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Connaissance et institutions académiques: éclairages sur l'avenir de l'économie en france

2007, RePEc: Research Papers in Economics

Connaissance et institutions académiques Éclairages sur l’avenir de l’économie en France 1Jean-Luc Gaffard* Des changements importants dans l’environnement – un choc démographique couplé avec l’irruption de ce qu’on appelle l’économie de la connaissance – ont profondément perturbé l’organisation de la recherche et de l’enseignement universitaires. Des changements dans le comportement des étudiants comme les changements intervenus dans la demande de travail créent un nouveau défi que les disciplines de base comme l’économie ont à relever. Ce qui est essentiellement en jeu, c’est l’articulation entre recherche et enseignement. Alors que la nécessaire adoption d’une attitude professionnelle pourrait conduire à une profonde séparation entre ces deux dimensions de la mission des universités, nous développons l’idée que le principe, qui était au cœur de la réforme Humboldt au début du XIXe siècle en Allemagne, est plus que jamais d’un grand intérêt. La recherche est l’ingrédient nécessaire d’un enseignement efficace, de même que l’enseignement constitue un moyen de mettre en lumière certains des thèmes intéressants des programmes de recherche. Dès lors, un département d’économie devrait exister dans un nombre suffisant d’universités engagées dans une concurrence équitable qui permettrait de produire une meilleure recherche et donner des cours bien adaptés. Il apparaît, néanmoins, que cette organisation ne verra le jour que si une réforme globale de l’architecture institutionnelle est engagée. KNOWKEDGE AND ACADEMIC INSTITUTIONS: SOME INSIGHTS ABOUT THE FUTURE OF ECONOMICS IN FRANCE Significant changes in the environment – a demographic shock coupled with the emergence of the so-called knowledge economy – dramatically disturb the organisation of both university research and teaching. Changes in the behaviour of students as well as in the demand for labour create a new challenge that fundamental disciplines, such as economics, have to take-up. The main issue at stake is that of the articulation between research and teaching. While the necessary adoption of a professional conduct might lead to a strong divide between these two dimensions of the mission of universities, we argue that the principle, which was at the core of the Humboldt reform at the beginning of the nineteenth century in Germany, is more than ever of a great interest. Research activity is the necessary ingredient of an efficient teaching. Similarly, teaching is a means to highlight * Université de Nice Sophia Antipolis, Institut Universitaire de France et OFCE. Courriel : jeanluc.gaffard@ofce.sciences-po.fr Cet article fait suite à un séminaire réunissant des économistes de divers horizons sur le thème La science économique en question : réflexions sur le devenir de la recherche, de la formation et de la culture scientifique, qui s’est tenu à la Fondation des Treilles du 23 au 26 février 2007. Il a bénéficié des remarques de Bernard Belloc, Rodolphe Dos Santos Ferreira, Pascal Petit, Jean-Paul Pollin et Michel Rainelli. Les opinions émises dans cet article restent évidemment de ma seule responsabilité. 1095 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique some of the interesting themes in the research agenda. Therefore, a department of economics should be organised in a sufficient number of universities involved in a fair competition that would allow producing a better research and well suited lectures. Nevertheless, it appears that a global reform of the institutional framework is central to the emergence of this organisation. Classification JEL : A1, A2 INTRODUCTION L’économie en tant que discipline scientifique a connu une profonde transformation au cours des cinquante dernières années, essentiellement caractérisée par un progrès manifeste des techniques de modélisation et de l’économétrie, ainsi que par une capacité accrue à traiter de questions complexes, au niveau global comme au niveau individuel, notamment grâce à une meilleure appréhension des propriétés de l’information à la base du comportement des agents économiques et des modes de relation entre ces agents. Plus récemment, en dépit de ces progrès, la discipline a connu une réelle désaffection de la part des étudiants à l’image de ce qui se produit dans le domaine des sciences dites dures, notamment au bénéfice des disciplines de gestion, sans doute en raison d’un certain détachement vis-à-vis de certaines questions présentes dans le débat public. Cette double évolution pose, à l’évidence, le problème de la place et du rôle des études d’économie, particulièrement dans le contexte français marqué par une réelle faiblesse de la culture économique y compris dans les sphères dirigeantes. Au fond, il s’agit de savoir si la connaissance approfondie des mécanismes économiques doit être réservée à une petite élite dont la tâche est de faire avancer les connaissances tout en conseillant les princes qui nous gouvernent, ou si elle doit irriguer largement la formation universitaire des futurs cadres de l’administration publique et des entreprises. Cette question posée à propos de l’économie vaut tout autant pour la physique, la chimie, ou la biologie dès lors qu’il s’agit de savoir si les ingénieurs doivent ou non bénéficier d’une culture scientifique acquise grâce à une formation à la recherche et par la recherche. La réponse peut paraître évidente dans une économie que l’on dit fondée sur la connaissance : elle ne l’est pas si l’on s’en réfère à l’expérience. La formation à l’analyse économique semble déconnectée de la maîtrise des pratiques de gestion privée ou d’administration publique alors même qu’elle devrait en constituer le fondement. La thèse de doctorat ne constitue toujours pas, en France, le diplôme de référence des responsables de haut niveau. Poser ainsi la question du rôle et de la place de l’économie dans la formation des étudiants, c’est s’interroger plus largement sur le rapport qu’entretiennent, d’une part, l’enseignement supérieur et la recherche, d’autre part, la formation fondamentale et l’acquisition d’un métier. Par suite, c’est s’interroger sur l’organisation à même d’assurer les missions normalement dévolues aux universités ainsi que sur les fonctions des universitaires. Ces interrogations relèvent à la fois de l’analyse de la croissance et de celle des institutions, c’est-à-dire d’une certaine manière de la réflexion relevant de l’analyse économique elle-même. 1096 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard Les universités sont très anciennes en Europe : Bologne a été créée en 1190, Oxford en 1214 et La Sorbonne en 1215. Elles ont subi une crise majeure au XVIIIe siècle au point que nombre d’entre elles ont quasiment disparu en même temps que les effectifs s’effondraient. Le discrédit est venu de la sclérose d’établissements dans l’incapacité de répondre aux besoins d’une formation professionnelle exigée par les changements de l’économie. La réponse pertinente à la crise est venue d’Allemagne et de la refondation inspirée par Humbolt. « Le coup de génie de Humboldt aura en fait été de comprendre, mieux que ce ne fut le cas en France, que l’éclatement entre recherche utile et recherche pure eût correspondu à un désastre – non seulement pour l’institution universitaire qui, amputée sur ses deux flancs, fut devenue un corps vide, mais pour la recherche et la science elles-mêmes, à travers la double menace d’une théorie coupée de toute perspective pratique et d’une pratique coupée de toute réflexion théorique » (Renaut [2002], p. 48). Le modèle de la nouvelle université – que la France n’a jamais réellement adopté – s’est, toutefois, trouvé singulièrement remis en cause par le choc que constitue la massification des effectifs d’étudiants et d’enseignants, qui intervient dans les années 1960 et se prolonge jusque dans les années 1990. Cette massification s’est faite en deux vagues : au milieu des années 1960 avec l’arrivée des classes d’âge du baby boom, mécanique, arithmétique, sans changement notable de la proportion des jeunes d’une classe d’âge continuant leurs études après le baccalauréat, puis au milieu des années 1980, avec deux phénomènes, l’augmentation massive de la part des jeunes continuant des études, conjuguée avec l’écho démographique des enfants du baby boom d’après-guerre. Elle va de pair avec une transformation profonde du salariat et la montée des catégories de cadres et de techniciens. C’est, d’ailleurs, dans ce contexte qu’un enseignement supérieur court en principe destiné à former des techniciens s’est développé. En fait, le choc enregistré n’est pas seulement de nature démographique et comportementale. Il s’inscrit dans une transformation profonde de l’économie fondée, sans cesse davantage depuis les années 1970, sur la connaissance et l’innovation (Howitt [2000]). Cette économie implique d’augmenter le taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur, de hiérarchiser les fonctions de l’enseignement supérieur entre formations courtes et longues, d’intensifier l’activité de recherche aussi bien publique que privée, de mixer étroitement science et technologie. Certes, la relation entre recherche et économie existe depuis l’aube de la révolution industrielle. Ce qui est nouveau, c’est l’accélération du rythme des inventions scientifiques et de leur transformation en innovation industrielle dans des domaines aussi variés que l’électronique, l’informatique, les télécommunications, la biologie ou la physique et la chimie des matériaux. Il s’ensuit que l’investissement systématique en R&D au sens large en vue d’accroître les capacités de renouvellement des produits et des méthodes de production devient la source de la croissance et du bien-être, de même que l’investissement dans l’éducation. On pourrait, certes, penser que le choc démographique suggère une séparation entre enseignement et recherche alors que le choc technologique en suggère le rapprochement. En fait, l’un et l’autre contribuent à la croissance, mais à la condition d’être coordonnés, en l’occurrence à condition que le nombre croissant d’étudiants puisse bénéficier de la formation adéquate, que l’accumulation de capital humain soit complémentaire de l’accumulation de capital physique, ce qui, comme nous le soulignerons, implique une réelle articulation entre l’enseignement et la recherche aux différents niveaux du cursus universitaire. 1097 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique Chaque pays a dû faire face à ce double choc. Il l’a fait avec plus ou moins de bonheur suivant les conditions historiques dans lesquelles il s’est trouvé et les institutions dont il a hérité. Le système universitaire américain est apparu comme très performant, pour des raisons historiques et institutionnelles. Les deux guerres mondiales ont inversé les avantages comparatifs entre les deux côtés de l’Atlantique. L’Europe s’est trouvée confrontée à des saignées démographiques, des pertes de naissance et une migration massive de ses plus grands savants vers les États-Unis. Les États-Unis ont accédé à des innovations technologiques majeures nées des besoins militaires qui ont notablement renforcé les habitudes de partenariat entre universités et industrie. Les structures institutionnelles en place ont, alors, permis aux universités américaines de tirer parti de cette situation particulière, de cumuler tous les avantages et de se retrouver en position de quasi-monopole en termes de réputation et d’attractivité, tant sur le plan de la formation que de la recherche. Aujourd’hui, ces universités, plus nombreuses que par le passé et diversifiées, produisent une recherche de très haut niveau, irriguent le développement technologique et industriel, et assurent un taux de scolarisation dans tous les cycles de l’enseignement supérieur élevé et conforme aux attentes de l’économie et de la société. La France a certes engagé une réforme en 1968 avec la loi Faure créant des universités qui se sont substituées à l’organisation en facultés placées sous la tutelle des recteurs. Cette réforme institutionnelle a permis des avancées réelles, notamment en économie qui s’est dégagée de la tutelle du droit et a comblé une partie de son retard au sein de la communauté scientifique internationale. Mais le dualisme entre universités et grandes écoles a perduré sinon même s’est aggravé en même temps qu’était maintenue la centralisation de la gestion des moyens. Plus grave, deux lois ont eu des effets dévastateurs. La loi Chevènement de 1983, en accordant le statut de fonctionnaire à tous les chercheurs et en érigeant les organismes de recherche en institutions paradoxalement plus autonomes que les universités, a ôté beaucoup de souplesse à la politique scientifique de ces établissements. La loi Savary de 1984, en institutionnalisant un système complexe de gouvernance des universités, faisant droit aux groupes locaux de pression, a gravement affecté leur capacité de se doter de directions cohérentes et de privilégier des programmes ambitieux et novateurs d’enseignement et de recherche. La situation ainsi créée est, aujourd’hui, particulièrement critique. Les meilleurs étudiants font rarement de la recherche, corrélativement les étudiants qui s’engagent dans des études doctorales ne sont pas nécessairement ceux qui sont les plus aptes à faire de la recherche. Du coup, le diplôme de docteur n’est toujours pas reconnu à sa juste place dans les professions autres que celles de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les étudiants qui pourraient faire de bonnes études techniques (courtes) en sont écartés et échouent dans les études universitaires générales pour lesquelles ils n’ont pas les capacités requises, ni la moindre motivation par ailleurs, ce qui est au moins aussi grave1. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les établissements français soient 1. Dans une économie marquée par un chômage de masse, les bons étudiants sont conduits à opter pour des filières courtes mais sélectives et assurant un bon signalement sur le marché du travail. Par voie de conséquence, les étudiants issus des filières techniques et professionnelles des lycées sont rejetés vers les filières longues dont ils contribuent à la déqualification. 1098 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard si mal situés dans les classements mondiaux. Ce résultat n’a en effet rien à voir avec de prétendus biais introduits dans ces classements du fait qu’ils seraient calés sur les règles du système anglo-saxon, lesquelles ne sont rien d’autre que celles de l’excellence scientifique (Belloc [2006]). Il ne saurait être résolu en jouant sur des effets de taille et en imposant la fusion des établissements. Il traduit, très prosaïquement, une profonde inefficacité des institutions, de la manière dont elles sont gouvernées et évaluées. La crise perçue dans certaines disciplines dont l’économie est, pour une large partie, le reflet de cette inefficacité. L’enjeu social et économique réside dans la professionnalisation de l’activité universitaire, qu’il s’agisse de professionnalisation des études ou de professionnalisation des métiers de la recherche. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par là. Le contenu qui est donné à la professionnalisation dépend largement des objectifs qui sont assignés, certes aux individus, mais aussi aux institutions d’enseignement et de recherche. Dans ses attendus comme dans ses résultats, la nature de la professionnalisation répond à des choix de politique scientifique et universitaire éventuellement différents d’un pays ou d’un système universitaire à l’autre. Dans ces conditions, s’il est nécessaire d’imposer des critères stricts d’évaluation des individus et des projets, et de mobiliser des moyens financiers importants, il est tout aussi nécessaire de clarifier les missions réellement dévolues aux universités et d’en déduire les formes requises d’organisation du système universitaire. Rien ne serait, en particulier, plus dommageable que de définir la professionnalisation du métier de chercheur au regard des seuls critères que fixerait un milieu restreint, fonctionnant sur lui-même et privilégiant des objectifs individuels plutôt que collectifs. Prendre une partie du système américain, en l’occurrence des règles d’évaluation individuelle de la recherche, sans en considérer la cohérence d’ensemble, n’aurait aucune efficacité sociale et pourrait même s’avérer contreproductif. C’est au regard de ce type d’interrogation que nous entendons poser le problème du contenu des études et de la recherche en économie, de l’articulation entre les deux et de leur rôle dans la société. Notre conviction est que l’économie, comme d’ailleurs d’autres disciplines, conservera ou retrouvera son statut de discipline fondamentale dans l’enseignement comme dans la recherche à la condition de s’inscrire dans un schéma organisationnel global conforme à des exigences générales d’efficacité. C’est à ce prix, en effet, que le développement de la connaissance dans ce domaine comme dans d’autres aura l’effet positif recherché sur la croissance. La question se pose, toutefois, en France dans des conditions spécifiques en raison de l’histoire particulière de la discipline dans notre pays et des structures dans lesquelles elle s’est développée. Le reste de l’article est articulé comme suit. La deuxième section s’interroge sur les raisons et les caractéristiques de la professionnalisation de la recherche et des études universitaires en économie comme d’ailleurs dans les autres disciplines. La troisième section tente de mettre en lumière les avancées et limites des évolutions récentes ou en cours de l’organisation de la recherche et de l’enseignement universitaire et plaide pour l’existence de départements d’économie dans un nombre significatif d’établissements placés dans des conditions de concurrence équitable. Enfin, la quatrième section pose le problème de la nécessaire refonte de l’architecture institutionnelle pour parvenir à atteindre cet objectif. Une dernière section conclut. 1099 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique LA PROFESSIONNALISATION : POURQUOI ET COMMENT La recherche fondamentale et la R&D sont devenues des éléments moteurs de la croissance d’économies désignées comme des économies de la connaissance. La montée en puissance de ces activités en termes de moyens financiers et humains qui leur sont dédiés depuis plusieurs décennies s’est aussi concrétisée par un bouleversement de la façon de les organiser. Une forme de routinisation s’est mise en place avec la constitution d’organisations aussi bien publiques que privées auxquelles les décideurs ont assigné des objectifs précis. La dimension principale de cette routinisation à travers la création de laboratoires est sans doute la professionnalisation des métiers concernés dans l’entreprise, mais aussi au sein même de la recherche publique. Cette professionnalisation a un but : systématiser l’activité de recherche, la rendre régulière et, par là même, accroître le rythme des innovations. Naturellement, les traditions locales ont fortement influencé les chemins empruntés. Il reste que l’enjeu était de faire prévaloir la mise en œuvre de règles et de procédures contraignantes susceptibles de garantir la qualité des travaux dans un contexte de concurrence à l’échelle internationale aussi bien entre entreprises qu’entre laboratoires. Cette professionnalisation bouleverse la temporalité des activités de recherche. Les délais requis de mise en œuvre ont été singulièrement raccourcis s’agissant bien sûr de la recherche industrielle liée à des objectifs de rentabilité à court ou moyen terme, mais aussi, parfois, de la recherche publique fondamentale dont les auteurs peuvent être tenus à des résultats rapidement publiables. En fait, c’est une modification des cheminements intellectuels qui se profile, autant qu’un passage d’un artisanat à une activité organisée de manière rigoureuse pour ne pas dire industrielle. L’économie, pas plus que la physique, la chimie, ou la biologie, voire les mathématiques, n’échappe à cette évolution. Elle se doit de répondre à l’exigence d’une meilleure compréhension et d’une meilleure maîtrise des décisions aussi bien privées que publiques. Dans ces conditions, l’accès aux professions de l’enseignement supérieur et de la recherche est devenu subordonné non seulement à la maîtrise avérée des protocoles et outils de la recherche moderne, mais aussi au respect des règles, certes implicites, qui déterminent le choix des thèmes de recherche, la durée de ces recherches, le format de la thèse et des premières publications qui lui sont nécessairement associées. En l’occurrence, l’accroissement très important des effectifs de recherche, notamment du nombre des doctorants, implique de définir des critères généraux simples d’évaluation et, partant, de comparaison des dossiers scientifiques. De l’application de ces critères définis à l’échelle internationale résultent, d’une part, une exigence de rigueur, d’autre part, une forme de normalisation de l’activité scientifique1. Cette nécessité de professionnalisation de la recherche publique vient, pour partie, de la massification des effectifs étudiants et d’enseignants-chercheurs. Il n’était plus possible de sélectionner ces derniers sur la base de la seule reconnaissance par une petite aristocratie universitaire suivant des procédures finalement 1. Cette normalisation est attestée dans l’enquête conduite par Colander [2005] qui conclut à un certain rapprochement de la perception qu’ont les étudiants appartenant aux principaux départements d’économie aux États-Unis du degré d’importance des différentes hypothèses majeures de la discipline ainsi que des prescriptions de politique économique. 1100 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard souples et peu précises de cooptation1 mais laissant la place, notamment en économie, à des écoles de pensée différentes et à de vives controverses souvent de très haute tenue grâce à la qualité de leurs protagonistes. Des critères généraux et transparents sont devenus nécessaires qui ne pouvaient être que des critères de technicité qui l’ont progressivement emporté sur les critères plus généraux de maîtrise d’une culture scientifique large, parfois au détriment d’une réelle fécondité des débats intellectuels2. L’homogénéisation de l’activité scientifique en termes de méthodes et de thèmes qui en résulte favorise l’émergence de véritables marchés de l’emploi scientifique dont l’existence et le développement renforcent en retour cette homogénéisation. Le premier effet de cette professionnalisation est indubitablement d’avoir permis une amélioration sensible des capacités techniques des chercheurs. S’agissant de l’économie en France, cette amélioration est d’autant plus significative qu’elle est le fruit de la rupture avec le régime des facultés de droit, dont l’enjeu était précisément de créer une formation cohérente à l’analyse économique et aux méthodes quantitatives dont elle fait usage. Un deuxième effet a été de réduire le délai de concrétisation des recherches, et notamment des recherches doctorales. Non pas que la recherche fondamentale ait été sacrifiée au bénéfice d’une recherche appliquée rentabilisable. Mais parce que les sujets de recherche retenus, y compris en recherche fondamentale, ont pu l’être sur la base de la capacité prévisible à en traiter dans des délais courts. Le troisième effet a été de créer une forme de distanciation sinon de divorce entre l’enseignement et la recherche. Les travaux ont porté, dans leur grande majorité, sur des sujets de plus en plus étroits quand, en économie, ils ne sont pas devenus de simples exercices formels consistant à introduire des amendements limités aux modèles existants et reconnus. Ils ont perdu, s’agissant des travaux de début de carrière, leur dimension proprement culturelle dont l’enjeu était l’acquisition de connaissances dans les grands domaines de la discipline3. Dès lors, ces travaux n’ont plus eu de lien véritable avec les enseignements de premier, voire de deuxième cycle. Cette situation peut en elle-même sembler naturelle. Elle n’excuse ni ne justifie le fait que les enseignements de premier cycle soient souvent dépourvus de références scientifiques fondamentales alors qu’il est possible de faire accéder des étudiants sans bagage préalable à ces connaissances fondamentales. Le problème vient cependant de ce que l’apprentissage de la recherche est devenu assez largement incompatible avec l’apprentissage de l’enseignement dans les deux premiers cycles, lequel consiste dans l’acquisition d’une large culture, de telle sorte que la coupure est immédiate entre les deux missions chez les jeunes en formation doctorale. Le risque se profile ainsi que cette coupure s’approfondisse : les vrais ou les bons chercheurs ne feraient pas ou peu d’enseignement, excepté dans les séminaires spécialisés de troisième 1. Contrairement à ce que certains peuvent penser une procédure de recrutement national par la voie du concours ou une procédure de recrutement local par des universités autonomes et responsables n’étaient guère différentes l’une de l’autre quant aux critères et aux résultats dès lors que l’on était dans un monde de petit nombre. 2. Ainsi que le souligne Colander [2005], il est vraisemblable que nombre d’économistes parmi les plus créatifs (il cite Easterlin, North, Olsen, Streeten, Rosenberg, Kindleberger ou Buchanan) n’auraient sans doute pas choisi de faire des études d’économie (ou n’auraient pas été choisis par les graduate schools) s’ils avaient dû passer par le mode de filtrage actuel avant tout fondé sur une maîtrise des mathématiques. 3. Ce défaut concerne non seulement les travaux formalisés, mais aussi les travaux d’histoire de la pensée économique ou d’épistémologie qui peuvent s’avérer être simplement le refuge de ceux qui ne maîtrisent pas les techniques quantitatives. 1101 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique cycle ; les autres universitaires se dédieraient à l’enseignement et s’éloigneraient de tout contact avec la recherche. Ce risque se matérialise d’autant plus aisément que la séparation se fait dans des conditions où la possibilité n’est pas reconnue à chaque universitaire de moduler le poids de ses différentes activités au cours des étapes successives de sa carrière. Dès lors, les jeunes chercheurs prometteurs, sauf quand ils appartiennent à de petits cénacles privilégiés, sont rapidement absorbés dans des tâches pédagogiques pour lesquelles ils ne sont pas préparés et cela au détriment de leur recherche. Les professeurs chevronnés cantonnent leurs activités pédagogiques à des enseignements spécialisés en deuxième et troisième cycles, alors qu’ils pourraient délivrer une formation générale de qualité en premier cycle. Au total, un nombre croissant d’universitaires finit par ne se consacrer qu’à l’activité d’enseignement, laquelle est trop souvent mal évaluée. La professionnalisation ne saurait concerner la seule recherche. Elle concerne aussi le contenu des enseignements. Si ce n’était pas le cas ou si elle était limitée à l’enseignement doctoral, alors le risque existerait, en premier comme en deuxième cycle, d’une minoration sinon d’une élimination des enseignements fondamentaux au bénéfice d’enseignements dits professionnels. Ces derniers ont sans aucun doute leur utilité en facilitant l’accès des diplômés à l’emploi. Mais l’absence des premiers réduit la possibilité pour les étudiants d’acquérir cette capacité d’adaptation dont ils auront besoin au cours de leur carrière professionnelle pour accéder aux meilleurs emplois. Les objectifs d’employabilité à court terme l’emportant sur les objectifs de long terme, cette forme de professionnalisation contribue à un déclassement des diplômes de premier et deuxième cycle, particulièrement sensible dans le contexte français où le dualisme entre écoles et universités, comme entre filières courtes sélectives et filières longues non sélectives, biaise fortement l’orientation des étudiants. Elle empêche même que prenne place une concurrence équitable entre universités et écoles qui rendrait la sélection efficace1. Enfin, l’absence corrélative de reconnaissance des études doctorales pour d’autres métiers que ceux de l’enseignement supérieur et de la recherche pèse inévitablement sur le contenu des programmes de formation doctorale limités à des dispositifs pédagogiques d’accompagnement plutôt que conçus, au moins initialement, comme des programmes d’approfondissement des protocoles de base de la discipline. En fait, une professionnalisation bien comprise des études devrait reposer sur un accès des étudiants de premier cycle à la culture scientifique générale forcément irriguée par la recherche, non pas que ce qui y est enseigné porte sur les thèmes étroits de la recherche contemporaine, mais parce que les enseignements généraux des différentes disciplines sont assurés par des universitaires chevronnés ayant eux-mêmes acquis une formation par la recherche. N’est-il pas significatif, à cet égard, que Paul Samuelson, Joseph Stiglitz ou Edmund Phelps, les uns et les autres prix Nobel, aient longtemps enseigné à des étudiants débutants et rédigé des ouvrages qui leur sont destinés et font passer d’entrée de jeu les bons concepts et les bonnes grilles d’analyse. Ce simple fait témoigne du lien nécessaire entre enseignement et recherche et de ses implications sur la nature même de la professionnalisation recherchée. 1. Sélectionner initialement un trop petit nombre d’étudiants dans les écoles et rejeter tous les autres dans les universités comme c’est le cas actuellement est inefficace dans le sens où il n’y a plus aucune incitation à l’effort ni d’un côté ni de l’autre. Tout autre serait le résultat d’une concurrence entre établissements placés sur un pied d’égalité. 1102 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard L’ORGANISATION FRANÇAISE DE LA RECHERCHE ET DE L’ENSEIGNEMENT EN MAL DE RÉFORMES La question de la professionnalisation percute immédiatement celle du mode d’organisation de la recherche et des études. Ce dernier est tributaire d’un modèle institutionnel français qui reste, fondamentalement, un modèle centralisé et hiérarchisé, peu transparent, reposant sur la division des tâches entre grandes écoles et universités, institutions de recherche et institutions d’enseignement. Les universités n’ont pas de réelle autonomie, ni en matière financière, ni en matière pédagogique, ni en matière de recrutement. Ce modèle ne correspond plus aux exigences du monde moderne. Il se traduit par un énorme gaspillage dont le plus important réside dans le défaut d’orientation des étudiants vers les études pour lesquelles ils ont de réelles capacités et qui correspondent à de réels besoins de la société, défaut qui se répercute négativement sur la constitution du capital humain facteur de croissance. L’organisation de la recherche et de l’enseignement devient le résultat improbable des relations entre un ministère qui fait fonction de principal et des universités qui font fonction d’agents, dont la caractéristique première est l’asymétrie d’information et le développement de comportements visant à la constitution de rentes. Dans un contexte où la conjonction des bénéficiaires de petites ou de grosses rentes empêche toute réforme globale (Gaffard [2007]), des réformes partielles ont néanmoins été mises en œuvre. Elles portent avant tout sur une rationalisation de procédures d’évaluation et sur la concentration des moyens de la recherche. Elles sont souvent pertinentes parce qu’elles répondent à un souci d’évaluation objective et transparente et de reconnaissance de l’excellence. Mais elles ne répondent que très imparfaitement au besoin de cohérence. En fait, la professionnalisation de la recherche, fondée sur l’exigence d’évaluation conçue indépendamment d’une réflexion globale sur l’organisation universitaire, conduit à concentrer la recherche dans un très petit nombre de centres d’excellence, soit entièrement dédiés à la recherche, soit en charge d’un nombre très réduit d’étudiants fortement sélectionnés à l’échelle internationale. La mission de ces centres est avant tout de produire la meilleure recherche suivant les canons en vigueur. Cette orientation trouve sa concrétisation en France avec la création récente des réseaux thématiques de recherche avancée adossés à des fondations. Ces réseaux vont drainer d’importantes ressources financières et humaines sans doute d’une manière différente et plus efficace que ne l’ont fait, dans le passé récent, les unités du CNRS et des universités, c’est-à-dire sur la base de projets de recherche dûment spécifiés et évalués1. La création de ces réseaux pourrait, cependant, n’apparaître que comme le dernier avatar d’une stratégie de contournement systématique des institutions universitaires, en fait du refus d’affronter la question globale de leur transformation. La 1. Il faut noter ici que la notion de laboratoire en économie, comme d’ailleurs dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, est une spécificité française. Rien dans la nature des recherches engagées ne le justifie vraiment, sauf dans le domaine de la modélisation appliquée ou plus récemment dans le domaine de l’économie expérimentale. En fait, ces laboratoires ont été créés pour pallier les déficiences de l’organisation universitaire et obtenir un label délivré par le CNRS. La conséquence a été indéniablement de faire progresser la recherche mais aussi de privilégier un financement institutionnel récurrent et la constitution d’unités aux effectifs souvent pléthoriques, abritant un nombre non négligeable de passagers clandestins. 1103 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique concentration de la recherche de haut niveau est certainement utile et nécessaire. Mais encore faudrait-il en justifier la nécessité par des impératifs scientifiques ou technologiques dûment établis et pas seulement en termes de concurrence entre centres de recherche jugée sur le seul terrain académique. En outre et surtout, elle ne saurait exclure le maintien d’une recherche de bon niveau dans un nombre significatif d’établissements universitaires de plein exercice en charge des trois cycles de formation. Pour une raison simple qu’il n’est pas inutile de répéter : l’effet de la recherche sur la croissance dépend largement de la capacité des universités à assurer une large dissémination de ses résultats parmi les futurs décideurs dans les entreprises et les administrations, tout autant, d’ailleurs, que d’une concurrence équitable entre ces établissements. Ainsi, la création de deux réseaux (écoles) d’économie pose le problème de leur positionnement institutionnel et des critères de leur évaluation. Cette politique s’inscrit dans une stratégie de soutien à des champions nationaux sur le seul terrain de la recherche et de la formation doctorale. L’un des buts principaux est d’attirer les meilleurs étudiants étrangers et non de former au meilleur niveau un nombre significatif d’étudiants qui se destineraient à d’autres métiers que la recherche. Seule compte, alors, l’évaluation individuelle basée sur les publications et le classement des supports de publication. L’évaluation globale, simple agrégation des évaluations individuelles, est opérée sur la seule base des classements internationaux. La question des incitations se résume, alors, à celle de publier dans les meilleures revues. Certains départements sont prêts à payer un bonus à ceux qui obtiennent une publication dans les meilleures revues. Quant aux institutions elles-mêmes, elles cherchent, avant tout, à s’attacher les services des chercheurs les plus en vue suivant ce critère de manière à apparaître au meilleur rang dans les classements1. Plusieurs risques se profilent. L’avancement de programmes collectifs de recherche cohérents n’est pas garanti par l’excellence individuelle dans un domaine où la volatilité du marché peut être forte et où les modes se succèdent sans véritable lien entre elles. La capacité de transmission des connaissances et de développement d’une culture scientifique de haut niveau peut ne pas être véritablement évaluée et la séparation entre recherche et enseignement de premier et deuxième cycle peut être effective. La conséquence est d’accroître le biais de sélection des thèmes de recherche qui correspondent aux attentes des revues, en fait des réseaux constitués dans la profession, lesquelles ne rencontrent pas toujours la demande sociale, ni ne sélectionnent les opérations de recherche risquées2. De plus, les travaux s’inscrivant dans la participation au débat public de politique économique n’ont guère de chances d’être valorisés ainsi qu’on le constate déjà par ailleurs3. En fait, la pertinence de créer ces écoles n’est pas discutable sur le plan strictement scientifique. Mais leur efficacité sociale dépend largement de l’évolution globale dans laquelle elles vont s’insérer. Ou bien elles sont une niche à l’utilité sociale faible. Ou bien, en constituant de véritables têtes de réseaux scientifiques associant des équipes de qualité réparties sur le 1. Un avatar de ce mode de gestion réside dans la politique de certaines écoles de commerce consistant à payer des chercheurs renommés d’autres institutions pour qu’ils signent leurs articles en mentionnant leur affiliation aux écoles en question, ceci évidemment afin de gagner des places dans le classement des établissements. 2. Les universités jouent un rôle crucial en soutenant la culture de la science ouverte. Cette entreprise, quoique collective, attache une grande valeur à la créativité individuelle (Howitt [2000]). Elle doit être préservée y compris au regard des phénomènes de réseaux propres à la profession. 3. Voir Baldwin [2007]. 1104 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard territoire (y compris hors des frontières nationales) et en devenant l’adossement d’un enseignement complet de qualité, elles sont partie intégrante d’un ensemble diversifié et cohérent. Atteindre ce dernier résultat dépendra de l’architecture institutionnelle globale qui prévaudra et des incitations qui lui seront associées. Dès lors, trois scénarios d’évolution de l’organisation des études et de la recherche sont, aujourd’hui, envisageables. Le premier consiste dans un recentrage de l’activité des économistes et des départements d’économie sur le métier de chercheur académique : ce scénario implique de n’organiser et reconnaître qu’un nombre très réduit de départements animant pour l’essentiel une formation doctorale. Dans le deuxième, l’économie est réduite à n’être qu’une discipline auxiliaire principalement dans des filières de gestion ou d’administration publique, animée par des universitaires qui ont abandonné la recherche ou qui viennent d’autres disciplines. Ce scénario conduit à déconnecter complètement l’activité d’enseignement de l’activité de recherche dans les deux premiers cycles en même temps qu’à dissocier l’économie de la gestion. Sa mise en œuvre, de concert avec le premier, aura pour effet de réduire considérablement les débouchés des étudiants titulaires d’un doctorat en économie, de fait limités à la recherche académique. Le troisième scénario maintient le principe de formations en économie ouvertes à des nombres importants d’étudiants. Il s’inscrit dans le cadre d’une connexion forte entre l’enseignement et la recherche, impliquant que les enseignements d’économie s’appuient sur les développements récents de la connaissance et constituent, en même temps, une formation fondamentale du cursus suivi par les étudiants. L’enjeu est que l’économie soit enseignée par des économistes rompus à la recherche, soit parce qu’ils la pratiquent au meilleur niveau, soit parce qu’ils restent en contact étroit avec ceux qui la pratiquent, et non par des enseignants se limitant à des connaissances de seconde main, quand ils ne sont pas eux-mêmes issus d’autres disciplines, par exemple des politistes enseignant le commerce international. L’enjeu est bien de donner une culture scientifique en économie à tous ceux qui feront profession de conduire entreprises et administrations et, non pas, de cantonner la formation en économie aux seuls futurs chercheurs. Ce scénario vient en contrepoint des deux précédents dans la mesure où il satisfait des objectifs à la fois qualitatifs et quantitatifs dans les deux domaines de la recherche et de l’enseignement. Ce dernier scénario, quoique souhaitable, est, faute d’une réforme institutionnelle drastique, le moins probable. Actuellement, la masse des étudiants s’oriente vers des études de gestion dont l’économie est largement absente, alors même que l’analyse microéconomique est le fondement des techniques de gestion et que la connaissance de l’analyse macroéconomique fait partie du bagage nécessaire des managers à partir d’un certain niveau de responsabilité. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de vouloir nier la spécificité des disciplines de gestion, mais de préciser leur rapport à l’économie, qui peut rappeler celui de la recherche clinique à la biologie. Souvent, les mêmes questions sont traitées par l’économie et la gestion. Mais quand l’économie s’intéresse à expliquer des phénomènes, à en décrire les aspects positifs et normatifs, la gestion s’attache à expliciter la mise en œuvre des opérations constitutives de ces phénomènes : l’exemple le plus évident est celui de la finance, mais c’est également vrai de la stratégie et de l’organisation industrielle. La recherche en gestion est difficilement pensable sans le recours aux concepts et résultats de l’analyse économique. En même temps, elle est susceptible de faire apparaître des questionnements qui appellent des développements de la recherche en économie. Cette interdépendance justifie de mêler les disciplines dans l’enseignement, tout autant que d’articuler cet enseignement avec la recherche. 1105 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique Poser ainsi la question des relations entre économie et gestion, c’est aussi poser celle de l’étendue des études d’économie et donc celle de l’organisation territoriale de la formation et de la recherche. Il n’est, certes, pas question que l’économie fasse l’objet de cursus complets sur tous les sites universitaires, mais il n’est pas non plus envisageable qu’elle ne soit enseignée à un bon niveau que dans un ou deux centres d’excellence. Dans la perspective de développer l’économie dans un nombre raisonnable d’universités du meilleur niveau, il serait pour le moins hasardeux de tirer un trait sur les acquis des dernières décennies qui ont permis d’associer effectivement recherche et enseignement dans un nombre non négligeable d’établissements, dont les équipes et les formations devraient constituer la colonne vertébrale de la nouvelle organisation. Ces formations seraient organisées en trois cycles relativement autonomes (Fitoussi [2001]). Un premier cycle à caractère pluridisciplinaire associerait économie, droit, gestion, histoire, science politique, mathématiques et statistiques dans des proportions variables, choisies par les étudiants. L’objectif est de permettre aux étudiants de comprendre la nature des problèmes traités et de s’initier aux méthodes pour en traiter. Le deuxième cycle formerait au métier d’économiste en associant économie, économétrie et gestion. Le socle commun à tous les étudiants de ce cycle résiderait dans l’acquisition du raisonnement économique et de ses méthodes, qui souligne en quoi les incitations comptent, pourquoi la coordination est essentielle, et comment les institutions fonctionnent1. Le troisième cycle, sanctionné par la thèse de doctorat, assurerait une formation approfondie à l’analyse économique et aux techniques quantitatives associées. La recherche pourrait se développer dans chaque établissement dans les différents domaines de l’économie, épousant les compétences spécifiques et évolutives des chercheurs recrutés. La pluralité des thèmes de recherche dans chaque établissement favoriserait la concurrence intellectuelle nécessaire à l’épanouissement de cette recherche. Dans ces conditions, l’évaluation a inévitablement plusieurs dimensions. La politique scientifique d’un établissement ne doit pas être jugée exclusivement sur les critères de publication dans des revues classées. Des domaines sont, en effet, exclus de certaines revues alors qu’un bon chercheur est, notamment, celui qui sait choisir son champ d’étude : un classement des revues qui prenne explicitement en compte les différents champs d’analyse serait nécessaire. De plus, les interventions dans le débat public de politique économique devraient être pris en compte. Les responsables de départements scientifiques ou de laboratoires devraient avoir toute latitude pour accepter que des chercheurs puissent se consacrer à des recherches longues non immédiatement sanctionnées par des publications. Les incitations des chercheurs devraient avoir une dimension collective et inclure l’accès à des fonds pour constituer une infrastructure de recherche. Enfin, le produit de l’activité scientifique certes constitué des publications, devrait aussi inclure le devenir professionnel des chercheurs formés dans l’établissement, qui entrerait dans les critères d’évaluation retenus2. 1. Cette question du socle commun fait débat entre les tenants de l’interprétation qui vient d’être retenue et ceux qui mettent en avant la nécessité de maîtriser avant tout le même ensemble de techniques (Colander [2005]). 2. Une des réussites de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) réside précisément dans le poids reconnu à la participation aux débats de politique économique et dans le fait que nombre de ses anciens chargés d’études occupent des postes élevés dans les administrations, les institutions internationales, les entreprises ou les banques, très vraisemblablement en raison de la proximité des questions traitées à l’OFCE avec les problèmes rencontrés dans ces organisations. 1106 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard VERS UNE RÉFORME DE L’ARCHITECTURE INSTITUTIONNELLE On l’aura compris, la discussion sur l’avenir d’une discipline, ici l’économie, et sur la professionnalisation des métiers auxquels elle forme et sur lesquels elle s’appuie s’inscrit dans un débat plus large sur l’organisation universitaire, sur son efficacité et les conditions de son évaluation, en bref sur l’architecture institutionnelle. En fait, c’est l’architecture institutionnelle et le mode de gouvernance qui lui correspond qui délimitent les choix pédagogiques et scientifiques et, en particulier, ceux concernant la place reconnue à l’économie. Il n’est plus envisageable formellement d’attribuer des moyens ou de reconnaître des diplômes sans recourir à une évaluation codifiée. Pour autant, qu’est-ce qui doit être évalué ? Quels sont les critères, forcément multiples, qui doivent être retenus ? La réponse à ces questions dépend des missions dévolues à l’institution universitaire. En bref, s’interroger sur l’objet et les méthodes de l’évaluation est indissociable de la question de l’organisation globale du système universitaire. Or cette organisation elle-même est tributaire des objectifs de croissance dans une économie développée (Blanc [2006]). La centralisation de la recherche dans des organismes spécialisés et la concentration des enseignements pour l’élite dans un petit nombre d’écoles, caractéristiques du système français, pouvaient convenir à une économie en reconstruction et en phase de rattrapage comme pouvait l’être l’économie française après la seconde guerre mondiale. Ce sont des modes d’organisation inadaptés à une économie complexe dont les performances dépendent d’une capacité d’innovation qui s’incarne dans la différenciation des produits, la concurrence des territoires, et une décomposition des sources de la valeur ajoutée qui fait une place décisive aux activités de recherche et de conception. Dans ce contexte, les lieux de recherche et d’enseignement de haut niveau doivent se multiplier et se diversifier. C’est bien ce qui a été observé aux États-Unis où les grandes universités traditionnelles ont certes maintenu leurs positions, mais ont vu arriver de nouveaux concurrents au meilleur niveau. De fait, la globalisation va de pair avec la constitution d’un nombre croissant d’agglomérations territorialisées à caractère scientifique et industriel (Blanc [2006]). Les universités sont des acteurs essentiels de ces agglomérations en étant à la fois un élément central de la capacité compétitive des entreprises mais aussi de l’efficacité du processus de destruction créatrice. Le modèle public californien sert ici de référence (Belloc [2005]). Quels en sont les caractères généraux ? La formation universitaire est une formation complète en trois cycles. Les meilleurs établissements (les campus de l’Université de Californie) ont effectivement la responsabilité de ces trois cycles : il n’y a pas des institutions de recherche séparées des institutions d’enseignement de premier et de deuxième cycle. Le nombre des étudiants retenus dans ces établissements est significativement élevé (de l’ordre de 12 % de chaque cohorte). Les deux autres catégories d’établissements se distinguent, l’une en ne proposant que des formations de premier et de deuxième cycle (l’Université de l’État de Californie), l’autre des formations de premier cycle (les collèges universitaires). Autrement dit, la division essentielle est horizontale. La hiérarchisation ainsi établie des établissements va de pair avec des passerelles entre ces établissements aussi bien pour les étudiants que pour les enseignants-chercheurs. Autrement dit, ni les uns, ni les autres ne sont définitivement enfermés dans des profils de formation ou de carrière initialement établis. Les missions sont, certes, distinctes suivant les établissements. 1107 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Revue économique Mais la mission de recherche reste indissociable de la mission d’enseignement, même si tous les universitaires à tout moment, et tous les établissements n’exercent pas l’intégralité de ces missions. Enfin, les grandes universités privées comme Stanford ou Caltech jouent un rôle important d’aiguillon pour le système public. Dans ce schéma organisationnel, à quoi servent les chercheurs ? Sans aucun doute à faire avancer les connaissances. Mais aussi à former dans leur discipline les futurs décideurs sinon même à constituer un vivier de nouveaux entrepreneurs. À quoi sert alors l’évaluation ? À juger de la capacité du système à concourir à l’avancée des connaissances et par suite à la croissance. Cette évaluation ne saurait porter exclusivement sur les recherches individuelles, même agrégées dans le cadre d’équipes de recherche. L’agence chargée de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche et, de quelque manière, de la certification, doit être à même de juger de la qualité des formations et de l’adéquation des politiques de recrutement. Elle doit être à même de juger de la capacité des formations universitaires à remplir les missions qui leur sont confiées dans une économie complexe. Il s’agit de permettre aux universités de conserver ou de retrouver un rapport au temps qui favorise la recherche fondamentale conjointement avec la recherche appliquée à vocation industrielle : les deux, en effet, loin de s’opposer se confortent mutuellement (Howitt [2000]). Il s’agit aussi de relativiser, dans les orientations de la politique scientifique, le poids de modes passagères déterminées par les réseaux académiques, mais aussi l’influence de demandes sociales spécifiques qui ont réussi à capter l’attention du public et les moyens. Comment le schéma global qui vient d’être décrit peut-il voir le jour ? C’est la question fondamentale. Cette question dépasse largement le cadre de l’avenir de l’économie comme discipline. Elle concerne l’ensemble des disciplines académiques, en fait les universités en tant que lieu d’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Une réforme d’ampleur est, en effet, nécessaire pour répondre au défi auquel sont confrontées toutes les disciplines dans les universités françaises aujourd’hui. L’enjeu est de créer les conditions de gouvernance pour que les incitations existent au maintien ou au développement de filières complètes, ici en économie, qui répondent à des objectifs socialement validés. Dans cette perspective, il est important que tous les établissements universitaires bénéficient des mêmes conditions et soient assujettis aux mêmes règles, simplement pour éviter une évolution par trop dualiste, constitutive de rentes pour un petit nombre, en tout cas pour un nombre trop réduit au regard de l’utilité sociale attendue. Ces conditions sont l’autonomie des établissements, une composition pluridisciplinaire, la séparation entre le pouvoir décisionnel et le pouvoir académique (Belloc [2007]), la modulation des charges et de l’évaluation des universitaires en fonction d’intérêts et de compétences forcément évolutifs au cours de la vie professionnelle (Belloc [2003]). L’autonomie doit permettre aux universités de concevoir et de mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques fondés sur la recherche d’adéquation entre l’offre et la demande de formation impliquant d’établir des mécanismes efficaces d’orientation des étudiants aux différents stades de leur cursus. Il ne s’agit pas d’en restreindre le nombre total, mais de permettre à chacun de s’orienter dans la voie qui lui correspond1. La composition 1. De ce point de vue, l’expérience récente de Sciences-Po est exemplaire. Une sélection notablement renforcée n’a pas empêché un accroissement sensible des effectifs de même qu’une réelle ouverture à des catégories sociales moins favorisées : seuls 5 à 10 % des candidats sont admis, mais dans l’espace d’une décennie les effectifs sont passés de 4 000 à 7 000 élèves dont 2 000 en premier cycle (Descoings [2007]). 1108 Revue économique – vol. 58, N° 5, septembre 2007, p. 1095-1110 Jean-Luc Gaffard pluridisciplinaire des établissements doit avant tout aider à constituer des premiers cycles dont la vocation est de mettre en perspective l’économie avec les disciplines connexes et d’offrir aux étudiants des clés pour leur orientation. La séparation entre les choix scientifiques et pédagogiques qui relèvent d’un conseil scientifique et leur validation par un conseil d’administration chargé de la gestion des moyens doit permettre que les choix en question reposent sur des critères de qualité et échappent aux groupes de pression tant internes qu’externes, fussent-ils à caractère scientifique. La contractualisation de l’activité des universitaires fondée sur une évolution du partage des tâches entre enseignement, recherche et administration au cours de la carrière professionnelle doit garantir contre une séparation trop stricte et dommageable entre l’enseignement et la recherche. À ces conditions, on peut imaginer que se développe une organisation universitaire efficace structurée autour des grandes disciplines de référence, dont l’économie, et favorisant leur interaction aussi bien que l’interpénétration de la recherche et de l’enseignement. CONCLUSION Le développement des connaissances et son effet positif sur la croissance dépendent autant sinon plus des formes prises par l’organisation des universités que des moyens financiers attribués. En fait de cette organisation, de sa gouvernance, de son évaluation dépend l’usage qui est fait des fonds disponibles. L’objectif est de faire coïncider l’offre de formation et de recherche avec une demande de plus en plus large et diversifiée pour éviter les gaspillages impliqués par la mauvaise orientation des étudiants et la mauvaise allocation des ressources humaines ou financières. Il implique de coordonner efficacement enseignement et recherche, d’éviter la coupure entre les deux, et par suite de restaurer le nécessaire apprentissage des fondamentaux. C’est dans cet environnement que l’économie peut garder ou retrouver une place conforme à sa position dans l’échelle des savoirs : celle d’une discipline dont la connaissance sinon la maîtrise doit irriguer largement le corps social. On peut, en effet, penser que, placées en position de responsabilité et de concurrence, les universités choisiront, chacune, les créneaux porteurs valorisant au plus près leurs compétences. En particulier, le besoin de former à l’économie les cadres des entreprises et des administrations devrait conduire un nombre important d’établissements à proposer les formations adaptées effectivement articulées avec la recherche. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BALDWIN R. [2007], « Economic Policy and the New Century Public Discourse », dans http://www.voxeu.com/index.php?q=node/351. BELLOC B. 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