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« Aux principes du droit de la guerre. Rousseau et la sécularisation des institutions politiques », in G. Waterlot (dir.), La théologie politique de Rousseau, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 135-154.

POLITIQUE OU DROIT DE LA GUERRE ? ROUSSEAU ET LA SÉCULARISATION DES INSTITUTIONS POLITIQUES. Si Rousseau entend établir, dès l'ouverture du Contrat social, les principes du droit politique « en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être »1, mettant relativement à l'écart l'histoire politique elle-même, l'avant-dernier chapitre de l'ouvrage trace à grandes lignes l'histoire des rapports entre politique et religion. Celle-ci montre les manières de désigner et de combattre l'ennemi, selon que la guerre politique est ou non une guerre théologique. Pour le paganisme, où « chaque État avait son culte et ses dieux », il n'y avait « pas de guerres de religion » : les dieux d'un peuple n'ayant aucun droit sur les autres peuples, il ne s'agissait aucunement de combattre pour imposer un culte, mais seulement de défendre ses lois en défendant ses dieux, de sorte que « la guerre politique était aussi théologique »2 – sans être une guerre de religion. La conquête formait l'unique moyen de conversion d'un autre peuple, et l'extension de l'empire romain finit par intégrer dans le paganisme la multiplicité des religions des vaincus. En revanche, la séparation des systèmes politique et théologique, introduite par le christianisme, a causé « des divisions intestines qui n'ont jamais cessé d'agiter les peuples chrétiens »3. Et si les chrétiens ne sauraient combattre par patriotisme dès lors que toutes leurs espérances les portent vers le monde spirituel, ceux qui parmi eux mènent des guerres sacrées, comme les croisades, combattent en réalité comme les païens. Tout le souci de Rousseau est alors de penser une religion qui ne conduise pas au fanatisme, qui attache les hommes entre eux en même temps qu'à leur patrie, à leurs lois et à leurs institutions, à leurs devoirs, sans être une religion nationale – autrement dit, une religion qui exclut de faire de la religion une juste cause de guerre. Ce chapitre du Contrat social constitue ainsi l'un des passages où les rapports qu'établit Rousseau entre politique et religion, droit et théologie, peuvent être analysés. L'hypothèse de lecture que nous proposons consiste à penser ces mêmes rapports à partir des textes que Rousseau consacre à la guerre. Dans la mesure où Rousseau pense l'articulation entre politique et religion, droit et théologie, à partir de la guerre, de ses justifications et de la définition de l'ennemi, il semble possible d'effectuer le mouvement dans l'autre sens : se tourner vers les différents textes qu'il consacre à la guerre et y chercher un éclairage nouveau sur la place du religieux et de la théologie dans les principes du droit politique. L'hypothèse peut être formulée pour deux raisons. D'une part, puisque Rousseau fait lui-même intervenir les concepts de guerre et d'ennemi dans l'avant1 2 3 Rousseau, Du Contrat social (CS), in Œuvres complètes III (OC), sous la dir. de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, La Pléiade, 1964, p. 351. Ibid., p. 460. Ibid., p. 462. dernier chapitre du Contrat social consacré à la place de la religion dans les institutions politiques, avant de clore l'ouvrage par un rappel de son projet initial où le droit de la guerre aurait eu sa place, on peut supposer que la suite de son exposé des Institutions politiques aurait sinon poursuivi l'analyse des guerres de religion en l'articulant au droit de la guerre, du moins développé le droit de la guerre en le liant à la question des guerres de religion. En tout état de cause, nous l'avons souligné, Rousseau montre que la désignation de l'ennemi, la manière de le combattre, le but de la guerre et la nature de la paix qui en résulte, changent selon la religion qui domine dans un État : le droit de la guerre peut à ce titre apparaître comme le révélateur des rapports entre politique et religion, entre droit et théologie. D'autre part, dans ses écrits portant spécifiquement sur la guerre, Rousseau se démarque des théoriciens de la guerre juste qui défendent une conception discriminatoire de l'ennemi, pensé comme inférieur parce que coupable d'une violation du droit – conception qui n'a eu de cesse, jusqu'à Vattel, de s'appuyer sur un droit des gens ancré dans la théologie, au point que l'ennemi pouvait être explicitement désigné, comme chez Vitoria, par sa religion. La théorie rousseauiste de la guerre et du droit de la guerre peut en ce sens être lue comme une tentative originale de rompre avec l'ancrage théologique que comportent les doctrines de la guerre juste. Si les textes portant sur le droit de la guerre ne sont certes pas présentés par Rousseau comme une solution aux conflits religieux – problème qui était bien davantage celui de Grotius, contemporain des conflits interconfessionnels qui embrasaient l'Europe aux XVIe et XVIIe siècles – il existe toutefois une cohérence entre, d'un côté, une critique des guerres de religion présente à la fin du Contrat social et un souci d'éviter de faire des religions une source de conflit, et de l'autre côté, une construction des principes du droit de la guerre qui redéfinissent les justes causes de guerre et les moyens légitimes qui peuvent être employés pour la mener, en écartant les justifications religieuses et tout socle théologique. Une telle approche contribue aussi à développer l'analyse de la guerre dans la pensée de Rousseau, thématique qui a jusqu'à présent été relativement peu examinée dans les études rousseauistes, alors même que le grand projet des Institutions politiques devait comporter une section consacrée au droit de la guerre, et inscrire les principes du droit politique dans une théorie plus générale incluant un droit des gens4. Le droit de la guerre énonce les motifs pour lesquels on peut prendre les armes, il désigne les sujets 4 Ibid., p. 349 et p. 470; les Confessions, IX, OC I, p. 404-405; Émile, V, OC IV, p. 836-849, ainsi que la lettre à Marc-Michel Rey du 9 mars 1758, in Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, édition critique établie et annotée par R.A. Leigh, Genève, Institut et Musée Voltaire, et Oxford, The Voltaire Foundation, 1965-1998, t. V, n° 626). Sur les divers textes de Rousseau consacrés à la guerre, voir les Principes du droit de la guerre, texte établi et présenté par B. Bernardi et G. Silvestrini, Annales de la société J.-J. Rousseau, t. 46, Genève, Droz, 2005, p. 201-280, ainsi que l'édition à paraître chez Vrin, sous la direction de B. Bachofen et C. Spector (Principes du droit de la guerre. Écrits sur la paix perpétuelle, édition que nous avons utilisée pour les références à ces textes, désormais désignés par PDG). Nous remercions B. Bachofen d'avoir bien voulu nous communiquer ce manuscrit avant sa publication. aptes à les prendre, ceux qui peuvent ou non subir la violence, les droits contre l'ennemi, les procédures légales concernant le commencement des hostilités et leur déroulement, la manière d'y mettre fin. Il constitue à ce titre un bon indicateur de la nature même de la souveraineté, de son fondement et de ses modes de légitimation. La sécularisation du droit de la guerre L'un des éléments constitutifs de la modernité politique est le processus de sécularisation5 de l'État ou son autonomisation par rapport aux institutions ecclésiastiques, impliquant une autonomisation du droit civil par rapport au droit révélé et à la théologie. Comme prérogative centrale de la souveraineté, les fondements et les sources du jus belli manifestent à ce titre le degré d'autonomisation de l'État. Il n'est d'ailleurs pas surprenant d'observer que le droit de la guerre rencontre lui aussi, à l'âge classique, un processus de sécularisation qui accompagne les transformations des institutions politiques. Se trouvent écartés la légitimité d'une guerre entreprise pour motif de religion (dont le refus est ancien mais souvent limité à la seule sphère chrétienne) ainsi que le paradigme de la guerre juste, au profit du modèle de la guerre régulière. Le droit des gens dans lequel il s'inscrit tend, avec Vattel notamment, à opposer les sources conventionnelles du droit des gens, et en particulier du droit de la guerre, aux obligations imposées par la loi divine révélée dans sa dimension morale ou par les préceptes évangéliques – jusqu'alors constamment invoqués dans les doctrines de la guerre juste. Chez Grotius, Pufendorf ou Vattel, une partie du droit de la guerre semble cependant résister à ce processus – celle qui concerne les actions autorisées ou proscrites dans la guerre, c'est-à-dire le jus in bello. Les règles qu'ils définissent ont pour source les conventions interétatiques et la Révélation, laissant planer une ambiguïté quant au fondement même du système théorique qui norme la guerre. L'apport de Rousseau à la doctrine du droit de la guerre est paradoxal. Tout en s'inscrivant dans cette perspective d'un droit sécularisé, il se démarque des conceptions développées par ces juristes en construisant un droit fondé sur une logique proprement politique, déduite à partir d'une analyse rationnelle des concepts de guerre et d'État, et d'une analyse génétique des relations internationales. Or, une telle démarche lui permet de construire une théorie cohérente du droit de la guerre, où jus ad bellum et jus in bello – expressions qu'il n'emploie d'ailleurs pas, bien que son jus belli comprenne des éléments pouvant être compris sous ces deux catégories – sont déduits des mêmes principes : non pas, d'un côté, un droit de la guerre issu des conventions entre les États et un droit dans la guerre renvoyant quant à lui tantôt à des préceptes évangéliques ou à une morale internationale, tantôt à des conventions, mais des règles limitant les 5 Nous employons le terme de sécularisation au sens d'autonomisation. Il renvoie à la séparation entre politique et droit d'un côté, religion et théologie de l'autre, non à un processus de transposition des structures religieuses dans la sphère politique, ni à l'idée que la modernité ne serait constituée que d’emprunts cachés ou inconscients aux périodes précédentes, traduisant en réalité que la permanence d'une même substance historique. Voir H. Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, avec la collaboration de M. Dautrey; R. Koselleck, Le règne de la critique, trad. H. Hildenbrand, Paris, Éd. de Minuit, 1979. violences ancrées dans la logique même de la nature de la guerre, de l'État et des relations interétatiques, et strictement déduites de celles-ci. De ce point de vue, Rousseau achève un mouvement de sécularisation de la guerre entamé depuis longtemps, mais qui laissait une partie du droit de la guerre, le jus in bello, encore fondée sur des sources théologiques. Saisir le processus de sécularisation que rencontre, avec Rousseau, cette partie déterminante des institutions politiques qu'est le droit de la guerre suppose d'examiner sa double critique du droit des gens et des doctrines de la guerre juste, puis la logique politique sur laquelle il fonde sa propre conception du droit de la guerre. LES CRITIQUES ROUSSEAUISTES DU DROIT DES GENS ET DES DOCTRINES DE LA GUERRE JUSTE Un droit des gens impuissant, au service des intérêts des puissants Si Rousseau entend déterminer « ce qui rend la guerre légitime », et recourt à l'expression de « guerre juste »6, la manière dont il définit les critères de légitimité de la guerre marque une rupture d'une part, avec l'histoire des doctrines de la guerre juste, d'autre part, avec le droit des gens sur lequel elles s'appuient. La capacité du droit des gens à limiter les violences dans la guerre et à installer une paix durable est entièrement récusée. Les jurisconsultes prétendent en effet définir un ordre capable de s'imposer aux États mais sont en réalité, selon Rousseau, au service des puissants dont ils autorisent la barbarie. Ce sont « de viles et mercenaires autorités »7, dont les traités justifient les guerres et sont incapables d'y mettre fin. En fondant la guerre sur les prétendus rapports naturellement belliqueux des hommes (Hobbes) et en autorisant l'esclavage des vaincus (Grotius), ils n'ont pas vu que la guerre résultait de l'institution politique, ont inversé les rapports entre guerre et nature, rendant impossible aussi bien un véritable droit de la guerre qu'un droit de la paix capable de mettre fin à la guerre et à l'état de guerre. Cette inversion initiale des rapports entre nature et institution8 a pour effet de légitimer l'ordre politique qui, parce qu'il 6 7 8 « Je ne cherche pas ce qui rend la guerre avantageuse à celui qui la fait mais ce qui la rend légitime. Il en coûte presque toujours pour être juste. Est-on pour cela dispensé de l'être ? », PDG, p. 80. « L'état de guerre », OC III, p. 616. Voir H. Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984, p. 2124. Le jusnaturalisme développé par Grotius, qui définit un droit de la guerre et de la paix à partir du droit naturel, c'est-à-dire de la nature raisonnable et sociable des hommes, consiste à normer la guerre à partir d'une naturalité que Rousseau récuse : si les hommes ne sont pas naturellement sociables, le « traité social dicté par la nature » est une chimère (Manuscrit de Genève, I, 2, OC III, p. 284). De manière plus générale, les jurisconsultes dénoncés par Rousseau renvoient principalement à Grotius et à ses continuateurs. Même si Grotius se distingue de Hobbes, Rousseau les rapproche (incluant dans ce groupe les « philosophes », les « savants », PDG, p. 70 et 73), par leurs sophismes, lesquels reposent sur une conception erronée des rapports entre droit et nature. Tous naturalisent la guerre pour justifier toute forme d'État, même despotique, toujours préférable à la violence qui règnerait en l'absence d'institutions politiques. Rousseau reformule les rapports entre guerre et droit en inversant prétend assurer la sécurité des hommes en mettant fin à la guerre de tous contre tous et donc répondre à une nécessité naturelle, assoit un pouvoir arbitraire. Le droit des gens qui en est issu n'est que l'extension du despotisme des ordres juridiques internes. Car en produisant un droit des gens ordonné aux jurisconsultes légitiment la poursuite de l'intérêt comme princes. Les ordres juridiques susceptibles de s'imposer caractérisés non seulement par leur injustice, mais aussi impuissance : intérêts des puissants, les principe des actions des aux États sont dès lors par leur fragilité et leur « Quant à ce qu'on appelle communément le droit des gens il est certain que faute de sanction ses lois ne sont que des chimères plus faibles encore que la loi de nature. Celle-ci parle au moins au cœur des particuliers au lieu que, le droit des gens n'ayant d'autre garantie que l'utilité de celui qui s'y soumet, ses décisions ne sont respectées qu'autant que l'intérêt les confirme »9. Dépourvu de sanction, ramené au droit du plus fort, le droit des gens est donc fictif. Il constitue même de nouvelles causes de guerre10 en légitimant le recours aux armes lorsque les conventions qu'il définit (fussent-elles injustes) sont violées. N'ayant d'autre garantie que celle des parties contractantes, et ne décidant jamais radicalement les droits des uns et des autres, les traités internationaux marquent des trêves, non l'institution de paix véritables. Critique du droit des gens fondé sur l'idée d'une société du genre humain. Cet état du droit des gens est autant imputable aux princes et aux jurisconsultes, qu'à ce que Rousseau nomme « la condition mixte »11 des hommes. Car si le droit des gens tel qu'il existe est incapable de mettre fin à la guerre, c'est aussi parce qu'il s'appuie sur l'idée chimérique d'une communauté du genre humain fondée sur le droit naturel, et reste aveugle à la situation proprement politique des hommes, marquée par une expérience de la division. Non seulement la loi de nature et la pitié ont perdu toute force entre les États, qui restent dominés par l'amour-propre, mais encore la condition même qui nous fait devenir hommes – l'appartenance à une communauté politique – nous transforme en « ennemis du genre humain » et exclut la possibilité 9 10 11 l'ordre génétique qui lie guerre et États. PDG, p. 70. Sur l'absence de sanction attachée à la violation du droit des gens, voir B. Bernardi, La fabrique des concepts. Recherche sur l'invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006, p. 267. Le droit public de l'Europe est lui aussi critiqué dans le Projet de paix perpétuelle (PDG, p. 92-93). « Dans la condition mixte où nous nous trouvons, auquel des deux systèmes qu'on donne la préférence, en faisant trop ou trop peu nous n'avons rien fait et nous sommes mis dans le pire état où nous puissions nous trouver. Voilà, ce me semble, la véritable origine des calamités publiques », Ibid., p. 70. même d'une communauté suprapolitique de type cosmopolite12. Rousseau oppose à cette possibilité des arguments tirés des faits, et d'autres tirés du droit. La guerre est présentée comme inévitable en raison du processus de genèse des États, dont elle est un produit13. Contre les jurisconsultes, il soutient que l'institution de l'État n'est pas ce qui met fin à une guerre inévitablement présente dans une situation prépolitique et pour cela co-naturelle à l'homme, mais que la guerre est produite par l'existence même des États et reste inhérente à leurs relations. Si l'appropriation du sol, décrite dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, marque le passage d'un état de nature pacifique à des rapports interhumains belliqueux, Rousseau montre que la création d'un seul État entraîne celle de tous les autres14. L'institution d'un État sur un territoire constitue en effet une menace pour les populations voisines, qui risquent d'être conquises par celuici. Elle entraîne de leur part un mouvement de résistance par la création d'un autre État capable de limiter la puissance virtuellement illimitée du premier. Or, l'espace terrestre étant limité donc rapidement saturé, les différents États sont obligés de cohabiter et restent voués à l’interdépendance. Là où les individus jouissaient d'une indépendance dans le premier état de nature, les États entretiennent des relations beaucoup plus intimes15. Ils rencontrent constamment des processus d'action et de réaction mutuels qui, joints à l'absence de mesure naturelle, au besoin de se comparer et au sentiment de faiblesse éprouvé par chacun, engendrent une concurrence vitale et une rivalité sans trêve, un état de guerre permanent, « un rapport général qui tend à leur destruction mutuelle »16 – relations qu'ignorent les individus à l'état de nature et qui résultent spécifiquement, contrairement à l'analyse hobbesienne17, de la création des États Entre les États règne donc la loi naturelle, c'est-à-dire la loi du plus fort18. 12 13 14 15 16 17 18 Projet de paix perpétuelle, p. 88; Émile, OC IV, p. 428 : « tout patriote est dur aux étrangers, ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux ». Sur la critique du droit naturel, voir C. Larrère, « L'état de guerre et la guerre entre les États : Jean-Jacques Rousseau et la critique du droit naturel », in La Bataille, l'Armée, la Gloire, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1983), Association des Publications de Clermont II, 1985, p. 135-148. A l'inverse, en définissant la guerre comme « l’état des individus qui vident leurs différends par la force, considérés comme tels » (Droit de la guerre et de la paix, I, I, II, 1), Grotius soutient qu'il existe des guerres entre particuliers, c'est-à-dire des guerres privées (ibid., I, I, I, 4 et I, III, I-IV), proche en cela de Hobbes qui sépare la genèse de l'État de celle de la guerre. On trouve cette idées chez Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, VII, I, VII. Voir V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1974, p. 180-183. DI, OC III, p. 164 et 178; PDG p. 76. Voir aussi B. Bachofen, La condition de la liberté. Rousseau critique des raisons politiques, Paris, Payot, 2002, p. 99-148. PDG p. 76-77. B. Bachofen écrit ainsi que « l'institution des États crée une configuration descriptible comme un système omni-englobant, un système plein, sans reste et sans extériorité » (p. 158). Ibid., p. 78; DI, II, OC III, p. 179. Sur la critique rousseauiste de l'état de nature hobbesien, voir le commentaire de B. Bachofen, PDG, p. 151-162 et C. Larrère, « Fédération et nation », in R. Pomeau, T. L'Aminot, A. Stroev et R. Thiéry (dir.), Jean-Jacques Rousseau. Politique et nation, Actes du IIe colloque international de Montmorency (1995), Paris, Champion, 2001, p. 205-221. CS, I, 4, OC III, p. 354-355. Le droit des gens est ramené à la loi du plus fort « tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération naturelle », DI, OC III, p. 178. Cette logique bellogène19 ne peut être contrebalancée par une amitié des peuples. L'avènement d'une société politique particulière implique nécessairement un mouvement de clôture sur soi. La possibilité de se voir, de se connaître et de s'aimer20, qui scelle l'union politique, requiert un espace politique borné. Or, l'humanité forme un ensemble indéfini, un tout dont l'ampleur exclut toute forme d'affection sociale. Patriotisme d'un côté et humanité de l'autre sont des généralisations de la pitié, mais fixés sur des objets différents et de ce fait inconciliables21. La formation des États exclut donc de facto la possibilité d'une union de type cosmopolitique. S'unir à quelques hommes, c'est devenir « ennemi du genre humain »22. Du côté des arguments juridiques, on rencontre l'idée qu'il ne saurait exister d'ordre politique supraétatique dès lors que les peuples ne peuvent s'unir dans aucune volonté générale supérieure. La volonté générale, qui lie les citoyens à l'État, est générale par rapport aux membres de la société, particulière pour les autres États Ces derniers s'opposent donc structurellement sur ce qui fait leur vie propre : la volonté générale de leurs membres23. Parce que l'appartenance à une communauté politique est toujours déterminée, elle instaure un lien avec un État qui implique, à l'égard des autres États, sinon une relation d'hostilité, du moins une relation d'extériorité qui ne saurait se résorber dans l'appartenance à une humanité commune. L'essence même de la communauté politique exclut l'existence de toute communauté suprapolitique réglée par le droit24. Cette rupture entre l'ordre interne et l'ordre externe des États se retrouve dans la critique que fait Rousseau de l'analogie entre l'individu et l'État, régulièrement invoquée dans les doctrines de la guerre juste. L'analogie y est en effet utilisée pour justifier le droit d'un État à se défendre lorsqu'il est attaqué, en se fondant sur le droit naturel : de même qu'un individu peut pourvoir à sa propre défense lorsque son intégrité est menacée, un État a le droit de se protéger en cas de danger, légitimant par extension les guerres de type défensif. Cette partie du droit des gens qu'est le droit de la guerre est alors dérivée du droit naturel individuel. Hobbes fait de cette analogie un usage singulier, puisqu'il y recourt pour défendre la thèse selon laquelle les États sont entre eux comme les individus à l'état de nature : dans un état de guerre. Avant Hobbes, l'analogie justifie une prérogative souveraine interne s'exerçant dans les relations avec les autres États, en conformité avec le droit naturel en tant qu'il fonde un droit des gens et un droit de la guerre dont la fonction est de limiter les violences par la loi. Dans le 19 20 21 22 23 24 Pour reprendre l'expression de B. Bachofen, PDG, p. 167. DI, OC III, p. 111-112; Considérations sur le gouvernement de Pologne, XII, OC III, p. 1019. Lettres écrites de la montagne, OC III, p. 706, note 2. Voir G. Lepan, Jean-Jacques Rousseau et le patriotisme, Paris, Champion, 2007. Projet de paix perpétuelle, in PDG, p. 88. Voir aussi Émile, OC IV, p. 848. Voir G. Lepan, « Guerre et paix dans l’œuvre de Rousseau », XVIIIe siècle, « La recherche aujourd’hui » n°30,1998. Sur le projet de l'abbé de Saint-Pierre, voir les contributions de C. Spector et B. Bernardi in Rousseau. Principes du droit de la guerre, op. cit., p. 229-330. système hobbesien, elle justifie à l'inverse le recours sans règle à la violence et supprime la possibilité d'un droit des gens. Or, c'est en lecteur de Hobbes que Rousseau recourt à l'analogie. L'usage qu'il en fait vise à montrer l'indépendance propre aux États, analogue à celle des individus en situation pré-contractuelle. Mais là où pour les individus vivant à l'état de nature, l'indépendance signifie la paix, elle est inévitablement corrélée, pour les États, à la violence et la guerre25. Certes, souligne Rousseau, l'analogie trouve ses limites dans la différence de rapport du tout aux parties (à la différence du corps humain, l'unité du corps politique reste précaire car les forces individuelles risquent constamment de l'emporter sur la force publique qui les contient26), et dans les besoins respectifs de l'individu (limités) et de l'État (corps artificiel dépourvu de mesure naturelle). Mais ces limites ne sont évoquées que pour radicaliser encore la thèse hobbesienne : l'État diffère de l'individu parce qu'il est sans mesure naturelle, il peut donc toujours augmenter sa puissance, de sorte que « sa sûreté, sa conservation demande qu'il se rende plus puissant que tous ses voisins ». Comme grandeur relative, il se compare sans cesse, et cette passion de la comparaison le pousse, dans une logique quasi-hobbesienne, à faire la guerre27 – pour se défendre mais aussi pour éprouver sa combativité et sa santé28. Autrement dit, si Rousseau critique la conception hobbesienne qui assimile, pour les individus placés dans une condition pré-contractuelle, l'état de nature à un état de guerre, il s'accorde en revanche avec lui – et prolonge même sa conception – en ce qui concerne l'analyse des relations internationales et des normes censées les réguler. Rupture avec les doctrines de la guerre juste Écartant le droit des gens comme impuissant à régler des corps politiques inévitablement en guerre, Rousseau récuse également la tradition de la guerre juste. Plus précisément, il s'inscrit dans une conception du droit entre les États telle que Vattel la formule, conception qui fait prévaloir la régularité formelle de la guerre, en opposition avec les doctrines de la guerre juste29. Celles-ci faisaient de la guerre un acte de juridiction où l'auteur d'une infraction au droit des gens était puni par celui qui avait subi le préjudice. Les critères permettant de déterminer la justice de la guerre recouvraient, depuis la formulation faite par 25 26 27 28 29 L'indépendance des États est pensée par analogie avec celle des individus vivant à l'état de nature : « L'indépendance qu'on ôte aux hommes se réfugie dans les sociétés, et ces grands corps, livrés à leurs propres impulsions, produisent des chocs plus terribles à proportion que leurs masses l'emportent sur celles des individus », PDG, p. 76. Sur l'indépendance naturelle des individus et la paix, voir DI, OC III, p. 162. D'où la supériorité des petits États qui ont davantage de sensibilité commune, donc une volonté collective plus à même d'assurer leur cohésion, voir PDG, p. 77-78. Sur la passion de la comparaison des États, voir F. Guénard, « Puissance et amour de soi. La théorie de la guerre dans la pensée de Rousseau », in PDG, p. 193-228. Voir G. Lepan, « Guerre et paix dans l’œuvre de Rousseau », op. cit., p. 446. Contrairement aux analyses de F. Ramel et J.-Joubert (Rousseau et les relations internationales, Paris/Montréal, L'Harmattan, 2000). Thomas d'Aquin30, l'autorité du prince (la guerre doit être décidée par celui qui détient l'autorité de rétablir le droit et la justice), la juste cause (réparer une injustice, prévenir un mal plus grave) et l'intention droite (viser la paix et la justice). Grotius a systématisé le droit de la guerre en ordonnant l'ensemble de ces critères à la juste cause, ramenée à la violation d'un droit subjectif. Le critère de la compétence de guerre n'est pas écarté, et Grotius construit même le concept de souveraineté à partir de celle-ci. Il est toutefois subordonné à la juste cause : si le détenteur de l'autorité suprême décide la guerre, c'est en tant que juge chargé de faire respecter les droits subjectifs ou de rétablir les droits violés – l'acte du coupable donnant à la victime une juste cause de guerre. Mais Grotius a aussi fait basculer l'ensemble de la doctrine. Son système réunit en effet deux conceptions auparavant distinctes, celle de la guerre juste, qui fait prévaloir la licéité matérielle de la guerre en la définissant par l’exercice unilatéral d’une sanction à l’égard de l’auteur d’un délit, qui a un statut nécessairement inférieur puisqu’il ne peut invoquer une juste cause de guerre, et celle de la guerre régulière qui fait prévaloir sa régularité formelle en prenant en compte la guerre comme situation de fait, et en la réglant juridiquement de manière à en faire découler des effets de droit31. La critique qu'il fait du critère de la juste cause et l'importance croissante qu'il accorde aux actes formels liés au début ou à la fin des conflits 32, marquent le passage à une autre conception du droit de la guerre. La guerre devient licite dès lors que les actes de violence sont inscrits dans des procédures formelles, en particulier lors de l’entrée en guerre (être faite de part et d'autre par l'autorité du souverain et déclarée dans les formes) comme dans les pactes qui y mettent fin, plutôt que dans l'accomplissement d'une justice matérielle portée par la défense d’une juste cause. Après Grotius, les critères formels qui constituent la guerre en situation juridique spécifique suffisent à la tenir pour juste. Comme chez Cicéron et en écho au formalisme du droit romain, ce qui importe est le statut des belligérants, considérés comme égaux car indépendants, sans référence à une situation juridique qui légitimerait leur conflit33. Puisque la guerre peut être juste des deux côtés, puisque les belligérants, comme souverains, sont à égalité, aucun ne peut être juge de l'autre. Un souverain injuste a les mêmes droits qu'un souverain juste. Dans la guerre, à défaut d'un juge supérieur aux États, chacun reste l'unique juge de sa cause. La guerre cesse dès lors de constituer une procédure judiciaire. Elle n'en reste pas moins une situation appelant un règlement en justice. Mais la justice s'entend au sens formel – elle définit un rapport nouveau dont découlent des effets de droit – et non plus au sens matériel comme une norme permettant de trancher les différends par recours au droit naturel. Pufendorf, 30 31 32 33 Thomas d'Aquin, Somme théologique, 4 vol., Paris, Le Cerf, 1984-1999, IIa IIae, q. 40; voir aussi P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris, PUF, 1983. Comme l’affirme P. Haggenmacher, « Mutations du concept de guerre juste de Grotius à Kant », in La Guerre, Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, n° 10, Centre de Publications de l’Université de Caen, 1986, p. 107-125. Grotius, Droit de la guerre et de la paix, I, I, § I, 1; II, I, II, 1; II, XXIII, XIII. Ibid., II, XVII, XIX; Cicéron, Des devoirs, III, XXIX. Wolff puis Vattel déduisent de l'indépendance et de la souveraineté des États – et, chez Vattel, de l'absence de toute société civile entre les nations, qui vivent en réalité à l'état de nature – une conception quasi contractuelle de la guerre en rupture avec les normes fondées sur le droit naturel34. Ces dernières ne s'adressent plus qu'à la conscience des souverains. La loi naturelle est ramenée au devoir d'obéir aux conventions. Le droit de la guerre s’inscrit désormais dans un droit des gens positif. À la juste cause de guerre se substitue ainsi le juste ennemi, c'est-à-dire l'État souverain doté d'une compétence de guerre discrétionnaire35. La guerre cesse d'être une relation unilatérale et inégale entre deux adversaires, en vertu d'un principe discriminatoire (l'injustice du coupable le constitue en inférieur de la victime), pour advenir comme relation bilatérale, fondée sur l'égalité entre des États qui restent juridiquement égaux, du début à la fin de la guerre et jusque dans la victoire ou la défaite. Ainsi définie autour du principe de souveraineté, la guerre est l'expression d'un nouvel ordre interétatique – l'ordre westphalien relativement présent chez Vattel et Rousseau – où l'indépendance naturelle des États exclut qu'ils se soumettent à une autorité supérieure et où prévaut le droit conventionnel36. Rousseau pense lui aussi la guerre en dehors de toute procédure pénale, au point qu'il n'est pas impossible de soutenir « qu'une république bien gouvernée fasse une guerre injuste »37. Parce qu'il marque un processus de neutralisation des conflits et de l'ennemi, le passage de la guerre juste à la guerre régulière constitue aussi un processus de sécularisation du droit de la guerre. Chez un certain nombre de penseurs de la guerre juste, nous l'avons évoqué, la guerre constitue un acte de juridiction visant à punir des ennemis coupables indépendamment des actes injustes qu'ils ont commis. L'ennemi peut être injuste en lui-même. Vitoria identifie ainsi le Sarrasin comme un ennemi par nature, perpétuel38, car sujet d'une erreur invincible (à la différence des Indiens du Nouveau Monde, les Sarrasins ne peuvent être convertis) qu'il est juste de combattre par tous les moyens. S'il écarte, après Thomas d'Aquin, la guerre faite pour motif de religion, Vitoria conserve toutefois au cœurde sa doctrine une conception de l'ennemi qui fait de la guerre un acte de juridiction dont la dimension théologique reste centrale, puisqu'elle affecte le jus ad bellum (dans la manière de désigner l'ennemi) comme le jus in bello 34 35 36 37 38 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, VIII, VI, § 7 et 16. Voir G. Lepan, « L’idée de guerre juste chez Grotius », Cahiers philosophiques, n° 110, juin 2007, p. 31-44 ; C. Nadeau et J. Saada, La guerre juste. Histoire, théories et critiques, Paris, PUF, à paraître en 2008. Sur la convergence des thèses de Rousseau et de Schmitt, voir S. Hoffmann, « Rousseau, la guerre et la paix », Annales de philosophie politique, vol. 5, Paris, PUF, 1965. Vattel, Le droit des gens, préface, § XX; I, prélim.,§ XV sq. Sur l'idée que Vattel est le fondateur du droit international, voir E. Jouannet, Emer de Vattel et l'émergence doctrinale du droit international, Paris, Pédone, 1998. DEP, OC III, p. 246. Vitoria, De potestate civili, I, 13. Voir H. Méchoulan, « Vitoria, père du droit international ? », in Actualité de la pensée juridique de Vitoria, Bruxelles, Bruylant, 1988, p. 11-26; J. Saada, "Pacifisme ou guerre totale ? Une histoire politique du droit des gens : les lectures de Vitoria au XXe siècle", Astérion, n° 6, 2008. (dans la violence qu'on s'autorise à son égard), si bien que dans son ensemble, le droit des gens qu'il définit reste limité au cadre de la Respublica christiana. C'est seulement en se détachant de la poursuite d'une justice matérielle, au profit d'une justice formelle, que le droit de la guerre a pu s'émanciper du cadre théologique qui concevait le droit d'user de la violence comme l'exercice d'une juridiction et le châtiment d'un ennemi coupable, donc inférieur39. Chez Grotius, cette transformation est particulièrement sensible dans les rapports qu'il définit entre le droit et la théologie. Pour montrer leur relative séparation, on a souvent mis en avant le début de son ouvrage de 1625, où est examinée l'hypothèse d'un droit naturel indépendant de l'existence même de Dieu40. Mais dans ce passage, le juriste ne construit qu'une hypothèse, immédiatement récusée. C'est en revanche l'expulsion progressive de la théologie hors du droit, dans la troisième partie de l'ouvrage consacrée au droit dans la guerre, qui marque à la fois une autonomisation du droit par rapport à la théologie et une sécularisation de la guerre. Désormais, les règles qui autorisent ou limitent l'usage de la violence dans la guerre sont indépendantes de la charité, vertu théologale qui joue au mieux comme « tempéraments » s’adressant à la conscience chrétienne, non comme obligations positives réglant les actions des combattants. C'est donc paradoxalement d'abord dans le jus in bello, plutôt que dans le jus ad bellum – auquel les théoriciens de la guerre juste attachaient pourtant une importance cruciale – que s'est ancré un mouvement de sécularisation du droit de la guerre. Le jus in bello n'en restait pas moins tributaire de deux types de sources : conventionnelles d'un côté, jusnaturelles ou révélées de l'autre. Chez Rousseau, la construction du droit de la guerre s'ancre dans un processus de sécularisation du jus ad bellum, tout en rejetant l'héritage des doctrines de la guerre juste et du droit des gens. Rousseau s'inscrit dans la lignée des juristes qui font prévaloir la guerre régulière sur la guerre juste. Mais contre eux, il récuse tout droit de la paix qui résulterait de conventions internationales. Son apport ne consiste donc pas seulement à penser l'humanisation de la pratique de la guerre (jus in bello) à partir d'une étatisation des conflits – thèse classiquement mise en avant dans les études qui lui sont consacrées, nous y reviendrons – mais aussi à enraciner le jus ad bellum dans un concept d'État qui, parce qu'il est ordonné à la souveraineté absolue et conceptualisé comme personne morale, suffit à lui seul à déterminer les buts de la guerre, donc ce qui légitime son initiative (jus ad bellum) et limite les violences (jus in bello). 39 40 Ou inférieur, donc coupable, dans la conception que se fait Vitoria des Sarrasins. Sur la défense de la tolérance par l'introduction de la religion naturelle dans le droit des gens chez Grotius, voir J. Lagrée, « Grotius, droit naturel et religion naturelle », L’interpretazione nei secoli XV-XVI, F. Angeli, Milan, 1993, p. 487-514. Grotius, Droit de la guerre et de la paix, prolég., XI. LE DROIT DE LA GUERRE CHEZ ROUSSEAU Méthode du droit et concept de guerre. Lorsque Rousseau définit en effet la guerre comme une relation d'État à État41, il s'inscrit très clairement dans le rejet de l'idée de guerre juste, rejet qui a permis à la guerre d'être sécularisée. Mais l'originalité de son approche tient au fait que, tout en s'inscrivant dans un courant qui récuse la guerre juste, Rousseau refuse également le droit des gens comme cadre théorique normatif pour penser la guerre et en circonscrire les effets. La méthode qu'il adopte pour penser les conditions d'une guerre légitime entérine ce rejet du droit des gens. Il ne s'agit pas pour lui de formuler une doctrine à partir d'un corpus juridique existant, mais d'examiner « les établissements humains par leurs principes »42. C'est en partant du concept même de guerre, des idées « renfermées dans le mot de guerre », que le droit peut être déduit. La guerre est définie comme une relation constante entre des ennemis, un état permanent43. Elle n'est pas un affrontement ponctuel ou occasionnel, mais l'actualisation ponctuelle d'un état de guerre constamment en puissance – ce qui la distingue précisément de l'état de guerre. Elle implique une « volonté constante, réfléchie et manifestée de détruire son ennemi »44, c'est-à-dire le libre consentement des parties belligérantes dans une volonté réciproque de combattre – réciprocité également requise pour le rétablissement de la paix. Et comme elle est une relation d'État à État et non un rapport entre particuliers, on peut caractériser la « guerre de puissance à puissance » comme « l'effet d'une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l'État ennemi, ou de l'affaiblir au moins par tous les moyens qu'on le peut »45. Deux éléments sont décisifs. Le premier tient à l'accomplissement d'un processus d'abstraction dans la détermination du concept d'État, et ses répercussions sur les normes de la guerre. Par rapport à Grotius, Rousseau accomplit ce que le juriste néerlandais a manqué. Sans exclure la guerre privée, ce dernier fait déjà prévaloir la guerre publique, définie comme « celle qui se fait par l'autorité d'une puissance civile »46. Mais tout en voulant systématiser le concept de souveraineté à partir de la souveraineté externe, c'est-à-dire de ses relations avec les autres entités politiques, Grotius s'attache en réalité à la souveraineté interne, au détenteur de l'autorité à 41 42 43 44 45 46 CS, I, 4, OC III, p. 357; PDG, p. 53, note 2. PDG, p. 70. PDG, p. 80; CS, I, IV, OC III, p. 357. PDG, p. 71. PDG, p. 80. DGP, I, III, I, 1. l'intérieur de l'État La guerre oppose ainsi non pas tant des entités abstraites, des États pensés comme personnes morales liées par des règles formelles, que des entités concrètes dans les corps politiques – ce déplacement manifestant l'inquiétude du juriste face aux guerres de religion et aux conflits civils, qu'il entend régler en instituant une autorité souveraine dans l'État, plus qu'un droit liant les États entre eux47. Rousseau, quant à lui, définit la guerre comme une relation publique liant des États, c'est-à-dire des entités morales abstraites. C'est le passage par Hobbes – servant de repoussoir – qui appuie la conception exclusivement publique de la guerre. Contre le philosophe anglais, Rousseau conçoit la guerre comme un rapport non naturel, non individuel, présupposant l'existence des États et issu de leurs relations, donc comme un rapport proprement politique. En définissant le corps politique – l'État ou le souverain selon qu'il est passif ou actif – comme un « corps moral collectif » ou une « personne publique »48, il fait de la guerre une relation opposant des personnes abstraites, et non plus des personnes concrètes à l'intérieur du corps politique. Ce processus d'abstraction de la souveraineté fait de la guerre une relation morale, formelle, entre des entités qui ne peuvent être que publiques, marquant le privilège exclusif désormais accordé à la guerre publique sur toutes les autres formes de guerres. Le jus belli tout entier est déduit du concept de guerre et, parce que celle-ci est une relation politique, du concept d'État. Du point de vue du jus ad bellum, seul un État peut décider et mener une guerre. Il l'engage non pas en vertu d’une juste cause qui fait de l’ennemi un inférieur contre lequel on doit mener une action punitive, mais contre un autre État qui, étant son égal par principe, doit être détruit comme tel, ou suffisamment affaibli. Parce que la guerre est naturelle aux corps politiques, en vertu du mouvement d'extension et de résistance qui se déploie nécessairement entre eux, elle n'est légitime que si elle constitue une action de résistance rendue nécessaire par l'extension ou la menace de conquête d'un autre État. Rousseau reprend ainsi un critère traditionnel des doctrines de la guerre juste (la guerre est juste si elle est défensive), en le dépouillant de son corollaire lorsqu'il était appliqué à la guerre publique : le droit de mener une guerre offensive, c'est-à-dire vindicative ou punitive, voire préventive. La guerre n'est juste que si elle est limitée à la stricte conservation de soi, lorsque la vie même de l'État est attaquée49 – et ce pour toute guerre, c'est-à-dire pour la guerre publique. 47 48 49 Lorsqu'il définit les critères de la souveraineté, Grotius fait prévaloir la souveraineté interne sur la souveraineté externe, fournissant une solution de droit interne à un problème de droit externe. Le mouvement théorique du chapitre 3 du livre I est en effet explicite : le chapitre 3 porte sur la distinction entre la guerre privée et la guerre publique (alinéas 1 à 5). Pour définir cette dernière, qui est menée par des belligérants qui sont des souverainetés, il convient de définir la souveraineté (al. 6 et 7). Grotius exclut alors l'idée que le peuple soit à l'origine de la souveraineté, il refuse que le monarque soit nécessairement dépendant juridiquement du peuple (al. 8 et 9), puis il détermine les différentes manière de posséder une souveraineté (al. 11 à 24). CS, I, VI, OC III, p. 361. Sur l'idée que la guerre juste est celle qui est ordonnée à l'amour de soi, non à l'amour-propre, voir G. Roosevelt, « De l'amour de soi à la paix perpétuelle, ou de l'amour-propre à l'état de guerre ? », in Le critère de légitimité de la guerre est donc issu des relations politiques inhérentes à la nature et à la situation des États. La guerre juste n’est pas une procédure judiciaire sanctionnant la violation d’une norme voulue ou produite par Dieu. Elle est une relation politique qui se déploie comme action de résistance visant la destruction de l’ennemi qui, sans cette résistance, nous détruirait50. C’est en politisant la guerre, en la dégageant des doctrines de la guerre juste comme de son enracinement dans le droit des gens, que Rousseau la sécularise, c’est-à-dire la définit et la règle par des normes qui ne doivent plus rien à la théologie, mais qui sont des constructions rationnelles fondées sur le concept de guerre, c’est-à-dire sur « les principes » de « cet établissement humain ». Le second élément déterminant pour le jus belli – et qui se présente comme une difficulté issue du rejet des doctrines de la guerre juste – porte sur les conséquences engendrées par ces principes du jus ad bellum sur le jus in bello. Car si la guerre est une relation morale et une action politique opposant des égaux, sa fin n’implique-t-elle pas, comme le soutient Rousseau, que l’on ait droit à « tous les moyens qu’on le peut » ? L’absence de limites dans le jus in bello, ramené à un droit de recourir à tous les droits, c’est-à-dire à tous les moyens que l’on a en sa puissance, ne signifie pas autre chose qu’une absence de droit, ou de norme capable de régler l’usage de la puissance. Pour le dire autrement, la sécularisation du jus ad bellum n’exclut-elle pas toute possibilité de normer l’usage de la violence ? Le droit dans la guerre sans les Évangiles Cette difficulté affecte les doctrines du droit de la guerre qui, depuis Grotius, définissent un jus in bello distinct de la théologie. Le passage du modèle de la guerre juste à celui de la guerre régulière semble en effet marqué par une régression du droit dans la guerre. Dès lors que ni le droit naturel, ni les préceptes évangéliques, ne régulent les usages de la violence, celle-ci semble autorisée sans aucune limitation. Dans la troisième partie du Droit de la guerre et de la paix, Grotius définit d'un côté ce qui est permis par le droit des gens, de l'autre ce qui l'est par le droit naturel, par la conscience, par l’intention réglée par la charité chrétienne, c'est-à-dire par une règle morale définissant l'« honnête » et le « louable ». Sont permis par le droit des gens la terreur, la force ouverte, la feinte et le mensonge, de même que le droit de tuer tous ceux qui se 50 Jean-Jacques Rousseau, Politique et nation, op. cit., p. 1075-1088, et F. Guénard, « Puissance et amour de soi. La théorie de la guerre dans la pensée de Rousseau », PDG, p. 182. « Quand les choses en sont au point qu'un être doué de raison est convaincu que le soin de sa conservation est incompatible non seulement avec le bien-être d'un autre mais avec son existence; alors il s'arme contre sa vie et cherche à le détruire avec la même ardeur dont il cherche à se conserver soi-même et par la même raison. L'attaqué, sentant que sa sûreté et son existence est incompatible avec l'existence de l'agresseur, attaque à son tour de toutes ses forces la vie de celui qui en veut à la sienne; cette volonté manifestée de s'entredétruire, et tous les actes qui en dépendent, produisent entre les deux annemis une relation qu'on appelle guerre », PDG p. 71. À la différence de Pufendorf, la réciprocité inhérente à la relation de guerre ne marque donc pas chez Rousseau une relation contractuelle. trouvent sur les terres de l’ennemi, y compris les étrangers, les femmes et les enfants – excluant toute distinction entre combattants et non-combattants –, le droit de ravager les terres de l’ennemi et de piller ses biens, y compris les choses sacrées, le droit de rendre esclaves les prisonniers de guerre, de tuer les vaincus, au-delà de toute règle de proportionnalité. En revanche, les lois de la charité chrétienne constituent des « tempéraments » au droit des gens. Elles exigent qu’on épargne les vaincus, avec tous ceux qui n’ont pas porté les armes (femmes, enfants, prêtres, moines et pénitents, laboureurs, vieillards, gens de lettres, marchands, ouvriers, artisans), de même qu’elles exigent de ne saisir que les biens des coupables51. La prédominance du paradigme de la guerre régulière sur celui de la guerre juste consacre ainsi le déclin du droit naturel et de ce qu’il comporte de théologie chrétienne. Les obligations qu’il impose, notamment dans le jus in bello, n'ont de sanction que morale. Et dès lors que morale et droit sont disjoints, voire opposés, le concept de guerre implique, soutient Grotius, que « les choses nécessaires pour la fin qu'on se propose sont permises »52. Le même mouvement se retrouve chez Pufendorf. La juste proportion ne vaut que pour les tribunaux où un supérieur inflige les peines, non dans la guerre, dont la dimension préventive (en vue d'obtenir des sûretés pour l'avenir) justifie une violence sans limite. Avec la fin de la guerre juste, la guerre devient un acte moralement indifférent qui autorise aussi loin qu'on le jugera à propos, selon les termes de Pufendorf, « des actes d'hostilité poussés à l'infini »53. Le passage du modèle de la guerre juste à la guerre régulière exclut tout à la fois que le jus ad bellum s’appuie sur un principe de discrimination de l’ennemi (inférieur car coupable d’une violation du droit ou de la loi naturels) et que le jus in bello repose sur une source morale mêlant le droit naturel, l'usage des « Nations civilisées »54, aux préceptes évangéliques. L’ordre juridique qui règle les rapports entre des souverainetés étatiques égales est désormais conventionnel : il n’a d’autre source – ni d’autre garant – que la volonté de ces souverainetés. Quant à l’éventualité d’une morale internationale capable de tempérer la violence des États, Rousseau observe qu'elle est supposée suppléer à une commisération naturelle qui se trouve presque entièrement diluée dans les relations de peuple à peuple55. Le tour de force de Rousseau consiste à limiter les violences non plus à partir d’un droit naturel empreint des préceptes évangéliques, mais à partir du principe d’étatisation de la guerre, c’est-à-dire d’un principe entièrement politique. Si la guerre est une relation entre des personnes morales qui sont des États, alors elle n’a pour but 51 52 53 54 55 Grotius, DGP, III, I-XVIII. Ibid., III, I, 2, titre du §. Pufendorf, Droit de la nature et des gens, VIII, VII, II; voir aussi III, IV, XVIII; VIII, V, XVI (au § VII, Pufendorf se rapproche explicitement de Grotius). Pufendorf, DNG, VIII, VII, II. DI, II, OC III, p. 178. que la destruction de l'État ennemi. Or, l'État tient son existence du pacte social, écrit dans la volonté générale : « sitôt qu'on blesse [le pacte social], à l'instant il meurt, tombe et se dissout »56. Faire la guerre, c’est donc « attaquer la convention publique et tout ce qui en résulte », car « l'essence de l'État ne consiste qu'en cela ». A défaut, si l’on ne peut atteindre ce qui fait le siège de la vie du corps politique, la guerre vise à détruire ce qui la maintient : le gouvernement, les lois, les mœurs, les biens, les possessions, les hommes car « il faut bien que l'État périsse quand tout ce qui le conserve est anéanti ». Mais ne sont permis que les moyens nécessaires à cette fin. Et « si le pacte social pouvait être tranché d'un seul coup, à l'instant il n'y aurait plus de guerre; et de ce seul coup l'État serait tué, sans qu'il mourût un seul homme »57. D'une certaine manière, il suffit que les volontés de ceux qui constituent le corps politique ennemi cessent d'être unies pour que la guerre défensive engagée ait atteint son but : la destruction de l'essence même de l'État. Le double processus d'étatisation de la guerre et d'abstraction de l'État permet à Rousseau de déduire un jus in bello fondé sur la distinction entre hommes ou citoyens d'un côté, soldats de l'autre. Les particuliers ne sont en effet « ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats (…) non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs »58. La distinction des particuliers et des citoyens d'un côté, des soldats de l'autre, permet d'identifier l'ennemi (le soldat en armes), donc aussi d'exclure tous les autres (les noncombattants). Sont ennemis non plus l'ensemble des sujets d'une nation en vertu du principe d'appartenance au même corps politique qui place ses membres en situation d'être collectivement responsables des actions injustes commises par l'État parce que leurs droits sont subordonnés au droit éminent de l'État, comme le soutenaient Grotius, Pufendorf et Vattel, mais ceux qui portent les armes et qui à ce titre représentent l'État. Issue d'une restriction du but de la guerre, cette restriction du concept d'ennemi conduit à limiter les violences autorisées dans la guerre. La guerre vise non pas à tuer les sujets de l'ennemi, ni même ses soldats, mais ce lien contractuel entre les particuliers et l'État représenté par le soldat en armes. Détruire l'État ennemi n'implique pas de détruire les personnes privées et leurs biens : dans la guerre, ces derniers ne sont des ennemis que comme citoyens, lorsqu'ils agissent comme organes de la volonté générale, non comme particuliers. Rousseau peut ainsi récuser le jus in bello des doctrines de la guerre juste et des jurisconsultes qui autorisent, à l'encontre des sentiments humains comme de la logique de la guerre, les violences faites aux prisonniers et les brigandages. Les prisonniers et les vaincus ne peuvent en effets être réduits en esclavage sans contrevenir à la distinction essentielle de la guerre et de l’état de guerre : leur asservissement ne met pas fin à la guerre, ce qui implique que la violence sans limite ne produit aucun droit sur 56 57 58 PDG, p. 78. Ibid., p. 81. CS, I, 4, OC III, p. 357. les vaincus. La guerre ne peut donc pas être une guerre totale visant la mort ou l'asservissement de tous les citoyens de l'État ennemi, ou l'appropriation de leurs biens. Cela contreviendrait à la fin visée – la destruction de l'État ennemi comme tel, c'est-àdire comme personne morale – et ne produirait de facto aucun droit sur les vaincus, qui poursuivraient l'état de guerre sous la forme de la rébellion. La guerre est ainsi limitée non par des préceptes évangéliques ou une morale chrétienne, mais par une logique juridique et politique dans laquelle la conduite de la guerre étant subordonnée à une fin politiquement définie, il n'est ni nécessaire, ni légitime, de recourir à des moyens excédant la seule poursuite de cette fin59. CONCLUSION L'analyse de la logique politique de la guerre se substitue ainsi aux sources jusnaturalistes et théologiques du droit de la guerre. Sont exclues l'idée que la guerre est une relation naturelle (elle est une relation politique qui présuppose l'institution des corps politiques dans un espace mondial borné) pouvant être normée par la nature (le droit naturel), et toute conception de la guerre comme acte de justice impliquant pour cela une limitation des actes de violence fondée sur des préceptes évangéliques. Et alors que les juristes déterminent les règles de la guerre à partir du droit externe, le droit des gens, Rousseau le fait à partir du droit interne : il définit le lien que les particuliers entretiennent à l'État pour déterminer ensuite le but de la guerre et les conditions de son déroulement légitime. Le droit de la guerre gagne en cohérence. Là où des juristes comme Grotius, Pufendorf ou Vattel ont construit un jus in bello en opposition avec les règles du jus ad bellum – la loi divine, encore présente dans le jus in bello, entrant directement en conflit avec les règles du jus ad bellum issues tantôt du droit naturel, tantôt des conventions – Rousseau déduit le jus in bello à partir de la logique même du jus ad bellum, et plus globalement du concept rationnel de guerre : de la finalité de la guerre sont déduits les moyens qu'elle autorise ou proscrit. En plaçant la guerre du côté du droit politique, Rousseau achève un mouvement de sécularisation du droit de la guerre tel qu'il avait été initié par Grotius, tout en coupant le droit de la guerre du droit des gens et des doctrines de la guerre juste. Le droit de la guerre se trouve désormais indépendant des justifications religieuses et du socle théologique qui l'organisaient jusqu'alors, contribuant ainsi à autonomiser l'ordre politique par une sécularisation de ce qui constitue l'une des prérogatives fondamentales des souverainetés étatiques – le droit de décider et de mener la guerre. Si, pour reprendre l'avant-dernier chapitre du Contrat social, le christianisme a engendré des divisions intestines en séparant les systèmes théologiques et politiques, la solution ne consiste donc pas, pour Rousseau, à les lier de nouveau, mais à achever la séparation pour faire place à une nouvelle unité, éprouvée comme telle par les citoyens : celle des 59 Voir Michel Senellart, « La qualification de l’ennemi chez Emer de Vattel », Astérion, Numéro 2, juillet 2004, http://asterion.revues.org/document82.html. institutions politiques et de la religion civile. La religion civile peut alors servir de ferment d'unité sociale et politique, précisément parce que le droit a été sécularisé, et ce jusque dans le droit de la guerre qui, chez Rousseau, écarte les doctrines de la guerre juste issues principalement des doctrines théologiques catholiques, mais aussi réformées. Le mouvement qui consiste à ôter ce qui, dans le droit, pouvait conduire à des conflits pour motifs religieux et les justifier, accompagne en ce sens la formulation par Rousseau d'une religion s'adressant aux citoyens, qui exclut le fanatisme, les attache les uns aux autres ainsi qu'à leur patrie, à leurs lois et à leurs institutions, à leurs devoirs, sans être une religion nationale. La religion civile peut être pensée en opposition avec les religions qui, en justifiant les conflits pour motif confessionnel, engendrent le fanatisme, parce qu'il est aussi possible d'établir – comme Rousseau y travaillait entre 1755 et 176160 – des principes du droit de la guerre sécularisés. On comprend dès lors comment la question des rapports entre politique et religieux requiert une lecture conjointe du chapitre « De la religion civile » du Contrat social, et des textes qu'a consacré Rousseau au droit de la guerre : leur articulation se trouve dans un rejet commun des théologies qui justifient le recours aux armes pour des motifs confessionnels. La théologie politique de Rousseau, s'il en est une, se construit dans ce rejet du fanatisme. Julie Saada. 60 Et principalement en 1755-1756; voir la présentation de B. Bernardi et G. Silvestrini, in Principes du droit de la guerre, op. cit.