dogme piagetien selon lequel les connaissances sur les objets du monde physique précèderaient celles portant sur le monde social (auquel d’ailleurs Piaget s’est peu intéressé). Elle est sociale au sens où les objets les plus présents et les plus « intéressants » pour le bébé sont avant tout les personnes qui s’occupent de lui. Elle est sociale parce que les personnes qui l’entourent ont vis-à-vis de lui une attitude et des comportements spécifiques visant à s’adapter aux capacités de son intelligence. Ce qui a fait dire à Hanus et Mechthild Papousek (1977) qu’on ne peut comprendre l’intelligence du bébé si l’on ne s’intéresse qu’à son seul cerveau, puisqu’une partie de son intelligence est située dans celui de sa mère... et nous dirons des « care-takers » afin de préserver la susceptibilité des pères ! Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que les interactions sociales précoces sont fondamentales, preuve que les psychanalystes s’intéressant au bébé n’ont pas attendue. On distingue classiquement trois dimensions de l’interaction : 1/ l’interaction comportementale consistant en un ajustement tonico-postural des contacts cutanés (Ajuriaguerra, 1970) ; 2/ l’interaction dans sa dimension affective, rendant compte de la tonalité affective générale, de la qualité de l’harmonisation entre le bébé et ses partenaires permettant le partage des expériences émotionnelles (Threvarthen, 1979 ; Stern, 1985) ; 3/ l’interaction fantasmatique introduisant le poids du monde imaginaire (formation conscientes ou pré-conscientes) et celui du monde fantasmatique inconscient (Kreisler et Cramer, 1981 ; Lebovici et Stoléru, 1983). Le partage des états affectifs est, Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 154 155 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France nous dit Stern, le problème de nature clinique qui a le plus d’incidences sur la connexité intersubjective (Stern, 1980). En montrant que l’imitation seule ne suffit pas à la réalisation d’un échange intersubjectif à propos d’affects, Stern a défini l’accordage affectif comme évolution du comportement maternel à partir de l’imitation. L’accordage affectif correspond à l’exécution de comportements qui mettent l’accent sur la propriété émotionnelle d’un état affectif partagé, sans imiter le comportement expressif exact de l’état interne (Stern, 1985). L’imitation fixe l’attention des partenaires sur les formes externes des comportements dans l’interaction. Elle ne permet pas aux partenaires de se référer à l’état interne. L’accordage produit une variation dans l’événement qui a lieu entre les deux sujets. Selon Stern, l’accordage affectif, puisqu’il est amodal, introduit un décalage dans la réflexion, ainsi qu’une schématisation du geste réfléchi en miroir. Il peut avoir lieu selon diverses modalités : l’intensité (niveau d’intensité des comportements), la pulsation temporelle (des gestes produits ou réfléchis), le rythme, la durée, la forme (reproductions de types de mouvements, etc.). La perception d’un assurage discordant par rapport aux désirs (corde trop ou pas assez tendue, accumulation de « mou » dans la corde lorsque l’assureur ne parvient pas à suivre la progression, saccades lors de la descente, etc.) est source d’angoisse alors qu’à l’opposé la perception d’une adaptation parfaite de l’action de l’assureur à ses mouvements, enchaînements, au rythme de sa progression, est source de confiance et de plaisir. On retrouverait ici un lien aux expériences primitives et aux moyens du développement de l’intersubjectivité, tels que l’importance de la perception du rythme dans les interactions précoces développée par Trevarthen (2002), les processus de synchronisation interactionnelle étudiés par Tronick (1981, 1982), ou encore l’accordage affectif décrit par Stern. L’expérience du lien et de « l’accordage » entre grimpeur et assureur, par la confrontation aux deux rôles et l’ouverture à une forme d’intersubjectivité organisant la dialectique de la dépendance et de l’indépendance au travers de la pratique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Centrés sur la question du développement de la compréhension explicite des émotions par le bébé, Sorce, Emde, Campos et Klinnert (1985) ont étudié l’articulation, chez des bébés de 12 mois, entre possibles discriminations des expressions émotionnelles de la mère et comportements adaptatifs du nourrisson. Les chercheurs présentent un dispositif expérimental ayant la forme d’une table, vitrée sur une première moitié et opaque sur la seconde (Falaise visuelle). Au début de l’expérience, les enfants sont placés sur la partie opaque de la table. Les mères se tiennent du côté vitré de cette table et font face à leur enfant. Par leurs sourires, elles doivent alors inciter les enfants à se rapprocher du vide pour venir les rejoindre, un jouet attirant étant placé sur la table près d’elles. À l’approche du vide, l’enfant reçoit les signaux maternels exprimant soit la joie ou la peur, soit l’intérêt ou la colère, soit la tristesse. Les résultats montrent qu’aucun bébé ne traverse lorsque les mères expriment la peur, que 2 enfants seulement sur 18 traversent lorsque le visage maternel traduit la colère et que 6 enfants sur 18 traversent face à la tristesse. En revanche, face à la joie, 14 enfants sur 19 traversent le vide, de même avec l’expression d’intérêt face à laquelle 11 enfants sur 15 traversent la partie vitrée. Ces résultats indiquent clairement que l’enfant non seulement différencie les émotions positives (joie, intérêt) des émotions négatives (peur, colère, tristesse), mais qu’il est capable d’adopter des comportements adaptés aux informations qui lui sont fournies par les mères. Séduisante démonstration expérimentale que la prise de risque s’inscrit, du point de vue du développement précoce, dans la dynamique interactionnelle et plus précisément sollicite la référenciation sociale (Social referencing), autour de laquelle nombre de représentations du risque et de possibilités de prise de risque vont se construire dans le rapport au monde. Cette dynamique va se complexifier et se poursuivre tout au long du développement (Pêcheux, 1986). L’apport des théories de l’attachement À partir des différentes dimensions d’interactions, deux grandes modalités de communication vont se développer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 156 157 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France entre le bébé et son environnement, évoluant en fonction du développement du nourrisson. Une communication initiale de type syncrétique à laquelle succèdera une communication interactive renvoyant à la perception par le bébé d’un certain écart intersubjectif. Les conduites d’attachement se voient principalement intégrées au premier type de communication. John Bowlby a formulé l’hypothèse selon laquelle le maintien de la proximité d’avec la mère (principalement, mais également d’autres adultes pouvant incarner des figures protectrices) serait le mécanisme principal permettant d’assurer les régulations nécessaires à la sécurité et la survie du bébé. Les faits observés chez le jeune animal et chez l’enfant établissent que l’attachement n’est pas le résultat d’un processus libidinal ou d’un apprentissage, mais qu’il correspond à une tendance primaire, le besoin d’autrui, plus forte que la faim, plus précoce que la sexualité (Bowlby, 1969). Il défend ainsi, dans son modèle, l’importance d’un système inné de comportements assurant cette fonction de régulation, ensemble de schèmes observé initialement par Harlow chez certains primates. L’agrippement, la poursuite visuelle, pleurs et cris, etc. font parties de ce système de comportements d’attachement. La collaboration avec Mary Ainsworth aboutira, comme on le sait, à la définition de la base de sécurité ainsi qu’à la caractérisation de différents schèmes d’attachement (Sécure ; Insécure anxieux-évitant ; Insécure anxieux-ambivalent ; Insécure désorganisé). Bartholomew (1993) ainsi qu’Atger (2002) ont suggéré l’existence d’équivalences fonctionnelles entre les systèmes d’attachement du bébé et ceux mis en évidence chez l’adolescent et chez l’adulte, au cours du développement. Il propose, chez les jeunes adultes, à partir d’une méthode descriptive et classificatoire, une modélisation dans laquelle les comportements anxieux ou confiants, de retrait ou de recherche de contact, de communication facile ou difficile avec les autres adolescents, peuvent prendre du sens relativement à une classification des systèmes d’attachement en quatre catégories (sécure, préoccupé, détaché et craintif). Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Les modèles issus des théories de l’attachement peuvent ainsi offrir un modèle de compréhension de certaines caractéristiques des actions de l’adolescent, sur un plan personnel et interpersonnel. Il est parfois important que les stratégies didactiques et l’attitude pédagogique puissent être modelées par ces analyses qui vont, par exemple, conduire à privilégier, chez un adolescent craintif (au sens des modalités d’attachement), l’apprentissage de l’assurage avant l’expérience de la progression sur la paroi. D’un point de vue développemental, les remaniements et transformations importants dont les liens d’attachements font l’objet à l’adolescence, constituent également un cadre de compréhension de certaines manifestations comportementales individuelles et groupales lors de la pratique. L’émergence et l’intrication des systèmes comportementaux sexuels avec les modèles parentaux d’attachement, la possibilité pour l’adolescent de devenir lui-même une figure possible d’attachement, influent fortement sur les relations aux adultes encadrant (lorsqu’ils sont présents et que les adolescents ne sont pas en autonomie complète), ainsi que sur les liens qui se créent entre les adolescents durant l’activité. La scène composée d’un grimpeur en progression sur la paroi, attaché à la corde par l’intermédiaire de son baudrier, corde le reliant à l’assureur dont le comportement et les actions sont les garants de sa sécurité, possède un pouvoir évocateur immédiat. Pouvoir se familiariser avec cette situation de progression verticale en assurage actif par corde, pouvoir développer une confiance en l’assureur qui permette de « s’engager », c’est-à-dire de se risquer à des actes moteurs connus ou nouveaux, au-delà de la certitude de stabilité, donc accepter la possibilité de chute parce que l’on sait que l’assureur va immédiatement la bloquer ; ces capacités se construisent sur la base des patterns d’attachement et de leur qualité. Avec des adolescents en souffrance, l’escalade présente un terrain intéressant d’expérience de ces liens, et de possible régulation autour de ces expériences, dans une activité qui construit des modalités de relation interpersonnelles autour de la matérialisation d’un lien (la corde), à forte valeur symbolique (Périer, 2012). Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 158 159 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Conscience de soi et place de l’autre Faisons retour quelques instants sur la psychologie du bébé, pour saisir selon un point de vue développemental la conscience de soi. Philippe Rochat (1999) a montré la précocité de la conscience d’un soi corporel chez des nourrissons de quelques heures. Conscience au sens d’un soi perçu et non représenté, conceptualisé, connaissance mobilisable pour l’action et permettant au nourrisson de faire précocement la différence entre soi et non-soi, entre sa propre main touchant ses lèvres et la main d’un autre. C’est l’activité proprioceptive qui va nourrir le développement d’un sens de soi corporel, ce qui explique, par ailleurs, le biais que constitue le recours à la modalité visuelle dans la célèbre situation de reconnaissance, devant un miroir, de la tache au front, sensée montrer l’accès à la conscience de soi. Les recherches neurophysiologiques récentes ont montré que l’ensemble des informations proprioceptives active des fonctions cognitives élevées ou la plasticité du schéma corporel est directement mise en jeu. Cette articulation permet au schéma de se modifier au cours du développement, au fil des apprentissages. En amont de toute connaissance, il y a donc le corps ; en amont de la conscience de soi, il y a la conscience d’un soi corporel. Rochat, a également montré que le développement de la conscience de soi est socialement déterminé, qu’il est développement d’une co-conscience de soi, comme Niesser (1993) l’avait au préalable avancé avec la notion de soi interpersonnel. À la dimension rationnelle et logique des théories de l’esprit qui vont se développer chez l’enfant dans le « miroir social », s’ajoute un développement affectivement et émotionnellement déterminé : le monde subjectif et représenté des regards d’autrui sur soi, comme part constituante de la conscience de soi (Rochat, 2003). La demande d’attention n’est pas simple plaisir d’être vu, regardé, admiré, elle est enjeu d’existence4. Cette double 4. Comme l’exprime de très belle façon l’écrivain américain M.R. Montgomery, dans un roman autobiographique évoquant la recherche de son père biologique : « Il y a cette chose qui arrive aux enfants : si personne ne les regarde, rien ne se produit pour eux. […] Quand on est petit, en fait, on comprend qu’il ne sert à rien de s’élancer du plongeoir de la piscine si personne ne vous regarde. Mais ne vous y trompez pas, l’enfant qui hurle “Regardez moi !”, “Regardez moi !” ne quémande pas seulement de l’attention, il plaide pour sa propre existence » (Sayinggoodbye: A memoir for TwoFathers). Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France polarité, qui s’organise au cours des deux premières années du développement (une conscience de soi ancrée dans le corporel et une conscience de soi marquée par les représentations des regards d’autrui sur soi), prend, de fait, une acuité particulière durant l’adolescence, comme le montrent à la fois la clinique, mais aussi une grande part des problématiques adolescentes que nous rencontrons. Plus fondamentalement, les modifications pubertaires et leurs conséquences sur la vie mentale et psychique font de l’adolescence une période particulière de l’évolution de la conscience de soi. Ces modifications impulsent le passage d’un corps d’enfant à un corps imposant, par ses transformations, la sexuation, en même temps qu’il introduit la possibilité de nouveaux pouvoirs d’agir. Ces nouveaux pouvoirs d’agir vont ainsi trouver un ancrage dans les modifications morphologiques, physiologiques et la maturité sexuelle. Mais ce corps, dont les transformations peuvent malmener l’adolescent et constituer un objet de souffrance, est aussi le garant de l’identité, une garantie de cohérence et de formes de constance dans un processus de développement donc de changement. D’un point de vue « phénoménologique », pour Philippe Jeammet (2005), ce qui menace le plus l’adolescent c’est de perdre le sentiment de sa valeur personnelle, la capacité de se contrôler, de rester maître de lui-même, assuré de sa continuité et de son identité. Deux problématiques majeures se posent à l’adolescent, sous forme d’une dialectique intense et souvent angoissante : la dialectique dépendanceindépendance et la dialectique créativité-destructivité. Dans la première, le besoin de l’autre se présente, dans le même mouvement, comme une menace pesant sur la quête d’autonomie. Désirer obtenir de l’autre ce qui manque pour se sentir autonome, c’est lui donner un pouvoir sur soi. C’est donc prendre le risque pouvant parfois apparaître insupportable à l’adolescent, d’une allégeance à une force tyrannique sans pouvoir s’en déprendre. Ce qu’exprime également Philippe Gutton (1991) en décrivant le processus par lequel le pubertaire fait advenir l’infantile dans sa dimension de soumission contrainte à la tyrannie de l’adulte. Lorsque nous percevons, chez l’adolescent, l’intensité ressentie de ce risque, de cette menace souvent inconsciemment vécus, nous pouvons Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 160 161 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France également en reconstruire les racines dans la fragilité des liens d’attachement de la petite enfance. Philippe Jeammet (2008) a également insisté sur l’importance du sentiment d’insécurité interne, en rapport avec ces deux angoisses fondamentales que sont l’angoisse d’abandon et l’angoisse d’intrusion. L’intensité des attentes de l’adolescent vis-à-vis de l’autre en fait un objet menaçant, d’où le paradoxe bien connu de la distance face à l’adolescent en souffrance : il est aussi compliqué de s’approcher que de s’éloigner. La relation à l’autre peut donc être porteuse de menace, l’interaction avec l’autre nécessiter une prise de risque. En outre, seconde dialectique, construire, créer, changer, c’est prendre le risque d’être déçu. Tenter, se risquer, c’est prendre le risque d’échouer. Face à cette peur qui menace l’identité même, qui inhibe la créativité, la tentation de la destructivité peut apparaître, moyen illusoire de retrouver un semblant de maîtrise et de pouvoir (Jeammet, 2008 ; Morhain, 2008). À défaut de s’engager et de se penser pouvoir réussir dans la progression, la construction, l’adolescent soigne la chute, orchestre l’échec avec le sentiment tronqué d’une forme de maîtrise. Dans cette perspective, la pratique de l’escalade offre des situations dans lesquelles ces polarités sont sollicitées de façon originale et intéressante. L’adaptation de la motricité, la régulation du déplacement en fonction des contraintes de la voie, la gestion de l’effort sollicitent en permanence l’activité proprioceptive et les ajustements posturaux. Ce travail et ces apprentissages se réalisent dans un contexte temporel qui peut être, pour partie, contrôlé par le jeu combiné du ralentissement possible de l’action motrice par l’adolescent et de l’aide de l’assureur via la mise en tension de la corde et le blocage du grimpeur dans la paroi. Ces caractéristiques temporelles favorisent l’articulation des sensations, avec une activité cognitive et métacognitive de prise de conscience sur un mode réflexif. On peut penser que cette articulation favorise à la fois une évolution et un gain d’acuité sur le plan de la conscience corporelle. Au fil de la pratique, des pouvoirs d’agir se développent et nombre de transformations de la conscience du corps et de l’attention portée aux sensations corporelles relèvent d’une Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France co-construction qui mobilise le regard d’autrui et l’échange verbal avec lui. Cet autre c’est l’enseignant, le moniteur, le compagnon de cordée, celle ou celui en qui il va falloir avoir confiance, qui va devoir assumer la responsabilité de la sécurité du grimpeur, au regard de qui on va s’exposer, mais dans une relation d’aide impulsée non seulement par les exigences de sécurité, mais aussi par la position de recul de l’assureur qui lui permet de voir, tout au long de la progression, ce qui peut ne pas être vu, perçu ou senti par le grimpeur et lui restituer dans un dialogue coopératif. EXPÉRIENCE, TRANSFORMATION ET CRÉATION PSYCHIQUE PAR LA PRATIQUE La pratique, par la mobilisation et les transformations des processus émotionnels, cognitifs, sensoriels et moteurs que les apprentissages permettent d’opérer, est susceptible de générer des effets thérapeutiques. Leur saisie et leur compréhension conduit à considérer les principes thérapeutiques qui prévalent dans le champ des thérapies comportementales et cognitives. Selon ces principes, certains troubles mentaux résultent de formes d’apprentissages émotionnels ou comportementaux inadaptés, alors que, dans d’autres cas, c’est l’expression phénotypique finale d’une forme syndromique qui peut être modifiée par l’effet des processus d’apprentissage (Périer, 2012), mais dans une situation de pratique dont l’objectif premier n’est pas thérapeutique. Ce sont donc des effets incidents, aléatoires et discrets, fonction de nombreuses variables dont la nature et l’intensité des troubles de l’adolescent, ainsi que les modalités et le contexte d’apprentissage. On ne peut cependant négliger ce potentiel mutatif pour l’adolescent et cela n’est pas limité, bien entendu, à l’escalade mais s’étend à de nombreuses activités physiques et sportives. Mais il s’agit là d’un aspect de la vie mentale et de l’expérience corporelle. Qu’en est-il de la dimension psychique, métapsychologique ? Eric de Léséleuc et Lionel Raufast (2004) ont pensé l’escalade comme un jeu de vertige, de créativité motrice et Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 162 163 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France d’expérience intersubjective. Selon leur hypothèse, actions et plaisirs dans l’escalade seraient soutenus par deux types de fantasmes mettant en scène des expériences de vertige, des fantasmes de « lâchage » et des fantasmes de « fusion ». Ces fantasmes de « lâchage » me paraissent particulièrement intéressants pour notre propos. Ils permettent de rendre compte de certains aspects de l’expérience psychique des adolescents en général et des adolescents en souffrance en particulier, dans et autour de la pratique. Ces auteurs conçoivent ces fantasmes comme une production, issue de l’activation par différentes situations de la pratique de l’escalade, du schème d’individuation qui selon Didier Anzieu, permet de passer de la relation fusionnelle avec l’objet primaire à un sentiment d’existence singulière (Anzieu, 1996). Selon le terme consacré, il permet de se « séparer » psychiquement. Le vertige par « lâchage » rejoint l’angoisse de chute, du débutant comme du grimpeur plus confirmé, mise en actes dans l’activité fantasmatique du pratiquant, comme autant de scènes de chutesengloutissement dans le vide, qui peuvent évoquer la fragilité des acquis du portage maternel. Ici, l’insécurité interne de l’adolescent en souffrance acquiert une nouvelle forme, en plongeant dans les racines de l’infantile…Toutefois, et c’est là l’intérêt du modèle, si l’activation de certains fantasmes de « lâchage » est génératrice d’angoisse, elle peut être aussi génératrice de plaisir. Cela rejoint la description par Danielle Quinidoz (1994) du « frisson », cet octroi parfaitement maîtrisé d’une dose de lâchage au contact de l’objet désiré (la paroi). Ce vertige par « lâchage » suivrait donc un continuum dans les affects ressentis entre déplaisir et plaisir, selon une logique de répétition ou de créativité de l’activité fantasmatique du pratiquant. Trois expériences, dans la pratique, prennent alors une importance centrale dans une perspective thérapeutique : 1/ l’expérience du déséquilibre dans la poussée entre les phases d’équilibration (prémisse à l’élaboration, puis l’activation du fantasme de vertige par lâchage) ; 2/ l’expérience d’engagement dans la poursuite du mouvement à partir d’une situation de blocage dans la paroi, réelle ou pressentie (qui origine à la fois une possibilité d’évolution de la nature et de l’intensité des affects associés à l’activation du fantasme Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France de lâchage, et une possibilité d’évolution des rapports entre l’activation du fantasme et l’organisation de la motricité) ; 3/ l’expérience du lien et de « l’accordage » entre grimpeur et assureur ouvrant à une forme d’intersubjectivité qui régule la dialectique de la dépendance et de l’indépendance au travers de la pratique escalade. En outre, l’articulation entre fantasme et plaisir peut être trouvée dans le statut économique propre à la sexualité infantile. Si l’on veut bien considérer l’activité fantasmatique comme propriété de l’imaginaire, qui traite après coup les expériences vécues, comme celles qui ont accompagné les conduites d’attachement primaire génétiquement déterminées (Widlöcher, 2000). Si l’on accepte de penser la sexualité infantile comme relevant de la pure subjectivité, propre précisément à l’activité fantasmatique, alors les expériences sont traitées sur le mode de l’illusion pour devenir, dans le registre inconscient, des « hallucinations d’action ». En ce sens, toute expérience réelle peut servir de matière à une reconstruction autoérotique, qu’elle soit motrice, sensorielle, mentale, etc. L’économie du plaisir ne coïncide pas avec une différenciation plaisir physique/plaisir psychique puisque l’activation du fantasme, qui satisfait la tendance, et la possibilité d’une décharge se lient aussi bien dans le registre du somatique que du psychique (Widlöcher, 1971). Un tel point de vue nécessite quelques précisions, car il se différencie de la conception freudienne des Trois essais selon laquelle la fonction de l’autoérotisme est une conséquence du narcissisme primaire de la libido. Il se différencie également des modèles de Michael Balint (1965) ou John Bowlby (1969), pour qui l’attachement est la source des fantasmes sexuels et conduit de façon secondaire à l’intériorisation de l’objet. Daniel Widlöcher (2000) propose donc une voie intermédiaire dépassant l’irréductibilité des points de vue de Freud et Balint, dans laquelle amour de l’objet et autoérotisme coexistent tout au long de l’enfance. Dans cette modélisation théorique, le fantasme n’est pas le produit de la sexualité infantile, mais il la construit en tant que processus de l’activité psychique. L’autoérotisme s’y définit comme un produit de l’imaginaire et non comme un stade de développement, prélude à ses constructions. La sexualité infantile apparaît Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 164 165 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France alors comme la reprise hallucinatoire d’une expérience physique et relationnelle de plaisir, trouvant à l’origine sa satisfaction selon une modalité autre. Que les bouleversements pubertaires propulsent l’adolescent dans la sexualité génitale n’enlève donc pas l’inscription de la sexualité infantile dans son psychisme, comme dans celui de l’adulte, sous forme d’une source permanente de désir et de créativité. A contrario, les défauts de mentalisation, de symbolisation, traduiraient la pauvreté de la créativité, renvoyant à la sexualité infantile et aux difficultés, ruptures, dans la capacité d’autoérotisme psychique. MISE EN ŒUVRE DANS UNE VISÉE DE MÉDIATION Les modèles psychanalytiques mettent en perspective l’intérêt thérapeutique des pratiques corporelles en définissant le sens et les conditions de mise en œuvre de formes de médiation. Toute médiation interpose et rétablit un lien entre la violence pulsionnelle et une figuration qui ouvre la voie vers la parole et vers l’échange symbolique. C’est là le premier principe fondamental. En outre, les transformations en jeu impliquent conjointement l’espace intrapsychique et l’espace intersubjectif. Une médiation marque toujours un « entre deux », c’est-à-dire un espace originaire questionnant la place de l’adolescent entre deux termes, dont père et mère constituent un exemple fondamental. Une médiation s’inscrit dans un questionnement sur les limites, les frontières, démarcations et passages. Une médiation s’oppose à l’immédiateté de l’acte, de la pulsion. Ce sont les six principes décrits par René Kaës (2004). La médiation génère un espace tiers entre différents espaces et scande un développement temporel fait de mouvements et de passages, de continuités et de discontinuités. Dans le même temps, elle organise espace et décours temporel de sorte que l’adolescent puisse explorer sans s’y perdre, les espaces internes et externes, l’espace personnel et l’espace partagé. Si ces dimensions peuvent spécifier les caractéristiques d’un support de médiation comme l’escalade quant aux Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France modalités d’expériences à vivre, selon un cadre spatiotemporel et relationnel défini, c’est parce que ces dimensions opèrent dans la vie psychique de l’adolescent et que leurs défaillances sont observables dans l’organisation et le fonctionnement psychopathologique. La fonction thérapeutique a, dès lors, partie liée avec la capacité de l’expérience corporelle et relationnelle, située dans son cadre, d’induire des formes d’associativité dans l’activité psychique et de stimuler, à partir de cette associativité, une élaboration et une communication par le langage verbal. La présence d’un spécialiste de l’activité, centré sur les aspects didactiques liés aux apprentissages de bases nécessaires au contrôle du risque objectif, ainsi que sur les apprentissages moteurs et techniques, et conjointement d’un soignant observateur distancié ou participant à la pratique, est motrice de l’effet de transformation psychique attendu. La relation aux adultes encadrant l’activité est nourrie des mouvements transférocontre-transférentiels, mettant en jeu les aspects de la vie psychique inconsciente des protagonistes. Elle conduit de façon dominante à stimuler, chez l’adolescent, une activité d’élaboration et de mise en parole de l’expérience corporelle, des sensations, du vécu émotionnel. La fonction médiatrice et thérapeutique tient donc pour une grande part à la capacité du soignant de prolonger et d’élargir l’activité associative et la mise en parole de l’adolescent, entre expérience intime singulière et interpersonnelle, ouvrant aux effets d’après coup et à la perlaboration (Gutton, 2010). Chloé et le risque de la dépendance Chloé est une adolescente de 14 ans. Elle souffre d’une anorexie restrictive sévère qui a conduit à une hospitalisation dans le service depuis quatre mois. La reprise de poids rend désormais l’activité physique envisageable. Une position thérapeutique habituelle consisterait à préconiser une activité physique « douce » de faible coût énergétique. Cependant, en concertation avec l’endocrinologue et le psychiatre la prenant en charge, nous choisissons de lui proposer l’escalade qu’elle attend avec impatience. L’objectif thérapeutique Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 166 167 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France premier est le suivant : lui apprendre à réguler l’intensité de son effort en la confrontant à une activité physique certes coûteuse au plan énergétique, mais dans laquelle le principe d’économie, d’efficience motrice est la condition des progrès. Dit autrement, il s’agit de lui permettre de déplacer le plaisir de la dépense énergétique vers l’économie de la dépense en l’aidant à porter son attention sur la qualité des sensations d’équilibre, de poussée, de transfert d’appuis, etc. Chloé veut grimper, vite, très vite, tout de suite. Dans l’activité comme dans la vie, Chloé ne supporte pas la dépendance. La dépendance à ses parents a été vécue, enfant, dans la douleur de leurs absences, longues et fréquentes pour raisons professionnelles. Mais pour elle, nulle douleur avouable, juste le souvenir froid de l’absence et l’affirmation d’indépendance : « Je me suis toujours débrouillée toute seule ! » Telle la chèvre de Mr Seguin, Chloé se veut une jeune fille indépendante, qui trouve sa corde trop courte et n’en supporte pas la tension… C’est d’ailleurs la plainte en escalade. Elle n’aime pas cette corde qui tire. On a la nette impression qu’elle s’en passerait bien ! Nulle appréhension de la hauteur évidente, nulle peur de la chute chez Chloé, juste l’agacement perceptible de ce qui pourrait gêner sa progression ou l’empêcher et qui vient d’autrui, de sa camarade de cordée qui a du mal à suivre son escalade tonique et rapide. Le lien à l’assureur l’agace, et c’est bien du côté de la dépendance que se situe le risque, un risque ici interne. La stratégie didactique et thérapeutique pour Chloé a consisté à lui faire vivre, dans un premier temps, la dépendance en « inversé », c’est-à-dire l’importance de son assurage pour une camarade de cordée à l’aise au niveau moteur mais anxieuse. Si les cinq premières séances se sont passées dans la frustration de l’effort et de la dépense énergétique contrariée par son rôle d’assureur et la progression plus lente de sa camarade, le lien qui s’est construit entre les deux adolescentes, les progrès de sa partenaire et la diminution de son anxiété grâce à la confiance placée en elle, ont permis d’engager une transformation. Le plaisir d’assurer est apparu chez Chloé avec une attention très importante à sa partenaire, conseils et encouragements. Ce rôle de soutien et de guidance a contribué à aider à l’intériorisation par Chloé de consignes permettant d’ouvrir le Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France plaisir (c’était le premier objectif évoqué) à l’équilibre, l’économie du mouvement, au temps de l’observation de la paroi, de l’anticipation des mouvements. Dans un deuxième temps, l’expérience de voies plus engagées, avec le risque de chutes contrôlées mais réelles, lui a permis non seulement d’accepter l’assurage mais de s’en servir, c’est-à-dire d’exprimer à son assureur ses souhaits et besoins (assurage « sec », corde très tendue ou plus lâche). Au fil de trois mois de pratique, Chloé a ainsi pu faire, dans le cadre de cette médiation, l’expérience de l’importance du lien à l’autre comme condition nécessaire de sa propre évolution dans l’activité. Expérience certes spécifique à ce contexte de pratique mais dans lequel application des consignes, découverte de nouveaux pouvoirs d’agir, construction d’un lien privilégié à deux sont venus rencontrer et infléchir les émergences phantasmatiques de sa réalité psychique autour de la question de la dépendance et de ses risques. POUR CONCLURE Dès que l’apprentissage des techniques de sécurité permet aux adolescents, comme à tout pratiquant, de contrôler dans un environnement sécurisé (mur équipé, matériel adapté) le risque objectif lié à la pratique (hauteur-chute), alors les apprentissages techniques vont s’organiser sur la base d’une expérience subjective centrale dans la pratique de cette activité sportive : gérer dans l’action perceptive, motrice et décisionnelle, un risque subjectif en l’absence de risque objectif. L’exigence permanente de sécurité, nécessaire pour maintenir dans le même rapport cette balance des risques, crée la nécessité d’une interaction duelle avec réciprocité des rôles qui, à partir d’une communication verbale, va évoluer vers une véritable relation intersubjective de coopération avec lecture des comportements du partenaire, anticipations, accordages, synchronisation des actions des partenaires et mouvements empathiques. Par ses spécificités, l’escalade est l’occasion de revisiter dans un contexte particulier, où le lien à l’autre est à la fois proche par nécessité et distant (médié Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 168 169 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France par la corde), la qualité ou les fragilités des bases d’attachement, la réorganisation de la conscience de soi, les assises identitaires, la qualité du lien à l’autre, le rapport personnel à sa propre maîtrise ou non-maitrise motrice mais aussi affective et émotionnelle. Ces aspects et leur mobilisation dans les situations d’apprentissage font de la pratique de l’escalade un vecteur potentiel de transformations et de changements à portée thérapeutique. En outre, inscrite dans un dispositif de médiation définissant un cadre qui précise un temps, une fréquence, un lieu, un groupe, un enseignant, des soignants, des modalités d’accueil et de déroulement de l’activité, un temps hebdomadaire de synthèse, la pratique devient un support de co-construction et de co-associativité. Si la pratique stimule la reprise par l’imaginaire des expériences vécues, le cadre incite à la mise mots et stimule la production « d’effets de langage ». Il permet d’assurer en outre le recueil du matériel des séances, l’élaboration et l’émergence de sens au travers de propositions interprétatives. Le matériel privilégié est ici constitué des comportements et actes moteurs, des attitudes, des ressentis et des discours qu’ils suscitent chez l’adolescent. Ce matériel représente l’expression possible, dans l’activité, d’expériences psychiques internes entre angoisse et plaisir, ainsi que d’attitudes et modalités de relations interpersonnelles, elles-mêmes expression de mouvements transférentiels et contre-transférentiels auxquels il faut tenter de donner du sens. Dans ces conditions et ce cadre de pratique, créativité motrice et créativité psychique de l’adolescent évoluent conjointement. RÉFÉRENCES Ainsworth M.D.S. (1989), « Attachments beyond Infancy », American Psychologist, 44 (4): 709-716. Ajuriaguerra J. (1970), Manuel de psychiatrie de l’enfant, Paris, Masson. Anzieu D. (1996), Créer, détruire, Paris, Dunod. Atger F. (2002), « Attachement et adolescence », in Guedeney N., Guedeney A. (dir.) L’attachement. Concepts et applications, Paris, Masson, pp. 127-36. Balint M. (1965), « Early developmental states of the ego-primary object love », in Primary love and psychoanalytic technique, London: Tavistock Publications. Bartholomew K. (1993), « From childhood to adult relationships attachment theory and research », in Duck S. (ed), Understanding relationship processes 2: learning about relationships, Beverly Hills: Sage publications, pp. 30-62. Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Antoine Périer Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Berthoz A. (1997), Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob. Bornstein M., Pêcheux M.G., Lécuyer R. (1988), « Visual habituation in human infants: Development and rearing circumstances », Psychological Research, 50, pp. 130-133. Bowlby J. (1969), L’attachement. Paris, Puf. Cahn R. (1998), L’adolescent dans la psychanalyse, Paris, Puf. Chouvier B. (2004), « Les fonctions médiatrices de l’objet », in Chouvier B (dir.), Les processus psychiques de la médiation, Paris, Dunod, pp. 29-59. Cosnier J., Charavel M. (1998), « Développement théorico-clinique du concept d’épigenèse interactionnelle », Psychiatrie Française, vol. 29, n° 3, pp. 79-87. De Léséleuc E., Raufast L. (2004), « Jeux de vertige : l’escalade et l’alpinisme », Revue française de psychanalyse, vol. 68, n° 1, pp. 233-46. Gary R. (1977), Charge d’âme, Paris, Gallimard. Gesell A., Amatruda S.C. (1945), The Embryology of Behaviour: the Beginnings of the Human Mind, New York, Harper. Tr. fr. 1953, L’embryologie du comportement, Paris, Puf. Gutton P. (1991), Le pubertaire, Paris, Puf. Gutton P. (2010), « Perlaborer dans la cure », Adolescence, n° 74, pp. 747-780. Jeammet P. (2005), « Le passage à l’acte », Imaginaire et Inconscient, n° 16, pp. 57-63. Jeammet P. (2008), Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob. Kaës R. (2004), « Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires », in Chouvier B. (dir.), Les processus psychiques de la médiation, Paris, Dunod, pp. 11-28. Kreisler L., Cramer B. (1981), « Sur les bases cliniques de la psychiatrie du nourrisson », La Psychiatrie de l’enfant, vol. 24, n° 1, pp. 223-263. Lebovici S., Stoléru S. (1983), Le Nourrisson, la mère et le psychanalyste. Des interactions précoces, Paris, Le Centurion. Lécuyer R. (1989), Bébés astronomes, bébés psychologues, Bruxelles, Mardaga. Morhain Y. (2008), « Trajectoire de la destructivité et rupture identitaires à l’adolescence », in Chouvier B., Roussillon R. (dir.), Corps, acte et symbolisation, Bruxelles, de Boeck, pp. 125-145. Neisser U. (1993), The perceived self. Ecological and interpersonal sources of selfknowledge, Cambridge: University Press. Papousek H., Papousek M. (1987), « Intuitive parenting: a dialectical counterpart to the infant’s integrative competence », in Osofsky J. (ed), Handbook of infant development, 2ndedition, New York, Wiley. Pêcheux M.G. (1986), « Activités perceptives et développement cognitif du nourrisson : l’exemple de l’habituation », Bulletin de Psychologie, 375, Tome XXXIV, pp. 363-369. Périer A. (1996), « Sport et handicap : une expérience autour de l’escalade », in Alvin P. (dir.), L’annonce du handicap à l’adolescence. Paris, Vuibert, pp. 11-12. Périer A., De Montclos M.O., Moro M.R. (2012), « Corps, pratique corporelle et adolescence », L’évolution psychiatrique, vol. 77, n° 2, pp. 233-245. Quinidoz D. (1994), Le vertige, entre angoisse et plaisir, Paris, Puf. Raveneau G. (2006), « Prises de risque sportives : représentations et constructions sociales », Ethnologie française, vol. 36, n° 4, pp. 581-590. Rivière J., Lécuyer R. (2002), « Spatial cognition in young children with spinal muscular atrophy », Developmental Neuropsychology, 21, pp. 273-283. Rochat P. (ed.) (1999), Early social cognition: understanding others in the first months of life, Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates. Rochat P. (2003), « Conscience de soi et des autres au début de la vie », Enfance, vol. 55, n° 1, pp. 39-47. Stern D. (1980), The early development of schema of self, of other, and of various experiences of « self with other », Paper presented at the Symptosium on Reflexions on Self Psychology, Boston Psychoanalytic Society and institute, Boston, Mass. Stern D. (1985), The interpersonal world of the infant. A view from psychoanalysis and developmental psychology, NewYork: Basics Books, Inc. Publishers. Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France 170 171 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Sorce J., Emde R.N., Campos J.J., Klinnert M. (1985), « Maternal emotional signalling: Its effect on the visual cliff behavior of 1 year olds », Developmental Psychology, 21, 1, pp. 195-200. Trevarthen C. (1979), « Communication and cooperation in early infancy: A description of primary intersubjectivity », in Bullowa M. (ed.) Before Speech: The Beginning of Human Communication, London: Cambridge Univ. Press, pp. 321-347. Trevarthen C. (2002), « Makingsense of infants making sense », Intellectical (34), pp. 161-188. Tronick E.Z. (1981), « Infant communicative intent », in Stark R.E. (ed) Language behavior in infancy and early childhood, New York: Elsevier, pp. 5-16. Tronick E.Z., Ricks M., Cohn J.F. (1982), « Maternal and infant affective exchange: patterns of adaptation », in Field T., Fogel A. (eds), Emotion and early interaction, London, Hillsdale, NJ, pp. 83-100. Widlöcher D. (2000), « Amour primaire et sexualité infantile : un débat de toujours », in Sexualité et attachement, Paris, Puf, pp. 1-55. Widlöcher D. (1971), « L’économie du plaisir », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 3, pp. 161-75. Zuckerman M. (1990), « The psychophysiology of sensation seeking », Journal of Personality, 58, pp. 313-345. Antoine Périer Maison des Adolescents Hôpital Cochin 97, boulevard de Port Royal 75679 Paris Cedex 14 antoine.perier@cch.aphp.fr Automne 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Se risquer à deux Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - St.Francis Xavier University - - 132.174.255.250 - 03/09/2018 15h45. © Presses Universitaires de France