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doi: http://dx.doi.org/10.6035/Kult-ur.2019.6.12.3
- issn: 2386-5458 - vol. 6, nº12, 2019 - pp. 83-102
ÀGORA
La fondation de Heian-kyô,
ou comment obtenir la paix et
la sûreté dans une
Capitale
The founding of Heian-kyô, or how to obtain peace and safety in a capital city
Eric Fauré
Doshisha University, Kyôto, Japan
eyfaure@yahoo.co.jp
RÉSUMÉ : Dans cet article, nous allons évoquer les traditions qui se sont formées à propos de la fondation de Heian-kyô (Kyôto), capitale du Japon entre
794 et 1868. Nous verrons comment ses fondateurs s’inspirèrent du Fengshui
pour l’édifier et comment ils modifièrent progressivement les principes de
cette science importée de Chine de façon à créer une ville idéale dont le relief
fut, par la suite, considérée comme l’agencement idéal et servit de modèle
à l’agencement des autres villes. Nous verrons enfin comment cette version
japonaise du Fengshui influença lourdement les conceptions architecturales,
les traditions et la vision du monde des anciens Japonais.
Mots clés : Heian-kyô, Fengshui, Empereur Kanmu, Kimon & Quatre Animaux.
—
ABSTRACT: This article evokes the traditions associated with the founding
of Heian-kyô (Kyoto), the capital city of Japan between 794 and 1868. We
examine how its founders used Feng Shui to choose the site for the city and
gradually modified the principles of this science, imported from China, to
create the ideal city. Its layout came to be considered as the ideal city design
and served as a model for other cities. Finally, we describe how this Japanese
version of Feng Shui has impacted heavily on the Japanese conception of
architecture, its traditions and its ways of understanding space.
Keywords: Heian-kyô, Feng Shui, Emperor Kanmu, Kimon and the Four
Celestial Animals.
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ÀGORA
RESUMEN: En este artículo evocaremos las tradiciones formadas en el marco
de la fundación de Keian-kyô (Kyôto), capital de Japón entre el año 794 y el
año 1868. Veremos cómo sus fundadores se inspiraron en el Fengshui para
edificarla y cómo modificaron progresivamente los principios de esta ciencia
importada desde China con el objetivo de crear una ciudad ideal cuyo relieve,
posteriormente, fue considerado una disposición ideal y sirvió de modelo a
otras ciudades. Por último veremos cómo esta versión japonesa del Fengshui
influyó enormemente en las concepciones arquitectónicas, las tradiciones y la
visión del mundo de los antiguos japoneses.
Palabras clave: Heian-kyô, Fengshui, Emperador Kanmu, Kimon y los
Cuatro Animales Celestiales.
—
RESUM: En aquest article evocarem les tradicions que es van formar en el
marc de la fundació de Heian-kyô (Kyôto), capital del Japó entre l’any 794
i l’any 1868. Veurem com els seus fundadors van inspirar-se al Fengshui per
edificar-la i com van modificar progressivament els principis d’aquesta ciència importada de la Xina amb l’objectiu de crear una ciutat ideal el relleu de
la qual seria posteriorment considerat com a una disposició ideal i va servir
de model per a la disposició d’altres ciutats. Veurem finalment com aquesta
versió japonesa del Fengshui va influir enormement a les concepcions arquitectòniques, les tradicions i la visió del món dels antics japonesos.
Paraules clau: Heian-kyô, Fengshui, Emperador Kanmu, Kimon i els Quatre
Animals Celestials.
doi: http://dx.doi.org/10.6035/Kult-ur.2019.6.12.3
- issn: 2386-5458 - vol. 6, nº12, 2019 - pp. 83-102
ÀGORA
Présentation
L
e Fengshui est, dans sa version japonaise, une science de l’habitat qui
affirme qu’une ville construite dans un cadre possédant un certain
nombre de particularités deviendra une forteresse naturelle qui la protègera
des désastres. L’idée selon laquelle la ville de Kyôto fut construite en accord
avec ces principes dispensateurs d’harmonie est mentionnée pour la première
fois dans des ouvrages rédigés aux alentours du douzième siècle. La lecture
de ces ouvrages révèle, d’autre part, que les empereurs qui régnèrent depuis
Kyôto (alors capitale du Japon sous le nom de Heian-kyô) n’eurent de cesse
de renforcer ce dispositif de protection naturelle en faisant procéder à l’édification de temples et de sanctuaires en des points sensibles du compas. Ce
faisant, ils contribuèrent à créer un ensemble de règles qui influencèrent non
seulement les conceptions architecturales mais aussi les croyances et les traditions du pays. Le présent article se propose d’étudier cette version japonaise
du Fengshui et de mettre en évidence quelques-unes de ces contributions à la
culture du Japon.
1. Un cadre naturel en accord avec les principes du Fengshui
Le Shoku Nihongi 続日本紀 (La suite des annales du Japon) est une chronique officielle qui a été rédigée en 796 et qui
retrace l’histoire du Japon entre les années
697 et 791. L’entrée datée du 15e jour du 2e
mois de l’an 1 de l’ère Wado (708) évoque
la fondation de la Capitale de Heijô-kyô 平
城京 (la ville actuelle de Nara) et rapporte
qu’elle a été « établie dans un site en accord
avec les Quatre Animaux » (四禽図に叶
ひ) et que « trois montagnes assurent sa
protection » (三山鎮を作し). Les animaux,
dont il est ici question, sont les symboles et
les gardiens des points cardinaux, à savoir le
Illustration 1 : talisman du
« maître cornu »
Dragon Bleu pour l’est, le Tigre Blanc pour
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l’ouest, le Phénix Rouge pour le sud et la Tortue Noire pour le nord. Ils sont
des principes issus du Fengshui 風水, une science de l’habitat qui est née
en Chine à l’époque des souverains Han (206 avant J.C - 219 après J. C.) et
qui part du principe qu’un lieu protégé contre les vents et alimenté en eau
connaîtra la prospérité ; D’où le nom de Fengshui, « vent et eau. » Cette
entrée du Shoku Nihongi révèle ainsi que cette science était déjà connue au
Japon au 8e siècle et qu’elle fut, semble-t-il, utilisée pour choisir le site de la
capitale de Heijô-kyô.
La célèbre geste guerrière Heike Monogatari 平家物語 (Le dit du Heike,
ca.1250) raconte la lutte que se livrèrent les clans Heike et Genji au 12e
siècle. Un de ses chapitres évoque l’histoire des capitales du Japon. On y
raconte comment l’empereur Kanmu abandonna Heijô-kyô (Nara) en 784, se
fit construire une nouvelle capitale à Nagaoka-kyô 長岡京 (la ville actuelle
de Mukô, ouest du département de Kyôto) puis décida de l’abandonner dix
ans plus tard. Pour ce faire, il envoya le grand conseiller Oguramaru, l’auditeur et contrôleur de la gauche Ki no Kosami et le grand maître Genkei à
la recherche d’un lieu idéal pour établir cette nouvelle capitale. Après avoir
inspecté la région, ces derniers revinrent faire leur rapport et expliquèrent que
le district de Kadono de la province de Yamashiro, là où se trouve aujourd’hui
la ville de Kyôto, convenait parfaitement à l’établissement d’une capitale car
« son relief possédait les particularités des Quatre Dieux, à savoir le Dragon
Bleu à gauche, le Tigre Blanc à droite, le Phénix Rouge devant et la Tortue
Noire derrière (此の地の体を見候うに、左青龍・右白虎・前朱雀・後
玄武、四神相応の地なり。). L’auteur du Heike Monogatari conclut son
évocation en rapportant comment « dans le passé, des empereurs ont construit
des capitales dans diverses provinces du pays mais aucune ne l’a été dans un
site aussi parfait [que celui du district de Kadono] » (尤も帝都を定むるに
足れり).
Le Heike Monogatari est le premier à rapporter que la nouvelle capitale
de l’empereur Kanmu, Heian-kyô 平安京 (Capitale de la paix et de la sûreté),
a été établie dans le canton de Kadono parce que le lieu était en « adéquation
avec les Quatre animaux » (Shijin sôô 四神相応) du Fengshui. Et pour cause,
la chronique officielle qui couvre cette période de l’Histoire du Japon, Nihon
Kôki 日本後紀 (Les chroniques postérieures du Japon, 840), nous est par-
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venue sous une forme incomplète qui, hélas, ne contient pas les passages
relatifs à la fondation de Heian-kyô. On peut toutefois supposer que le site
fut choisi en tenant effectivement compte du Fengshui car, dans les mois qui
suivirent son installation dans la nouvelle capitale, l’empereur Kanmu décréta
que le nom de la région dans laquelle elle se trouvait, Yamashiro, ne serait
plus retranscrit avec les caractères signifiant « province au-delà des montagnes de Nara » (Yamashiro 山背国) mais « province de la forteresse des
montagnes » (Yamashiro 山城国).
Un
ouvrage
rédigé
aux
alentours
du
11e
siècle,
le
Sakuteiki
作庭記
(De
la
création
des
jardins),
contient de nombreuses références au Fengshui. Son auteur y explique, entre
autres, comment, pour être idéal, un jardin doit être en accord avec les principes du Fengshui, à savoir posséder une montagne, une rivière, un chemin et
un étang (山川道澤). Cet ouvrage est le premier à suggérer qu’à partir d’une
certaine époque, les Japonais en vinrent à modifier les règles du Fengshui
chinois et à associer les Quatre Animaux à certains éléments du relief. Au fil
des siècles, de nombreuses théories furent avancées quant à la nature de ces
éléments du relief puis, finalement, l’on en vint à affirmer que la rivière Kamo
鴨川 qui coulait dans l’est de Kyôto symbolisait le Dragon Bleu, que la voie
San-yô-dô 山陰道 qui passait dans l’ouest symbolisait le Tigre Blanc, que
les montagnes Funaoka 船岡山 au nord représentaient la Tortue Noire et que
l’étang Ogura 巨椋池 s’étendant au sud était la demeure du Phénix Rouge.
On ignore la date précise à laquelle fut faite cette association. La plus vieille
référence écrite que nous possédions à ce propos provient d’une version commentée du Shôtoku Taishi Denryaku 聖徳太子伝歴 (Biographie abrégée du
prince Shôtoku) rédigée par le moine Hôkû en l’an trois de l’ère Shôwa (1314).
Cette biographie mentionne le canton de Kadono où le prince Shôtoku serait
venu pour édifier des temples et son auteur ajoute, en guise de commentaire
à propos de cette région, que « la gauche du Dragon Bleu est symbolisée par
une rivière qui coule à l’est, le devant du Phénix Rouge est symbolisée par
un étang au sud, la droite du Tigre Blanc est symbolisée par une grande route
à l’ouest et l’arrière de la Tortue Noire est symbolisée par une montagne. »
Et d’en conclure : « c’est ce que l’on appelle un site protégé par les Quatre
Animaux » (左青竜は東より水南に流るなり。前朱雀は南に池溝ある
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なり。右白虎は西に大道あるなり。後ろ玄武は山岳あるなり。之を
いう、四神具足の地と).
Certes mais il y a un petit problème. Les éléments du relief qui rendent,
paraît-il, le canton de Kadono idéal du point de vue du Fengshui ne se
retrouvent pas dans le relief des environs de la Capitale précédente de Heijô-kyô, pourtant « établie dans un site en accord avec les Quatre Animaux »
si l’on en croit le Shoku Nihongi. Certains spécialistes autoproclamés de la
question se sont livrés à une étrange opération consistant à rechercher dans
le relief de Heijô-kyô les particularités géographiques du Fengshui tels qu’on
les trouve à Heian-kyô. A force de chercher, par exemple, des montagnes au
nord pour symboliser la présence de la Tortue Noire, ils ont fini par en trouver
et en ont déduit que les mêmes principes sitologiques avaient été appliqués
lors de la fondation de Heijô-kyô. Force est de reconnaître que leurs démonstrations ne sont guère convaincantes et ne peuvent en aucun cas permettre
d’en déduire que les architectes de Heijô-kyô en 710 et ceux de Heian-kyô en
794 avaient les mêmes conceptions du Fengshui.
Non, de tout ceci, il paraît plus prudent d’en conclure que les règles du
Fengshui étaient connues à l’époque de la fondation de la Capitale de Heijô-kyô
(Nara) mais que ces règles furent progressivement modifiées après la fondation
de Heian-kyô (Kyôto) et ce, afin de les faire correspondre au relief de cette
nouvelle capitale ! Ceci établi, l’on en vint progressivement à affirmer que le
relief du canton de Kadono constituait le relief idéal du point de vue de ce que
nous appellerons la « version kyôtoïte » du Fengshui. Cette nouvelle interprétation fut évoquée dans un traité sur les jardins au 11e siècle (Sakuteiki) et dans
une chanson de geste au 13e siècle (Heike Monogatari), elle fut ensuite relayée
par les monographies de la ville qui contribuèrent ainsi à sa diffusion au sein
de la population. Citons pour mémoire Kurokawa Michisuke qui y fait allusion
dans l’introduction de son Yôshûfu-shi 雍州府志 (Monographie de Yamashiro)
et Akisato Ritô qui donne les noms des QuatreAnimaux aux chapitres de son Miyako
Meisho Zu.e 都名所図会 (Le guide illustré des lieux célèbres de la Capitale, 1780).
La version kyôtoïte du Fengshui finit tant et si bien par s’imposer que ses
principes furent, dans les siècles qui suivirent, observés lors de l’édification
de châteaux et de villes au prix, parfois, de petits arrangements locaux.
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Avant de conclure sur ce point, il convient toutefois de nuancer notre propos
afin de ne pas donner l’impression que les Japonais d’antan étaient obsédés par le
Fengshui. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de Kyôto, Inoue Mitsuo
estime que l’observation des règles du Fengshui influa sans aucun doute sur
le choix de l’emplacement de la nouvelle capitale mais il pense aussi que la
présence de cours d’eau, si importants pour les transports et l’approvisionnement de la Capitale, et l’existence de villages habités par de puissantes
familles alliées de l’empereur Kanmu furent aussi des éléments décisifs dans
le choix du canton de Kadono.
2. Une ville sans fortifications
Heian-kyô, la Capitale de l’empereur Kanmu fut construite en prenant
modèle sur les capitales chinoises de Chang-an 長安 et de Luoyang 洛陽,
c’est-à-dire qu’elle fut inscrite dans un plan en damier traversé par un réseau
d’avenues se croisant à angle droit. On y trouvait un palais impérial, des
administrations et huit ministères séparés du reste de la capitale par de hauts
murs, des résidences, des habitations et des marchés. Le nom de la ville de
Luoyang (Rakuyô en japonais) servit aussi – et sert toujours à désigner l’intérieur (Rakuchû 洛中 « l’intérieur de Luoyang ») et l’extérieur (Rakugai 洛
外 « l’extérieur de Luoyang ») de la ville de Kyôto.
Cette différence entre l’intérieur et l’extérieur de la ville n’était, toutefois,
pas aussi marquée que ces termes peuvent le suggérer car, même si son plan
avait été inspiré par celui des capitales chinoises, Heian-kyô en différait sur
un point essentiel : à la différence de Chang-an qui était entourée de douves
profondes et de murailles hautes de cinq mètres, elle n’était pas protégée par
un tel réseau de fortifications. Ses limites étaient tout simplement marquées
par les rues qui la bordaient au nord (Ichijô-ôji 一条大路, l’actuelle Ichijô-dôri), à l’est (Nishi Kyôgoku Ôji 西京極大路), au sud (Kujô-ôji 九条大
路, l’actuelle Kujô-dôri) et à l’ouest (Nishi Kyôgoku Ôji 東京極大路). Était
donc considéré comme Capitale l’espace compris entre ces quatre rues.
Ce n’est que beaucoup plus tard que des tentatives d’enfermement et de
délimitation concrète de la Capitale furent entreprises. Ces travaux furent
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conduits à l’initiative de Toyotomi Hideyoshi en 1591 et consistèrent à élever
des douves et des mottes (odoi 御土居) autour de la Capitale et à pratiquer
sept points de passage (nanakuchi 七口) par lesquels les gens devaient passer
pour pouvoir pénétrer à « l’intérieur de la Capitale. » Officiellement, ces
mottes avaient pour vocation de protéger les habitants contre les attaques
d’éventuels ennemis et les débordements de la rivière Kamo mais, très vite, il
s’avéra que ces dispositifs n’étaient pas très efficaces. Aussi, les gens détruisirent progressivement ces mottes tant et si bien que, de nos jours, elles ne
subsistent plus qu’en de rares endroits (neuf pour être précis). Les sept points
de passage finirent eux aussi par disparaître mais la toponymie témoigne
encore de l’existence de certains d’entre eux : Kuramaguchi 鞍馬口 (point
de passage conduisant au Mont Kurama) et Tambaguchi 丹波口 (point de
passage conduisant à la province de Tamba).
Mais n’anticipons pas et revenons à la Capitale à l’époque de l’empereur
Kanmu ! De même que les capitales chinoises qui lui avaient servi de modèle,
Heian-kyô fut dotée d’une porte d’entrée principale. Elle s’appelait Rashômon
羅城門 (littéralement « porte de forteresse ») et consistait en un imposant
portique d’une largeur de 35 mètres et d’une hauteur de 21 mètres à l’étage
duquel était installée une statue de la divinité bouddhique Bishamon. Toutefois, en raison de l’absence de murailles, on pouvait très bien la contourner
et pénétrer sans la moindre difficulté (en toute impunité ?) dans la Capitale.
Rashômon n’avait donc de « porte de forteresse » que le nom. Elle remplissait, par contre, d’autres fonctions. On l’utilisait pour symboliser la
toute-puissance de la cour impériale japonaise et impressionner les ambassadeurs venus de Chine ou de Corée. On s’en servait aussi comme d’un arc
de triomphe pour les troupes rentrant d’une campagne contre les populations
rebelles du nord-est. On y organisait des rituels qui étaient célébrés par des
moines ou des maîtres du yin-yang et qui consistaient à chasser les épidémies
hors de la Capitale. Une cérémonie dite des chemins (Michiae no Matsuri
道饗祭) s’y tenait deux fois l’an, le 6e et le 12e mois, et consistait en un
rituel shinto destiné à intercéder auprès des kamis Yachimatahiko 八衢比古
神, Yachimatahime 八衢比売神 et Kunado 那斗神 pour leur demander de
chasser les épidémies, les monstres et les démons oni. Une autre cérémonie
dites des « Quatre coins et quatre frontières » (Shikaku Shikyô Sai 四角四境
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祭) y était aussi célébrée par des maîtres du yin-yang et avait pareillement
pour but de chasser ou d’éloigner les épidémies. Ces quelques exemples
révèlent qu’à défaut de marquer concrètement la limite entre la Capitale et le
monde extérieur, la porte Rashômon représentait un seuil symbolique depuis
lequel les préposés au culte chassaient les épidémies et les démons. Il en allait
de même pour les rues servant à délimiter les contours de la Capitale. Elles
marquaient une frontière plus symbolique que concrète car elles pouvaient
aisément être franchies.
La fonction de limite symbolique jouée par la porte Rashômon et les rues
limitrophes de Heian-kyô est illustrée de manière éloquente par des histoires
citées dans d’anciens recueils d’anecdotes tels que le Konjaku Monogatari
今昔物語 (Histoires qui sont maintenant du passé). Ces histoires parlent
de démons oni qui rôdent voire vivent à l’étage de la porte Rashômon.
Elles évoquent aussi une sarabande nocturne de cent monstres qui, certains
soirs, défilent significativement le long de cette rue qui porte aujourd’hui le nom
d’Ichijô-dôri et qui correspondait jadis à la limite nord de la Capitale Heian-kyô.
Autrement dit, les monstres et autres créatures surnaturelles de tout poil se
manifestent aux portes de la Capitale ou à ses frontières mais très rarement à
l’intérieur. A croire qu’ils ont conscience du fait qu’il y a une frontière à ne
pas franchir.
La nature des rituels qui étaient célébrés devant la porte Rashômon
ainsi que les histoires auxquelles elle sert de cadre constituent un premier
indice quant aux raisons pour lesquelles les capitales japonaises n’étaient pas
entourées de remparts et de douves : les Japonais d’antan redoutaient des
ennemis que même les plus hautes murailles n’auraient, de toute façon, pas
permis d’arrêter. L’autre raison vient tout simplement du fait qu’à la différence des Chinois, les anciens Japonais ne vivaient pas dans la crainte permanente d’une invasion barbare. Il y avait, certes, des peuplades rebelles dans le
nord-est du pays mais, à aucun moment de leur histoire, ces peuplades n’ont
constitué une menace directe pour la sécurité de la Capitale.
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3. Une ligne de défense d’un genre un peu particulier
Les anciens Japonais voulaient donc protéger leurs capitales contre les
épidémies et les monstres. Pour ce faire, ils édifièrent des temples et des sanctuaires tout autour de la Capitale, placèrent des religieux à leur tête et les
chargèrent, par la récitation de prières et la tenue de rituels plus ou moins ésotériques, d’assurer la protection de la Capitale. Les vieilles monographies de
Kyôto ne manquent pas de présenter tous ces édifices et de citer les traditions
locales qui affirment qu’ils ont été construits par l’empereur Kanmu afin d’assurer la protection de la Capitale. L’authenticité des histoires revendiquées
par ces lieux est aujourd’hui impossible à confirmer mais la chose n’est pas
vraiment importante pour le sujet qui nous intéresse. Ces édifices existent et
constituent la preuve que l’empereur Kanmu et ses successeurs croyaient en
l’efficacité de cette méthode et que, des siècles durant, ils n’eurent de cesse
de consolider cette ligne de défense de la Capitale. Afin de mieux comprendre
les particularités de ces édifices, voyons la façon dont ils sont présentés dans
les vieilles monographies de Kyôto :
Suiundô
Koshôshi
rapporte
dans
sa
monographie
intitulée
Kyô
Habutae-oridome
京羽二重織留
(Le
métier
à
tisser
de
la
soie
Habotai
de
la
Capitale,
1689)
comment « l’on raconte qu’au moment du déplacement de la Capitale, l’empereur Kanmu fit procéder à l’enfouissement de trois exemplaires du Soutra
du lotus sous quatre entrepôts de pierres situés autour de sa Capitale pour
en assurer la protection » (四方岩倉:傳云桓武天皇遷都の日王城の四方
に勝地をえらみ法花経を納三寶の庫蔵とし京城鎮護とするもなり。).
Ces entrepôts de pierre (iwakura), des antiques autels shintos, ont survécu
aux épreuves du temps. Celui du nord a, de plus, été transformé en sanctuaire
sous le nom de Yamazumi Jinja 山住神社 et a donné son nom au quartier où
il se trouve : Iwakura.
Suiundô Koshôshi rapporte d’autre part comment « l’on raconte que,
jadis, on construisit quatre sanctuaires autour de Heian-kyô, les consacra aux
Grands Généraux et en fit des lieux chargés de la protection de la Capitale »
(四方大将軍社:傳云いにしへ平安城の四方に大将軍の社をたて々帝
都の鎮護とす。). Ces Grands Généraux sont de redoutables divinités issus
du taoïsme qui, tous les trois ans, occupent un point différent du compas
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et dont la présence peut être source de malheurs si l’on entreprend une
construction ou un déplacement dans une direction tombée sous leur contrôle.
Au 19e siècle, ces quatre édifices ont été transformés en sanctuaires sous le
nom de Daishôgun Hachi Jinja 大将軍八神社 (Sanctuaire des Huit Grands
Généraux). Ils existent toujours et les gens ont, aujourd’hui encore, coutume
de s’y rendre en pèlerinage avant de partir en voyage, faire construire une
maison ou ouvrir un commerce…
Akisato Ritô raconte, quant à lui, dans son Miyako Meisho Zu.e Shûi 都名
所図会拾遺 (La suite au guide illustré des lieux célèbres de la Capitale, 1786)
comment, « après la fondation de Heian-kyô, l’empereur Kanmu assura la
protection de la capitale en rassemblant les dieux d’Ise, Iwashimizu, Kamo,
Matsuno, Hirano, Inari et Kasuga dans un même sanctuaire qui, puisqu’il fut
érigé au sud de sa capitale, reçut le nom de Jônangû 城南宮 (Sanctuaire au
sud de la forteresse) » (其後桓武天皇平安城開闢の時、鎮護の為伊勢、
石清水、加茂、松尾、平野、稲荷、春日の七社併せて、王城の南方
なれば城南神となづけ).
Kurokawa Michisuke explique dans son Yôshûfu-shi 雍州府志 (Mono-
graphie de Yamashiro) comment l’empereur Kanmu aussi fit procéder à
l’installation d’une statue de la divinité protectrice du nord Bishamon dans
la galerie de la porte Rashômon. Après l’effondrement de la porte dans le
courant du 10e siècle, la statue fut confiée à la garde des moines du temple
voisin Tôji où elle se trouve encore de nos jours.
On pourrait encore citer de nombreux autres lieux revendiquant l’honneur
(parfois confirmé par des documents avérés) d’avoir été construits afin
d’assurer la protection de la Capitale mais ces quelques exemples suffisent
amplement pour comprendre que des édifices préexistants furent transformés en des lieux voués à la protection de la Capitale et que d’autres
furent construits et voués aussi bien au culte des divinités autochtones (les
kamis) qu’à des divinités issues du bouddhisme ou du taoïsme. Ces quelques
exemples en disent long sur le désespoir des empereurs qui essayèrent, par
tous les moyens possibles et imaginables, de protéger la Capitale contre les
influences néfastes. Cette fièvre de constructions ainsi que leur régularité au
fil des siècles furent d’autant plus encouragées que la concentration sans précédent de la population décuplait le nombre des victimes des séismes et des
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épidémies et donnait l’impression que Heian-kyô était attaquée par quelque
influence maléfique. Elles furent aussi encouragées par une croyance qui se
développa à cette époque et qui consista à attribuer les malheurs de l’empire
à la malédiction de défunts mécontents.
Parmi les édifices religieux chargés de la protection de la Capitale, il
convient d’en évoquer tout particulièrement deux, le temple Tôji 東寺
(Temple de l’est) édifié à l’entrée de la Capitale et confié à Kûkai 空海 (774835) et le monastère Enryakuji 延暦寺 édifié au sommet du Mont Hiei 比叡
山 et confié à Saichô 最澄 (767-822). Tôji signifie littéralement « Temple de
l’est » Il doit son surnom au fait qu’il se trouve à droite (à l’est) de la porte
Rashômon. Son nom officiel est Kyôôgokokuji 教王護国寺 (Temple de la
protection du pays par le roi des doctrines), ce qui en dit long sur les espoirs
placés dans les pouvoirs de ses moines pour assurer la défense de la Capitale.
Le second édifice fut édifié au sommet du Mont Hiei, une montagne située
dans l’angle nord-est de la Capitale. Jien 慈円 (1155-1226), 62e supérieur du
lieu, a écrit un poème dans lequel il évoque de la manière que voici le rôle de
son monastère : « on dit que ma montagne, située dans la direction bœuf-tigre
[le nord-est] de la Capitale Fleurie, obstrue la porte par laquelle surgissent
les démons » (わが山ははなの都の丑寅に鬼いる門をふさぐとぞきく)
. La « porte des démons » (kimon 鬼門) désigne le nord-est, un point du compas
que l’on appelait en ce temps-là « direction du bœuf et du tigre » (ushi-tora
丑寅). L’association de cette direction à la porte d’entrée des démons (comprendre « les influences susceptibles de bouleverser l’harmonie d’un lieu »)
est très ancienne. Elle est mentionnée pour la première fois dans un traité de
géographie chinois rédigé au 3e siècle avant notre ère, le Shan Hai Jing 山海
経 (Le livre des monts et des mers). Le texte nous est parvenu sous forme
de citation dans un recueil de pensées du philosophe Wang Chong 王充 (27100) intitulé Lun Heng 論衡 (Essais critiques). Il y est écrit : « le Shan Hai
Jing explique qu’un pays peuplé de monstres se trouve au nord de la Chine.
Cela veut dire que c’est un pays dont les habitants sont des créatures monstrueuses. Le Shan Hai Jing explique aussi qu’une montagne appelée Dusu se
trouve dans la mer à l’est de la Chine et qu’un énorme pêcher se dresse à son
sommet. Les branches de ce pêcher s’étendent sur 3000 li, elles s’entremêlent
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et, au nord-est de la Chine, elles forment une voûte qui est appelée ‘porte des
démons’. Les habitants du pays des démons vont et viennent par cette porte. »
Le concept de porte des démons est donc chinois mais, de même que pour
le Fengshui, les anciens Japonais l’intégrèrent et l’adoptèrent à leur propre
sensibilité. Ils en vinrent à croire que c’était de ce point du compas que surgissaient les influences néfastes et que, puisque les dénominations des points du
compas servaient aussi à désigner les heures, ils estimèrent que les influences
néfastes étaient les plus virulentes à l’heure Bœuf-Tigre soit deux heures
du matin. Avec le temps, ils mêlèrent ces concepts à des éléments issus du
bouddhisme (en particulier sa représentation des geôliers des enfers) et visualisèrent ces influences néfastes sous l’apparence de monstres au front percé de
cornes de bœuf et à la taille ceinte d’un pagne en peau de tigre. Pour écrire le
nom de ces créatures, ils empruntèrent le caractère chinois signifiant « âme de
défunt » et, pour le prononcer, ils utilisèrent la lecture chinoise du caractère
signifiant « caché, dissimulé » (onu) ; Ainsi naquit le yokai appelé oni 鬼…
C’est donc face à de telles créatures que les moines du monastère Enryakuji
devaient protéger la Capitale. Un épisode fort célèbre de l’histoire de Ryôgen
良源 (912-985), 18e supérieur du monastère Enryakuji, s’en fait l’écho. Cet
épisode raconte en effet comment Ryôgen chassa le démon des épidémies
en se métamorphosant en un monstre cornu encore plus effrayant que son
agresseur. Par la suite, nous dit-on, cette apparence monstrueuse de Ryôgen
fut reproduite sur des talismans et distribuée aux habitants de la Capitale afin
de les protéger des épidémies. La coutume s’est maintenue et, de nos jours
encore, on peut voir des talismans dits du « maître cornu » (Tsuno-taishi 角
大師), sur les façades des maisons de Kyôto (illustration 1).
Si l’on en croit la tradition, l’empereur Kanmu choisit le canton de
Kadono pour construire sa capitale non seulement parce qu’il possédait les
éléments du relief symbolisant les Quatre Animaux mais aussi parce que l’on
y trouvait une montagne dans l’angle nord-est (le Mont Hiei) qui obstruait
idéalement « la porte des démons. » Pour renforcer cet obstacle naturel, il
y fit construire le monastère Enryakuji au sommet et le disposa, dit-on, de
telle façon que le sanctuaire Hiyoshi Taisha 日吉大社 tout proche se trouve
dans son angle nord-est et puisse ainsi assurer la protection de sa « Porte des
démons. » Hiyoshi Taisha est un sanctuaire voué au culte du dieu du Mont
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Hiei qui s’appelle Oyamakui et qui a le singe pour messager. Ainsi donc,
le sanctuaire Hiyoshi Taisha protège la « porte des démons » du monastère
Enryakuji qui protège lui-même celle de la capitale. Les historiens font, de
plus, remarquer que, si l’on trace une ligne entre le sanctuaire Hiyoshi Taisha
et l’actuel palais impérial de Kyôto, on remarquera l’existence d’une « kimon
line » sur laquelle se trouvent des dispositifs et des lieux en charge de la protection de la porte des démons.
A une extrémité de cette ligne, nous avons donc le sanctuaire Hiyoshi
Taisha dont le portique principal est décoré de statues de singes et qui
assure la protection du monastère Enryakuji. La chose est, entre autres,
rapportée par Akisato Ritô qui, dans sa monographie Miyako Meisho Zu.e
都名所図会 (Le guide illustré des lieux célèbres de la Capitale, 1780),
explique que « le sanctuaire Hiyoshi Taisha est voué au culte du dieu qui
protège le [monastère du] Mont Hiei » (日吉山王社は比叡山の守護神
なり). Si l’on continue à suivre cette ligne en direction du palais impérial,
on trouve successivement la tombe du supérieur Ryôgen (Ganzan Taishi
Byô 元三大師廟) et le monastère Enryakuji à propos duquel Akisato Ritô
précise qu’« il est aussi appelé Mont du Tigre-Bœuf parce qu’il se trouve
dans la porte des démons de la Capitale » (王城鬼門に当れば艮峯とも
号す). Viennent ensuite le temple Sekizanzen-in 赤山禅院, le sanctuaire
Sai no Yashiro 幸神社 et l’angle nord-est du palais impérial qui est connu
sous le nom de Saru-ga-stuji 猿ヶ辻 ou « intersection du singe. » Ces trois
derniers lieux présentent la particularité d’avoir, sur ou sous leur toit, une
statue qui représente un singe armé d’une de ces cannes gohei terminée de
bandes de papier blanc que les prêtres shintos utilisent lors des rituels de
purification. Usui Kosaburô, l’auteur d’une volumineuse monographie intitulée Kyôto Bômokushi 京都坊目誌 (Chronique de la ville de Kyôto, 1916),
présente la statue du singe installée sous l’avant-toit du mur d’enceinte du
palais impérial et explique comment « l’on raconte qu’elle a été installée en
ce lieu pour assurer la protection de la porte des démons » (鬼門をは除する
の意なりと).
De telles statues furent installées en ces lieux dans l’espoir que le singe,
le messager du dieu Oyamakui, protège le nord-est de la même manière qu’il
le faisait pour le Mont Hiei et son monastère. Elles furent aussi installées
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en ces lieux sous l’influence des vieilles croyances japonaises à propos du
pouvoir d’évocation des mots. Singe se dit en effet saru 猿 en japonais et rime
idéalement avec le verbe signifiant s’éloigner (saru 去る).1 Autrement dit, si
on installe un singe dans l’angle nord-est d’un lieu, les influences néfastes
s’éloignent ! A défaut de vrai singe, on peut installer un substitut, à savoir une
statue confectionnée à son image. Il s’agit, là aussi, d’une idée très ancienne
que l’on retrouve mentionnée dans le traité sur les jardins Sakuteiki où son
auteur explique que, si un lieu ne possède pas les éléments du relief symbolisant les Quatre Animaux, on peut très bien les remplacer par des substituts,
en l’occurrence certaines variétés d’arbres. Les Japonais s’en souvinrent et,
lorsque le concept de « porte de démons » se diffusa au sein de la population
et que les gens éprouvèrent, eux aussi, le besoin de se protéger des influences
néfastes, ils installèrent parfois des statues de singe dans l’angle nord-est de
leur maison mais aussi des pierres dressées qui représentaient le Mont Hiei
ou des nandines domestiques car le nom japonais de cet arbuste (nanten 南
天) rimait idéalement avec l’expression signifiant « les ennuis disparaissent »
(nanten 難転). Même si elle a tendance à se perdre, la coutume est encore très
observée à Kyôto.
Illustration 2 : singe ( Sai no Yashiro)
1.
Inaoue Yoritoshi, Kyôto Minzokushi 京都民俗志 (Monographie ethnographique de
Kyôto). Etude du folklore de Kyôto par thèmes (coutumes, puits, pierres, plantes et
animaux) publiée aux éditions Okashoin Tokyo en 1933. Toyobunko, Heibonsha,
Tôkyô, 1968, pp. 191-192 & Kyôto Shimbun-Sha, Kyôto Densetsu Sampo 京都・
伝説散歩 (Promenade dans les légendes de Kyôto), Kawade Shobô Shinsha, Kyôto,
1971, pp. 98-99.
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Une dernière méthode pour protéger la « porte des démons » consiste à
considérer que, puisque les influences néfastes surgissent de l’angle nord-est,
il ne faut pas construire d’angle nord-est ! On peut voir le résultat de cette
manière de penser dans le coin nord-est des vieilles maisons et du mur d’enceinte du palais impérial. Ils sont construits de façon à ne pas avoir d’angle
nord-est proéminent et permettent ainsi d’empêcher les influences néfastes de
s’immiscer dans ces lieux.
Avant de terminer notre évocation de l’agencement de Heian-kyô, il nous
faut évoquer un dernier lieu qui paracheva le système de défense mis en place
par l’empereur Kanmu. Ce dernier lieu consiste en un tumulus qui se dresse
au sommet du Mont Kachô, dans l’est de Kyôto, et porte le nom de « Tertre du
Général » (Shôgun-zuka 将軍塚). Laissons à Suiundô Koshôshi2 le soin de
nous le présenter : « on raconte que le tertre du général se dresse au sommet
du Mont Maruyama de la chaîne de montagne Higashiyama. Lorsqu’il abandonna Heijô-kyô, l’empereur Kanmu fabriqua une statue d’argile de huit
shakus, il la revêtit d’une armure et d’un casque, il lui fit porter un arc et des
flèches, il l’enterra au sommet de cette montagne, il la tourna en direction de
la Capitale puis il la chargea de la protection de la Capitale. C’est la raison
pour laquelle à chaque fois que des bouleversements sont sur le point de se
produire dans l’empire, le tertre gronde systématiquement avant qu’ils n’arrivent et les annonce ainsi à l’avance (将軍塚、東山圓山の頂にあり
相傳ふ。桓武天皇都を平安城にうつさせ給ふ時に長八尺の土偶人を
造り甲胃を着せ弓矢をもたしめ帝都にむかはし此山上にうづめ王城
の鎮護となし給ふ也此故に後世にいたりて天下もし變あらんとする
時は此山かならず鳴動し前表を告と云). Certaines traditions affirment
que la statue fut réalisée à l’image de Sakanoue no Tamarumaro, un général
de l’époque de l’empereur Kanmu qui se rendit célèbre en matant les populations rebelles du nord-est du pays et fut, pour cette raison, considéré comme
une incarnation terrestre de la divinité Bishamon. Quoiqu’il en soit, le Tertre
du Général remplit son office durant des siècles (les exemples de grondements à la veille de quelque catastrophe abondent) et se tut, semble-t-il, définitivement lorsque la Capitale fut déplacée à Edo en 1868. Le nouveau siège
2.
Suiundô Koshôshi, Kyô Habutae-oridome, op. cit., p. 327.
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du pouvoir fut alors renommé Tôkyô (Capitale de l’est) et réaménagé en vertu
de principes du Fengshui qui avaient été développés à Kyôto.
Illustration 3 : Angle nord-est du Palai Imperial
Dans cet article, nous avons rappelé comment la science du Fengshui
consistait à choisir le site d’une capitale en fonction d’un certain nombre de
particularités géographiques. Les Japonais adoptèrent le Fengshui et l’utilisèrent à leur tour pour choisir l’emplacement de leurs capitales. Au fil du
temps, ils modifièrent les règles du Fengshui de façon à les faire correspondre
au relief de Heian-kyô (Kyôto) et, tout comme le révèle le Heike Monogatari,
à considérer ce relief comme idéal du point de vue de cette science. La mise
en pratique des règles du Fengshui promettait d’apporter la paix et la sûreté à
un lieu en le transformant en une « forteresse naturelle » mais les Japonais ne
s’en contentèrent pas et, à défaut d’élever de hautes murailles autour de leurs
capitales, ils les entourèrent d’un étroit réseau de temples et de sanctuaires
dont les religieux placés à leur tête avaient pour mission de repousser les
épidémies et les créatures surnaturelles. Cette version japonaise du Fengshui
influença, par la suite, l’agencement des villes à l’occasion de leur reconstruction (Ôsaka) ou de leur transformation en capitale (Tôkyô). Les Japonais
élaborèrent d’autre part des règles de remplacement des éléments du relief
requis par le Fengshui et imaginèrent toutes sortes de substituts que l’on
peut, aujourd’hui encore, voir sur les façades des maisons de Kyôto. Et qu’en
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est-il aujourd’hui de Kyôto ? Demeure-t-elle cette ville idéale du point de
vue du Fengshui ? La réponse est malheureusement non car elle s’est étendue
au-delà des formations naturelles symbolisant les Quatre Animaux mais aussi
parce que l’étang du sud représentant le Phénix Rouge a été comblé durant la
Seconde Guerre Mondiale afin de faire des champs. Kyôto n’est donc plus la
forteresse naturelle qu’elle s’enorgueillit d’être durant des siècles.
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