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Les précurseurs des voyageurs et représentants de commerce parmi les hommes d'affaires toscans de la Renaissance (fin XIVe-début XVIe siècle), «Entreprises et Histoire», 66, 2012/1, pp. 22-36.

2012, Entreprises et histoire

Forerunners of travelers and commercial agents among the Tuscan businessmen of the late 14th to early 16th centuries Contractual agreements regulating activities similar to those of the traveling salesman or the business agent can be found in the account books and correspondence of Tuscan merchants of the late Middle Ages. For example, in the last years of the 14th century, Tuccio di Gennaio, who was employed by the Datini’s partnership of Valencia, acted in a way rather similar to that of a traveling salesman in the Spanish area of Maestrazgo: with full discretion to bargain, he bought wool while visiting the shepherds of that region. He received a fixed wage plus a commission and an expenses allowance, including accommodation and meals. In the early 16th century, the Florentine merchant Bernardo dei Bardi, when traveling between Florence and Constantinople, acted very similarly to a salesman: he was not employed by his patrons, from whom he only got a commission based on the completed transactions. Unlike most sales representatives of today, he worked for several clients, having a certain degree of discretion in fixing the price of the goods entrusted to him to be sold along his journey and in the cities of the Bosphorus. Resumé Dans la comptabilité et dans les correspondances des marchands toscans du bas Moyen Âge, on peut identifier un certain nombre d’accords contractuels qui réglaient des activités semblables à celles du commis voyageur ou du représentant de commerce. Au cours des dernières années du XIVe siècle, Tuccio di Gennaio, selon des modalités assez proches de celles d’un commis voyageur d’aujourd’hui, traitait des affaires dans l’aire espagnole du Maestrazgo pour le compte de la Compagnie Datini de Valence. Il avait tout pouvoir de tractation pour des achats de laine qui l’amenaient à se rendre chez les bergers de la région. Il percevait un salaire plus une provision ainsi que le remboursement de ses frais, y compris le logement et la nourriture. Dans les premières années du XVIe siècle, le marchand florentin Bernardo dei Bardi, lors de ses voyages entre Florence et Constantinople, pratiquait une activité qui rappelait de près celle d’un agent de commerce: il ne dépendait pas de ses commissionnaires qui lui versaient une provision sur les opérations conclues. Mais, à la différence de l’agent actuel, il servait davantage de clients et pouvait, dans une certaine mesure, décider du prix des biens qui lui étaient confiés pour être vendus tout au long du voyage et dans les villes du Bosphore.

LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE PARMI LES HOMMES D'AFFAIRES TOSCANS DE LA RENAISSANCE (FIN XIVE-DÉBUT XVIE SIÈCLE) Angela Orlandi ESKA | « Entreprises et histoire » ISSN 1161-2770 ISBN 9782747219129 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2012-1-page-22.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Angela Orlandi, « Les précurseurs des voyageurs et représentants de commerce parmi les hommes d'affaires toscans de la Renaissance (fin XIVe-début XVIe siècle) », Entreprises et histoire 2012/1 (n° 66), p. 22-36. DOI 10.3917/eh.066.0022 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA 2012/1 n° 66 | pages 22 à 36 LES COMMIS VOYAGEURS, ACTEURS ET TÉMOINS DE LA GRANDE TRANSFORMATION LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE PARMI LES HOMMES D’AFFAIRES TOSCANS DE LA RENAISSANCE (FIN XIVe-DÉBUT XVIe SIÈCLE) par Angela ORLANDI Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Dipartimento di Scienze Economiche Università di Firenze Les livres de compte et la correspondance de marchands toscans à la fin du Moyen Âge contiennent des accords contractuels réglementant des activités semblables à celles du voyageur de commerce ou de l’agent commercial. Mais ceux qui en viennent à les exercer travaillent pour plusieurs clients à la fois et gardent une certaine autonomie dans la fixation des prix des produits qui leur sont confiés. Ils ne s’en intègrent pas moins dans la constitution d’entreprises en réseaux qui combinent recherche de l’information, sens de la coopération et culture du risque. De la fin du XIVe à la fin du XVIe siècle, les Florentins ont joué un rôle fondamental dans les économies européenne et méditerranéenne. Comme l’a fort bien souligné Fernand Braudel, même si elle n’a pas été au centre des marchés mondiaux, Florence pouvait compter sans aucun doute sur un système manufacturier particulièrement développé, un réseau financier effica- ce et capillaire, une très forte capacité d’investissement et un système d’organisation des entreprises innovateur et rentable1. Ses agents économiques étaient présents partout où se présentaient des occasions de gagner de l’argent : de Bruges à Constantinople, de Londres à Tunis, de Paris à Venise et aux places espagnoles, dans tous ces lieux les Toscans avaient des correspondants, des entreprises et des filiales. Soutenus par un 1 F. Braudel, « L’Italia fuori d’Italia. Due secoli e tre Italie », in R. Romano, C. Vivanti (a cura di), Storia d’Italia. t. IV : Dalla caduta dell’impero romano al secolo XVIII. L’economia delle tre Italie, Turin, Einaudi, 1974, p. 20892248, p. 2137. 22 ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2012, N° 66, pages 22 à 36 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA © Éditions ESKA, 2012 LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE dernières années du XIVe siècle et au cours du siècle suivant, que furent perfectionnés divers outils tels que le compte courant de correspondance, la lettre de change, l’ouverture de crédit ou le découvert bancaire, qui marquèrent la naissance de la banque dite moderne3. On connaît bien également les activités spéculatives des Toscans sur le marché des changes et de la finance, entre le XIIIe et le XVIe siècle, activités qui trouvèrent leur couronnement dans le rôle que les Florentins jouèrent sur la place de Lyon, où non seulement ils furent les principaux souscripteurs des titres de la dette publique d’Henri II de Valois, mais où ils exercèrent aussi une influence prépondérante sur la bourse des changes et des marchandises4. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA 2 Parmi les nombreuses études consacrées à l’économie florentine entre le Bas Moyen-Âge et l’Époque Moderne, voir B. Dini, « L’economia fiorentina dal 1450 al 1530 », in Saggi su una economia-mondo. Firenze e l’Italia fra Mediterraneo ed Europa (secc. XIII-XVI), Pise, Pacini,1995, p. 187-214. F. Franceschi, L. Molà, «L’economia del Rinascimento : dalle teorie della crisi alla ‘preistoria del consumismo’ », in M. Fantoni (a cura di), Il Rinascimento italiano e l’Europa, Storia e storiografia, t. I, Vicenza, Colla Editore, 2005, p. 185-200 ; R. Goldthwaite, The Economy of Renaissance Florence, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2009 ; Id., Private Wealth in Renaissance Florence. A Study of Four Families, Princeton, Princeton University Press, 1968 ; H. Hoshino, « Il commercio fiorentino nell’Impero Ottomano : costi e profitti negli anni 1484-1488 », , in F. Franceschi, S. Tognetti (a cura di), Industria internazionale tessile e commercio nella Firenze del tardo Medioevo, Florence, Olschki, 2001 ; F. Melis, L’economia fiorentina nel Rinascimento, introduction de B. Dini, Florence, Le Monnier, 1984 ; Id., Industria e commercio nella Toscana medievale, introduction de M. Tangheroni, Florence, Le Monnier, 1989. 3 F. Melis, La banca pisana e le origini della banca moderna, introduction de L. De Rosa Florence, Le Monnier, 1987 ; voir également R. de Roover, Il Banco Medici dalle origini al declino (1397-1494), Florence, Nuova Italia, 1988 et Id., L’évolution de la lettre de change XIVe-XVIIIe siècle, Paris, Librairie des Sciences Politiques et Sociales, 1937. 4 Sur les foires de Lyon et la présence toscane dans cette ville, voir F. Bayard, « Les Bonvisi, marchands-banquiers à Lyon, 1575-1629 », Annales. ESC, XXVI, 1971, 6, p. 1234-1269 ; J. Boucher, Présence italienne à Lyon à la Renaissance. Du milieu du XVe à la fin du XVIe siècle, Lyon, LUDG, 1994 ; M. Brésard, Les foires de Lyon aux XVe et XVIe siècles, Paris, Auguste Picard Éditeur, 1914 ; M. Cassandro, Le fiere di Lione e gli uomini di affari italiani nel Cinquecento, Florence, Tipografia Baccini & Chiappi, 1979 ; Id., « Lettere di cambio alle fiere di Lione », in G. Motta (a cura di), Studi dedicati a C. Trasselli, Rubettino, Soveria Mannelli, 1983, p. 189-208 ; Id., « I forestieri a Lione nel ‘400 e ‘500 : la nazione fiorentina », in G. Rosetti (a cura di), Dentro la città. Stranieri e realtà urbane nell’Europa dei secoli XII-XVI, Naples, GISEM Liguori, 1989, p. 151-162 ; Id., « Caratteri dell’attività bancaria fiorentina nei secoli XVI e XVI », in Banchi pubblici, banchi privati e monti di Pietà nell’Europa preindustriale. Amministrazione, tecniche operative e ruoli economici, Atti del Convegno-Genova, 1-6 ottobre 1990, 2 vol., Gênes, Società Ligure di Storia Patria, 1991, t. I, p. 341-366 ; R. Doucet, La Banque Capponi à Lyon en 1556, Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1939 ; R. Gascon, « Les Italiens dans la Renaissance économique lyonnaise au XVIe siècle », Revue des Études Italiennes, 1958, p. 167-181 ; Id., « Quelques aspects du rôle des Italiens dans la crise des foires de Lyon du dernier tiers du XVIe siècle », Cahiers d’Histoire, V, 1960, 1, p. 45-64 ; Id., Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle. Lyon et ses marchands (environs de 1520-environs de 1580), 2 vol., ParisLa Haye, Mouton, 1971 ; H. Kellenbenz, « Les foires de Lyon dans la politique de Charles-Quint », Cahiers d’Histoire, V, 1960, 1, p. 17-31 ; E. Picot, Les Italiens en France au XVIe siècle, Bordeaux, Imprimerie Gounouilhon, 1928 (réimpression anastatique, Rome, Vecchierelli, 1995) ; A. Rouche, « La nation florentine de Lyon au commencement du XVIe siècle », Revue d’Histoire de Lyon, t. 11, fasc. 1, 1912, p. 26-65. Sur le rôle joué par les marchands-banquiers florentins en particulier dans la dette publique française, voir A. Orlandi, Le Grand Parti. Fiorentini a Lione e il debito pubblico francese nel XVI secolo, Florence, Olschki, 2002. AVRIL 2012 – N° 66 23 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA réseau de relations commerciales efficace, à travers les voies et les routes qui reliaient ces comptoirs, ils faisaient voyager toutes sortes de marchandises pour des valeurs et des quantités considérables grâce à l’importance des capitaux directement investis ou réunis par l’intermédiaire d’associations d’affaires temporaires. Dans cette florissante activité d’intermédiation commerciale, les produits intérieurs avaient également une place non négligeable, notamment les tissus de laine, surtout au XIVe siècle, ainsi que les soieries et les tissus de soie brodés en or qui, à partir du milieu du XVe siècle, dépassèrent en qualité la production orientale2. On sait que le goût du risque et la capacité d’innovation des Toscans se manifestaient aussi dans le secteur bancaire et financier. Et c’est justement là, à partir des ANGELA ORLANDI Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Tout cela assurait des avantages concurrentiels aux entreprises dirigées par des négociants qui savaient manier les outils commerciaux et financiers dans la perspective d’une réduction toujours plus poussée des délais et de ce que l’on appellerait aujourd’hui les coûts de transaction. Pour comprendre ces aspects, les historiens du Moyen Âge et de l’Époque Moderne ont longuement analysé la comptabilité et les correspondances commerciales florentines et toscanes. Ces sources, émanant des entreprises, fournissent des informations intéressantes autant que variées sur la mobilité mercantile et sur les mécanismes des échanges à courte et longue distance. Dans cette documentation, on reconnaît sans peine des activités particulières d’achat et de vente réalisées par des agents spécialisés qui agissaient pour le compte d’entreprises auxquelles ils n’appartenaient pas toujours. On examinera ici plusieurs cas concrets et des personnages qui, en vertu d’accords verbaux ou écrits avec les entreprises pour le compte desquelles ils travaillaient, apparaissent comme les précurseurs de nos commis voyageurs et agents de commerce actuels. LE COMMERCE DE COMMISSION À partir de la seconde moitié du XIVe siècle, l’élargissement du champ des affaires, la complexification des trafics de marchandises et la diversification de leurs provenances provoquèrent, surtout dans le milieu toscan, une transformation significative des sociétés de capitaux en de véritables « systèmes d’entreprises »6, composés de compagnies distinctes et réparties sur divers territoires mais toutes soumises à la direction d’un même associé majoritaire. C’était sur la base de tels réseaux que se développaient les rapports commerciaux avec d’autres entreprises toscanes et étrangères. Ils pouvaient prendre des formes diverses, puisque, parallèlement au commerce individuel, s’étaient généralisées les opérations d’achat et de vente en participation ou en commission. Selon leurs besoins, les entreprises apparaissaient donc tantôt en position de commettant, tantôt de commissionnaire et, au terme de chaque opération, l’entreprise commissionnaire débitait ou créditait le total des coûts ou des bénéfices transcrits avec précision dans un relevé des comptes – compte des coûts et des frais ou compte de bénéfice net – envoyé au commettant. Dans ce genre de transaction, les accords noués entre sociétés ou entre particuliers fonctionnaient selon une logique de réciprocité, reposant sur une confiance mutuelle et sur le respect de l’entière autonomie des parties ; en contrepartie, l’achat ou la vente en commission donnait le droit au commissionnaire d’obtenir une provision7. Surtout dans la documentation toscane du tout début du XVe siècle, il n’est pas 5 G. Nigro, « L’economia », in V. Baldacci (a cura di), Eccellenza, innovazione, creatività nella storia della Toscana, Florence, Edizioni dell’Assemblea, 2008, p. 25-45, p. 26. 6 Le terme a été créé par Federigo Melis dans F. Melis, « Le società commerciali a Firenze dalla seconda metà del XIV secolo al XVI secolo », in M. Spallanzani (a cura di), L’azienda nel Medioevo, Florence, Le Monnier, 1991, p. 161-178, p. 166. 7 La provision était calculée selon un pourcentage variable estimé à partir du coût d’achat ou de la valeur des ventes des marchandises achetées ou vendues par le commissionnaire pour le compte du commettant. 24 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA On a pu observer que la société et l’économie toscanes présentaient certains traits typiques d’un système en croissance rapide : tendance aux investissements productifs, culture du risque, dynamisme social, aptitude à l’innovation ; c’était là l’expression de l’humus culturel propre aux villes dotées entre autres d’un système de formation efficace qui faisait confiance à un grand nombre de jeunes gens fortement déterminés à entreprendre5. LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Il s’agissait de personnes qui opéraient pour le compte d’une société ou d’un marchand à partir d’un contrat souscrit devant notaire ou sous seing privé. Ces documents conféraient une certaine solennité à l’accord noué entre les parties, et contribuaient à mieux définir les tâches respectives, lesquelles dérivaient également de la coutume et des exigences du moment des entreprises contractantes. Dans leur réalité concrète, les accords offraient tout un éventail de modalités qui pouvaient aller du contrat de travail subordonné à la forme d’une association temporaire d’affaires. Souvent dans ces cas, l’agent – le mot est utilisé ici dans son sens le plus général – recevait une procuration qui l’habilitait à représenter l’entreprise et qui avait une valeur juridique aux yeux des tiers. Le marchand de Prato Francesco di Marco Datini constitue probablement un des exemples les plus célèbres de ce type d’entreprises : entre la fin du XIVe et la première décennie du XVe siècle, il pouvait s’enorgueillir de diriger un véritable réseau de filiales implantées non seulement sur les marchés italiens (Florence, Prato, Pise, Gênes), mais aussi en Provence, à Avignon, et en Catalogne avec une compagnie divisée en trois sociétés à Barcelone, Valence et Palma de Majorque8. L’action d’intermédiation commerciale de ces entreprises, comme d’une grande partie des compagnies florentines du XVe et du XVIe siècle qui travaillaient à l’étranger, se réalisait en achetant, pour leur propre compte ou en commission, des matières premières et des produits manufacturés en Méditerranée orientale et occidentale et en les redistribuant entre la Méditerranée et les pays du Nord de l’Europe. L’analyse de la comptabilité des compagnies de Datini montre que, du point de vue opérationnel, la composante principale de leurs trafics était représentée par le commerce en commission, sur lequel était appliquée une provision de 1,5 % sur le bénéfice brut ou sur le prix d’achat du produit. La compagnie installée en Catalogne, par exemple, outre les opérations qu’elle menait pour son compte ou en association, effectuait de nombreux achats en commission pour toute une série de produits bien spécifiques, parmi lesquels la grana – une substance renommée pour teindre en rouge les tissus, que l’on appelle cochenille en français – et la laine ont eu une importance particulière. Le siège de Valence était spécialisé en particulier dans le secteur de la laine produite dans la région du Maestrazgo (une région montagneuse riche en troupeaux, délimitée par Tortosa, Forcall, Allepuz, Castellón de la Plana et la Méditerranée)9. Pour se procurer les grosses quantités qui lui étaient commandées, la compagnie s’organisa pour acquérir la matière première directement sur les lieux de production, ce qui fut possible grâce au recours à des agents que nous pouvons 8 Sur l’histoire du groupe Datini, voir F. Melis, Aspetti della vita economica medievale. (Studi nell’Archivio Datini di Prato), Sienne, Monte dei Paschi di Siena, 1962, ainsi que le récent ouvrage publié à l’occasion du sixième centenaire de la mort du Marchand de Prato, G. Nigro (a cura di), Francesco di Marco Datini. L’uomo il mercante, Prato, Fondazione Istituto Internazionale di Storia Economica “F. Datini”, 2010. 9 A. Orlandi, Mercanzie e denaro : la corrispondenza datiniana tra Valenza e Maiorca (1395-1398), Valence, Universitat de València, 2008 ; Id., « La compagnia di Catalogna : un successo quasi inatteso », in G. Nigro (a cura di), Francesco di Marco Datini, op. cit., p. 357-387. AVRIL 2012 – N° 66 25 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA rare de rencontrer le terme de commissaria, qui désignait un marchand ou une société à qui on s’adressait avec une certaine fréquence. C’est à l’intérieur de ce monde, mais hors des logiques des accords sociétaires et des activités en commissions, que l’on peut reconnaître les précurseurs du commis voyageur et de l’agent. considérer comme des sortes d’ancêtres de nos actuels commis voyageurs. faisait aussi des affaires importantes – pour lui-même et pour la compagnie – dans le commerce du safran, du miel, de la cire, des peaux et des substances tinctoriales. TUCCIO DI GENNAIO, UN PRÉCURSEUR DU COMMIS VOYAGEUR Les achats de laine exigeaient de sa part une présence assidue dans un grand nombre des petits centres de production de cette région qui en comptait plus de deux cents. Dans les premiers temps, ses visites aux fournisseurs, que ces derniers soient marchands ou propriétaires de troupeaux, avaient une véritable fonction d’établissement des rapports et de prise de contact ; mais, par la suite, Tuccio continua souvent à contrôler le poids de la laine tondue et le marquage des balles qui étaient préparées pour l’envoi ; parfois, il suivait lui-même l’acheminement de la marchandise vers les principaux ports d’embarquement, Peñiscola ou Oropesa. Ce fut notamment le cas de Tuccio di Gennaio, un natif de Prato qui connaissait bien la langue et les usages de ces lieux. Au cours des dernières années du XIVe siècle, Tuccio, sur la base d’une rétribution (salaire et provision) et du remboursement de ses frais, s’occupa d’acheter de la laine dans toute la région ; il était basé à Sant Matteu, la principale place de référence de ces laines10. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Tuccio savait tirer parti des besoins financiers de ses fournisseurs grâce aux disponibilités financières considérables que le groupe mettait à sa disposition et qui lui permettaient de garantir des délais rapides de paiement en monnaie d’or (la plus demandée). Cette tactique s’avéra particulièrement efficace et plaça le marchand dans une position privilégiée par rapport aux autres entreprises étrangères et locales. C’est ainsi que dans une missive de mars 1398, destinée au directeur de Valence, Tuccio écrivait que le bruit des bons paiements garantis par le groupe Datini s’était tellement répandu parmi les opérateurs locaux que les vendeurs lui auraient même cédé la laine 6 deniers moins cher11. La structure opérationnelle voulue par le marchand dans la petite capitale du Maestrazgo était avant tout spécialisée dans le commerce de la laine, même si Tuccio Mais quel type de rapport liait Tuccio à la compagnie Datini ? Malheureusement le « Mémorial de Valence », le registre sur lequel étaient reportées les principales opérations commerciales, contient seulement l’indication générique d’un salaire à verser à Tuccio12 ; cet élément clarifie déjà un premier aspect de son rôle : c’était un simple employé de la compagnie de Valence, mais, comme on le verra, il jouissait d’une plus grande liberté et de critères de rétribution différents de ceux d’un simple salarié. Pour reconstruire ses liens contractuels avec la compagnie de Catalogne, nous possédons également les deux « cahiers aux laines » 13 que le Toscan de Prato tint durant son séjour à Sant Mateu et que vient compléter une riche correspondance. L’étude de cette documentation nous permet d’éclaircir cer- 10 F. Melis, Aspetti, op. cit., p. 255-256 ; A. Orlandi, “Un pratese del Maestrazgo. Tuccio di Gennaio, commerciante di lana”, in G. Nigro (a cura di), Francesco di Marco Datini, op. cit., p. 389-396. 11 Archivio di Stato di Prato, Fondo, Datini (que l’on indiquera désormais sous le sigle ASPO, Datini), Sant MateuValence, Tuccio di Gennaio à Francesco Datini et Luca del Sera et à ses compagnons, 22 mars 1398, c. 1v. 12 F. Melis, Aspetti, op. cit., p. 266-267. 13 ASPO, Datini, Libri delle lane di Sant Matteu, n. 938 et n. 939. 26 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA ANGELA ORLANDI LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE Avant toute chose, Tuccio n’avait aucune autonomie gestionnaire ni administrative : en effet, toutes les dépenses de fonctionnement étaient autorisées depuis Valence, qui pourvoyait aussi à leur inscription comptable. Il résulte de l’analyse des deux « cahiers aux laines » que notre marchand se limitait à envoyer à Valence les relevés de compte des opérations accomplies. Le comptable de Valence transcrivait alors ces données dans le mémorial, puis dans le grand livre sous forme de comptes ouverts à Tuccio lui-même. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Tuccio achetait de la laine en fonction des demandes que les clients adressaient aux filiales de la compagnie de Catalogne, lesquelles lui transmettaient ensuite les ordres avec les quantités nécessaires. Pour chaque achat étaient imputées toutes les dépenses occasionnées (coût initial, pesage, arrimage, transport jusqu’à la mer, stockage, taxes et autre) et le coût final était débité directement à la filiale qui avait commandé la laine. Quant aux droits et aux devoirs qui liaient les parties, quels étaient les accords ? En ce qui concerne les droits, nous pouvons en distinguer au moins trois : la rétribution, le remboursement des frais et une provision. La rétribution de Tuccio consistait en un salaire qui entre le 23 août 1397 et le 31 janvier 1400 s’éleva à 37.10.0 lires barcelonaises par an ce qui, au change de 16 sous le florin, équivalait à 46.17.6 florins14. Par rapport aux salaires de ses collègues de Valence, celui de Tuccio était légèrement plus bas, puisque les autres employés de Valence touchaient environ 50 florins par an. Toutefois le salaire moindre était compensé par le droit de provision. Dans le compte ouvert pour les frais liés aux lots achetés, on trouve en effet la rubrique « pour ma provision », qui était calculée sur le prix d’achat de la laine selon un pourcentage qui oscillait entre 1 % et 1,5 %15. Quand l’occasion se présentait, Tuccio concluait également, pour son compte personnel, des opérations d’achat et de vente de différents produits, tels que l’orge, le pastel, les toiles, l’agnine, ajoutant ainsi à son salaire le gain éventuel qu’il pouvait en retirer. Dans certains milieux toscans, l’interdiction faite aux associés et aux collaborateurs de conclure des affaires pour leur propre compte était sans cesse rappelée dans les échanges épistolaires, bien qu’en réalité cette pratique fût tolérée. Dans le cas de Tuccio, il est probable qu’il y ait eu une autorisation explicite, car il notait ces opérations dans le registre qui était soumis à la révision du directeur de Valence ; à cet égard, la différence est notable avec les normes actuelles concernant le représentant de commerce. Il faut enfin évoquer les frais que le marchand engageait pour sa nourriture, son logement et naturellement pour les fréquents voyages auxquels son travail l’obligeait. Il est intéressant de noter que tout le personnel (y compris les garçons et les domestiques) des compagnies Datini était à la charge de l’entreprise pour les « frais du manger et du boire, du lavage des vêtements et du portage de l’eau », ainsi que pour le logement, bien sûr, qui souvent ne faisait qu’un avec le magasin16. Il s’agissait d’un complément de salaire non négligeable, surtout pour ceux qui travaillaient à l’étranger ; 14 F. Melis, Aspetti, op. cit., p. 267, note 3. 15 On trouvera les comptes relatifs aux frais engagés pour l’achat des laines in ASPO, Datini, 938. 16 F. Melis, Aspetti, op. cit., p. 315. AVRIL 2012 – N° 66 27 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA tains aspects, même s’il en laisse d’autres dans l’ombre. ANGELA ORLANDI En l’absence, comme on l’a dit, de document formel, la reconstruction concrète de ces différents aspects s’avère cependant complexe, à quelques exceptions près. Ainsi, quelques mois après le début de ses activités, Tuccio indique dans une missive que, par jour, il ne dépensait pas plus de « 18 deniers, sans les bougies […] on ne peut pas dire que je dépense trop »17. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA À vrai dire, bien qu’il se contentât de peu, il dépensa plus du double : en huit mois (avril-novembre 1398), il déboursa 60 lires18, ce qui correspondait à 5 sous par jour. On n’a trouvé aucun commentaire de la part de ses employeurs et il est donc difficile de dire jusqu’à quel point Tuccio a surveillé ses dépenses. On peut tout au plus hasarder une estimation qui, très approximativement, permet quelques comparaisons. Si on observe les prix de certains produits alimentaires, avec 3 sous il aurait pu manger des mets fins à satiété : un poulet et deux pains au déjeuner et un beau poisson au dîner ; 3 sous, c’était aussi le salaire journalier qu’il payait à chacun des nombreux collaborateurs locaux engagés pour emballer, peser et transporter la laine en 139819. Dans les 60 lires dépensées était par ailleurs compris l’entretien d’un mulet qui fut acheté à Valence par Luca del Sera pour le prix de 7 lires et 15 sous et expédié à Sant Mateu20. Il s’agissait d’une aide indispen- sable, obtenue après d’âpres discussions avec le directeur de Valence, enfin convaincu qu’il lui convenait de faciliter les voyages continuels que son représentant devait effectuer dans la région du Maestrazgo, particulièrement difficile d’accès. D’après la comptabilité tenue par Tuccio, ces frais étaient imputés aux prix généraux d’achat de toutes les laines durant cette période et enregistrés dans son compte boni21. En ce qui concerne les devoirs qui incombaient à Tuccio, ils se résumaient à se comporter en « bon marchand ». L’expression est difficile à définir avec exactitude : elle impliquait vraisemblablement une préparation adéquate, un savoir-faire, des compétences spécifiques et surtout la fidélité à l’entreprise. Les recommandations qu’adresse Tuccio à son frère Giovanni, qui avait, durant l’été 1400, commencé à collaborer avec la compagnie Datini à Ibiza, nous aident justement à imaginer les manières de se comporter auxquelles lui-même devait se conformer dans ces lieux. Le première règle était de vivre avec parcimonie et donc de réduire le plus possible ses dépenses personnelles. Ainsi reprochait-il à son frère : « tu mets trop d’ardeur à dépenser de l’argent et pas assez à en gagner »22 ; d’autres règles fondamentales préconisaient d’écrire souvent à tous ses correspondants et de travailler dur. Un bon collaborateur se devait de donner une image positive tout en évitant d’aller au-delà des consignes reçues ; il ne devait pas s’enrichir dans des opérations qu’il ne maîtrisait pas suffisamment et il devait garder le secret sur les activités qu’il 17 ASPO, Datini, Peñiscola-Barcelone, Tuccio di Gennaio à Francesco Datini et Luca del Sera, 11 décembre 1397, c. 1v. 18 ASPO, Livre des laines, cc. 84t.-85t. 19 ASPO, Datini, Valence-Barcelone, Tuccio di Gennaio à Simone di Andrea Bellandi, 12 mars 1399, c. 1r. 20 ASPO, Livre des laines, cc. 27t.-28r. 21 Le compte « Avanzi » ou « Avanzi e Disavanzi » correspondait au Compte Profits et Pertes d’aujourd’hui. 22 « tropo se’ volenteroso a spendere e ‘l contradio se’ a ‘giengnarti a guadangnali » ; ASPO, Datini, Valence-Ibiza, Tuccio di Gennaio à Giovanni di Gennaio, 2 juillet 1400, c. 1r. 28 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA ce droit était parfois explicitement mentionné dans les actes constitutifs de l’entreprise, qui indiquaient par contre toujours les cas où le salaire n’incluait pas les frais. devait réaliser ; enfin, il lui était interdit de jouer et de trop céder aux charmes féminins23. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Le respect de ces principes était fondamental pour témoigner de sa fidélité à l’entreprise : c’est ce que prouve l’attitude de Datini, qui ne manqua pas de licencier ses collaborateurs qu’il soupçonnait de comportements incorrects à l’égard du groupe. Francesco n’avait pas un caractère facile et, très exigeant avec lui-même, il en demandait autant à ses associés et ses employés. Dans ses lettres, reproches et rappels à l’ordre dénotent une attitude vigilante et sévère24 ; malgré cela, il éprouva une immense déception lorsque Stoldo di Lorenzo di ser Berizo, ami de longue date et directeur historique de l’entreprise de Florence, fut accusé de manifester une attention excessive pour ses affaires personnelles et se vit contraint de quitter la société en 140425. Ces mécanismes de contrôle absolu à l’égard des associés et du personnel touchaient aussi les entreprises avec lesquelles les marchands toscans étaient en rapport ou pensaient entrer en affaires. Ils reposaient sur une vigilance très poussée et sur un échange intense d’informations relatives aux places, aux comportements et à la solvabilité des agents. Ces échanges d’informations alimentaient les mécanismes de confiance et contribuaient ainsi à renforcer la solidité du réseau. Federigo Melis, contestant l’utilité des seules sources notariales pour étudier les caractéristiques de la présence florentine dans la Péninsule ibérique, a remarqué que la confiance acquise grâce à ces systèmes de contrôle réciproque avait poussé les marchands florentins à se passer d’un notaire pour la majeure partie de leurs contrats. Dans un article de 1998, Avner Greif reprend ces thèmes en soulignant que la confiance qui régnait entre les marchands était moins due à un système de sanctions sociales qu’à la conséquence de mécanismes de contrôle réciproque de la réputation et de la solvabilité26. Les marchands avaient parfaitement conscience que « Dieu punissait les malhonnêtes tandis que les hommes les auraient isolés »27. À cet égard, l’attitude du directeur de l’entreprise Datini de Valence est emblématique : en effet, quand il apprit que leur correspondant à Bruges, Deo Ambrogi, risquait sa fortune au jeu, il le remplaça par les Mannini, qu’il considérait comme plus dignes de confiance28. Pour les membres de la compagnie Datini de Catalogne, la capacité de nouer des rapports cordiaux et positifs avec les Maures et les Juifs présents à Valence et à Majorque comptait beaucoup, d’autant plus 23 Sur ces aspects, voir les missives suivantes : ASPO, Datini, Valence-Ibiza, Tuccio di Gennaio à Giovanni di Gennaio, 17 janvier 1401 ; 12 juillet 1400 ; 7 mars 1401. 24 Voir à ce propos la lettre du 11 décembre 1390 dans laquelle il rappelait à l’ordre plutôt durement Stoldo di Lorenzo di ser Berizo et Falduccio di Lombardo ou encore celle du 16 avril 1406 dans laquelle il réprimanda Simone Bellandi, associé de l’entreprise de Barcelone, G. Nigro, « Francesco e la compagnia Datini di Firenze nel sistema dei traffici commerciali », in G. Nigro (a cura di), Francesco di Marco Datini, op. cit., p. 235-254, p. 241245. 25 P. Nanni, Ragionare tra mercanti. Per una rilettura della personalità di Francesco di Marco Datini (1335ca.1410), Pise, Pacini, 2010, p. 180-181 ; G. Nigro, “Francesco e la compagnia Datini di Firenze”, art. cit., p. 241. 26 A. Greif, « Théorie des jeux et analyse historique des institutions. Les institutions économiques du Moyen Âge », Annales. HSS, mai-juin, 1998, p. 597-633. Voir aussi A. Molho et D. Ramanda Curto, « Les réseaux marchands à l’époque moderne », Annales HSS, mai-juin 2003, p. 597-633 ; F. Trivellato, « Juifs de Livourne, Italiens de Lisbonne, Hindous de Goa. Réseaux marchands et échanges interculturels à l’époque moderne », Annales HSS, maijuin 2003, p. 581-603 ; Id., The Familiarity of Strangers. The Sephardic Diaspora, Livorno and Cross-cultural Trade in the Early Modern Period, New Haven,Yale University Press, 2009. 27 G. Nigro, “Francesco e la compagnia Datini di Firenze”, art. cit., p. 245. 28 A. Orlandi, Mercanzie e denaro, op. cit., p. 493. AVRIL 2012 – N° 66 29 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE ANGELA ORLANDI En mai 1398, Faraig ben Muça da Honaïn écrivait à Luca del Sera que s’il avait l’intention d’envoyer des marchandises, en particulier de grosses perles blanches, il le servirait volontiers et sans l’exposer au risque de séquestration du chargement, car il disposait à la cour de bonnes relations qui l’autorisaient à agir en toute sécurité29. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Les rapports de confiance agissaient donc sur plusieurs fronts, et pas seulement entre des entreprises provenant des mêmes régions et bénéficiant d’habitudes et de mentalités semblables ; Luca del Sera, pour donner encore un exemple de ce qui se passait dans les aires de référence de Tuccio, avait établi un véritable rapport de confiance et d’amitié avec Alí Abenxarnit, représentant d’une des plus importantes familles de la communauté mauresque de Valence. Au début de 1403, Alí envoya son neveu Fillel à Alger, et, en accord avec del Sera, il décida que Fillel expédierait les marchandises au siège de Datini à Majorque, marchandises qu’il aurait ensuite fait acheminer, grâce à un document de franchise spécial, vers Valence30. C’était là un expédient pour éviter le contrôle catalan des trafics avec les marchés barbaresques. Pour en revenir à Tuccio, on dira pour conclure que si la typologie de ses activités ne correspond pas parfaitement au profil du commis voyageur prévu par la législation italienne actuelle, elle s’en rapproche tout de même beaucoup. Dans la législation italienne actuelle, le commis voyageur conclut des contrats au nom et pour le compte d’un chef d’entreprise, hors des locaux de l’entreprise, en échange d’une rémunération constituée d’un salaire fixe, avec ou sans provision. Il s’agit d’ordinaire d’opérations de vente et le rapport qui lie le commis voyageur à son employeur entre dans la catégorie du travail subordonné31. Tuccio représentait l’entreprise commerciale Datini, pour le compte de laquelle il cherchait et concluait des affaires dans des localités autres que celle où se trouvait l’entreprise ; il était lié à son employeur par un rapport de travail subordonné pour lequel il percevait un salaire, le remboursement des frais engagés et une provision sur les opérations conclues. Cependant, contrairement aux commis voyageurs d’aujourd’hui, il ne s’occupait pratiquement que d’achats, à l’exception de quelques ventes de galle et de pastel sur les places de Sant Mateu et de Morella32. Il faut observer en outre que les activités d’achat étaient effectuées quasiment en totale autonomie, même s’il paraît évident que ses opérations étaient avant tout dictées par les commandes de laine que lui adressait, en fonction de ses besoins, la compagnie de Valence, et donc, à travers celle-ci, les autres sociétés en rapport avec le groupe Datini. Son activité entrait en fait dans les canons du commerce en commission, avec 29 ASPO, Datini, Honaïn-Valence, Farag Ben Muse à Luca del Sera, 9 mai 1398, c. 1r. ASPO, Datini, Alger-Majorque, Fillel Abenxarnit à Cristofano Carocci, 9 mars 1403, c. 1r. Dans la section que réserve le site de l’Archivio di Stato de Prato au fonds Datini, on trouve indiqué comme expéditeur Benexarvit Fillel, mais le nom correct de la célèbre famille valencienne est Abenxarnit. 31 Voir les articles 1378 et suivants du Code Civil italien relatifs aux règles générales de la représentation et les articles 2210 et suivants relatifs au commis. 32 ASPO, Datini, Sant Mateu-Valence, Tuccio di Gennaio à Francesco Datini et à ses compagnons, 14 novembre, 1397, c. 1r. et. t. ; Sant Mateu-Valence, Tuccio di Gennaio à Francesco Datini et à ses compagnons, 8 mars 1398, c. 1t. 30 30 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA que, plus d’une fois, ces derniers agirent au nom et pour le compte du groupe Datini dans les trafics avec les places d’Afrique du Nord. Le lien personnel était donc déterminant, car on évoluait sur des marchés très risqués. LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE BERNARDO DI BINDO DE’ BARDI, UN PRÉCURSEUR DE L’AGENT DE COMMERCE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Pour trouver une figure qui ressemble à un agent de commerce moderne, au vu des matériaux d’archives consultés, il faut se déplacer de la Méditerranée occidentale à la Méditerranée orientale et avancer dans le temps de plusieurs décennies. Depuis la seconde moitié du XVe siècle, les villes turques avaient pris une plus grande importance pour les trafics florentins. Du reste, Mahomet II, après avoir renversé le pouvoir byzantin, n’avait pas caché qu’il voulait réduire les nombreux privilèges dont bénéficiaient les marchands vénitiens au profit des Toscans qui trouvèrent dans la chute de Constantinople une occasion pour élargir leur échanges. Utilisant diverses formes d’accords commerciaux, les opérateurs toscans envoyaient dans le Levant leurs marchan- dises, soit en les confiant à un associé commandité installé à cet effet dans ces territoires, soit par l’intermédiaire d’entreprises commissionnaires, soit enfin en utilisant l’action de collaborateurs internes ou externes33 qui faisaient souvent l’aller et retour entre la Toscane et Constantinople34. Dans ces comptoirs, les Toscans achetaient du fil de soie, des substances tinctoriales et des mordants, des épices, des tapis, des pierres et des métaux précieux ainsi que des marchandises moins raffinées comme la laine, les peaux et les draps produits localement. Les marchandises vendues avaient une valeur tout aussi importante : les embarcations en partance des ports de la Toscane, ou les caravanes qui depuis Raguse arrivaient sur ces marchés, apportaient des draps de Londres, des toiles de Hollande, du savon, des amandes, de l’anis, mais surtout la production textile florentine, la plus prisée, à savoir des tissus de laine, de soie et de soie brodés en or (auroserici)35. On connaît bien le contenu des contrats des commandites que nous trouvons enregistrés en abondance dans les registres publics de Florence, appelés justement Livres des Commandites36. Il s’agissait 33 Par collaborateur interne on entend un associé de la compagnie ou un employé lié formellement à l’entreprise, par exemple par un accord prévoyant le versement d’un salaire, tandis que le collaborateur externe (qui pouvait être aussi par ailleurs le collaborateur interne d’une autre entreprise) était lié par des rapports occasionnels réglés au cas par cas. 34 A. Orlandi, « Oro e monete da Costantinopoli a Firenze in alcuni documenti toscani (secoli XV-XVI) », in S. Cavaciocchi (a cura di), Relazioni economiche tra Europa e mondo islamico secc. XIII-XVIII, Europe’s economic relations with the islamic world 13th-18th centuries, Atti della “Trentottesina Settimana di Studi” 1-5 maggio 2006, Prato, Fondazione Istituto Internazionale di Storia Economica “F. Datini”, 2007, p. 981-1004, p. 982-983. 35 E. Ashtor, « Il commercio italiano col Levante e il suo impatto sull’economia tardomedievale », in Aspetti della vita economica medievale, Atti del Convegno di Studi nel X Anniversario della morte di Federigo Melis, Florence, Istituto di Storia Economica, 1985, p. 15-63 ; Id., « L’exportation de textiles occidentaux dans le Proche Orient musulman au bas Moyen Âge (1370-1517) », in Studi in memoria di Federigo Melis, t. I-V, Naples, Giannini, 1978, II, p. 303-377 ; Id., “The Volume of Levantine Trade in the Later Middle Ages (1370-1498)”, in Studies of the Levantine Trade in the Middle Ages, Londres, Variorum, 1978, p. 573-612 ; B. Dini, « Aspetti del commercio di esportazione dei panni di lana e dei drappi di seta fiorentini in Costantinopoli, negli anni 1522-1531 », in Saggi su una economia-mondo, op. cit., p. 215-270 ; Id., « L’economia fiorentina dal 1450 al 1530 », in Saggi su una economia-mondo, op. cit., p. 187-214 ; Id., Aspetti del commercio di esportazione, op. cit., p. 231-232 ; Id., « L’industria serica in Italia. Secc. XIII-XV », in S. Cavaciocchi (a cura di), La seta in Europa. Secc. XIII-XX, Atti della “Ventiquattresima Settimana di Studi” 4-9 maggio 1992, Prato, Istituto Internazionale di Storia Economica “F. Datini”- Florence, Olschki, 1993, p. 91-123 ; H. Hoshino, “Il commercio fiorentino nell’Impero Ottomano”, art. cit., p. 113-123 ; A. Orlandi, « Oro e monete da Costantinopoli », art. cit. 36 B. Dini, “L’economia fiorentina”, art. cit., p. 187-214. AVRIL 2012 – N° 66 31 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA quelques particularités cependant qui le rapprochent plutôt du commis voyageur. ANGELA ORLANDI À partir de ce schéma contractuel, on signait des accords qui, en réalité, ne sont pas envisageables dans la véritable commandite, mais qui sont de simples mandats de vente et/ou d’achat ou encore, plus simplement, de transport de marchandises, donnés à des figures qui apparaissent comme des professionnels libres disposés à servir plusieurs clients. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA L’exemple qu’on proposera ici en la matière est celui d’un marchand florentin, Bernardo di Bindo de’ Bardi qui, entre 1527 et 1534, se rendit deux fois dans le Levant38. Quand Bernardo partit la première fois (1527-1529), il emportait avec lui différents types de tissus appartenant à d’autres marchands. Il semble avoir reçu mandat de vendre des produits manufacturés de grande valeur. Il s’agissait de 234 draps sopramma- ni39, de 3 serges, de 2 sanmartini40, de 9 draps de Londres, de 75 picchi41 de tissus de soie travaillés selon la technique des alti e bassi et de 63,5 picchi de satin et de telette42. Leur vente rapporta 5991.04.06 florins43, dont plus de 66 % retournèrent en Toscane sous forme de monnaie et de barres d’or, ce qui correspondait, pour avoir une idée de la valeur de l’opération, à plus de 17 kilogrammes de métal jaune. L’expérience dut être positive : elle fut répétée quelques années plus tard (15321534). Comme au cours de son voyage précédent, Bardi apportait avec lui des étoffes, des serges et des draps. Les relevés comptables relatifs à ce second voyage nous offrent d’intéressants détails sur les engagements que Bernardo avait pris avant son départ. À la date du 15 avril 1532, nous trouvons transcrit un accord par lequel Mazingo Mazzinghi lui donnait commission de conduire d’Ancône au Levant 13 ballots de draps et de serge pour une valeur totale de 1324.11.8 ducats d’or en or. Les marchandises appartenaient dans leur totalité à différents membres de la famille Mazzinghi : 449.7.6 ducats à Mazia, 353.13.8 à 37 F. Melis, “Le società commerciali”, art. cit., p. 170-174. De ces voyages ont été conservés deux registres que Bardi a appelés ainsi : Livre des Débiteurs et des Créditeurs marqué A et Livre des Débiteurs et des Créditeurs et des Souvenirs. Archivio di Stato di Firenze, Venturi Ginori Lisci (que l’on indiquera désormais sous le sigle ASF, Venturi Ginori Lisci), n. 454 e n. 455. 39 Du nom de la laine castillane homonyme avec laquelle ils étaient tissés. H. Hoshino, L’Arte della Lana in Firenze nel Basso Medioevo. Il commercio della lana e il mercato dei panni fiorentini nei secoli XIII-XV, Florence, Olschki, 1980. 40 Il s’agissait des fameux draps de Saint Martin, une production lainière florentine de la meilleure qualité. H. Hoshino, L’Arte della Lana, op. cit., p. 207-211. 41 Le picco d’Alep correspondait à 0,658 mètres. A. Martini, Manuale di metrologia ossia misure, pesi e monete in uso attualmente e anticamente presso tutti i popoli, Rome, ERA, 1976, p. 178. 42 Tissus de soie. 43 La terminologie des monnaies florentines employées dans les documents comptables entre les années 1530 et 1550 (période au cours de laquelle se déroule l’activité des Bardi) était plutôt complexe : on utilisait comme synonyme le terme de florin, ducat et écu pour indiquer une monnaie de compte équivalant à 140 sous (cette monnaie était appelée aussi florin de sept lires et florin de monnaie «d’or », « d’or de monnaie »). Par contre, avec le terme écu d’or en or, on se référait au nouvel écu de 150 sous. À la fin du XVIe siècle les choses s’étaient en partie éclaircies : à Florence, on utilisait trois monnaies de compte, la lire, le florin/ducat (de 7 lires et donc égal à 140 sous) et l’écu d’or (de 7 lires et demie, soit 150 sous). R. Goldthwaite, G. Mandich, Studi sulla moneta fiorentina (secoli XIIIXVI), Florence, Olschki, 1994, p. 64-65. 38 32 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA d’associations temporaires d’affaires à travers lesquelles un ou plusieurs associés fournissaient les capitaux et donnaient les ordres pour faire des échanges commerciaux ou des activités productives à un associé commandité dans un pays donné. L’associé apportait souvent aussi, outre son travail, un capital financier37. LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Bardi, comme on peut le lire dans le mémoire, avait la « libre commission de leur vente ». Cela signifie qu’il pouvait décider librement où et à qui les écouler pourvu qu’il le fasse « au prix le plus fort possible » et qu’il rende compte avec diligence de ce qu’il avait fait, « comme il se doit chez un bon et loyal marchand ». Le contenu de cet engagement fut reproduit dans la comptabilité de Mazzinghi et accepté par Bernardo, qui déclara l’approuver et s’engagea à respecter l’accord. On a dit que l’accord entre le commettant et le commissionnaire laissait à ce dernier une grande liberté d’action. Cette décision peut sembler encore plus extraordinaire si l’on pense au voyage long et difficile que Bardi devait accomplir et aux contextes sociaux et économiques différents qui caractérisaient les places où il allait devoir vendre des tissus et des serges. Encore une fois, c’étaient la confiance et les garanties offertes par la circulation intense et rapide d’informations économiques à travers la correspondance commerciale qui entraient en jeu et réglaient l’action des marchands. Le succès de Bernardo, comme de tout autre opérateur, dépendait de la justesse de son comportement. Il savait pertinemment qu’au moment de rendre compte, un résultat insuffisant et non motivé le priverait de futurs contrats ; par ailleurs, il ne succomba jamais à la tentation de déclarer des prix de vente différents de ceux obtenus sur les places orientales afin d’empocher la différence : les missives qui arrivaient à Florence de ces pays auraient tôt ou tard dévoilé la supercherie ! Si l’on examine les comptes, on s’aperçoit que, pour un voyage long et difficile, Bardi crut bon de chercher d’autres pistes et en effet, quatre jours plus tard, le 19 avril 1532, il prit note d’autres accords dans lesquels Mazia et Paradiso Mazzinghi ajoutèrent un mandat supplémentaire afin de vendre d’autres tissus pour leur compte exclusif : pour le premier trois serges verts d’une valeur de 141.10.0 ducats d’or en or et pour le second un serge vert évalué à 47.3.3 ducats. Dans ce cas aussi, on laissait à Bardi la libre commission, pourvu qu’il cède les tissus au prix le plus fort possible et rende compte des ventes conclues « en bon et loyal marchand »45. Malheureusement, la compensation prévue pour l’exécution de ces tâches n’apparaît pas clairement dans ces documents. Il semble que dans l’accord général était prévue une quote-part sûre et proportionnelle à la valeur des marchandises qui lui étaient confiées (probablement payée au début du voyage) ; on sait toutefois que, de retour à Florence, lors du compte rendu des résultats de l’opération, Bardi remit des comptes de bénéfice net dans lesquels était débitée une provision de 4 % en sa faveur, que nous pouvons considérer comme une rétribution supplémentaire. À ces missions s’en ajoutèrent d’autres, à savoir l’engagement de livrer des marchandises à des destinataires indiqués par le commettant. C’est ce que firent les Lotti qui, le 4 avril 1532, confièrent à Bardi une petite caisse de draps à remettre à Andrianapolis à Francesco di Niccolò Benci46. Dans le « souvenir » qui réglait le rapport entre les parties, toutes les dispositions que Bardi devait suivre étaient précisées. Une fois arrivé à Ancône, il devrait charger la caisse sur l’embarcation également choisie pour arriver à Raguse ou 44 ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 72d. ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 72s. 46 ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 74s. 45 AVRIL 2012 – N° 66 33 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Mazingo, 264.17.1 à Bartolomeo et 256.13.5 à Paradiso Mazzinghi44. ANGELA ORLANDI Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Ici non plus, on ne trouve mention d’aucune rétribution – peut-être fut-elle versée à l’avance ? –, mais il est précisé que « dans le respect de la coutume, de ta main, au bas de l’écrit, tu déclareras avoir reçu ce document et tu t’engageras à respecter son contenu »48. Il s’agissait pour Bardi d’une acceptation formelle de l’engagement qui protégeait le commettant, une procédure qui, comme l’acte lui-même nous le rappelle, faisait partie de « l’usage ». Dans d’autres cas, l’obligation de remettre les tissus au destinataire était subordonnée à la possibilité de les vendre au comptant au cours du voyage, en empochant les mêmes commissions qu’à l’ordinaire49. En outre, presque tous les commettants demandèrent à Bernardo d’acheter pour leur compte des biens facilement disponibles sur les marchés orientaux. C’est ainsi que Mazingo, par exemple, demanda à Bardi de lui acheter entre autres un beau cheval d’une valeur d’au moins 40 écus, et pour sa femme 40 bras de bochacino50 et 6 bras de damas de Syrie pour une robe et une paire de manches51. À Pesaro, Bardi devait encaisser un crédit d’un peu plus de 40 ducats d’or larges52 pour Antonio Gualtieri ; et avec cet argent il devait acheter en Turquie un tapis da letucio53 de 5 bras de long et autant de largeur, de préférence avec des « dessins à l’ancienne mode et à fil serré »54, deux scies pour couper du bois et une autre plus petite pour faire des greffes, 4 petits bonnets de soie légers pour l’été à porter sous le bonnet et deux plus chauds pour l’hiver ; 4 bonnets noirs en poil de chameau et un beau cheval istrien au pelage foncé. On pourrait allonger encore la liste des tâches qui incombèrent à Bernardo, mais celles que nous avons évoquées sont suffisantes pour comprendre quel type d’activi- 47 Ibid. « per fede dell’osuanzia risoscriverai qui a piè, di tua propia mano, obrigandoti a quanto di sopra e alsì d’avere ricevuto detto richordo ». Ibid. 49 C’est ce qui arriva à la compagnie des Eredi di Francesco da Magnale qui confia à Bardi des serges, des « soprammani » et des tissus de Saint Martin en stipulant un « souvenir » dans lequel il était explicitement écrit : « Et comme nous avons confiance en vous, nous vous chargeons, si vous avez l’occasion de vendre au cours du voyage, de vendre au comptant et pas autrement et […] vous prenez les commissions habituelles ». (« E perché abiamo fede in voi vi diamo chomisione che trovando da vendere per il viagio posiate vendere per denari contanti e non altrimenti e […] voi pigliate le provisioni consuete »). ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 74d. 50 Il s’agissait d’une toile de coton. N. Tommaseo, Dizionario della lingua italiana, Turin, Unione TipograficoEditrice Torinese, p. 994. 51 ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 75s. 52 Le ducat d’or large était une monnaie sonnante, appelée ainsi après 1490 lorsqu’à Florence, pour essayer de résoudre la confusion terminologique qui régnait entre les monnaies, on commença à utiliser des termes étrangers pour la monnaie d’or. On employa donc le mot ducat, ou ducat d’or large, nom de la monnaie vénitienne. R. Goldthwaite, G. Mandich, Studi sulla moneta fiorentina, op. cit., p. 36. 53 Il s’agissait d’un petit lit. 54 « opera vechia e pelo serato ». ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 76s. 48 34 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Castelnuovo, d’où le voyage se poursuivrait par voie de terre. Quant au long et périlleux parcours qui l’amènerait ensuite à Adrianapolis, on lui recommandait de payer toutes les taxes qui pèseraient sur les marchandises et de bien faire attention à ce que ces dernières ne se mouillent pas durant la traversée des cours d’eau. Arrivé à Edirne, il devrait remettre la caisse, demander un récépissé et le remboursement de tous les frais du voyage. Rien n’était laissé au hasard : et le commettant expliquait aussi comment devait se comporter Bardi si jamais il ne trouvait pas Benci, au cas où ce dernier serait mort ou en voyage pour revenir dans sa patrie47. LES PRÉCURSEURS DES VOYAGEURS ET REPRÉSENTANTS DE COMMERCE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Il ressort de tout cela que Bernardo Bardi travailla de manière indépendante, et qu’aucun rapport stable ou exclusif ne le liait à ses commettants. Les compensations étaient variables, tout comme les fonctions qui lui étaient attribuées sur la base de la confiance. Dans la documentation, il est souvent fait référence aux marchandises comme prises en commandite55. Il ne s’agissait pas d’une commandite type, mais plutôt d’un mandat en vertu duquel les parties ne versaient pas des capitaux mais des prestations (Bernardo) et les commanditaires fournissaient des tissus destinés à la vente (ses commettants). C’est dans ces accords que nous pouvons entrevoir quelques caractéristiques propres à assimiler ce personnage à la figure actuelle de l’agent de commerce. La législation moderne sur le contrat d’agence prévoit en effet la promotion de contrats de vente, dans une zone donnée, en échange d’une provision. L’agent doit appliquer les prix établis par l’entreprise pour laquelle il travaille et ne peut être considéré comme un de ses employés56. L’engagement de Bardi correspondait aux clauses du contrat d’agence puisqu’il exerçait son activité de manière indépendante, qu’il n’était lié à aucun des commettants par un rapport stable et que, dans le document formel où était acceptée la mission, le versement d’une commission d’importance variable était prévu. Dans l’activité d’agent de Bernardo, il manquait par contre l’élément de l’exclusivité puisque, comme on l’a vu, il travailla pour des entreprises concurrentes et, qui plus est, il conclut aussi des opérations pour son propre compte au cours de ces voyages. CONCLUSION Les contenus contractuels qui réglaient les rapports variés au sein des réseaux de marchands, entre eux et avec leurs collaborateurs, n’avaient pas de forme unique ni définie à l’avance ; ils n’étaient souvent que le résultat de l’adaptation progressive de formules et de contenus dictés par l’usage. À Florence, au cours de la période qui nous intéresse ici, les quelques normes qui réglaient l’économie s’adaptaient au fur et à mesure et avec un certain retard aux pratiques adoptées par les opérateurs économiques qui contrôlaient fondamentalement les magistratures citadines. Même ce que l’on appelle aujourd’hui le « droit sociétaire », dont l’importance n’échappait pas aux organes du gouvernement, ne bénéficiait pas toujours d’un cadre juridique cohérent. On en veut pour preuve l’évolution normative des sociétés temporaires d’affaires, comme la commande et plus tard la commandite, qui était configurée comme une association entre deux ou plusieurs sujets dans laquelle la responsabilité du sujet commandité était limitée à la quote-part du capital apportée, tandis que celle du commanditaire était illimitée. À la fin du XVe siècle, les gérants commencèrent eux aussi à opposer leur propre responsabilité limitée : ces comportements, rapidement acceptés, devinrent d’usage courant, mais furent transformés en loi seulement dans le dernier quart du XVIe siècle. Le principe de la responsabilité limitée du commanditaire et du com- 55 Les formules employées dans la documentation sont de cette teneur : « nous donnons en commandite à Bernardo di Bindo de’ Bardi », ou bien « m’a été donné en commandite ». ASF, Venturi Ginori Lisci, 455, c. 74s et c. 88s. 56 Cf. les articles 1742 et suivants relatifs au contrat d’agence du Code Civil italien. Sur l’évolution de la législation des agences d’affaires, voir aussi Il Digesto Italiano. Enciclopedia metodica e alfabetica di Legislazione, Dottrina e Giurisprudenza, compilato da distinti giureconsulti italiani, t. II, Première partie, Turin, Unione Tipografica-Editrice Torinese, 1911-1915, p. 981-982. AVRIL 2012 – N° 66 35 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA tés il conduisait en voyageant pour le compte de tiers. ANGELA ORLANDI Tout cela explique comment et pourquoi, dans cette recherche des précurseurs du commis voyageur et de l’agent de commerce, l’éventail des contrats qui s’est offert à nous présente un cadre flou et particulièrement fluide, réglé, plus que par des principes clairs, par la force contractuelle des individus, par leur aptitude à jouer le rôle de médiateur et à imposer des solutions offrant un bon compromis entre les exigences de l’entreprise et celles du collaborateur. Dans tout cela, bien évidemment, comptaient pour beaucoup les capacités, les compétences, l’expérience acquises sur le terrain. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA Bien que correspondant à ce profil, Tuccio a été beaucoup plus qu’un commis voyageur actuel ; expert des marchés espa- gnols, il en connaissait la langue, et l’expérience qu’il y avait acquise joua en sa faveur : le Marchand de Prato et Luca del Sera avaient confiance en lui et, bien qu’il fût lié par un contrat de travail subordonné, ils lui accordèrent toute autonomie au niveau des décisions et jusqu’à la possibilité de mener à bien des opérations pour son compte personnel. La position de Bernardo de’ Bardi est encore plus nette : précurseur de l’agent de commerce, il se distinguait de celui d’aujourd’hui par l’absence de droits d’exclusivité. Il devait lui aussi sa liberté d’action à sa qualification et à ses compétences ; les entreprises qui lui avaient confié des biens à écouler, en effet, ainsi que nombre d’autres tâches de moindre importance, étaient suffisamment sûres que Bardi ne pouvait qu’agir en « bon et loyal marchand ». 57 Sur l’évolution des sociétés d’affaires temporaires à Florence, voir F. Melis, « Le società commerciali », art. cit., p. 161-178. 36 ENTREPRISES ET HISTOIRE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Angela Orlandi - 150.217.212.98 - 13/12/2015 17h08. © ESKA mandité fut transféré par analogie à la compagnie qui, de cette façon, de société en nom collectif se transforma en société à responsabilité limitée57.