L’HOSPITALITÉ DES HOARDERS
Accumulations et relations dans l’espace domestique aux États-Unis
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Éditions de l'EHESS | « L'Homme »
2019/3 n° 231-232 | pages 111 à 134
ISSN 0439-4216
ISBN 9782713227943
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Alexander Newell
L’Homme
Revue française d’anthropologie
231-232 | 2019
Cumulus : Hoarding, Hosting, Hospitality
L’hospitalité des hoarders
Accumulations et relations dans l’espace domestique aux États-Unis
On the Hospitality of Hoarders : Accumulations and Relations in US Domestic
Space
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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/35549
DOI : 10.4000/lhomme.35549
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 21 novembre 2019
Pagination : 111-134
ISBN : 978-2-7132-2794-3
ISSN : 0439-4216
Distribution électronique Cairn
Référence électronique
Alexander Newell, « L’hospitalité des hoarders », L’Homme [En ligne], 231-232 | 2019, mis en ligne le 03
janvier 2022, consulté le 06 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/35549 ;
DOI : 10.4000/lhomme.35549
© École des hautes études en sciences sociales
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Alexander Newell
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L’hospitalité des hoarders
Accumulations et relations dans l’espace domestique aux États-Unis
of freedom] » pouvait-on lire sur une affichette jaunie négligemment collée
sur un mur d’une habitation de trois étages, qui avait été, pendant plus
de trente ans, le théâtre de ces « manifestations de liberté », comme en
témoignait l’accumulation d’objets dans chacune des pièces. Lors de ma
première rencontre avec les propriétaires, je compris qu’il était difficile pour
Joshua et Rebecca de remettre en question le désordre qui régnait dans leur
maison, car ils se disaient très heureux de vivre ainsi. Lucides, toutefois,
sur le fait qu’ils ne pouvaient pas laisser à leurs deux filles adultes la lourde
tâche de tout nettoyer après leur disparition, ils s’étaient résolus à répondre
à l’annonce d’aide au rangement et au désencombrement que j’avais publiée
dans un magazine local 1. Sur l’« échelle d’encombrement » (Clutter Image
Scale) élaborée par Randy Frost et comptant 9 niveaux 2, qui fait référence
dans le domaine, la plupart des pièces de cette habitation s’inscrivaient dans
les catégories allant de 4 à 6 (Frost et al. 2008).
Par exemple, lors d’une des multiples visites que je leur rendis, nous
tombâmes sur une pile de caisses encore fermées, qui provenaient de
l’appartement de New York qu’ils avaient quitté trente ans auparavant. On
y trouvait, pêle-mêle, de nombreux livres anciens remontant à l’enfance de
Rebecca, un ensemble d’étagères au design danois du milieu du xxe siècle et
une collection de souvenirs de l’exposition universelle de 1964. Ces objets
étaient restés intacts, entreposés sous la table de travail de l’atelier de Joshua,
qui était une pièce dédiée à la couture où il concevait, pour son entreprise,
1. Les participants à mes enquêtes ont été recrutés par le biais d’annonces publiées dans des magazines
locaux, de prospectus déposés dans les boîtes aux lettres ou de messages postés en ligne, ainsi que
par la méthode d’échantillonnage de la « boule de neige ».
2. Pour une illustration de cette échelle d’encombrement, cf. le site du Hoarding Center :
https://hoarding.iocdf.org/wp-content/uploads/sites/7/2016/12/Clutter-Image-Rating-3-18-16.pdf
L’ H O M M E 231-232 / 2019, pp. 111 à 134
HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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“Le fouillis est la manifestation de la liberté [Clutter is the manifestation
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« […] les espaces de la maison passent par différentes phases selon la façon dont ils sont
utilisés et selon leur importance en lien avec les aléas de la vie quotidienne. Les objets
sont ainsi déplacés dans ces divers espaces et y sont souvent laissés et conservés. Par
conséquent, la dispersion des choses dessine un ensemble de pistes et de traces d’un
bout à l’autre de la maison » (2003 : 235) 3.
Joshua et Rebecca étaient des personnes actives et sociables, mais leur
tendance à l’accumulation domestique les avait contraints à ne plus inviter
chez eux que des amis très proches. La plupart de leurs visiteurs les auraient
en effet rapidement qualifiés de « hoarders ». Ce terme a été popularisé en
anglais par l’émission de téléréalité homonyme, diffusée pour la première fois
en 2009 4, et qui a inspiré une série de programmes consacrés au désordre
domestique. Il n’a pas d’équivalent en français, mais renvoie à ce qu’on désignerait par « entasseurs », « thésaurisateurs », ou encore « syllogomanes ». Ce
dernier est un terme d’origine médicale de plus en plus fréquent sur la toile,
la syllogomanie se rapprochant du trouble de l’accumulation compulsive
(compulsive hoarding disorder) inscrit par les psychologues anglophones
dans la version 5 du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
(Dsm-5).
3. Tous les extraits cités d’articles ou d’ouvrages en langue anglaise ont été traduits par mes soins.
4. Hoarders est une émission américaine très populaire, diffusée sur la chaîne de télévision A&E
Television Networks, comprenant 6 saisons et 83 épisodes.
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des équipements de plein air, tels que des tentes et des sacs de couchage.
À une autre occasion, je retirais quatorze paires de vieilles chaussures entassées
dans une bibliothèque, cachée derrière la pile de caisses. Il y avait aussi un
bureau débordant de vieux papiers qui ne pouvaient être recyclés en raison
des données confidentielles qu’ils étaient censés contenir. Un peu plus loin,
un enclos avec des lapins bloquait l’accès à des étagères elles-mêmes remplies
d’objets. Quant aux anciennes chambres de leurs filles, elles renfermaient
toujours des centaines d’animaux en peluche et quantité de poupées, de
trophées et autres affiches d’exposés qu’elles avaient jadis présentés à l’école.
J’y suis allé toutes les semaines pendant des mois, repartant chaque fois
la voiture chargée d’objets destinés à des organismes de charité. Joshua et
Rebecca avaient opposé une véritable résistance à l’idée de se conformer
aux normes d’usage en matière de rangement, car ils aimaient vivre avec la
sensation rassurante d’être blottis au milieu de leurs biens. Et pourtant, ils
étaient conscients du fardeau qu’ils s’imposaient, notamment de la contrainte
que cela représentait, au quotidien, de déménager des objets pour faire de
la place avant de pouvoir entreprendre quoi que ce soit. On peut se référer,
à cet égard, à l’analyse novatrice de Saulo B. Cwerner et Alan Metcalfe sur
l’encombrement et les pratiques de stockage :
Ethnographie du stockage et du fourbi
L’enquête la plus importante que j’ai consacrée aux espaces de rangement
et à l’encombrement a duré près de 18 mois en tout, répartis sur une période
de cinq ans. Elle s’est principalement déroulée au cours de l’année universitaire 2011-2012 en Caroline du Nord, mais inclut aussi des entretiens
effectués en Illinois et à Boston. Bien que je n’aie pas ciblé une population
spécifique, la plupart des interlocuteurs ayant accepté de participer se sont
révélés être des Blancs issus de la classe moyenne. Je me référerai également
à mon expérience personnelle, de façon plus informelle, puisque j’ai moimême mené un combat contre une tendance à l’accumulation après avoir
vécu quinze déménagements en quinze ans, tout en étant au contact, au
sein de ma propre famille, de toutes sortes de thésaurisateurs, collectionneurs et entasseurs. Dès le début de ce projet, j’ai aussi porté une attention
particulière aux idées reçues circulant sur ce sujet, de plus en plus médiatisé
au niveau international.
Mon ethnographie repose sur des entretiens menés au domicile de mes
interlocuteurs. Je commençais d’abord par recueillir le récit détaillé de leurs
parcours et des divers lieux d’habitation qu’ils avaient connus durant leur vie,
puis je visitais les différentes parties de leur maison, des pièces principales à
celles moins accessibles. L’ethnographie de l’espace domestique en Amérique
du Nord est souvent biaisée par le fait de considérer les protagonistes des
enquêtes comme des individus dépourvus de relations sociales, en raison de
la faible perméabilité entre les sphères domestiques et publiques (Gregson
2011 [2007] ; Miller 2001, 2008). Mais, comme le rappelle Daniel Miller,
si la maison « est là où la vie est vécue, il est très difficile d’envisager une
anthropologie qui se priverait de l’endroit où se déroule l’essentiel de ce
qui compte dans la vie des gens » (2001 : 3).
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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Mon travail de terrain a été mené au sein de familles américaines de la
classe moyenne, concentrant toute une palette de rapports au désordre, à
l’attachement aux biens personnels ou à leur possession. C’est sur cette base
que j’analyserai le phénomène du hoarding sous l’angle de l’anthropologie
du don, afin de déterminer dans quelle mesure l’accumulation d’objets peut
être conçue comme une forme d’hospitalité inconditionnelle (Derrida 1999)
ou de sociabilité illimitée, qui repose sur l’idée que les choses, à l’instar des
personnes, méritent un foyer et des soins, et que l’on peut tirer un certain
réconfort de leur compagnie. À l’instar de Jacques Derrida, nous nous
demanderons s’il est possible de « parler d’une hospitalité à du non-humain,
à du divin, par exemple, à de l’animal, à du végétal ? » (Ibid. : 18).
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5. Cf. aussi Gretchen M. Herrmann (1997 : 919).
6. Notamment à la suite de la diffusion des émissions de téléréalité Hoarders (cf. supra, note 4).
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Le fait d’aider les personnes qui m’avaient contacté à ranger, à déballer, à
trier ou à faire sortir des objets de leur domicile a inscrit mon travail dans
une dynamique d’observation participante où les relations avec les objets
étaient mises en évidence. C’est en effet dans ces situations que la prise de
décision acquérait, pour mes interlocuteurs, sa dimension la plus dramatique : lorsqu’après avoir passé chaque élément au crible de la sélection, il
fallait encore fixer leur sort une fois pour toutes. Seule l’idée de trouver une
destination idéale à tous les objets dont ils ne voulaient plus semblait pouvoir
apaiser leur angoisse. Pour preuve, ils proposaient souvent de me les offrir,
comme s’il ne suffisait pas que j’enlève ces objets de leur vie, encore fallait-il
que j’en prenne soin moi-même et que je leur procure « un bon foyer » 5.
Cette étude ne porte pas à proprement parler sur les hoarders eux-mêmes,
et encore moins sur les syllogomanes. Elle ne concerne pas tant les cas
extrêmes ou pathologiques que la relation vécue par la plupart des Américains
avec un espace habitable et les biens qui s’y trouvent. Dans les annonces que
j’ai fait paraître, je n’ai d’ailleurs cessé de rappeler que tout un chacun était
susceptible de participer à l’expérience, il suffisait de posséder au moins une
boîte à chaussures remplie d’objets personnels, car c’était bien la relation
aux objets stockés que j’étudiais, et non leur quantité.
Je me suis intéressé au hoarding en tant que comportement social au
moment où le grand public s’est emparé de ce concept 6 en se focalisant sur
le phénomène de l’accumulation domestique et sur la figure du professionnel
du rangement (Lepselter 2011). Dans la culture populaire, la thésaurisation
est souvent perçue comme la manifestation d’un penchant naturel à la
consommation ou comme la volonté d’accorder aux choses plus de valeur
qu’aux gens. Il en va de même pour l’avare, qu’on imagine trouver plus
de plaisir à amasser des richesses matérielles qu’à construire des relations
sociales, ce en quoi il se distingue du hoarder qui s’entourera avec indifférence de « camelotes ». Pourtant, après avoir discuté avec mes interlocuteurs
de leurs motivations, il m’est apparu qu’on pouvait assimiler leur attitude
à une sorte d’altruisme désintéressé puisque, à leurs yeux, une portion
considérable de leur espace de vie était consacrée à la conservation d’objets
pour le bien commun.
En effet, mes interlocuteurs conservaient parfois des choses en vertu de
l’utilité supposée qu’elles pourraient avoir. Tel est le cas de ce couple qui
avait sauvegardé des dizaines de cédéroms distribués dans des courriers
publicitaires au début des années 2000, en présageant qu’on leur trouverait
un usage créatif dans le futur. Il s’agit donc d’une accumulation de choses
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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matérielles auxquelles on attribue une valeur d’usage potentielle, que ce soit
pour le bien de la société et même de la planète, mais aussi pour permettre
à ces objets de remplir leur fonction. Dans le même ordre d’idées, Octave
Debary a constaté que certains individus prétendent conserver des choses
pour leur valeur historique collective (Debary & Tellier 2004) : bien qu’il
s’agisse souvent d’objets sans valeur, auxquels personne ne prête attention
pour le moment, ceux qui les gardent pensent qu’ils seront importants pour
les générations à venir.
Dans l’abondante littérature traitant des relations aux biens domestiques
(Cieraad 2010 ; Gregson 2011 [2007] ; Herrmann 2015 ; Marcoux 2001 ;
Miller 2001, 2008), les chercheurs ont souligné comment l’attachement aux
objets prévaut souvent sur l’opposition idéologique entre les personnes et les
choses propre aux sociétés occidentales. Les biens deviennent une richesse
inaliénable, inséparable de la personne qui les possède (Weiner 1992).
Maurice Godelier a écrit que « À la limite, dans ce monde, il n’existe plus
de “choses”, il n’y a plus que des personnes qui peuvent revêtir l’apparence
tantôt d’êtres humains, tantôt de choses » (1996 : 145). Si le « monde » en
question est, pour Godelier, celui des économies du don, il me semble
qu’on trouve parfois la même dynamique au sein des économies capitalistes.
Alors que les anthropologues ont rendu compte, à la suite de Marcel
Mauss, du « mélange » entre personnes et choses qui s’opère à travers le don
(Mauss 2007 [1924-1925] ; Weiner 1992 ; Kopytoff 1986), et que, depuis
Arjun Appadurai (1986), la phrase « la vie sociale des choses » s’est banalisée,
je voudrais aller un peu plus loin ici en considérant les marchandises comme
des entités sociales, c’est-à-dire comme des personnes non humaines. Igor
Kopytoff (1986), de son côté, a introduit l’idée intéressante de « biographie
culturelle des objets », mais toujours en concevant leurs parcours comme un
produit de l’activité humaine. Ma perspective est plus proche de celle de
Alfred Gell (1998) et de son concept d’intentionnalités partagées (distributed
agency) entre personnes et entités matérielles. Les objets d’art sont, selon lui,
regardés comme des extensions de la volonté de leurs auteurs, qui continuent
à agir sur les spectateurs sans interférence humaine. Je souhaite, pour ma
part, élargir cette agentivité aux produits de masse, qui, comme les œuvres
d’art, absorbent ceux qui rentrent dans leur sphère d’influence et mènent
des vies composites, indépendantes des volitions de leurs propriétaires.
Même lorsque Kopytoff se penche sur le continuum entre singularisation
et marchandisation, les marchandises apparaissent comme des produits
qui ont été privés de leurs relations sociales. Si le paradigme marxiste du
« fétichisme de la marchandise » reste une critique pertinente de la logique
d’aliénation qui prive les individus de la valeur de leur propre travail, il
nous dit peu de choses de ce qui se passe après l’acte d’achat.
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Une relation d’hospitalité
Si les objets sont des entités sociales qui suscitent de la part de leurs
possesseurs un sentiment d’obligation morale et de soins, il est logique de
penser qu’apporter des objets à la maison revient parfois à s’engager dans
une relation d’hospitalité. Telle est la problématique centrale de cet article.
Le cas le plus évident est celui des objets que d’autres ont possédés avant soi
(à savoir ceux dont on a hérité, qu’on a acquis d’occasion, ou encore ceux
qu’on a reçus en cadeaux), qui sont davantage de l’ordre des biens que l’on
adopte plutôt que des marchandises que l’on achète. En tant que tels, on les
conserve plus en raison de la sociabilité, du type du hau, qui leur est inhérente
que pour leur valeur d’échange ou leur valeur d’usage. Cette forme d’hospitalité liée aux objets implique des obligations sociales, semblables à celles
qui contraindraient un individu à recueillir des parents éloignés cherchant
refuge chez lui après avoir perdu leur foyer. Le « maître » de la maison permet
aux choses de franchir le seuil et de se mêler aux autres objets domestiques,
véritables prolongements matériels de la personne (Belk 1988 ; Gell 1998).
Ce qui distingue l’hospitalité du don, c’est qu’elle est indissociable du
lieu au sein duquel elle prend place. Elle se déroule dans une « maison »
ou dans tout autre espace délimité par la présence de l’hôte et dans lequel
l’invité doit pénétrer, comme le souligne Jacques Derrida (1999 : 22). Le
philosophe décrit la tension propre à cet instant où l’invité entre et où il
lui est impossible de franchir le seuil sans violer du même coup le territoire
de son hôte tout en remettant en question le contrôle qu’exerce ce dernier
sur son espace. Comme l’écrit Maribeth Erb :
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Or, les marchandises, une fois déballées et entrées dans la maison,
s’imprègnent de la personnalité de ceux qui les entourent, d’une manière
analogue au hau maori, en se muant en réceptacles d’expériences sensorielles,
mêlant des personnes, des lieux et des événements (Newell 2014). Dans la
mesure où des biens sont possédés par l’esprit de leurs colocataires, ils cessent
d’être de simples achats pour devenir des possessions. Ces liens avec la personnalité et la sociabilité sont d’autant plus forts que les objets contiennent
les imaginaires passés et présents de leurs propriétaires, et le fait de se remplir
des expériences des autres les rend socialement plus indépendants. En tant
que tels, les objets matériels conservés à la maison deviennent des entités
composites qui échappent au contrôle de leurs propriétaires, exigeant qu’on
s’occupe d’eux comme d’autres l’ont fait auparavant. À l’instar du concept
de personne dividuelle (dividual) élaboré par McKim Marriot (1976) et
Marilyn Strathern (1990), les êtres humains et leurs biens sont des entités
perméables qui se constituent mutuellement.
117
« […] notre schéma corporel intègre l’espace domestique, son mobilier et tous les appareils que nous pouvons atteindre de façon routinière, à tel point que, si nous modifions
l’emplacement d’un meuble donné dans notre appartement, nous devrons réapprendre à
nos algorithmes moteurs à rechercher le meuble à son nouvel emplacement » (2006 : 187).
À l’instar du « roi-pot » et de ses sujets-récipients (Warnier 2009), les
« orifices » des maisons fonctionnent comme des espaces incorporant
l’extérieur à l’intérieur, et réciproquement. Tout comme Wyatt MacGaffey,
qui a remarqué que les rois et les fétiches constituaient des types comparables
de contenants, on peut considérer ici les biens, les corps et les maisons
comme trois niveaux de réceptacles qui s’emboîtent (MacGaffey 1977 ;
Newell 2014).
Les anthropologues qui se sont intéressés à la question de l’hospitalité 7
ont souvent décrit l’accumulation de richesses matérielles – comme dans
les maisons aux ignames des îles Trobriands –, à laquelle certains hôtes se
livrent pour ensuite redistribuer ces biens à leurs invités et négocier ainsi
leurs relations sociales. Des exemples ethnographiques africains confirment
que ces manifestations dispendieuses d’hospitalité consistent à convertir
une richesse matérielle en une forme de « richesse en personnes » (wealthin-people) (Bledsoe 1980 ; Guyer & Belinga 1995). Une telle hospitalité est
généralement décrite en termes flatteurs pour le « maître de cérémonie »,
qui conserve de cette façon sa souveraineté et accroît son prestige. Mais ce
n’est pas toujours le cas en pratique, comme le rapporte Andrew Shryock
à propos des Bédouins, en se référant lui-même à Ibn Khaldoun : « Tel est
7. Cf. par exemple : Anne Meneley (2000) ; Russell Zanca (2003) ; Andrew Shryock (2004) ; Stephan
Feuchtwang, ainsi que Caroline Humphrey dans ce volume.
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C’est précisément le sentiment qu’éprouvent les détenteurs d’objets que
j’ai rencontrés. Ils savent qu’ils doivent se séparer de certaines de leurs
affaires, mais, au moment de passer à l’acte, ils sont assaillis par le doute.
Elles prennent soudain plus d’importance à leurs yeux, représentant une
valeur potentielle ou émotionnelle trop grande pour qu’ils parviennent à
s’en débarrasser. La décision est reportée, le tiroir et la porte refermés sur ces
choses impossibles à trier qui, de l’intérieur de la commode ou du placard,
semblent résister de tout leur poids.
À la suite de Jean-Pierre Warnier, j’envisage ici la maison comme un
« récipient » qui constitue une extension spatialisée du corps de ceux qui
y habitent et qui influence nos processus cognitifs, affectifs et moteurs :
L’hospitalité des hoarders
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« Sur le “seuil”, les nouveaux arrivants n’acceptent pas le monopole de l’hôte et réclament
un espace spécifique où les rôles des uns et des autres peuvent être remis en question,
voire renversés. Ainsi le seuil n’est-il pas seulement une image de l’entrée et de la sortie,
mais aussi d’un “entre-deux”, d’une “indécidabilité” » (2013 : 298).
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le “dessein secret de Dieu”, la richesse qui produit des “essaims d’animaux
stupides” produira également des “essaims d’êtres humains”. Il s’agit d’avoir
des parasites, en signe de richesse, mais de ne pas se laisser submerger par
eux » (cité in 2019). La dynamique de l’hospitalité peut en effet se retourner
contre l’hôte si ce dernier se laisse parasiter par ceux qu’il accueille (Gideon
Baker 2010).
Tout comme l’hospitalité envers des êtres vivants, lorsqu’elle mène à une
dilapidation des ressources et menace la réputation de l’hôte, la présence
d’un trop grand nombre de biens matériels à la maison peut, elle aussi,
devenir pernicieuse. L’abondance traduit la richesse jusqu’à un certain point,
au-delà duquel elle est le signe d’un manque. Mes beaux-parents se plaisent
à rappeler que « les invités, comme le poisson, commencent à sentir au bout
de trois jours »… Bien qu’il ne soit nullement question chez Derrida des
invités qui ne partent pas, Maribeth Erb souligne que l’hospitalité inconditionnelle telle qu’il la conçoit peut, en dépit des intentions éthiques qui
la sous-tendent, s’avérer « imprudente, dangereuse, voire immorale. Si l’on
accueille et que l’on est ouvert aux “visites” impromptues, cela peut conduire
au sacrifice non seulement de soi-même, mais aussi des autres membres de
la maisonnée ou de la communauté » (2013 : 306). Dans le cas du hoarding,
l’État retire parfois aux parents la garde de leurs enfants ou enlève de force
aux gens certains de leurs biens, lorsqu’ils sont jugés nocifs.
Le mot « possession » me paraît particulièrement approprié aux types de
biens évoqués ici, à la fois au sens où ils sont des réceptacles de l’esprit de
leurs anciens propriétaires, et dans la mesure où leurs détenteurs actuels en
sont littéralement possédés, au point de perdre le contrôle sur leur logement
(Newell 2014). C’est une question d’équilibre entre une forme d’accumulation positive, quand on en maîtrise le flux, et une forme d’accumulation
nocive, qui se développe de manière incontrôlée au détriment de son
environnement. La plupart des gens se situent entre ces deux extrêmes, là
où la lutte sur le seuil de leur maison existe déjà, c’est-à-dire là où s’exerce
leur pouvoir de distinguer les choses qui peuvent encore leur appartenir de
celles qu’ils doivent rejeter.
Dans les études de cas qui vont suivre, j’essaierai de fournir quelques
exemples représentatifs des différentes manifestations de rapports aux objets
que j’ai pu observer, de l’individu qui les conserve par sens du devoir tout en
restant modéré, à ceux qui se laissent déborder et deviennent otages de leurs
propres biens. Cette palette de situations montrera que la perte progressive
de maîtrise est proportionnelle à l’amplification de l’accumulation. Il est
important de noter, à cet égard, que l’attachement aux choses demeure
élevé d’un cas à l’autre, mais que la nature de cet attachement change en
fonction du degré de contrôle qu’exerce le propriétaire.
Ed : un gardien du patrimoine familial réticent
Ed : — « Ils avaient des objets dont ils prenaient soin. Ils leur avaient été transmis… Et
ils m’ont appris à veiller sur ce que nous avions et à en prendre soin, mais pour ce qui est
d’être vraiment attaché à quelque chose, en ce qui me concerne, c’est surtout la pêche et
la chasse. J’aimais mon équipement et j’en ai pris soin. On doit prendre soin des objets.
Moi : — Donc, les meubles que tu as…, ils t’ont été transmis ?
Ed : — Je n’y pense pas vraiment [à ces meubles]… J’y pense. Dans le sens où j’ai dû
y penser… c’était nécessaire d’initier Betsy [la fille d’Ed] un tant soit peu – non qu’ils
[les meubles] soient là pour leur utilité, mais parce qu’ils sont vénérables, ou quelque
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Ed, entrepreneur âgé de 62 ans au moment de notre rencontre, passait
son temps libre à cultiver son potager et à jouer de la musique avec les
nombreux banjos et guitares de sa collection. Son épouse était comptable
dans une grande institution publique. Tous deux m’ont témoigné une forme
d’hospitalité typique du sud des États-Unis, en ne me laissant pas partir
les mains vides, mais avec un chou vert de leur potager et des poivrons
marinés faits maison… Ils avaient cinq enfants, qui avaient tous quitté
le domicile familial. Ed avait grandi dans une famille de militaires et,
à la suite de tous les déménagements qu’il avait connus, était devenu tout
à fait indifférent à l’égard des choses qu’il possédait. Ses seuls objets de
prédilection étaient des flèches qu’il avait trouvées, dans son enfance, à la
ferme familiale, et des pierres que lui avait envoyées un oncle chercheur
d’or. Jadis, il s’était également constitué une collection de vieilles tenues
de football américain en cuir, récupérées après que son entraîneur les eut
remplacées par des équipements en plastique. Le jour où sa mère a tout jeté
à la poubelle sans lui demander son avis marqua sa rupture définitive avec
toute forme d’attachement pour les biens matériels : « Je ne sais pas, je n’ai
jamais eu… jamais vraiment eu quelque chose qui m’importait tellement,
en termes de possession. J’avais des amis [humains] ». Ainsi Ed exprimait-il
précisément l’opposition idéologique inhérente à la société américaine :
il se souciait plus de ses relations humaines, que de ses biens.
Il vivait dans un ranch des années 1960, situé juste à la limite de la
périphérie de la ville de Raleigh, là où les terrains résidentiels étaient plus
grands et où il y avait de la place pour y aménager son potager. L’un de ses
ancêtres avait été parmi les tout premiers colons à s’installer en Caroline du
Nord et la ferme familiale était la seule chose dont il aurait vraiment voulu
hériter. Mais il ne l’obtint pas, il hérita, en revanche, du mobilier qui s’y
trouvait, porteur du poids de la mémoire familiale et lui rappelant donc
la responsabilité d’appartenir à une famille consciente de son importance
historique :
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
(niveau 1 sur l’échelle d’encombrement)
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À la différence de ses frères et sœurs qui étaient « extrêmement possessifs
à l’égard des objets », Ed se sentait contraint de leur accorder de l’importance par obligation vis-à-vis de ce qu’ils représentaient pour sa famille.
Après le décès de leur mère, ses frères et sœurs avaient réquisitionné une
grande partie des biens de la famille, au point que, selon le témoignage de
Ed, leur maison était saturée d’objets : « Vous pouvez donc à peine vous
y frayer un passage », me rapporta Ed. Le désir d’appropriation d’une des
sœurs entraîna même un conflit familial. Elle reprocha d’abord à la femme
de Ed de « jeter l’histoire de sa famille », quand celle-ci se débarrassa de la
nourriture avariée qui était restée dans un placard de la cuisine. Puis, elle
intervint également de façon surprenante lorsqu’elle constata que Ed avait
amené sa fille le jour du partage des biens de la maison familiale : « Je t’ai
dit que je voulais juste la famille ici ». À ses yeux, sa nièce ne faisait pas
partie de la famille, au motif qu’elle n’appartenait pas à la sphère intime
de son enfance. L’entretien, la conservation et le partage de tels objets ne
représentent donc pas seulement des tâches qui incombent à la parenté, ils
sont aussi constitutifs du groupe de parenté lui-même.
La relation de Ed à ce patrimoine familial relevait avant tout d’une forme
de devoir ou de responsabilité vis-à-vis des générations précédentes, qui ne
lui procurait que peu de plaisir mais dont il reconnaissait qu’elle était tout
à fait légitime.
Gilles : “préserver l’histoire”
(niveau 2 sur l’échelle d’encombrement)
Gilles, expatrié français installé en Caroline du Nord, était propriétaire
d’un café. Il avait eu une fille avec une Américaine dont il avait divorcé.
Par amour pour sa fille, il ne projetait plus de partir vivre ailleurs, même s’il
espérait quand même se débarrasser de tout bien qui n’entrerait pas dans une
grande valise pour être libre de partir à tout moment. Il était sensible aux
problèmes inhérents aux espaces de rangements. Gilles n’aimait pas utiliser
les tiroirs de ses meubles et ses nombreuses armoires étaient en grande partie
vides. En revanche, l’espace visible de sa maison était exceptionnellement
plein : ses murs étaient recouverts de tableaux et la moindre surface disponible était occupée par les objets qu’il avait collectionnés. Il avait incorporé
Alexander Newell
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chose comme ça. Tu sais, ils ont été là et on s’est occupé d’eux. Tu sais, ils ont été
utilisés, pendant des années, par beaucoup de gens, donc tu ne viens pas t’affaler là
avec tes amis… Il faut les traiter avec respect. J’espère que je pourrai les transmettre.
Tu sais, je ne m’entiche pas de ces choses. Je ne les apprécie probablement pas autant
que je le pourrais. Parfois je pense aux gens qui se sont assis ici et qui les ont utilisés
avant que nous ne le fassions ».
« Mais je regrette un peu… Environ douze ans plus tard, j’en ai acheté une autre que j’ai
trouvée sur eBay… Ce n’est pas la même carte, mais, eh bien, cela peut sembler idiot,
mais parfois… avec certains objets anciens, j’ai l’impression que nous avons presque
un devoir de citoyen de préserver l’histoire, de les préserver – et ce n’est peut-être pas
quelque chose qui vaut beaucoup d’argent, mais juste en tant que morceau d’histoire,
vous savez ».
On comprend, dès lors, que le sentiment éprouvé pour cette carte
s’apparente à de la culpabilité. Gilles a ensuite évoqué son expérience de la
valeur collective des choses anciennes et du type de magie sociale qu’elles
peuvent produire entre des personnes qui ne se connaissent pas :
« Je sens qu’il y a quelque chose de très spécial dans les objets plus anciens. Comme
je peux le constater avec ma Bmw [moto], la ‘73… à peu près à tous les feux où je
m’arrête, ou chaque fois que je m’arrête quelque part, il est très rare qu’on ne me fasse
pas de commentaire… l’autre jour, ça m’est arrivé avec un gars qui passait avec sa petite
amie ou sa femme et qui a dit : “Oh, tu te souviens quand nous avions la nôtre [leur
Bmw] et que nous étions… [nostalgiques] ?”. Oh oui, ils se sont souvenus de tous les
voyages qu’ils ont faits sur cette moto, et j’étais assis à opiner du chef, et finalement
ils m’ont parlé et c’est assez drôle de voir que nous avons commencé quelque chose…
Mais je pense que nous avons, en quelque sorte, le devoir de préserver certaines choses ».
Alors que l’exemple de la carte correspond à la catégorie des objets
orphelins pris en charge au motif qu’ils méritent une reconnaissance sociale
pour leur rôle dans le passé et leur pertinence pour notre compréhension
du présent, celui de la moto montre comment les objets que l’on conserve
peuvent être utilisés pour susciter de nouvelles relations sociales lorsqu’ils
circulent, ce qui est une forme d’hospitalité productive. Gilles était profondément attaché à ses biens, mais il ressentait également à leur égard une
forme d’oppression, car il était incapable de s’en délester. Il aurait aimé
retrouver l’insouciance de sa jeunesse, lorsqu’il était sans attache matérielle.
Il se trouvait sur la ligne qui sépare la souveraineté qu’on peut exercer sur des
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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à cet ensemble de nombreux éléments recyclés à caractère unique, comme le
comptoir de sa cuisine fabriqué à partir de l’ancien plancher du terrain de
basket-ball d’un collège. Un énorme panneau Coca-Cola en métal rouillé
était accroché sur l’auvent de sa maison. Il était essentiel pour lui non
seulement de « préserver l’histoire », mais aussi de la mettre en scène, de la
rendre visible pour lui-même et pour son entourage. Je lui ai demandé s’il
y avait quelque chose en particulier dont il regrettait de s’être débarrassé.
Il me répondit qu’il avait trouvé chez sa grand-mère décédée un drapeau
français fait maison et une carte allemande de sa région datant de la Seconde
Guerre mondiale. S’il avait pris soin du drapeau, il avait, au contraire, jugé
la carte maléfique et l’avait brûlée :
122
objets et le fait d’être possédé par eux. C’est pourquoi il avait besoin de se
réapproprier son intérieur en expurgeant de temps à autre de son domicile
des choses qui, selon lui, avaient pris trop d’importance.
Mélanie : la vitalité d’une maison pleine
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Face à des choses entassées, le souffle de vie qui les anime devient parfois
désagréablement évident. Mélanie le reconnut, non sans ironie, en parlant
de ses possessions : « Tu connais ces moments où tu n’es pas à la maison,
et où tout ce qui s’y trouve semble danser et faire la fête ? C’est ce qui se
passe [ici] ». Mélanie vivait à Raleigh et exerçait le métier de comptable à
domicile. Elle était également musicienne et possédait une collection de
guitares et deux pianos dans son salon, dont l’un avait appartenu à sa mère.
Elle avait loué quelques-unes de ses chambres à des amis, qui l’avaient
aidée à entretenir son logement, notamment lorsqu’il lui fallut s’occuper
de sa mère, décédée cinq mois avant notre entretien. Depuis lors, Mélanie
avait vidé la maison de sa mère, pour « trouver des foyers pour ses choses »,
comme elle me l’expliqua, prenant chez elle l’essentiel de ce qui restait. Son
propre espace, déjà fort encombré, dut accueillir au moins deux générations
d’accumulations de plus, si bien que le salon fut envahi de caisses :
« Ces caisses dans le salon sont toutes remplies de lettres, de journaux, de papiers, de
photographies, qui remontent parfois jusqu’aux années 1800. Il y a beaucoup de tri à
faire ! Ses parents ne s’étaient jamais débarrassés de quoi que ce soit, et elle non plus.
Donc une grande partie de tout ça a fini ici… Il y a certaines choses qu’elle m’a laissées,
qu’elle a vraiment voulu que je garde, et qui ne sont pas à mon goût. Ses goûts et les
miens… Elle avait des lampes avec des fioritures et fanfreluches. Donc après la mort
de mon père… elle est passée par cette phase de trente ans d’accumulation, dans la
pièce à l’arrière. Elle m’a donné de son vivant des choses à garder pour elle, mais je n’ai
pas pu les prendre, parce que j’étais trop occupée à m’occuper d’elle. C’est comme ça
que j’ai toute sa collection d’assiettes commémoratives. J’ai aussi toute sa collection de
poupées de la “Hamilton Reserve”. Ce sont soi-disant des objets de collection, mais
on en produit des milliers. J’ai aussi toutes les poupées de son enfance, qui sont dans
un endroit séparé et que je chéris ».
On voit ici à quel point le poids des générations précédentes pèse sur
l’autorité de Mélanie sur son propre domicile. Elle récusait manifestement
certaines des attentes de sa mère et insista sur le fait que cela se passera
différemment quand elle-même transmettra des objets à sa famille. Ce genre
de préoccupations à propos de la manière dont d’autres auraient à gérer
leurs affaires dans le futur était relativement récurrent parmi les personnes
avec lesquelles j’ai mené des entretiens, et ce fut assez souvent l’une des
raisons principales qui les poussèrent à se confier :
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(niveau 5 sur l’échelle d’encombrement)
Ellen : contenir les excès, évacuer les regrets
(niveau 1 sur l’échelle d’encombrement)
Ellen était artiste et vendait des objets d’artisanat en ligne sur internet.
Mère célibataire, elle approchait de la quarantaine lorsque je l’ai rencontrée à
Urbana (Illinois). Elle avait déjà déménagé à de nombreuses reprises, emportant avec elle un large éventail d’objets, dont deux portes indonésiennes
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Même si Mélanie et Ed ont tous les deux gardé une relation forte avec
les biens hérités de leurs familles, leur façon de les distribuer dans l’espace
domestique était profondément différente. Alors que chez Ed un endroit
dégagé était réservé aux biens de la famille qu’il fallait traiter avec respect,
Mélanie était submergée par les objets et les contraintes qui leur étaient
liées. Chaque pièce de sa maison était remplie de meubles et de boîtes.
Lorsque nous sommes entrés dans sa chambre, elle a déclaré : « C’est rempli
de caisses. C’est une honte ! Chaque recoin disponible est occupé par des
caisses ». Puis Mélanie a rapidement revendiqué la maîtrise de la situation :
« J’ai un plan, mais je ne suis pas encore prête à l’exécuter, c’est pour ça
que je t’ai dit que je n’avais pas besoin de déménageurs ou autre. J’ai un
plan ». Cette affirmation ressemblait toutefois à la tentative désespérée de
quelqu’un qui s’était déjà soumis à la volonté de ses choses.
En théorie, il était toujours possible pour Mélanie de recevoir des invités
chez elle, car il lui restait encore quelques chaises où elle pouvait au moins
les faire asseoir. Elle menait par ailleurs une vie sociale active occupée à jouer
de la musique avec ses amis. Mais dans la plupart des cas de ce genre, les
individus se coupent de leurs proches, soit par honte du désordre ambiant,
soit parce qu’ils sont inquiets à l’idée que d’autres personnes puissent
s’interposer dans leur relation intime avec les objets.
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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« Ma mère avait l’habitude de nous donner des choses, à moi ou à mon frère, parce
qu’elles avaient un contenu magique pour elle, et qu’elle attendait de nous que nous les
gardions à jamais, qu’on le veuille ou non. Elle ne nous a pas demandé notre permission.
Je ne ferai pas ça à mes neveux. C’est pourquoi je leur ai dit que je leur laisserai une
liste. Ces choses sont précieuses pour moi, ces choses vous devriez les vendre parce que
ça serait idiot de les donner – et c’est tout, je m’en fiche. Je ne me mêle pas de ce qui
peut les toucher. J’ai trouvé une vieille photographie que ma mère avait gardée dans sa
chambre pendant des années et je l’ai donnée à ma belle-sœur. C’était une photo de
mon frère et de ma belle-sœur quand ils ont commencé à sortir ensemble, et Dierdre…
m’a dit : “Ta mère avait vraiment ça dans sa chambre ?”. C’était impossible de dire ce
qu’il y avait dans la chambre de ma mère, il y avait tellement de choses. Elle vivait
dans un environnement surpeuplé. C’est pour ça que Dierdre n’avait jamais vu cette
photographie, et ça a été un des deux objets les plus précieux qu’elle ait récupérés parmi
tout ce que ma mère possédait. L’autre étant son arrosoir en cuivre pour les violettes ».
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« Je n’ai jamais réussi à mettre quoi que ce soit dans la pile d’objets dont je dois me
débarrasser. Je me sens dans l’obligation de garder les choses qui m’ont été données
par ma grand-mère. J’ai la sensation d’être opprimée par ces objets, mais je n’ai jamais
pu me résoudre à m’en débarrasser. Ça me met en colère d’avoir un conteneur de stockage, non que je tienne à toutes les choses qui y sont, bien au contraire. Si seulement
c’étaient des objets que je voulais, je pourrais tous les avoir avec moi… Mais c’est l’excès.
Le conteneur est plein d’excès ».
Ellen avait lutté contre son désir de conserver des vêtements ayant
appartenu à sa mère (qui était encore en vie). Elle les avait tout d’abord
gardés dans l’espoir de les transmettre à sa propre fille. Elle n’avait pourtant
qu’un fils en bas âge, et bien qu’elle n’imaginât pas avoir d’autre enfant,
l’abandon de ces vêtements lui apparaissait comme une trahison à l’égard de
la fille qu’elle pourrait encore avoir, espoir auquel elle refusait de renoncer.
Dans son cas, les objets sont donc conservés pour faire advenir un futur
dont on sait déjà qu’il ne se réalisera pas. Quelques années plus tard, Ellen
est retournée chez sa mère, après avoir chargé tous ces objets qui suscitaient
tant de sentiments ambivalents à l’arrière d’une semi-remorque, où elle
ajouta ses portes indonésiennes.
Richard : un hoarder soi-disant minimaliste
(niveau 8 sur l’échelle d’encombrement)
Richard, architecte moderniste à la retraite, est un vieux célibataire
dynamique dont le goût esthétique a été fortement marqué par sa découverte du Japon dans les années 1950, au point d’en adopter, en apparence,
le style minimaliste dans son appartement qu’il louait à Boston. Jusqu’à
son expulsion de ce logement à près de 80 ans, sa propre famille ignorait
sa propension à accumuler les choses, une tendance bien cachée dans un
escalier de service de six étages qu’il s’était approprié pour y stocker au
fur et à mesure toutes ses affaires. Sa nièce imaginait que c’était à cause
de cela qu’il avait été expulsé, mais il n’en a jamais avoué la raison. Il
acheta alors un immeuble, occupant l’appartement du rez-de-chaussée
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sculptées aussi hautes que les murs de sa maison. Chez elle, tout était très
bien rangé, sans débordement apparent. Pour maintenir cet ordre, elle était
néanmoins obligée de faire d’importants efforts financiers, car elle louait
également un conteneur de stockage qui, d’après elle, lui avait déjà coûté
six mille dollars en trois ans, à son grand désespoir.
Nous décidâmes de chercher ensemble certaines des choses qu’elle avait
rangées dans sa cave. Avant d’ouvrir la première caisse qui s’y trouvait elle
me confia qu’elle « ressembl[ait] à une boîte de Pandore » :
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où il installa « temporairement », dans le salon, une plateforme surélevée
faite de boîtes d’archives et recouverte d’un tapis, sur laquelle il posa un
futon et des coussins de sol pour s’y aménager un espace de repos. Il avait
trouvé là une solution à la fois efficace et décorative, mais, en dépit de
cela, il ne parvint pas à obtenir le surplus d’espace de rangement dont il
avait besoin. L’appartement commença rapidement à se remplir d’autres
objets. Une fois que le désordre gagna tout l’espace, il n’eût de cesse de
se trouver des excuses pour éviter qu’on lui rende visite et, lorsque des
invités venaient malgré tout chez lui, il les recevait sur son toit-terrasse,
auquel on accédait par un escalier extérieur. À sa mort, l’appartement était
tellement encombré que même l’ultime passage permettant d’y circuler
était obstrué par au moins trente centimètres de débris. Même le four et
le réfrigérateur n’étaient plus utilisables, car hors d’atteinte en raison du
fouillis qui les recouvrait.
Une part importante des affaires de Richard était constituée d’objets
achetés en double. On y trouvait quantité de sacs jamais ouverts, pleins
de marqueurs et de pastilles autocollantes qu’il utilisait en guise de code
couleur pour ses caisses de livres et de dossiers. On y dénombrait aussi
plus de dix-sept parapluies. Fait surprenant, on y découvrait également
des paquets cadeaux, marqués du nom de leurs destinataires, dont certains
étaient devenus adultes depuis l’époque où ces paquets auraient dû leur
être offerts. Après le décès de Richard, quand des membres de sa famille
trièrent ses biens, ils apprirent par des factures impayées qu’il louait depuis
trente ans un conteneur à Chicago. Comme beaucoup d’accumulateurs
compulsifs, Richard était resté sociable tout au long de sa vie, même lorsque
son logement fut envahi par les objets dont il n’avait jamais pris le temps
de s’occuper. Jusqu’à ce que sa santé se dégrade, vers l’âge de 90 ans, il était
parvenu à conserver une vie sociale active en tant que membre d’un club de
théâtre, en tant qu’architecte affilié à une prestigieuse université, et comme
célibataire ayant eu plusieurs relations amoureuses.
En surface, son fourbi était constitué d’une série de projets inaboutis, de
divers documents administratifs, et d’un nombre incalculable de Post-its,
comme s’il avait été submergé par toutes ces choses laissées en suspens, la
plupart sans grande importance. Mais le noyau dur se trouvait caché audessous, composé d’archives très personnelles, d’anciens plans architecturaux,
de traces de la vie amoureuse qu’il menait en secret, ainsi que des caisses
de livres. C’est surtout autour de ces archives, formant la plate-forme sur
laquelle était aménagé son salon, que le désordre s’était répandu – des choses
qui n’avaient pas d’espace dédié et dont il ne pouvait se séparer.
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Évoquant les albums d’images que sa mère réalisa lorsqu’il était enfant
et qu’il considérait comme les « semences » de sa collection grandissante de
livres pour enfants, Walter Benjamin soulignait que le fait d’« hériter est à
vrai dire le plus solide moyen de parvenir à une collection. Car l’attitude
du collectionneur vis-à-vis de ses richesses prend source dans le sentiment
d’obligation que le possesseur a envers sa possession » (2000 [1972] : 53-54).
C’est ce sentiment qui pourrait expliquer l’origine des accumulations parasitaires. Quelques objets particulièrement chargés affectivement peuvent
en effet être des graines qui vont germer et se multiplier à l’infini.
Steve Baker (1995), chercheur en design, compare, dans le même ordre
d’idées, le fouillis à la foule destructrice et incontrôlable décrite par Elias
Canetti (1966 [1960]), dont le principal objectif est de grandir et d’absorber tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Le fouillis peut, en effet, se
définir comme une multitude d’objets capables de se rassembler, pour nous
repousser avec la même forme d’irrationalité dévastatrice que celle d’une
foule que rien n’arrête, pas même les portes et les fenêtres :
« Dès qu’elle est constituée, elle tend à augmenter. Cette tendance à s’accroître est
la propriété première et dominante de la masse. Elle veut englober quiconque est à
sa portée… La masse naturelle est la masse ouverte : son accroissement ne connaît
pas de limite, en principe. Elle ignore maisons, portes et serrurres » (Canetti 1966
[1960] : 13).
De même qu’une foule peut devenir monstrueuse et imprévisible, comme
si elle possédait une intentionnalité indépendante de ses composantes
individuelles, le déplacement d’une masse d’objets peut occulter les liens
particuliers qui unissent le propriétaire à ses propres biens. Steve Baker
(1995) notait que l’encombrement est cette « partie de “nous-même” qui
échappe à “notre” contrôle, à notre “propre” contrôle, et qui est d’autant
plus irritante qu’elle est représentée par des objets stupides, des objets
désobéissants ». La description par Fabio Gygi (dans ce numéro) de la
version japonaise du hoarder montre, de façon remarquable, que celui-ci ne
construit jamais de lien personnel avec ses biens et qu’en réalité ses objets
sont dépersonnalisés et dépourvus de sens. Tout comme dans une relation
sociale potentielle indéfiniment différée, ces objets attendent d’être découverts et sont réduits à l’indétermination. De plus, ces relations aux objets
restent souvent indescriptibles parce que les amas d’objets représentent des
formes de vie étrangères et sans équivalent. Ce qui rapproche les observations faites par Fabio Gygi des témoignages que j’ai recueillis auprès de
mes propres interlocuteurs tient dans la différence de comportement que
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La foule du fourbi : des “hordes” d’objets animés
v
Les sociétés occidentales en général, et la société nord-américaine en
particulier, ont acquis une position dominante au niveau mondial en
croyant en leur propre prospérité et en l’avantage qu’elles tireraient d’une
accumulation infinie, selon un processus menant inexorablement de la
colonisation d’autres sociétés à celle d’un espace illimité. Si l’on reprend Karl
Marx, l’« accumulation primitive » serait à l’origine même du capitalisme.
L’accumulation étant le fil conducteur qui va de la naissance d’une forme
d’organisation économique capitaliste à la nouvelle économie de l’Internet,
la légitimité du principe d’une croissance illimitée est aujourd’hui remise
en cause. L’impératif d’abondance et l’incitation à consommer à des fins
patriotiques se heurtent à présent à une réduction de la taille des logements,
d’autant plus que l’obsolescence programmée des produits ne les rend pas
plus faciles à éliminer lorsqu’ils doivent être remplacés.
On constate aujourd’hui une certaine tendance au minimalisme dans le
mode de vie de la classe moyenne américaine. Les magazines de décoration
et les catalogues Ikea, par exemple, font circuler des images de murs blancs,
de tables bien rangées et d’intérieurs dépourvus de bibelots et autres babioles,
et des séries de téléréalité comme Tiny House Nation 8 mettent en avant
des personnes qui ont choisi de construire et d’habiter des petites maisons
(moins de 50 m2). L’accumulation de fouillis ou de bric-à-brac en est
venue à symboliser non seulement le mauvais goût, mais aussi une forme
de morbidité.
8. Série diffusée à partir de 2014 sur la chaîne de télévision câblée Fyi, comprenant 5 saisons
et 82 épisodes.
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j’ai constatée selon qu’ils se trouvent face à une masse informe d’objets
désordonnés ou face à un seul. Comme le constate Gygi, le moment de
reconnaissance qui survient lorsque l’on retire quelque chose d’une pile
d’objets réactive souvent avec force l’attachement que l’on pouvait éprouver
pour celle-ci.
Le but même de l’espace de stockage est de rendre ces choses embarrassantes invisibles et donc, tacitement, de permettre de ne plus avoir conscience
de leur présence. Une accumulation qui se dégage d’un espace de stockage
déterminé et qui se déplace librement dans la maison dissimule des objets
singuliers sous des couches d’autres objets, rendant leur détenteur étranger à
ses propres biens. L’accumulation est une sorte d’essaim composé d’éléments
distincts qui, tous ensemble, constituent une entité dotée d’une vie propre,
mais résolument non humaine.
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9. Consultante en rangement, Marie Kondō a publié, en 2014, The Life-Changing Magic of Tidying
Up [= La Magie du rangement], qui s’est vendu à 4 millions d’exemplaires aux États-Unis. Elle est
également l’auteur d’une méthode de rangement appelée « KonMari ».
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La location de conteneurs de stockage ou le recours à des professionnels du
rangement sont des activités de service en plein essor, comme en témoigne
le succès de la japonaise Marie Kondō 9 et de son armée de « Konverts »
prêts à expurger la maison de tout ce qui ne « suscite pas la joie ». Dans mes
entretiens, j’ai pu observer que, quel que soit l’état d’encombrement de la
maison, il y avait, chez mes interlocuteurs, à la fois une inquiétude marquée
et un attrait pour les mises en scène, sur le réseau social Instagram, des
espaces domestiques où « les comptoirs devraient être des surfaces vides et
étincelantes, ponctuées, tout au plus, d’une pompe à savon » (Silcoff 2018).
C’est pourquoi le seuil de la maison constitue bien un espace de tension.
À mesure que les objets continuent à affluer, qu’il s’agisse d’achats, de
cadeaux, d’affaires laissées en dépôt par des proches ou héritées en grand
nombre d’un défunt, l’espace social du foyer est menacé de saturation.
Ceux qui en sont responsables doivent donc décider en permanence de ce
que l’on peut laisser entrer dans la maison et de ce qui doit être jeté, pour
permettre à ceux qui l’occupent de continuer à y vivre. Enlever un objet,
c’est trouver un autre endroit où le poser, que ce soit pour le transmettre à
un autre membre de la famille ou à un ami, pour le donner à un organisme
caritatif, ou pour le vendre, ou bien encore, pour le jeter, tout simplement.
Quoi qu’il en soit, ce qui semble causer le plus de détresse est d’avoir à
statuer sur le sort de l’objet.
Le franchissement du seuil de la maison constitue un moment critique,
dans la mesure où ceux qui y habitent sont particulièrement sensibles au
regard porté par les invités sur l’étendue du désordre qui règne chez eux.
Ce regard agit comme celui de la société en général. Ceux qui sont submergés
par le désordre éprouvent souvent une réticence croissante à recevoir des
invités chez eux, en raison du sentiment de honte que cela suscite en eux. En
d’autres termes, leur tendance à accumuler est inversement proportionnelle
à leur degré d’hospitalité. Dans les cas les plus extrêmes, comme celui de
Richard, la famille proche elle-même cesse d’être invitée.
Même lorsque les membres de leur famille leur ont fait savoir sans
ambiguïté qu’ils ne pouvaient plus tolérer le désordre actuel, mes interlocuteurs ont souvent perçu comme une menace le fait de devoir se séparer
de leurs biens, donnant ainsi la priorité à leurs objets personnels. Car ce
qui surprend, c’est l’attention que les accumulateurs accordent aux objets
eux-mêmes. Certains vont en effet jusqu’à considérer que même un pot
de yaourt vide mérite d’être l’objet de soins et qu’il ne doit pas être jeté
purement et simplement à la poubelle, où l’on craint qu’il se sente mal à
« […] les maisons et les poutres, et les parois décorées sont des êtres. Tout parle, le toit,
le feu, les sculptures, les peintures ; car la maison magique est édifiée non seulement par
le chef ou ses gens ou les gens de la phratrie d’en face, mais encore par les dieux et les
ancêtres ; c’est elle qui reçoit et vomit à la fois les esprits et les jeunes initiés » (Ibid. : 61).
Dans cet extrait tiré de la section « La force des choses », on voit que les
possessions des Kwakiutl constituent, à leurs yeux, à la fois des membres
de leur propre parenté et des attributs essentiels de la pratique de l’hospitalité. En fait, les cuivres blasonnés portent un nom et s’échangent dans le
potlatch dans un « mouvement autonome », et « comme la richesse attire
la richesse […] ils entraînent les autres cuivres » (Ibid. : 63). Lorsque nous
parlons de possessions, nous ne devrions pas parler de propriété, mais
plutôt d’incorporation : tout comme le shaman de Sherry Ortner (1978)
loge l’esprit dans son corps quand il est possédé, la maison accueille les
biens matériels qui absorbent graduellement l’esprit de ceux avec lesquels
ils cohabitent.
L’hospitalité des hoarders
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HOARDING, HOSTING, HOSPITALITY
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l’aise et abandonné (Frost & Steketee 2010 : 272-273). Comme j’ai tenté
de le montrer ici avec ces différentes formes d’accumulations, ce n’est
cependant pas le degré d’attachement et de personnification qui distingue
les « syllogomanes » des entasseurs non pathologiques. Ce qui les différencie
ne tient pas à l’étendue de l’hospitalité envers les objets ni à l’impression
qu’une âme les animerait, mais plutôt dans le niveau de maîtrise de l’espace
que l’hôte parvient à garder devant ses invités, en particulier face à ceux
qui pourraient abuser de son hospitalité. Certains hôtes convertissent avec
succès la sociabilité en matérialité, en rassemblant certains des objets issus
de leurs connexions sociales passées et présentes pour attirer de nouvelles
personnes et obtenir de nouvelles ressources dans leur sphère d’influence.
Pour d’autres, le poids d’un seul type d’accumulation leur fait perdre le
contrôle sur l’autre. La « bonne » hospitalité consiste à pouvoir équilibrer
les entrées et les sorties d’objets et de personnes, de sorte que les choses
puissent être absorbées dans les relations humaines et que les êtres humains
s’enracinent dans les objets de valeur qui font de la maison un réceptacle
concret d’hospitalité (Candea & Da Col 2012).
Lorsqu’il aborde le potlatch dans L’Essai sur le don, Marcel Mauss attire
notre attention sur la vitalité des objets et de la maison elle-même. Les
choses précieuses, y compris le foyer, forment le « douaire magique » contenu
dans une boîte qui « parle, s’attache à son possesseur, qui contient son âme »
(2007 [1924-1925] : 59). Il semble, en effet, d’après Mauss, que pour les
Kwakiutl, les Haida et même les Trobriands, chacune de ces choses précieuses
possède « son individualité, son nom, ses qualités, son pouvoir » (Ibid. : 60).
Et l’auteur d’ajouter :
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Université libre de Bruxelles
Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains, Bruxelles (Belgique)
Alexander.Newell@ulb.ac.be
MOTS CLÉS/KEYWORDS : hoarders – hospitalité/hospitality – espace domestique/domestic sphere –
accumulation – rangement/storage – relation aux objets/object relations.
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L’hospitalité, matérielle et humaine, peut exposer dangereusement l’hôte
et c’est précisément pourquoi on trouve des récits où ce dernier est empoisonné ou vampirisé par des parasites (Da Col 2012). Héberger un parasite,
c’est entrer en symbiose avec lui, mener une existence d’incorporation
mutuelle – potentiellement morbide. Si des esprits et des choses peuvent
être considérés comme des invités au même titre que les humains, alors
il nous faut considérer l’hospitalité comme un entremêlement d’entités
perméables. L’hospitalité est une invitation à être contenu dans un espace ;
mais dès lors que l’hôte autorise l’autre à entrer, l’intérieur devient une
sorte d’extérieur et la maîtrise absolue qu’exerçait l’hôte sur son espace
domestique se dissout. C’est avant tout la faculté de contrôler les flux aux
frontières et d’autoriser les conversions entre sociabilité et matérialité au
moment d’accorder l’hospitalité qui semble produire des hiérarchies sociales
fondées sur la capacité de certains à accumuler aux dépens d’autrui. Mais
une telle maîtrise est souvent contrebalancée par un besoin de sociabilité,
sachant que les relations humaines qui impliquent un partage des richesses,
de l’espace et du temps entre l’hôte et ses invités, et que les relations avec les
objets, non seulement remplissent progressivement l’espace habitable de la
maison, mais demandent également du temps, du travail et un investissement
émotionnel de la part de ceux qui les accueillent.
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RÉSUMÉ/ABSTRACT
Alexander Newell, On the Hospitality of
Hoarders : Accumulations and Relations in Us
sDomestic Space.— Research on Us storage
space and accumulation reveals that hoarded
objects are not only mementos of former sociality, but are often felt by their hosts as entities
with whom ongoing social relationships of
obligation and care must be negotiated. In this
essay, I consider what it might mean to conceptualize storage (and its more extreme form,
hoarding) as a kind of hospitality towards
objects. This leads me to envision relations
with objects in terms of hospitality rather than
property. When objects become parasitic guests
that take over the social space of the home,
as in the case of compulsive hoarders, how
does this encroach upon their ability to host
actual people ? Examining the shifting balance
between hospitality-toward-things and hospitality-toward-humans, between retention and
redistribution, I consider the various ways that
accumulations of social relations with material
things and those with humans (wealth-inpeople) entangle with one another.
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Alexander Newell, L’hospitalité des hoarders :
accumulations et relations dans l’espace
domestique aux États-Unis.— Mon enquête
ethnographique sur les espaces de rangement
aux États-Unis montre que les objets que l’on
garde chez soi ne constituent pas seulement les
traces matérielles des souvenirs personnels. Il
arrive également, assez souvent, qu’ils soient
appréciés par leurs possesseurs comme s’ils
étaient des entités sociales envers lesquelles
ceux-ci entretenaient une relation d’obligation,
voire de parenté. Dans cet article, j’aborderai
les pratiques d’accumulation – et leur forme
extrême, connue sous le nom hoarding –
comme l’expression d’une hospitalité envers
les choses. Cela nous conduira à envisager
le rapport aux objets non pas en termes de
propriété, mais plutôt en termes d’hospitalité.
Quand les objets deviennent des invités parasitaires qui envahissent l’espace domestique,
comme c’est le cas chez les entasseurs, comment
cela affecte-t-il leur capacité à accueillir leurs
proches ? En évoquant les équilibres, toujours
instables, entre hospitalité matérielle et hospitalité humaine, entre rétention et distribution,
j’examinerai la complexité des liens entre les
relations sociales et les relations aux choses,
entre les richesses humaines et matérielles.