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Deux listes de pierres précieuses, Exode et Apocalypse

A la fin du texte de l'Apocalypse, le dernier opuscule du Nouveau Testament, se trouve une description de la Ville du Futur, la Nouvelle Jérusalem. On y trouve repris un catalogue de douze pierres précieuses dont la source est la série des pierres précieuses ornant le vêtement du Grand prêtre du Temple de Jérusalem, tel qu'il est décrit dans l'Exode. Cet essai décrit les deux listes, les compare, et montre comment elles peuvent être reliées l'une à l'autre.

1 Deux listes de pierres précieuses, Exode et Apocalypse. François Jacquesson 1. Le sujet et le propos de cette étude. Les historiens des sciences se sont intéressés aux conceptions de l’histoire naturelle qu’avait le Moyen âge occidental. Les plantes et les questions médicales, les animaux et les façons de les classer, ont donné de nombreux travaux. Les minéraux ont peut-être eu moins de succès, mais les textes médiévaux ont été édités et commentés avec soin. Les lapidaires, les traités sur les « pierres », au Moyen Âge sont dépendants des sources religieuses. Léopold Pannier avait essayé1, dans une étude pionnière publiée en 1882, de distinguer parmi les lapidaires français médiévaux, les « laïques » reposant sur l’histoire naturelle de l’Antiquité grécoromaine, et les lapidaires qu’il appelle « mystiques », liés à une liste de pierres précieuses de l’Apocalypse du Nouveau Testament, liste à son tour dépendante de listes de pierres précieuses utilisées dans la Bible. En réalité, même les lapidaires « laïques » de L. Pannier sont influencés par les listes « mystiques », mais une particularité de ces dernières est qu’elles s’arrêtent à une liste de 12 pierres. Le problème qui se pose aux savants qui aujourd’hui travaillent sur ces documents, est double. D’une part, même si ces pierres précieuses ont des noms, ces noms ne correspondent pas toujours à des pierres identifiées, ou correspondant à nos nomenclatures d’aujourd’hui. D’autre part, ces listes d’autrefois valaient moins pour leur contenu minéralogique que par la valeur magique prêtée à ces pierres et aussi aux façons de les grouper, par 3 ou 4 ou 6. Notre étude ici n’est pas minéralogique, ni ne cherche à retrouver de quelles pierres il a bien pu s’agir. Elle n’est pas non plus archéologique ni anthropologique : elle ne vise pas à restituer les valeurs réelles ou supposées que diverses populations attribuaient à ces pierres, ni leur commerce. Elle porte sur les mots utilisés et, plus que sur l’histoire individuelle de chaque mot, sur la façon dont les deux listes essentielles sont conçues. Nous proposerons une hypothèse pour indiquer comment la seconde liste, celle de l’Apocalypse, a été conçue en s’inspirant de la première, celle de l’Exode. On trouvera dans un billet du blog Caramel ‘La Ville descendue du ciel’2 des détails sur les illustrations des douze pierres précieuses dans les figurations de la « Jérusalem céleste ». 2. Deux listes pour douze pierres L’Apocalypse, qui est la dernière partie du Nouveau Testament chrétien, est un livret assez obscur contenant des visions de la « Fin des temps » ; d’où le titre de apocalupsis qui en grec signifie ‘révélation’. C’est aussi ce qui explique qu’il est le dernier livre du Nouveau Testament. Les chrétiens ont aussi conservé la tradition de lire ce qu’ils appellent ‘l’Ancien testament’, qui est la Bible juive, mais lue en traduction grecque en Europe orientale, et en traduction latine en Europe occidentale. 1 2 Léopold Pannier, Les Lapidaires français du Moyen âge, 1882. Sur Gallica. Ici : https://caramel.hypotheses.org/44231 2 Beaucoup d’aspect du Nouveau testament sont inspirés de la Bible, et comme le Nouveau Testament a été écrit en grec, il se réfère souvent à la traduction grecque de la Bible, qui est antérieure à lui. Il en va ainsi pour notre liste de douze pierres. Dans la Bible, qui est écrite en hébreu, on trouve deux listes de pierres précieuses ; la plus célèbre est dans l’Exode. C’est une liste de 12 pierres qui ornait, disposée en 4 rangs de 3 pierres, nous dit-on, une sorte de monture en tissu disposée sur la poitrine du grand-prêtre pendant les cérémonies du Temple. Ces douze pierres se référaient aux 12 « tribus » dont, disait-on, avait été composé le peuple avant sa migration vers la ‘Terre promise’. Et ces 12 tribus étaient en principe formées par les descendants des 12 fils du dernier des Patriarches de la tradition légendaire. Après Abraham et Isaac était venu Jacob, qui avait eu 12 fils. Pour résumer, ces 12 pierres de la Bible étaient vues comme l’aboutissement symbolique d’une « histoire » : 12 fils > 12 tribus > 12 pierres précieuses. On peut donc se demander quelle pierre précieuse correspond à quel fils. Mais nous, nous allons resserrer notre enquête, et d’abord comparer la liste des pierres de la Bible avec celle de l’Apocalypse du Nouveau Testament. Voici le texte biblique (Exode 28, 17-21, répété en 39, 10-13) : 3 Tu lui sertiras une sertissure de pierres : quatre rangées de pierres. Une rangée comprenant un rubis, une topaze et une émeraude, première rangée. La deuxième rangée : une malachite, un saphir et un brillant. La troisième rangée : une opale, une agate et une améthyste. La quatrième rangée : une chrysolithe, un onyx et un jaspe. Elles seront enchâssées dans l’or par leurs sertissures. Les pierres seront aux noms des fils d’Israël : douze à leurs noms, gravées en sceau, chacune ayant son nom, elles seront pour les deuze tribus. U-millé’ta b-ô millu’at èbèn arbaˁah ṭûrîm abèn, ṭûr odém piṭdah u-barèqèt : ha-ṭûr ha-èḥad. we-ha-ṭûr ha-šénî : nopèk sappîr we-yahalom. we-ha-ṭûr ha-šelîšî : lèšèm šebô we-aḥlamah. we-ha-ṭûr ha-rebîˁî : taršîš we-šoham we-yašpéh, Mešubbaṣîm zahab yihyû be-millû’tam. we-ha-abanîm tihyèyna ˁal-šemot benéy-yiśra’él šetéim ˁèśréh ˁal-šemotam, pittûḥéy ḥôtam îš ˁal-šemô tihyèyna li-šnèi ˁaśar šabèṭ. Voici le passage de l’Apocalypse (21, 19-20) et son contexte, la description de la « Jérusalem céleste » : La ville est quadrangulaire et sa longueur égale à sa largeur. Il a mesuré la ville avec son roseau soit douze mille stades. La longueur, la largeur et la hauteur sont égales. Il a mesuré la muraille soit cent quarante-quatre coudées, mesure d’homme c’est-à-dire d’ange. La muraille est construite en jaspe et la ville en un or pur pareil à du verre pur. Traduction d’Edouard Dhorme, dans La Bible. Ancien Testament, 1956 éd. publiée sous la direction d’E. Dhorme, Ed. Gallimard, coll. La Pléiade. La citation est vol. 1, p. 256. 3 3 19 Les assises de la muraille de la ville sont faites de toute pierre précieuse : la première assise est de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d’émeraude, 20 la cinquième de sardonyx, la sixième de sardoine, la septième de chrysolithe, la huitième de béryl, la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d’hyacinthe, la douzième d’améthyste. 19 hoi themelioi tou teikhous tês poleôs panti lithôi timiôi kekosmêmenoi : ho themelios ho prôtos iaspis, ho deuteros sapphiros, ho tritos khalkêdôn, ho tetartos smaragdos, 20 ho pemptos sardonux, ho ektos sardion, ho hebdomos khrusolithos, ho ogdoos bêrullos, ho henatos topazion, ho dekatos khrusoprasios, ho hendekatos huakinthos, ho dôdekatos amethustos. Le tableau suivant compare les deux listes. Notez que la liste de l’Apocalypse ne correspond pas ligne à ligne avec la liste biblique. En fait nous avons deux listes de 12 pierres : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 original hébreu odèm piṭedah barèqàt nopèk sappîr yahalom lèšèm šebo aḥlamah taršîš šoham yašpéh Septante tr. grec sardion topazion smaragdos anthrax sappheiros iaspis ligurion achates amethystos chrysolithos beryllion onychion Vulgate tr. latin sardius topazius zmaragdus carbunculus sapphyrus iaspis ligyrius achates amethistus chrysolithus onychinus berillus Apocalypse grec iaspis sapphiros khalkêdôn smaragdos sardonux sardion khrusolithos bêrullos topazion khrusoprasos huacinthos amethustos Apocalypse tr. latin iaspis sapphyrus carcedonius zmaragdus sardonix sardinus chrysolithus berillus topazius chrysoprassus hyacinthus amethistus Sur les traductions, il est facile de faire plusieurs observations. Pour la traduction du grec en latin, qu’il s’agisse d’une liste ou de l’autre, il est clair qu’en général on n’a pas traduit, on a transcrit le mot grec. Il y a peu d’exceptions, toutes dans la traduction de la Bible : n°4, 11 et 12. 4 11 12 2 Septante tr. grec anthrax beryllion onychion 3 Vulgate tr. latin carbunculus onychinus berillus 4 Les 11 et 12 ont été intervertis. Et seul le mot grec anthrax a été véritablement traduit4. Pour ce qui concerne la traduction d’hébreu en grec, c’est plus compliqué. En n°5, le mot hébreu sappir a été traduit-transcrit par un mot grec sappheiros. Les deux mots ont certainement même origine (étrangère pour l’un comme pour l’autre) ; les traducteurs en grec se sont dit que c’était la même pierre. En revanche, en n°12/06, ils n’ont pas voulu reconnaître l’hébreu yašpéh, et ont utilisé le mot grec iaspis pour traduire yahalom ; c’est curieux. Enfin en n°3, il est très possible que les mots hébreu barèqèt et grec smaragdos (qu’on trouve aussi parfois sans le s-) aient même origine5, mais on ne peut pas savoir si les traducteurs de l’hébreu en grec le savaient. 3. Comparaison Maintenant, comparons les deux listes, celle de gauche provenant de l’Exode dans la Bible, décrivant les 12 pierres précieuses d’un objet rituel, et celle de droite provenant de l’Apocalypse, où il est question de la Jérusalem céleste. Evidemment, on ne peut comparer que d’après la liste en grec. en 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 2 Septante tr. grec sardion topazion smaragdos anthrax sappheiros iaspis ligurion akhatês amethystos khrysolithos beryllion onukhion > > > > > > > > 4 Apocalypse grec iaspis sapphiros khalkêdôn smaragdos sardonux sardion khrusolithos bêrullos topazion khrusoprasos huacinthos amethustos <6 <5 <3 <1 < 10 < 11 <2 <9 Sont indiqués dans ce tableau par « > » les termes de la Bible (la Septante est la traduction en grec) qui ont été aussi employés dans l’Apocalypse, et dans la dernière colonne, inversement par « < » ceux qui se trouvaient déjà dans la liste de la traduction grecque, ainsi que leur position dans cette liste. Par contraste, quatre termes grecs de la 1re liste, à gauche, n’ont pas été employés dans l’Apocalypse : anthrax, ligurion, akhatês, onukhion. Réciproquement, la liste de l’Apocalypse innove pour quatre autres noms : khalkhêdôn, sardonux, khrusoprasos, huakinthos. Il convient d’ajouter des éléments dans l’enquête. On se souvient que la liste des 12 pierres sur le vêtement rituel du grand-prêtre est décrite en quatre rangées de trois pierres. De même, dans la description de la Jérusalem céleste produite dan l’Apocalypse, on a l’impression qu’il s’agit des quatre côtés d’une ville carrée. Les dispositions supposées par les textes ne sont donc pas les mêmes, mais la « géométrie » sous-jacente est identique. Les noms qui se retrouvent dans les deux listes sont en rouge. D’abord la liste des pierres dans la Bible : sardion topazion smaragdos Une bonne traduction, car le mot grec anthrax, souvent au pluriel dans ce cas, signifie d’abord ‘charbon’ ; le nom de la pierre précieuse est par image. Le mot latin carbunculus est un dérivé de carbo ‘charbon’. C’est de mot latin que provient le français escarboucle, qui a eu au XIe siècle les deux formes : carbuncle ou escarbuncle. 5 C’est ce que dit le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine s.v. smaragdos, p. 1026. 4 5 anthrax ligurion khrusolithos sappheiros akhatês bêrullion iaspis amethustos onychion Puis la liste de l’Apocalypse divisée en 4 segments de 3 : iaspis smaragdos khrusolithos khrusoprasos sappheiros sardonux bêrullos huakinthos khalkêdôn sardion topazion amethustos Il est peu probable que les rédacteurs de l’Apocalypse, rédigeant une liste de 12 pierres précieuses en grec, aient ignoré la version grecque des 12 pierres rituelles du grand-prêtre ; d’autant moins probable que 8 pierres portent le même nom ; et que plusieurs sont contiguës d’une façon analogue. On attendrait deux tableaux identiques. L’intention du rédacteur de l’Apocalypse, en reprenant une liste de 12 pierres précieuses symboliques dans un format 4 x 3, pouvait être de reprendre cette tradition célèbre en la modifiant, peut-être pour atténuer l’importance des Patriarches juifs, explicites dans une liste des 12 fils de Jacob et 12 tribus d’Israël. Pourtant, pour ce qui nous est parvenu, les deux tableaux offrent à la fois des traces sensibles de ressemblance, et pas d’identité. Il faut ajouter que les risques d’erreur dans la transmission de listes de mots rares (nous allons revenir sur ce sujet) sont assez grands. Un fait curieux le montre. Dans la Bible hébraïque notre liste figure en fait trois fois, ou plus exactement deux fois et trois quarts. La liste des 12 pierres du tablier rituel du grand-prêtre figure deux fois dans l’Exode : une première fois lorsque Dieu donne à Moïse les indications pour la faire (Exode 28, 17-20, le passage cité plus haut), une seconde fois (Exode 39, 10-13) lorsque le tablier est réalisé de main d’homme. Les deux passages sont liés l’un à l’autre, et les deux listes sont identiques, dans l’original en hébreu comme dans la traduction en grec. En outre, il existe une ébauche de liste semblable dans un passage d’Ezéchiel, quand le prophète critique les richesses du roi de Tyr (Ezéchiel 28,13) : Kol-èbèn yeqarah mesukatè-ka Odèm piṭedah we-yahalom Taršîš šoham we-yašpéh Sappîr nopek u-barqat.6 Traduction de Jean Koenig dans l’édition Dhorme : Ton revêtement était de toutes sortes de pierres précieuses, Le rubis, la topaze, les brillants, La chrysolithe, l’onyx, le jaspe, Le saphir, la malachite, l’émeraude. odèm nopèk lèšèm taršîš 6 Exode 28 : le pectoral piṭedah barèqèt sappîr yahalom šebo aḥlamah šoham yašpèh Ezéchiel 28,13 : richesses de Tyr odèm piṭedah yahalom taršîš šoham yašpéh sappîr nopèk barqat Le mot barqat est un équivalent « poétique » de bareqet : les voyelles diffèrent. 6 Toutes les pierres citées dans Ezéchiel se trouvent dans la liste de l’Exode, mais il n’y en a que 9 sur 12. On a l’impression qu’il manque une ligne7, d’autant plus que l’ordre des pierres semble souvent analogue. La 2e ligne dans Ezéchiel est identique à la 4e dans l’Exode, et dans les deux autres lignes d’Ezéchiel, les similitudes avec l’Exode sont claires : en supposant que yahalom et barèqèt (= barqat) ont été interverties, on trouve des lignes au contenu semblable. En somme, il y a des mélanges mais pas assez pour nous empêcher de constater la construction analogue des deux listes. Savoir « laquelle est la bonne », ou si l’une et l’autre se sont trouvées dérangées, est plus difficile. Dans la traduction grecque d’Ezéchiel, la liste se présente autrement : sardion kai topazion kai smaragdon kai anthraka kai sappheiron kai iaspin kai argurion kai khrusion kai ligurion kai akhatên kai amethuston kai khrusolithon kai bêrullion kai onukhion. 14 termes, mais kai argurion kai khrusion, l’argent et l’or, se sont glissés en positions 7 et 8, c’est-àdire au milieu. Si on les ôte, la liste grecque propose une « liste complète » de 12 pierres. hébreu grec odèm piṭedah yahalom sardion topazion smaragdon taršîš šoham yašpéh anthraka sappheiron iaspin sappîr nopèk barqat ligurion akhatên amethuston khrusolithon bêrullion onukhion Cette liste grecque est identique, dans le même ordre, à la liste des 12 de l’Exode alors même que, comme nous venons de le voir, le nombre et l’ordre des pierres n’est pas identique dans le texte en hébreu. Comme le texte grec est l’œuvre de traducteurs, il ne fait aucun doute qu’ils ont « rationalisé » les listes pour faire en sorte qu’elles soient identiques. De ce fait, il est difficile de savoir si (a) ils se sont délibérément éloignés du texte en hébreu, (b) le texte en hébreu sur lequel ils travaillaient était déjà normalisé. Les commentateurs anciens donnent quelques renseignements. Philon d’Alexandrie (v. 20 AEC, m. v. 45 EC) évoque, en grec, les six premières pierres dans son traité Allégories des lois (I, 81), et il les cite en grec dans l’ordre de la Septante ; il en discute les couleurs et explique à quels fils de Jacob elles correspondent. Flavius Josèphe (v. 37, m. v. 100) commente, en grec, le tablier du grand-prêtre dans ses Antiquités juives (III, 7, 5, § 168)8 et il donne les quatre séries de trois : Liste normée de l’Exode, trad. grec. sardion topazion smaragdos anthrax sappheiros iaspis ligurion akhatês amethustos khrusolithos bêrullion onukhion Liste de Flavius Josèphe sardonux topazos smaragdos anthraka iaspis sappheiros liguros amethustos akhatês khrusolithos onux bêrullion Il y a d’abord quelques nuances dans le nom des pierres : sardonux (comme dans l’Apocalypse) au lieu de sardion ; des finales en -os au lieu de -ios (ou-ion à l’accusatif), et à la fin onux au lieu de onukhion. Puis deux interversions à la fin des lignes 2 et 4. L’hypothèse inverse est formulable. La liste « de base » serait celle d’Ezéchiel, complétée ultérieurement pour arriver à 12. 8 Voir l’édition d’Etienne Nodet, qui comporte aussi un tableau et des commentaires. 7 7 4. Une proposition Les variations qu’on vient de parcourir ne peuvent dissimuler le fait que quand les auteurs de l’Apocalypse, rédigée en grec, ont voulu décrire leur Jérusalem céleste et faire une liste de douze pierres précieuses, ils ont dû connaître la liste grecque « classique » (selon la Septante) ou peut-être la liste modifiée dont témoigne Flavius Josèphe. Il n’en reste pas moins, comme nous l’avons vu plus haut, que les deux listes, celle de l’Exode en grec et celle de l’Apocalypse, diffèrent. Rappelons le tableau donné plus haut, où les noms en rouge soulignent les pierres identiques dans les deux listes. D’abord la liste des pierres dans la Bible : sardion anthrax ligurion khrusolithos topazion sappheiros akhatês bêrullion smaragdos iaspis amethustos onychion Puis celle de l’Apocalypse divisée en 4 segments de 3 : iaspis smaragdos khrusolithos khrusoprasos sappheiros sardonux bêrullos huakinthos khalkêdôn sardion topazion amethustos En s’appuyant sur les noms des pierres connues en commun, on peut faire l’hypothèse suivante. Les auteurs de l’Apocalypse ont lu les deux premières lignes de l’Exode en grec en partant de la fin : 1 Exode en grec sardion topazion smaragdos anthrax sappheiros iaspis 2 (1 à l’envers) iaspis sappheiros anthrax smaragdos topazion sardion 3 Apocalypse iaspis sappheiros khalkêdôn smaragdos sardonyx sardion Hormis le cas des pierres dont le nom ne se retrouve pas dans les deux listes, la seule mauvaise concordance est topazion, qu’on devrait trouver dans l’Apocalypse là où se trouve sardonyx. Il faut supposer en revanche que les auteurs de l’Apocalypse ont lu les deux dernières lignes de l’Exode en grec à l’endroit, mais en commençant par la dernière ligne : 1 Exode en grec ligurion akhatês amethustos khrusolithos bêrullion onukhion 2 (ligne 4 puis 3) khrusolithos bêrullion onukhion ligurion akhatês amethustos 3 Apocalypse khrusolithos bêrullos topazion khrusoprasos huakinthos amethustos La seule mauvaise correspondance vérifiable est celle d’onukhion et topazion, qui s’explique par la remarque faite auparavant : si l’on admet que le topazion de l’Exode a été substitué par sardonux, terme nouveau dans l’Apocalypse, il n’est pas étonnant que topazion se retrouve dans l’Apocalypse à la place de l’onuchion de l’Exode, non attesté dans l’Apocalypse. Deux hypothèses sont possibles : soit 8 les auteurs de l’Apocalypse avaient une traduction grecque de l’Exode où topazion avait déjà changé de place, soit l’interversion s’est faite dans la tradition des textes de l’Apocalypse. Il est avéré que la liste, en grec, était plutôt en 6 + 6 qu’en 4 x 3. Le fait que la liste grecque pour la traduction d’Ezéchiel soit interrompue en son centre par « or et argent » le montre ; et il est notable que dans ses remarques sur la liste, Philon s’arrête après les 6 premières pierres. On peut comprendre le changement d’ordre de lecture (de bas en haut pour le début, de haut en bas ensuite) de plusieurs façons, et imaginer des dispositions différentes des listes sur une page amenant cette modification. Car il est peu probable que de telles modifications reposent sur une vision erronée de l’objet lui-même, à supposer qu’il existait encore. Le fait que 8 noms de pierre (sur 12) soient identiques ou semblables dans les deux listes rend l’hypothèse proposée raisonnable. Le fait que dans 4 cas le nom des pierres ait été changé ou renouvelé laisse bien sûr certaines questions ouvertes. 5. Notoriété des noms Ces mots grecs utilisés pour désigner des pierres précieuses ne sont pas tous aussi courants. Outre le fait que les lecteurs ordinaires, hier comme aujourd’hui, étaient certainement peu capables de distinguer exactement douze pierres précieuses, sinon sans doute les plus communes, on peut vérifier que certains mots pour les désigner étaient assez rares. Une « test » efficace est de voir combien de fois ces mots grecs apparaissent dans l’ensemble de la Septante9, c’est-à-dire le corpus normatif de la traduction grecque de la Bible – étant entendu que l’étendue des textes de la Septante est plus vaste que celle des textes en hébreu, puisque la Septante a inclus dans son corpus des textes qui ne sont (ou n’étaient à cette époque) connus qu’en grec. Nous allons donner les noms grecs par ordre alphabétique (selon l’orthographe en français). Dans la colonne 1, on indique si ce nom est présent dans l’Exode en grec (E), dans l’Apocalypse (A) ou dans les deux (EA) ; en colonne 2a, le nombre total d’occurrences ; en 2b, le nombre d’occurrences hors de nos listes de pierres précieuses (les deux de l’Exode et celle d’Ezéchiel) ; en 3, s’il existe d’autres mots hébreux (que ceux de notre liste de pierres) traduits en grec par ce terme. akhatês amethustos anthrax bêrullion huakinthos iaspis khalkêdôn khrusolithos khrusoprasos ligurion onukhion 1 E EA E EA A EA A EA A E E 2a 3 3 32 3 33 4 0 3 0 3 3 2b 0 0 29 0 33 111 3 oui -10 oui oui 0 -12 0 0 - L’étude s’est faite grâce à Hatch E. & Redpath H. A, 1975, A Concordance to the Septuagint and the other Greek Versions of the Old Testament, Ed. Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, Graz (Austria), 2 vols. 10 Il existe un mot bêrullos dans Tobie 13, 17, un texte qui n’est connu qu’en grec. 11 En Isaïe 54, 12 – où le mot grec traduit l’hébreu kadekhod ou kadkod, araméen kadkadonâ, lié au grec khalkhêdôn. Ce mot hébreu n’a que 2 attestations bibliques, Isaïe 54, 12 et Ezéchiel 27, 16. 12 Le terme a été utilisé par d’autres traducteurs de la Bible en grec, par ex. Aquila pour Ezéchiel 1, 16 et 10, 9. 9 9 sappheiros sardion sardonux smaragdos topazion EA EA A EA EA 12 7 0 10 5 9 4 non oui13 7 2 oui oui14 Les termes les plus fréquents le sont pour des raisons différentes. Anthrax, comme nous l’avons déjà dit, signifie ‘charbon’ ; mais dans la Septante, le mot a été utilisé pour traduire dix mots hébreux différents ! Celui des listes de l’Exode et d’Ezéchiel est nopèk, qui hormis ces trois listes se trouve seulement dans Ezéchiel 27, 16 qui est une série de produits précieux circulant dans le commerce : nopèk argaman we-riqmah u-bûṣ we-ra’mot we-kadkod. Pour les autres emplois du mot grec anthrax, on le trouve aussi (Ezéchiel 10, 9) pour traduire l’hébreu taršîš, qui dans notre liste est traduit par le grec khrusolithos. Le plus souvent (14 fois), ce mot anthrax traduit l’hébreu gaḥèlèt ‘charbon ardent’ avec divers sens figurés. Le mot huakinthos, lui aussi fréquent, est le plus souvent utilisé pour traduire l’hébreu tekélèt qui intervient souvent dans les ornements de Temple mobile décrit dans l’Exode. Il est utilisé une seule fois (Ezéchiel 16, 10) pour traduire l’hébreu taḥaš. Le mot sappheiros, malgré sa relative fréquence (Tob 13, 16, Job 28,6 et 28, 16, Cant 5, 14, Isaïe 54, 11, Lam 4, 7, Ezéch. 1, 26 ; 9, 2 ; 10, 1 et le nôtre en 28, 13), traduit systématiquement l’hébreu sappîr. Smaragdos enfin, qui via le latin a donné notre mot français émeraude, a servi à traduire des mots hébreux différents : Exode 28, 9 Exode 28, 17 Exode 35, 13 Exode 35, 27 Exode 36, 13 (Hb 39, 6) Exode 36, 17 (Hb 39, 10) Tobie 13, 17 Juges 10, 21 Siracide 32, 6 Ezéchiel 28, 13 šoham barèqèt pas de texte hébreu šoham šoham barèqèt pas de texte en hébreu pas de texte hébreu pas de texte en hébreu liste normalisée en grec ? Il faut attirer l’attention surtout sur les termes rares. Dans notre tableau précédent, 6 mots ne sont attestés (dans le cadre de la Septante) que dans nos trois exemplaires de la liste des 12 pierres, ce qui signifie que pour la moitié des mots hébreux de cette liste on a eu recours en grec à des mots assez techniques pour être à peu près inconnus, ou à des termes plus ou moins fantaisistes. Le mot iaspis, pourtant certainement lié à l’hébreu yašpèh est également très rare. Du côté de la liste de l’Apocalypse, nous savons que 4 mots sur 12 innovent par rapport à la liste de la Septante, dont 3 (khalkêdôn, khrusoprasos, sardonux) sont inconnus de la Septante ; seul huakinthos est bien connu. En réalité, le mot rare est plutôt la norme dans ces listes, et seulement trois ou quatre peuvent prétendre à une notoriété quelconque. Pour nous, sardion traduit l’hébreu odèm, mais dans d’autres cas (Exode 25, 6 ; 35, 8) il traduit hébreu šoḥam (pour nous souvent traduit par bêrullion). Dans deux cas (Prov 25, 11 et 12) il n’y a pas de texte hébreu. 14 Les deux autres occurrences de topazion sont Job 28, 19, où l’hébreu est aussi piṭdah, et dans le Psaume 118, 127 où l’hébreu est paz, qui signifie ‘raffiné, pur’, en parlant de l’or. 13 10 Editions utilisées Biblia hebraica stuttgartensia, ed . 5a emendata, 1997, Ed. Deutsche Bibelgesellschaft. La Bible. Nouveau Testament, 1971, Introduction par Jean Grosjean, textes traduits, présentés et annotés par Jean Grosjean et Michel Léthurmy, avec la collaboration de Paul Gros, Ed. Gallimard, coll. La Pléiade Nestel-Aland, 2006, Novum Testamentum graece, ed. 27, Ed. Deutsche Bibelgesellschaft. Rahlfs-Hanhart, 2006, Septuaginta, ed. altera, Ed. Deutsche Bibelgesellschaft Le 30 mars 2024 Corrections mineures le 2 avril.