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Le don de Force comme embrasement dans l'amour par Jean Ruysbroeck, dans le sillon de Rodolphe de Biberach

2022, Revue Etudes Franciscaines

Dans son dernier ouvrage Les douze béguines (1363), Jean Ruysbroeck (1293-1381) développe un réquisitoire contre certaines réceptions de positions eckhartiennes au sein des membres du Libre Esprit. Ce différend s'exprime à travers une conception de la Béatitude. Maître Eckhart (1260-1328) expose ce problème dans son sermon 52 sur la pauvreté en esprit : « Sur quoi se fonde la Béatitude ? Quelques Maîtres (surtout franciscains) ont dit qu'elle est fondée sur l'amour, d'autres, surtout Dominicains, qu'elle repose sur la connaissance et l'amour 1. » Le réquisitoire du mystique flamand contre certaines thèses eckhartiennes reçues par les membres du Libre Esprit semble donc cristalliser cet ancien différend dominicain/franciscain concernant le primat de l'intellect sur la volonté. Mais n'y aurait-il pas une différence pneumatologique entre les deux mystiques concernant l'expression étincelle de l'âme ? Cette expression se retrouve une seule fois dans les écrits de Jean Ruysbroeck justement au sein du traité Les douze béguines où se trouve son réquisitoire. Voici ce qu'écrit le mystique flamand : « L'étincelle vivante de l'âme, qui est la lumière et le feu du Saint-Esprit, est l'intermédiaire entre la ressemblance qui est en nous, et l'unité qui est en Dieu. La lumière nous fait voir que nous sommes un avec Dieu dans l'amour et dans la fruition, et que nous lui sommes semblables par le moyen de la grâce et de nos vertus 2. » En comparant avec le sermon 26 3 de Maître Eckhart qui commente le dialogue entre Jésus et la Samaritaine en Jn 4,23 nous pouvons lire ceci :

Article publié dans Revue des études franciscaines, Année 2022, Volume 2 Le don de Force comme embrasement dans l’amour par Jean Ruysbroeck, dans le sillon de Rodolphe de Biberach Emmanuel BOHLER Axe THEMYS - Centre Ecritures EA 3943– Université de Lorraine Dans son dernier ouvrage Les douze béguines (1363), Jean Ruysbroeck (1293-1381) développe un réquisitoire contre certaines réceptions de positions eckhartiennes au sein des membres du Libre Esprit. Ce différend s’exprime à travers une conception de la Béatitude. Maître Eckhart (1260-1328) expose ce problème dans son sermon 52 sur la pauvreté en esprit : « Sur quoi se fonde la Béatitude ? Quelques Maîtres (surtout franciscains) ont dit qu’elle est fondée sur l’amour, d’autres, surtout Dominicains, qu’elle repose sur la connaissance et l’amour1. » Le réquisitoire du mystique flamand contre certaines thèses eckhartiennes reçues par les membres du Libre Esprit semble donc cristalliser cet ancien différend dominicain/franciscain concernant le primat de l’intellect sur la volonté. Mais n’y aurait-il pas une différence pneumatologique entre les deux mystiques concernant l’expression étincelle de l’âme ? Cette expression se retrouve une seule fois dans les écrits de Jean Ruysbroeck justement au sein du traité Les douze béguines où se trouve son réquisitoire. Voici ce qu’écrit le mystique flamand : « L’étincelle vivante de l’âme, qui est la lumière et le feu du Saint-Esprit, est l’intermédiaire entre la ressemblance qui est en nous, et l’unité qui est en Dieu. La lumière nous fait voir que nous sommes un avec Dieu dans l’amour et dans la fruition, et que nous lui sommes semblables par le moyen de la grâce et de nos vertus2. » En comparant avec le sermon 263 de Maître Eckhart qui commente le dialogue entre Jésus et la Samaritaine en Jn 4,23 nous pouvons lire ceci : 1 MEISTER ECKHART, Pred. 52, Deutsche Werke Band II (DWII), Herausgegeben und übersetzt von Josef Q UINT, Stuttgart, Kohlhammer, 1988. 2 JAN vAN RUUSBROEC, Écrits IV. Les douze Béguines, Les quatre Tentations, La Foi chrétienne, Lettres, présentation et traduction par Dom André Louf, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1999 (Spiritualité occidentale 5), p. 62. 3 MEISTER ECKHART, Pred. 26, Deutsche Werke Band II (DWII), Herausgegeben und übersetzt von Josef Q UINT, Stuttgart, Kohlhammer, 1988. 1 « Les maîtres disent que l’âme a deux visages : le visage supérieur contemple Dieu en tout temps, et le visage inférieur regarde un peu vers le bas et dirige les sens4. Le visage supérieur, qui est la partie supérieure de l’âme, se situe dans l’éternité, n’a rien à voir avec le temps et ne sait rien du temps ni du corps. J’ai dit parfois qu’en lui quelque chose est caché, comme une origine de tout bien, et comme une lumière brillante qui rayonne en tout temps, et comme un embrasement ardent qui brûle sans cesse, et cet embrasement n’est rien d’autre que l’Esprit saint. Les maîtres disent que deux puissances fluent de la partie supérieure de l’âme. L’une se nomme volonté, l’autre intellect, et la perfection de ces puissances se situe dans la puissance supérieure qui se nomme intellect5. » Il y a bien une convergence entre la conception eckhartienne et la conception rusbrocienne de l’étincelle de l’âme désignant la syndérèse où l’on trouve la marque du sceau de l’Esprit-Saint. Pour le Thuringien comme pour le mystique flamand, le sceau de l’Esprit Saint est un feu consumant, c’est-à-dire la figure de l’union avec Dieu. En revanche il y a divergence puisque le Thuringien se situe sur un plan métaphysique et ontologique6 d’inspiration néo-platonicienne (séparation âme/corps) avec les puissances de l’intellect et de la volonté. Ruysbroeck se situe sur un plan plus mystique, uniquement dans l’amour et incluant le rapport grâce/vertu. Cette différence semble soulever une divergence de conception pneumatologique. Pour le mystique rhénan l’embrasement se situe au niveau de l’intelligence puis de la volonté : l’Esprit-Saint illumine l’intelligence pour fonder l’unité en Dieu. Pour le mystique flamand, il se situe davantage au niveau d’un embrasement dans l’amour : l’unité en Dieu est fondée dans l’amour. Or n’est-ce pas justement la conception de Bonaventure, ou tout du moins « franciscaine » ? Cette étude tentera de mettre en lumière les fondations franciscaines de la pneumatologie de Jean Ruysbroeck concernant le don de Force. Cette dernière, appliquée à la syndérèse, n’est pas nouvelle. Elle a déjà été formulée par l’auteur dans un ouvrage de jeunesse, son préféré7, rédigé lorsqu’il était chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles. Composé entre 1330 et 1335, Le Royaume des amants de Dieu8 développe en cinq parties une analyse d’un verset9 du Livre de la Sagesse adapté en répons10 dans le Bréviaire Romain. L’une des cinq parties, qui représente quatre-cinquième de l’ouvrage, présente de manière audacieuse les sept dons de l’Esprit-Saint en lien avec les sept Béatitudes. Cette solide pneumatologie, complète et originale pour l’époque, permet de retracer dans les détails le parcours spirituel où, conduite par l’EspritSaint, l’âme passe de l’expérience la plus humble à l’expérience mystique la plus élevée. L’intention de l’auteur est de décrire l’action de l’Esprit qui seul élève l’âme jusqu’au sommet de l’expérience mystique, jusqu’à l’unité d’esprit dans l’amour11. 4 AVICENNE, Liber de anima, I, 5, édition critique de la traduction latine médiévale par Simone VAN RIET, Louvain, Éditions orientalistes, 1968, p. 79-102. Voir MEISTER ECKHART, Livre des Paraboles de la Genèse, n. 138, Lateinische Werke Band I,1 (LWI), Stuttgart, Kohlhammer, 1968, p. 605. 5 MEISTER ECKHART, Deutsche Werke Band II (DWII), Traduction d’Éric M ANGIN dans Les écrits allemands de Maître Eckhart, Paris, Seuil, 2015, p. 186-187. 6 Isabelle RAVIOLO, « L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux », in Revue des Sciences Religieuses, 88/1, 2014, p. 65-94. 7 Paul VERDEYEN, Essai de biographie critique, in Paul MOMMAERS et Norbert DE PAEPE (dir.), Jan van Ruusbroec : the sources, content and sequels of his mysticism, Louvain, Leuven University press, 1984 (Medievalia Lovaniensia, Series I, Studia 12), p. 913. 8 JAN vAN RUUSBROEC, Écrits III. Le Royaume des amants, le Miroir de la Béatitude éternelle, présentation et traduction par Dom André LOUF, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1997 (Spiritualité occidentale 4), p. 9-24. 9 Sg 10,10. Selon la Vulgate : « Haec profugum irae fratris justum deduxit per vias rectas, et ostendit illi regnum Dei, et dedit illi scientiam sanctorum; honestavit illum in laboribus, et complevit labores illius. (La Sagesse guida elle-même sur des sentiers droits un homme juste qui fuyait la colère de son frère : elle lui fit voir en songe le royaume de Dieu et lui donna la connaissance de réalités saintes ; elle récompensa ses efforts et multiplia le fruit de ses labeurs.) » 10 Répons pour l’office des Laudes d’un confesseur pontife : « Justum deduxit dominus per vias rectas et ostendit illi regnum dei et dedit illi scientiam sanctorum honestavit illum in laboribus suis (Le Seigneur a ramené le juste sur des chemins droits, et lui a montré le Royaume de Dieu, et lui donna la connaissance des réalités saintes ; il récompensa ses efforts) ». Jean Ruysbroeck sélectionna uniquement le début : Justum deduxit dominus per vias rectas et ostendit illi regnum dei, pour organiser les cinq parties de son ouvrage. 11 JAN vAN RUUSBROEC, Écrits III, op.cit., p. 16-17. 2 Analyse du texte de Jean Ruysbroeck12 Le premier degré du don de Force appelé « simple » Le deuxième degré du don de Force Analyse des sources de Jean Ruysbroeck : une subtile divergence herméneutique augustinienne Augustin, source patristique commune Le don de Force selon Augustin Confrontation avec la réception thomasienne de l’héritage augustinien Présentation du don de Force13 par Rodolphe de Biberach Définition du don Le jour qu’apporte le don de Force Le festin préparé par le don de Force Conséquences et influences de Rodolphe de Biberach sur Jean Ruysbroeck Similitudes entre mystique du désir et mystique des vertus ? Similitudes de forme et de contenu avec Rodolphe de Biberach ? Similitudes de forme et de contenu avec Augustin ? Ouverture Contrairement à ce qu’exposent les moines bénédictins de Wisques, Jean Ruysbroeck semble davantage influencé par l’herméneutique des écrits d’Augustin à l’école de Bonaventure grâce à Rodolphe de Biberach que par celle de Thomas d’Aquin. On peut aller jusqu’à dire que le texte de Ruysbroeck prend lui aussi le contre-pied de la position thomasienne du don de Force en se plaçant indirectement dans la conception franciscaine. Au-delà des similitudes avec l’écrit du mystique franciscain, l’étude approfondie du don de Force de Jean Ruysbroeck nous a permis de mettre en lumière le thème de l’ivresse et de la blessure d’amour. Or des études14 ont montré que Thérèse d’Avila comme Jean de la Croix ont lu les écrits de Jean Ruysbroeck. Une similitude entre la compréhension de la blessure d’amour au sein de la présentation du don de Force de Jean Ruysbroeck et les écrits de Thérèse d’Avila (les accents se retrouvent dans les récits de l’expérience mystique de la transverbération) et de Jean de la Croix sur l’extase mystique serait à mettre davantage en évidence. En tout cas, il est plus que probable que ce récit, même non cité, eut un écho dans les écrits de la mystique du Carmel. Voir la traduction en français des œuvres intégrales, publiées entre 1990 et 1999 par Dom André L OUF ainsi que les œuvres complètes traduites en français par les bénédictins de Saint-Paul de Wisques (6 volumes entre 1917 et 1938). 13 Ibid., p. 613-617. 14 Juan Dominguez BERRUETA et Jacques CHEVALIER, Sainte Thérèse et la vie mystique, Paris, Denoel et Stelle, 1934 (Les Maîtres de la pensée religieuse 8/270) ; Bernard SESE, « Poétique de l’extase selon sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix », in Savoirs et clinique, 8, 2007, p. 27-35. 12 3